Skip to main content

Full text of "Le petit Français illustré (A08 1896 N354 -405)"

See other formats


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


Huitième  année 

1896 


PARIS 

ARMAND  COLIN  & Gie,  ÉDITEURS 

■ 5,  RUE  DE  MÉZIÈRES,  5 


Tous  droits  réservés 


8'  année.  — N“  354 


10  centimes. 


7 décembre  1895. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L’ABONNEMENT  : UN  AN,  SIX  FRANCS 

Pnrt  du  1er  de  chaque  mois. 


Armand  COLIN  & Cie,  éditeurs 

5,  rue  «le  Nézièrcs,  Paris 


ETRANGER  : ? fr.  — PARAIT  CHAQUE  SAMEDI 

Tous  droits  réservéB. 


- 


v 


Les  fredaines  de  Mitaize.  — 11  leur  montra  un  nid  dans  un  buisson  de  houx. 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Les  fredaines  de  Mitaize  o suite )'. 


L’oncle  ouvrait  la  marche,  appuyé  sur  son 
bâton  recourbé,  les  deux  entants  ensuite,  serrés 
l'un  contre  l’autre  dans  l’étroit  sentier  grimpant 
où  l'on  ne  peut  guère  passer  deux,  puis  Yermer, 
le  dernier  — car  Martial  n’était  pas  venu  — 
portant  le  bâton  à prendre  les  mésanges  et  les 
menus  objets  nécessaires  à son  maître. 

En  route,  Yermer  leur  montra,  au  ras  du  sol, 
dans  un  fourré  de  houx  épineux,  un  nid 
bourré  d’oisillons. 

Mitaize  voulut  s’élancer;  le  jeune  garçon 
l’arrêta  : 

— i'renez  garde,  mademoiselle,  vous  vous 
piqueriez  là  dedans,  et  puis  ce  sont  des  geais 
et  ils  ne  sont  pas  assez  grands  pour  être  ôtés 
du  nid;  mais  je  vous  en  attraperai  un  et  je  lui 
apprendrai  à parler,  si  cela  vous  amuse. 

— Ah!  c’est  charmant!  fit  Mitaize  ravie:  je 
l’emporterai  à Paris,  on  le  mettra  sur  un 
perchoir  dans  le  salon. 

— Et  il  dira  des  sottises  à tes  amies,  dit 
Daniel  eii  pouffant  de  rire  et  en  s’élançant 
pour  rejoindre  l’oncle  qui  les  avait  distancés. 

— Quel  insupportable  garçon,  fit  la  petite,  à 
laquelle  l’offre  de  Yermer  semblait  mériter 
quelle  se  départît  de  sa  raideur;  il  vous  ennuie 
souvent,  je  crois? 

— Non,  mademoiselle,  il  ne  m'ennuie  pas, 
au  contraire,  et  puis  il  est  le  propre  neveu  de 
M.  Le  Mauduy  ; cela  lait  que,  s'il  venait  jamais 
à m’ennuyer,  je  ne  me  tâcherais  pas  quand 
même. 

En  arrivant  à une  certaine  hauteur,  deux  ou 
trois  fois  déjà  le  sentier  avait  coupé  les  circuits 
de  la  route  forestière,  et,  de  temps  à autre,  il 
fallait  escalader  des  éboulis  de  roches  qui 
occupaient  le  fond  de  l’espèce  de  cirque  boisé 
dont  on  gravissait  une  des  pentes.  L’oncle  Le 
Mauduy  s'arrêta,  et  laissant  passer  devant 
Yermer  et  Dany,  il  prit  la  fillette  par  le  bras 
pour  la  soutenir  dans  le  reste  de  l’ascension. 

Elle  avait  d’abord  essayé  de  pousser  des 
petits  cris  de  frayeur,  mais  il  lui  ordonna  tout 
simplement  de  se  taire  : il  ne  fallait  pas  effa- 
roucher les  mésanges  qui  s’appelaient  non  loin 
de  là,  au  plus  haut  des  sapins. 

Mitaize  se  tut  donc;  au  reste,  elle  n’avait  pas 
eu  peur  le  moins  du  monde,  mais  elle  croyait 
convenable  de  feindre  des  frayeurs  nerveuses 
et,  pour  un  moment,  avait  oublié  que  le  vieil 
oncle  ne  les  supportait  pas. 

A présent,  adossée  à une  roche,  elle  se  repo- 
sait, tandis  que  Yermer,  en  compagnie  do 
Dany,  se  glissait  dans  la  hutte  pour  préparer 


ses  appeaux.  L’oncle,  debout,  se  tenait  les  bras 
croisés,  immobile  au-dessus  de  l’escarpemer 
qu’ils  avaient  gravi. 

11  se  détourna  de  ce  spectacle  dont  il  ne 
se  rassasiait  jamais,  et,  voyant  Jlitaize  assise 
fort  tranquillement  à deux  pas  de  lui,  il  lui 
demanda  gaîment. 

— Eh  bien!  petite,  sommes-nous  fatiguée  ’ 
trouvons-nous  la  forêt  jolie? 

Pour  la  première  fois,  Mitaize  se  montra  sin- 
cère; ceei  ne  ressemblait  à rien  de  ce  qu’elle 
connaissait  : c'était  beau  ces  roches,  ces  grands 
arbres,  sans  compter  les  myrtilles  sucrées  dont 
les  petites  baies  noires  piquaient  le  feuillage 
des  buissons  nains  étalés  sur  le  sol. 

— Ah!  ah!  je  vois  ce  que  c’est,  dit  l’oncle, 
nous  trouvons  les  myrtilles  bonnes;  eh  bien! 
un  de  ces  jours  nous  irons  renouveler  la  pro- 
vision de  ta  tante  ; en  attendant,  fais-moi  le 
plaisir  de  te  cacher  derrière  la  hutte,  il  y a un 
tas  de  branches  qui  te  masqueront  et  tu  res- 
teras bien  tranquille. 

Elle  le  retmi  par  le  bras  : 

— Mon  oncle,  je  voudrais  bien  entrer  avec 
vous  dans  la  cabane. 

— Tu  seras  très  mal  et  tu  ne  pourras  ni 
parler,  ni  remuer. 

— Cela  ne  fait  rien,  mon  oncle,  je  voudrais 
voir. 

— Entre,  alors. 

Il  souleva  la  touffe  de  feuillages  masquant 
l’entrée  basse  et  étroite  et  l'aida  à se  glisser  à 
l’intérieur,  où  il  la  suivit.  Yermer  avait  accro- 
ché le  sac  aux  provisions  à l’un  des  pieux  qui 
soutenaient  le  fragile  édiflee,  et  préparé  dans  le 
fond  un  amas  de  rameaux  qui  pouvait,  à la 
rigueur,  servir  de  siège.  Mais  Daniel,  dans  sa 
hâte  à faire  manœuvrer  le  bâton  plat,  composé 
de  deux  planchettes  parallèles,  qui  serl  de 
piège,  avait  si  bien  embrouillé  les  ficelles  que 
rien  ne  marchait  plus.  Mitaize  offrit  son  aide 
avec  bonne  grâce  et,  au  bout  de  quelques 
minutes,  on  fut  en  mesure  de  commencer. 

Les  pépiements  des  mésanges  résonnaient 
dans  le  bois,  et  M.  Le  Mauduy,  glissant  entre 
ses  lèvres  un  mince  sifflet  d’ivoire,  commença 
à moduler  des’appels  aigus,  lents  d’abord,  puis 
plus  rapides.  Yermer  debout,  attentif,  soutenait 
ouvertes  les  planchettes  dont  les  deux  extré- 
mités sortaient  des  branchages  qui  masquaient 
les  chasseurs;  Daniel,  anxieux,  attendait  un 
filet  à la  main  pour  y mettre  les  oiseaux  au  fui 
et  à mesure  des  prises. 

Pourtant  les  mésanges  ne  se  décidaient  pas, 


1.  Voir  le  nu  3Ü3  du  Petit  Français  illustré,  p.  632. 


LES  FREDAINES  DE  MITAIZE 


3 


leur  défiance  naturelle,  excitée  déjà  par  les 
allées  et  venues  des  enfants,  les  tenait  en  arrêt 
devant  cet  amas  insolite  de  verdure. 

— Nous  aurions  dû  arriver  avant  le  jour, 
grommela  M.  Le  Mauduy. 

Et  Mitaize  que,  décidément  la  chose  intéres- 
sait, regretta  tout  bas  d'avoir  été  si  paresseuse, 
mais  il  n'était  plus  temps.  Enfin,  une  mésange 
parut,  elle  voleta  quelques  instants  au-dessus 
de  la  hutte  ; à un  appel  plus  pressant  du  sifflet 
elle  répondit  descendant  toujours,  tourna  plu- 
sieurs fois  et  s'abattit  sur  les  planchettes. 
Celles-ci,  d'un  coup  sec  se  refermèrent,  empri- 
sonnant le  bestiole,  et 
le  piège  disparut  de 
l'ouverture,  pour  s'y 
replacer  vide  une  se- 
conde après.  Alors , 
comme  obéissant  à un 
signal,  les  mésanges 
s'abattirent  l’une  après 
l’autre,  parfois,  plu- 
sieurs ensemble,  sur 
les  planchettes;  folles 
de  curiosité,  elles  tour- 
noyaient au-dessus 
du  piège 

quelles  s'y  fussent  fait 
prendre,  et  Mitaize,  les 
yeux  fixés  sur  la  trouée 
claire  dans  les  bran- 
ches où  elle  voyait  se 
dessiner  le  profil  des  , 
oiseaux,  ne  contenait 
pas  sa  joie. 

Mais  comme,  par  ha- 
sard, en  détournant  les 
yeux,  elle  vit  son  oncle 
jeter  dans  le  filet  une  mésange  sans  vie,  elle 
se  mit  à crier. 

— Tais-toi,  petite,  tu  vas  les  effaroucher,  et 
dans  cinq  minutes,  nous  n’en  verrous  plus 
une  seule. 

Allons,  voilà  notre  chasse  finie,  continua 
M.  Le  Mauduy  sans  récriminer  davantage; 
Madeleine  n'aura  pas  beaucoup  à plumer,  ce 
soir.  Yermer,  puisque  c’est  fini,  déballe  les 
provisions,  nous  déjeunerons  sous  les  sapins. 

La  tasse  de  lait  du  matin  était  loin,  aussi  les 
enfants  firent-ils  honneur  aux  tartines  et  à la 
volaille  froide  de  tante  Marie-Anne.  Yermer,  à 
l'aide  d’un  morceau  d'écorce,  improvisa  dans  le 
sable  du  ruisseau  un  mince  courant  par  lequel 
l’eau  limpide  arrivait  aisément  jusqu’aux  gobe- 
lets qu'on  voulait  emplir;,  puis,  il  se  mit  en 
devoir  de  cueillir,  pour  chacun  des  enfants,  un 
gros  bouquet  de  myrtilles,  afin  qu'ils  pussent 
prendre  leur  dessert  sans  se  déranger. 

— On  est  mieux  ici  qu’au  bois  de  Boulogne, 
déclara  sentencieusement  Daniel,  qui  mangeait 


comme  quatre.  Sa  sœur  l’eut  contredit  très 
volontiers,  mais  elle  n’osait,  se  risquer  à 
mécontenter  l'oncle,  juste  au  moment  où  elle 
venait  de  lui  en  fournir  le  sujet;  et  puis,  c'était 
vrai  qu’il  faisait  bon  là  et  que  ce  pays,  qu'elle 
détestait  à l'avance,  n’était  pas  sans  offrir  cer- 
tains agréments. 

La  journée  s’avançait,  la  fraîcheur  du  bois 
se  transformait  en  un  air  embrasé;  sur  les 
bruyères,  les  bourdons  bruns  cerclés  d’or 
filaient  comme  des  flèches,  et  le  ruissellement 
de  l'eau  courante  invitait  si  bien  au  sommeil 
que  Mitaize  n'y  tint  plus,  et,  après  avoir 
lutté  un  instant  contre 
la  torpeur  qui  l’en- 
valiissait,  elle  s’en- 
dormit pour  tout  de 
bon. 

— Tiens,  Mitaize  qui 
s'endort,  fil  Daniel  en 
ramassant  le  paquet 
de  branches  de  myr- 
tilles qu'elle  avait  laissé 
échapper  et  où  pen- 
daient encore  pas  mal 
de  fruits  noirs. 

— Ma  foi!  qui  dort 
dîne  et  j'en  serai 
quitte  pour  achever  de 
manger  ce  qui  lui  reste. 

M.  Le  Mauduy  le  re- 
garda de  son  air  le  plus 
sévère  : 

— Ceci  n'est  pasbien. 
Dany,  fit-il  simplement. 

Le  jeune  garçon  rou- 
git et  rejeta  le  bouquet 
dont  les  branchettes 
s'éparpillèrent  autour  de  lui. 

— Je  le  sens,  mon  oncle,  et  je  tâcherai  de 
vous  satisfaire  : mais  je  n'ai  pas  beaucoup 
l'habitude  de  réfléchir;  j’ai  toujours  envie  de 
m’amuser  et  de  faire  ce  qui  me  plaît,  vous  le 
savez  bien;  du  reste,  papa  vous  l’a  dit.  El  puis, 
il  y a Mitaize  qui  me  fait  sortir  de  mes  gonds 
avec  ses  taquineries. 

— Tu  ne  la  taquines  donc  jamais,  toi? 

Daniel  se  mit  à rire  : 

— Mais  si.  très  souvent,  répondit-il;  com- 
ment voudriez-vous  que  je  ne  lui  rende  pas  la 
pareille  ? 

— Alors,  ne  te  plains  pas;  il  me  semble  que 
vous  êtes  quittes.  Pour  le  moment  il  s agit  de 
I la  réveiller,  dormir  ici  sur  la  mousse  fraîche 
peut  être  dangereux. 

Mais  tous  les  efforts  furent  inutiles.  Mitaize, 
secouée  par  son  frère,  se  retourna  tranquille- 
ment et  reprit  son  somme.  Rien  n y fit  et  le 
vieillard,  commandant  à Yermer  de  rassembler 
ce  qu’on  devait  rapporter  à la  maison,  prit  la 


4 


1,E  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


fillette  dans  ses  bras  comme  tl  eût  fait  d'une  I 
poupée  et  s'engagea  dans  le  sentier  de  descente. 

Daniel  le  suivait  pas  à pas,  conquis  par  le  j 
prestige  de  la  force  du  vieillard.  Un  rude 
homme,  son  grand’onele!  et  duquel  on  pouvait  1 
accepter  des  remontrances,  parce  qu’elles  j 
étaient  justes  ; cela  il  le  reconnaissait  volon-  j 
tiers. 

Le  difficile  serait  d'en  faire  son  profit;  sans  ' 
doute,  il  ne  demandait  qu'à  travailler  pour 
contenter  son  père,  mais  il  se  connaissait  bien  ; 
le  premier  élan  11e  durait  pas,  il  avait  de  la 
peine  à continuer. 

On  arrivait  à la  ferme  et,  comme  M”  Le  Mau- 
duv  se  levait,  alarmée,  croyant  Marguerite 
blessée,  son  mari  la  rassura  vite  en  déposant 
par  terre  la  fillette,  que  tout  ce  bruit  avait  fini 
par  éveiller  et  qui,  très  étonnée  de  se  trouver 
là,  se  frottait  les  yeux. 

— As-tu  fait  un  bon  somme  sur  mon  épaule, 
petite?... 

— Je  n'ai  donc  pas  rêvé  qu'011  m’emportait  ? 
dit-elle,  seulement... 

— Seulement  quoi  ? 

— Ne  vous  fichez  pas,  mon  oncle,  je  rêvais 
que  c'était  un  ogre. 

M.  Le  Mauduy  montra  du  doigt  le  filet  destiné 
aux  mésanges  et  dont  un  tout  petit  tas  de 
plumes  ébouriffées  occupait  seul  le  fond. 

— Et  l'ogre,  qui  11'a  pas  de  chair  fraîche  à se 
mettre  sous  la  dent,  ne  te  croquera  pourtant 
pas,  ma  mie,  caries  ogres  eux-mêmes  sont  eu 
prqgrès,  ils  11e  mangent  plus  les  enfants. 

Mitaize,  tout  à fait  réveillée  et  de  belle 
humeur,  courut  se  laveries  mains  et  le  visage  1 
où  les  myrtilles  avaient  laissé  des  traces,  et 
aida  gentiment  Madeleine  à mettre  le  couvert.  [ 
— T'es-tu  bien  amusée,  ma  fille  ? demanda  la  j 
vielle  femme. 

— Oui,  ma  tante,  il  a lait  très  bon. 

— Eh  bien  ! tu  retourneras  en  forêt  tant  que 
tu  voudras,  tu  y gagneras  de  belles  joues  roses 
et  de  l'appétit. 

— .Marcelle  Dorgebert  dit  que  ce  n’est  pas 
distingué  d'avoir  de  l'appétit  et  des  couleurs, 
fit  la  petite. 

— C'est  qu’elle  a mauvais  estomac  et  que 
cela  la  rend  pâle. 

— Vous  la  connaissez  donc?  dit  Mitaize  sur- 
prise. 

— Moi,  pas  du  tout,  et  je  11e  désire  pas  la 
connaître  , ce  doit  être  une  petite  demoiselle 
trop  bien  mise,  très  coquette,  très  prétentieuse, 
qu’en  dis-tu  ? 

— Oh!  comme  c’est  vrai,  tante.  Marcelle  est 
une  vraie  peste,  moqueuse,  insupportable,  per- 
sonne de  ses  amis  ne  peut  la  souilrir. 

— Alors,  tu  n'as  pas  perdu  grand’eliose  eu 
passant  tes  vacances  loin  d'elle;  Daniel  préten- 
dait l’autre  jour  que  vous  étiez  inséparables. 


— Dany  11’est  qu'un  méchant  bavard;  on 
peut  très  bien  avoir  des  amies  qu’on  fréquente 
sans  y tenir  beaucoup.  Les  Dorgebert  sont  des 
gens  très  bien,  vous  savez,  011  les  reçoit  par- 
tout; ils  nous  invitent  souvent  à passer  la 
journée  chez  eux  et  Dany  est  le  premier  a 
supplier  maman  de  nous  y laisser  aller. 

M”  Le  Mauduy  soupira  : 

— Je  croyais  que  tu  n’aimais  pas  à quitter 
ta  maman  ? 

La  petite  sentit  l'ironie  ; 

— C’est  mon  oncle  qui  vous  a répété  cela, 
fit-elle  dépitée,  je  l’ai  dit  parce  que  j’étais 
tâchée  de  venir  et  quand  on  est  fâché,  n'est-ce 
pas,  on  dit  un  tas  de  choses. 

— Je  ne  sais  pas,  Marguerite,  j’avais  toujours 
cru  que  les  petites  filles  bien  élevées  ne  se 
mettaient  jamais  en  colère. 

— Ali!  bien,  oui,  Marcelle  Dorgebert  égra- 
tigne sa  bonne,  Camille  Lelorrain  se  roule  par 
terre... 

— Tu  ne  les  imites  pas,  j'espère?... 

Elle  eut  un  accès  de  franchise  : 

— Je  ne  tape  pas  la  première,  dit-elle,  c’est 
toujours  Dany  qui  commence,  mais  je  lui  rends 
j tous  les  coups. 

— Tu  11e  penses  pas  que  tu  peux  l'aire  de  la 
peine  à ta  mère  en  te  conduisant  de  la  sorte? 

— Non,  dit-elle  avec  une  vanité  naïve,  et 
puis,  je  ne  suis  pas  plus  méchante  que  les 
autres,  au  contraire,  et  comme  je  suis  plus 
jolie,  cela  flatte  toujours  les  mamans.  Quand 
je  vais  à la  promenade,  j’entends  dire  : Quelle 
charmante  entant  !...  On  ne  dit  jamais  cela 
quand  mesdemoiselles  Dorgebert  passent,  et 
elles  sont  mieux  mises  que  moi. 

— Ma  pauvre  Mitaize,  fit  tante  Marie-Anne,  à 
la  lois  amusée  et  mécontente,  mais  tu  rêves 
debout.  Comment,  toi  qui  n’es  pas  une  sotte, 
oses-tu  te  faire  un  mérite  de  ta  beauté?  Le 
mieux  en  toi,  ce  sont  encore  tes  jolies  robes; 
>i  ton  père  venait  à 11e  plus  pouvoir  t'en  four- 
nir, tu  devrais  y renoncer,  et  alors...  Du  reste, 
aux  yeux  de  bien  des  gens,  tu  ne  passerais 
même  pas  pour  jolie.  Quant  à moi,  je  te  trouve 
cent  fois  mieux  quand  tu  es  là,  très  sage,  que 
dans  tes  belles  toilettes  que  les  gens  de  par  ici 
appellent  tes  mascarades. 

Et  comme  la  petite  prenait  un  air  offensé, 
elle  la  prit  sur  ses  genoux  ; 

— Mignonne,  dit-elle,  je  vais  te  dire  ce  que 
tu  penses;  lu  le  dis  que  tu  11e  t'inquiètes  guère 
de  l'avis  des  paysans;  mais,  partout,  les  gens 
raisonnables  aiment  la  simplicité  et  la  modes- 
tie, tu  peux  me  croire,  va.  Toi-même,  tu  appelles 
M“’  Dorgebert  une  peste,  et  je  suis  sûre  qu’au 
fond  tu  ne  voudrais  pas  lui  ressembler.  Mais 
Madeleine  nous  fait  signe  que  le  souper  attend 
et  je  vais  vous  faire  des  beignets  soufflés. 

(A  suiore.)  P-  F. 


JEANNE  ET  SON  TOUTOU 


Jeanne  et  son  toutou. 


Le  parrain  de  bébé  Jeanne  lui  a causé  une 
grande  joie  aujourd'hui. 

il  est  arrivé,  portant  d'un  air  mystérieux  une 
corbeille  d'où  sortaient  de  petits  jappements 
plaintifs. 

Très  intriguée,  bébé  Jeanne  se  haussait  sur 
la  pointe  de  ses  petits  pieds  : 


il  faudra  donc  ne  jamais  la  faire  souffrir  et  ne 
pas  oublier  de  la  faire  manger  ; la  traiter,  en 
un  mot,  comme  une  créature  du  bon  Dieu  et 
non  comme  un  jouet  insensible. 

Bébé  Jeanne  a écouté  sagement  son  parrain, 
ses  deux  menottes  derrière  son  dos. 

Elle  est  toute  petite,  mais  son  coeur  est  déjà 


Ils  sont  endormis  dans  les  bras  l’un  de  l'autre. 


— Qu’est-ce  que  c'est,  dis,  parrain? 

— Devine. 

— Une  poupée  qui  parle  ? 

— Non,  tu  vois  bien  que  ça  remue! 

— Un  cheval  à mécanique? 

— Non,  tu  vois  bien  que  ça  crie  ! 

Parrain  est  un  peu  taquin,  mais  il  sait  qu'une 
toute  petite  tille,  comme  bébé  Jeanne,  ne  devine 
pas  facilement.  Aussi  ne  veut-il  pas  la  faire 
attendre  davantage,  il  ouvre  la  corbeille,  et 
qu'en  sort-il?  le  devinez-vous?... 

Un  amour  de  petit  chien  tout  noir  qui  vient 
en  remuant  la  queue  lécher  la  main  de  sa  petite 
maîtresse.  Quelle  joie  ! 

Bébé  Jeanne  saute  au  cou  de  son  bon  parrain 
qui  lui  faitloujours  des  surprises. 

— Tu  sais,  mignonne,  dit  ce  dernier,  ce 
n'est  pas  un  joujou  que  je  t'ai  apporté  aujour- 
d'hui. C'est  une  petite  hôte  qui  vit  et  qui  sent. 


très  grand.  Aussi  a-t-elle  très  bien  compris  la 
diti'érence  entre  un  joujou  et  un  être  vivant. 

Elle  hoche  sa  petite  tète  en  signe  d'approba- 
tion et  la  voilà  partie  avec  son  chien. 

Quels  jeux!  quelles  gambades! 

Toutou  (c'est  le  nom  du  chien)  est  un  bébé, 
lui  aussi,  et  il  ne  demande  qu'à  s'amuser. 

Mais  quand  on  a bien  joué,  il  faut  se  reposer. 

Voici  l’heure  de  la  sieste.  Maman  vient  cher- 
cher bébé  Jeanne  pour  dormir.  Mais  celle-ci 
ne  voudrait  pas  se  séparer  de  son  chien. 

Heureusement,  les  mamans  ont  toujours  de 
bonnes  idées.  Celle-ci  enlève  bébé  Jeanne  dans 
ses  bras  et  appelle  Toutou  qui  vient  en  trotti- 
nant, car  lui  aussi  aime  déjà  sa  petite  maîtresse. 
Maintenant  ils  sont  endormis  dans  les  bras  l'un 
de  l’autre.  Bébé  Toutou  rêve  des  bonnes  choses 
que  sa  maîtresse-  lui  a données  et  bébé  Jeanne 
rêve  de  son  chien. 


6 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Un  collège  anglais. 


Vue  d'ensemble  du  collège  de  Harrow. 


L École  de  Harrow,  — Son  histoire.  — Les  classes. 

Dans  une  contrée  de  prairies  et  de  bois,  sur 
une  colline  verdoyante  que  domine  la  pointe 
d'un  clocher  gothique,  des  avenues  tranquilles 
bordées  de  riches  et  élégantes  villas  où  le  lierre 
encadre  les  hautes  fenêtres,  des  constructions 
imposantes,  légères  pourtant,  groupées  autour 
d'une  église  de  campagne:  c’est  Harrow  et  c’est 
Harrow  School,  la  plus  importante  des  écoles 
publiques  anglaises,  après  Éton  L'école  compte 
*140  élèves  et  l’on  passerait  au  milieu  de  ses 
bâtiments  sans  s’en  douter.  Prévenu,  on  cher- 
che l’école,  on  ne  la  trouve  pas  Elle  est  partout. 
Les  classes,  la  chapelle,  la  salle  de  distribution 
■les  prix,  les  dortoirs,  les  terrains  de  jeu,  la 
gymnastique,  tout  est  disséminé,  çà  et  là,  dans 
la  jolie  petite  ville,  sur  la  eolline.  La  visite 
d’un  pareil  établissement  est  longue,  mais 
variée,  et  pleine  d’enseignements  pour  des 
yeux  étrangers. 

Il  importe  tout  d’abord  de  remarquer,  quand 
on  considère  l’enseignement  en  Angleterre,  que 
tout  y est  différent  de  ce  qui  existe  en  France, 
l’organisation,  l’administration,  les  études,  les 
récréations.  Et  tout  diffère  parce  que  le  but  à 
atteindre  n'est  pas  le  même.  En  France,  le  lycée 
prépare  surtout  aux  examens;  en  Angleterre, 
l’école  prépare  à la  vie,  à l'existence  active. 


militante,  du  commerçant,  de  l’industriel,  du 
banquier. 

En  i S'il,  un  riche  bourgeois.  John  Lyon,  obtint 
de  la  reine  Élisabetli  une  charte  lui  accordant 
le  droit  de  fonder  à Harrow  une  école  publique 
où  seraient  instruits  des  enfants  pauvres,  de 
quatorze  à dix-huit  ans.  Vingt  ans  après,  il 
rédigeait  les  statuts  de  son  collège. 

John  Lyon,  dans  les  règlements  très  détaillés 
dont  il  dota  sa  fondation  faisait  une  grande 
part  au  tir  à l’arc,  un  des  exercices  favoris  de 
l’époque.  Jusqu'à  la  fin  du  siècle  dernier  des 
concours  de  tir  à l’arc  ont  eu  lieu  à l’école  de 
Harrow. 

En  souvenir  de  son  fondateur  et  du  sport 
qu’il  encourageait,  l’école  de  Harrow  a conservé 
dans  ses  armoiries  un  lion  et  deux  /lèches 
entrecroisées. 

Mais,  laissons  le  passé  et  voyons  ce  qu’est 
devenue,  par  la  suite  des  temps,  la  modeste 
fondation  du  brave  bourgeois  John  Lyon.  Exa- 
minons d’abord  l'installation  matérielle. 

Si  Harrow  School  n’impose  pas  par  la 
masse,  par  le  grandiose  des  constructions, 
comme  certains  de  nos  lycées  modernes,  on 
est  étonné  du  confortable  et  des  richesses  sco- 
laires qui  s’y  rencontrent.  Pénétrons  d’abord 
dans  les  classes.  La  première  qui  nous  est 
I ouverte  est  une  des  curiosités  de  Harrow.  C'est 


l 


UN  COLLÈGE  ANGLAIS 


entre  ces  murailles  garnies  de  boiseries,  dans 
cette  modeste  salle  d’école  mal  éclairée  où  se 
respire  un  partum  rance  de  vétusté,  que  furent 
éduqués,  il  y a plus  de  trois  cents  ans,  les 
petits  protégés  de  John  Lyon.  Que  ne  donne-  ! 
rions-nous  pas  pour  avoir  une  image  de  ces 
petits  mi ananls  du  quinzième  siècle,  groupés 
dans  un  mobilier  1res  primitif,  sous  la  férule  [ 
du  premier  maître  de  Harrow  Scltool!  ils  sont  ; 
bien  luin  de  nous,  ces  écoliers  du  temps  d’Éli-  1 
sabelb,  et  rien  ne  nous  reste,  qui  puisse  nous  1 


I y est  confortable,  et  semblable  à celle  que  l'on 
trouverait  dans  nos  lycées.  Chaque  élève  a son 
banc  et  sa  table,  ce  qui  empêche  les  bavar- 
dages trop  faciles  chez  nous.  Les  fenêtres  sont 
ornées  de  petits  carreaux  où  se  dessinent  les 
armoiries  des  maîtres  et  des  bienfaiteurs  de 
l’école.  Sur  les  murs,  en  des  panneaux  de 
chêne  sont  gravés  les  noms  des  élèves  qui, 
depuis  de  longues  années,  se  sont  distingués 
dans  cette  classe.  Ainsi  partout  apparaît, comme 
un  esprit  de  famille,  une  chaîne  de  sympathie 


La  vieille  classe. 


aider  à les  imaginer,  que  ces  bancs  grossiers, 
couverts  d'entailles  au  couteau  et  polis  par 
plusieurs  générations  de  fonds  de  culottes!  Un 
autre  souvenir  demeure  des  années  anciennes; 
un  souvenir  vivant,  trop  vivant  parfois,  c’est 
la  baguette  qui  sert  à fouetter  les  élèves  cou- 
pables de  quelque  grave  infraction  à la  disci- 
pline. Cet  usage  peut  nous  sembler  barbare,  il 
est  général  dans  les  écoles  d'Angleterre,  et  per- 
sonne ne  s’en  plaint;  au  contraire,  l’adminis- 
tration ayant,  dans  plusieurs  écoles,  tenté 
d’abolir  le  fouet,  les  élèves  se  sont  opposés  âsa 
suppression  qui,  naturellement,  avait  introduit 
un  nouveau  système  de  punitions  : les  retenues 
et  les  pensums.  D’ailleurs,  le  châtiment  cor- 
porel n’est  pas  prodigué.  Il  est  considéré  comme 
un  premier  pas  vers  l’exclusion  définitive  et  les 
élèves  évitent  avec  soin  de  s’y  exposer. 

J’ai  visité  des  classes  modernes.  L'installation 


qui  relie  les  élèves  aux  professeurs  et  attache 
les  uns  et  les  autres  à la  maison. 

Les  figures  des  petits  Harrovians,  que  ma 
présence  ne  semble  nullement  troubler,  expri- 
ment l’intelligence,  la  franchise  et  une  certaine 
confiance  en  soi  que  les  jeunes  Français  de  cet 
âge  (15  ans  environ)  n’ont  pas.  La  franchise, 
c’est  la  qualité  qui  prime  tout,  dans  l'éducation 
anglaise.  Un  enfant  peut  être  paresseux  ou 
indiscipliné;  les  circonstances  atténuantes  ne 
lui  seront  jamais  refusées;  il  s’en  tirera  avec 
une  correction.  Mais  on  est  impitoyable  pour 
le  menteur,  et  souvent  on  trouve  que  l’exclu- 
sion n'est  pas  pour  lui  une  punition  exagérée. 

Les  classes  do  Harrow  sont  assez  peu  nom- 
breuses. du  considère  avec  raison  que  25  ou  30 
élèves  suffisent  à occuper  l’attention  d'un 
maître. 

(A  suivre.) 


G.  S. 


8 LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Chryséis  au 


La  colonel  fut  mal  accueilli,  je  regrette  de  le 
constater  ; sa  sœur  lui  reprocha  cruellement 
de  les  avoir  attirées  dans  un  véritable  guet- 
apens,  en  leur  dissimulant  les  inconvénients, 
pis  que  cela,  les  dangers  du  climat.  Et  quand  il 
ont,  ahuri,  reçu  cette  tuile  en  silence,  sa  fille 
se  tourna  vers  lui,  et  le  plus  tranquillement 
du  monde  : 

— Ma  femme  de  chambre  sera-t-elle  bientôt 
à mes  ordres,  mon  père?  J'ai  des  dentelles  à 
réparer  et  des  bas  à repriser;  il  me  faut  quel- 
qu'un; mes  robes  sont  froissées,  et,  si  peu 
soucieuse  que  je  sois  de  ma  toilette,  je  ne  puis 
les  mettre  sans  qu’elles  soient  repassées. 

Deuxième  tuile.  Le  colonel  balbutia,  et  finit 
par  offrir  son  ordonnance  comme  femme  de 
chambre.  Chryséis  se  fâcha,  et  ne  se  radoucit 
que  sur  la  promesse  qu'on  lui  chercherait  une 
Kabyle,  pour  la  servir.  En  attendant,  puisque 
sa  tante  ne  pouvait  se  lever,  ou  allait  leur  porter 
a déjeuner.  Et  le  pauvre  colonel  s’enfuit  sans 
demander  son  reste. 

Eu  effet,  l'ordonnance  de  JL  Verduron  ne 
tarda  pas  à apporter  à ces  dames  du  lait  de 
chamelle,  un  plat  d'agneau  au  riz  et  des  dattes 
fraîches,  bouillies  dans  du  lait,  le  tout  consti- 
tuant un  déjeuner  très  présentable.  Le  café  non 
filtré,  infusé  à froid  et  mêlé  au  marc  fit  faire  la 
grimace  à la  tante,  qui  invoqua  ; 

« ...  Cette  liqueur  au  poète  si  chère. 

Qui  manquait  à Virgile  et  qu'adorait  Voltaire  * u. 

Mats  la  nièce  le  but  héroïquement,  et  consigna 
le  fait  sur  son  journal. 

Après  quoi  les  voyageuses  firent  la  sieste. 
Tante  Rosita  n'était  pas  loin  de  trouver  que 
c'était  bien  le  meilleur  moment  de  la  journée, 
et  elle  avait  pris  l’habitude,  depuis  quelque 
temps,  de  la  prolonger  immodérément.  Mais 
Chryséis  n'était  pas  venue  à Tombouctou  pour 
flâner.  Elle  dormit  deux  heures,  se  releva  bien 
reposée,  et  prête  A de  grandes  expéditions.  En 
conséquence,  elle  s'habilla,  prit  des  gants  frais, 
mit  un  chapeau  de  paille  garni  de  gaze  blanche, 
une  voilette  blanche,  une  ombrelle  rose,  se 
munit  d'un  pince-nez  à verres  fumés  pour  le 
soleil,  passa  en  bandoulière  une  boîte  verte  en 
fer-blanc,  prit  ses  filets  à papillons,  mit  sous 
son  bras  une  Flore  du  Sahara  (?)  et,  ainsi  armée 
de  pied  en  cap,  dit  à sa  tante  qui  essayait  lan- 
guissamment d’entr’ouvrir  un  œil  ; 

— Ne  te  dérange  pas;  dors  encore  un  peu.  Je 
vais  herboriser,  maintenant  quela  forte  chaleur 
est  passée. 


désert  (suite) ' . 


— Oh!  mon  sergent!  si  vous  saviez!  disait 
Jean,  l'ordonnance,  à notre  ami  Jubier 

Us  étaient  sur  le  bord  de  l'ancien  bras  du 
Niger  qui  passe  presque  sous  les  murs  de  la 
ville,  murs  qu'il  a renversés  en  partie  dans 
l’inondation  de  16i0.  Aujourd’hui  le  chenal 
est  obstrué;  la  vase  l'a  envahi,  et,  sauf 
dans  les  grandes  eaux,  la  couche  liquide  qui 
coule  sur  le  fond  marécageux  est  trop  mince 
pour  porter  les  embarcations.  Par  contre,  les 
plantes  aquatiques  les  plus  variées,  produits  de 
la  chaleur  et  de  l eau,  les  nénufars  dans  les 
criques,  les  grands  papyrus  dans  les  contre- 
courants,  les  roseaux  de  toute  espèce,  les 
variétés  fluviatiles  de  la  Victoria  Regia  des 
grands  lacs,  toute  la  flore  paludéenne  et  équa- 
toriale enfin,  couvrent  perfidement  les  abords 
et  même  la  surface  du  canal.  Les  rives  sont 
bordées  de  fourrés  de  mimosas  épineux,  d'oii 
s’élancent,  comme  des  mâts  porteurs  d’ori- 
flammes, des  palmiers  grêles,  couronnés  de 
leur  bouquet  de  feuilles  et  parfois  de  régimes 
de  dattes  Le  botaniste  peut  faire  là  une  rare 
et  magnifique  récolte,  à laquelle  l'entomologiste 
n’aura  rien  à envier,  car  les  insectes  les  plus 
variés,  les  plus  étranges,  pullulent  dans  les 
hauts  roseaux  de  la  rive. 

11  y pullule  souvent  même  bien  d’autres 
choses  : des  serpents  infiniment  nombreux, 
infiniment  désagréables,  — vu  que  leur  venin 
est  d'ordinaire  mortel,  — des  crocodiles  ama- 
teurs de  boue,  de  soleil  et  de  chair  humaine, 
des  bêtes  rampantes  ou  grouillantes,  plates  ou 
rondes,  visqueuses  à souhait;  enfin,  des  mous- 
tiques innombrables,  grands  et  petits,  silen- 
cieux et  bourdonnants,  tous  piquant  à qui 
mieux  mieux  et  aussi  amis  de  l'homme  que  les 
crocodiles.  Les  bords  des  marigots  étant  les 
seuls  points  où  peut  croître  quelque  verdure, 
c'est  là  que  s'est  réfugiée  toute  vie. 

Le  sergent  Jubier  était  installé  sur  la  berge 
de  celui-là;  sa  peau  tannée  ne  redoutait  rien 
des  moustiques  auxquels  il  était  habitué  de 
longue  date.  Il  pêchait  à la  ligne  avec  dévotion . 
II  était  Parisien,  et  prétendait  — avec  combien 
d'imagination  ! — que  ce  chenal  vaseux,  sorte 
d'éluve  d'où,  sous  le  soleil  saharien,  montaient 
tous  les  miasmes  de  la  fièvre,  lui  rappelait  ses 
beaux  dimanches  de  juillet,  lorsqu' autrefois  il 
allait  taquiner  le  goujon  vers  le  débouché  de  la 
Rièvre.  Ici,  d’ailleurs,  la  pêche  était  fructueuse, 
et  Jubier  comptait  régaler  Gobain  d’une  superbe 
friture  : cela,  bien  entendu,  sans  s’en  vanter 


1 Voir  le  n®  353  du  Petit  Français  illustré  p.  626. 


| 2.  DeUlle  (1138*1813). 


CHRYSÉIS  AU  DÉSERT 


9 


aux  laptots,  qui,  comme  tous  les  indigènes, 
considèrent  volontiers  le  poisson  » et  autres 
épices  » comme  une  nourriture  d’esclaves. 

Jean  était  venu  l'y  retrouver,  après  avoir 
porté  le  déjeuner  à ces  dames,  et  semblait  lui 
narrer  des  choses  stupéfiantes,  à en  juger  par 
la  pantomime  qui  accompagnait  le  récit. 

— Si  vous  saviez,  mon  sergent!  Les  murs, 
les  beaux  murs 
tout  blancs  que 
nous  avions  si 
bien  peints  avec 
Antoine  ! que 
mon  lieutenant 
y avait  même 
mis  la  main  ! 

Des  murs  toul 
neufs,  enfin! 

— Eh  bien! 
quoi'?  Elles  ne 
les  ont  pas  dé- 
molis, je  présup- 
pose ? 

— Que  ça  ne 
serait  pas  pis, 
mon  sergent!... 

Que  la  demoi- 
selle au  colonel, 
elle  était  là  en 
manches  de  che- 
mise... 

— Qu'est  - ce 
que  tu  dis  là?  Tu 
perds  le  respect, 
mon  garçon  : la 
demoiselle  au 
colonel  ne  peut 
pas  être  en  man- 
ches de  chemise. 

— Elle  appelle 

ça  un  peignoir, 
mais  C'est  tout  r«  mimbrie  à longues  dpi 

pareil,  puisque 

c’est  blanc.  Et  qu’elle  barbouillait  tous  les  murs 
avec  du  rouge  et  du  bleu  ! Des  murs  si  pro- 
pres I...  qu’on  ne  pourrait  plus  maintenant  y 
écrire  seulement  le  nom  de  sa  payse  ! 

Les  ibis  et  les  flamants,  qui  faisaient  concur- 
rence au  sergent  le  long  de  la  rive,  poussèrent 
tout  à coup  leur  cri  rauque  et  s'envolèrent. 
Quelqu'un  venait.  Jubier  tourna  la  tête  : c’était 
Chryséis. 

— Fichtre!  dit-il,  comme  la  voilà  pom- 
ponnée, ma  colonelle!.,  ne  lui  manque  qu'un 
œil  de  poudre  sur  son  chignon  I 

Jean  s’éloignait.  Jubier  restait  seul.  Chryséis, 
sans  lui  adresser  la  parole,  se  mit  en  devoir  de 
recueillir  fleurs  rares  et  scarabées  éclatants. 
Dans  la  boîte  verte  les  polamogétons  d’Afrique 
prenaient  place  près  des  superbes  nymphéas 


bleus,  blancs  et  roses,  les  fleurs  à côté  des 
oignons  précieux  que,  de  ses  mains  gantées,  la 
fillette  allait  bravement  arracher  jusque  dans 
la  vase  cuite  au  soleil  : elle  avait  un  art  parti- 
culier, un  art  de  Parisienne,  pour  patauger 
dans  la  boue  sans  se  tacher.  Mais  les  libellules 
aux  merveilleuses  teintes  étaient  plus  difficiles 
à attraper  que  les  fleurs,  et  c’est  pour  en  avoir 
une  que  Chryséis 
se  décida  à par- 
ler : 

— Sergent  ! oh  ! 
sergent  !...  cet 
agrion,  je  vous 
en  prie!... 

— Quel  grillon, 
ma  colonelle?  fit 
le  pêcheur  en  le- 
vant le  nez. 

— Là- bas... 
vert  et  rose  !... 

— Ahic'estune 
demoiselle  !...  La 
voilà,  ma  colo- 
nelle : moins  gra- 
cieuse que  vous, 
nonobstant  ! 

Chryséis  rit  du 
compliment,  et 
Jubier  fut  forcé 
de  s'avouer  que 
quand  elle  riait, 
elle  était  une 
véritable  petite 
fille,  et  par  con- 
séquent char- 
mante. 

— C’est  seule- 
ment dommage 
que  ça  ne  soit 
pas  plus  sou- 

?s  avait  accroché  sa  jupe.  VGllt 

Un  cri  de  sa 

voisine  l'interrompit  : une  mimosée  à longues, 
longues  épines  venait  d’accrocher  la  jupe  de 
batiste  rose,  et  dans  un  mouvement  trop  vif 
pour  se  dégager,  Chryséis,  qui  ne  se  croyait  pas 
si  bien  prise,  l'avait  déchirée  de  la  ceinture  A 
l’ourlet.  Consternée,  son  filet  à papillons  dans 
la  main,  elle  regardait  sa  jupe  transformée  en 
tablier. 

— Vous  désolez  pas,  ma  colonelle,  fit  la 
grosse  voix  du  sergent.  On  a ce  qu’il  faut  pour 
réparer  le  dommage. 

Et  il  tirait  de  ses  poches  un  peloton  de  gros 
fll  bis  et  une  énorme  aiguille  vraisemblable- 
ment destinée,  en  France,  à raccommoder  les 
matelas.  11  offrit  le  tout  à la  jeune  fille,  avec, 
en  guise  de  ciseaux,  son  couteau  à débourrer 
sa  pipe. 


10 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Elle  regarda  le  tout  sans  le  prendre,  hésitant, 
ne  sachant  pas  évidemment  ce  qu’elle  voulait 
faire...  Puis,  avec  une  petite  moue  dédaigneuse, 
comme  pour  dire  : « Au  fond,  que  m'importe 
l’opinion  de  ce  brave  homme!  »,  elle  se  décida, 
et  avoua  : 

— Je  vous  remercie,  sergent;  mais  voyez- 


Des  hommes  sombres  surgirent  d un  fourré. 

vous,  je  ne  sais  pas  coudre  ; les  raccommo- 
dages ont  toujours  été  l’affaire  de  ma  femme 
de  chambre. 


Mais  de  fleur  didyname  en  fleur  phanérogame, 
de  coléoptère  tétramère  en  aptère  thysanoure, 
elle  s'éloigna  sans  y faire  attention  du  bouquet 
de  cocotiers  à l’ombre  duquel  se  trouvait  sa 
ravaudeuse  improvisée.  Le  soleil  baissait  à 
l'horizon,  la  chaleur  devenait  moins  lourde,  la 
fraîcheur  délicieuse  de  la  nuit  allait  venir. 
« Et  les  lépidoptères  crépusculaires 
aussi,  pensait  Cliryséis,  et  les  fuigores 
que  je  ii’ai  jamais  vus  vivants  vont 
croiser  devant  moi  leurs  orbes  de  feu... 
je  veux  les  voir...  » 

Et  elle  s'éloignait,  elle  s'éloignait 
toujours  .. 

Tout  à coup,  elle  leva  les  yeux  : un 
nuage  avait-il  passé,  qu'il  faisait  sou- 
dain si  sombre?  Non  : c’était  le  soleil 
qui  venait  de  disparaître  subitement, 
comme  toujours  dans  les  régions  tropi- 
cales. La  nuit  allait  venir,  foudroyante  : 
il  fallait  retourner. 

Retourner!...  Oh!  comme  elle  avait 
marché!  comme  elle  était  loin!  Que  la 
grande  mosquée,  la-bas,  lui  paraissait 
lointaine!  Elle  avait  bien  encore  une 
heure  de  marche,  au  moins,  el  il  faisait 
presque  nuit  : 

— Hâtons-nous  ! murmura -t-elle,  sans 
s'inquiéter  d’ailleurs,  ear  elle  était 
brave. 

Elle  fit  quatre  pas  dans  la  direction  du 
retour.,  quatre, pas  plus.  Soudain  d’un 
fourré  de  mimosas  jaillirent,  avec  la 
rapidité  de  l’éclair,  des  hommes  som- 
bres, voilés  de  noir,  qui  l’enveloppèrent 
d’un  burnous  pour  étouffer  ses  cris, 
sautèrent  sur  des  méharis  agenouillés 
dans  leliallier,  et  l’emportèrent  comme 
dans  un  rêve. 

II  y a récompense  honnête 


— Excusez  ! grommela  le  sergent  entre  ses 
dents;  en  voilà  une  propre  à rien  ! Si  la  Nicole 
était  comme  ça,  je  sais  bien  qui  est-ce  qui  ne 
l’épouserait  pas  en  rentrant  au  pays. 

Puis  tout  haut  et  gracieusement  : 

— Pour  lors,  si  ma  jeune  colonelle  voulait 
me  faire  celui  de  me  confier  son  cotillon,  je 
pourrais  me  pourfendre  de  la  joie  de  le  réparer. 
Ça  me  connaît,  moi,  ces  choses-là  : c’est  tou- 
jours moi  que  je  recouds  les  semelles  do  mes 
godillots. 

La  fille  du  colonel,  sans  attendre  la  fin  du 
discours,  avait  prestement  ôté  le  cotillon  en 
question,  et  restait  en  corsage  de  batiste  rose 
et  en  jupon  garni  de  dentelles  — coquet  accou- 
trement, mais,  croyez-moi,  peu  pratique  au 
désert.  Puis,  tandis  que  le  sergent  s’escrimait 
sur  la  malheureuse  robe,  elle  continua  sa 
tournée  d’herborisation. 


Cependant  le  colonel,  sa  sieste  faite  et  ses 
ordres  donnés,  s’était  rendu  à la  maison 
blanche,  tant  pour  jouir  (?)  de  la  présence  de 
sa  sœur  que  pour  prendre  sa  fille  afin  de  lui 
faire  visiter  sous  sa  garde  la  curieuse  capitale 
du  centre  africain. 

II  trouva  mademoiselle  Rosita  levée  ou  à peu 
près  : vêtue  d’une  robe  blanche  à ceinture 
mauve,  demi-couehée  sur  une  natte  et  des 
coussins,  elle  pinçait  de  la  guitare  avec  des 
poses  sentimentales;  un  voile  de  tulle  blanc 
artistement  posé  dissimulait  un  peu  les  dé- 
sastres de  la  nuit  : et  très  convaincue  de  ses 
charmes,  elle  modulait  un  air  prétendu  arabe 
que  la  guitare  accompagnait  avec  des  notes 
lamentables. 

— Catherine  est-elle  éveillée?  demanda 
M.  Verduron  qui  ne  pouvait  s’habituer  au  nom 


CHRYSÉIS  Ali  DÉSERT 


il 


de  Chryséis.  La  journée  a-t-elle  été  moins 
pénible  que  la  nuit? 

— Chryséis  est  sortie  depuis  près  de  deux 
heures,  mon  frère. 

— Pas  seule,  j’espère?  lit  vivement  le  colonel, 
sans  penser  que  personne  n’avait  pu  accompa- 
gner la  fillette,  puisque  Rosita  était  là. 

— Seule,  au  contraire.  Ah  ! c’est  une  vaillante, 
une  Amazone,  une  Atalante,  que  votre  fille, 
Sigisliert;  et  j'ai  su,  faible  et  timide  comme  je 
le  suis  cependant  : 

Élever  un  aiglon  sans  lui  couper  les  ailes. 

— Sortie!...  sortie  seule!...  Et  tu  l’as  laissée 
faire,  folle  que  tu 
es? 

— Pouvais-je  l'ac- 
compagner? mur- 
mura Rosita  d’un 
ton  de  reproche 
en  écartant  son 
voile  et  montrant 
les  traces  des 
moustiques.  Êtes- 
vous  donc,  mon 
frère,  si  peu  sou- 
cieux de  notre  pres- 
tige? 

— Je  suis  sou- 
cieux d’autre  cho- 
se, interrompit  le 
colonel  avec  un 
juron,  et  il  y a de 
quoi.  Comment  ! 
nous  sommes  en 
pays  à peine  sou- 
mis, en  butte  aux 
brigandages  des 
Touareg  et  aux 
représailles  des 
traitants1  gênés 
dans  leur  commer- 
ce, dans  une  ville  dont  une  moitié  s'écroule 
pendant  que  l’autre  s’envase,  en  face  d'une 
population  fanatisée  qui  peut  d’un  jour  à 
l'autre  se  révolter...  et  une  vieille  folle  comme 
toi  laisse  une  enfant  de  quinze  ans  s’aventurer 
seule  au  milieu  de  tout  cela!...  Jlais  la  pauvre 
fillette  s’égarera  aux  premiers  pas,  et... 

— Elle  a une  carte,  déclara  mademoiselle 
Rosita  avec  dignité.  D’ailleurs,  sa  science 
géographique... 

Le  colonel  haussa  les  épaules  : 

— Où  est-elle  allée  ? 

— Sur  les  quais  (!!!)  du  vieux  Niger,  pour 
botaniser,  et,  si  je  puis  ainsi  dire,  IdpiUop- 


Le  colonel  l’inlerrompit  avec  un  juron. 


— Chercher  des  papillons,  daigna  expliquer 
la  muse  avec  une  méprisante  condescendance. 

Le  colonel  ramassa  son  casque  de  toile 
blanche  et  prit  la  porte  sans  en  demander  plus 
long. 

— Quel  caractère  ! quelle  grossièreté  ! sou- 
pira mademoiselle  Rosita;  comment  ai-je  pour 
frère  un  être  aussi  inférieur  ? 

Cependant  M.  Verduron  hâtait  le  pas,  tout  en 
grommelant  et  en  gesticulant,  et  ses  grandes 
jambes  l’amenaient  à un  poste  d’observation 
qui  dominait  l’espace  verdoyant  et  marécageux 
qui  fut  le  port  de  Tombouctou. 

Là  il  respira  : 
derrière  un  massif 
de  mimosas  d’où 
s’élançait  un  bou- 
quet de  palmiers, 
il  distingua,  tran- 
chant sur  les  ro- 
seaux verts  qui 
bordaient  le  ma- 
rigot, il  distingua, 
dis-je,  un  pli  de 
robe  rose  qui  ne 
pouvait  appartenir 
qu’à  sa  fille. 

Rassuré,  il  des- 
cendit de  son  ob- 
servatoire, et  se 
dirigea  d’un  pas 
plus  tranquille  vers 
la  robe  rose  qui  ne 
se  déplaçait  pas. 
Supposant  que  la 
fillette  cueillait  des 
fleurs,  il  avançait 
paisiblement,  pen- 
dant que  les  ac- 
cents d’une  voix 
de  contralto  lui 
arrivaient  du  bord  du  fleuve,  un  peu  coupés 
par  le  vent  du  nord. 

— Elle  chante,  murmura-t-il.  Que  j’étais  fou 
de  m’inquiéter! 

Seulement  il  remarqua  combien  le  chant 
transformait  la  voix  claire  de  sa  fille. 

— Ce  n’est  pas  du  tout  celle  de  sa  mère... 
Ah  ! la  chère  femme  ! si  elle  avait  vécu  ! 

Cela  en  disait  long,  quoique  ce  fût  court. 
Mais  tout  en  monologuant,  M.  Verduron  tour- 
nait le  bouquet  de  mimosas...  et  jetait  un  cri 
de  stupeur  à la  vue  du  sergent  Juliier  qui,  tout 
en  chantant  une  complainte,  raccommodait  en 
conscience  la  jupe  de  Chryséis. 


Idriser. 


G.  M. 


— Quoi  ? cria  le  colonel  ahuri. 


(.4  suivre). 


1.  Marchands  d’esclaves. 


12 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


Ce  «|u‘on  I»oi<  daiiüi  «lu  l'iiuni  — Fabri- 
quer du  « Rhum  de  la  Jamaïque  » à Paris,  passe 
encore,  mais  le  fabriquer  avec  de  vieilles  tiges 
de  bottes,  voila  qui  dopasse  les  bornes.  Or  telle 
est  la  recette  employée  par  nombre  de  falsifica- 
teurs pour  obtenir  une  « liqueur  tonique,  apë- 
ritive,  digestive  et  hygiénique,  aussi  bonne  a 
l’estomac  qu’agréable  au  goût».  Pour  fabriquer 
du  rhum  ils  prennent  : des  alcools  effroyables  de 
grains  et  de  betteraves,  leur  donnent  une  belle 
teinte  dorée  en  y mêlant  des  pruneaux,  des  clous 
de  girofle,  du  goudron,  et  communiquent  enfin  à 
cette  composition  le  goût  traditionnel  en  y ajou- 
tant differentes  substances  chimiques,  des  i apures 
de  cuir  tanné,  des  infusions  de  raisin  sec,  de 
caroube,  d’écorce  de  chêne,  de  cachou,  de  cara- 
mel, etc.,  etc... 

« Mon  Dieu,  s’écriera  notre  ami  Babylas,  s'il 
lit  cela,  mon  Dieu,  comme  ces  gens  inventent 
des  choses  compliquées  pour  abuser  de  notre 
simplicité  F » 

* * 

Un  pigeon  cio  1 <îgr>  francs  — Il  ne  s’agit 
pas  ici,  comme  bien  J’on  pense,  d’un  de  ces  vul- 
gaires pigeons  qui,  selon  l'expression  consacrée, 
« demandent  a être  rôtis  ».  Non,  il  s'agit  d’un 
pigeon  voyageur.  Il  a été  acheté  tout  récemment 
par  un  aviculteur  de  Dewsburv,  en  Angleterre. 
Cet  oiseau  rare  possédait,  il  est  vrai,  des  titres 
excepiionnels  : il  avait  été  médaillé  à diverses 
expositions  et  avait  même  gagné  à Birmingham 
la  coupe  du  championnat,  tout  comme  un  cheval 
de  course  ou  un  cycliste. 

* * 

La  cuisine  électrique.  — .Rien  de  plus 
commode,  de  plus  propre,  de  plus  expéditif,  mais 
quelquelois  aussi,  parait-il,  rien  de  plus  dange- 
reux. En  effet,  si  le  fond  des  casseroles  dont  on 
se  sert  est  composé  de  deux  métaux,  il  peut  se 
produire  pendant  la  cuisson  des  combinaisons 
chimiques  très  nuisibles,  surtout  si  l’aliment  en 
préparation  est  acide.  Il  faut  donc,  poqr  la  cuisine 
a l'électricité,  se  servir  d’une  batterie  de  cuisine 
spéciale,  dont  tous  les  récipients  soient  formés 
d'un  seul  métal,  si  l’on  veut  éviter  les  accidents  et 
n’avoir  pas  à regretter  la  primitive  mais  inoffen- 
sive  broche  de  Robinson  Lrusoë. 


REPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  353 
I.  Étymologies  florales. 

Le  sarrasin  (Polygonum  Fagopyrum)  est  originaire  de  la 
Perse.  Les  Arabes  ou  Sarrasins  l'introduisirent  on  Espagne  , 
en  France  il  ne  fut  cultivé  qu'à  partir  du  xv”  siècle. 

Le  nul  ou  millet  (milium)  tire  son  nom  de  ses  innombrables 
graines,  qu’un  seul  grain  semé  produit  non  au  centuple,  mais 
par  milliers. 

Le  mais  (Zen  Maysj  porte  le  nom  que  lui  donnaient  les 
peuplades  américaines  qui  le  firent  connaître  ans  Espagnols. 
C'est  donc  à tort  qu'on  l’appelle  parfois  blé  de  Turquie. 

II  Connaissances  pratiques. 

Quand  un  commerçant  fait  ce  qu'on  appelle  de  mauvaises 
affaires,  il  arrive  un  moment  où  il  no  peut  plus  payer  ce  qu'il 
doit.  Il  faut  alors  qu'il  entre  en  arrangements  avec  ses  créan- 
ciers. 11  dresse  son  bilan , c'est-à-dire  l’état  de  son  actif  (ce 


Faille.**  non  voiles  ( par  noire  câble  spécial). 
— La  grande  arche  du  Pont-Euxin  vient  de 
s’écrouler.  Ce  vénérable  ouvrage  d’art  songe,  dit- 
on,  a rendre  son  tablier!  Les  voilures  n'v  pas- 
saient plus  depuis  longtemps;  on  n’y  accédait 
plus  que  par  les  échelles  du  Levant,  en  Asie,  et 
par  les  marches  de  Hongrie,  en  Europe. 


Au  régiment.  — « Caporal,  vous  qui  ôtes 
malin,  je  pane  que  vous  ne  savez  pas  qui  c’est 
qu’a  inventé  le  caoutchouc... 

— Ma  foi,  non  ! 

— Eh  bien  ! c’est  un  nommé  Lastique.  » 

# * 

Mode»  féminine».  — Au  moment  départir 

en  voyage  : 

Madame  ; « Où  donc  ai-je  posé  mon  sac  de 
voyage  et  mon  carton  à chapeau?  Je  ne  puis 
mettre  la  main  dessus. 

Monsieur  — As-tu  regardé  dans  tes  manches? 
Je  ne  serais  pas  surpris  qu'ils  se  soient  perdus  la 
dedans.  » 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Ancienne»  mc»ure»  — Comparées  aux 
mesures  actuelles  de  longueur,  que  valent  les 
anciennes  mesures  françaises  suivantes  : la  toise  : 
le  pied;  le  pouce ; la  ligne;  l 'aune;  la  lieue  de 
poste? 

* 

* * 

Mot»  francisé»,  — Dans  les  phrases  sui- 
vantes, remplacer  les  points  par  des  mots 
empruntés  à la  langue  russe  et  devenus  français 
par  l’usage. 

En  Russie,  l’empereur  porte  le  nom  de  son 
palais  à Moscou  est  le...;  ses  édits  s’appellent 
des..  ; les  grands  seigneurs  sont  des...;  les  plaines 
désertes  sont  des  ...,  les  distances'  se  mesurent 
en  ...,  les  paiements  se  font  en  ...,  en...;  les 
condamnés  reçoivent  le  ... 

Mot  carré. 

Phénomène  atmosphérique.  — Œuvre  litté- 
raire. — Contraire  d’aval.  — Petit  lacet.  — Verbe 
à rmhnit.it,  employé  en  horticulture. 


qu'il  possède)  et  do  son  passif  (ce  qu'il  doit),  et  il  le  dépose 
chez  le  présidont  du  tribunal  do  commerce. 

Los  créanciers  sont  alors  avertis  et  se  réunissent  pour 
examiner  la  situation.  S'ils  jugent  que  leur  débiteur,  tout  en 
étant  demeuré  honnête,  est  inhabile  et  incapable  d'améliorer 
ses  affaires,  ils  l'ont  nommer  un  étranger,  un  syndic,  qui 
gérera  le  commerce,  vendra  les  marchandises  et  partagera 
l'actif  entre  les  créanciers  C'est  ce  qu'on  appelle. la  failli  te 

Mais  si  les.  créanciers  s’aperçoivent  que  leur  débiteur  est 
non  seulement  incapable  mais  malhonnête,  qu’il  a cherché  à 
dissimuler  une  partie  de  son  actif,  ils  lo  dénoncent  à la  justice, 
qui  peut  lo  condamner  à la  prison.  C'est  la  banqueroute  frau- 
duleuse. 

III.  Petit  casse  tête. 

Un  sot  trouve  toujours  un  plus  sot  qui  l'admire. 

IV.  Charade. 

Bar— Biche 

Le  Oemnt  . MaURICK  TAIUHEU 


laine  demande  de  chamjemeut  d'adresse  unit  litre 


accompagnée  de  l'une  des  dernières  bandes  et  de  .HO  ce  ni  unes  eu  timbres-poste. 


8'  année 


N°  355 


10  centimes 


14  décembre  1895. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L’ABONNEMENT  : 

Part  du  l*r 


UN  AN,  SIX  FRANCS 

de  choque  mois. 


Armand  COLIN  & C“,  éditeurs 

5,  rue  de  Mézièrcs,  Parta 


ETRANGER  :Tfr.  — PARAIT  CRAQUE  SAMEDI 

Tous  droits  réservés. 


Une  coutume  canadienne  — Dans  certaines  sociétés  de  Montréal  il  est  d usage  d’imposer  aux  membres  nouvellement  admis  un 
divertissement  (?)  qui  consiste  a les  lancer  en  l’air  pour  les  recevoir...  a bras  ouverts.  Cet  exercice,  pour  lequel  on  endosse  un  costume 
spécial,  s appelle  üounchig.  Il  est  tenu  pour  fort  honorable,  et  des  personnages  éminents  se  souvicnnant  avec  plaisir  d’y  avoir  participé. 


14 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Chryséis  au 

Sans  se  démonter,  le  brave  garçon  fit  le  salut 
militaire,  et  dit  tout  naturellement,  ses  bons 
yeux  de  chien  Adèle  levés  sur  son  ofQcier  : 

— Voilà,  c’est  flni,  à vos  ordres,  mon  colonel: 
vous  pouvez  le  dire  à mademoiselle 

— A mademoiselle  ? fit  M.  Verduron  recou- 
vrant la  parole.  Mais  où  est-elle,  mademoi- 
selle?... Comment  êtes-vous  occupé  à raccom- 
moder ses  jupes?  Est-ce  là  votre  besogne  ? 

— Mon  colonel...  balbutia  le  pauvre  Jubier 
en  tordant  l’aiguille  à matelas  entre  ses  gros 
doigts,  c’est  que...  c’est  que  notre  jeune  colo- 
nelle, nonobstant  qu'elle  est  charmante,  avait 
déchiré  son  cotillon  aux  épines  d’un  grand 
propre-à-rien  de  buisson.  Alors,  que  je  lui  ai 
offert  subséquemment  d’avoir  l’amabilité  de 
conjonctiver  les  morceaux...  Comme  c’était 
une  demoiselle,  je  pouvais  pas  faire  autrement  ; 
surtout  quelle  était  du  régiment... 

— Fort  bien  ; mais  où  est-elle? 

Jubier  regarda  autour  de  lui,  comme  s’il  eût 
pensé  voir  Chryséis  sortir  d’une  touffe  de 
roseaux.  Mais  elle  ne  le  ût  point,  et  pour 
cause. 

— Mon  colonel...  je  ne  sais  pas.  Elle  ne  doit 
pas  être  loin  : elle  cherchait  toutes  sortes  de 
bêtes  par  ici,  tout  à l’heure...  Et  puis,  elle  n’a 
pas  son  cotillon  : elle  ne  peut  pas  s’être 
éloignée. 

— Je  l’espère,  Ût  le  colonel  plus  inquiet  qu’il 
n’eût  voulu.  Vous  allez  vous  mettre  à sa 
recherche  d’un  côté,  tandis  que  j’irai  de  l’autre... 
Mais  j’ai  bien  peur  que  la  pauvre  petite  se  soit 
égarée  : et  si  elle  s’est  égarée,  comment  se 
retrouvera-t-elle  avant  la  nuit?...  Sergent! 

— Mon  colonel? 

— Allez  dire  à la  musique  de  donner  une 
sérénade  à ma  sœur  : ma  fille  entendra  et  se 
rapprochera  de  la  ville.  Queûe  direction  a-t-elle 
prise? 

— Celle-là,  mon  colonel,  répondit  Jubier  en 
montrant  le  levant. 

M.  Verduron  se  mit,  tout  maugréant,  à suivre 
le  Niger  en  descendant  le  courant,  mais  il  che- 
mina longtemps  sans  rien  apercevoir.  Son 
inquiétude,  un  instant  calmée,  renaissait  avee 
plus  de  force  : où  pouvait  se  cacher  Catherine? 
Enfin,  au  moment  où  le  soleil  baissait,  loin, 
très  loin  à l’horizon,  il  aperçut  tout  à coup  un 
point  rose  et  mouvant,  qui  devait  être  Chryséis 
et  son  corsage. 

— L’imprudente!  grommela-t-il. 

Et  il  appela  de  toutes  ses  forces  : 

— Catherine!...  Catherine!... 


désert  [Suite)  . 

Mais  la  voix  ne  portait  pas  assez  loin,  sans 
doute,  car  le  point  rose  ne  témoigna  point 
qu’il  eût  entendu. 

En  ce  moment,  un  piétinement  de  chevaux 
retentit  derrière  lui  : c’était  une  ronde  dirigée 
par  le  lieutenant  Rozel.  L’arrêter  afin  de  l’en- 
voyer à la  recherche  de  sa  fille,  fut  pour  le 
pauvre  père  l’affaire  d'un  instant;  lui-même 
prit  l’un  des  chevaux,  et  la  petite  troupe  partit 
au  galop  à la  poursuite  du  point  rose. 

Les  jeunes  gens  n’osaient  pas  rire,  mais  mor- 
daient leurs  moustaches  en  se  remémorant  les 
distractions  déjà  apportées  dans  la  monotone 
garnison  africaine  par  la  famille  de  leur  chef, 
et  Lucien  disait  tout  bas  à Paul  : 

- Ça  promet  pour  l’avenir,  mon  ami  ; on  ne 
s’ennuyera  plus  à Tombouctou,  désormais. 

Mais,  lorsqu'on  arriva  à l’endroit  où  tout  à 
l’heure  on  avait  aperçu  Chryséis,  on  ne  vit 
plus  rien  que  le  sable  mou  sur  lequel  étaient 
empreintes  les  traces  d'un  passage  de  méharis. 

...  Et  la  nuit  tomba  tout  d’un  coup  comme 
la  toile  d'un  drame  dont  le  premier  acte  est 
fini. 

Les  officiers  ne  riaient  plus. 


— Eh  bien!  Sigisbert,  où  était-elle,  dit 
M '•  Rosita  des  moucharabiés  de  sa  fenêtre, 
en  voyant  approcher  son  frère.  Elle  herbo- 
risait, n’est-ce  pas?...  Comme  vous  rentrez 
tard  ! 

— Que  le  diable  vous  emporte  ! vous  aviez 
bien  besoin  de  venir  ici! 

— Oh  ! mon  frère  ! 

Et  M"*  Rosita  devint  cramoisie  — ce  que 
personne  ne  put  voir,  car  il  faisait  nuit. 

Mais  le  colonel  entrait  dans  la  chambre,  et  si 
peu  physionomiste  que  fût  la  vieille  fille,  elle 
fut  terrifiée  par  l’expression  de  désespoir  que 
reflétait  ce  mâle  visage. 

— Catherine  est  perdue!  dit-il,  d’une  voix 
rauque  : Catherine  est  enlevée  par  des  Touareg 
pillards!  Dieu  veuille  que  nous  la  revoyions 
un  jour! 

Et,  après  un  court  silence  : 

— Et  quand  je  pense,  rcpril-il  en  serrant  les 
poings,  quand  je  pense  que  c’est  ta  faute!  la 
tienne,  oui,  la  tienne!  quo  si  tu  l’avais  élevée 
en  femme  raisonnable... 

— Sigisbert,  interrompit  la  muse  en  se 
redressant  en  une  pose  tragique,  ne  brisez  pas 
davantage  le  cœur  maternel  que  j’avais  pour 
votre  fille.  Les  fleurs  de  ma  jeunesse  se  sont 
fanées  sur  son  berceau,  et  si  je  pouvais  chan- 


1.  Voir  le  o®  354  du  Petit  Français  illustré,  p,  8. 


CHRYSËIS  AU  DÉSERT 


15 


ger  mon  sort  contre  le  sien,  je  le  ferais  avec 
joie. 

— AU!  si  c'était  possible!  soupira  le  colonel 
avec  anxiété. 


Djaoud 


Comment  sc  passa  la  nuit,  on  le  devine.  Le 
colonel,  désespéré,  mais  no  voulant  pas  encore 
croire  à l'enlèvement  de  sa  tille,  fit  battre  les 
faubourgs  de  la  ville  et  la  ville  elle-même  ; des 
rondes  militairesaux  flambeaux  se  succédèrent 
jusqu'au  jour,  tandis  qu'au  bord  du  fleuve 
les  laptols  armés  de  coupe- 
coupe  abattaient  roseaux  et  mi- 
mosas, et  que  de  quart  d’heure 
en  quart  d'heure  les  sonne- 
ries aiguës  du  clairon  retentis- 
saient aux  quatre  points  de 
l'horizon  vide.  Rien  ne  répon- 
dit. rieu,  sinon  au  loin,  Umt  à 
fait  au  loin,  du  côté  du  nord, 
les  sourds  rugissements  du 
lion,  et  vers  l’ouest,  dans  lo 
grand  silence  de  la  nuit,  la 
plainte  incessante  et  majes- 
tueuse des  cataractes  du  Niger. 

C'était  fini  : la  jolie  Chryséis 
avait  disparu,  et  une  véritable 
consternation  avait  remplacé 
les  sourires  moqueurs  de  l'ar- 
rivée. Qu'elle  fût  la  proie  d’un 
marchand  arabe  qui  vendrait 
bien  cher  la  chrétienne  sur  les 
marchés  de  l'Est,  ou  que  des 
Touareg  pillards  en  fissent  leur 
esclave  et  leur  chien,  que  le 
crocodile  ou  le  lion  l’eût  dévorée,  ou  qu'elle  se 
fût  noyée  dans  les  roseaux  perfides  du  fleuve, 
le  son  de  la  pauvre  petite  n’était  pas  moins 
affreux,  et  Paul  Rozel,  comme  Lucien  Charmes, 
comme  tous  leurs  camarades,  regrettaient 
maintenant  leurs  railleries,  bien  innocentes 
pourtant. 

Quant  à M"‘  Rosita,  sa  nuit  fut  encore  plus 
mauvaise  que  la  précédente.  La  vieille  fille 
adorait  sa  nièce,  presque  autant  qu’elle  s'ado- 
rait elle-même,  et  les  travers  qu’elle  avait  don- 
nés à Catherine  la  lui  rendaient  plus  chère 
encore.  Comme  elle  vivait  d'habitude  dans  un 
nuage  plus  ou  moins  bleu  ou  rose,  elle  ne 
savait  rien  de  la  vie,  et  ne  se  doutait  nullement 
des  dangers  que  pouvait  courir  la  pauvre 
fillette.  Mais  elle  comprenait  cependant  l'inquié- 
tude de  son  frère,  et  se  reprochait  un  peu  au 
fond,  bien  au  fond,  d’en  être  cause;  et  cette 
idée,  jointe  à la  crainte  très  sérieuse  que 


Le  chameau  s'enfuit  d’une  allure  furieuse. 

comme  il  dirigeait  les  batteurs  de  buissons  du 
fleuve,  c'est  Gobain  qui  dut  le  remplacer. 

— Mon  frère,  dit  la  muse,  en  touchant  le  bras 
du  colonel. 

—.C’est  toi?  fit,  celui-ci  en  se  retournant 
brusquement.  Qu’est-ce  que  tu  veux? 

— Voler  à la  recherche  de  ma  nièce  chérie, 
de  la  vierge  aux  cheveux  d'or  que  nous  a ravie 
un  ennemi  cruel.  « Un  cheval!  un  cheval!  mon 
royaume1..  ». 

— Es-tu  décidément  folle?  dit  le  colonel 
furieux.  Parle  français  : je  n’ai  pas  le  cœur  à tes 
balivernes. 

— Eh  bien  ! ordonnez  à ces  hardis  cavaliers 
de  me  seller  un  de  ces  nobles  animaux,  vais- 
seaux du  désert,  afin  que  je  les  accompagne... 
Je  ne  puis  plus  supporter  ma  douleur. 

M.  Verduron,  touché  malgré  lui,  haussa 
cependant  les  épaules  : 

— Tu  es  stupide,  ma  pauvre  Rose,  dit-il; 


I la  petite  ne  prît  un  rhume  de  cerveau  et  ne 
j fût.  piquée  des  moustiques  en  couchant  à la 
belle  étoile, l’empêcha  de  dormir  et  lui  suggéra 
une  héroïque  résolution. 

Au  jour,  elle  sortit  de  sa  maison,  herméti- 
, quement  voilée  de  vert,  et  s'en  fut  à la 
[ recherche  de  son  frère.  Elle  le  trouva  vers  les 
tentes  du  convoi  arrivé  l'avant-veille,  faisant 
seller  les  méharis  des  spahis  postiers,  afin 
d’envoyer  un  détachement  dans  la  direction 
de  l'ouest,  qu'ou  avait  négligé  d'explorer  la 
veille.  Jubier  se  trouvait  naturellement  désigné 
pour  le  commandementde  la  petite  troupe,  mais 


1.  Citation  de  Shakespeare,  dans  Richard  III.  Ce  roi.  à la  I vie,  blessé  et  couvert  de  snnp.  s’écrie:  « Un  cheval  1 un 
bataille  de  Bosworth,  qui  devait  lui  coûter  la  couronne  et  la  | cheval  ! mon  royaume  pour  un  cheval  ! » 


16 


i.r.  pi:ti r français  illustré 


rentre  chez  toi,  et  laisse  les  soldats  faire  leur 
métier.  Vous,  que  l'on  soit  parti  dans  un  quart 
d'heure. 

11  s’éloigna,  et  sa  sœur  le  laissa  partir  sans 
rien  dire.  Mais,  dès  qu’il  eut  tourné  le  dos,  elle 
revint  aux  soldats  : 

— Jeune  officier,  dit-elle  à Gobain,  vous  avez 
entendu  : la  tendre  sollicitude  de  mou  frère 
redoute  pour  une  jeune  dame  comme  moi  les 
fatigues  de  l'expédition  Mais  il  me  connaît 
mal;  je  loge  un  cœur  d'homme  dans  un  cœur 
de  femme,  et  j'ai  été  nourrie  de  la  moelle  des 
lions! 

— Sauf  votre  respect,  madame,  dit  Gobain 
poliment,  c'était  pas  là  une  nourriture  de 
chrétien.  Et  c'est  bien  aimable  à vous  de  m'ap- 
peler officier,  mais  autrement  j’aimerais  mieux 
que  vous  m’appelleriez  sergent,  qu'est  mon 
grade,  parce  que  ça  pourrait  me  faire  » fourrer 
à l'ours  ». 

— A l'ours  ? fit  M"*  Rosita,  un  peu  rèxœuse. 
Cette  métaphore  m’échappe.  Néanmoins,  éeou- 
tez-moi,  monsieur  le  sergent  : il  faut  que  votre 
courtoisie  me  permette  de  me  joindre  à vous. 
Moi  seule  puis  retrouver  ma  nièce. 

— Vous  pouvez  la  retrouver?  s'écria  Gobain 
transporté.  Bon  sang  de  bon  sang!  Quelle  danse 
de  jubilation  il  va  pincer,  le  pauvre  eolonel  ! Vite, 
vous  autres,  un  chameau  pour  la  vieille  dame! 

— La  vieille  dame  ! murmura  Rosita  froissée. 
A quoi  pense  ce  jeune  homme? 

Mais  elle  se  remit  vite  : 

— Après  tout,  se  dit-elle,  ce  doit  être  dans  sa 
pensée  un  terme  de  respect,  comme  patricien , 
dont  la  racine  signifie  père,  ou  archiduchesse, 
dont  le  préfixe  archt  correspond  à antique... 
Mais  j'éclaircirai  plus  tard  ce  point  de  linguis- 
tique populaire,  ainsi  que  ce  mot  à l'ours  que 
Chryséis  pourra  peut-être  m’expliquer.  L'essen- 
tiel est  de  partir  : Chryséis  aux  bras  blancs,  ma 
fille  bien-aimée,  les  dieux  de  l'Afrique  australe 
me  guideront  sur  ta  trace  ! 

Décidément  elle  tenait  à son  Afrique  australe. 
Pendant  ce  monologue,  le  sergent  l'avait  hissée 
sur  un  bât  peu  commode  qui  tanguait  comme 
une  mer  houleuse  à chaque  pas  du  chameau. 
Ce  n’était  plus  la  commode  litière  de  l'arrivée, 
mais  quand  on  va  en  expédition  militaire,  c’est 
bien  le  moins  qu'on  dédaigne  un  peu  ses  aises. 

Mlk  Rosita  le  comprenait,  d'ailleurs,  et  si  elle 
souffrait  un  peu  du  mal  de  mer,  du  moins  elle 
souffrait  sans  se  plaindre.  Au  contraire,  elle 
tenait,  avec  Gobain,  la  tête  de  la  caravane,  et 
ne  cherchait  qu'à  activer  la  course  de  sou 
méhari.  La  noble  bêle  n'avait  pas  besoin  d'en- 
couragement. On  sait,  en  effet,  ce  que  c’est 
qu'un  méhari:  ils  équivalent  à nos  plus  coûteux 
chevaux  de  selle,  et  leur  éducation  est  longue 
et  difficile.  L'Arabe  soigne  le  jeune  méhari 
comme  son  enfant,  et  le  brave  animal  le  paie, 


ensuite,  au  delà  de  ses  peines.  Leur  course  est 
plus  rapide  que  celle  d'un  cheval  au  galop,  et 
ils  sont  presque  infatigables. 

Aussi  le  sergent  répétait-il  à M11»  Rosita  : 

— Faut  pas  l'exciter,  madame;  sinon  il  vous 
jouera  un  tour. 

— Un  tour?...  quel  tour?  finit-elle  par  dire  à 
la  troisième  objurgation. 

— Quel  tour?  mais  celui  de  vous  faire  aller 
plus  vite  que  vous  ne  voulez.  Arous  ne  savez 
donc  pas  combien  c'est  fatigant,  le  trot  de  ces 
bêtes  là?  Les  Arabes,  qui  y sont  habitués,  pour- 
tant, ne  le  supporteraient  pas  sans  les  larges 
ceintures  doubles  qui  leur  soutiennent  le  corps. 
Par  ainsi,  vous  ferez  bien  de  vous  calmer, 
parce  que  le  v'ià  déjà  qu’a  l’air  de  s’emballer. 

— Eh!  que  m’importe?  s’écria  la  muse  impa- 
tientée. Me  prenez-vous  pour  une  femmelette? 
Ne  vous  ai-je  pas  dit...? 

— Oui,  oui,  fit  Gobain  en  hochant  la  tète,  que 
vous  aviez  mangé  toutes  sortes  de  saucissons 
pas  ordinaires,  mais  pour  ce  que  je  vous  dis  là 
vous  pouvez  me  croire  , la  nourriture  n’y  fait 
rien  ; ne  tarabustez  pas  trop  Djaoud.  C’est  le 
meilleur  de  la  bande,  du  reste,  et  je  flanquerai 
deux  jours  à l’imbécile  qui  vous  l’a  donné;  s’il 
s’emballait,  nous  ne  serions  pas  capables  de  le 
rattraper,  pour  sûr. 

— Eh!  vous  m'impatientez,  sergent!  s'écria 
la  vieille  demoiselle.  Pour  vous  prouver  que  je 
ne  crains  rien,  attendez... 

Et  détachant  la  longue  épingle  qui  retenait 
son  voile  vert,  elle  l’enfonça  sans  ménagements 
dans  l'épaule  de  Djaoud  Celui-ci  poussa  un 
bêlement  de  douleur,  allongea  ses  jambes  fines, 
et  s'enfuit  d'une  allure  furieuse  dans  l'ouest, 
pendant  que  M11»  Rosita  hurlait  de  terreur. 

Un  instant  après,  ce  n'était  plus  qu'un  point, 
et  Gobain,  furieux  et  désespéré,  activant  sans 
résullat  hommes  et  bêtes,  répétait  avec  rage  : 

— Faut  donc  que  nous  en  perdions  chacun 
une?  Jubier  la  nièce,  moi  la  tante!  et  Iijauud 
avec  cela!...  Me  voilà  propre! 

Où  I on  manque  d’égards  envers  Chryséis. 

Que  devenait  Chryséis,  pendant  que  Djaoud 
emportait  sa  tante  dans  le  désert  immense? 

Le  colonel  ne  s’était  pas  trompé  : c’étaient 
bien  des  Touareg  pillards  qui  avaient  enlevé 
sa  fille. 

Le  plus  cancre  des  écoliers  de  France,  — en 
admettant  qu’il  puisse  y avoir  des  cancres  dans 
nos  écoles,  ce  que  je  me  refuse  totalement  à 
penser,  — sait  ce  que  sont  les  Touareg  et 
quelles  fonctions  humanitaires  ces  braves  gens 
se  sont  données  au  désert.  Cependant,  quoique 
ce  soit  parfaitement  inutile,  je  vais  faire  comme 
si  mes  lecteurs  avaient  besoin  d’explications. 

(A  suivre.)  G.  M. 


UN  COLLÈGE  ANGLAIS 


17 


Un  collège  anglais  («»)’. 


Les  salles  des  Sciences. 

A quelque  distance  >lu  bâtiment  principal,  de 
l'autre  côté  de  la  grande  rue  de  Harrow,  s'élè- 
vent plusieurs  constructions  élégantes  de 


nance  intelligente  d'un  ami,  contiennent  les 
photographies  des  chefs-d’œuvre  de  la  pein- 
ture dans  tous  les  pays. 

Sur  la  muraille  je  lis  cette  inscription  : 
« D'après  la  volonté  expresse  du  donateur,  ces 


Vue  extérieure  des  salles  des  Sciences. 


brique  rouge,  aux  fenêtres  ogivales  encadrées 
de  lierre  et  de  chèvrefeuille.  D'un  côté,  sont 
les  salle  des  sciences,  de  l'autre  sont  la  cha- 
pelle de  l'école  et  la  Bibliothèque. 

La  salle  des  Sciences,  appelée  musée  Butler, 
du  nom  d'un  des  derniers  proviseurs  de 
Harrow,  est  une  fondation  récente  (1880).  Le 
musée  comprend  une  précieuse  collection 
d'antiquités  égyptiennes,  minéraux,  poteries, 
pièces  de  monnaie,  etc.,  dons  de  sir  Gardner 
Wilkinson.  D'autres  donateurs  ont  ajouté  à 
ces  legs.  Je  remarque,  sur  les  murs,  o 'im- 
menses albums  qui,  par  un  système  ingénieux, 
s'ouvrent  sur  un  support  mobile  qu'un  enfant 
pourrait  manier.  Ces  magnifiques  volumes, 
offerts  aux  élèves  de  Harrow  par  la  préve- 


albums  demeurent  toujours  ouverts.  La  recon- 
naissance demande  un  usage  discret  de  ce  qui 
est  librement  offert.  » 

J'interroge  le  gardien  de  ce  musée  scolaire, 
il  m’affirme  qu'il  a seul  la  surveillance  des 
collections  et  que  sa  tâche  est  des  plus 
faciles. 

Harrow  Scliool  est  dotée,  depuis  18(>o,  d'uih- 
Société  scientifique.  Des  réunions  ont  lieu  régu- 
lièrement chaque  quinzaine  et,  en  élé,  on  fait 
des  excursions  les  jours  de  congé.  Beaucoup 
d'élèves  se  passionnent  pour  les  sciences  natu- 
relles et,  grâce  â de  nombreux  loisirs  et  à une 
liberté  presque  entière,  arrivent  à établir  dv 
riches  collections  de  minéraux,  d’insectes, 
d'œufs  d'oiseaux,  etc. 


î.  Voir  le  u®  3b4  du  Petit  Français  illustré  p.  6. 


18 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


La  Bibliothèque. 

La  Bibliothèque,  ou  Vaughan  Library,  est 
une  des  richesses  de  cette  magnifique  école  de 
Harrow  où  il  semble  que  le  travail  doive  être  un 
plaisir,  la  distraction  naturelle  d'un  esprit 
jeune,  intelligent,  que  la  règle  n'astreint  pas  à 
des  tâches  ennuyeuses.  L'endroit  est  clair  et 
srai.  Les  hautes  fenêtres  en  saillie  montrent  la 
campagne  verdoyante  qui  descend  en  étages 
jusqu’aux  plaines,  les  arbres  touffus,  les  prai- 
ries grasses  oii  les  troupeaux  de  bœufs  mettent 
cà  et  là  des  taches  blanches.  La  salle  est  ornée 
de  portraits  d'anciens  directeurs  de  Harrow, 
figures  graves  et  douces. 

Ici,  dans  le  silence  des  livres,  en  face  de  ce 
riant  paysage,  les. studieux  del’école,  ceux  que 
n'attirent  pas  les  gloires  du  champ  de  cricket 
ou  de  football,  viennent  lire  et  rêver  à leur 
aise.  Les  plus  jeunes  ne  sont  admis  qu'à  cer- 
taines heures  de  la  journée,  les  aînés  ont  accès 
libre  et  jouissent  même  du  privilège  d’em- 
porter dans  leurs  chambres  les  volumes.  Quand 
ils  quittent  l’école,  ils  ajoutent  au  catalogue 
un  ou  plusieurs  numéros,  en  reconnaissance 
des  bonnes  heures  d’étude  et  d'intelligente 
flânerie. 

Nous  entrons  dans  le  petit  temple  protestant 
de  l'école.  La  lumière  multicolore  qui  tombe 
des  vitraux  éclaire  les  rangées  de  bancs  polis 
où,  le  dimanche,  les  élèves  viennent  prier  à 
côté  des  familles  de  leur  directeur  et  des  pro- 
fesseurs. Sur  les  murs,  des  plaques  de  marbre 
blanc  rappellent  le  souvenir  des  auteurs 
défunts  de  la  prospérité  de  Harrow.  Quelques- 
uns  sont  représentés  en  un  buste,  un  médaillon. 
Une  tablette  conserve  à la  postérité  les  noms 
des  Harrovians  tués  en  1854  dans  la  guerre  de 
Crimée. 

Notre  guide,  qui  ne  veut  rien  nous  épargner, 
nous  entraîne  encore  dans  le  Speech  Hall  ou 
salle  de  distribution  des  prix.  La  pièce  est 
vaste,  demi-circulaire,  la  corde  de  l’arc  étant 
occupée  par  l'estrade  où  siègent  les  autorités 
et  par  un  orgue  à l'usage  des  élèves.  Sur  les 
gradins,  un  millier  de  personnes  viennent  se 
presser  le  jour  où  les  récompenses  sont  décer- 
nées aux  élèves.  Cette  journée  voit  la  grande 
solennité  de  l’année.  Les  puissants  patrons  de 
Harrow  Scliool  arrivent  de  Londres  avec  leur 
famille,  en  grand  équipage.  Le  prince  de  Galles 
lui-même  assistait  avec  sa  suite  à la  dernière  dis- 
tribution des  prix.  L’entrée  de  chaque  personnage 
est  saluée,  dans  la  salle,  de  hourras  frénétiques. 
Des  discours  sont  prononcés,  puis  les  prix  sont 
distribués  au  milieu  des  applaudissements 
d'une  jeune  et  tumultueuse  assistance.  Ces 
prix  consistent  souvent  en  médailles  d'or,  dons 
annuels  de  différents  bienfaiteurs.  Ainsi  furent 
fondés  des  prix  de  version  latine,  de  mathé- 


matiques, de  version  grecque,  de  vers  latins, 
de  langues  vivantes,  etc. 

La  vie  des  collégiens  anglais. 

t'oyons  maintenant  quelle  est  l'existence  de 
ce  jeune  Harrovian,  pour  lequel  furent  édifiées 
ces  vastes  et  élégantes  constructions  où  ont 
été  réunis  tous  les  perfectionnements  pratiques, 
tous  les  accessoires  de  l’étude.  D’abord,  il  ne 
faut  pas  oublier  que  le  master  John  HuU  qui 
fréquente  les  écoles  publiques  est  d’ordinaire 
un  jeune  aristocrate,  par  le  nom  ou  par  la  for- 
tune. 11  ne  vient  pas  à l’école  pour  y conquérir 
un  diplôme  qui  sera  un  gagne-pain  Son  but 
est  d’y  apprendre  ce  qu'il  est  nécessaire  qu'un 
homme  du  monde  n'ignore  pas.  Il  y ajoute  par 
coquetterie  un  peu  de  latin  et  de  grec,  pour 
conserver  une  supériorité  sur  les  fils  des  com- 
merçants et  des  employés  divers  qui  ne  font 
que  des  études  primaires  ou  professionnelles. 
Surtout  il  désire  se  préparer  à la  vie,  devenir 
un  caractère,  quelqu'un,  et  il  travaille  autant 
à développer  sa  vigueur  physique,  son  cou- 
rage, sa  volonté  que  son  intelligence.  Dans  une 
telle  éducation,  l'entraînement  physique  a 
une  grande  part.  Un  professeur  anglais  disait, 
en  regardant  ses  élèves  jouer  au  football  : 
><  J aimerais  mieux  les  voir  privés  de  deux 
classes  que  manquer  à une  de  ces  parties-là.  « 

La  culture  morale  est  particulièrement 
soignée.  On  enseigne  aux  enfants  et  aux  jeunes 
gens  la  droiture  du  caractère,  la  franchise, 
l'energie.  et  une  certaine  assurance  qui  fait  que 
chacun  a confiance  en  ses  propres  ressources 
et  est  fier  d'être  lui-même  et  non  pas  un  autre. 
C'est  dans  cet  esprit-là  que  furent  dressés  les 
grands  capitaines,  les  marins,  les  explo- 
rateurs, les  hommes  d’État  dont  l'Angleterre 
s’honore. 

L'instruction  ne  vient  qu'en  troisième  ligne, 
et,  alors  qu'en  France,  elle  est  l'objet  de  tous 
les  soins  de  l'éducateur,  elle  semble  n’être, 
chez  les  Anglais,  que  le  complément  de  l'édu- 
cation morale. 

C'est-à-dire  que  les  collégiens  anglais,  aussi 
bien  à Harrow  qu'a  Éton  et  ailleurs,  consacrent 
peu  d'heures  au  travail. 

Les  classes  se  terminent  vers  :i  heures  et  les 
élèves  sont  alors  libres  de  s'en  aller  jouer  au 
cricket  ou  au  football  ou  à la  balle  au  mur, 
jeu  pour  lequel  sont  construits  des  murs 
spéciaux. 

Deux  fois  par  semaine  ils  jouissent  d’un 
demi-congé.  Le  dimanche  est  consacré  aux 
exercices  religieux. 

J’entre  dans  une  des  maisons  habitées  par 
les  élèves.  Car  l'internat-caserne  est  remplacé 
ici  par  l’internat-familial,  infiniment  plus  coû- 
teux, mais  aussi  plus  doux  et  plus  agréable. 


UN  COLLÈGE  ANGLAIS 


(î 


Les  professeurs  de  l'école  et  le  directeur 
reçoivent  chez  eux  de  dix  ù quarante  élèves  ! 
payant  de  2 000  à 2 300  francs  de  pension.  I 
M " B.  S.,  qui  dirige  une  de  ces  maison. »,  comme 
on  les  appelle,  m'eu  fait  les  honneurs  avec  une 
gracieuse  affabilité.  J’apprends  entre  temps  que 
son  mari,  le  professeur  B.  S.,  est  un  écrivain 
distingué,  auteur  d’un  volume  sur  Mahomet  et 
les  Mahométans. 

Je  pénètre  dans  plusieurs  chambres  d’élèves, 


même  à trois  élèves.  Mais  le  dortoir  n'existe 
pas- 

Nous  descendons  au  sous-sol  où  se  trouve  le 
réfectoire.  Deux  tables  servent,  trois  fois  par 
jour,  aux 40 élèves  delà  maison.  Dans  certaines 
maisons,  le  professeur  mange,  avec  toute  sa 
famille,  à la  table  des  élèves.  Ce  n'est  pas  le  cas 
pour  M.  B.  S. 

Le  service  est  fait  par  des  domestiques  en 
livrée. 


Vue  extérieure  de  la  Bibliothèque. 


Les  pièces  sont  de  petite  dimension,  meublées 
simplement  mais  avec  goût.  Le  lit  est  relevé, 
pendant  le  jour,  dans  une  sorte  de  placard. 

Les  cheminées  sont  garnies  de  fleurs,  de  por- 
traits de  famille,  de  souvenirs 

Une  pancarte  annonce  les  concours  de 
football  ou  de  cricket  de  la  saison. 

Sur  une  petite  table  l’élève  a étalé  ses 
cahiers. 

Au  mur  est  accrochée  une  étagère  où  sont 
rangés  ses  livres.  Les  rayons  sont  recouverts 
par  lui  de  rideaux  d'étoffe  abritant  les  volumes 
de  la  poussière. 

C'est  ici  que  se  font  les  devoirs.  L’étude  et 
le  maître  d’étude  sont  également  inconnus.  Et 
rien  n'empêche  lécolier  d'emporter  ses  livres 
et  son  papier  sur  le  bord  de  l'eau,  à l'ombre 
d'un  arbre,  partout  ou  il  lui  plaît.  Le  règlement 
exige  seulement  que  le  devoir  soit  fait  pour  la 
classe. 

Souvent,  la  même  chambre  sert  à deux  et 


Le  menu  du  repas  de  i heure,  auquel  j as- 
siste, est  simple  : roaslbeef  saignant  avec 
pommes  de  terre  bouillies  et  choux,  pudding 
aux  confitures.  Comme  boisson,  la  plupart  des 
élèves  boivent  de  l'eau,  d’autres  de  la  bière  ou 
du  lait.  La  nourriture  anglaise  est  peu  variée, 
mais  saine  et  substantielle.  Dans  les  classes 
moyennes  de  la  société,  elle  se  compose  presque 
uniquement  de  viandes  rôties,  de  légumes 
cuits  à l’eau,  sans  assaisonnement,  et  de  pud- 
dings , 

Un  élève  me  conte  que,  en  dehors  des  repas, 
les  üarroyiaus  font  une  grande  consommation 
de  gâteaux  II  est  généralement  admis  par  les 
parents  qu’outre  l'argent  de  poche  un  budget 
spécial  doit  être  accordé  pour  la  pâtisserie. 

Le  spectacle  est  amusant,  à la  sortie  de  la 
classe  du  soir,  des  écoliers  faisant  irruption 
dans  les  rues  de  la  petite  ville,  et  se  portant  en 
foule  chez  les  pourvoyeurs  ordinaires  de  leur 
gourmandise.  Comme  costume,  les  Harrovians 


20 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


portent  une  culotte  grise,  une  veste'  et  un  gilet 
noirs  et  un  chapeau  de  paille  avec  ruban  bleu 
fonce,  couleur  oftlcielle  de  l'école.  Les  grands 
portent,  en  grande  tenue,  l'habit  noir  et  le  cha- 
peau de  haute  forme. 

Les  sports  et  les  grands  jeux  de  plein  air 
occupent  une  large  place  dans  les  préoccupa- 
tions de  l’écolier  anglais.  Toute  la  nation, 
d'ailleurs,  est  d'accord  avec  les  jeunes  gens 
pour  s'intéresser  aux  prouesses  des  joueurs  de 
mrket  ou  de  football,  des  coureurs  et  des 
rameurs.  Le  capitaine  d'une  équipe  d'athlètes 
jouit  de  la  même  considération,  auprès  de  ses 
camarades  et  de  ses  maîtres,  que  le  fort  en 
thème  de  la  classe. 

Tout  le  long  de  l'année,  des  concours  ont 
lieu,  qui  stimulent  l'ardeur  des  joueurs.  Tantôt 
les  différentes  maisons  rivalisent  entre  elles, 
tantôt  les  sujets  les  plus  remarquables  de 
chaque  maison  s'unissent  pour  défier  une  école 
rivale.  , 

Ainsi  l'émulation  est  constante  et  la  passion 
du  sport  est  entretenue  parla  préparation  des 
différentes  rencontres. 

Les  maîtres,  loin  d'arrêter  l'enthousiasme 
des  élèves  pour  la  vie  physique,  le  favorisent, 
considérant  qu’une  partie  de  ballon  (football) 
est  le  meilleur  enseignement  possible  du  cou- 
rage. de  l'initiative,  de  la  courtoisie  dans  la 
luile,  toutes  choses  qui  ne  s’apprennent  pas 
dans  les  livres.  11  n’est  pas  rare  de  voir  un  pro- 
fesseur revêtir  le  maillot  de  laine  et  se  mêler 
aux  jeux  de  ses  élèves,  même  à un  âge  assez 
avancé. 

Un  grand  progrès  a été  accompli  en  France 
dans  le  sens  de  l’éducation  physique.  Nous  ren- 
voyons nos  jeunes  lecteurs,  sur  ce  chapitre,  à 
l'article  que  nous  avons  publié  dans  notre 
numéro  de  Pâques  (exceptionnel  hors  série  ; 
n"  i.  — Pâques  1895),  sur  les  Sports  athlétiques. 

S’il  est  un  exercice  où  les  Harrovians  excel- 
lent particulièrement,  eux  qui  les  pratiquent 
tous,  c'est  le  tir.  Us  sont  considérés  comme 
presque  invincibles  et  leurs  succès  ne  se 
comptent  plus. 

Us  ont  organisé,  en  outre,  un  corps  de  volon- 


ln hou  ralsonncnient.  — Votre  mère 
vous  a grondé  ; vous  êtes  tenté  de  vous  éloigner 
d'elle  et  de  bouder  : au  contraire,  courez  à elle, 
jetez-vous  dans  ses  bras,  priez-la  de  vous  par- 
donner. Vous  verrez  comme  vous  aurez  le  cœur 
plus  tranquille. 

Vous  vous  êtes  disputé  avec  votre  sœur  : ne 
lui  en  gardez  pas  rancune  et  ne  vous  endormez 
pas,  le  soir,  sans  avoir  fait  la  paix. 

J'ai  connu  un  jeune  garçon,  intelligent  et 
raisonnable,  qui  ne  boudait  jamais.  Quand  il 


taires  qui  s'exercent  régulièrement  au  manie- 
ment des  armes  de  guerre  et  prennent  part, 
chaque  année,  aux  manœuvres  d'Aldershot. 

La  musique  à l’école. 

Les  distractions  de  Harrow  School  ne  sont 
pas  uniquement  des  exercices  physiques.  J'ai 
déjà  mentionné  la  Société  des  sciences;  il  existe 
également  une  Société  musicale,  pour  la 
musique  instrumentale  et  vocale.  Est-ce  dans 
cette  société  qu'ont  été  composées  ces  chansons 
de  Harrow  que  les  élèves  entonnent  en  chœur, 
parles  soirs  d'hiver,  aux  veillées?  Si  la  musique 
en  est  parfois  jolie,  les  paroles  manquent 
souvent  de  poésie,  les  sujets  étant  inspirés 
par  les  occupations  de  l'écolier  ou  ses  jeux, 
matières  peu  poétiques.  Cependant  il  en  est 
d'amusantes  comme  The  Ducker,  la  Mare  aux 
Canards,  du  nom  de  la  pièce  d’eau  où  se  baignent 
les  élèves  de  Harrow. 

Mais  la  littérature  harrovienne  ne  se  limite 
pas  à des  chansons.  Harrow  possède,  comme 
toutes  les  écoles  publiques,  son  journal,  The 
Harrovian,  douze  pages  de  texte,  sous  couver- 
ture bleu  foncé,  portant  les  armoiries  de  l’école. 
Le  texte,  qui  est  en  grande  partie  l'œuvre  des 
elèves  eux-mêmes,  comprend  des  renseigne- 
ments sur  le  petit  monde  scolaire  de  Harrow, 
des  comptes  rendus  des  réunions  des  diverses 
sociétés,  des  pièces  de  vers  avec  des  devises  en 
latin,  des  essais  littéraires  et  de  copieuses 
informations  sur  les  différents  sports  des  Har- 
rovians. 

Ce  journal,  sous  son  apparence  modeste,  est 
un  puissant  trait  d'union  entre  toutes  les  per- 
sonnalités qui  s'intéressent  à l'existence  de  la 
grande  école  anglaise.  Parti  de  ce  petit  coin  de 
Harrow  où  il  est  entre  toutes  les  mains,  on  le 
retrouve  sur  les  tables  des  anciens  Harrovians, 
des  hommes  politiques,  des  jurisconsultes, 
des  pasteurs,  partout  affirmant  ce  grand  carac- 
tère de  l'école  anglaise,  cette  grande  qualité 
que  nous  ne  connaissons  pas  assez  dans  nos 
lycées  et  qui  est  une  force  : la  sympathie  entre 
tous,  la  solidarité.  G.  S. 


voyait  que  son  frère,  avec  qui  il  se  querellai 
parfois  un  peu,  était  tenté  de  bouder,  il  lu; 
disait  : « Allons.  Pierre,  embrassons-nous, 
oublions  cela.  Crois-tu  qu’à,  cause  de  ce  petit 
rien  nous  resterons  sans  nous  parler  jusqu’à  la 
fin  de  nos  jours  ?...  Non,  n'est-ce  pas  ? Eh  bien, 
puisqu'il  en  est  ainsi,  réconcilions-nous  tout 
de  suite.  Mieux  vaut  plus  tôt  que  plus  tard.  » 

11  embrassait  son  frère,  qui  se  trouvait  désarmé 
par  ce  raisonnement  et  cette  bonne  humeur  Ils 
se  mettaient  à rire  tous  les  deux.  C’était  fini. 


LES  FREDAINES  DE  MITAIZE 


21 


Les  fredaines  de  Mitaize  (sm*o'. 


La  promesse  des  beignets  dissipa  les  derniers 
nuages,  et  Mitaize  courut  à la  recherche  de  son 
oncle  et  de  son  frère.  On  soupa  dehors,  sous  le  grand 
noyer  ; les  beignets  à la  croûte  dorée,  encore  pétil- 
lants de  graisse,  eussent  disparu  sans  qu'il  en 
restât  un  seul,  si  M“  Le  Mauduy  n'en  avait  réservé 
deux  ou  trois  pour  la  petite  Jeanne  à qui  Vernier 
les  porta  en  courant;  puis  Mitaize  et  Daniel  rega- 
gnèrent leurs  chambres,  presque  aussi  contents 
l'un  que  l'autre  de  leur  journéei 

Le  lendemain, Danielapportn livres  et caliiers sous 
le  grand  arbre  où  étaient  placées,  à demeure,  une 
table  et  des  chaises  rustiques,  et  M.  Le  Mauduy  ne 
critiqua  pas  cette  organisation  de  la  salle  d’études; 
il  entendait  ne  point  chicaner  sur  les  détails  et 
sentait  bien  que  lorsqu'il  serait  obligé  de  quitter 
son  élève,  la  présence  même  de  Martial  ne  pourrait 
empêcher  celui-ci  de  gaspiller  son  temps  à des 
bagatelles.  Distrait  pour  distrait,  mieux  valait  donc 
qu'il  le  fût  en  plein  air,  où  la  surveillance  pourrait 
s'exercer  de  loin,  presque  sans  qu'il  s'en  doutât. 

Le  jeune  garçon  s'installa  donc  et  son  oncle 
s'assit  près  de  lui  : 

— Tu  sais  ce  que  j’ai  promis  à ton 
père,  mon  ami,  nous  allons  dresser 
ensemble  noire  plan  d'études,  si 
tu  le  veux  bien.  Je  donnais  des  i 

leçons  à Martial  Claudel,  il  viendra 
dorénavant  les  prendre 
ici;  un  peu  d'histoire  et 
de  géographie,  quelques 
versions;  l'histoire  natu- 
relle, nous  n'en  parle- 


i.  Voir  le  n#  354  du  Petit  Français  illustré,  p.  Z 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


22 


rons  que  pour  mémoire,  nous  avons  le  temps 
de  nous  en  occuper  dans  nos  courses.  Beaucoup 
d'arithmétique;  es-tu  tort'? 

Daniel  baissa  la  tête  : 

— Pas  trop,  mon  oncle. 

— Je  m’en  doutais,  mais  comme  il  faut  que 
je  connaisse  ta  force  avant  de  faire  venir 
Martial . nous  allons  travailler  ensemble. 
Mitaize,  elle,  profitera  de  la  leçon. 

Mi  laize  arriva,  les  mains  gardant  des  traces 
de  farine,  se  prenant  déjà  au  sérieux  dans  son 
rôle  de  ménagère;  cependant,  comme  tout  ce 
qui  était  changement  lui  plaisait,  elle  se  mit  à 
calculer  d'assez  bonne  grâce,  tandis  que  Daniel, 
les  yeux  lixés  devant  lui,  cherchait  vainement 
un  résultat  qui  ne  venait  pas. 

C'est  que,  par  là,  à quelques  mètres,  c'était 
la  forêt,  et  ses  profondeurs  mouvantes  ; sur 
la  lisière,  la  petite  maison  du  garde  et  les 
enfants  qui  jouaient  dans  le  jardinet;  puis, 
l’étang  aux  truites  dont  on  devinait  la  place 
entre  les  premières  frondaisons,  le  déversoir 
duquel  s'échappait  dans  les  prés  en  contre- bas 
un  mince  filet  d'eau  irisé  par  la  lumière. 

Et  voila  que  la  solution  du  problème  s’obsti- 
nait à rester  introuvable,  que  l’étude  lui  parais- 
sait ennuyeuse,  qu’il  lui  venait  une  irrésistible 
envie  de  s’enfuir.  M.  Le  Mauduy  le  devina,  se 
fit  lire  le  problème,  critiqua  la  marche  suivie 
et  finalement  donna  une  explication  si  claire 
que  Mitaize.  triomphante,  l’acheva  la  première 
et  cria  - « J'ai  trouvé  »,  bien  avant  que  Daniel 
eût  déposé  sa  plume. 

— Combien  trouves-tu,  toi,  fit-il?... 

— Cinq  mille  quarante-neuf  francs. 

Il  refit  rapidement  quelques  chiffres  et,  d'un 
air  détaché  : 

— Tiens,  moi  aussi... 

L'oncle  jeta  un  coup  d'œil  sur  son  cahier  et 
d un  ton  sévère  : 

— Parce  que  tu  l’as  posé  comme  total  sans 
t’tnquiéter  si  tes  opérations  étaient  justes,  et 
elles  ne  le  sont  pas.  Je  t’avertis  qu’avec  moi, 
de  pareils  moyens  n’aboutiront  qu’à  te  faire 
punir,  car  il  ne  s'agit  pas  d’employer  tes 
heures  d’une  façon  quelconque,  mais  d'arriver 
à réaliser  des  progrès.  Pour  la  première  fois, 
je  me  contente  de  t'avertir;  un  autre  jour,  je 
punirai. 

— Mais  e'est  trop  difficile,  oncle. 

— Un  peu  de  calcul  oral,  alors. 

Ceci  alla  mieux,  chacun  des  enfants  ayant  la 
présence  de  l’autre  pour  stimulant.  Dany  se 
trouvant  dépité  d’entendre  Mitaize  compter 
plus  vite  que  lui,  Mitaize  faisant  tous  ses 
efforts  pour  le  dépasser,  et  la  leçon  de  calcul 
donna  de  meilleurs  résultats  que  le  début  ne 
l’avait  fait  prévoir.  Puis,  Mitaize  rentra  à la 
maison  pour  prendre  sa  couture,  Daniel  ouvrit 
son  histoire  et  en  revit  consciencieusement  les 


premiers  chapitres.  Il  fallait  pouvoir  répondre 
tout  à l’heure  et  il  ne  se  souciait  pas  d'être 
puni,  pas  plus  que  de  paraître  moins  fort  que 
le  camarade  qu'on  lui  annonçait. 

Quand  il  eut  terminé  sa  tâche,  M.  Le  Mauduy 
se  leva  : 

— Vacances  complètes  maintenant,  dit-il. 
Voyons,  sois  franc,  est-ce  donc  si  dur,  le 
travail? 

— C’est  toujours  dur  pour  moi,  répondit 
Daniel,  mais  aujourd'hui,  cela  a encore  assez 
bien  marché. 

— Cela  marchera  bien  ou  mal  selon  que  tu 
auras  ou  non  de  la  bonne  volonté,  mon  ann  ; je 
compte  donc  que  tu  en  montreras  toujours  et 
que  je  n’aurai  à envoyer  à ton  père  que  des 
notes  excellentes.  Va  t’amuser,  à demain  la 
version  latine. 

U courut,  tout  d’une  haleine,  jusqu'au  ruis- 
seau qui  alimentait  l’étang  aux  truites,  sur  le 
bord  duquel  Yermer  lui  avait  aidé  à installer 
un  petit  moulin,  et,  se  jetant  sur  l’herbe  toute 
semée  de  silènes  roses,  il  s'étendit  sur  le  dos, 
les  mains  soutenant  sa  tête,  comme  s'il  se  fut 
reposé  de  quelque  terrible  besogne,  et  si  décidé 
a ne  pas  bouger  que,  malgré  lui,  ses  yeux  se 
fermèrent  et  qu’il  s'endormit  profondément. 

L'heure  du  dîner  venue,  on  le  chercha  par- 
tout, on  l'appela,  rien  ne  répondit  et,  comme 
un  fermier  venait  en  hâte  appeler  M.  Le 
Mauduy  près  de  sa  femme  malade,  tante  Marie- 
Anne.  très  contrariée  du  retard  de  Daniel, 
proposa  de  dîner  sans  lui. 

Mais  son  mari,  devinant  son  inquiétude,  n’y 
consentit  pas.  Tout  à coup,  on  entendit  la  voix 
de  Mitaize  qui  arrivait  en  criant  le  long  du 
ruisseau,  poursuivie  par  Daniel,  les  poings 
levés.  Yermer  se  précipita  et  retint  le  petit 
garçon  au  moment  où  il  rejoignait  sa  sœur,  et 
il  reçut  à La  place  de  celle-ei  le  coup  de  poing 
qui  allait  l’atteindre. 

— Eh  bien  ! que  signifie?  s'écria  l'oncle... 

— C’est  Mitaize... 

— C’est  Dany... 

— Expliquez-vous  tranquillement,  si  vous 
pouvez.  Depuis  quand  un  garçon  bien  élevé 
frappe-t-il  sa  sœur?.. 

— Mon  oncle,  c'est  elle  qui  a commencé,  je 
vous  assure,  j’étais  là-bas,  bien  tranquille... 

— Je  crois  bien,  il  dormait,  interrompit 
Mitaize,  narquoise.. 

— Je  fermais  les  yeux,  voilà  tout...  alors,  elle 
est  venue  me  chatouiller  le  nez  avec  de  l'herbe. 

— Comme  si  j'aurais  seulement  pu  essayer 
s’il  n’avait  pas  dormi  comme  un  loir... 

— Je  me  suis  levé  en  colère  et  je  lui  ai  dit 
de  finir. 

— Tu  m’as  dit  : « Finis  ou  tu  recevras  un 
| soufflet  »,  et  je  t'ai  répondu  . » Je  me  moque  de 
I toi  et  du  soufflet  »,  je  m’en  moque  encore,  je  ne 


l'ai  pas  reçu,  continua-t-elle  en  le  bravant  du 
regard. 

— Non,  c'est  Yermer  qui  a été  frappé  à ta 
place,  ttt  tante  Marie-Anne  indignée;  vous  avez 
été  aussi  déraisonnables  l'un  que  l'autre,  vous 
serez  donc  punis  tous  les  deux. 

Les  enfants,  surpris  de  cette  sévérité  inat- 
tendue chez  la  vieille  dame  toujours  si  indul- 
gente, n’essayèrent  pas  de  résister  ; ils  dînèrent 
en  silence  et  se  mirent  à leur  besogne,  sans 
qu'on  eût  besoin  de  le  leur  ordonner  de  nouveau. 
M“  Le  Mauduy,  les  voyant  occupés,  en  profita 
pour  se  livrer  il  divers  rangements  Intérieurs; 
du  reste,  Yermer  mettait  dans  le  verger  des 
supports  aux  pommiers  trop  couverts  de  fruits 
et,  en  passant  près  de  lui,  sa  maîtresse  lui 
avait  recommandé  de  l'appeler  de  suite,  si  les 
enfants  faisaient  mine  de  s'éloigner. 

Ils  n'y  pensaient  ni  l'un  ni  l'autre,  paraissant 
faire  assaut  de  bonne  volonté,  ce  qui  ne  les 
empêchait  pas  de  causer  A voix  basse  : 

— Mitaize,  je  ne  viens  pas  à bout  de  ma 
version,  je  ne  liens  pas  le  sens... 

— Qu’est-ce  que  cela  fait,  dit-elle  avec  la 
plus  grande  tranquillité,  est-ce  que  tu  te  figures 
que  l'oncle  y verra  quelque  chose'?  c'est  pour 
se  donner  des  airs  de  savant,  ce  qu'il  en  fait, 
voilà  tout. 

— Mais,  ma  sœur,  pour  être  médecin,  on 
fait  ses  classes. 

— Pour  être  garde  forestier,  on  n'a  pas 
besoin  de  les  faire,  déclara-t-elle  ; mais  toi,  tu 
n'es  qu'un  trembleur.  Je  te  dis  qu’il  n'est  pas 
capable  de  voir  si  ta  version  est  lionne  ou 
mauvaise. 


— Et  s'il  le  voit  ? 

— Eh  bien  ! il  grondera...  la  belle  affaire!  et 
nous  serons  là  pour  écouter  le  sermon. 

— Je  serai  puni... 

— Ce  ne  sera  pas  la  première  fois. 

— Mitaize,  tu  m'exaspères,  je  voudrais  te 
sentir  à ma  place. 

Elle  se  leva,  oubliant  toute  prudence. 

— Je  ne  suis  pas  mieux  que  toi,  bien  sûr  ; 
c'est  ta  faute  si  nous  sommes  ici,  et  tu  ne 
te  figures  qias  que  je  m'amuse  dans  ce  vilain 
trou.... 

— Moi,  je  m’y  amuse,  et  s’il  n’y  avait  pas 
les  devoirs,  je  crois  que  je  m'y  plairais  tout 
à fait. 

— Mais  vuilà,  il  y a les  devoirs,  ricana-t-elle, 
et  un  tas  d’autres  choses  gênantes,  il  n'y  a 
pas  à dire,  mon  pauvre  Dany,  nous  sommes 
en  pénitence  tous  les  deux.  Tiens,  voilà  un  de 
mes  mouchoirs  ourlé;  pas  bien...  oh  ! ça  non. 
mais  tant  pis,  je  ne  tiens  pas  à ce  que  cette 
vieille  méchante  femme  soit  contente. 

— Il  faut  être  juste,  Mitaize,  elle  n’est  pas 
méchante  du  tout  ; nous  lui  causons  pas  mal 
d’embarras,  tu  penses,  et  elle  n’a  pas  l'air  d’y 
prendre  garde. 

— Parce  qu'elle  est  très  flattée  d’avoir  chez 
elle  les  enfants  du  docteur  Servaize.  Je  parie 
qu’elle  a raconté  à toutes  les  commères  des 
environs  que  papa  est  un  grand  médecin  pari- 
sien. Et  puis,  ils  ne  sont  pas  riches,  je  l'ai 
entendu  dire  à la  bonne,  et  ils  ne  doivent  pas 
être  fâchés  de  recevoir  l’argent  de  notre 
pension. 

(A  suivre).  P.  F. 


« Fais-moi  songer,  sans  faute,  à te  donner  demain  un  morceau 
de  sucre  ». 


Le  lendemain,  à la  première  heure,  Félèphant  avait  fait  un 
nœud  à son  mouchoir  1 


24 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


Bégaiement  lunati«|ue.  — Un  fait  bien 
curieux  elait  signalé  dernièrement  à un  journal 
anglais- par  un  de  ses  correspondants  de  Béuarès. 
D’après  l’observateur,  la  lune  semblerait  exercer 
une  influence  sur  le  bégaiement.  Ainsi  un  bègue 
aurait  remarque  que  plus  la  nuit  était  claire 
et  plus  son  parler  était  obscur,  tandis  qu’au 
contraire,  plus  la  nuit  était  obscure  et  plus  sa 
parole  était  claire.  — Mystère  et  astronomie  ! 


* * 

Clieval  sauteur.  — Jusqu'ici  les  plus  beaux 
sauts  de  chevaux  que  nous  eussions  vus  dans  les 
cirques  ne  dépassaient  pas  lra,50;  mais  il  parait 
qu'un  cheval  américain  du  nom  d 'Ontario  laisse 
bien  loin  derrière  lui  ses  congénères  les  mieux 
doués.  Ce  cheval  extraordinaire  aurait,  en  effet, 
franchi  un  obstacle  de  2“,10  de  hauteur,  avec  un 
cavalier  de  70  kilogs  en  selle. 

Nous  espérons  bien  que  si  l'on  exhibe  quelque 
jour  le  fameux  cheval  dans  les  cirques  d’Amé- 
rique, son  heureux  propriétaire  voudra  bien  lui 
laisser  faire  un  saut  jusqu'en  France. 

* 

* * 

Chiens  «le  guerre  ambulanciers  — 

Pourquoi  n’emploierait-on  pas,  pour  la  recherche 
des  blessés  sur  les  champs  de  batailles,  les  chiens 
qui  dans  les  montagnes  savent  si  bien  retrouver 
les  voyageurs  égarés? 

On  vient  de  faire,  aux  États-Unis,  des  expé- 
riences très  concluantes  à ce  sujet.  Ainsi  l’on  a 
vu  un  chien  retrouver  en  une  demi-heure  huit 
hommes  couchés  au  milieu  des  buissons  et  simu- 
lant des  blessés.  A chaque  nouvelle  découverte,  le 
chien  venait  retrouver  son  maître  et  le  conduisait 
auprès  de  l’homme  étendu  sur  le  sol. 

De  plus,  on  a imaginé  de  munir  ces  chiens 
d'une  sorte  de  bàt  portant  une  lanterne  élec- 
trique, ce  qui  permettrait  aux  soldats  des  ambu- 
lances de  faire  des  recherches  en  pleine  nuit  en 
suivant  leur  chien. 

* 

* * 

Maximes.  — La  rue  qui  s'appelle  Demain 
conduit  a la  place  Jamais  (proverbe  espagnol). 

Il  faut  faire  non  ce  qu’on  a du  plaisir  a faire, 
mais  ce  qu’on  sera  content  d’avoir  fait. 


REPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMERO  351. 

I.  Anciennes  mesures. 

Avant  l'adoption  du  système  métrique,  la  toise  était,  en 
France,  la  principale  unité  de  longueur.  Elle  s©  divisait  en  6 
pieds , le  pieds  en  12  pouces , le  pouce  en  12  lignes,  la  ligne  en 
12  points.  — Comparées  aux  mesures  actuelles  de  longueur, 
les  anciennes  valent  la  toise,  1®  9i9,  le  pied,  32  cm.  484; 
le  pouce,  2 cm.  107;  la  ligne,  2““  256  — L’aune,  unité  pour 
la  mesure  des  étoiles.  valait  1"  188  La  lieue  de  poste,  valait 
3 898  mètres. 

II.  Mots  francisés. 

En  Russie,  l'empereur  porte  le  nom  de  tsar-,  son  palais  à 


Fausse*  nouvelles  (par  notre  câble  spé- 
cial) — Nous  apprenons  que  le  célèbre  docteur 
Bomba  est  en  train  de  mener  à bonne  fin  des 
expériences  de  laboratoire  pour  la  vaccination  du 
canon  Krupp.  Si  les  théories  du  savant  ne  sont 
pas  démenties  par  les  faits  et  s’il  trouve  la  faci- 
lité de  les  appliquer  librement  dans  la  pratique, 
il  arrivera-^ans  doute  à rendre,  par  inoculation, 
le  Krupp  inoJTfensif. 


Bizarreries  «lu  langage.  — Sur  un  trans- 
atlantique ; 

h Les  cabines  sont  bien  petites,  dit  un  passager 
à son  voisin. 

— Comment!  monsieur,  nous  sommes  au 
large  et  vous  vous  plaignez  d’être  a l’étroit!  » 


REPONSES  A CHERCHER 

Lettres  iucomuies.  — A chacun  des  huit 
mots  suivants,  ajouter  une  leltie  qui  n’y  soit  pas 
déjà  contenue,  et  différente  pour  chacun  d’eux,  de 
façon  à former  huit  noms  de  couleurs  : 

Orge.  — Élu.  — Toile.  — Ret.  — Jeun.  — 
Nager.  — Clan.  — Roi. 

* 

* *. 

Étymologie.  — Quel  est  l’origine  de  l’excla* 
malion  « Hourrah  ! » 

* 

Curiosité  liistori<fue  — A quel  époque 
l’expression  « Bête  comme  la  paix  » fut-elle  très 
répandue  en  France  ? De  quelle  paix  s’agit-il 
dans  cette  expression  ? 

Charade. 

Mon  premier  est  daus  la  grammaire, 

Chapitre  : Adjectifs  possessifs. 

Mon  second  dur,  ardu,  sévère, 

Dans  la  mer  forme  les  récifs. 

Mon  tout,  un  empire  d’Afrique, 

Nous  vient,  dit-on,  des  Sarrazms; 

Son  roi,  despote,  tyrannique, 

Est  en  guerre  avec  ses  voisins. 


Moscou  est  le  Kremlin  ; ses  édits  s'appellent  des  ukases  , les 
grands  soigneurs  sont  des  boyards , les  distances  se  mesurent 
eu  verstes , les  paiements  se  font  en  roubles,  on  kopecks , les 
condamnés  reçoivent  le  knout. 

III  Mot  carré. 

ORAGE 

ROMAN 

AMONT 

GANSE 

ENTER 


Le  Gerant:  Maurick  TARDIEU. 


rouie  demande  de  cl, nullement  i ods-esse  do,l  lire  accompagnée  de  l'une  des  derniei-es  bandes, et  de  bO  centimes  en  timbres-poste. 


8'  année.  — N°  356. 


10  centimes. 


21  décembre  1895. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


En  route  vers  le  Pôle,  — Le  petit  NoCI  des  explorateurs. 


26 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Chryséis  au 

Les  Touareg,  au  singulier  Targui,  sont  des 
peuplades  étranges  qui  habitent  le  Sahara  : ils 
ont  la  peau  blanche,  parfois  même  les  yeux 
bleus,  ce  qui  est  chez  eux  un  signe  de  pureté 
de  race,  et  par  conséquent  de  noblesse.  Us  sont 
vêtus  d'étoffes  de  coton  d’un  bleu  très  foncé, 
qu'on  fabrique  au  Soudan  ; ils  se  coiffent  d’une 
pièce  de  même  étoffe  qui  forme  turban,  visière 
et  voile  : ce  dernier  trait  leur  est  particulier; 
les  yeux  seuls  sont  visibles  entre  les  deux  plis 
de  ce  masque  presque  noir.  L'éclat  du  soleil,  et 
sa  réverbération  sur  le  sable,  ont  sans  doute 
donné  naissance  A cet  usage,  si  bien  ancré 
aujourd'hui  dans  les  mœurs,  qu’un  guerrier 
targui  ne  quitte  pas  même  son  voile  pour  dor- 
mir, et  croirait  commettre  une  grave  inconve- 
nance en  laissant  voir  ses  traits.  Par  contre, 
les  femmes  sortent  à visage  découvert,  et  ont 
beaucoup  d’autorité  ; elles  sont  généralement 
plus  instruites  que  leurs  maris,  et  ceux-ci  les 
respectent  assez  pour  n’avoir  jamais  qu’une 
épouse.  Us  comprennent  plusieurs  classes  ; des 
nobles  ou  guerriers,  des  serfs  et  des  esclaves, 
ceux-ci  nègres  ou  captifs  de  guerre  Des  peu- 
plades entières  sont  leurs  tributaires,  et  souvent 
sont  durement  opprimées.  Les  Touareg  sont 
des  peuples  essentiellement  pasteurs,  et,  parmi 
leurs  nombreux  troupeaux,  le  premier  rang 
appartient  aux  méharis  splendides  qui  font 
leur  orgueil  et  qu'ils  préfèrent  de  beaucoup  aux 
chevaux.  Mais  là  n'est  point  la  principale 
source  de  leurs  revenus,  et  c’est  ici  que  je 
reviens  à leur  rôle  au  désert. 

Ce  rôle,  mal  apprécié  par  quelques  esprits 
chagrins,  est  tout  d’humanité.  Une  caravane 
passe-t-elle,  lourdement,  pesamment  chargée? 
Vite,  le  Targui  s'offre  à la  soulager;  quatre, 
cinq,  dix  chameaux,  selon  l’importance  du 
convoi,  passent  avec  leurs  bagages  au  pouvoir 
de  la  tribu,  qui,  en  échange  et  par  bonne  amitié, 
escortera  courtoisement  ses  nouvelles  connais- 
sances jusqu'au  territoire  du  clan  voisin.  Là, 
un  nouveau  cadeau  assure  aux  voyageurs  les 
bonnes  grâces  des  maîtres  du  pays,  lesquels 
imiteront  leurs  frères.  Grâce  à cette  coutume 
patriarcale,  qui  rappelle  un  peu  les  agissements 
de  certains  seigneurs  féodaux  ou  de  quelques 
brigands  espagnols  ou  napolitains,  la  caravane 
arrive  à destination  sans  encombre,  et  nota- 
blement diminuée,  ce  qui  est  toujours  appré- 
ciable pour  les  gens  pressés,  que  retardent  trop 
facilement  d'embarrassants  bagages.  Que  si  un 
convoi  malappris  refuse  d’offrir  aux  amis  v oilés 
les  petits  présents  traditionnels,  ceux-ci  ne 


désert  (Suite)'. 

répondent  plus  de  rien  ; justement  froissés  de 
ce  manque  .de  délicatesse,  ils  s'entendent  avec 
les  tribus  voisines,  et...  dame!  il  peut  se 
faire  que  la  caravane  n’arrive  pas  du  tout  au 
terme  de  son  voyage.  Ce  n’est  pas  la  faute  des 
Touareg,  peuvent-Us,  en  bonne  justice,  faire 
la  police  du  désert  au  profit  de  gens  qui  ne 
paient  pas  ? Ceux-ci  en  ont  pour  leur  argent  ; 
c’est  bien  fait  pour  eux. 

Cela  posé,  on  comprendra  combien  ils  avaient 
dù  être  blessés  de  la  façon  d’agir  du  dernier 
convoi  destiné  à Tombouctou.  Non  seulement 
on  ne  s’était  pas  adressé  à eux  pour  éclairer  la 
route,  mais,  par  uneindigneméflance,  chameaux 
et  voyageurs  étaient  solidement  protégés  : les 
spahis  meharistes  étaient  armés  jusqu’aux 
dents,  tout  comme  les  soldats  indigènes  qui 
escortaient  les  djemels  chargés  de  vivres  et  de 
munitions.  Conséquences  ; d’abord  les  Touareg 
avaient  été  frustrés  des  « cadeaux  » ordinaires; 
ensuite  on  leur  avait  témoigné  une  injurieuse 
méfiance;  enfin,  comme  ils  n’avaient  pas  osé 
attaquer  un  aussi  imposant  cortège,  les  chiens 
de  Français  avaient  passé  sans  encombre.  Cela 
criait,  vengeance  : c’est  évident. 

Aussi  le  chef  de  la  tribu  qui  nous  occupe,  le 
très  noble  Sidi-el-Iladj,  avait-il  pris  immédia- 
tement ses  mesures  pour  venger  cet  outrage 
national  Le  colonel  Verduron  était  un  très 
brave  et  très  habile  officier,  mais  il  était  venu 
depuis  peu  d'Europe,  et  n'avait  pasles  traditions 
militaires  de  l’armée  d'Afrique,  notamment  sur 
le  doublement  des  sentinelles.  On  entend  par 
la  le  système  par  lequel  les  vedettes  forment 
une  chaîne  double  de  cinquante  pas  en  cin- 
quante pas,  de  façon  que  ni  homme  ni  bête  ne 
puisse  pénétrer  à leur  insu  dans  le  campement 
qu’elles  gardent.  Il  en  était  de  même  pour  la 
dénudation  du  pays,  que  le  colonel  n’avait  pas 
ordonnée,  et  qu'eu  ces  régions  il  faut  faire  avec 
le  plus  grand  soin,  l'ennemi  se  servant  le  plus 
souvent  des  buissons  et  des  herbes  hautes  pour 
dissimuler  sa  présence. 

C'est  de  ces  différentes  circonstances  que 
Sidi-el-Hadj  avait  profité.  Avec  une  petite  troupe 
de  guerriers  choisis,  il  s'était  approché  très 
près  de  la  ville.  On  ne  s’était  pas  aperçu  do  ses 
mouvements,  .parce  que  les  Touareg  opèrent 
de  préférence  la  nuit,  et  que  ceux-ci,  au 
contraire,  bravant  sous  leur  voile  l'ardente 
réverbération  du  sable,  avaient  profité  de 
l’heure  de  la  sieste  pour  traverser  l’espace 
découvert  où  tout  Tombouctou  aurait  pu  les 
voir.  Fuis  ils  s’élaieul  lapis  dans  une  de  ces 


1.  Voir  le  n#  355  du  Petit  Français  illustré,  p,  H 


CHRYSÉIS  AU  DÉSERT 


27 


vastes  excavations  naturelles  qui  abondent 
autour  de  Tombouctou;  et  là,  cachés  par  un 
bouquet  de  palmiers,  lentisques,  mimosées  de 
toutes  sortes,  ils  avaient  attendu  patiemment 
le  moment  d'un  coup  de  main. 

Aussi,  quand  Chryséis,  pour  son  malheur, 
s'était  approchée  du  fatal  fourré,  Sidi-ol-Hadj 
n'avait  pas  même  eu  besoin  de  faire  un  signe 
à ses  guerriers.  Cette  jolie  petite  fille  en  toilette 
élégante,  ce  n'était  peut-être  pas  le  profit,  mais 
c'était  certainement  la  vengeance,  car  il  était 
bien  évident  qu'elle  occupait  un  rang  élevé 
chez  les  rouinis.  Quoi  qu'on  fil  d'elle,  on  aurait 
toujours  montré  à Sldi-Verdurou  qu'on  ne  se 
jouait  pas  im- 
punément d'un 
chef  targui. 

D'ailleurs , il 
fallait  bien  se 
contenter  de 
Chryséis  com- 
me butin,  car 
presque  aussi- 
tôt un  gros  de 
cavaliers  fran- 
çais se  montra 
vers  la  ville, 
des  sonneries 
de  clairon  se 
firent  entendre, 
un  remue-mé- 
nage inusité 
agita  le  camp 
français  et  Sidi- 
el-Hadj  pressa 
ses  guerriers,  qui  firent  voler  les  meliara  sur 
le  sable. 

Mais  la  pauvre  Chryséis,  ficelée  dans  un 
burnous,  jetée  comme  un  paquet  en  travers  de 
la  haute  selle  de  Sidi-el-Hadj,  la  pauvre  Chryséis 
n'était  point  à la  noce,  et  ses  impressions  de 
voyage  s’enrichissaient  là  d'un  chapitre  qu’elle 
n'avait  pas  prévu,  et  qui  ne  lui  paraissait  pas 
drôle.  Les  conditions  dudit  voyage  étaient,  en 
effet,  déplorables.  Outre  qu'être  jetée,  jambes 
de-ci,  tète  de-là,  en  travers  d'une  selle,  n'a  rien 
de  délicieux  en  soi,  le  méhari  avait  allongé  le 
pas  et  pris  le  grand  trot  ; — lisez  le  grand  galop 
d'un  cheval  qui  aurait  des  jambes  de  deux 
mètres;  — et  il  secouait  la  malheureuse  enfant 
de  façon  à lui  rompre  les  os.  Telles  on  voit  de 
tendres  feuilles  de  laitue  dans  un  panier  à 
salade  étincelant  agité  par  une  main  vigoureuse, 
telle  était  la  fille  du  colonel  Verduronsurle  cou 
du  méhari  de  son  ravisseur  (ceci  est  une  compa- 
raison pastorale  imitée  directement  d'Homère). 
De  plus,  mille  circonstances  pénibles  augmen- 
taient ses  souff  rances  : le  burnous,  qui  semblait 


avoir  servi  à toute  la  tribu,  exhalait  une  odeur 
complexe  de  poil  de  chameau,  de  graisse  de 
mouton  et  de  crasse  humaine,  qui  soulevait  le 
cœur;  la  boîte  de  fer-blanc  dansait  au  bout  de 
sa  courroie,  et  retombant  eu  cadence  sur  les 
reins  de  la  captive,  martelait  douloureusement 
le  côté  qui  échappait  aux  bonds  du  méhari. 
Rien  ne  manquait,  en  un  mot,  aux  charmes  de 
la  promenade. 

Cependant  la  fillette  elle-même  était  plus 
étonnée,  indignée,  que.  très  épouvantée  de 
l'aventure.  Très  énergique  au  fond,  elle  n'avait 
ni  perdu  connaissance,  ni  essayé  de  s'échapper 
du  burnous;  elle  sentait  d'ailleurs  que  tout 
effort  pour  se 
dégager  serait 
inutile.  Mais, 
pour  employer 
un  mot  de  Ju- 
bier,  elle  m- 
ijeail  ni  dedans , 
si  l'extérieur 
était  à peu  près 
calme.  Être  en- 
levée, passe  : 
cela  donnait 
même  au  voya- 
ge d'Afrique  un 
certain  ragoût 
qui  n'était  pas 
sans  charme; 
d’ailleurs  elle 
pourrait  ainsi 
prendre  des  no- 
tes très  curieu- 
ses pour  son  grand  travail  ethnographique,  et 
son  père  ne  la  laisserait  certes  pas  longtemps 
en  captivité.  Mais  être  enlevée  avec  un  tel  sans- 
gêne,  enveloppée  dans  un  manteau  malpropre, 
secouée  comme  on  secoue  les  colis  fragiles 
sur  nos  grandes  lignes  de  chemins  de  fer, 
cela,  c'était  au-dessus  de  ses  forces  et  passait 
toutes  les  bornes.  Aussi  se  promettait-elle  bien 
de  dire  sou  fait  au  malappris  qui  traitait  ainsi 
une  Française  et  une  bachelière. 

...  C'est  en  pleine  nuit  que  la  troupe  arriva 
au  douar.  Les  cavaliers  firent  agenouiller  les 
chameaux,  et  mirent  pied  à terre.  Et,  tandis  que 
les  esclaves  prenaient  soin  des  bêtes,  le  cheik 
déballa  Chryséis. 

Débarrassée  du  manteau  qui  l'étouffait,  la 
fillette  apparut,  toute  rose  de  colère  — et  de 
chaleur  — les  cheveux  ébouriffés,  se  secouant 
comme  un  oiseau  au  bord  du  nid.  et  tout  joli- 
ment éclairée  par  le  feu  qui  brûlait  au  milieu 
du  camp.  Autour  de  ce  feu,  les  femmes  s’ôtaient 
groupées,  comme  elles  le  font  souvent,  le  soir, 
pour  chanter  et  jouer  de  la  rebaza1,  et  l'arrivée 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


28 


des  guerriers  avec  leur  butin  avait  interrompu 
le  concert.  Chrvséis  formait  donc  le  centre  d'un 
cercle  dont  les  mille  yeux  s’intéressaient  à ses 
moindres  mouvements,  comme  à ceux  d'une 
bète  curieuse.  Elle  ne  se  démonta  pas,  et,  d’un 
regard  circulaire,  lit  le  tour  de  l'assistance. 
Cela  n'était  point  banal,  d'ailleurs.  Au  premier 
rang  du  cercle,  Sidi-el-Hadj  s'appuyait  fami- 
lièrement sur  l'épaule  d'une  jeune  femme, 
assise  à ses  pieds  : une  grande  et  belle  créa- 
ture, à la  peau  blanche,  aux  veux  bleus, 
signe  de  noblesse,  aux  magnifiques  cheveux 
d’un  blond  doré,  lière  et  élégante  de  traits  et  de 
taille  : M ’ Sidi-el-Hadj,  en  un  mot,  de  son  petit 
nom  Aouka.  Et  tout  autour  d’elle  Chrysêis  vit 
le  même  spectacle  : les  guerriers  deboul,  voilés, 
grands,  élancés,  presque  terrifiants  dans  leur 
aspect  mystérieux;  et,  près  d’eux  ou  a leurs 
pieds,  des  femmes  aux  cheveux  et  aux 
yeux  clairs,  « blanches  comme  des  chré- 
liennes,  » vraies  fleurs  du  désert  écloses  dans 
les  sables  de  feu.  De  beaux  enfants  se  jouaient 
m tour  du  brasier,  ou  riaient  dans  les  bras  de 
leurs  mères;  tandis  qu'au  plus  haut  du  ciel  la 
■ ne  blanche  versait  sur  le  désert  sa  lumière 
d'argent  : c'était  uu  tableau  inoubliable... 

.Mais  Chrysêis  n'était  pas  en  train  d'admirer 
. pittoresque  du  campement  ; cela  se  comprend 
:u  peu,  vu  sa  situation  particulière.  Toute  à 
*011  exaspération,  elle  se  tourna  vers  le  cheik, 
qu'elle  reconnut  tout  de  suite  pour  le  maitre  de 
céans,  et  lui  adressa  la  parole  a\  ec  une  véhé- 
mence et  une  indignation  qui  parurent  beau- 
coup amuser  le  Targui.  Dans  ses  yeux  durs, 
qui  brillaient  seuls  entre  les  plis  de  son  voile, 
passait  une  gaîté  inaccoutumée  en  écoutant  les 
reproches  et  les  adjurations  passionnées  de  la 
fillette.  Il  se  pencha  et  dit  un  mot  à Aouka,  qui 
éclata  de  rire,  et  toutes  les  femmes  firent 
chorus  ; quant  aux  guerriers,  ils  ne  rient 
jamais,  mais  on  vit  leurs  yeux  sourire. 

Chrysêis  vit  qu'oil  se  moquait  d'elle,  et  sa 
rage  redoubla.  Elle  frappa  du  pied,  et  s’avan- 
çant furieuse  vers  le  cheik,  lui  mit  sous  le  nez 
ses  deux  petits  poings  fermés. 

Cette  pantomime  se  comprend  dans  toutes 
ies  langues  ; mal  en  prit  à Chrysêis  de  l’avoir 
employée;  Aouka  se  dressa,  blanche  décoléré, 
et  lui  asséna  deux  soufflets  qui  lui  apprirent 
que  l’air  du  Sahara  vaut  au  moins  autant  que 
le  fer  Bravais  pour  développer  les  muscles  des 
jeunes  femmes. 

Quant  au  cheik,  il  souriait  toujours,  mais 
sou  regard  était  devenu  très  dur,  et,  sur  un  mot 
de  lui,  Aouka  lit  un  signe  : deux  esclaves 
bronzés  saisirent  Chrysêis,  lui  ficelèrent  les 
pieds  et  les  mains  malgré  ses  cris  et  sa  résis- 
tance, et  remportèrent  comme  une  plume,  loin 
dans  l'ombre  des  tentes,  à l'autre  exlrémitéidu 
campement.  Là,  ils  la  jetèrent  sur  le  sable,  à 


côté  des  chameaux  endormis,  et  la  laissèrent 
seule  exhaler  sa  colère  et  son  désespoir. 

Merced. 

C'était  la  nuit,  la  nuit  d'Afrique,  splendide  et 
silencieuse;  la  lune  avait  fui,  là-bas,  derrière 
les  collines  du  couchant,  mais  l'écrin  divin 
diamantait  de  tous  ses  feux  l'étendue  immense. 
Les  étoiles  paisibles  luisaient  comme  des 
flammes  dans  le  ciel  sombre,  et  sur  le  désert 
endormi  tombait  une fraîclieurpresque  glaciale. 
Rien  de  brusque,  en  effet,  comme  le  change- 
ment de  température  du  jour  à la  nuit  daus 
ces  pays  secs  et  sans  nuages,  où  les  brumes  de 
l’air  ne  viennent  pas  s'interposer  pour  empê- 
cher le  rayonnement  de  la  chaleur  terrestre. 

I.à-bas,  derrière  les  tentes,  à côté  des  bêtes 
endormies,  la  fille  du  colonel  se  tordait  sur  le 
saille,  dans  un  paroxysme  de  rage  exaspérée. 
Ses  liens  lui  meurtrissaient  les  membres;  elle 
avait  froid  sous  ses  légers  vêlements;  mais, 
plus  cruellement  que  le  froid  et  que  ses  meur- 
trissures, elle  ressentait  l'affront  qu'elle  avait 
reçu.  Souffletée!  on  l'avait  souffletée,  elle! 
Et  c’était  une  femme  sauvage,  une  femme  de 
voleur,  qui  l’avait  ainsi  traitée!  Et  on  l'avait 
jetée  là,  avec  les  animaux,  comme  une  ferraille 
au  rebut,  sur  un  signe  de  cette  créature  ! 

Elle  en  criait  de  colère,  et  des  larmes  perlaient 
dans  ses  yeux  assombris.  Oh!  si  elle  la  tenait, 
cette  Aouka!.  . Mais  que  ces  cordes  lui  faisaient 
donc  mal1  et  comme  elle  avait  froid!...  Qu'al- 
lait-elle  devenir,  au  milieu  de  ses  ravisseurs? 
que  feraient-ils  d'elle  ?...  Et  la  terreur  se  glis- 
sait maintenant  dans  ce  cœur  orgueilleux,  une 
vraie  terreur  de  petite  fille  craintive...  Et,  n'y 
tenant  plus  d’effroi  et  de  désespoir,  elle  se  mit  à 
gémir  tout  haut  : 

— J’ai  peur,  mon  Dieu,  j’ai  peur!. 

— Chili  ! tais-tou  ne  réveille  pas  fi-s  maîtres, 
ils  te  battraient,  dit  en  sabir,  tout  près  d'elle, 
une  voix  très  douce,  une  voix  d’enfant. 

Une  forme  svelte  et  mignonne  se  dessina 
plus  noire  dans  les  ténèbres,  tandis  qu'une 
main  petite,  mais  adroite,  desserrait  les  nœuds 
de  ses  poignets 

— Qui  es-tu?  dit  Chrysêis  stupéfaite  Défais 
les  nœuds  tout  à fait  : ne  comprends-tu  pas 
qu’ils  me  gênent  ? 

Elle  avait  si  bien  l'habitude  de  commander, 
l'aimable  enfant,  que  le  naturel  reprenait  tout 
de  suite  le  dessus. 

— Oh!  si!  je  le  comprends,  répondit  la  voix 
avec  un  rire  contenu  Mais  si  je  les  défais,  je 
serai  battue  aussi,  sans  que  tu  y gagnes  grand'- 
chose  : c'est  inutile 

Les  yeux  de  Chrysêis  s’habituaient  à présent, 
et  distinguaient  la  silhouette  d’une  fillette 
mignonne,  plus  jeune  qu’elle  probablement, 


tant  elle  paraissait  délicate  et  fragile.  Elle  s'assit 
sur  le  sable  à côté  de  la  captive,  et,  l'aidant  à se 
soulever,  l'appuya  contre  elle,  ce  qui  soulagea 
un  peu  Cliryséis.  Puis  elle  l'enveloppa,  et  elle- 
même  en  même  temps,  d’une  couverture  mince 
et  usée,  mais  que  la  prisonnière  apprécia  à sa 
valeur 

— Là!  dit-elle  alors,  es-tu  mieux? 

— Oui,  je  te  remercie.  Mais  j'ai  grand'faim. 

Chez  Cliryséis,  l'estomac  ne  perdait  jamais 

ses  droits  : elle  estimait,  avec  assez  de  raison, 
d'ailleurs,  que  ceux-là  sont  au  moins  aussi 
imprescriptibles  que  les  Droits  de  l’Homme.  Sa 
compagne,  sans  avoir  un  égal  développement 
intellectuel,  semblait  à ce  sujet  partager  sa 
manière  de  voir,  car  elle  répondit  : 

— Nous  allons  souper  ensemble;  j'ai  apporté 
mon  dîner,  que  nous  partagerons,  et  nous  cau- 
serons en  même  temps. 

Elle  lui  mitunedattedansla  bouche,  en  riant 
gentiment.  Cliryséis  n'avait  pas  envie  de  rire, 
et  trouvait  pénible  de  recevoir  la  becquée 
comme  un  baby  : mais  elle  n'avait  pas  le  choix 
et  l'estomac  criait  désespérément.  Elle  accepta 


donc  les  dattes  de  sa  compagne,  sans  lui  rien 
dire  de  désagréable,  ce  qui  était  très  beau  de  sa 
part,  pendant  que  la  fillette  jasait  : 

— Je  suis  Espagnole,  moi.  Toi,  tu  es  Fran- 
çaise, à ce  qu'il  me  semble  ; lu  ne  me  comprends 
peut-être  pas  très  bien,  parce  que  je  vois  que  tu 
ne  sais  guère  le  sabir;  mais  tu  t'habitueras  el 
nous  causerons  bientôt  facilement. 

« Tu  t’habitueras  I » Cette  idée  saugrenue  fit 
sauter  Cliryséis  : 

— Je  no  m'habituerai  pas  du  tout,  répliqua- 
t-elle  sèchement.  J'espère  bien  ne  pas  rester  ici 
assez  longtemps  pour  cela.  Tiens!  cette  datte 
est  véreuse  : ne  pourrais-tu  les  mieux  choisir? 

— Je  ne  les  choisis  pas;  on  me  les  donne 
quand  il  en  reste...  En  voici  une  autre...  Tu  \ 
resteras  peut-être  bien  plus  que  tu  neveux,  ma 
pauvre  amie.  Ainsi,  moi,  il  y a quatre  ans  que 
je  suis  l’esclave  d'Aouka,  deux  ans  que  je  suis, 
en  réalité,  la  servante  de  toute  la  tribu  : je 
t’assure  pourtant  bien  que  je  n’aurais  pas  été 
fâchée  de  m’en  aller  depuis  longtemps. 

G.  M. 

(A  suivre.) 


Les  étrennes  du  facteur. 


Il  y a quelques  années,  j'eus  la  curiosité.  | 
de  savoir  ce  que  pouvait  exactement  rapporter 
« les. étrennes  » au  facteur,  à ce  quotidien  et 
infatigable  serviteur,  qui,  mieux  que  le  gen- 
darme, aurait  dû  être  surnommé  Pandore,  lui 
dont  la  boîte  contient  indistinctement  toutes 
les  bonnes  et  les  mauvaises  choses  ! 

Quand  on  s'apitoie  sur  le  dur  service  de  cet 
humble  employé  et  sur  l’exiguïté  de  ses  appoin- 
tements, les  malins  clignent  de  l'œil  et  disent  : 

« Pas  beaucoup  de  fixe,  c'est  vrai,  mais  ces 
gaillards-là  ont  les  étrennes  !...  » 

Je  voulus  savoir  une  bonne  fois  pour  toutes 
quel  pactole  roulait  dans  leur  caisse  pendant 
cette  fin  de  décembre,  et  je  revins  de  mon 
enquête  légèrement  déconfit. 

Non  ! ce  n'est  pas  gai  d'aller  porter  des  calen- 
driers aux  gens,  et  ce  n'est  pas  non  plus  aussi 
lucratif  qu'on  le  pense.  D'abord,  le  public  a la 
manie  de  faire  revenir  plusieurs  fois  le  collec- 
teur. Est-ce  pour  reculer  le  plus  loin  possible 
une  échéance?  Est-ce  avec  la  mauvaise  arrière- 
pensée  que  l'intéressé  se  lassera?  Toujours 
est-il  que  dans  les  maisons  bourgeoises  la 
é bonne  répond  souvent  trois  ou  quatre  fois  de 
suite  ; ■<  Madame  n'est  pas  là...  Monsieur  ne  m’a 
pas  laissé  d'ordre...  repassez!  »11  n'est  pas  rare 
que  ce  soit  « madame  » elle-même  qui  ouvre  la 
porte  et  affirme,  dans  son  négligé  du  matin, 
que  la  patronne  n'y  est  pas.  Le  facteur,  qui  a 


fait  signer  la  veille  à son  interlocutrice  un  reçu 
de  lettre  chargée,  dissimule  un  sourire,  salin- 
poliment  et  s’en  va.  A la  quatrième  visite  i! 
« étrennera  « enfin.  Les  pièces  de  cent  sous,  dan 
la  classe  moyenne,  indiquent  déjà  des  doua 
teurs  très  généreux  ; elles  sont  rares.  Combien 
de  locataires  payant  3 et  4 000  francs  de  loye. 
se  contentent  de  donner  2 francs,  t franc  même  ! 
C'est  à n'y  pas  croire. 

Aussi  le  facteur  n’aime-t-il  pas  beaucoup  la 
collecte  aux  étages  inférieurs.  Il  prétend  que 
souvent  on  y froisse  son  amour-propre.  L’un 
d'eux  me  disait  : <•  On  n'en  a pas  pour  ses  humi- 
liations. » Par  contre,  tout  en  haut  de  l'escalier, 
on  le  reçoit  comme  un  ami,  on  lui  donne  tout 
de  suite,  sans  ambages, la  pièce  qui  lui  est  réser- 
vée, en  l'accompagnant  d’une  poignée  de  main. 
En  proportion,  les  pauvres  donnent  infiniment 
plus  aux  facteurs  que  les  riches,  et  cependant 
ils  reçoivent  bien  moins  de  lettres. 

A Pafis,  l'arrondissement  de  Cocagne  poul- 
ie facteur,  c’est  celui  de  la  Bourse.  Là,  il  y a 
un  tas  de  grosses  administrations,  de  maisons 
de  banque  et  de  commerce  qui  inscrivent  les 
étrennes  postales  dans  leur  budget  de  fin 
d’année.  L’employé  qui  les  paye  exécute  un 
ordre,  il  n’y  a donc  pas  lieu  de  balbutier  et  de 
tourner  son  képi  entre  ses  doigts  pour  entrer 
en  matière.  Les  quartiers  du  centre  rentrent 
plus  ou  moins  dans  cette  heureuse  catégorie 


30 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


mais  dès  qu’on  s'éloigne,  la  récolte  devient 
plus  maigre  et  plus  pénible. 

Si  le  facteur  des  lettres  n’est  pas  toujours 
enchanté,  que  dira  le  facteur  des  imprimés, 


■7/  ' 


qui  passe  en  second,  etle  facteur  du  télégraphe 
qui  arrive  en  troisième? 

J'ai  eu  la  curiosité  de  suivre  un  de  ces  der- 
niers dans  une  partie  de  sa  tournée,  voici  les 
résultats  : 

La  rue  de  l’Abbaye  tout  entière  nous  a 
rapporté  7 francs  33  centimes.  Dans  une  maison, 
le  concierge  nous  a interdit  l’entrée  ; dans  une 
autre,  le  cerbère  nous  a permis  de  sonner  au 


rez-de-chaussée,  mais  défendu  de  monter  aux 
divers  étages.  Je  tairai  le  nom  de  ces  obscurs 
niais  cruels  pipelets,  qui  mériteraient  cepen- 
dant bien  d'être  désignés  à la  vindicte  des 
rapins. 

Le  tiers  de  la  rue  du  Four-Saint-Germain  a 
rendu  quinze  francs-  La  rue  Bonaparte  est 
habitée  par  un  certain  nombre  de  députés, 
sénateurs  et  autres  hommes  publics,  qui  font 
assez  grand  usage  des  télégrammes;  à la  date 
de  notre  visite,  aucun  îles  législateurs  n’avait 
| donné  d’étrennes  au  facteur  des  télégraphes, 
sauf  un  qui  avait  remis  cinq  francs.  Un  autre  a 
l’habitude  de  remettre  dix  centimes  à chaque 
petit  bleu  qu’on  lui  porte...  des  douzièmes 
provisoires!... 

Tout  cela  n'est  pas  brillant,  mais  il  y a tant 
et  tant  de  monde  à Paris,  qu’à  force  de  récolter 
quarante  sous  par-ci,  dix  sous  par-là,  la  tirelire 
se  remplit  tout  de  même  et,  quand  on  la  brise 
le  jour  de  l’an,  entre  camarades  du  même  ser- 
vice, les  postiers  y trouvent  encore,  suivant  les 
quartiers,  de  "200  à 400  francs  pour  chacun,  et  les 
télégraphistes  de  30  à 150  francs,  après  prélè- 
vement du  prix  des  calendriers  fournis. 

Celui  qu’il  faut  plaindre  pour  de  bon,  ce  n’est 
donc  pas  surtout  le  facteur  parisien,  c’est  le 
facteur  rural  qui,  par  le  froid  et  la  neige,  va 
chercher  ses  gratifications  de  ferme  en  ferme. 
A l'approche  du  jour  de  l’an,  il  otfre  un  aspect 
curieux.  Son  sac  déborde  de  lettres  et  de  jour- 
naux : il  a en  outre  deux  ou  trois  paquets  ficelés 
qu'il  porte  au  bras  ou  au  bout  d'un  bâton,  plus 
le  sac  de  toile  contenant  les  calendriers  à dis- 
tribuer. Il  ne  peut,  comme  son  collègue  de  la 
ville,  commencer  sa  tournée  plusieurs  semaines 
à l’avance  ; le  paysan  n'est  jamais  pressé  de 
délier  les  cordons  de  sa  bourse  r il  faut  le 
prendre  à propos,  le  jour  où  le  mot  « étrennes  » 
est  dans  toutes  les  bouches.  Le  piéton  arrive, 
dépose  sa  charge  de  mulet,  s'essuie  le.  front, 
souhaite  la  bonne  année  et  offre  son  calendrier. 
Le  paysan  feint  de  confondre  le  facteur  avec  le 
colporteur  marchand  d'almanachs,  il  débat  le 
prix.  Enfin  on  tombe  d’accord  pour  une  pièce 
de  cinq  sous.  Tope  là!  en  voilà  pour  jusqu'à 
l’année  prochaine. 

La  moyenne  des  étrennes  des  facteurs  ruraux 
n’atteint  pas  cinquante  francs. 

G.  T. 


L.«  r <’■(<■  cle  -Xoël  eu  Moravie.  — En  j 

Moravie,  quand  vient  la  Noël,  des  pauvres  ! 
gens,  descendus  des  montagneuses  frontières 
de  la  Hongrie,  s'en  vont  à travers  les  petites  ! 
villes,  les  bourgs  et  les  villages,  promenant  et  ! 
montrant  de  maison  en  maison  une  crèche  | 
où  figurent  les  personnages  traditionnels  : I 


l'Enfant-Jésus,  la  Vierge  et  saint  Joseph,  les 
rois  mages  et  l’âne  et  le  bœuf.  Partout  ces 
pauvres  gens  sont  bien  accueillis,  et,  en 
échange  du  pieux  spectacle  qu'ils  accom- 
pagnent de  Noëls  populaires  chantés  sur  d'an- 
ciennes et  naïves  mélodies,  ils  reçoivent  quel- 
que menue  monnaie,  des  gâteaux  et  des  fruits. 


LA  NOËL  EN  MORAVIE 


La  fête  de  Noël  en  Moravie-  ^D'après  une  composition  de  A.  Mucha.) 


32 


LIC  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


Les  fredaines  de  Mitaize  (smie)'. 


Daniel  parut  surpris  : 

— -le  suis  certain  qu’on  ne  paie  pas  pour 
nous,  dit-il,  et  il  ne  faut  pas  dire  cela,  Mitaize, 
l'oncle  ne  nous  a emmenés  que  pour  rendre 
service  à papa. 

— Fameux  service,  riposta-t-elle;  moi,  je 
suis  bien  décidée  à ne  pas  m’éterniser  ici  ; hier 
encore,  je  pensais  pouvoir  m'y  plaire,  mais  je 
vais  écrire  à maman  de  nous  rappeler. 

— Comment  feras-tu  parvenir  ta  lettre  ? à 
moins  d'être  un  oiseau,  il  te  faudra  la  donner 
au  facteur  devant  tante  Marie-Anne. 

— Que  les  garçons  sont  stupides  ! lit-elle, 
comme  si  Venner  n'était  pas  là  !...  C'est  lui 
que  je  chargerai  de  porter  mon  billet  au  fac- 
teur, sur  la  route,  en  le  priant  de  l'affranchir. 

— Tu  as  donc  de  l’argent,  toi  ?... 

— Certainement,  j’ai  emporté  ma  bourse  ; 
tu  l'as  fait  aussi,  je  pense  ? 

— Oui,  mais  il  me  reste  à peine  quelques 
francs  ; j’avais  presque  tout  dépensé  ces  der- 
niers temps. 

Il  hésita  une  seconde,  puis  ; 

— Dis  donc,  Mitaize,  si  tu  écris,  ne  dis  pas  à 
maman  trop  de  mal  de  l’oncle  et  de  la  tante  ; 
elle  les  aime  beaucoup,  cela  lui  ferait  de  la 
peine,  et  puis  elle  ne  te  croirait  pas... 

Mitaize  haussa  les  épaules  avec  dédain  ; 

— Je  lui  dirai  ce  qu'il  faudra,  dit-elle  de  son 
ton  le  plus  sec,  et  le  collégien  n’insista  pas. 

Son  naturel  un  peu  lourd  le  prédisposait  à 
subir  toujours  l'influence  d’autrui,  et  c’était 
une  des  contradictions  de  son  caractère,  d’ha- 
bitude si  rebelle  à la  règle  et  à l’obéissance. 

Tante  Marie -Anne  avait  reparu  en  secouant 
les  derniers  grains  de  poussière  incrustés  sur 
son  tablier.  Elle  donna  un  coup  d’œil  et  un 
encouragement  au  travail  du  petit  domestique, 
puis  elle  regagna  sa  place  ordinaire  et  déroula 
son  tricot  : 

— Avez-vous  fini,  mes  enfants?... 

— Oui,  ma  tante,  fit  Marguerite  avec  effron- 
terie, Dany  vient  d’achever  et  il  lie  me  reste 
que  deux  ou  trois  points  à faire. 

— Voyons  cela...  oh!  fillette,  quels  ourlets  !... 
mais  la  plus  petite  élève  de  notre  école  de 
village  plierait  mieux  les  siens. 

— Cela  se  comprend,  ma  tante,  ces  petites 
apprennent  leur  métier,  moi  je  n’ai  pas  besoin 
de  savoir  coudre. 

M“  Le  Mauduy  croisa  ses  bras  sur  son  fichu 
à frauges  : 

— Mais  tu  déraisonnes,  ma  fille,  s’écria-t-elle, 
car  je  ne  veux  pas  croire  que  tu  te  moques  de 


moi.  Qu'es-tu  donc  pour  n’avoir  pas  besoin  de 
savoir  travailler?  Te  figures-lu  que,  si  tu  ne 
sais  pas  te  servir  toi-même,  tu  seras  capable 
de  commander?  Ilien  ne  prouve  même  que  tu 
auras  jamais  à commander;  bien  d'autres  que 
toi,  élevées  dans  l'aisance,  se  sont  réveillées 
pauvres  et  ont  dû  tirer  parti  de  leur  travail. 
Tu  n’es  pas  sotte,  tu  es  vive,  adroite,  et  tu 
lie  veux  pas  te  servir  de  ces  qualités,  tu 
n’écoutes  aucun  conseil,  et,  au  lieu  d’apprendre 
ce  que  je  cherche  à te  montrer,  tu  préfères 
perdre  ton  temps.  Ce  n’est  pas  répondre  aux 
désirs  de  ta  mère,  et,  si  tu  continues,  je  pen- 
serai que  tu  as  un  bien  mauvais  cœur. 

La  petite  retenait  ses  larmes  à grand’peine  ; 
très  sérieusement,  elle  croyait  déroger  en 
s'appliquant  à un  modeste  travail  d’aiguille  ; 
jamais  les  fillettes  qu’elle  rencontrait  aux  cours 
ne  parlaient  entre  elles  d’autres  tâches  que  de- 
leurs  leçons  de  piano  ou  de  dessin  ; deux  ou 
trois  brodaient  sur  de  la  peluche  ou  termi- 
naient une  tapisserie  achetée  échantillonnée. 
C’était  tout.  Aussi  ce  n'était  pas  sans  un  secret 
mépris  qu’elle  voyait  sa  mère  occuper  ses 
heures,  dans  sa  chambre  de  malade,  à de  fins 
raccommodages  ou  à des  travaux  de  couture; 
ces  habitudes  laborieuses  lui  paraissaient  un 
reste  d’éducation  campagnarde  dont  M“  Ser- 
vaize,  si  distinguée  pourtant,  n’aurait  pu 
se  défaire  ; elle  en  souffrait  pour  sa  mère 
comme  d’un  défaut  dont  celle-ci  n’avait  point 
conscience,  et  toutes  les  exhortations  de  la 
jeune  femme  étaient  restées  sans  effet.  Mes- 
demoiselles telle  ou  telle  ne  travaillaient  pas 
de  leurs  doigts  ; elle  ne  travaillerait  pas  davan- 
tage, sa  petite  cervelle  vaniteuse  l’avait  ainsi 
décidé  sans  appel. 

M”  Le  Mauduy  la  regardait  tristement, 
se  demandant,  comme  se  l’était  déjà  demandé 
son  mari,  si  Ton  pourrait  mener  à bien  l’œuvre 
entreprise  ; déraciner  les  idées  fausses,  décou- 
vrir le  bon  sentiment  auquel  on  pourrait 
s’adresser  pour  toucher  la  petite,  rendre  enfin 
celle-ci  moins  orgueilleuse. 

Certes,  elle  avait  bien  élevé  Laure  Servaize, 
mais  que  lu  tâche  avait  été  facile.  Laure  était 
douce,  aimable,  obéissante  ; pourquoi  la  maladie 
la  forçait-elle  à remettre  en  des  mains  moins 
attentives  que  les  siennes  la  surveillance  de 
ses  enfants?...  Pourquoi  la  foire  aux  vanités 
tient-elle  aujourd’hui  ses  assises  partout,  et 
pourquoi  fallait-il  que  les  enfants  eux-mêmes 
fussent  admis  à y figurer  ?... 

Mais  ce  n’était  point  le  procès  des  temps 


1 . Voir  le  u°  355  du  Petit  Français  illustre,  p 21 


LES  FREDAINES  DE  MIÏAIZE 


33 


qu'il  fallait  instruire,  mieux  valait  essayer  de 
guérir  Mitaize  de  l'orgueil  démesuré  qui  la 
rendait  insupportable,  sans  qu'elle  s’en  doutât. 
Elle  prit  donc  les  deux  mouchoirs  et  commença, 
sans  rien  dire,  défaire  les  ourlets  mal  cousus. 

— Ma  tante,  je  ne  pourrai  certainement  pas 
mieux,  déclara  Mitaize  d'un  ton  agressif. 

— Cela  ne  te  fait  pas  honneur,  ma  mie,  mais 
puisque  tu  me  le  dis,  je  te  crois;  aussi  vais-je 
refaire  de  suite  ces  ourlets:  j'ai  l'intention  de 


faire  taire  pour  reconnaître  bravement  ses 
torts  ; elle  préféra  donc  laisser  croire  il 
M“  Le  Mauduy  qu  elle  ne  savait  réellement  pas 
assez  coudre,  et  se  borna  à suivre  attentive- 
ment la  marche  du  travail  qui  s'achevait. 

Cependant,  M.  Le  Mauduy  débouchait  du  bois 
et  Daniel,  repris  decertaines  craintes,  commen- 
çait à regretter  de  s'être  donné  si  peu  de  peine; 
il  le  regretta  bien  davantage  quand  le  vieil- 
lard, débarrassé  par  Fermer  de  son  bâton  ferré 


Mm“  Le  Mauduy  prit  les  mouchoirs  pour  défaire  les  ourlets  mal  cousus 


donner  ces  mouchoirs  à Fermer,  et  je  ne  veux 
pas  l'humilier  en  lui  laissant  croire  que  je  les 
lui  donne  parce  que  je  n'en  voudrais  pas  moi- 
même. 

Mitaize  se  mordit  les  lèvres  : 

— Vous  êtes  trop  bonne  pour  lui,  ma  tante!... 

— l’as  du  tout.  Fermer  fait  énormément  de 
besogne;  il  ne  ménage  pas  ses  peines,  et  je 
tâche  de  l’en  récompenser  de  temps  à autre 
par  de  légers  cadeaux.  Ce  ne  serait  pas  bien 
de  lui  donner  des  objets  de  rebut. 

Cette  fois,  la  petite  fille  baissa  la  tête;  tante 
Marie-Anne  avait  frappé  juste  en  lui  faisant 
pour  ainsi  dire  toucher  du  doigt  le  ridicule  de 
ses  prétentions.  Ce  n'était  plus  Mitaize  qui 
dédaignait  une  besogne  trop  humble  à son 
gré,  c'était  la  propre  besogne  de  Mitaize  qu'on 
dédaignait;  c'était  presque  Mitaize  elle-même. 

Son  amour-propre  se  révoltait,  contre  la 
leçon,  et  elle  n'était  pas  encore  disposée  à le 


et  de  son  manteau,  eut  pris  place  dans  le  large 
cercle  d'ombre  formé  par  les  branches  du 
noyer. 

Ce  ne  fut  pas  un  sermon,  comme  disait 
Marguerite,  qui  accueillit  le  travail  du  pares- 
seux, mais  un  franc  éclat  de  rire  : 

— Oh!  oh!  Daily,  mon  garçon,  quel  galima- 
tias! Avoue  que  tu  as  eu  des  distractions  et 
que  tu  n'as  pas  travaillé  du  tout.  Enfin,  par  ce 
beau  soleil,  tu  as  des  excuses,  ne  serait-ce  que 
celle  de  me  sentir  loin...  mais,  puisque,  tous 
ces  jours-ci,  je  devrai  m'absenter  pour  voir 
ma  malade,  je  me  suis  arrangé  de  façon  à ce 
que  mes  sorties  ne  nuisent  pas  à la  régularité 
des  heures  d’études.  L’instituteur  de  Saint-Jean 
viendra  tous  les  matins  te  donner  une  leçon 
de  deuxheures,  que  Martial  partagera.  Une  fois 
par  semaine  seulement,  Fermer  vous  conduira, 
à la  ville,  chez  un  professeur  du  lycée. 

Mitaize  adressa  à sou  frère  un  coup  d'œil 


t.K  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


Ai 


cl  une  grimace  qui  signifiaient  clairement  : 

" Avais-je  raison,  est-il  capable  de  corriger 
un  devoir  latin?  » 

Mais  le  malin  vieillard,  qui  n'avait  rien  perdu 
île  leur  pantomime,  continua  : 

— Pourtant,  comme  il  serait  impossible  de 
présenter  à un  professeur  une  copie  comme 
celle-ci,  je  reverrai  les  thèmes  et  les  versions, 
cela  me  rappellera  mon  jeune  temps. 

Daniel  se  résigna  d’assez  mauvaise  grâce  à 
cet  arrangement  ; ce  compagnon  qu'on  lui 
imposait  l’ennuyait  fort,  pourvu,  au  moins, 
qu'il  ne  fût  pas  trop  avancé...  bah!  un  petit 
paysan,  ce  n'était  guère  probable.  Mais,  en  y 
réfléchissant  bieu,  il  allait  lui  rester  une  bonne 
partie  de  ses  journées,  et  il  suffirait  de  bien 
employer  sa  matinée  pour  être  libre  le  reste 
du  temps. 

11  se  résolut  donc  à tenter  un  véritable  effort 
pourdompter  sa  paresse  et  arriver  à un  progrès. 

Le  lendemain,  à l'arrivée  de  Martial  et  du 
maître  annoncé,  il  se  mit  à l’œuvre  avec  une 
docilité  extrême  et,  au  grand  étonnement  de 
l'oncle,  M.  Gérard  se  déclara  satisfait  de  ses 
deux  élèves. 

« Feu  de  paille  » pensait  M.  Le  Mauduy. 

Mitaize  pensait  de  même,  très  vexée  au  fond 
de  cette  lubie  de  M.  son  frère;  Dany  travailleur 
ne  serait  plus  Dany,  c'est-à-dire  le  garçon  facile 
à mener  qu'il  était,  le  camarade  toujours  prêt 
aux  amusements  de  toute  espèce.  Ab  ! la  vie 
serait  agréable,  s'il  fallait  le  voir  s'appliquer  à 
des  devoirs  insipides,  lutter  d'émulation  avec 
ce  petit  Martial,  au  lieu  de  s'unir  tous  les  deux 
pour  jouir  de  ce  qui,  en  somme,  était  des 
vacances,  et  forcer  les  deux  vieillards  à les 
laisser  tranquilles  ! 

Enfin,  elle  le  laisserait  à ses  bonnes  résolu- 
tions. cela  ne  durerait  pas,  elle  en  était  sûre. 

En  attendant,  le  lendemain  était  jour  de 
congé  complet,  on  partait  de  bonne  heure  avec 
M arl  ialet  ses  trois  petites  sœurs pourles  hauteurs 
de  la  Bure.  AI.  Le  Mauduy,  en  passant,  verrait 
sa  malade  et  rejoindrait  la  bande  un  peu  plus 
lard  dans  le  bois  de  la  Crenaie,  où  l'on  devait 
trouver  quelques  gamins  de  Saint-Jean,  appelés 
comme  renfort  pour  rapporter  les  paniers 
remplis  de  myrtilles. 

Daniel  se  réjouissait  franchement  et  Margue-  | 
rite  elle-même  daigna  trouver  l'expédition  à 
son  gré.  Avant  de  se  coucher,  elle  vaqua  même 
sans  bruit  à quelques  apprêts  que  l'entrée  de 
sa  tante  lui  fit  interrompre  très  vite,  el  elle  se 
mit  au  lit,  pour  ne  faire  attendre  personne 
quand  l'heure  du  réveil  sonnerait. 

Dès  l'aube,  Marguerite  étail  debout,  vêtue  de 
son  sarrau  le  plus  froissé,  comme  sa  tante  le 
lui  avait  recommandé,  car  la  récolte  des 
myrtilles  ne  va  pas  toujours  sans  quelque 
dommage,  quelques  taches  noires  aux  vête- 


ments, quelques  déchirures  de  ronces  ; mais 
lorsqu’on  fut  prêt,  que  Martial  et  Yermer  eurent 
poussé  jusqu'à  la  maison  forestièrepour  presser 
les  marmots  en  retard,  Mitaize  grimpa  l’escalier 
; en  courant  et  reparut,  deux  minutes  après, 
étroitement  enveloppée  de  son  manteau  de 
pluie. 

— 11  fait  frais  ce  matin,  ma  tante,  je  prends 
mes  précautions. 

M”"  Le  Mauduy  approuva  du  geste  en  lui 
criant  : Bonne  promenade  ! mais  la  fillette 
n'entendait  plus,  elle  rejoignait  en  courant  le 
groupe  qui  tournait  déjà  le  coin  de  la  route 
forestière. 

On  marchait  d’un  bon  pas,  sauf  Daniel  qui, 
toujours  peu  pressé,  s'attardait  à couper  des 
baguettes  dans  les  baies,  lançait  des  pierres 
aux  corbeaux  qui  sautillaient  dans  les  champs 
ou  agaçait  devant  les  fermes  les  chiens  de 
garde  qui  tiraient  sur  leurs  chaînes  en  aboyant. 

Marguerite,  très  digne,  avait  ouvert  une 
vaste  ombrelle  rouge,  ne  se  trouvant  sans 
doute  pas  assez  abritée  par  son  chapeau  de 
paille,  et,  comme  on  passait  le  long  d'un  pré, 
quelques  vaches  levèrent  la  tête,  prises 
d'inquiétude. 

— Marguerite,  ferme  ton  ombrelle,  fit  JL  Le 
Mauduy,  le  troupeau  de  Saint-Jean  est  par  ici. 

— Je  ne  suis  pas  peureuse,  mon  oncle. 

— Fais  ce  que  je  te  dis,  n’est-ce  pas,  ordonna- 
t-il  en  la  regardant  de  celte  façon  à laquelle  on 
ne  résistait  pas. 

Elle  obéit  donc  lentement,  à regret,  puis 
elle  se  mit  à faire  tourner  sur  son  épaule 
l'ombrelle  repliée  pour  bien  montrer  qu'elle 
n'obéissait  qu'autant  que  la  chose  lui  plaisait. 
Mais,  de  l'autre  côté  de  la  haie  de  clôture,  un 
peu  en  contre-liant,  un  trot  pesant  martelait  le 
terrain,  et,  comme  on  passait  devant  une  large 
trouée  dans  la  haie,  la  tète  menaçante  du 
taureau  apparut,  le  mufflo  couvert  d'écume, 
les  cornes  en  avant,  prêt  à foncer  sur  le  chemin. 

(A  suivre).  P.  F. 


Arithmétique  pratique. 


Mamx’elle  Victoire  ayant  prié  Camembor  d'aller  lui  chercher 
des  pommes  de  terre  ù la  ferme,  le  sapeur  s'empresse,  mais  ne 
peut  s’empêcher  de  trouver  la  route  longue  et  le  soleil  cuisant. 
Heureusement  qu’au  Iota  il  aporçoil  une  auberge.  . 


— Tiens,  dit  Anatole  à son  ami  François,  vcux-lu  que  je 
te  prouve  que  la  somme  d’un  tas  de  petits  nombres  tout  petits 
peut  être  très  grande  ? 

— Je  veux  bien,  répond  François. 


Resuite  de  la  même. 


Ce  qu'il  fallait  démontrer  (C.  Q.  F.  I).), 


36 


I.E  PETIT  FIIANÇAIS  ILMJSTHÊ 


Variétés. 


ltainl>ou»  ooine^Ühlo*!  --  Ou  croit  géné- 
ralement que  les  bambous  ue  peuvent  être  utilisés 
dans  nos  pays  que  pour  la  fabrication  des  cannes 
ou  des  meubles.  Or,  un  médecin  français  qui  en 
cultive,  dans  le  département  de  Maine-et-Loire,  a 
fait  cuire  les  plus  jeunes  et  les  plus  tendres 
pousses  de  ces  végétaux  ; il  les  a accommodées  à la 
sauce  blanche  (comme  des  aperges?)  et  a linipar 
leur  trouver  une  saveur  analogue  à celle  des  choux 
de  Bruxelles  (!)  mais  plus  line.  Un  autre  avantage 
de  ce  comestible  serait  d’être  sain,  facile  à digérer 
et  très  économique. 

On  sait,  d’ailleurs,  que  les  Chinois  et  les  Japo- 
nais consomment  le  bambou  d'une  manière  habi- 
tuelle et  ne  s'en  trouvent  pas  mal,  ce  qui  est  fort 
possible,  mais  constitue  tout  de  même  une  faible 
recommandation.  Depuis  que  des  voyageurs  ont 
raconté  que  les  Célestes  ne  dédaignaient  pas  de 
jeunes  chiens  confits  dans  l’huile  ou  des  sangsues 
accommodées  a la  sauce  tomate,  beaucoup  de 
gens  ont  gardé  quelque  méfiance  a l'endroit  de 
la  cuisine  des  pays  d’Extrême-Orient. 

* * 

Les  famines  dans  l'Inde.  — Nous  avons 
de  la  peine  à nous  imaginer,  nous  autres  Euro- 
péens qui  vivons  dans  des  pays  où  les  chemins  de 
fer  et  la  navigation  répartissent  si  rapidement  les 
produits  de  la  terre,  que  des  milliers  d’individus 
puissent  mourir  en  même  temps  de  faim.  Et  | 
cependant  cela  n'est  que  trop  vrai  pour  certaines 
contrées.  Ainsi  dans  l'Inde,  on  a compté,  depuis 
cent-vingt-deux  ans,  plus  de  dix-sept  grandes 
famines. 

Madras  perdit  200000  habitants  sur  500000  en 
1832-33.Eu  1837,  dans  l'Inde  septentrionale,  il  y 
eut  au  moins  800000  victimes;  en  1860-1861, 
dans  le  Nord-Ouest,  il  périt  au  moins  500000  per- 
sonnes. En  1865-1866,  a Orissa  seulement,  il  est 
mort  un  million  d’individus. 

Ces  épouvantables  famines,  qui  rappellent  les 
grands  fléaux  du  moyen  âge,  sont  dues  le  plus 
souvent  à la  sécheresse.  Il  suffit,  en  effet,  de  la 
cessation  précoce  des  pluies  pour  faire  manquer 
la  récolte  du  riz,  qui  constitue  presque  la  seule 
alimentation  des  indigènes. 

Contre  le»  gerçure»,  — Avec  l’hiver  et 
par  les  temps  froids,  les  mains  et  les  levres  se 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  355. 

I Lettres  inconnues. 

Orge  et  u font  rouge 

Elu  — b — bleu 

Toile  — v — violet 

Ret  — v — vert 

Jeun  — a — jaune 

Nager  — t — grenat 
Clan  — b — blanc 

Roi  — n — noir 

Il  Étymologie. 

Selon  lnttré,  l’exclamation  « Hourrah!  » vient  du  slave 
hu-raj,  qui  signifie  « au  paradis  u,  d'après  1 idée,  très  générale 
chez  toutes  les  races  guerrières,  que  l'homme  qui  meurt  eu 
combattant  va  droit  au  paradis. 

Toutefois,  on  a propose  une  autre  explication  d'apres 
laquelle  urafi,  serait  l'impératif  du  verbe  turc  urmak,  qui 
signifie  « tuer  ».  Les  janissaires,  rangés  en  ordre  de  bataille. 


gercent  et  se  coupent.  Voici  la  recelte  très  simple 
d’une  bonne  pommade  qui  guérit  les  gerçures  et 
qui  peut  même  en  prévenir  la  formation  : cire 
vierge,  12  gr. , huile  d’olive,  66  grammes.  Faire 
fondre  la  cire  sur  un  feu  doux;  y ajouter  l'huile; 
bien  mélanger  et  laisser  refroidir. 

* * 

ItabyhtM  plioloseaphe  — Notre  ami,  de 
passage  a Pans  ces  jours  derniers,  est  allé  pren- 
dre une  vue  de  l’Arc  de  triomphe.  Ayant  avec  soin 
disposé  son  objectif  et  réglé  la  mise  au  point,  il 
élève  la  main  vers  le  monument  et,  grave,  lui  fait 
cette  recommandation  suprême  : 

« Et  maintenant,  attention:  ne  bougeons  plus!  » 

* * 

Réponse  à tout.  — Le  fusilier  Pitou  va 
chez  un  pharmacien  demander  du  laudanum  pour 
son  colonel  : 

— On  ne  donne  pas  du  laudanum  au  premier 
venu. 

— Mais  je  ne  suis  pas  le  premier  venu,  puis- 
qu'il y avait  six  personnes  avant  moi! 

— Oui,  mais  il  faut  une  ordonnance. 

— Mais  puisque  c’est  moi  l’ordonnance  du 
colonel  ! 

Le  pharmacien,  affolé,  a donné  le  laudanum. 

REPONSES  A CHERCHER 

Petit  c»s»e-têt.c.  — Avec  chacun  des  groupes 
de  lettres  suivants  former  un  mot;  puis  mettre  les 
mots  trouvés  dans  un  ordre  tel  qu'ils  forment  un 
très  connu  et  trèsjoli  vers  de  Voltaire  : 

etelospis  ce  cargo  la  tes  la  tes  evasig  que  C a pitres  au. 

Etymologie»  florale»  — D’où  vient  le 
nom  de  Souci,  et  comment  s’écrivait  autrefois  le 
nom  de  cette  plante  ? 

* 

* *. 

Qiie»tion  littéraire.  — Parlant  d’un  per- 
sonnage très  insinuant,  quelqu’un  veut  faire  à ce 
sujet  une  citation,  et  dit  : 

« Laissez-]  ui  mettre  un  pied  chez  vous, 

Il  en  aura  bientôt  mis  quatre.  » 

Pourquoi  ces  deux  vers  ainsi  travestis  sont-ils 
absurdes,  et  comment  faut-il  les  rétablir? 


poussaient  ce  cri  devant  tours  chefs  pour  sommer  ceux-ci  de 
les  conduire  an  combat 

Il  résulterait  do  cotte  dernière  étymologie,  que  l'cxclama- 
tion  que  les  Allemands  emploient  aujourd  hui  dans  le  sens  de 
« Vivat!  » signifie  exactement  A mort  ! » 

III.  Curiosité  historique. 

Par  le  traité  d'Aix-la-Chapelle,  signé  en  174-S.  et  qui  mettait 
fin  à Ijt  guerre  dite  de  la  Succession  d’Autriche,  la  France  de 
Louis  XV  et  do  M"  de  Pompadour  faisait,  sans  compensation 
et.avèc  une  générosité  naïve,  te  sacrifice  de  ses  plus  belles 
conquêtes.  L'opinion  publique,  en  France,  ne  s'y  trompa  pas, 
et,  apres  les  premiers  jours  de  satisfaction  et  même  d allé- 
gresse, ce  dicton  courut  sur  toutes  les  lèvres  . u Bête  comme 
la  paix.  » 

IV.  Charade. 

Maroc. 


Le  Gérant:  Maurice  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d dfiresse  doit  être  accompagnée  de  l une  aes  dei'meres  bandes  et  de  50  centimes  en  timores-poste. 


8'  année.  — N"  357. 


10  centimes 


28  décembre  1896. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


i/abonneibnt  : ON  a»,  six  fbancs  Armand  COLIN  & C“,  éditeurs  étranger  vit  — parait  craque  sahedi. 

Part  du  1er  de  chaque  mol*.  5,  rue  «le  Mézièrcs,  Paris  \ Tou*  droit*  réservé*. 


Chryséis  au  désert.  — La  valse  finie,  la  malheureuse  dut  passer  à la  polka. 


38 


LE' PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Ghryséis  au 

— lieux  ans!...  servante  delà  tribu!  s'écria 
Chryséis  suffoquée.  Mais  tu  devrais  comprendre 
que  je  ne  peux  pas  rester  ici  deux  ans,  ni 
servir  ces  gens-là,  moi,  je  n’ai  pas  été  élevée 
pour  c ela.  Comment  peux-tu  faire  des  compa- 
raisons pareilles  ? 

— Que  tu  aies  été  élevée  ou  non  pour  cela, 
le  cheik  n'v  regardera  guère,  fit  la  petite  en 
secouant  la  tète.  Mais  je  ne  fais  pas  de  compa- 
raisons, je  t’assure  : je  vois  bien  que  tu  es  une 
demoiselle.  Moi,  je  n'ai  guère  été  instruite, 
parce  qu'on  n'a  pas  pu  m’envoyer  à l’école. 
Chez  nous,  à Xérès  de  la  Frontera,  nous  étions 
devenus  très  pauvres,  parce  qu’il  y avait  une 
vilaine  petite  bête  qui  avait  mangé  toutes  nos 
vignes2.  Alors  mes  parents  ont  vendu  leurs 
terres,  qui  ne  valaient  plus  rien,  et  qui  du  reste 
n'étaient  pas  grandes  ; et  nous  sommes  venus 
en  Algérie,  chez  les  Français  du  pays  d'Oran, 
pour  cultiver  l'alfa  sur  les  plateaux.  Seule- 
ment, nous  sommes  allés  le  plus  au  sud  possi- 
ble, parqe  que  les  terrains  n'y  sont  pas  chers. 
En  attendant  que  nous  en  trouvions  d’assez 
bon  marché  pour  nous,  nous  nous  louions  aux 
propriétaires  ; moi  je  coupais  déjà  très  bien 
l’herbe  dure.  Mais  voilà  qu'une  belle  nuit,  la 
ferme  alsacienne  où  nous  étions  pour  le 
moment  est  attaquée,  incendiée  - un  massacre, 
une  horreur,  enfln  ! C’était  une  tribu  de  Touareg, 
qui  faisaient  une  razzia.  Le  père  Kessner  et  la 
bonne  mère  Salomé  ont  été  égorgés  ; mon  père, 
ma  mère,  tués  en  voulant  me  défendre,  et  moi, 
emmenée  pêle-mêle  avec  les  troupeaux  : le 
cheik  me  voulait  pour  amuser  sa  fllle  Aouka. 
J’avais  onze  . ans  alors,  j’en  aurai  bientôt 
quinze.  L'année  dernière,  Aouka  s’est  mariée 
avec  Sidi-el-Hadj,  et  nous  sommes  venus  dans 
le  sud  : vojlà  ! Seulement  la  vie  est  dure,  ici, 
car  Aouka  n'est,  pas  bonne,  et  je  suis,  comme 
je  te  l’ai  dit,  la  servante  de  tout  le  monde. 

Chryséis  ne  répondu  pas  tout  de  suite  : évi- 
demment ses  réflexions  étaient  amères.  Enfin 
elle  reprit  : 

— Que  veulent-ils  faire  de  moi?  le  sais-tu? 

— Une  esclave,  comme  moi,  répondit  la  [ 
petite  Espagnole.  Je  les  ai  entendus  discuter  j 
là-dessus  : le  cheik  voulait  te  vendre  aux  mar- 
chands  arabes  qui  vont  vers  l'Égypte,  mais 
Aouka  n'a  pas  voulu  ; elle  ne  me  trouve  pas 
assez  forte  pour  tout  faire,  et  d'ailleurs  elle  a ; 
déclaré  qu’elle  te  voulait,  que  tu  lui  plaisais. 
Cela  11e  veut  pas  dire  quelle  sera  bonne  pour 
toi,  au  contraire. 


I Voir  le  n°  35C  du  Peut  Français  illustre,  p iü. 
i.  Le  phylloxéra. 

3 Lévriers  arabes  très  féroces  et  chasseurs. 


désert  (Suite)  1 ■ 

— Elle  me  plaît  aussi,  répondit  Chryséis, 
les  dents  serrées,  et  si  je  pouvais  l'étrangler 
de  ma  main,  je  n’y  manquerais  pas. 

— Santa  Virgen!  veux-tu  te  taire  ! s'écria  la 
pelile,  effarée,  en  faisant  un  signe  de  croix. 
Te  voilà  juste  comme  elle  quand  elle  est  en 
colere!...  As-tu  soif?  j'ai  un  peu  de  lait. 

— Donne...  Qu’il  est  mauvais!  c'est  l'ordi- 
naire de  chaque  jour,  cette  espèce  de  nour- 
riture ? 

— Je  11'en  ai  pas  toujours  autant  : il  m’est 
arrivé  de  voler  des  os  aux  slouguis3. 

Chryséis  frissonna.  Quelle  vie  allait  être  la 
sienne!...  Oh!  mais,  cela  ne  durerait  pas 
longtemps,  heureusement  ! et  son  père  vien- 
drait bientôt  la  délivrer.  Son  père  ! quelle  joie 
de  le  revoir!  d’être  arrachée  par  lui  à cèt 
enfer!  Pour  la  première  fois  elle  s'aperçut 
qu’un  père  est  parfois  bon  à quelque  chose... 

Ses  idées  tournèrent  là-dessus  : certaine 
d’ètre  délivrée  avant  peu,  teuaiit  même  la 
chose  pour  faite,  elle  cessa  de  s'inquiéter  de 
sa  situation  , et  l’élève  chérie  de  tante  Rosita 
reparut  tout  d'un  coup. 

— Qu’est -ce  que  c’est  que  ees  gens-là? 
demanda-t-elle  à brûle-pourpoint.  Des  Numides 
ou  des  Gélules  ? 

— Des  quoi?  fit  l’autre,  ahurie.  Ce  sont  des 
T 0 tiare  g pillards,  des  tijouad ‘,  quoiqu’ils 
soient  en  ce  moment  dans  le  sud.  Ils  viennent 
du  llarrar  et  y retourneront  sans  doute. 

— Je  ne  te  demande  pas  cela,  fit  Chryséis 
impatientée;  une  cuisinière  m'en  dirait  autant. 
Je  te  demande  leur  origine  : sont-ce  des  restes 
des  anciens  Numides,  descendus  au  désert 
pour  fuir  la  domination  étrangère,  ou  de  ces 
Gétules  lybiens  dont  parle  l'histoire,  à la  peau 
blanche,  aux  yeux  bleus,  aux  cheveux  blonds, 
qui,  se  mêlant  aux  envahisseurs  puniques, 
formèrent  la  race  des  Liby-Pliéniciens  ? 

— Je  n'en  sais  rien  du  tout,  dit  l’Espagnole 
de  plus  en  plus  étonnée.  Ce  sont  peut-être  bien 
les  derniers,  puisqu’ils  sont  blancs,  et  que  chez 
eux,  c’est  un  signe  de  grande  race  que  d’avoir 
les  yeux  bleus. 

— C'est  probable,  alors.  Sais-tu  ce  que  j'ai 
pensé?  C’est  une  opinion  qui  est  de  moi,  et 
que  j’ai  développée  tout  au  long  dans  ma 
grande  étude  sur  les  races  africaines.  C'est  que 
ces  Gétules  étaient  des  Gaulois,  et  qu  ainsi  0:1 
s’explique... 

— Je  suis  bien  bête,  ma  pauvre  amie,  inter- 
rompit très  gentiment  la  petite  esclave,  mais 


4.  Les  Touareg  du  nord  prennent  le  nom  de  itjauad  ou 
nobles , par  opposition  aux  tribus  du  sud , do  raco  plus 
mélangée 


CHRYSÉIS  AU  DÉSERT 


39 


je  t’avoue  que  je  ne  comprends  rien  du  tout  à 
ce  que  tu  me  dis.  Ce  sont  probablement  des 
choses  au-dessus  de  mon  intelligence. 

— Et  de  ton  éducation.  Si  tu  avais  été  élevée 
comme  moi... 

Et  la  fille  du  colonel  se  mit  à raconter  orgueil- 
leusement sa  vie  à sa  nouvelle  compagne, 
l'éblouissant  de  tableaux  grandioses,  l'assom- 
mant du  programme  de  ses  éludes,  l'écrasant 
de  comparaisons  insolentes.  La  fillette  écoutait 
comme  un  enfant  écoute  un  conte  de  fées.  Et 
peu  à peu  une  idée  s'ancrait  dans  cette  petite 
âme  très  humble, 
très  bonne  et  très 
droite  : c'est  que 
lacaptiveétaituiie 
personne  infini- 
ment supérieure 
â elle  sous  tous 
les  rapports,  mo- 
raux et  même  phy- 
siques, une  per- 
sonne néanmoins 
peu  agréable  com- 
merelations,  mais 
surtout,  surtout, 
une  personne  qui 
avec  son  éduca- 
tion et  son  tour 
d'esprit,  allait  se 
trouver  horrible- 
ment malheu- 
reuse dans  sa 
nouvelle  condi- 
tion. (Car,  il  faut 
l'avouer,  Merced 
était  quelque  peu 
sceptique  à l'endroit  de  la  délivrance  pro- 
chaine dont  Cliryséis  parlait  comme  d’une 
chose  déjà  faite.)  Cette  dernière  pensée  domina 
toutes  les  autres,  et  la  bonne  petite  fille,  en- 
laçant tendrement  sa  compagne  de  ses  bras 
frêles,  lui  dit  tout  bas  : 

— Je  t’aiderai  le  plus  que  je  pourrai  dans  ta 
tâche,  et  je  ferai  en  sorte  qu'on  me  batte  au 
lieu  de  toi.  Comment  t’appelles-lu'?  Moi  je  me 
nomme  Merced. 

Cliryséis  hésita  un  instant,  puis  avec  un 
soupir  : 

— On  m'appelle  Catherine,  dit-elle. 

Tidi-hou,  fils  des  dieux. 


main  de  l'enlèvement  de  sa  nièce,  égarée  en 
plein  désert,  entraînée  par  le  fantasque  Djaoud 
dans  une  direction  inconnue. 

Or  ce  jour-là  même,  une  tribu  de  nègres 
Bambaras,  alliés  de  la  France,  pêcheurs  et 
chasseurs,  étaient  allés  prier  les  féliclies  de 
protéger  leur  pêche.  Un  de  leurs  chefs  les 
guidait. 

C'était  un  superbe  prince,  mais  le  plus  singu- 
lier échantillon  de  race  sang-mêlé  qu'on  pût 
voir  : en  un  mot  ni  nègre,  ni  mulâtre,  ni  quar- 
teron, mais  pie.  Oui,  pie,  tacheté  de  noir  et  de 
blanc,  ce  qui  était 
fort  avantageux 
pour  lui,  car  ce 
type  étant  peu  ré- 
pandu, la  rareté  en 
fait  le  prix  et  l’on 
arrive,  chez  les 
Bambaras , assez 
vite  à l'état  de 
divinité.  C'était  le 
cas  ici  : Tidi-hou. 
fils  des  dieux,  était 
à peu  près  dieu 
lui-même.  Au 
physique,  c'était 
un  grand  et  bel 
homme  à la  mine 
hautaine  qui,  par 
un  raffinement  de 
coquetterie  assez 
singulier , pou- 
drait à blanc  ses 
cheveux  crépus  ; 
le  reste  de  sa  toi- 
lette était,  par 
contre,  beaucoup  moins  xvme  siècle.  Une  dou- 
zaine de  négrillons  de  trois  à treize  ans  rac- 
compagnaient, tendres  rejetons  des  quatre 
femmes  qu'avait  massacrées  une  peuplade 
ennemie,  le  mois  précédent.  Tar  un  senti- 
ment rare  et  digne  d'éloges,  il  n'en  avait  pas 
encore  pris  d'autres,  et  rêvait,  disait-on,  une 
alliance  avec  les  vainqueurs  blancs  de  Tom- 
bouctou. 

C'est  que  Tidi-hou  n’était  pas  le  premier 
venu.  Il  comptait  parmi  ses  ancêtres  un  homme 
blanc,  de  la  race  des  dieux,  qui  avait  daigné  se 
laisser  adorer  par  la  tribu  pendant  quelque 
temps,  et  avait  même  honoré  de  son  alliance 
une  fille  de  roi  dont  le  nom  était  : Gracieuse- 


— As-tu  soif?  j’ai  un  peu  tic  lait. 


Pendant  que  Cliryséis  s’endort  dans  les  bras 
de  Merced  et  rêve  que  son  père  vient  la  cher- 
cher à la  tête  d'une  armée,  retournons  vers 
M"'  Rosita,  que  nous  avons  laissée,  le  lende- 


dent-d’éléphant-mort. 

Le  souvenir  du  divin  « Toossa-La-Beneti  » — 
dans  lequel  les  savants  français  ont  cru  recon- 
naître Toussaint-Lavenette,  1 illustre  et  héroï- 
que compagnon  de  Robert-Robert’,  s'était 


t.  I/histoire  de  Robert-Robert  et  de  son  Môle  compa-  I trefois  : que  nos  jeunes  lecteurs  le  demandent  plutôt  à leurs 
gnon  Toussaint-Lavenette  a réjoui  tous  les  enfants  d’au-  I parents. 


40 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


transmis  de  père  en  lits  dans  la  tribu,  avec  une 
profonde  vénération  pour  sa  postérité,  repré- 
sentée actuellement  par  Tidt-hou. 

C’est  en  souvenir  de  l'ancêtre  que  les  princes 
de  cette  famille  poudraient  leur  laine  frisée. 
C’est  dans  leur  case  que  se  conservaient  les 
reliques,  oubliées  par  lui  le  jour  où  il  fut 
enlevé  par  les  dieux,  ses  collègues  : savoir  le 
peigne  lin  dont  il  relevait  sa  chevelure  soyeuse, 
et  un  exemplaire  des  œuvres  de  M.  de  La  Harpe, 
d’abord  relié  en  veau,  puis  recouvert  en  peau 
humaine.  Aux  jours  de  grande  cérémonie,  on 
y mettait  des  fleurs,  et  on  brûlait  des  plantes 
aromatiques  devant  ces  fétiches.  Les  dévots 
venaient  même  y égorger  des  oiseaux  de 
différentes  espèces,  dont  le  plumage  bariolé 
décorait  la  case,  tandis  que  la  chair  récon- 
fortait l’estomac  sacré  de  Tidi-hou,  fils  des 
dieux. 

Or,  c’était  précisément  de  ce  côté  que  le 
zéphyr  et  le  chameau  portaient  Rosita  et  sa 
fortune.  La  flamme  verte  flottait  au  vent,  et 
la  muse  jetait  des  cris  désespérés. 

Alors  Tidi-hou,  fils  des  dieux,  rassembla  ses 
guerriers,  et  parla. 

U était  éloquent.  11  avait  été,  dans  sa  jeu- 
nesse, à l’école  des  fils  de  chefs,  fondée  par 
le  général  Faidherbe  à Saint-Louis,  cette  école 
qui  est  destinée  à instruire  à la  française  les 
otages  que  nous  confient  — bon  gré,  mal  gré  — 
nos  alliés  de  toutes  les  couleurs.  Aussi  Tidi-hou, 
nourri  dans  les  principes  de  cette  éloquence 
qui  nous  a donné  Mirabeau,  Tidi-hou  avait  le 
don  de  la  parole,  et  les  abeilles  de  THymette 
voltigeaient  sur  ses  lèvres. 

Donc  Tidi-hou  parla  ainsi  : 

— Tenez-vous,  fils  du  désert,  à nous  unir  à 
jamais  a nos  frères  de  France?  Les  esprits 
invoqués  se  laissent  toucher  par  nos  dons; 
la  puissance  vient  à nous.  L’âme  divine  de 
mes  pères  parle  en  moi  : elle  me  dit  que  le 
chef  blanc  qui  s'est  rendu  maître  de  Tom- 
bouctou au  nom  de  la  puissante  République, 
reine  de  France,  a reçu,  par  le  dernier  convoi, 
sa  fille  et  sa  sœur,  qu'il  donnera  comme 
épouses  aux  rois  de  ce  pays  qui  sauront  s’en 
montrer  dignes.  Et  maintenant,  voyez  là- 
bas,  sur  ce  chameau  rapide,  cette  femme 
éperdue  : c’est  l’épouse  blanche  que  me  des- 
tine le  dieu,  mon  ancêtre.  Elle  vient  à nous, 
et  cette  fille  des  esprits  chantera  dans  ma 
case,  cuira  mon  poisson,  moudra  mon  grain 
et  me  lavera  les  pieds. 

Quel  succès  eut  ce  discours,  on  se  l’imagine- 
rait, difficilement.  Une  heure  ne  s’était  pas 
écoulée,  que  la  pauvre  Rosita,  descendue  bon 
gré  mal  gré  de  son  méhari,  entraînée  dans  la 
case  royale  avec  autant  d’énergie  que  de  sala- 
malecs et  de  marques  de  respect,  entourée  et 
ahurie  par  les  négrillons  enchantés,  entendait 


l’imposant  Tidi-hou  lui  dire  en  mauvais  fran- 
çais : 

— Tu  es  à moi,  Fleur  d’occident;  demain 
les  sorciers  viendront  pour  la  cérémonie 
nuptiale  ; 

Qui  peut  sonder  les  mystères  d’un  cœur 

de  vieille  fille?  Cet  enlèvement,  ces  fiançailles 
au  désert,  cet  accueil  chaleureux,  tout  cela, 
jusqu’aux  négrillons,  avait  eu  le  privilège  de 
faire  vibrer  la  corde  romanesque,  si  puissante 
dans  lame  de  M""  Rosita.  L’aventure  n’était 
point  banale,  et  ce  grand  nègre  élancé,  dis- 
tingué même  dans  son  singulier  bariolage, 
respecté  aveuglément  par  les  autres,  ne  lui 
semblait  point  un  époux  si  méprisable  : pour 
être  reine,  on  peut  sans  honte  transiger  sur 
une  question  de  couleur.  Et  d’ailleurs  « un 
nègre,  c’est  un  brun  qui  a eu  le  courage  de 
continuer  son  chemin  ». 

Bref,  M11’  Rosita  Verduron,  après  une  nuit 
de  réflexions,  ne  chercha  pas  plus  à fuir  qu’à 
résister.  Le  lendemain,  avec  toutes  les  céré- 
monies usitées  en  pareil  cas,  elle  devint  irré- 
vocablement la  reine  Ro-si-ta  Tidihlia,  et  en 
fut  ravie,  se  réservant,  bien  entendu,  de  faire 
ratifier  plus  tard  son  mariage  par  les  autorités 
françaises.  Par  un  rare  bonheur,  un  mission- 
naire irlandais,  allant  au  nord,  se  trouvait  de 
passage  par  là;  il  bénit  ces  noces  étranges 
sans  trop  d’étonnement,  — il  en  avait  vu  bien 
d’autres,  et  ne  pouvait  douter  que  la  fiancée 
fut  majeure. 

Ce  fut  une  belle  cérémonie.  Je  ne  veux  pas 
entrer  dans  les  détails  du  festin,  où  toute  la 
tribu  se  régala  de  queues  de  mouton  et  s'a- 
breuva de  raid.  Hommes  et  femmes  roulèrent 
avec  ensemble  sous  les  tables  qu'ils  n’avaient 
pas,  et  Tidi-hou  se  grisa  royalement.  Puis, 
lorsque  Ton  n’eut  plus  rien  à manger,  et  plus 
guère  à boire,  des  danses  de  caractère  termi- 
nèrent la  fête.  Pendant  que  la  tribu,  sous  les 
palmiers,  au  grand  air  du  désert,  se  livrait  à 
d’effroyables  bamboulas,  Tidi-hou  et  ses  no- 
bles, réunis  dans  la  case  royale,  fumant 
d’innombrables  pipes  et  crachant  dans  des 
récipients  que  des  femmes  esclaves  tenaient 
sous  leurs  augustes  nez,  Tidi-hou  et  sa  cour 
assistaient  à un  plus  austère  spectacle. 

Le  roi,  désireux  de  faire  valoir  son  épouse, 
l’avait  priée  do  faire  connaître  à ses  hôtes  les 
danses  européennes.  Celle-ci,  bien  qu’un  peu 
gênée  par  les  oripeaux  royaux  qu’on  avait 
ajustés  par-dessus  ses  vêtements  — témoi- 
gnage de  son  «auguste  origine  — celle-ci  ne 
songea  pas  un  instant  à se  dérober. 

Et,  agitant,  avec  une  grâce  mignarde  une 
écharpe  brodée  d’or,  la  *«  jeune  reine  >,  essaya 
la  valse  «à  trois  temps  au  milieu  du  cercle  des 
fumeurs. 

Puis,  la  valse  finie,  elle  dut  passer  à la  polka. 


CHRYSÉIS  AU  DÉSERT 


41 


puis  à la  gigue  ; enfin  le  quadrille  des  lanciers, 
dansé  en  dam e seule,  eut  une  immense  succès. 
Le  roi,  transporté  d'admiration  pour  sa  nou- 
velle épouse,  prit  une  poignée  de  confitures  de 
dattes  dans  ses  augustes  mains,  et  la  lui 
tendit  noblement.  Cette  marque  d'intérêt 
étonna  d'abord  la  reine,  mais  elle  prit  brave- 
ment son  parti,  et,  jugeant  qu'il  l'allait  respecter 
les  usages  de  sa  nouvelle  patrie,  elle  mangea 
les  confitures. 

Elle  pensait  alors  pouvoir  se  reposer,  car 
elle  était  un  peu  essoufflée  : l'habi- 
tude lui  manquait  des  exercices 
chorégraphiques  aussi  précipités. 

Mais  Tidi-liou,  fils  des  dieux,  en 
jugeait  autrement;  il  lui  fit  tendre 
la  derbouka  pas  un  des  négrillons, 
en  l'invitant  à chanter. 

La  forme  de  l'instrument  l'étonna 
encore;  elle  crut  qu’  après  les  confi- 
tures on  lui  offrait  à boire.  Mais 
elle  se  ressouvint  vaguement  de  la 
cruche  à musique  chère  aux  pays 
d’Orient,  et  improvisa  une  danse 
d'ours  qui  dut  donner  à sa  cour 
crépue  une  singulière  idée  de  la 
mélodie  française.  Huis,  d'une  voix 
quelque  peu  usée,  elle  commença 
la  romance  connue  de  « Marlbo- 
rough  s’en  va-t-en  guerre  ». 

Marlborougli.  avec  son  refrain 
oriental,  retour  des  croisades,  eut 
tout  le  succès  qu'il  méritait.  Tidi- 
liou  dodelinait  de  la  tête  en  me- 
sure, les  négrillons  reprenaient 
déjà  en  chœur  : « mironton,  miron- 
taine  » ' les  conseillers  d'État  cra- 
chaient au  nez  de  leurs  femmes 
par  distraction.  Et,  lorsque  ce  fut 
fini.  Sa  Majesté,  sans  se  dépar- 
tir de  sa  dignité,  murmura  un 
grave  : encore!  et  lit  rapporter  de  l'eau-de-vie. 

La  pauvre  Rosila,  qui  n’en  pouvait  plus, 
essaya  une  des  romances  de  sa  jeunesse  ; 


geaient  aussi  entre  eux.  Aussi,  dès  que  l'épousée 
ralentissait,  un  retentissant  : « encore!  » dit  en 
chœur,  la  forçait  à recommencer...  Las!  elle 
dut  répéter,  pendant  deux  heures  cl.  cinquante- 
deux  minutes,  la  lamentable  histoire  du  petit 
mousse,  si  bien  que  la  voix  lui  manqua  à la 
lin  tout  d'un  coup  et  qu'elle  tomba  épuisée  sur 
le  sol. 

— Homo!  bnnn!  disait  paternellement  Tidi- 
liou,  iils  des  dieux! 

Et  dans  sa  tendre  sollicitude,  il  lui  fit 


Chryséis  fut  introduite  parmi  les  dames  de  la  tribu. 

apporter  du  lait  de  chamelle  aigri  délayé  avec 
des  confitures  de  roses  et  de  l’eau-de-vie  de 
palmes. 


» Petite  fleur  des  bois, 
Toujours,  toujours  cachée...  » 


La  toilette  de  Chryséis. 


Mais  cela  réussit  beaucoup  moins  que  Marl- 
borough,  et  son  royal  époux  l'interrompit  au 
milieu  par  un  : 

« Changez!  » fort,  imposant. 

Haletante,  et  commençant  à trouver  que  son 
diadème  recélait  des  épines,  elle  entreprit  la 
triste  odyssée  du  petit  navire. 

...  qui  c'avait  ja...  ja...  jamais  navigué... 

Cette  fois  ce  lut  de  l'enthousiasme.  Ceux  des 
ministres  qui  comprenaient  quelques  mots  de 
français  saisirent  le  sens  de  l’histoire  et  furent 
charmés  d'apprendre  que  les  blancs  se  man- 


Chryséis  rêvait  qu'elle  allait,  escortée  par  le 
régiment  tout  entier,  recevoir  la  grande  mé- 
daille de  la  Société  de.  Géographie  « pour  ses 
travaux  et  ses  efforts  en  vue  de  l’avancement 
de  la  science  en  Afrique  »,  lorsqu'un  grand 
diable  de  nègre,  qui  riait  jusqu’aux  oreilles  à 
l'idée  de  la  bonne  farce  qu’il  allait  faire,  la 
réveilla  d’un  coup  de  pied  magistral. 

Elle  se  dressa  furieuse  : le  procédé  était 
choquant,,  il  est  vrai.  Mais  elle  n'eut  pas  le 
temps  de  s’en  formaliser;  le  nègre,  de  plus  eu 
plus  joyeux,  coupa  ses  liens,  la  mit  debout 
comme  on  met  un  sac  de  pommes  de  terre,  ut. 


42 


t.E  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


la  prenant  rudement  par  le  poignet,  la  traîna 
vers  la  tente  du  cheik. 

Celui-ci  n'était  pas  là.  Mais,  en  revanche, 
dame  Aouka  présidait  une  réunion  aussi  nom- 
breu que  choisie,  formée  des  dames  nobles 
de  1.  tribu. 

11  y en  avait  de  jeunes  et  belles,  un  enfant 
dan.  les  bras;  il  y avait  d'imposantes  matrones, 
chargées  de  bijoux:  il  y avait  d’horribles  I 


vieilles,  aux  traits  déformés,  hideuses  autant 
qu’étaient  ravissantes  les  jeunes  hanoums  qui 
riaient  à leur  baby.  Mais  toutes,  jeunes,  vieilles, 
mûres,  accueillirent  la  Française  par  un  même 
gloussement  de  joie  : elles  semblaient  se 
promettre  en  sa  personne  une  intéressante 
distraction. 

G.  M. 

(A  suivre.) 


Les  étrennes  des  déshérités. 


En  ce  jour  de  l'An  qui  est  la  vraie  fête  des 
enfants,  quand  tous  les  petits  visages  s'illu- 
minent et  rayonnent,  un  même  doute  vient 
inquiéter  nos  cœurs  : existe-t-il  des  enfants 
assez  délaissés  pour  que  la  fée  des  Étrennes 
ignore  leur  adresse  et  pour  que  leur  tristesse 
vienne  s'accroître  de  toute  la" joie  des  autres? 

Petits  garçons  et,  petites  filles  à qui  la  for- 
tune a souri,  célébrez  en  paix  la  fête  d aujour- 
d’hui, les  orphelins  ne  sont  pas  oubliés.  Vous 
n’imaginez  pas,  assurément,  que  les  femmes 
charitables  qui  donnent  asile  aux  enfants  sans 
abri  aient  pu  ne  point  avoir  le  même  souci  que 
vous;  que  madame  Louise  Koppe,  par  exemple, 
dont  le  nom  est  si  connu,  tant  elle  a su  se 
dévouer  pour  venir  en  aide  aux  humbles  d’ici- 
bas,  n’ait  pas  organisé  sa  petite  réjouissance, 
comme  aussi  la  Société  philanthropique,  comme 
aussi  les  diverses  associations  protectrices  de 
l’enfance  ! Mais  vous  vous  disiez  que  l'Adminis- 
tration, dans  la  sécheresse  do  son  budget  et  la 
rigueur  de  ses  règlements,  pouvait  bien  man- 
quer de  crédits  on  d’attention  pour  les  imiter, 
il  n'en  est  rien. 

L’Assistance  publique  a prévu  l’anniver- 
saire. 

A la  prison  de  Saint-Lazare,  où  l'infirmerie 
contient  toute  une  section  réservée  aux  petites 
pensionnaires  des  maisons  correctionnelles  que 
leur  état  de  santé  oblige  à un  traitement,  et 
aux  enfants  dont  les  mères  sont  en  détention, 
nul  ne  pensait,  il  y a quelques  années,  à 
cette  catégorie  de  malheureux.  Un  écrivain, 
M.  Hugues  Le  Roux,  signala  cette  lacune. 
Depuislors,  des  personnes  charitables  envoient, 
tous  les  ans,  des  jouets  en  nombre  suffisant 
polir  cinquante  petites  Tilles  de  moins  de  quatre 
ans.  M”11»  Bogelot,  directrice  de  l'OEuvre  des 
libérées,  y joint,  la  veille  de  Noël,  un  lot  d’é- 
treunes  utiles,  des  lias,  des  robes,  des  souliers. 
M“*  Mallet,  du  comité  protestant,  se  charge  des 
bonbons  et  des  fantaisies.  Toutes  ces  richesses 
sont  étalées  sur  une  grande  labié  dans  la  salle 
des  nourrices,  et  les  enfants  ont  l'illusion  d’une  I 
visite  à quelque  magasin  bien  fourni,  où  on 


leur  laisserait  le  plaisir  de  faire  leur  choix. 
Chacun  désigne  l'objet  de  ses  convoitises  et 
1 emporte  tendrement  serré  sur  son  cœur. 

Si  quelques-uns  de  nos  lecteurs  parisiens 
avaient,  le  matin  du  premier  janvier,  la  curio- 
sité de  faire  le  voyage  de  Ricètre  et  de  péné- 
trer dans  la  section  des  arriérés  du  docteur 
Bourneville,  ils  verraient,  à dix  heures,  une 
cérémonie  analogue.  Les  pauvres  petils  idiots 
connaissent  aussi  la  joie  éphémère  du  jour  de 
l’An,  et,  dans  la  soirée,  leurs  parents  peuvent 
venir  les  embrasser  et  leur  souhaiter  un  avenir 
meilleur. 

J’ai  vu  là  une  scène  bien  louchante. 

Un  petit  idiot  d’une  dizaine  d’années  environ 
avait  reçu,  pour  sa  part  de  distribution,  un 
superbe  polichinelle  qu'il  serrait  de  ses  petites 
mains  crispées,  avec  la  ferme  volonté  de  ne 
s’en  plus  séparer.  On  n'avatt  pas  pu  le  lui  faire 
abandonner  pendant  le  déjeuner,  et  Polichinelle 
avait  déjà  des  éclaboussures  sur  sa  bosse 
antérieure.  Dans  l'après-midi,  l'enfant  reçut 
la  visite  de  son  li-ére,  bien  portant  et  âgé 
d’un  an  de  moins  que  lui  11  s’aperçut  qu'il 
avait  les  mains  vides. 

— Tu  n’as  donc  pas  de  joujoux?  lui  dit-il 
avec  beaucoup  de  pitié. 

— Non. 

— Pourquoi? 

— Parce  que  papa  ne  travaille  point  en  ce 
moment  ei  qu’il  ne  peut  rien  acheter. 

Deux  grosses  larmes  perlèrent  aux  yeux  du 
petit  malade. 

Il  regarda  son  polichinelle,  l’embrassa  tendre- 
ment, puis  le  fourrant  sous  le  bras  de  son 
frère  : 

— Tiens!  dit-il,  emporte-le,  je  te  le  donne! 
Aies-en  bien  soin  !... 

On  dut  céder  au  désir  du  pauvre  petit  malade, 
sous  peine  de  provoquer  une  crise. 

En  voilà  un  chez  qui  le  cœur  était  moins 
arriéré  que  le  cerveau. 

On  voit  qu’il  n’y  a guère  de  groupes  d’enfants 
à qui  la  charité  n’ait  pas  songé,  mais  il 
se  rencontre  des  parents  trop  pauvres  pour 


LA  PL T me  GOURMANDE 


La  petite  gourmande  (d’après  un  tableau  de  Th.  Grust) 


44 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


donner  autre  chose  qu'un  baiser  à leurs  petits 
au  jour  de  l'An. 

Voulez-vous  me  permettre  de  vous  citer  un 
de  ces  cas,  au  risque  de  jeter,  en  finissant,  une 
ombre  sur  le  tableau  de  la  bienfaisance  ? 

L'an  dernier,  un  brave  ouvrier  français  d'une 
ville  du  Nord,  nommé  Vermeerscli,  enterrait  sa 
femme,  après  une  longue  et  coûteuse  maladie 
qui  avait  épuisé  ses  dernières  ressources.  U 
restait  veuf  avec  une  orpheline,  une  ravissante 
petite  fille  de  sept  ans,  du  nom  de  Marie.  Le 
travail  manquait.  L’ouvrier  se  souvint  qu'il 
avait  A Paris  un  frère  établi,  dans  une  assez 
bonne  situation.  « Je  lui  écrirais  bien,  pensa- 
t-il,  mais  le  temps  presse  et  puis,  par  lettre,  il 
me  refuserait  peut-être,  tandis  qu’en  arrivant 
avec  Marie,  il  verra  combien  sa  nièce  est 
gentille,  et  il  n'aura  pas  le  cœur  de  nous  laisser 
manquer  d'asile  pendant  quelques  jours  A bref 
délai,  je  trouverai  du  travail.  Ce  n'est  pas  ce 
qui  manque  à Paris,  et  nous  serons  sauvés.  » 

Comme  Vermeersch  n'avait  plus  assez  d'argent 
pour  payer  une  double  place  en  chemin  de  fer, 
il  prit  Marie  par  la  main  et,  par  étapes,  ils 
vinrent  de  Lille  à Paris,  le  père  portant  l’enfant 
dans  ses  bras  quand  la  petite  était  trop  fatiguée. 
Quand  les  fortifications  furent  franchies,  le 
dernier  centime  était  mangé. 

A Paris,  un  désastre  attendait  l’ouvrier.  Son 
frère  avait  fait  faillite  et  était  parti  sans  laisser 
d'adresse.  Les  deux  malheureux  restèrent  I 


comme  anéantis.  Vingt-quatre  heures  ils 
errèrent,  a demi  morts  de  faim  et  de  lassitude; 
ils  songèrent  à tout,  même  à se  jeter  à l'eau, 
mais  non  à demander  l'aumône;  les  vraies 
misères  sont  Aères.  Par  hasard,  je  rencontrai 
ces  désespérés  et  les  fis  monter  chez  moi. 

Le  pauvre  homme  m’expliqua  son  cas  en 
phrases  menues  et  embarrassées.  De  lui , il 
parlait  très  peu,  mais  il  insistait  sur  le  triste  sort 
de  sa  fille...  « Une  enfant  si  gentille  et  si  douce, 
monsieur.  Voyons,  Marie,  montre  au  monsieur 
comme  tu  avais  bien  appris  à l’école...  » 

Et  voila  ce  pauvre  petit  oiseau  meurtri,  qui 
n'avait  pas  eu  la  becquée  depuis  vingt-quatre 
heures,  se  mettant  avec  un  joli  sourire  triste  à 
me  réciter  un  « compliment  » et  à me  chanter 
une  petite  chanson  apprise  à l'école  en  vue  du 
jour  de  l’An. 

Pour  les  étrennes  de  Vermeersch  je  pus,  celte 
année,  le  faire  admettre,  lui  et  Marie,  au  Dépôt 
de  Nanterre.  On  me  fit  observer  qu'on  me  luisait 
une  grande  faveur,  le  Dépôt  étant  plein  et 
n’admettant  que  les  mendiants.  Je  m'empresse 
d'ajouter  que  l’homme  n'y  resta  pas  longtemps; 
il  put  en  sortir  quelques  jours  après  et  trouver 
une  place  assez  lucrative,  étant  bon  ajusteur- 
mécanicien. 

Rappelez-vous  tout  de  même  son  histoire, 
quand  on  viendra  quêter  vos  vieux  joujoux 
pour  les  enfants  pauvres. 

G.  T. 


Le»  grenouille»  mangeuses  de  poi»- 
son.  — Un  membre  de  la  Société  des  agricul- 
teurs de  France  déclare  la  guerre  aux  gre- 
nouilles dans  la  Pisciculture  pratique.  « J'ai  vu, 
dit-il,  des  grenouilles  vertes  manger  des  petits 
poissons,  longs  de  sept  A huit  centimètres. 
Voici  dans  quelles  circonstances  : un  étang 
avait  été  mis  à sec  pour  pêcher;  des  petits 


poissons  étaient  restés  sur  la  vase  et  sautil- 
laient et  l’on  voyait  les  grenouilles  accourir 
d'assez  loin  et  les  avaler  avec  avidité. 

« Jusqu'alors  j'avais  considéré  la  grenouille 
comme  inoifensive  et  bonne,  tout  au  plus,  à ; 
faire  le  déjeuner  de  la  couleuvre,  qui  la  fascine  I 


et  l’attire  de  fort,  loin  dans  sa  gueule,  sans  se 
déranger. 

« Lorsque  la  grenouille  est  sous  la  fascina- 
tion de  la  couleuvre,  elle  pousse  des  coasse- 
ments tout  particuliers,  jusqu’au  moment  où 
eile  se  fourre,  la  tête  la  première,  dans  la 
gueule  de  la  couleuvre. 

« En  fin  de  compte,  on  doit  faire  une  guerre 
d'extermination  aux  grenouilles. 

><  Tout  le  monde  connaît  la  pêche  de  la  gre- 
nouille: on  fait  une  petite  boulette  avec  un 
morceau  d’étoffe  rouge  ou  une  fleur  de  coque- 
licot, on  met  cette  houlette  au  bout  d'un  fil 
long  de  50  A CO  centimètres,  on  attache  le  fil 
à une  petiL-  gauletle  d'environ  2 A J mètres, 
on  présente  la  boulette  A la  grenouille  qui  la 
prend  dans  sa  gueule,  on  l’enlève  doucement, 
elle  ne  lAclie  pas,  dans  la  crainte  de  tomber; 
on  la  prend  par  les  pattes,  et,  d'un  coup  de 
ciseau,  ou  enlève  les  cuisses  dont  on  fait  un 
plat  fort  recherché  par  les  gourmets.  « 

Sauvegarder  le  poisson  et  manger  d’excel- 
lentes grenouilles,  voilA  un  double  résultat 
que  chacun  se  fera  certainement  un  plaisir 
d'atteindre. 


LES  EITE  DAINES  DE  MITAIZE 


45 


Les  fredaines  de  Mitaize  (Suite) 1 . 


Mitaize  attira  en  avant  les  plis  frippés 
de  sa  robe. 

Les  enfants  du  garde  s'enfuirent  comme  une 
volée  d’oiseaux  peureux,  sauf  Martial,  qui  était 
devenu  très  pâle:  Daniel,  ne  se  doutant  pas  du 
danger,  s’était  arrêté  pour  couper  une  branche 
lorsque  son  camarade  lui  saisit  le  bras  et, 
s’accrochant  d’une  main  aux  traînes  épineuses 


de  la  haie  de  gauche,  le  força  à grimper  à sa  suite 
dans  le  champ  en  face.  Yermer,  avec  une  rare 
présence  d'esprit,  faisant  pirouetter  Mitaize,  lui  avait 
enlevé  son  ombrelle  qu’il  avait  jetée  prestement  aux 
pieds  du  dangereux  animal  ; puis,  profitant  de  la 
courte  minute  de  surprise  qui  l’hypnotisa  sur  ce 
rouge  aveuglant,  cause  de  sa  soudaine  colère,  il 
entraîna  la  petite  fille  au  plus  vite. 

M.  Le  Mauduy,  qui  était  resté  tout  le  temps  en 
travers  du  chemin,  les  suivit  rapidement,  formant 
l’arrière-garde  et  se  retournant  quelquefois;  mais 
le  taureau  ne  songeait  plus  à s'échapper  de  la 
prairie,  pas  plus  qu'à  les  poursuivre;  il  s'acharnait 
sur  l'ombrelle  rouge  qu'il  piétinait  avec  rage  en 
poussant  des  meuglements  sourds. 

Mitaize,  qui  n’avait  pas  eu  conscience  du  danger 
de  la  rencontre,  non  plus  de  la  part  qu'elle  y avait 
eue,  se  mit  à crier,  dès  que  Yermer  l’eut  laissée 
libre  : 

— .Mon  ombrelle,  je  veux  mon  ombrelle!  pour- 
quoi l'a-t-on  jetée  à cette  vilaine  bête?  c’est  une 
pure  méchanceté! 

— Crois-tu,  petite?  fit  M.  Le  Mauduy;  qui  donc  a 
été  le  plus  méchant,  de  toi,  qui  agites  ton  ombrelle 
au  moment  où  je  t’avertis  que  le  troupeau  est  là, 
ou  de  Yermer  qui,  pour  te  préserver,  a quelque 
peu  risqué  sa  peau?  N’as-lu  pas  honte  de  mener  si 
grand  bruit  pour  un  mauvais  chiffon? 

Daniel  et  Martial,  qui  avaient  longé  la  haie  jusqu'à 
ce  qu’elle  leur  offrît  un  passage,  reparaissaient 
alors  : 

— Dis  donc,  Mitaize,  cria  le  premier,  il  l’a  joli- 
ment arrangée  ton  ombrelle,  le  taureau;  lirr... 

quand  on  pense  que  si  nous  avions  été  seuls  ici, 
c’est  sur  nous  qu'il  se  serait  jeté,  cela  donne 
le  frisson,  tu  ne  trouves  pas?  Heureusement 
pour  moi  que  Martial  n’a  pas  perdu  la  tête; 
■,  vrai,  ça  mérite  un  merci  pour  la  peine. 
Tille  regarda  son  frère,  vit  qu’il  était 
sérieux,  et,  se  rapprochant  de  Yermer,  elle 
lui  tendit  la  main  en  souriant.  Lui,  très 
gêné,  très  rouge,  balbutia  qu’il  n’y  avait 
pas  de  quoi  remercier,  que  tout  le  monde  en 
aurait  fait  autant,  et  d’abord  que  M.  Le  Mau- 
duy avait  été  tout  le  temps  entre  eux  et  le 
taureau  ; qu’il  aurait  bien  voulu  trouver  sous 
sa  main  autre  chose  que  la  belle  ombrelle 
de  M""  Marguerite  pour  détourner  d’eux 
l’attention  de  la  bête,  mais  celle-ci  était  trop 
près.... 

— Dali!...  si  ce  n’est  que  cela  qui  t’ennuie, 
fit  Mitaize  oubliant  déjà  quelle  venait  de 
regretter  bruyamment  l’objet  perdu,  maman 
m’en  achètera  une  autre  plus  jolie,  je  lui  écrirai 


1.  Voir  lo  n*  356  du  Petit  Français  illustré,  p.  32. 


46 


L I PETIT  FRANÇAIS  ILEtSTUÉ 


demain  et  je  lui  dirai  que  nous  avons  échappé, 
grâce  à toi,  à un  taureau  très  méchant. 

— l’as  très  méchant,  mademoiselle,  mais, 
voyez-vous,  ces  bètes-là  ça  n'aime  pas  qu'on 
les  aguiche,  c'est,  comme  les  gens  qui  ont  mau- 
vais caractère,  vaut  mieux  les  laisser  tran- 
quilles; celui-là  va  donner  du  fil  à retordre  à 
son  gardien  jusqu’à  ce  soir. 

Le  reste  du  chemin  s'acheva  sans  encombre; 
les  trois  plus  petits  avaient  rejoint  le  groupe  à 
peu  de  distance,  et  M.  Le  Mauduy  ne  laissa  plus 
les  enfants  s'écarter. 

Cela  ne  faisait  pas  tout  à fait  le  compte  de 
Dany,  toujours  prêt  à sauter  les  fossés  et  à 
courir  dans  les  friches,  mais  il  se  dédommagea 
en  causant  avec  Martial;  Mi  laize,  redevenue  très 
digne,  un  peu  raide,  marcha  fort  tranquille- 
ment près  de  son  grand-onele,  qui  put  croire 
que  l'incident  de  tout  à l'heure  lui  avait  servi 
de  leçon. 

Il  n’en  était  rien  cependant;  elle  gardait 
1 impression  qu'on  s'était  entendu  pour  exagé- 
rer le  péril  afin  de  la  mieux  convaincre  d impru- 
dence, mais,  au  lieu  de  se  dire  que  si  elle  avait 
obéi  à sou  oncle  rien  ne  fût  arrivé,  elle  s'indi- 
gnait tout  bas  contre  un  pays  où  les  animaux 
dangereux  n’étaient  pas  mieux  gardés,  et  ou 
M”  Servaize  ne  pouvait  pas  agir  à sa  fantaisie. 

On  arrivait  sous  bois  et,  dès  les  premiers  pas, 
les  myrtilliers  nains  qui  tapissaient  toutes  les 
pentes  offraient  aux  regards  leurs  feuilles  lisses 
et  leurs  milliers  de  fruits  noirs;  mais  M”*  Le 
Mauduy  avait  bien  recommandé  de  cueillir 
seulement  les  myrtilles  mûries  au  soleil,  et  le 
vieillard  conduisit  sa  bande  un  peu  plus  haut. 

On  se  mit  à l'œuvre;  les  quelques  petites 
filles  qui  venaient  d’arriver  de  Saint-Jean  se 
dispersèrent  avec  les  enfants  du  garde  dans  le 
rayon  assez  étendu. qu’elles  voulaient  explorer. 
Hamel  et  Martial,  sous  la  conduite  de  fermer, 
devaient  se  rejoindre  au  haut  de  la  pente,  à 
l'endroit  même  où  M.  Le  Mauduy  avait  fait 
déposer  sacs  et  paniers. 

— Puis-je  être  assuré  de  votre  sagesse,  mes 
enfants?  demanda-t-il. 

— Certainement,  mon  oncle,  firent  à la  fois 
Daniel  et  Mitaize. 

— Vous  ne  vous  éloignerez  pas,  vous  vous 
tiendrez  à portée  de  voix  de  Yermer  jusqu'à 
mon  retour.  Je  dois  voir  ma  malade  et  je  serai 
a peine  une  heure  absent,  travaillez  bien  et 
ain lisez- vous  bien  aussi. 

! fun  rapide  coup  d’œil,  il  inspecta  les  alen- 
tours ; pas  de  ruisseau  où  l'on  pût  choir;  il  vit 
Mitaize  à genoux,  cueillant  des  myrtilles; 
Yermer.  attentif  à tout,  et  il  s'éloigna,  rassuré. 

liais  à peine  avait-il  disparu  que  la  petite 
poussa  un  soupir  de  soulagement  et  se  releva; 
<i  un  tour  de  main  rapide,  elle  défit  son  man- 
teau quelle  déposa  sur  un  des  sacs,  et  apparut 


devant  son  frère,  vêtue,  non  de  sou  sarrau  de 
toile,  mais  d'une  toilette  de  surah  rose  brodé 
de  blanc,  un  nœud  de  moire  formant  ceinture. 

— lin  voilà  une  idée,  Mitaize,  de  t'être  attifée 
ainsi!  tu  sas  te  couvrir  de  taches;  comment 
tante  Marie- Anne  t’a-t-elle  permis’?... 

— Je  ne  lui  ai  pas  demandé  la  permission, 
riposta  aigrement  Mitaize,  je  suis  lasse  depoi- 
ter  des  robes  dont  une  pauvresse  ne  voudrait 
pas,  et  je  me  suis  habillée  comme  il  m'a  plu. 

— Tu  seras  grondée,  tu  verras. 

— Bah!  l’oncle  ne  s'en  apercevra  seulement 
pas  ; est-ce  que  les  hommes  s'entendent  à ces 
sortes  de  choses'?... 

Et,  d un  air  plus  majestueux  que  jamais, 
elle,  descendit  vers  les  petites  filles  qu'on 
entendait  rire  et  jouer  un  peu  plus  bas. 

Lorsqu'elle  arriva,  les  rieuses  se  turent,  inti- 
midées par  la  présence  inattendue  de  Mitaize 
en  graude  toilette,  et  la  vaniteuse  petite  savoura 
délicieusement  leur  évidente  admiration  ; aussi, 
se  montrant  bonne  fille,  voulut-elle  se  joindre 
à elles  pour  aider  à la  récolte  et,  pendant  un 
quart  d'heure,  travailla  consciencieusement. 
Mais  elle  devait  se  lasser  vite  d’un  travail 
assidu,  et,  laissant  les  petites  emplir  seules  les 
paniers  que  les  gamins  emportaient  à mesure 
pour  les  vider  dans  de  plus  grandes  corbeilles, 
elle  s’assit  à quelques  pas  comme  pour  bien 
indiquer  que  sa  condescendance  de  tout  à 
l’heure  n'impliquait  pas  une  entière  égalité. 

Daniel,  oubliant  sa  paresse  ordinaire  dès 
qu'il  s'agissait  de  s’amuser,  avait  quitté  Mar- 
tial qui  faisait  plus  d’ouvrage  que  personne;  U 
aidait  les  gamins  dans  leurs  voyages  et, 
comme  eux,  une  fois  à destination,  dévalait  la 
pente  en  se  laissant  glisser  du  haut  en  bas. 
Martial  riait  franchement  de  leurs  culbutes  et, 
gagné  à la  fin,  suivit  leur  exemple. 

Une  fois  son  effet  produit.  Mitaize  commença 
à se  sentir  embarrassée  de  son  personnage  ; 
son  costume  élégant  la  gênait,  elle  se  repentit 
presque  d’une  coquetterie  qui  ne  lui  avait 
procuré  qu’une  courte  satisfaction,  et  quand 
elle  se  fut  ennuyée  quelques  minutes,  au 
milieu  de  l'indifférence  générale,  elle  appela 
les  petites  filles. 

— Mais,  mademoiselle,  nous  n'avons  pas 
encore  fini. 

— Qu'est-ce  que  cela  fait?  vous  devez  être 
fatiguées,  venez  vous  amuser,  nous  jouerons  à 
faire  des  visites. 

Les  enfants  se  regardèrent  et  la  plus  petite 
se  risqua  à dire  ■ 

— Nous  ne  savons  pas  ee  jeu-là,  made- 
moiselle !... 

— Je  vous  apprendrai;  allons,  venez  vite  ici, 
c'est  très  amusant,  vous  verrez. 

Yermer  risqua  une  observation  : 

— C’est  que  tous  les  paniers  ne  sont  pas 


LES  FREDAINES  DE  MITAIZE 


47 


pleins,  mademoiselle,  et  les  enfants  feraient 
bien  de  se  hâter,  le  temps  se  couvre  et  nous 
serons  peut-être  forcés  de  rentrer  plus  tôt 
qu'on  ne  pensait  ; un  peu  de  courage,  vous 
jouerez  après. 

Les  petites  hésitaient  entre  le  désir  d'achever 
leur  tâche  et  l'envie  de  connaître  ce  jeu  si 
amusant,  que  Marguerite  voulait  leur  apprendre. 
Ce  que  voyant,  ce”“-ci  déclara  tout  net  à 
Yermer  que  ramasser  des  myrtilles  était 
ennuyeux,  qu'on  en  avait  assez  et  qu’il  n'avait 
qu'à  s'en  aller  s'il  n’était  pas  content.  S'en 
aller,  Yermer  l'eût  bien  voulu  s'il  eût  pu  aban- 
donner son  poste  de  surveillant.  11  n'osa  non 
plus  résister  en  face  à Marguerite. 

Il  marcha  droit  à Daniel,  songeant  à l’envoyer 
bien  vite  chercher  M.  Le  Mandny.  mais  une 
idée  subite  l'arrêta  à mi-chemin;  si  c’était  une 
maladie  contagieuse  que  son  maître  soignait  à 
la  ferme?...  De  grosses  gouttes  de  sueur  perlè- 
rent à son  front.  Que  faire!  fallait-il  y aller 
lui-même  et  risquer  des  reproches? 

Lue  explosion  de  rires  bruyants  interrompit 
ses  réflexions,  et  il  s'élança,  suivi  de  Daniel  et 
de  Martial,  du  côté  où  Mitaize  s'était  installée 
avec  ses  compagnes,  pendant  que  les  gamins 
accouraient,  eux  aussi,  de  toutes  parts. 

Voici  ce  qui  était  arrivé  : les  petites  filles 
avaient  dû  s’asseoir  sur  des  souches  d'arbres 
ou  des  pierres  et  prendre  l'attitude  de  per- 
sonnes attentives,  tandis  que  Mitaize,  qui  était 
censée  leur  rendre  visite,  pérorait  gravement  i 
au  milieu  du  groupe.  En  ci*  moment,  elle  faisait 
mine  de  prendre  congé  et,  s’arrêtant,  le  bras  i 
encore  tendu  pour  une  poignée  de  main,  elle  | 


semblait  ne  rien  comprendre  à cette  explosion 
de  gaieté. 

Comme  Yermer  s'approchait,  il  l’entendit 
répéter  en  frappant  du  pied  : 

— Faites  donc  attention!  ne  pouvez-vous 
dire  comme  moi?...  tenez,  je  recommence, 
l'une  de  vous  doit  me  répondre  : 

« A bientôt,  chère  Madame,  j’aurai  le  plaisir 
devons  revoir  cette  semaine,  chez  M1"'’ Lorrain.  >» 
Mais  les  enfants  riaient  de  plus  belle,  et 
Daniel  qui  arrivait  à son  tour,  les  mains  dans 
ses  poches,  s'associa  à leur  hilarité,  si  bien  que 
Mitaize,  ne  se  possédant  plus,  s’élança  sur  la 
petite  fille  qui  se  trouvait  le  plus  près  d'elle  et 
la  secoua  rudement  par  le  bras  en  lui  deman- 
dant ce  que  signifiaient  ces  rires. 

La  petite  baissa  la  tête  en  se  pinçant  les 
lèvres  pour  contenir  une  nouvelle  explosion 
de  gaieté,  puis,  d’un  geste  timide,  elle  indiqua 
la  robe  de  Mitaize. 

Hélas  ! la  jolie  toilette  de  surali  rose  avait 
pour  jamais  terminé  son  élégante  existence  ; 
les  lés  de  derrière,  mis  imprudemment  en 
contact  avec  les  myrtilliers  sur  lesquels  Mitaize 
s'était  assise,  offraient  l'aspect  d’un  plumage 
de  pintade  étonnamment  réussi.  Chaque 
myrtille  écrasée  > avait  imprimé  une  petite 
lâche  ronde,  et  la  moire  frangée  de  la  ceinture 
disparaissait  sous  de  longues  macules  noirâtres. 

Mitaize  se  baissa,  attira  en  avant  les  plis 
frippés  de  sa  robe,  mesura  l'étendue  du 
j désastre  et,  eu  même  temps,  comprit  le  ridicule 
i île  sa  situation,  ridicule,  souligné  par  les  rires 
i étouffés  des  petites  paysannes. 

(A  suivre).  P.  F. 


48 


LF,  PETIT  KH  ANC  AIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


!-*<*»*  voiture*»  w vapeur.  — En  1834,  une 
sorte  de  voiture  automobile  lut  construite  qui 
lit  le  trajet  de  Paris  à Saint-Germain  et  retour. 
La  durée  de  chaque  voyage  fut  d'environ  une 
heure  et  demie  et  la  côte  de  Saint-Germain  lut 
franchie  en  13  minutes.  La  même  machine  lit  en 
1839  un  trajet  del'Observatoire  a l'Arc  de  Triomphe 
devant  une  commission  de  l'Institut  qui  constata 
la  facilité  de  conduite  de  la  machine  et  la  sécurité 
de  sa  marche  à travers  les  rues. 

Enfin,  dans  les  derniers  mois  de  1855,  on  fit 
même  fonctionner  sur  la  route  de  la  Révolte  une 
voiture  à air  comprimé  portant  trois  personnes. 

Ainsi  donc,  il  \ a plus  d'un  demi-siècle  que 
l’on  songeait  déjà  à trouver  l'intermédiaire  entre 
le  chemin  de  fer,  qui  ne  va  pas  toujours  où  l’on 
voudrait  aller,  et  les  voitures  à chevaux  qui  ne 
vont  pas  toujours  comme  on  voudrait  aller. 


L.»  force  et  la.  ruse.  — Exposés  à la 
voracité  des  grosses  et  moyennes  bêtes,  les 
insectes  ont  dû,  pour  défendre  leur  chétive  exis- 
tence, recourir  aux  procédés  lés  plus  ingénieux, 
et  faire  de  la  ruse  la  première  des  qualités  guer- 
rières. 

Attaqués  par  des  animaux  de  force  supérieure, 
les  uns  « fontlemort  >/,cequi,  au  fond  implique  une 
certaine  dose  de  courage  ; d’autres  projet  tent  sur 
l’ennemi  des  jets  de  liquide  venimeux  ou  nauséa- 
bond qu’ils  tiennent  en  réserve  dans  des  glandes 
spéciales.  Certains  insectes  n'hésiteraient  même 
pas,  dit-on,  pendant  la  bataille,  à déchirer  les 
nirties  faibles  de  leurs  téguments  et  a rejeter  sur 
eurs  adversaires  dégoûtés  une  partie  de  leur 
sang. 

Cette  manière  de  jeter  de  la  poudre  aux  yeux , 
pour  faire  croire  qu'on  est  le  plus  fort,  est  bien 
permise,  après  tout,  lorsqu'il  s’agit  non  d'attaquer 
mais  de  se  défendre. 

* 

Ht  Ht 

llalhiiic,  sœur  «le  Itabylam  — La  sœur  de 
notre  délicieux  ami,  la  jeune  Balbine,  demandait 
l'autre  jour  à son  papa  : 

<*  P’pa,  chante-moi  donc  ce  morceau  qui  est  si 
joli,  tu  sais  bien,  le...  ah!  oui,  c’est  ça,  le  de 
'profundis  du  Troubadour. 

— Mais  si,  tu  sais  bien, Ira  la  la  la...  Léonore... 


— Ah  ! j’y  suis  : tu  veux  dire  le  Miserere  du 
Trouvère. 

— Mais  oui,  c'est  la  même  chose!  » 

♦ 

Quelque*  maximes.  — L’ordre  est  aux 
idées  ce  que  la  discipline  est  aux  armées  ( N kcker). 

— Ceux  qui  emploient  mal  leur  temps  sont 
les  premiers  à se  plaindre  de  sa  brièveté  (La 
Bruyère). 

— Un  seul  mensonge  mêlé  parmi  les  vérités  les 
fait  suspecter  toutes/ 

* 

* * 

HIol  d'enfant.  — Maman  surprend  Bébé  en 
train  de  griffonner  sur  son  papier  a lettres. 

" Que  fais-lu  là,  Bébé? 

— Je  t'écris  une  lettre. 


— Alors  lis-moi  ce  que  lu  m'écrivais. 

— Voyons,  p'tite  mère,  tu  sais  bien  que  c'est 
pas  ceux  qui  écrivent  les  lettres  qui  doivent  les 
lire,  c'est  ceux  qui  les  reçoivent.  » 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Curiosité  lii.«doi*i«|iio.  — Citer  une  ville 
qui  fut  successivement  espagnole,  française  et 
anglaise  dans  la  même  journée. 

* !* 

Etymologie.  — Quel  esf,  d'après  son  étymo- 
logie, la  signification  exacte  du  mol  poète  ? Y a-t-il 
une  langue  vivante  dans  laquelle  le  poète  puisse 
êlre  désigné  par  un  mot  ayant  le  même  sens  ? 

KôImik  j^raplihiue. 


toi  roi 

K A Ii  A R A 

T 0 I 

II  A 

£ Jtoi  L SI  1 

L “ A 

L RA 

T 0 I 

Iî  A 

TOI  TOI 

R A 

* 

Cnleuilnvdaliié.  — 

Toutes  les  lettres  de 

l’alphabet  sont  invitées  à une  soirée.  A quel 
moment  arrivent  u,  v,  x,  y,  z? 


REPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMERO 
I.  Petit  casse-téte. 

Les  vers  <le  Voltaire  quil  s’agissait  de  rétablir  sont  les 
suivants  j 

La  politesse  est  à l’esprit 
Ce  que  la  grâce  ost  au  visage. 

IL  Étymologies  florales. 

Le  souci,  autrefois  soulcv,  tire  son  nom  du  mot  latin  Solse- 
quiiun  (fleur  qui  suit  le  soleil)  parce  que.  comme  ceux  <lu  Tout  - 
nesol,  qui  est  de  la  mémo  famille  végétale,  les  capitules  du 
souci  semblent  suivre  le  soleil  dans  sa  courso  . tout  au  moins 
sa  fleur  uo  s'épanouit-elle  qu'en  plein  soleil. 


Aucun  rapport  étymologique  avec  souci,  soin,  tourment,  qui 
a la  même  racine  que  sollicitude.  Malgré  cola,  et  en  raison  do 
l’homonymie,  la  fleur  de  souci  a été  priso  pour  omblémo  de 
l'inquiétude  et  du  chagrin. 

III.  Question  littéraire. 

Il  est  clair  que  si  les  deux  vers  de  La  Fontaine  étaient  exac- 
tement cités,  le  personnage  dont  parle  le  fabuliste  devrait  être 
au  moins  un  quadrupède'  La  citation  exacte  est  : 

Laissez-lui  prendre  un  pied  chez  vous 
Il  on  aura  bientôt  pris  quatre. 

En  effet,  il  e'agil  ici  d'un  pied  do  terrain  : le  pied,  ancienne 
mesure  de  longueur  qui  équivaut  à 'U  centimètres. 

Le  Ocrant:  Maurick  TARDIEU. 


Toute  demande  de  eneugemeni  d'adresse  doit  tire  accompagnée  de  l'une  des  dernieres  bandes  et  de  SO  centimes  en  timbres-poste. 


année. 


N°  358. 


10  centimes. 


4 janvier  1896. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L ABONNEMENT  UN  AN,  SIX  FRANCS 
Part  du  l«r  de  chaque  mois. 


Armand  COLIN  & C“,  éditeurs 


ÉTRANGER  .'Sfr  — PARAIT  CHAQUE  SABEM 


5,  rue  de  Iflézièrcs,  Paris 


Tous  droits  réservé». 


’;rV;^V 

! * 

Jpj 

\ V 

; 

ri 

1 U* 

r ***  v v r 

IP  1 ■ 

j ï?** 

fX 

i 

" J|j 

1 

% * f 

Les  fredaines  de  Mitaize 


Minonne,  le  front  bandf,  «Mail  assise  prôs  de  l’âlro. 


50 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


Les  fredaines  de  Mitaize  (SuUe)'. 


— Pourquoi  riez-vous?  cria  Mitaize,  exas- 
pérée... 

— Parce  que  vous  êtes  joliment  drôle,  allez, 
mademoiselle,  riposta  la  plus  hardie. 

Et  Mitaize,  à cette  impertinente  réponse, 
s'élança,  trop  heureuse  de  pouvoir  assouvir  sa 
colère,  et  poussa  si  fort  la  petite  qu’elle  tomba 
et  se  heurta  rudement  le  frond  contre  une 
souche  à fleur  de  terre. 

Ce  fut  le  signal  d'une  mêlée  générale  : les 
petits  paysans  prirent  parti  pour  leurs  sœurs 
ou  leurs  camarades  et,  sans  Daniel  et  Martial, 
Mitaize  eut  probablement  passé  un  fort  mau- 
vais quart  d'heure.  Mais,  bien  qu'ils  ne  l'ap- 
prouvassent pas,  ils  ne  s'en  croyaient  pas 
moins  obligés  à la  détendre,  ce  qu'ils  tirent  sans 
enthousiasme,  à son  grand  dépit,  car  elle 
devina  à l'instant  leur  véritable  pensée. 

Martial  a\  ait  relevé  sa  petite  sœur  et  cherchait 
à la  calmer  de  son  mieux,  mais  la  vue  du  sang 
qui  maculait  son  mouchoir  lui  arrachait  des 
cris  d’épouvante,  et  il  n’était  pas  facile  de  la 
maintenir. 

Daniel  eut  une  inspiration  de  génie  ; 

— Voici  l'oncle  ! cria-t-il... 

Tous,  garçons  et  filles,  se  dispersèrent  comme 
une  volée  de  moineaux,  abandonnant  récolte  et 
paniers;  la  petite  blessée  elle-même  oublia  de 
crier  pour  fuir  aussi  vite  que  les  autres;  en  un 
clin  d'œil,  les  trois  enfants  se  trouvèrent  seuls 
avec  Vernier. 

— Maintenant,  qu'allons -nous  faire?  fit 
Vermer  très  embarrassé;  je  ne  peux  pourtant 
pas  vous  laisser  ici,  mon  maître  l'a  défendu,  et 
je  ne  peux  pourtant  pas  non  plus  emporter  nos 
corbeilles. 

— Nous  t'aiderons,  Martial  et  moi,  fit  Daniel, 
et,  si  M"*  Mitaize  n'est  pas  une  sotte,  elle  por- 
tera bien  un  panier  aussi. 

M Mitaize  ne  releva  pas  l'apostrophe,  elle 
eût.  voulu  rentrer  sous  terre  et  maudissait  pour 
la  première  fois  de  sa  vie  sa  toilette  malen- 
contreuse; mais  voilà,  le  pire  était  qu'il  ne 
lut  restait  aucun  moyen  de  cacher  sa  mésa- 
venture; son  manteau  avait  disparu,  la  plus 
maligne  de  la  bande  l'avait  emporté  en  s'en- 
fuyant, sans  i[ue  Mitaize,  encore  dans  tout  le 
leu  de  la  colère,  s’en  fût  aperçue  à temps. 

Elle  souleva  cependant  avec  courage  un 
des  lourds  paniers  et  se  mit  en  route  sans 
tenter  la  moindre  observation;  elle  n’avait 
plus. qu’un  désir:  dissimuler  à son  oncle  l'état 
pitoyable  de  son  costume,  échapper  au  coup 
d'œil  perçant,  moqueur,  qu’elle  redoutait,  si 


tant  est  qu’elle  pût  redouter  quelque  chose. 
Pour  cela,  il  fallait  envoyer  Yermer  le  prévenir 
qu'on  regagnait  les  Molières  sans  lui  et  conti- 
nuer sa  route  au  plus  vite  avec  Daniel  et 
Martial. 

Hélas!  elle  dut  renoncer  vile  à cèt  espoir; 
l’oncle  les  rejoignit  juste  à la  sortie  de  la  forêt, 
et  il  fallut  bien  donner  une  raison  de  ce  retour 
précipité,  avouer  la  fuite  des  enfants. 

Yermer  essaya  eh  vain  de  prendre  sur  lui 
une  part  de  la  faute,  de  dire  que  le  manteau  de 
M"-  Marguerite  s’était  égaré  et  que  les  enfants 
avaient  voulu  le  chercher... 

Mais  il  ne  savait  pas  mentir,  il  balbutiait,  si 
bien  que  M.  Le  Mauduy  se  mil  à interroger 
Martial. 

Celui-ci  n’osa  répondre. 

— Décidément,  fit  le  vieillard,  vous  vous 
entendez  pour  me  cacher  quelque  chose;  mais 
vous  ne  me  persuaderez  jamais  qu’il  n’y  a pas 
là-dessous  quelque  tour  de  Mitaize. 

Et  comme  il  examinait  celle-ci,  dont  la  mine 
confuse  l'étonnait,  il  aperçut  sa  .robe  couverte 
de  taches. 

— Qu’est-ce  que  c'est,  fit-il,  ces  petites  t'ont 
roulée  dans  les  myrtilliers?...  Par  exemple, 
ceci  passe  les  bornes;  je  vais  de  ce  pas  nie 
plaindre  à leurs  parents.  Comment  as-tu  laissé 
faire  tes  sœurs?  Martial. 

Le  jeune  garçon  regarda  Mitaize,  comme  s'il 
attendait  quelle  parlât,  et,  devant  le  muet 
reproche  de  ce  regard,  un  besoin  subit  de  fran- 
chise vint  à la  petile  fille,  elle  voulut  s’accuser, 
mais  sa  raneuüeuse  humeur  l’emporta.  Ces 
gamins  qui  avaient  osé  rire  de  Marguerite 
Servaize  méritaient  une  punition;  tant  mieux 
donc  si  l’oncle  leur  en  faisait  donner  une 
sévère,  et,  comme  après  tout  Yermer  et  les 
deux  garçons  n’avaient  rien  vu,  elle  pouvait 
réellement  laisser  croire  que  les  petites,  par 
méchanceté,  avaient  taché  sa  robe,  et  cela  leur 
apprendrait  à rire;  elles  n’auraient  que  ce 
qu’elles  avaient  mérité. 

Ou  arriva  enfin  à la  ferme  après  s’ètre  reposé 
bien  des  fois,  car  les  corbeilles  pleines  de  myr- 
tilles étaient  lourdes,  et  Daniel,  pas  plus  que 
Mitaize,  n’avaient  l'habitude  d’en  porter;  aussi 
M—  Le  Mauduy  commençait-elle  à être  inquiète 
de  leur  absence  prolongée,  car  elle  avait  vu 
passer  les  petites  Claudel  en  courant  et  Made- 
leine, qui  venait  de  rapporter  le  manteau  de 
Mitaize,  n’avait  pu  rien  comprendre  aux  expli- 
cations des  enfants. 

Du  premier  coup  d'œil,  la  vieille  dame  vit  le 


1.  Voir  ie  «i°  357  du  Petit  Fiançai d illustre,  p +•> 


■ES  FREDAINES  DE  MITAIZE 


51 


costume  de  sa  petite  nièce  et  Jes  avaries  qu  il 
avait  subies;  sa  gravité  l'abandonna  et  elle  se 
mit  à rire,  tout  comme  les  petites  campagnardes 
avaient  ri. 

Rien  ne  pouvait  humilier  davantage  la  vani- 
teuse Mitaize  que  d’être  ainsi  l'objet  de  la 
raillerie  générale;  mais  elle  lit  assez  bonne 
contenance  pendant  que  son  oncle  expliquait 
l'accident,  que  Venner  rentrait  sans  mot  dire 
les  corbeilles  et  que  .Martial  retournait  chez  lui. 


dans  le  reste  de  sa  conduite  une  duplicité  qui 
me  peine. 

Si  on  lui  avait  taché  sa  robe  exprès,  les 
taches  ne  seraient  pas  si  rondes,  ni  si  régu- 
lières, il  y en  aurait  sur  le  corsage  et  un  peu 
partout;  au  lieu  de  cela,  vous  n'en  trouverez 
que  sur  les  lés  de  derrière,  presque  à distances 
égales,  comme  si  elle  s’était  assise  sur  des 
myrtilliers. 

— .Mais,  c'est  vrai  que  Mitaize  s'est  assise 
longtemps  par  terre!  s'écria  Daniel1  qui  n'avait 
encore  rien  dît. 


M"  Le  Mauduy 
écouta  sans  rien  dire 
les  explications  de  son 
mari,  puis,  se  tournant  vers  Mitaize  : 

— Est-ce  ainsi  que  les  choses  se  sont  passées? 
dit-elle. 

— Certainement,  ma  tante. 

— Fais  attention  de  me  dire  la  vérité;  pense 
que  les  petites  du  garde  vont  être  punies  et 
qu'elles  ne  doivent  pas  lctre  injustement. 

M.  Le  Mauduy  semblait  étonné  des  questions 
de  sa  femme  et  de  son  ton  sévère. 

— Jean,  étiez-vous  là  quand  la  chose  s’est 
laite?  demanda-t-elle. 

— Non,  bien  entendu;  je  suis  arrivé  trop 
tard  et  je  n’ai  pu  constater  que  les  dégâts 
commis;  mais  la  robe  tachée  de  Mitaize  est 
une  preuve... 

— Oh!  mon  pauvre  Jean,  une  preuve!...  oui, 
la  preuve  de  la  méchanceté  et  de  la  vanité 
île  sa  propriétaire,  voilà  tout.  L'avez-vous  seu- 
lement remarquée,  celle  robe?...  savez-vous 
pourquoi  elle  l'a  mise  en  se  cachant  de  moi? 
c'est  pour  exciter  l'envie  îles  enfants  qui 
devaient  vous  accompagner,  et  je  serais  presque 
contente  de  ce  qui  lui  arrive,  si  je  ne  trouvais 


Le  garde  forestier  se  présenta  amenant  ses  enfants. 

— Tu  n'en  sais  rien,  riposta-t-elle  furieuse. 

— Si,  je  le  sais,  je  t'ai  vue;  tu  n'as  pas 
cueilli  des  myrtilles  seulement  un  quart 
d’heure:  tu  as  laissé  tout  faire  aux  autres,  et 
tu  t'es  assise. 

— Quand  je  me  suis  assise,  lu  n'étais  pas  là. 
cria-t-elle  ; tu  n'es  arrive  que  quand  elles  on! 
ri  et  que  je  me  suis  fâchée. 

— I.a  cause  est  entendue,  lit  M.  Le  Mauduy  ; 
ce  qui  est  arrivé  se  devine.  Mitaize  a tour- 
menté les  petites,  celles-ci  en  ont  ri  en  la 
voyant  si  sale;  c'est,  pourquoi  cette  jeune  per- 
sonne trouvait,  bon  de  me  laisser  croire  qu’on 
lui  avait  joué  un  méchant  tour. 

— Aussi,  lil  la  vieille  dame,  comme  c'est 
Mitaize  seule  qui  mérite  d’être  punie  pour  son 
défaut  de  soin,  elle  portera  dimanche  sa  robe, 


52 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


I elle  que  la  voilà,  pour  aller  à la  messe.  Ne 
réplique  pas,  Mitaize,  Lest  inutile,  je  déteste 
les  mensonges  et  les  menteurs. 

Rou  gré,  mal  gré,  le  dimanche  suivant,  force 
fut  à Mitaize  d’endosser  la  fameuse  robe  et 
d'accompagner  sa  tante  à la  grand’messe  ; elle 
essaya  bien  de  résister  au  moment  de  partir, 
de  retirer  sa  main  de  celle  de  M”  Le  Mauduy, 
mais  la  vieille  femme  tenait  ferme  et  ne  la 
laissa  pas  aller. 

Mitaize  dut  supporter  les  regards  curieux  des 
fermiers  et  des  fermières,  entendre  certaines 
réflexions  peu  faîtes  pour  lui  inspirer  de  l'or- 
gueil, et,  pour  mettre  le  comble  à sa  bonté, 
le  hasard  voulut  que  le  euré  de  Saint-Jean 
prêchât  sur  l'humilité. 

Une  autre  eût  profité  de  la  leçon,  mais  Mitaize 
était  trop  furieuse  pour  se  promettre  sincè- 
rement de  changer,  tout  le  long  de  la  messe, 
elle  rumina  des  projets  de  fuite,  elle  agita  dans 
sa  tête  ce  qui  pourrait  contrarier  ses  vieux 
parents  ; mais,  qu'eùt-elle  imaginé  pour  blesser 
tante  Marie-Anne,  toujours  si  calme,  si  maî- 
tresse d'elle-même?  Quant  à s'attaquer  àl’onele, 
sa  vaillance  n'allait  pas  jusque-là. 

A la  sortie  de  la  messe,  M”  Le  Mauduy. 
jugeant  la  punition  suffisante,  prit  des  mains 
le  Yermer,  qui  attendait  près  du  porche,  le 
manteau  de  Mitaize  et,  sous  ses  plis  amples, 
les  malencontreuses  taches  purent  être  dis- 
simulées. Puis  la  vieille  dame  reprit  la  main 
de  la  fillette  : 

— Maintenant,  quitte  ton  air  maussade,  lui 
dit-elle,  ta  punition  est  finie.  Je  souhaite  qu’elle 
te  profite  et  que  je  ne  sois  plus  jamais  forcée 
de  te  punir. 

Mitaize  détourna  la  tète  ; elle  eut  mieux  aimé 
être  battue  que  subir  les  remontrances  dou- 
cement formulées  par  sa  lante;  elle  les  sentait 
justes  et  n’osait  point  s’insurger  ouvertement. 
Mais,  reconnaître  ses  torts!...  cela,  c'était  plus 
que  ne  pouvait  faire  Marguerite  Servaize,  plus 
qu'elle  ne  voulait,  plutôt,  car  ce  qui  lui  man- 
quait en  toutes  choses,  c’était  surtout  la  bonne 
volonté. 

Claudel,  le  garde  forestier,  ayant  appris  la 
façon  désagréable  donls’était  terminée  la  récolte 
des  myrtilles,  s'était,  présenté  chez  M.  le  Mau- 
duy, amenant  deux  de  ses  enfants,  pour  appor- 
ter des  excuses  ; mais  le  vieillard  11e  le  laissa 
lias  achever,  il  montra  du  doigt  Mitaize  assise 
près  de  sa  tante  : 

— Claudel,  dit-il,  voilà  celle  qui  devrait 
s'excuser  ; demandez-lui  si  elle  y a seulement 
pensé;  elle  sait  pourtant  à qui  votre  petite 
Minonne  doit  d'avoir  passé  une  mauvaise 
nuit  causée  par  la  fièvre,  et  je  lui  aurais  cru 
meilleur  cœur. 

Le  teint  blanc  de  Mitaize  s'empourpra,  toute- 
fois elle  fit  bonne  contenance  et,  s’absorbant 


dans  sa  couture , feignit  de  n’avoir  rien 
entendu. 

— Non,  non,  Claudel,  je  ne  veux  pas  entendre 
parler  de  gronder  vos  enfants,  elles  m’ont  été 
fort  utiles,  et  je  n'ai  pas  à les  punir  d'avoir  ri 
d’une  chose  ridicule;  dites  à votre  femme  que 
j’irai  voir  Minonne  tantôt. 

Et  ils  s'éloignèrent  ensemble.  Dès  que  les 
deux  hommes  furent  à quelque  distance,  Mitaize 
jeta  son  ouvrage  : 

— C’est  trop  fort,  dit-elle,  cette  sotte  Minonne 
qui  se  fait  dorloter  comme  si  elle  était  bien 
malade,  pour  une  simple  égratignure,  quelle  ne 
se  serait  pas  faite,  si  elle  avait  été  moins  mala- 
droite. Et  c’est  à moi  que  l’oncle  donne  tort, 
c’est  une  injustice. 

Tante  Marie-Anne  ôta  tranquillement  ses 
lunettes  dont  elle  essuya  les  verres  à son 
tablier  : 

— Tu  trouves,  fillette?... 

Mitaize  devant  son  clair  regard,  perdit  un 
peu  de  son  aplomb,  mais  elle  répéta  : 

— Oui,  ma  tante,  c’est  une  injustice. 

— Je  vais  donc  prendre  ton  parti  contre 
l’oncle,  petite,  car  réellement,  il  111e  semble 
que  tu  as  raison.  Nous  disons  donc  que  tu 
as  bien  travaillé  hier,  aussi  bien  qu  elles 
toutes'’... 

— Non,  ma  tante,  fit  Mitaize  avec  une  fran- 
chise peu  ordinaire  chez  elle,  cela  m'a  ennuyée 
tout  de  suite. 

— Tu  as  été  polie,  très  polie,  du  moins? 

Mitaize  hésita  : 

— Je  n’ai  pas  été  polie,  ma  iante,  cela  n'en 
valait  pas  la  peine. 

— Vraiment!  quand  j’étais  petite  tille,  moi. 
on  me  recommandait  d'être  polio  toujours  et 
avec  tout  le  monde;  la  mode  a changé  depuis 
ce  tenips-Ià,  paraît-il:  enfin,  passons; elles  ont 
fini  par  te  battre,  111a  pauvre  Mitaize? 

La  fillette  devint  cramoisie  : 

— Vous  savez  bien  que  c’est  moi  qui  ai 
commencé  et  vous  vous  moquez  de  moi,  ma 
lante,  fit-elle  en  pleurant.  Je  ne  l’aurais  pas 
cru;  je  croyais  que  vous  m’aimiez  un  peu 
et  ce  n’est  pas  vrai  du  tout.  L’oncle  111e 
déteste. 

— Il  déteste  tes  défauts  et  il  a bien  raison, 
mon  enfant  ; lui  et  moi  nous  voudrions  te 
sentir  parfaite  ou  du  moins,  très  bonne,  très 
gentille,  tandis  que  tu  fais  ton  possible  pour 
te  montrer  désagréable;  est-ce  bien  de  ta  part, 
dis-le  moi? 

Mitaize  s’était  appuyée  sur  l'épaule  de  la 
vieille  dame  et  réfléchissait.  Tout  un  leut  travail 
se  faisait  dans  son  esprit,  elle  comparait  la 
douceur  de  tante  Marie-Anne  aux  aigres  repro- 
ches qu'elle  avait  entendu  adresser  à Mar- 
celle Dorgebert  par  M"'  Dorgebert  elle-même, 
à ceux  qu  il  lui  fallait  subir  de  chacune  de  ses 


gouvernant.cs;  elle  s'avoua,  qunprès  tout,  le 
vieux  couple  s était  imposé  un  grand  sacrifice 
en  les  recevant  tous  les  deux,  et  tout  d'un  coup, 
prise  d'un  remords,  elle  passa  ses  bras  au  cou 
de  la  vieille  dame  et  l’embrassa  presque 
tendrement. 

M,ne  Le  Mauduy  lui  rendit  son  baiser: 

— Mi  laize,  nous  irons  ce  soir  voir  .Mi  nonne 
ensemble,  nous  lui  porterons  de  la  confiture, 
je  sais  qu'elle  l'aime  beaucoup  et  que  sa  mère 
n’en  fait  jamais. 

— Si  vous  voulez, ma  tante,  répondit  Milaize 
qui  n'osa  décliner  la  proposition,  bien  qu'elle  , 
en  eût  grande  envie. 

Et  le  soir  même,  M.  Le  Mauduy,  en  pénétrant 
dans  la  cuisine  du  garde,  où  Minonne,  le  front 
bandé,  se  tenait  assise  près  de  Filtre,  vit  avec 
surprise  Marguerite  installée  près  d'elle,  de  i 
l'autre  côté  du  petit  fauteuil  de  l'infirme,  et  | 


causant  avec  les  enfants  de  l’air  le  plus 
franchement  aimable. 

A sa  vue.  elle  se  leva,  prête  à quitter  la  place, 
mais  il  ne  lui  en  laissa  pas  le  temps,  il  s'assit 
au  milieu  du  groupe  et.  sans  paraître*  remar- 
quer le  mutisme  subit  de  sa  nièce,  il  s'occupa 
de  sa  malade,  constata  que  la  plaie  du  front 
n'allait  pas  mal,  demanda  à Jeanne  des  nou- 
velles de  sa  santé  et  se  mit  à causer  si  gaîment 
que  Mitaize  ne  le  reconnaissait  plus. 

Quand  M“*  Le  Mauduy,  qui  avait  fait  le 
tour  du  jardin  avec  la  mère  Claudel,  vint 
reprendre  sa  nièce  dont  la  conduite  n’était  pas 
sans  lui  inspirer  quelques  inquiétudes,  elle  la 
trouva  écoutant  une  histoire  que  l'oncle  contait 
avec  verve,  et  riant  aux  éclats,  touL  comme 
Minonne,  tandis  que  l'infirme  les  couvrait  de 
son  regard  affectueux. 

(A  suivre.)  I*.  F, 


Une  expérience  «le  mécanique  amu- 
sante. — Priez  quatre  personnes,  choisies 
parmi  les  plus  robustes  de  l’assistance,  de 
vouloir  bien  tenir, deux  à deux  et  comme  il  est 
indiqué  par  la  gravure  ci-dessus,  deux  bâtons, 
«le  préférence  deux  manches  à balai  de  lon- 
gueur égale. 

Au  milieu  de  l'un  des  manches  à balai  vous 
attachez  solidement  une  corde  assez  longue, 
puis  vous  faites  passer  cette  corde  cinq  ou  six 
fuis  autour  des  deux  manches,  en  ayant  soin 
de  ne  pas  la  croiser  sur  elle-même. 

Vous  priez  alors  les  quatre  personnes  de 


tenir  deux  à deux  les  manches  à balai  parallèle- 
ment et  à un  mètre  à peu  près  l'un  de  l'autre. 
Puis  vous  vous  déclarez  prêt  à parier  contre 
quiconque  que  vous  obligerez  les  deux  manches 
à se  rapprocher,  quels  que  soient  les  efforts  en 
sens  contraire  des  quatre  personnes  qui  les 
tiennent. 

Pour  cela,  il  vous  suffira  de  tirer  sur  la  corde, 
car  l'effort  produit  par  vous  se  trouvera  mul- 
tiplié. comme  cela  a lieu  dans  les  moufles,  par 
le  nombre  de  tours  de  la  corde  autour  des  deux 
manches.  L'expérience  est  des  plus  amusantes 
sur  un  parquet  bien  ciré  et  glissant. 


Dana  les  Ministères.  — .avec  lesquels,  M.  le  Ministre 
nous  vous  assurons  de  notre  fidélité  à vos  principes, 
ainsi  qu'A  ceux  do  vos  illustres  prédécesseurs.  . 

(à. part)  — Et  la  petite  gratification? 


— Tenez!  voici  quarante  francs, 
•t  ie  vous  dispense  de  me  dire  vos 


— Doucement,  mes  enfants,  dou- 
cement.. , vos  étrennes  sont  dans 
ma  poche,  vous  allez  les  casser. 

— Elles  sont  bien  petites,  dis.  nos 
étrennes,  quelles  tiennent  dans  ta 
poche 


« Cos  quatre  petits  vers  vous  offrent  mes  étrennes. 

Ces  quatre  petits  vers,  . ces  «maire  petits  vers  . 

- Mon  aime,  il  a fait  des  progrès  étonnants 
&née  dernière  il  n’avait  pas  pu  arriver  a« 
rond  vers.  .,  donne-lui  trois  francs. 


— A papa  et  à ma  m'a  u 
La  Belette  et  le  petit  Lapin  (fable). 


— Nous  no  sommes  pas  de  ceux  qui 
croient  prouver  leur  amitié  eu  apport» ni 
un  riche  sac  de  bonbons  nous  somme: 
do  vrais  atnis,  nous  vouons  simplemen 
vous  embrasser 


- Allons,  belle-maman  .,  un  peu  do 
courage!  embrassez  votre  gendre  . 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


VOEUX  ET  SOUHAITS 


— Mon  pot't  papa,  tu  as  encore 
l'ait  clos  folies,  j’on  suis  sûre. 

— Mais  non'  . mais  non'....  ma 
fille. 

— Si,  si.  jo  to  connais,  papa,  si  tu 
n'as  pas  fait  de  folios,  tu  on  feras! 


— Allons,  bon  : ...  une  dent  cassee  ! 

— Es-tu  bôte,  mon  pauvre  ami  ! tu  manges  des 
bonbons  que  nous  a envoyés  le  dentiste...  ils  sont 
en  marbre  ' 


— Tiens,  mou  petit,  voilà  cin- 
quante centimes,  amuse-toi  bien 
•t  ne  les  dépense  pas! 


— On. a donné  à Monsieur  de  bien 
mauvais  cigares 

— Et  A Madame  de  bien  mauvais 
bonbons. 


— Mou  lieutuant,  le  caporal  qu'il 
m'a  dit  que  vous  vouliez  me  faire  un 
riche  cadeau  pour  mes  ëtronnes. 

— Vous  me  ferez  4 jours  de  clou, 
imbécile  ' 


— Quelles  petits  licites  qui  ont  des 
être  mies  pensent  aux  petits  pauvres 
qui  n on  ont  pas. 


— .l'avais  pensé,  Estelle,  qu'en  vous  offrant 
mon  portrait... 

— Vous  me  rappelleriez  le  temps  oii  l’on  me 
donnait  des  polichinelles? 


— J'ai  joint  l'utile  à l agréable, 
mon  ami  j'ai  renouvelé  pour  un  an 
ton  abonnement  au  Petit  Français. 


— Oui.  monsieur.  Monsieur  est  la  . 

— Tant  pis  S'il  n'avait  pas  été  là. 
j aurais  été  heureux  de  lui  serrer  la  main, 
mais  pour  ne  pas  le  déranger,  je  vais 
simplement  laisser  ma  carte. 


— Donne-moi  le  louis  que  t'a  donné  ta 
mere  pour  tes  étrennes..  je  vais  te  le  mettre 
à la  caisse  d’épargne...,  dans  quatorze 
ans  tu  en  «hits  deux  ' 


— Espérons,  ma  chère,  que  le  31  décembre 
prochaiu  aucun  de  nous  deux  ne  sera  veuf  .. 

— Ou  remarié  ' 


56 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Chryséis  au  désert  (&*)'. 


Derrière  Aouka,  debout,  alteutive  au  moindre 
signe,  se  tenait  une  petite  esclave  blanche, 
frêle,  pâle  et  un  peu  triste,  qui  n’avait  guère 
d’autre  beauté  que  ses  yeux  noirs  très  doux. 
Elle  souriait  affectueusement  à Chryséis,  et 
Joignait  les  mains  comme  pour  lui  recom- 
mander la  patience.  C’était  .Merced. 

Mais  déjà  la  kadine  avait  l’ait  approcher 
Chryséis.  Sans  lui  parler,  mais  en  commu- 
niquant ses  réflexions  à . ses  amies,  comme  s’il 
se  lût  agi  d’un  animal  ou  d’une  chose,  elle  la 
lit  tourner  et,  retourner;  elle  releva  ses  manches 
et  lui  tâta  les  bras;  elle  lui  fit  ôter  ses  bottines 
et  ses  bas,  tâta  aussi  ses  chevilles  fines,  et  rit 
en  voyant  avec  quelle  grimace  de  douleur  la 
fillette  posait  ses  pieds  nus  sur  le  sable.  Puis 
elle  plongea  les  doigts  dans  les  cheveux  dorés, 
auxquels  ressemblaient  les  siens,  les  releva, 
les  laissa  retomber,  les  soupesa,  les  flaira,  tout 
en  parlant  avec  volubilité.  Jugez,  pendant  ce 
temps,  de  l’exaspération  de  Catherine,  qui  ne 
pouvait  souffrir  qu'on  la  touchât,  ni  surtout 
qu’on  touchât  ses  cheveux,  quasi  sacrés  à ses 
yeux.  Mais  ni  ses  protestations,  ni  sa  résis- 
tance ne  semblaient  parvenir  jusqu  à sa  mai- 
tresse,  qui  s’intéressait  décidément  beaucoup 
à l’étude  qu'elle  faisait. 

A la  liu,  Aouka  appela  deux  de  ses  amies, 
qui,  à leur  tour  et  avec  elle,  relevèrent  les 
manches  de  la  captive  et  s'assurèrent  de  la 
force  de  ses  biceps.  Les  cheveux  ne  furent  pas 
oubliés  dans  l’examen,  et,  avec  forces  excla- 
mations msytérieuses,  on  les  compara  a ceux 
d'Aouka. 

Puis,  après  ces  deux  dames,  le  tour  passa  à 
d'autres,  et  Chryséis  exaspérée  fit  ainsi  le  cercle 
complet.  Une  vieille,  noire  et  horrible,  lui  mit 
les  doigts  dans  la  bouche,  pour  voir  ses  dents. 
De  rage,  la  petite  la  mordu.  Mais  elle  reçut  en 
échange  un  magnifique  soufflet,  et  elle  constata 
avec  amertume  que  c’était  le  troisième  depuis 
la  veille  au  soir  : c'était  trois  de  plus  qu'en 
toute  sa  vie  ! 

Elle  avait  donc  les  nerfs  passablement  tendus 
quand  elle  revint  devant  Aouka.  Elle  n’était 
cependant  qu’au  début  de  ses  épreuves  : la 
jeune  femme  l'attira  près  d’elle,  et,  en  un  tour 
de  main,  lui  enleva  ses  boutons  d’oreille  : Chry- 
séis, en  effet,  avait  les  oreilles  percées.  Je  lie 
sais  si  la  femme  du  cheik  s’y  prit  maladroite- 
ment ou  si  elle  y alla  trop  vite,  mais  il  y eut 
une  goutte  de  sang  sur  la  collerette  et  Catherine 
jeta  un  cri  aigu. 

Et  elle  compta  son  quatrième  affront.  Ceux 


I d’Aouka  étaient  très  raides,  je  crois  l'avoir  dit. 

Alors  Catherine  se  tut,  jurant  bien  de  ne 
nen  dire  de  plus,  quoi  qu’il  pût  lui  arriver. 
Vous  voyez  que  la  crainte  du  Seigneur  est  bien 
réellement  le  commencement  de  la  sagesse.  — 
Seulement  elle  voulut  remettre  ses  bas  : Aouka 
se  mit  à rire  : — songez  quelle  prétention  ! des 
bas  à une  esclave!  — et  d’un  coup  de  son 
petit  pied  chaussé  de  babouches  brodées  d'or, 
elle  envoya  bas  et  bottines  hors  de  la  tente 
ouverte.  Là,  le  nègre  qui  veillait  les  prit  en 
riant  de  plus  belle,  et  les  porta  soigneusement 
au  feu  qui  faisait  cuire  le  couscoussou. 

Chryséis  s’était  redressée,  cramoisie  de 
colère  . cependant  elle  ne  dit  rien.  C’était  très 
beau,  et  je  pense  que  Merced  en  conçut  uue 
sincère  admiration. 

Alors  Aouka  ordonna  que  l’on  fît  la  toilette  de 
la  nouvelle  esclave,  qui  allait  entrer  immédia- 
tement en  fonctions.  Et  ces  dames  se  parta- 
gèrent les  dépouilles  de  la  Française.  L une  eut 
le  jupon  de  soie  garni  de  dentelles;  l’autre  la 
petite  montre  ornée  de  perles.  La  vieille  de  tout 
à l’heure,  — peut-être  la  reine-mère,  — prit  le 
corsage  de  batiste  rose  quelle  endossa,  ô hor- 
reur! immédiatement.  Toule  la  fine  lingerie, 
toute  la  coquette  parure  de  la  fillette  y passa; 
on  dépit  de  ses  résolutions  de  fraîche  date,  elle 
x oulut.  résister,  crier,  se  débattre  : la  matraque, 
cette  lois,  eut  raison  d'elle.  Et  lorsque,  dé- 
pouillée de  ses  hardes,  eouverle  de  guenilles 
sans  nom,  qui  avaient  passé  d’une  négresse  à 
l'autre  pendant  bien  des  saisons,  humiliée, 
battue,  contusionnée,  Chryséis  tomba  sur  le 
sol  en  sanglotant  nerveusement,  Aouka  donna 
un  ordre  qui  fit  pâlir  Merced. 

— 0 maîtresse!  murmura-t-elle. 

— Quoi?  fit  hautainement  la  jeune  femme  en 
se  retournant,  le  l’egard  foudroyant. 

— Ayez  pitié  d’elle,  je  vous  supplie  ! 

— De  quoi  se  mêle  l’esclave?  répliqua  la 
femme  du  cheik  en  tournant  le  dos  à Merced. 
Ah  ! voici  Fatoum  ! 

Une  vieille  femme  arrivait,  clopin-clopant, 
portant  les  énormes  cisailles  avec  lesquelles  on 
coupe,  la  seconde  année,  le  poil  des  jeunes 
chameaux.  Un  rire  joyeux  l’accueillit  dans  le 
cercle,  et  Merced  détourna  les  yeux.  Alors 
Fatoum  s'agenouilla  devant.  Chryséis  qui  pleu- 
rait toujours  par  terre,  saisit  d'une  main  le  ' 
lourd  flot  d’or  de  ses  cheveux,  et  de  l’autre, 
maniant  la  cisaille,  trancha  tout  net. 

Un  cri,  ou  plutôt  un  rugissement  de  bête 
fauve,  répondit  au  coup  de  ciseaux.  La  fillette 


J Voit  le  nn  35i  du  Petit  Français  illustré,  p.  38 


CHIIYSÉIS  AU  DÉSERT 


S7 


se  roulait  sur  le  sol  en  proie  à une  horrible 
attaque  de  nerfs,  tandis  qu'Aouka  dédaigneuse, 
secouant  la  toison  blonde  que  Fatoum  lui  .avait 
remise,  disait  à ses  amies  : 

— 11  serait  beau  qu'on  vit  sur  la  tête  d'une 
esclave  une  chevelure  semblable  à la  mienne  ! 


EL  si,  a l'heure  du  repas  du  soir,  mademoiselle 
Rosita  eût  passé  par  là,  elle  fût  sans  doute 
restée  bouche  bée  au  spectacle  qu’offrait  la 
cuisine  du  goum. 

Tandis  que  Merced  roulail  habilement  dans 
ses  mains  les  boulettes  de  farine  qui  entrent 
dans  la  confection  du  couscoussou,  mademoi- 
selle Verduron,  la  future  académicienne,  che- 
veux courts  et  en  guenilles,  s'exercait,  après 
avoir  gâche  une  quantité  notable  de  farine,  à 
i-asserdes  brindilles  pour  allumer  le  feu,  qu’elle 
aurait  à alimenter  ensuite  avec  de  la  fiente  de 
chameau  desséchée. 

Et  elle  11e  murmurait  pas,  je  vous  assure. 
Elle  avait  faim,  n'ayant  pas  déjeuné,  et  tenait 
à gagner  son  souper. 


sergent  tout  pensif.  Pas  le  droit  de  faire  un 
pas  hors  d’ici,  et  sa  iille  qu’on  lui  tue  peut-être 
là,  tout  près  1, 


Oui,  c’était  dur,  bien  dur. 

Le  colonel  était  rentré  chez  lui.  Les  deux 
coudes  sur  la  labié,  il  cachait  son  mâle  visage 
dans  ses  mains,  et  des  larmes  de  désespoir 
liltraieiil  brillantes  entre  ses  doigts. 

Où  était-elle  maintenant,  sa  pauvre  Cathe- 
rine, sa  chère  petite  fille,  son  enfant  adorée  et 


Lettre  de  faire  part. 


Le  colonel  passa  devant  les  deux 
sergents  qui  déambulaient  ensemble 
dons  la  grand’rue  de  Tombouctou.  11 
leur  rendit  distraitement  leur  salut, 
et  continua  son  chemin  vers  son 
logis,  la  tête  baissée,  le  regard  morne. 

— Ce  qu'il  est  changé,  notre  pauvre 
colonel!  fit  Jubier  tout  attendri  en  le 
suivant  des  yeux. 

— Dame  ! mon  vieux,  c'est  qu’il  y 
a de  quoi  ! La  demoiselle  et  la  tante 
le  même  jour!  Sans  compter  Djaoud, 
encore,  la  pauvre  bête  ! 

— Oui,  ça,  c’est  une  perte  conséquente. 
répondit  Jubier.  Mais  pour  la  tante,  lu  sais,  je 
crois  que  c’est  pas  son  évanouissement  qui  a 
fait  maigrir  le  colonel. 

— Au  contraire,  ricana  le  sceptique  Gobain 
ça  l’a  peut-être  aidé  à digérer  l’autre. 

Jubier  rit  sans  répondre,  et  continua  - 

— Aon,  le  pire,  vois-tu,  c’est  la  pauvre 
demoiselle.  Ce  n'est  pas  qu  elle  était  bien  com- 
mode, au  fond  : et,  puis,  vois-tu,  une  femme  qui 
ne  sait  pas  raccommoder  son  cotillon,  faut  pas 
m’en  parler.  Mais  elle  savaitsibien  commander! 
un  amour  de  petit  officier,  quoi!  Et  puis,  enfin, 
c’est  sa  fille,  au  colonel,  et  il  peut  bien  y tenir, 
il  11'en  a pas  de  rechange  . 

— Sans  compter  qu'avec  la  consigne,  qui 
11’est  pas  drôle,  il  ne  peut  pas  bouger  d'ici  pour 
la  chercher  ; il  faut  se  contenter  de  faire  battre 
la  campagne  aux  environs,  où  il  n’y  a rien, 
naturellement. 

— C’est  cela  qui  doit  être  dur,  murmura  le 


j Lue  vieille  femme  arrivait,  clopin-clopant, 

{ portant  d’énormes  cisailles. 

choyée  ? Esclave,  ou  morte?  Et  lequel  des  deux 
destins  son  cœur  de  père  appréhendait-il  le 
plus? 

— Ma  fille’  ma  fille!... 

Et  il  la  revoyait  toute  petite,  lorsque  sa 
femme  tant  aimée  la  lui  recommandait  en 
mourant.  Qu’elle  était  mignonne,  et  câline, 
alors!  Pourquoi  l'avait-il  laissée  à Rosita?  sans 
elle,  qui  avait  mal  élevé  la  chérie,  qui  lui  avait 
faussé  le  jugement,  pareil  malheur  11e  serait 
jamais  arrivé. 

Et  pourtant!...  avait-il  bien  le  droit  de  parler 
ainsi  de  la  sœur  dévouée  qui  avait,  disait-elle, 
renoncé  au  mariage  pour  se  sacrifier  à l’orphe- 
line, qui  lui  avait  voué  tout  ce  qui  lui  restait 
de  jeunesse  et  de  force,  et  qui,  si  elle  l'avait 
mai  aimée,  l'avait  du  moins  aimée  unique- 
ment, en  renonçant  pour  elle  à un  foyer,  à une 
famille,  à ce  qui  fait  que  la  vie  est  douce  ? 
Pouvait-il  nourrir  une  pensée  de  rancune 
contre  la  pauvre  femme  perdue,  elle  aussi, 


58 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


dans  le  désert  immense,  morte  peut-être  de 
terreur,  de  faim,  de  soit',  sans  avoir  pu  des- 
rendre  de  sa  monture  affolée  ?...  .Non,  il  était 
un  ingrat,  un  mauvais  frère... 

Mais  cette  inaction,  cette  immobilité  le  ren- 
daient fou!...  Ah!  quelle  torture!  D’atroces  ten- 
tations lui  venaient,  et  il  ne  savait  plus  s’il 
pourrait  toujours  leur  résister...  Partir!  oli  ! 
partir!...  tout  laisser,  tout  abandonner,  déserter 
le  drapeau,  mais  courir  là-bas,  dans  l’est,  à la 
recherche  de  l’enfant  perdue! 

En  ce  moment,  un  grand  remue-ménage  se 


laineuses  : d'invraisemblables  anneaux  s’entre- 
choquaient au  bout  de  leur  nez;  et  le  sorcier, 
monté  sur  Djaoud,  coiffé  d’un  bonnet  conique 
et  couvert  d'un  manteau  de  plumes  de  perro- 
quet, tenait  une  enveloppe  immense  fermée 
par  plusieurs  énormes  pains  à cacheter  de 
différentes  couleurs,  comme  ceux  que  les  belles 
du  pays  appliquent  en  guise  de  mouches  sur 
leurs  fronts  d’ébène. 

Le  colonel,  debout  devant  sa  porte,  ouvrait 
des  yeux  dilatés  par  lVtonneineut.  Le  sorcier 
descendit  de  sa  monture,  s'inclina  Irois  fois 
jusqu’à  terre,  et  à la  troisième  lui 
tendit  le  pli  si  généreusement 
cacheté. 

D’un  coup  d’œil,  M.  Yerduron 
reconnut  l’écriture  de  sa  sœur,  et  fit 
sauteries  pains  à cacheter  avec  une 
hâte  facile  à comprendre.  11  déploya 
une  immense  . feuille  de  papier, 
dans  laquelle  il  ira!  reconnaître  l’en- 
vers d’une  Image  d’Épiüal  racontant 
les  aventures  du  prince  .Mirliton.  11 
ne  s'arrêta  point  à cette  histoire, 
qu’il  connaissait,  du  reste,  et  lut  la 
stupéfiante  épître  que  voici  : 


Du  palais  de  Tidi-hou , fils  des 
dieux  el  roi  des  Bambaras,  ce  sixième 
jour  de  la  lune. 

De  l.a  reine  Rosita  Tldi-ha  au 
colonel  SuU  Yerduron , représentant 
de  la  puissante  République  française 
à Tombouctou , son  noble  frère. 


Mon  bien-aimé  Sigisbert, 


fit  au  dehors,  et  le  brosseur  du  colonel  entra  eu 
coup  de  veut,  sans  dire  gare,  ce  qui  était 
contraire  à tous  les  règlements  : 

— Mon  colonel!  mon  colonel!  si  vous  saviez 
ce  qui  arrive! 

M.  Verduron  fut  debout  d'un  seul  bond  : 

— Des  nouvelles? 

— Djaoud,  mou  colonel!  Djaoud  quirevienti... 
Et  toute  une  ambassade  nègre,  conduite  par 
un  sorcier  qui  tienl  comme  qui  dirait  une 
lettre  ! 

El  en  effet  un  cortège  multicolore  se  déployait 
en  demi-cercle  devant  le  palais  lézardé  que  le 
colonel  avait  choisi  pour  sa  demeure.  Les 
guerriers  étaient  peints  de  leurs  couleurs  de 
fête  ; les  plumes  les  plus  nobles  et  les  plus 
variées  se  balançaient  avec  grâce  sur  leurs  têtes 


« Je  ne  veux  pas  qu’une  autre 
plume  que  la  mienne  vous  apprenne 
le  grand  changement  qui  s’est  pro- 
duit dans  mon  obscure  existence. 
Moi  aussi,  faible  femme,  vouée  jus- 
qu’ici dans  le  silence  au  culte  des 
Muses,  moi  aussi  je  suis  destinée  à 
servir  la  noble  cause  de  la  politique  colo- 
niale et  à rallier  à la  France  les  peuplades 
malveillantes... 

— C’est  encore  plus  embrouillé  que  d’habi- 
tude, marmotta  le  colonel  en  reprenant  haleine. 
Enfin  elle  est  vivante,  c’est  l'essentiel. 

« En  cherchant  ma  bien-aimée  nièce,  — que 
vous  avez  retrouvée  sans  doute  et  dont  j’ai 
bien  regretté  l’absence  auprès  de  moi  — j’ai 
été  accueillie  comme  un  céleste  esprit  par  une 
nation  amie  de  notre  mère-patrie.  Là,  le  roi 
Tidi-hou,  un  noble  descendant  de  l’immortel 
Toussaint  Lavenette,  m’a  offert  l’alliance  de  son 
peuple  en  échange  de  ma  main.  » 

— De  sa  main!...  C’est  complet! 

G.  M. 


(A  suivre.) 


PETIT  GOURMAND 


b 9 


Petit  gourmand. 


Janot  est  encore  un  toul  petit  garçon.  11  tfa  pas 
encore  huit  ans  ! Et  pourtant  il  va  commencer, 
liés  aujourd’hui,  à gagner  de  l’argent! 

il  faut  vous  dire  que  les  parents  de  Janot 
sont  pâtissiers,  ils  confectionnent  chaque  jour 


grand  frère  lui  a confectionné,  avec  des 
planches  et  une  grosse  corde,  une  petite  bou- 
tique ambulante  qu'il  suspendra  à son  cou  ei 
dans  laquelle  papa  lîriochard  a étalé  sur  un 
papier  blanc  de  jolis  hâtons  de  sucre  d’orge  ! 11 


Janot  a chois»  dans  son  ctalagc  un  Joli  sucre  d’orge. 


des  babas,  des  tartes,  des  choux  à la  crème. 
Puis  ils  vont  les  vendre  dans  une  petite  mai- 
sonnette à l’entrée  des  promenades  publiques. 

Ils  sont  cinq  enfants,  chez  Janot.  Or  il  faut 
beaucoup  de  sous  pour  nourrir  cinq  enfants, 
aussi  le  papa  Briochard  a-t-il  mis  tout  son  polit 
monde  au  travail. 

Il  n’y  a que  Janot  qui,  jusqu’à  présent,  n’a 
rien  fait.  Mais  papa  a déclaré  que  ça  ne  pou- 
vait pas  durer  comme  ça  ! C’était  l’opinion  de 
papa  Iirioehard,  et  tout  le  monde  sait,  chez  lui. 
que  quand  il  a parlé,  il  faut  obéir  ! 

Maman  a donc  bien  vite  taillé  et  cousu  pour 
son  Jauot  un  gentil  costume  de  pâtissier.  Son 


y en  a vingt-deux  morceaux.  C’est  donc  vingt- 
deux  sous  que  Janot  doit  rapporter  ce  soir. 

Mais  qu'est-ce  que  je  vois  ? Il  me  semble  que 
monsieur  Janot  étrenne  lui-même  sa  marchan- 
dise ! Mais  oui.  je  ne  me  trompe  pas.  il  a choisi 
dans  son  étalage  un  des  plus  jolis  hâtons  de 
sucre  d'orge  et  il  le  suce  sans  honte  ! 

Fi  ! le  vilain  gourmand  ! 

Que  dira-t-on  chez  lui  ce  soir  ? Maman  trou- 
vera peut-être  des  excuses,  mais  papa  ne  plai- 
sante pas,  et  Janot  le  sail  bien  ! il  dira,  ce  papa, 
qu’un  petit  garçon,  si  petit  qu’il  soil.  est  tou- 
jours assez  grand  pour  comprendre  qu'il  ne  doit 
; pas  s’approprier  ce  qui  ne  lui  appartient  pas. 


Variétés. 


Cyclisme  et  modeatie.  — Voici  un  sauve* 
lagcquo  nos  pères  ne  connaissaient  pas  : le  .sauve- 
tage à la  bicyclette. 

Dernièrement,  au  cours  d'une  manœuvre  lai  le 
sur  la  liune  de  Harcelone  a Léridu,  deux  wagons 
chargés  de  ble  se  détachèrent,  et,  la  voie  étant 
en  pente,  partirent  avec  une  vitesse  vertigineuse. 
I n veloeipediste  passait  par  là.  « N'écoulant  que 
son  courage  -,  le  brave  garçon  s’élança,  non  pas 
à leur  télé,  mais  à leur  suite. "et,  grâce  a la  fermeté 
de  son  jarret,  il  parvint  à les  dépasser  et  avertir 
un  train  qui  arrivait  en  sens  contraire.  Celui-ci 
put  s’arrêter  à temps;  il  en  lut  quille  pour  une 
lorle  secousse  et  une  avarie  à la  machine,  mais 
sans  autre  accident,  « Le  cycliste  ne  s’est  pas  fait 
connaître  »,  ajoute  le  nouvelliste. 

I nc  telle  modestie,  alliée  a un  si  beau  coup  de 
pédales,  mérite  les  plus  grands  éloges. 

L'éercvise  s'en  va.  — Hélas!  bien  loin  de 
faire  des  progrès,  felevage  des  écrevisses  lm- 
inènie  marche  a reculons! 

Au  grand  dommage  des  gourmets,  l’écrevisse 
tend  a disparaître  de  nos  cours  d'eau  français 
contaminés,  en  général,  parles  résidus  des  usines. 
Or,  l’écrevisse  ne  peut  vivre  que  dans  l'eau  claire 
cl  courante. 

II  n’y  a plus  guère  d’écrevisses  que  dans  la 
Meuse.  Presque  toutes  les  écrevisses  que  l’on 
mange  chez  nous  viennent  d’Allemagne.  LL  il 
nous  en  vient,  chaque  année,  pour  15  millions 
environ  ! 


Les  « cuivres  » eu  aluminium.  — Il 

parait  que  1 ou  commence,  en  Autriche,  a se  ser- 
vir île  l’aluminium  pour  la  fabrication  des  instru- 
ments de  musique  dits  « de  cuivre  ».  Le  3°  régi- 
ment d infanterie  et  les  musiques  -régimentaires, 
en  garnison  à Vienne,  l’ont  déjà  employé  sous 
forme  de  tambours  qui,  dit-on,  rendent  un  son 
très  mélodieux  ! . D’ici  peu,  sans  aucun  doute, 
nous  aurons  des  trombones,  cornets  a piston  et 
ophieléïdes  en  aluminium. 

La  musique  gagnera  peut-être  au  change,  mais 
notre  langue  y perdra:  cuivre  » vibrait  si  bien! 

Au  lieu  de  ■<  une  voix  cuivrée  »,  nous  faudra-t-il 
dire  " une  voix  alumin..?  ». — Non,  faisons,  s il  le 
faut,  des  trompettes  en  aluminium  et  continuons 
à dire  : « les  cuivres  ». 


REPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMERO  »5T. 

I.  Curiosité  historique. 

La  villo  dont  U s'agit  est  Dunkerque.  — Dunkerque  était 
aux  mains  dos  Espaguols,  lorsque  eu  tB'JS,  à la  suite  d’un 
traite  conclu  entre  la  France  et  la  République  anglaise,  dont 
le  président  ou  Protecteur* tait  Cromwell.  Turenne  vint  assié- 
ger la  place,  Turenne  et  ses  troupes  agissaient,  non  pour 
le  compte  du  roi  de  France,  mais  pour  le  compte  do  l'Angle- 
terre. L'héroïque  cité  s'empressa  de  se  livrer  à Louis  XIV 
pour  ne  pas  tomber  aux  mains  do  1 Angleterre.  Le  roi  do 
France,  d'ailleurs,  dut  le  jour  même  rétrocéder  la  ville  aux 
Anglais,  selon  les  clauses  du  traité.  En  sorte  que  Dunkerque, 
espagnole  le  matin,  française  dans  la  journée,  était  anglaise  le 

II.  Étymologie. 

Poète  vient  du  grec  poléles,  artisan,  faiseur  (de  poiéô,  je  fais) 


Fautes  nouvelle*»  p-.ir  noire  câble  spé- 
cial). — On  nous  télégraphie  de  Fontainebleau  : 
Le  célèbre  et  sympathique  Franc /tard  a qui  les 
touristes  ne  manquent  jamais  de  rendre  visite, 
est  gravement  indisposé.  La  Gorge  de  Franc /tard 
est  fortement,  enflammée.  Le  IL  T...,  fumeux  spé- 
cialiste, appelé  en  toute  liàte.,  l a examinée  au 
Jan  ngoscope  et  croit  être  sûr  qu’elle  est  obstruée 
par  une  arête,  lies  probablement  une  arête  de 
v /e.  Le  voisinage  de  la  Vallée  de  ht  Sole  rend  cet 
accident  vraisemblable  et  justement  Ion  croit 
savoir  que  le  malade  venait  de  la  Vallée. 


A propos  de  hottes  — « Moi,  je  ne  porte 
que  le  soulier  Molière. 

— Moi  aussi,  mais  je  ne  l'ai  pas  porté  pendant 
six  mois  qu'il  devient  Je  soulier  boU-l'cau. 


Petit*»  dialogues».  — >■  Comment  va?  » 

— Mal.  J’ai  la  lièvre. 

— Coupe-la... 

— Ah  ! mais  non  : ça  m’en  ferait  deux. 

REPONSES  A CHERCHER 

Curiosité  historique.  — Quels  sont  les 
deux  grands  généraux  français  qui  moururent  le 
même  jour,  l’un  assassiné,  l’autre  eu  pleine 
victoire  ? 

Loch t ion  i»i*overhinle.  Que  signili- 

l'expression  « C'est  comme  à la  cour  du  roi 
Pétaud...  » Et  quelle  en  est. l'origine  ? 

Mots  eu  losange. 

Se  trouve  dans  la  lingerie. 

Un  exil  ou  bien  un  appel. 

(iloires  de  la  pâtisserie. 

Un  ange  descendu  du  ciel. 

Hommes  de  petite  stature. 

Un  pronom  mis  au  pluriel. 

Se  renconlre  dans  la  lecture. 

Itéhus. 


Le  poème  (poièma)  était,  pour  les  Grecs,  l’œuvre  par  'excellence. 

En  anglais  un  poêle  so  désigne  parfois  aussi  par  lo  nom  de 
ma ker,  faiseur  (de  to  nwke,  faire). 

Mais  il  est  certain  que,  chez  nous,  un  poète  que  I on  traite- 
rait de  « faiseur  •<  n aurait  pas  lieu  d être  très  llattê. 

III  Rébus  graphique. 

E do  TOI  (c’est- A -dire  E fait  d.*  TOI)  L SI  L T de  RA 
(c'est-à-dire  T fait  de  RA  I. 

Aide-lot , et  te  ciel  l'aidera. 

IV.  Calembredaine 

f r r.  y,  : arrivent  nécessairement  après  le  t (après 
le  tlié'i 


Z#  fierait c • MmïUIi'.i?  'l' Alt  DIEU 


Toute  demande  de  changement  d adresse  doit  être  accompagnée  de.  L' 


des  dernières  bandes  et  de  iû  centimes  en  timbres  poste. 


8'  année.  — N"  359 


10  centircss 


11  janvier  1898. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L’ABONNEMENT  : UN  AN,  SIX  FRANCS 

Part  du  l«r  do  chaque  mois. 


Armand  COLIN  & C“,  éditeurs 

5,  rue  «1e  !Mé*ièrcs.  Pari» 


ETRANGER  Tfr  — PARAIT  CHAQUE  SAMEDI. 

Tous  droits  réservés. 


Manœuvres  de  chasseurs  alpins.  — La  défense  d'un  défilé. 
Composition  inédite  d’après  nulurc,  par  Catuvey. 


62 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Chryséis  au 

l.o  colonel,  suffoqué,  se  laissa  tomber  sur  la 
borne  placée  devant  sa  porte. 

« Pouvais-je  refuser?  changer  peut-être  en 
un  dépit  dangereux  rattachement  d’un  prince 
qui  se  donnait  à nous?...  Que  dire?  La  couronne 
de  laurier  des  Muses  s'est  inclinée  sous  le 
poids  du  diadème  royal;  je  suis  l'épouse  de 
Tidi-liou,  qui  envoie  à son  frère  de  France  et  à 
notre  nièce  Chryséis  nos  présents  de  noces. 

Mais  c-royez-le  bien,  mon  frère  ; mon  cœur 
ne  sait  pas  changer.  Si  haute  que  soit  la  situation 
où  me  place  la  main  de  Dieu,  reine  ou  simple 
jeune  tille,  je  reste,  pour  vous  la  sœur  dévouée 
dont  vous  avez  pu  si  souvent  apprécier  la 
tendresse. 

Rosita  Tidi-ha, 
belle-fille  des  dieux. 

P.-S.  — Mon  bonheur  veut  que,  tout  en 
entrant  dans  la  case  de  mon  époux,  mon  cœur 
maternel  trouve  où  verser  les  trésors  qu'il 
renferme.  J'ai  treize  adorables  beaux-fils  et 
belles-filles  de  trois  à douze  ans.  J’ai  commencé 
leur  éducation  qui  me  paraît  avoir  laissé  beau- 
coup à désirer  jusqu’à  présent.  Je  serai  heu- 
reuse de  vous  les  présenter,  ainsi  qu'à  ma 
nièce,  leur  cousine,  qu'ils  souhaitent  passion- 
nément connaître.  » 

— Ah!  par  exemple!...  ah!  par  exemple!... 
mâchonnait  le  colonel,  cela  dépasse  les 
bornes!...  Je  lui  ai  toujours  cru  la  tète  fêlée, 
mais  pas  à ce  point-là! 

Et  tout  à coup  prenant  son  parti  : 

— Tant  pis  pour  elle,  après  tout!  fit-il.  Elle 
est  majeure,  et  je  n'ai  pas  la  responsabilité  de 
ses  actions.  Du  moment  où  elle  est  vivante, 
reine,  épouse,  belle-mère  de  treize  négrillons, 
le  tout  en  vingt-quatre  heures,  et  enchantée 
par-dessus  le  marché,  je  serais  bien  fou  de 
m’en  casser  la  tête!...  Je  n'ai  plus  à penser 
qu'à  toi,  ma  pauvre  petite  Catherine,  ma  chérie, 
tout  ce  qui  me  reste  au  monde...  si  seulement  .... 

11  n'acheva  pas,  mais  secouant  énergique- 
ment la  tête,  il  appela.  Ses  ordres  donnés  pour 
qu’on  sustentât  et  surtout  qu'on  désaltérât 
l’ambassade  (il  fait  si  chaud,  là-bas!),  il  répondit 
à sa  royale  sœur  : 

« Ma  chère  Rosita, 

■<  Permets-moi  de  le  féliciter  bien  sincère- 
ment de  ton  rapide  avancement.  Par  malheur, 
je  suis  obligé  de  t’apprendre  que  je  suis  tou- 
jours sans  nouvelles  de  ma  pauvre  Catherine. 


désert  (smie)'. 

l’arles-en,  je  te  prie,  à mon  royal  beau-frère, 
et  demande-lui  de  me  rendre  l'inappréciable 
service  de  s’en  informer  chez  les  peuplades 
voisines. 

« Tu  comprendras,  ma  bonne  Rose,  que  dans 
ces  tristes  circonstances  je  n'aie  pas  le  cœur  de 
t'en  dire  plus  long.  Je  remercie  mon  illustre 
frère  des  précieux  cadeaux  qu’il  m'envoie,  et 
je  charge  ses  ambassadeurs  de  tout  ce  que  tu 
as  apporté  de  France  ; j'espère  que  cela  le  sera 
remis  ûdèlement- 

« Ton  frère  affectionné, 

« Sigisbert  Verduron.  » 

— Où  est  le  lieutenant  Rozel? 

— Présent,  mon  colonel. 

— Prenez  quelques  hommes  avec  vous,  et 
faites  débarrasser  votre  appartement  de  tout 
ce  qui  est  personnel  à ma  sœur;  elle  est  en 
sûreté,  et  souhaite  rester  où  elle  a été  accueillie. 

— Chez  ces  gens-là?  demanda  le  lieutenaul 
stupéfait,  sans  penser,  dans  son  étonnement, 
qu’il  questionnait  son  chef. 

Celui-ci  se  mordit  les  lèvres,  et,  s’abstenant 
de  répondre  à cette  demande  indiscrète, 
continua  : 

— Cette  ambassade  lui  fera  parvenir  ses 
bagages.  Mais  comme  je  n'ai  pas  grande 
confiance  en  ces  noirs,  veillez  à-  tout,  lieute- 
nant, et  ne  laissez  toucher  à rien  de  ce  qui 
appartient  à ma  fille. 

Les  ordres  furent  religieusement  exécutés. 
Le  lendemain,  les  messagers  nègres  quittaient 
Tombouctou,  emportant  en  triomphe  le  trous- 
seau et  surtout  la  guitare  de  leur  reine.  Mais 
très  fiers  de  l'alliance  qu’ils  venaient  de 
conclure,  enchantés  de  l'accueil  qui  leur  avait 
été  fait,  les  ambassadeurs  avaient  divulgué 
le  secret  de  leur  mission.  Si  bien  que  toute 
la  garnison  savait  maintenant  que  le  colonel 
Verduron  avait  pour  beau-frère  Tidi-hou, 
fils  des  dieux,  et  que  ses  nouveaux  alliés 
le  décoraient  du  titre  enviable  de  « Source 
d’eau-de-vie  du  désert  ». 

Chryséis  couturière 

Et  M"‘  Verduron  jeune  continuait  à étudier 
— de  près  — la  cuisine  arabe  et  les  mœurs 
des  Libyo-Punico-Vandalo...  Touareg.  Et,  si 
ses  connaissances  ethnographiques,  culinaires, 
ancillaires  et  autres  ne  progressaient  pas,  ce 
n’était  pas  la  faute  de  ses  maîtres. 


t.  Voir  le  aa  358  du  Petit  Français  illustre,  p 36. 


CHRYSÉIS  AU  DÉSERT 


63 


Pauvre  Catherine  !...  Ou  était-elte,  la  jolie 
petite  maison  de  Passy?  Où  était-elle,  la 
chambre  rose,  si  gentiment  capitonnée  ? Et  où 
était  Annette,  la  petite  femme  de  chambre,  qui 
savait  si  bien  « se  dépêcher  » d’exécuter  les 
ordres  de  mademoiselle? 

Qui  l'eût  reconnue  d ailleurs,  aujourd'hui, 
« mademoiselle  >»,  dans  l'état  où  1 avaient 
réduite  quelques  semaines  d’esclavage?  Oui, 
cette  grande  fillette  pâle  et  maigre,  au  regard 
mauvais  toujours  révolté,  à la  bouche  crispée 
par  un  rictus  sauvage,  aux  cheveux  courts  en 
désordre  couvrant  son  front  baissé  de  leurs 
mèches  inégales,  cette  fillette  aux  pieds  nus, 
en  haillons  sans  couleur,  qui  peinait  pour 
retirer  de  la  fontaine  ses  deux  grandes  jarres 
pleines  d’eau,  c'était  Chryséis,  la  coquette 
Chryséis,  l'élève  chérie  de  tante  Itosita. 

...  Elle  ht  encore  un  ellort,  en  soulevant  à 
deux  mains  la  seconde  jarre...  Non,  c'était  trop 
lourd  décidément. 

— Je  ne  peux  pas,  non,  je  ne  peux  pas  ! 
murmura-t-elle.  Us  me  battront  s’ils  veulent. 

Et  elle  se  laissa  tomber  sur  l'herbe  qui  bor- 
dait la  source,  à côté  des  lourdes  amphores.  Là, 
accroupie,  la  tète  entourée  de  ses  deux  bras 
pour  parer  les  coups  les  plus  violents,  elle 
attendit  que  Dadouk.  le  grand  nègre  d'Aouka, 
vînt  la  chercher,  matraque  en  main. 

— Qu'as-tu,  ma  pauvre  Catherine?  fit  la 
douce  voix  de  Merced  tout  près  d'elle. 

L'autre  releva  ses  yeux  sauvages,  et  brus- 
quement : 

— J'ai  que  je  ne  peux  pas  porter  cela.  Laisse- 
moi  toute  seule  : tu  attraperais  ta  part  de  la 
distribution  ; c'est  inutile. 

— Te  laisser?  pas  du  tout.  Allons,  un  peu  de 
courage,  petite  amie  : relève-toi,  nous  en  vien- 
drons à bout  à nous  deux.  Vite,  voilà  Dadoult, 
là-bas. 

— Je  me  moque  de  Dadouk. 

Et  Chryséis  se  roula  de  nouveau  en  peloton 
Merced  haussa  doucement  les  épaules,  et 
souleva  la  jarre.  Elle  était  moins  forte,  mais 
plus  adroite  que  sa  compagne... 

— Veux-tu  m'aider,  Catherine  ? je  ne  peux 
pas  toute  seule. 

— Je  le  pense  bien!  s'écria  Chryséis  avec 
impétuosité  en  se  déroulant  vivement.  Com- 
ment peux-tu  seulement  essayer?  Je  t'ai 
toujours  dit  que  tu  n'étais  qu’une  sotte. 

— Je  le  sais  bien,  dit  humblement  l'Espagnole. 

Mais  elle  souriait  imperceptiblement,  d'un 
sourire  plein  de  tendre  et  fine  malice.  Chryséis 
avait  enlevé  la  jarre  d’un  bras  vigoureux,  l'avait 
chargée  sur  sa  propre  épaule,  et,  de  la  main 
restée  libre,  soutenait  l'autre,  moins  grande, 
sur  celle  de  Merced.  La  patiente  petite  tille 
avait  atteint  son  but,  et  fait  faire  à sa  compagne 
le  travail  qu'elle  refusait  tout  à l’heure. 


— Il  y a de  la  farine  à préparer  et  du  pain  à 
faire  : que  préfères-tu  ? dit-elle  tout  en  chemi- 
nant vers  la  tente  d’Aouka. 

— Je  ne  peux  pas  faire  le  pain,  dit  Chryséis  ; 
je  n'en  ai  pas  l'habitude  ; ces  travaux-là  son! 
faits  pour  toi.  Je  broierai  le  grain. 


Chryséis  soutenait  la  jarre  sur  l'épaule  de  Merced. 


Merced  hésita.  Ce  qu’elle  avait  à dire  était 
comme  un  cocon  de  soie  : elle  n'en  trouvait 
pas  le  bout.  Enfin  elle  se  risqua  . 

— La  dernière  fois,  Aouka  a trouvé  le  pain 
trop  grossier.  Pourrais-tu  faire  la  farine  plus 
fine  ? 

— Aouka?...  et  que  m'importe  ce  que  dit 
Aouka  ?...  Je  ferai  comme  il  me  plaira. 

— Ou  comme  tu  pourras,  se  dit  à part 
Merced.  Et  tout  haut  : Tu  as  raison  ; je  ne  dis 
que  des  sottises.  C'est  que  je  n’avais  pas  eu  à 
souper,  l’autre  fois. 

— Pourquoi  ? 

— A cause  du  pain... 

Chryséis  ne  répondit  rien,  et  .Merced  n’insista 
pas.  Elle  savait  que  le  grain  était  semé,  et 
germerait.  La  chère  fillette  avait  su  prendre  sa 
revêche  compagne  de  la  seule  manière  qui  fût 
possible;  et  si  sa  tendre  affection,  qui  lui 
épargnait  les  plus  durs  travaux  et  la  sauvait 
parfois  des  mauvais  traitements,  n'avait  pas 
encore  trouvé  le  chemin  du  cœur  de  la  Fran- 
çaise. si  Chryséis  ne  savait  pas  encore  ce  que 
c'est  qu'aimer  les  autres  et  se  dévouer  pour  eux, 
du  moins  faisait-elle  quelquefois  pour  Merced 


6t 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


cr  qu'elle  n'eût  fait  ni  pour  menaces,  ni  pour 
coups. 

1 aimait-elle,  cependant?  Pas  encore.  L'affec- 
tion implique  l’oubli  de  soi-même,  et  elle  n'en 
était  pas  là.  Aimer  une  petite  tille  ignorante  et 
misérable,  une  esclave,  n’était  d'ailleurs  pas 
chose  digne  d'elle  Seulement,  à défaut  de 
l'amitié,  qui  ne  pouvait  germer  encore  dans  un 
cœur  trop  aride,  un  sentiment  de  justice,  inné 
dans  une  àme,  au  fond  très  droite,  la  forçait  à 
rendre  à Merced,  quand  elle  le  pouvait,  service 
pour  service.  Le  rendait-elle  gracieusement? 
Cela,  c'est  autre  chose. 

Elles  étaient  sous  la  tente  d'Aouka.  Là  était 
pour  Chryséis  l'épine  la  plus  aiguë  de  son 
fagot.  Aouka  l'avait  prise  en  grippe  dès  la 
première  heure,  et,  dès  la  première  heure, 
Chryséis  le  lui  avait  rendu  : simple  assaut  de 
bons  sentiments.  Or,  entre  ces  deux  natures 
altières,  d’orgueil  égal,  dont  l'une  commandait, 
dont  l'autre  était  forcée  d'obéir,  c'étaient  des 
chocs  continuels,  où  la  jeune  femme  déployait 
une  rare  habileté  pour  frapper  aux  endroits 
sensibles,  et  qui  laissaient  toujours  Chryséis 
plus  meurtrie  et  plus  exaspérée. 

— Cette  paresseuse  ne  peut  porter  deux 
jarres  toute  seule  ? dit  la  kadine  du  plus  loin 
qu'elle  les  aperçut.  Elle  est  assez  lâche  pour  se 
faire  aider  par  plus  faible  qu’elle  ? Je  savais 
bien  que  les  Français  n'étaient  pas  même  bons 
a faire  des  esclaves  ! 

Les  yeux  de  Chryséis  brillèrent  de  colère,  et 
c-lle  fit  un  pas  en  avant,  les  poings  serrés. 

— Pour  sur  ! dit-elle.  C'est  bon  pour  vous 
autres,  ce  métier-là  ! 

Aouka  devint  blanche,  leva  la  main...  et 
Merced  reçut  le  coup. 

— Lâche!  cria  Aouka,  triple  lâche  ! elle  laisse 
battre  Merced  pour  elle  ! 

— Toi,  je  t’étranglerai  un  jour  ! fit  en  fran- 
çais Chryséis  qui  suffoquait  de  colère. 

(Vous  savez  que  c’était  son  idée  fixe.) 

Et,  prenant  Merced  par  la  taille,  elle  la  fit 
pivoter  sur  elle-même  et  se  mit  devant,  bravant 
la  maîtresse. 

— Tiens  ! frappe  donc  ! disait-elle  toute 
crispée,  frappe  ! voilà  de  la  chair  française  !... 
Mais  frappe  donc,  Aouka  ! les  Français  ne  sont 
pas  même  bons  à faire  des  esclaves  ! 

Mais  Aouka  n’avait  plus  envie  de  frapper. 
Elle  riait,  et  c’était  bien  pis  pour  Catherine. 

— Tiens  ! dit-elle  en  lui  jetant  un  riche  man- 
teau de  laine,  j'ai  compassion  de  ta  faiblesse. 
Borde  mou  manteau  avec  ce  galon  d'or;  Merced 
fera  ta  besogne.  Assieds-toi  ici,  sur  ce  tapis,  et 
travaille  devant  moi.  Hors  d’ici,  Merced  ! 

L'Espagnole  était  déjà  loin.  — heureuse  des 
rudes  travaux  qui  allaient  lui  incomber,  et  se 
réjouissant  pour  sa  compagne  de  cet  adoucis- 
sement, — que  Chryséis  était  encore  hébétée 


sur  son  tapis,  le  manteau  sur  ses  genoux,  sans 
savoir  par  quel  bout  s'y  prendre. 

Vous  souv  îent -il  qu'au  témoignage  d’Annette, 
elle  n'eût  pas  su  recoudre  un  bouton?  Vous 
souvient-il  qu'en  une  circonstance  récente  et 
fatale,  la  jupe  de  batiste  n avait  trouvé  un 
secours  réparateur  que  dans  la  grosse  aiguille 
du  sergent  ? 

Hélas  I hélas!...  O mœurs  des  peuples  lybio- 
punico-romano-vandalo-arabo-sahariens  ! que 
vous  êtes  dures  à qui  doit  vous  étudier  de 
près,  à qui  ne  s'y  est  pas  préparé  par  un 
entraînement  suffisant  ! 

Aouka  était  sortie  ; elle  avait  laissé  la  petite 
Française  méditer  sur  les  vicissitudes  de  sa 
destinée  et  sur  la  manière  de  coudre  un  galon 
d'or,  à points  perdus,  au  bord  d'un  manteau  de 
cérémonie.  Catherine  essayait  cependant,  je 
dois  le  dire  ; elle  essayait  en  conscience.  Elle 
avait,  après  plusieurs  essais  infructueux,  réussi 
à enfiler  son  aiguille.  Fuis  elle  fit  à sou  fil  un 
énorme  nœud,  comme  en  font  les  toutes  petites 
filles,  c'est-à-dire  en  nouant  son  fil  comme  on 
noue  la  ficelle  d'un  paquet. 

Ce  travail  préliminaire  accompli,  elle  fit  un 
ouf!  de  fatigue,  releva  ses  cheveux  qui  lui  tom- 
baient dans  les  yeux,  et  commença  d'examiner 
sérieusement  son  ouvrage.  Sans  se  laisser 
arrêter  par  de  vaines  considérations,  elle  prit 
bravement  le  galon  par  un  bout  et  le  posa  tel 
quel  sur  le  bord  du  manteau,  sans  plus  se 
préoccuper  du  point  par  où  elle  commençait 
que  de  l’endroit  ou  de  l'envers  de  la  bordure  et 
du  vêtement.  Puis,  la  conscience  pure,  elle  se 
mit  en  devoir  de  coudre. 

Seulement  elle  avait  oublié  de  se  laver  les 
mains,  que  ses  divers  travaux  de  cuisine  ne 
contribuaient  pas  à blanchir  De  plus,  les  exer- 
cices variés  et  inaccoutumés  auxquels  elle 
venait  de  se  livrer,  joints  à la  chaleur,  la 
faisaient  suer  sang  et  eau.  Hélas!  hélas! 

Quand  Aouka  revint,  elle  trouva  Chryséis  le 
nez  baissé  sur  son  ouvrage,  tirant  l'aiguille 
avec  une  telle  application  qu  elle  en  faisait  la 
moue.  La  ltadino  en  conclut  que  sa  servante 
était  tout  à fait  dans  son  élément,  et  s'en 
préoccupa  d'autant  moins  que  Sidi-el-Hadj 
venait  d'entrer,  revenant  de  la  chasse. 

— Trois  gazelles  et  des  oiseaux,  femme,  dit-il 
avec  bonne  humeur;  nous  n'avons  pas  perdu 
notre  matinée. 

— N'es-tu  point  fatigué,  cher  seigneur  ? dit 
affectueusement  la  jeune  femme.  Veux-tu  que 
les  esclaves  te  lavent  les  pieds  ? 

— Non,  inutile.  Et  riant  : Mon  meliari  en 
aurait  plus  besoin  que  moi...  Les  lévriers,  eux, 
meurent  de  faim  ; je  n’ai  rien  voulu  leur 
donner  avant  que  nous  fussions  de  retour  : 
écoute-les  hurler. 

(A  suivre).  Ci.  M. 


PINCÉ! 


65 


Pincé  ! 


Toutou  sc  sent  la  patte  pincée  comme  par  un  étau. 


Voilà  déjà  longtemps  que  Bébé  a prédit  asm 
incorrigible  Toutou  qu'il  lui  arriverait  malheur  ! 

Ça  devait  être!  Toutou  est  bien  le  petit  chien 
le  plus  téméraire,  le  plus  désobéissant,  le  plus 
touche-à-tout  qui  se  puisse  voir!  C'est  ce  que 
lui  répète  chaque  jour  en  gémissant  sa  petite 
maîtresse!  Mais  que  voulez- vous?  Toutou  sob- 
siine  à n'en  faire  ou  à sa  tète;  celte  bonne  grosse 
tète  carrée  qui  renferme  malheureusement  plus 
d'idées  biscornues  que  d’idées  raisonnables. 

Mais,  c'est  égal.  Toutou  devrait  être  plus 
docile!  On  ne  me  fera  jamais  croire  qu'avec  un 
peu  de  bonne  volonté  il  n’eût  pas  évité  la  désa- 
gréable histoire  qui  lui  est  arrivée  ! Jugez-en  : 

Ce  matin  encore  sa  maîtresse  lui  a répété 
d'être  bien  sage,  de  ne  rien  voler  à la  cuisi- 
nière, et  surtout  de  ne  rien  toucher! 

Toutou  a écouté  ces  excellents  conseils  avec 
attention  II  n'est  pas  contrariant.  Toutou1 
Jamais  il  ne  dit  non!  Mais  à quoi  cela  sert-il, 
puisqu'il  ne  tient  pas  compte  des  avertissements. 

Le  voilà  parti!  Il  fait  d’abord  son  petit  tour 
habituel  à la  cuisine. 

Tiens!  qu'est-ce  qui  remue  donc  là-bas  dans 
cette  bourriche?  Toutou  n'a  jamais  rien  vu  de 
ce  genre.  C'est  vivant,  puisque  ça  remue! 


Toutou  voit  d'abord  une  longue  corne  qui  se 
meut  de  côté  et  d'autre.  Puis,  peu  à peu,  sortant 
avec  peine  de  la  bourriche,  une  grosse  patte 
formant  comme'' une  pince;  enfin  un  corps  noi- 
râtre cfune  queue  qui  se  replie  sur  elle-même. 

Toutou  est  très  intrigué  ! 

Vous  croyez  qu'il  va  battre  en  retraite?  Pas 
du  tout!  il  commence  par  japper,  il  fait  de 
petits  bonds  de  côté  et  d'autre,  se  baissant  sur 
ses  pattes  de  devant.  Ma  parole,  il  croit  que 
les  écrevisses  vont  faire  une  partie  avec  lui  ! 
Mais  celles-ci  ne  se  soucient  nullement  de 
ses  bonds.  Elles  sont  sorties  de  la  bourriche,  à 
présent,  et  elles  marchent  de  droite  et  de 
gauche  avec  des  mouvements  maladroits. 

Comme  c'est  drôle!  Toutou  les  regarde  avec 
stupéfaction.  S'il  avançait  la  patte?  peut-être 
ne  r.  nt-elles  pas  vu  et  seraient-elles  bien  aises 
de  faire  une  petite  partie? 

Ouali!  ouali  ! hi  ! bi! 

Entendez-vous  la  jolie  musique?  C'est  Toutou 
qui  se  sent  la  patte  pincée  comme  par  un  étau! 

Crie,  mon  ami!  Cela  t’apprendra  une  autre 
fois  à être  plus  obéissant.  On  ne  meurt  pas 
d'une  bonne  pincée  et,  si  celle-ci  peut  te  guérir 
de  toucher  à tout,  nous  dirons  : Tant  mieux  ! 


I,  Il  P L T I T FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


66 


Les  finesses  de  Bertoldo  (Suite) 


Le  sbire  sort  Bertoldo  du  sac  et  y entre 
à sa  place. 

Allons,  compère,  sors  delà  ! 

— M'y  voici!  Que  dis-tu  de  mes  grâces? 

- Aie!  je  n'ai  vu  de  ma  vio  homme  plus 
mal  tourné.  Pauvre  diable,  je  te  plains  ! 

— Tu  as  bon  cœur,  mon  compère  ; aussi, 
pour  te  récompenser,  j'ai  bien  envie  de  faire  de 
toi,  cette  nuit  même,  un  homme  riche,  heu- 
reux et  envié  de  tous.  Vois-tu,  je  suis  absolu- 
ment décidé  à ne  pas  me  marier;  ma  fortune 
ne  me  sert  pas  à grand  chose,  puisque,  à cause 
de  ma  laideur  et  de  ma  difformité,  je  suis 
résolu  a vivre  à jamais  caché  au  fond  des  bois. 
Si  donc  je  te  donnais  cette  fortune  et  te  laissais 
prendre  ma  place  dans  ce  sac,  tu  serais  demain 
matin  l'homme  le  plus  favorisé  de  la  terre. 

C’est  à la  première  heure  que  l'on  doit  venir 
me  chercher  pour  me  conduire  à la  chapelle  et 
célébrer  le  mariage  qui  me  fait  horreur. 

— Tu  me  la  donnes  belle,  compère;  me  ren- 
fermer dans  ce  sac,  pour  que  Ton  voie  en  l'ou- 
vrant ce  changement  de  figure  : ce  serait  là  un 
bon  moyen  de  me  faire  mettre  la  corde  au  cou  ! 

— Mais  je  ne  t’ai  pas  dit  que  le  mariage  doit 
s'accomplir  en  me  laissant  dans  ce  sac,  pour 
éviter  à la  fiancée  des  impressions  désagréables 
pendant  la  cérémonie?  Crois-moi,  lorsque  tu 
auras  montré  le  papier  que  je  vais  te  signer  et 
qui  te  rendra  maître  de  tous  mes  biens,  on  sera 
trop  heureux  de  l'échange,  surtout  en  te  voyant 
avec  cette  figure  d’honnète  homme  et  de  beau 
garçon.  Du  reste,  une  fois  le  mariage  fait,  ils 
ne  le  pourront  défaire.  Mais  tout  cela  est  un 
rêve!  Finissons-en.  En  somme,  je  rentre  dans 
mon  sac  et  dans  ma  fortune.  Allons,  viens 
m'aider  ! 

— Attends  un  peu.  nous  avons  le  temps. 

— Non,  viens,  tiens  ce  sac  pour  que  j'y 
rentre  à mon  atse... 

— Attends,  attends,  mon  ami,  ne  m'ôte  pas 
cette  grande  espérance... 

— J'ai  bien  envie  de  le  refuser,  mais  un 
honnête  compagnon  ne  peut  manquer  à la 
parole  donnée.  Je  vais  t'écrire  une  donation  do 
tous  mes  biens. 

Et  le  malicieux  personnage,  prenant  dans  sa 
poche  un  papier  et  un  crayon,  écrivit  sous  les 
yeux  du  sbire  impatient  cet  acte  qui  lui 
donnait  une  si  belle  fortune  et  de  si  beaux 
châteaux...  en  Espagne. 

Le1  sbire,  absolument  convaincu,  se  fourra 
dans  Je  sac,  où  il  ne  tarda  pas  à s'endormir, 


rêvant  d'or  remué  à la  pelle  et  de  fiancées  plus 
belles  que  le  jour. 

Bertoldo  s’échappe,  laissant  le  sbire 
dans  le  sac. 

Aussitôt  qu'un  ronflement  sonore  eut  averti 
notre  Bertoldo  que  le  sbire  était  profondément 
endormi,  il  songea  aux  moyens  de  s'échapper 
du  palais. 

L'idée  d’une  nouvelle  farce  traversa  alors  son 
esprit;  il  saisit  sur  un  escabeau  la  robe  et  le, man- 
teau de  la  reine  et  s'en  revêtit.  Ainsi  déguisé,  il 
traversa  les  pièces  où  dormaient  les  filles 
d’atours,  gagna  les  jardins,  et,  s'aidant  des  bran- 
dies d'un  figuier  qui  se  séparaient  près  de  terre, 
11  passa  par-dessus  le  mur  et  s’élança  dans  la 
campagne,  cherchant  où  il  pourrait  se  cacher. 

Le  jour  approchait;  rien  ne  lui  paraissait 
sûr.  Enfin,  rencontrant  un  four  banal  sur  son 
chemin,  il  s'y  engouffra. 

Le  lendemain,  le  premier  soin  de  la  reine 
fut  d'aller  rendre  visite  à son  prisonnier. 

No  voyant  plus  la  sentinelle  qu  elle  avait 
placée  près  du  sac,  elle  crut  tout  d’abord  que 
c'était  cet  homme  qui  avait  dérobé  ses  vête- 
ments, et  elle  en  fut  tellement  furieuse  qu’elle 
ordonna  de  pendre  le  voleur  sur  l’heure,  si  l'on 
pouvait  s'eu  emparer. 

Elle  s'approcha  du  sac  et,  se  figurant  parler 
à Bertoldo,  elle  lui  dit  ; 

— Eh  bien!  compère  la  Malice,  es-tu  tou- 
jours d'humeur  aussi  riante  ? 

— Heine,  répondit  le  sbire,  je  suis  prêt  à 
épouser  la  belle  fiancée  que  vous  111'offrez. 

— Que  me  parles-tu  de  fiancée,  maître  sot  ? 
La  peur  t'a-l-elle  troublé  la  cervelle  ? 

— \on,  non,  reine,  j'accepte  la  femme  et  les 
doublons , qu'on  me  conduise  à la  chapelle. 

— Par  la  barbe  de  mes  aïeux  ! s'écria  Sa 
Majesté,  cet  homtae  est  devenu  fou,  retirez-le 
de  ce  sac. 

A la  vue  de  la  naïve  figure  du  sbire,  la  reine 
comprit  comment  il  avait  été  joué. 

— Qui  t'a  mis  dans  ce  sac  ? demanda-t-elle 

— Celui  qui  devait  se  marier  ce  malin  par 
les  ordres  du  Votre  Majesté.  J'espère,  Reine, 
que  vous  m'accepterez  en  son  lieu  et  place. 

— Holà!  s'écria  la  reine,  qu'ou  vieillie  et 
qu'on  emmène  en  prison  cet  imbécile. 

Puis  elle  ordonna  que,  de  tous  côtés,  l’on  se- 
rait à la  recherche  de  Bertoldo  avec  la  plus 
grande  diligence  et  qu'il  fût  immédiatement, 
pendu  haut  et  court. 

(A  suivre.) 


A.  de  G. 


■:;ô- 


Chant  triomphal  Cavaliers  chanteurs  et  musiciens  dans  l'Asie  russe. 


CHANT  TRIOMPHAL 


68 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Les  fredaines  de  Mitaize  t s„ue)'. 


A ce  moment,  Daniel  et  Martial  arrivèrent  de 
la  ville  où  ils  étaient  allés  prendre  leur  leçon, 
et  Ton  rentra  aux  Molières  tous  ensemble,. 
Marguerite  s’endormit , ce  soir-là,  presque 
contente  de  sa  journée,  satisfaite  de  sa 
démarche,  de  Jeanne,  de  l'oncle,  d’elle-même, 
et  trouvant,  an  fond  de  sa  conscience,  la  certi- 
tude, perceptible  déjà,  bien  qu  encore  un  peu 
confuse,  d’un  devoir  accompli. 

Depuis  ce  moment,  elle  se  plut  à fréquenter 
la  maison  forestière  ; plusieurs  fois  par  semaine, 
elle  vint  s’asseoir  près  de 
la  petite  paralytique  dont 
la  douceur  lui  plaisait , on 
_.â  eût  dit  que  de  la  résigna- 
tion, de  la  pa- 
tience vraiment 
extraordinaire  de 
l’enfant  se  déga- 
geait un  charme 


qui  la  rendait  sympathique  à tous,  car  Mitaize, 
près  d’elle,  s'humanisait,  ne  se  vantait  pas 
ainsi  qu'elle  en  avait  l'habitude,  ne  se  plaignait 
de  personne,  et,  très  doucement  gagnée  par 
une  influence  salutaire,  taisait,  sans  s’en 
douter,  certains  progrès- 
Jeanne,  très  fine,  u'était  pas  sans  avoir 
remarqué  le  grand  travers  de  Mitaize,  et,  avec 
l'espèce  de  sensibilité  maladive  qui  était  le 
fond  de  son  caractère,  elle  eût  voulu  l'apaiser, 
lui  persuader  que  ses  parents  ne  voulaient  que 
son  bien. 

Mais  elle  savait  que  des  conseils  directs 
eussent  été  mal  venus  ; elle  se  bornait  donc  à 
laisser  parler  son  cœur,  à dire  la  reconnais- 
sance des  siens  pour  M.  et  M“°  Le  Mauduy, 
sa  propre  gratitude  pour  leurs  bontés.  ' 

Mitaize  la  laissait  dire,  ne  croyant  lui  mon- 
trer qu’une  condescendance  polie,  mais  en 
réalité  ployant  son  esprit  à de  nouvelles  idées, 
gagnant  au  contact  de  l'infirme  une  sorte  de 
défiance  de  soi-même  qui  la  rendait  moins 
brusque  et  moins  hautaine. 

Il  lui  arrivait  encore  de  se  plaindre,  de 
regretter  d'être  venue,  et  un  jour  elle  s'écria: 
— Si  cous  étiez  à ma  place,  Jeanne,  vous  ne 


Mitaize  rcviut  pour  recevoir  une  assiette  d'ecume  suerée. 


1.  Voir  le  n°  358  du  Petit  Français  illustré,  p.  30 


LES  FREDAINES  LIE  MITAIZE 


6Î 


trouveriez  pas  que  tout  est  bien,  j'en  suis  sure 
je  désirais  aller  avec  maman,  ou  ne  m a pas 
plus  écoutée  que  si  j avais  demandé  la  chose 
la  plus  déraisonnable  du  monde. 

— C'est  qu'on  11e  pouvait  pas  vous  écouter, 
mademoiselle.  Allez!  les  parents,  tous  les 
parents,  cherchent  à taire  plaisir  il  leurs 
enfants,  mais  les  enfants  ne  doivenl  pas 
demander  l'impossible;  tenez,  moi  qui  11e  sors 
jamais,  savez-vous  que  je  rêvais  une  chose  : 
aller  un  jour  à Nancy  oii  j'ai  lino  tante  et  des 
cousins  ; mais,  si  je  le  disais,  cela  tourmen- 
terait maman  de  ne  pas  pouvoir  m’y  conduire, 
et  je  n'en  ai  jamais  parlé. 

— Pourquoi  n’iriez-vous  pas?  lit  Mitaize  avec 

surprise. 

— Parce  qu'il  faudrait  d'abord  gagner  la 
gare  et  que  je  ne  puis  pas  marcher,  et  puis  le 
voyage  coûte  cher,  surtout  dans  les  conditions 
où  je  l'entreprendrais;  il  vaut  donc  mieux  que 
j'y  renonce.  Dans  les  premiers  temps  que 
j'avais  cette  idée-là,  il  nie  semblait  que  je  11e 
pourrais  jamais  ; à présent,  c'est  devenu  facile. 
Martial  a fait  le  voyage,  lui,  il  me  raconte  ce 
qu'il  a vu,  et  je  vous  assure  qu'en  l'écoutant, 
je  suis  aussi  heureuse  que  si  j'avais  vu  moi- 
méme. 

— Voir  Nancy,  fil  Mitaize  assez  dédaigneuse- 
ment, mais  c'est  assez  peu  de  chose,  ma  chère; 
Paris,  je  ne  dis  pas  ; les  monuments,  les  pro- 
menades, tout  enfin;  je  voudrais  vous  y voir, 
Jeanne  ; que  vous  auriez  de  choses  à admirer  !... 

— Je  n'irai  pas  plus  qu'à  Nancy,  mademoi- 
selle Marguerite,  répondit  Jeanne  avec  un  léger 
soupir,  et  je  pense  quelquefois  que  le  bon  Dieu 
a mis  quand  même  sous  mes  yeux  ma  part  de 
belles  choses;  de  ma  fenêtre,  je  vois  la  forêt, 
la  prairie,  j'entends  les  oiseaux  chanter,  je  11e 
suis  pas  à plaindre,  et,  du  reste,  personne  n’est 
à plaindre  tout  à fait  ; chacun  a sa  part  de  joie, 
il  11e  faut  pas  la  dédaigner. 

Et  les  douces  paroles  île  Jeanne  se  frayaient 
un  chemin  dans  le  coeur  de  Mitaize;  petit  à 
petit,  elle  s'attachait  à l'infirme  et  se  plaisait 
davantage  auprès  d’elle. 

A présent,  elle  semblait  prendre  à tâche  de 
contenter  tout  le  monde  ; on  eût  pu  croire 
qu  elle  avait  oublié  ses  amies  parisiennes,  les 
réunions,  les  bals  d'enfants,  les  visites  dont, 
jadis,  le  récit  revenait  sans  cesse  dans  ses 
conversations  ; elle  ne  maugréait  plus  contre 
la  simplicité  de  ses  sarraux  unis,  11e  cherchas 
plus  à éblouir  les  petites  filles  du  village  qu'elle 
rencontrait  quelquefois,  et  paraissait  se  con- 
tenter  enfin  des  plaisirs  à sa  portée. 

Daniel,  pas  très  ami  de  l'étude,  essayait 
néanmoins  de  travailler  avec  suite  ; il  eût  eu 
honte  d'être  trop  distancé  par  Martial,  el  la 
présence  de  celui-ci,  pour  lequel  l'étude  était 
une  joie,  l'empêchait  de  se  ralentir.  M.  Le 


Mauduy . qui  ne  le  perdait  pas  de  vue.  se  mon- 
trait assez  satisfait  ; aussi  le  jeune  garçon, 
rendu  plus  attentif  encore  par  quelques  brefs 
éloges,  donnait-il  le  maximum  de  ses  efforts, 
lîien  11e  le  distrayait  quand  il  avait  une  fois 
ouvert  ses-  livres  ; il  copiait,  corrigeait,  calcu- 
lait avec  un  véritable  entrain,  ce  qui  ne  l'empê- 
chait pas  de  pousser  un  soupir  de  soulagement 
quand  l'heure  du  repos  sonnait,  que  Martial, 
refermant  son  livre,  reprenait  le  chemin  de  la 
maison  forestière. 

M.  Le  Mauduy  croyait  Daniel  (out  à fait 
changé,  et  formait  des  projets,  trop  ambitieux 
au  gré  de  sa  femme  qui  souriait,  ne  se  fiant 
qu'à  demi  à cette  soudaine  fringale  de  travail 

— Attendons,  répétait-elle;  un  changement  si 
complet  a besoin  de  la  sanction  du  temps:  ce 
11'esL  peut-être  qu'une  lubie  passagère,  un 
engouement  qui  ne  durera  pas.  pour  Jeanne  et 
Martial  . encourageons-les  de  noire  mieux, 
montrons-leur  que  nous  sommes  satisfaits, 
mais  qu'ils  nous  sentent  toujours  prêts  à les 
reprendre,  s'ils  font  quelque  sottise. 

M.  Le  Mauduy  approuvait  et,  de  temps  à 
autre,  une  velléité  de  paresse  du  côté  de  Daniel, 
une  réponse  impertinente  de  Mitaize  lui  prou- 
vaient que  ces  apparences  de  sagesse  n’étaient 
pas  encore  la  sagesse  elle-même. 

Yermer  avait  à peu  près  terminé  l'éducation 
du  geai  qu'il  destinait  à Marguerite;  l'oncle 
Jean  avait  donné  une  belle  cage  où  maître  Jack 
se  prélassait,  lissant  ses  plumes  bleues,  et 
grises;  sa  future  propriétaire  lui  en  ouvrait 
parfois  la  porte,  sans  qu  il  songeât  à s'écar- 
ter beaucoup. 

il  se  mêlait  aux  poules  devant  la  maison, 
leur  prenait  sous  le  bec  les  graines  quelles 
picoraient,  avec  une  adresse  et  une  malice  qui 
causaient  à la  petite  fille  de  vrais  transports 
de  joie,  il  la  suivait  maintenant,  attentif  à ses 
moindres  gestes,  imitant  de  son  mieux  ce  qu'il 
lui  voyait  faire,  et  toujours  pièt.  lorsqu  elle 
11'ouvrait  pas  assez  vite  la  porte  de  la  cage,  à 
crier  de  sa  voix  rauque:  Mitaize,  Mitaize.  » 

Combien  d'heures  le  pauvre  Yermer  avait-il 
prises  sur  ses  nuiis  pour  apprendre  à parler  à 
maître  Jack  !...  il  11e  le  disait  pas.  Quoi  qu  il  en 
soit.  Mitaize  était  ravie  et  avait  solennellement 
promis  d'avoir  le  plus  grand  soin  de  l'oiseau, 
quand  elle  l'aurait  enfin  pour  elle  seule. 

Sur  ces  entrefaites,  elle  reçut  un  court  billet 
de  sa  nière,  et  madame  Le  Mauduy,  qui  le  lui 
remit  sans  observations,  ne  lui  demanda  pas 
davantage  ce  qu'il  contenait. 

Sans  doute,  maman  nous  rappellera  bientôt, 
et  elle  me  l’annonce,  songeait  la  petite  fille  en 
ouvrant  la  mignonne  enveloppe,  et  elle  s'éton- 
nait de  n’être  pas  plus  joyeuse  à cette  idée  d'un 

départ,  qu'elle  avait  tant  caressée.  Mais  M Ser- 

vaize  ne  parlait  pas  de  départ,  elle  répondait 


-o 


Lli  PETIT  IUANÇAIS  ILLUSTRÉ 


par  un  simple  vefus  à la  folle  lettre  de  Margue- 
rite sollicitant  sou  rappel,  et,  s'adressant  à la 
raison,  au  bon  cœur  de  sa  fille,  elle  lui  recom- 
mandait une  obéissance  absolue  à tante  Marie- 
Anne. 

Sa  santé  un  peu  meilleure  restait  assez  mau- 
vaise pour  qu'on  l’obligeât  à poursuivre,  un 
mois  de  plus,  un  traitement  qui  lui  faisait  du 
bien  ; et  elle  avait  besoin  de  sentir  ses  chéris 
en  bonnes  mains  pour  être  rassurée  sur  leur 
compte.  Il  ne  fallait  pas  songer  à les  rappeler 
près  d'elle,  et  leur  père,  toujours  occupé,  était, 
ainsi  qu'elle-même,  heureux  de  les  sentir  près 
de  ses  parents. 

« Ma  chère  Mitaize,  crois-moi,  disait-elle  en 
terminant,  profite  des  leçons  de  ta  tante;  en 
la  contentant,  c’est  moi  que  tu  contentes.  On 
m'écrit  que  tu  as  grandi,  que  Daniel  commence 
à travailler;  rien  ne  saurait  me  faire  plus  de 
plaisir;  encore  un  mois  donc,  ma  chérie.  Si  tu 
savais  combien  il  y a de  pauvres  enfants  qui 
ne  connaissent  la  campagne  que  par  ouï-dire, 
qui  ne  sentiront  jamais  la  bonne  odeur  des 
forêts,  qui  ne  verront  jamais  les  bruyères 
fleurir  le  long  de  la  côte  des  Molièresi... 

« Penses  que  si  je  le  pouvais,  je  serais  avec 
vous,  près  des  chers  vieux  qui  m'ont'  élevée  et 
auxquels  je  te  charge  de  rendre  un  peu  de  cette 
affection  qu  ils  m'ont  donnée  autrefois. 

« Je  te  parle  comme  à une  grande  fille,  Margue- 
rite, j’oublie  que  tu  es  trop  jeune  pour  me  bien 
comprendre,  mais  j'espère  quand  même  que  tu 
comprendras  un  peu  et  que  tu  ne  voudras  plus 
me  peiner  eu  te  plaignant  comme  tu  l'as  fait.  » 

Mitaize  replia  la  lettre  et  resta  songeuse  : 
;issez  contente  d’être  traitée  en  personne 
sérieuse,  pas  très  satisfaite  de  sentir  ses  do- 
léances rester  sans  effet;  elle  poussa  un  soupir  A 
l'idée  du  second  mois  qu’il  faudrait  passer  aux 
Molières.  Jusqu'alors,  elle  avait  bien  compté 
ne  pas  s'y  éterniser;  son  orgueil  robuste  l’em- 
pêchait de  croire  à autre  chose  qu'à  une  puni- 
tion pour  le  paresseux  Daniel,  punition  quelle 
partageait  sans  l'avoir  le  moins  du  monde 
méritée  ; aussi  s'était-elle  accoutumée  lente- 
ment à la  vie  tranquille  qu’on  y menait,  elle 
s'5  fût  plu  tout  à fait  si  on  l’eût  laissée  libre 
de  partir  ou  de  rester. 

Puis  elle  relut  la  lettre  de  sa  mère  qui  lui 
disait  un  mot  de  ses  amies;  M"“  Dorgebert  et 
M“  Drancy  étaient  venues  lui  faire  une  visite 
avant  leur  départ  : la  dernière  emmenait  sa 
famille  au  Tréport,  les  autres  partaient  poul- 
ies Vosges,  probablement  pour  Bussang  ou 
Gérardmer. 

Eh  bien!  quand  elle  les  reverrait,  après  les 
vacances,  Mitaize  ne  serait  plus  forcée  de  subir 
leurs  récits  de  voyages,  ni  leurs  exclamations 
admira  tives  ; elle  pourrait  couler  aussi  ce  qu’elle 
avait  vu,  ce  qu  elle  avait  l'ait...  en  arrangeant 


un  peu,  bien  entendu.  La  ferme,  l’étang,  la 
maison  forestière,  la  chasse,  la  pêche  aux 
truites  : tout  cela  serait  bien  à sa  place  dans 
un  récit  pittoresque,  et  ces  demoiselles,  si 
vaines  de  leur  fortune,  envieraient  peut-être 
les  plaisirs  qu'elle  avait  goûtés.  Ce  serait  une 
légère  compensation  aux  ennuis  du  présent. 

Les  prunes  achevaient  de  mûrir  dans  le  ver- 
ger, et  on  profita  d'un  jour  de  soleil  pour  secouer 
les  arbres  qui  les  portaient;  avant  cette  opéra- 
tion qui  terminait  la  cueillette,  Yermer,  monté 
sur  les  pruniers,  en  avait  choisi  les  mirabelles 
les  plus  mûres  et  les  plus  grosses  que  M“  Le 
Mauduy  allait  convertir  en  confitures. 

C’était  une  besogne  dilficile,  laquelle,  néces- 
sitant tous  les  soins  de  la  ménagère,  mettait 
généralement  M.  Le  Mauduy  en  fuite  jusqu’au 
soir:  il  ne  reparaissait  que  quand  le  dernier 
pot  était  rangé  sur  les  hautes  tablettes  d'une 
armoire,  et  que  les  bassines  de  cuivre  iraient 
replacées  le  long  des  murs. 

11  ne  manqua  pas  à sa  coutume  et  comme,  ce 
jour-là,  Daniel  avait  congé,  ü lui  proposa  de 
l'associer  à sa  promenade.  On  devait  pousser 
jusqu'aux  restes,  assez  éloignés,  d’un  camp 
romain,  redescendre  pour  dîner  à l’auberge 
d’un  village  et  revenir  ensuite  par  la  forêt  un 
peu  avant  la  nuit.  Le  jeune  garçon,  enchanté, 
accepta,  mais  sa  sœur,  à laquelle,  pour  la  forme, 
il  avait  offert  de  venir  aussi,  déclara  tout  net 
qu’elle  était  nécessaire  à sa  tante,  et  qu’elle 
comptait  aider  à préparer  les  confitures. 

M“  Le  Mauduy  ne  se  souciait  peut-être  pas 
beaucoup  des  services  de  la  fillette,  mais  elle 
parut  en  faire  grand  cas  ; puisqu’on  ne  pou- 
vait empêcher  Mitaize  de  croire  à son  impor- 
tance. mieux  valait  diriger  vers  les  soins  de 
l’intérieur  et  la  conduite  du  ménage  ce  désir  de 
dépasser  autrui.  Donc,  elle  remit  à la  petite  un 
grand  tablier  blanc  qu’on  noua  sur  sa  robe  et 
qui  protégeait  absolument  celle-ci,  puis  elle 
dut  aider  sa  tante  à enlever  les  noyaux  des 
mirabelles. 

Les  doigts  de  Mitaize  s’engluaient  d'un  jus 
sucré  (iui  sentait  bon,  le  tas  de  prunes  grossis- 
sait dans  la  terrine,  et  Yermeren  apportait  ion- 
jours.  Il  y en  avait  de  pleines  corbeilles,  débor- 
dantes, par  rangées  bien  alignées  sur  la  table, 
et  Mitaize,  déjà  fatiguée,  s’arrêta,  les  yeux 
fixés  avec  découragement  sur  ces  corbeilles 
inépuisables. 

— Jamais  nous  n'aurons  fini,  ma  tante  !... 

M“  Le  Mauduy  se  mit  à rire. 

Et  moi  qui  avais  compté  sur  une  aide  hors 
ligne,  dit-elle!...  Allons,  appelle  Madeleine  qui 
a fini  de  pétrir  sa  pâte;  vois  aussi  si  Yermer 
a chauffé  le  four? 

— On  fait  donc  les  confitures  au  four?... 

— Mais  non,  seulement  on  y fait  sécher  les 
prunes  qui  se  gèleraient  et  qu'on  est  bien  aise 


T. ES  FREDAINES  DK  MITAIZE 


71 


de  retrouver  en  hiver;  alors,  comme  il  nous 
faut  penser  au  souper  de  ton  oncle,  le  four 
servira  aussi  à cuire  une  belle  tarte. 

Madeleine  accourait  ; sur  un  signe  de  sa 
maîtresse,  elle  saisit  un  couteau,  une  corbeille 
qu'elle  plaça  sur  ses  genoux,  et  fit  tant  et  de  si 
rapide  besogne  que  Mitaize  ne  parla  plus  de  se 
remettre  à l'oeuvre.  Pourquoi  faire?  Madeleine 
finirait  sa  tâche  bien  plus  vite  toute  seule,  et, 
comme  elle-même  aimait  à varier  ses  occupa- 
tions, elle  s'en  alla  flâner  dans  le  verger  où 
quelques  fruits  tachaient  de  leurs  teintes  dorées 
l'herbe  foulée  au  pied  des  arbres,  et  se  mit  à 
les  ramasser. 

Près  d'une  heure  s'écoula  dans  ce  travail  peu 
absorbant,  car  la  fillette  en  prenait  à son  aise, 
lorsqu'elle  se  souvint  que  la  marmelade  devait 
cuire  et  que  sa  tante  lui  avait  parlé  d’une  cer- 
taine écume  sucrée,  très  bonne,  qu'on  enlevait 
à mesure  pour  la  manger  toute  chaude,  en 
tartines. 

Elle  revint  donc,  .juste  à temps  pour  en 
recevoir  sur  une  assiette  et  la  déclarer  excel- 
lente. puis  elle  aligna  avec  la  plus  grande 
symétrie  les  pots  de  faïence  blanche  sur  la  vaste 
table  de  hêtre,  regarda  1 horloge,  bâilla,  se 
plaignit  de  la  chaleur,  et,  finalement,  se  sou- 
vint qu'elle  avait  oublié  de  faire  à Yermer  la 
commission  de  sa  tante.  Elle  s'élança  dehors  et 
trouva  le  jeune  domestique  sous  le  hangar  où 
il  rangeait  une  échelle. 

— Uloz-vous-en,  mademoiselle  Marguerite, 
dit-il,  c'est  plein  de  poussière  par  ici,  et  puis 
il  faut  que  je  ramasse  des  épines  que  je  veux 
brûler,  vous  pourriez  vous  piquer. 

— Tu  te  piques  bien,  toi,  et  puis  il  n’y  a pas 
de  danger,  je  ferai  attention;  tiens,  ton  four, 
n'est  pas  allumé,  et  ma  tante  qui  le  croyait  déjà 
prêt;  attends,  je  vais  t'aider,  donne-moi  les 
allumettes. 

— Je  vous  en  prie,  Mademoiselle,  ne  vous 
en  mêlez  pas,  ce  n'est  pas  de  l'ouvrage  poul- 
ies demoiselles,  de  chauffer  le  four.  Il  s'agitait, 
gêné,  inquiet,  n'osant  la  renvoyer  tout  à fait,  I 


quand  la  voix  de  M“  Le  Mauduy  le  fit  sursauter. 

— Que  fais-tu  là,  Yermer  ? mes  tartes  sont 
prêtes!... 

Très  rouge,  tout  pénétré  de  1 idée  qu'il  venait 
de  manquer  gravement  à ses  devoirs,  Yermer 
se  précipita  pour  achever  sa  besogne,  et 
Mitaize,  de  l'air  le  plus  indifférent,  s'en  retourna 
par  le  jardin  vers  la  cuisine. 

Comme  elle  allait  y entrer,  elle  aperçut 
maître  Jack,  dont  la  cage  était  suspendue  à l’uno 
des  fenêtres  de  la  grande  salle,  et,  faisant  bien 
attention  de  n’être  pas  vue,  elle  donna  la  liberté 
à l'oiseau 

Pourquoi  à ce  moment  plutôt  qu’à  un  autre? 
peut-être  parce  que  Mm"  Le  Mauduy  avait  fait 
enfermer  Jack,  de  crainte  qu'il  ne  causât  quel- 


que dommage,  et  que  Mitaize  avait  tout  sim- 
plement envie  de  chercher  noise  à quelqu'un. 

Quoi  qu'il  en  soit,  deux  minutes  après,  pen- 
dant que  la  fillette  tournait  autour  de  la  table 
où,  maintenant,  refroidissait  la  confiture,  le 
geai  arriva  en  sautillant  par  la  porte  laissée 
ouverte;  mais  lui  qui,  d'ordinaire,  faisait  assez 
bon  ménage  avec  le  chat  Piquet,  s'approcha  de 
l'éeuelle  ou  celui-ci  buvait  tranquillement  son 
lait  et,  voyant  que  son  commensal  ne  voulait 
point  abandonner  la  place,  sauta  dans  la  jatte 
où  il  se  mit  à secouer  ses  plumes,  comme  s’il 
eût  voulu  s'y  baigner. 

I m coup,  le  chat,  enlevé  à sa  quiète  béatitude 
par  cette  invasion  malpropre,  lui  lança  un 
coup  de  griffe  et  la  bataille  s'engagea. 

(.1  suivre.)  P.  F. 


Du  bois  qui  travaille 


72 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


Le  journal  le  plu*  « avancé  » du 
$;lol>c.  — Ce  journal  parait  chez  les  Esquimaux, 
en  plein  Groenland.  L’éditeur  est  un  certain 
M.  Moëller,  qui  le  rédige,  l’imprime  et  le  colporte 
lui- même.  Il  a fondé  une  imprimerie  assez  primi- 
tive à Godthaale  et  accomplit  deux  lois  par  mois, 
sur  ses  patins,  un  long  voyage  à travers  le  pays 
pour  vendre  son  journal.  Cette  feuille,  vu  l’etat 
de  culture  intellectuelle  du  public  auquel  elle 
s’adressait,  ne  contenait  d'abord  que  de  grossières 
illustrations  sans  texte.  Puis,  M Moëller  publia  un 
alphabet,  puis  des  mots  et  enfin  des  phrases  en- 
tières; aujourd’hui  il  imprime  de  longs  articles 
sur  les  évènements  du  jour  : on  peut  donc  dire 
que  M Moëller  a littéralement  appris  à lire  à ses 
compatriotes. 

* 

* * 

1/liia tu*  — Oh  sait  que  la  poésie  française 
condamne  l 'hiatus,  c’est-à-dire  la  rencontre  de 
deux  voyelles.  Tune  terminant,  l’autre  commen- 
çant deux  mots  qui  se  suivent.  Les  jeunes  poètes 
d’aujourd’hui  s’insurgent  contre  cette  règle  qu’ils 
déclarent  mal  fondée.  L’un  d'eux  en  donne  pour 
preuve  la  jolie  pièce  suivante  : 

« Gardez  qu’une  voyelle  à courir  trop  hâtée 
Ne  soit  d’une  voyelle  en  son  chemin  heuitée.  » 
Rien  que  pour  ces  deux  vers,  judicieux  Boileau, 
Tu  méritais  vingt  fois  d'être  jeté  à l’eau. 

— Qu’a-t-il  dil?  jeté  à?...  Quelle  cacophonie  ! 

— S’il  disait  : lauréat,  quelle  exquise  harmonie  ! 
On  accueille  Israël  et  son  frère  Etau, 

On  proscrit  comme  a elle,  aussi  bien  quelle  a eu. 
Le  monstre  la  tuait...  Coosonnance  admirable  ! 
Vieux  monstre  que  tu  es...  Rencontre  intolérable! 
L’eau  et  le  vin...  fi  dons!  Chlod  : délicieux! 

Zaïre , Samuel,  Oasis,  rien  de  mieux. 

On  permet  nez  à' nez  (le  Z en  est  la  cause); 

Ne  à Saint-Pétersbourg...  inadmissible  chose  ! 

J’ai  soulagé  ma  bile,  et  désormais,  motus  ! 
Puisque  règle  il  y a , évitons  l'hiatus. 

* * 

A peu  près.  — Balbine,  qui  apprend  son 
catéchisme,  demande  une  explication  à son 
frère  : 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  358. 

I Curiosité  historique. 

Kléber  et  Desaix  périrent  l’un  et  l’autre  le  14  juin  1800 

Le  premier,  né  en  1753,  iils  d un  maçon,  s'engagea  en  1792. 
et  parvint  rapidement  aux  grades  les  plus  élevés  Vainqueur 
a Fleuras  (1794),  à Altenkirchen,  à Friedbcrg  (1796),  il  fut 
emmené  en  Égypte  par  Bonaparte  qui  l'y  laissa  comme  com- 
mandant en  chef  (1799).  Vamquour  à Hôliopolis,  il  s'occupait 
à consolider  la  puissance  française  en  Egypte,  lorsqu  U fut 
assassiné  au  Caire  par  un  Turc  fanatique. 

Desaix,  né  en  1768  d'une  famille  noble,  était  lieutenant  au 
régiment  de  Bretagne  lorsque  éclata  la  Révolution,  dont  il 
adopta  les  idées.  Général  de  division  à 26  ans,  il  se  distingua 
à l'armée  du  Rhin,  puis  en  Égypte.  Rentre  en  France  en  1800, 
il  reçut  !e  commandement  do  deux  divisions  à 1 armée  d Italie. 
Son  arrivée  sur  le  champ  de  bataille  de  Marengo  décida  la 
victoire,  ma$|  il  y fut  tué  en  plein  triomphe. 

II.  Locution  proverbiale. 

Le  roi  Pétaud  (qui  devrait  s'écrire  Péto,  du  verbe  latin peto. 


« Qu’est-ce  que  cela  signifie,  quand  on  dit  que 
Dieu  est  éternel  ? » 

L’inimitable  Babylas  faisant  un  appel  désespéré 
à ses  souvenirs  : 

« Cela  veut  dire  qu’il  n’a  pas  eu  de  commence- 
ment et  qu’il  ne  mourra  jamais  de  faim!  » 

* 

* * 

.Maxime*.  — « Il  faut  aimer  les  autres 
malgré  leurs  défauts,  comme  on  s’aime  soi-même 
malgré  les  siens.  » (E.  Marbeau). 

* 

$ * 

« Etre  bon,  c’est  le  plus  sûr  moyen  d’être 
juste.  » (Ch.  Düpuy). 

* 

TjC  * 

Mot  «l'enfant.  — Bébé  à son  grand  frère  : 

« Donne-moi  ta  pelle,  dis,  pour  faire  des  tas  de 
sable. 

— Une  pelle?  mais  je  n'en  ai  pas... 

— Alors  pourquoi  que  papa  a dit  ce  matin  que 
tu  avais  ramassé  une  pelle?  » 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Langue  française.  — Quelle  est  l’origine 

du  mot  chenet 2 

Quelle  est  l’origine  du  mot  assiette? 

* 

* * 

Géographie.  — Que?  est  le  cours  d'eau  qui 
a son  embouchure  à Marseille? 


* * 

Physique  amusante.  — Vous  avez  une 
barrique  pleine  de  vin  et  une  bouteille  vide; 
comment  vous  y prendrez-vous  pour  remplir  de 
vin  celte  bouteille  par  la  bonde  de  la  barrique, 
sans  employer  d’aulre  appareil  que  la  bouteille 
elle-même? 


je  demande)  était  lo  noni  que  portait  au  moyen  Age  le  roi  des 
mendiants.  On  sait  qu  à cette  époque  toutes  les  communautés, 
toutes  les  corporations,  tous  les  groupements  d individus 
avaient  ud  roi  élu  ; les  mendiants  eux-mêmes  se  conformaient 
à cette  règle  Mais  dans  ce  monde  dos  mendiants,  les  disputes, 
querelles  batailles  étaient  continuelles,  d’où  cette iex pression  : 
C'est  la  cour  du  roi  Pétaud  »,  pour  désigner  un  milieu 
désordonné,  bruyant  ot  troublé. 

III.  Mots  en  losange 

G 

BAN 
BABAS 
G A B R I E L 
NAINS 
SES 
L 

IV.  Rébus. 

J’ai  dos  souliers  neufs  très  étroits. 


LeAiérant  : Maurice  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d'adresse  doit  être  accompagnée  de  Cune  des  dernières  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8e  année.  — N"  360 


10  centimes 


18  janvier  1896. 


LE 


Petit  Français  illustré 


JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


■iisirt/K'i'Jit 


L’ABONNEMENT  : UN  AH,  SIX  FRANCS 

Part  du  1er  de  chaque  mois. 

Armand  COLIN  & C‘°,  éditeurs 

5,  rue  de  Mézièrcs,  Pari» 

ETRANGER  :’7k—  PARAIT  CRAQUE  SAMEDI' 

Tous  droits  réservés. 

La  première  permission  (Composition  inédite  de  P. -R.  do  Lacebbk). 


74 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Les  fredaines  de  Mitaize  (Suite) 


— Mitaize,  enferme  le  geai  bien  vite  et  citasse 
Piquet  d'ici  ! cria  tante  Marie-Anne. 

La  petite  se  mit  donc  à poursuivre  les  deux 
adversaires  à travers  la  cuisine,  sans  se  presser 
cependant,  car  le  combat  la  divertissait;  deux  ou 
trois  fols,  elle  Ht  mine  de  saisir  l'oiseau,  mais, 
soit  maladresse,  soit  désir  d'éterniser  la  pour- 
suite, elle  le  laissa  échapper. 

— Voyons,  Madeleine,  dit  encore  M“  Le 
Mauduv,  il  faut  que  vous  vous  en  mêliez,  ma 
ûlle,  Mitaize  n’arrivera  à rien  de  bon  1 

Alors,  Mitaize,  laissant  Madeleine  courir 
après  Jack,  qui  de  nouveau  se  précipitait  sur 
son  adversaire,  voulut  montrer  qu’elle  était 
vraiment  capable  de  quelque  chose,  elle  s'élança 
sur  Piquet,  auquel  un  coup  de  bec  dans  les 
yeux  arrachait  des  miaulements  plaintifs,  et 
comme  jusqu’alors  elle  n'avait  jamais  manqué, 
en  passant  près  de  lui,  de  lui  tirer  la  queue 
ou  les  oreilles,  le  chat,  pris  de  peur  à son 
approche,  s'enfuit. 

En  deux  ou  trois  bonds  désordonnés  il  attei- 
gnit la  porte,  que  Madeleine  avait  couru  ouvrir, 
mais  comme  Mitaize  voulait  le  saisir,  il  tourna 
sur  lui-même,  affolé,  et  sautant  par-dessus  la 
table,  s'échappa,  renversant  toute  une  rangée 
de  pots  de  confiture.  Ceux-ci  se  brisèrent  en 
tombant  et  laissèrent  échapper  leur  contenu 
sucré  et  poisseux  sur  le  sol. 

Tante  Marie-Anne  ne  put  retenir  un  cri  : 

— On  dirait  que  tu  l'as  fait  exprès,  Mitaize, 
c’était  vraiment  bien  la  peine  de  tant  travailler 
pour  que  tu  puisses  emporter  des  confitures 
que  tu  aimes  !...  Pourquoi  avais-tu  lâché  cet 
oiseau  ? 

— Ce  n’est  pas  moi,  ma  tante,  dit  Mitaize  de 
l'air  le  plus  sincère,  ce  doit  être  Yermer  ou 
Daniel;  non,  pas  Daniel,  nous  l’aurions  vu 
plutôt,  ce  doit  être  Yermer,  il  était  tout  à 
l’heure  par  là. 

M”*  Le  Mauduy  la  regarda  d’un  air  soupçon- 
neux : 

— Pourquoi  Yermer  l'aurait-il  fait? 

— Je  ne  sais  pas,  ma  tante,  il  ne  faut  pas  le 
gronder,  il  ne  pouvait  pas  savoir  que  le  chat 
renverserait  la  confiture. 

Cet  essai  de  défense  convainquit  la  vieille 
dame  que  Yermer  n'était  pour  rien  dans  la 
désobéissance  que  lui  attribuait  Mitaize  et,  dès 
qu'elle  eut  terminé  sa  besogne,  replacé  le  der- 
nier ustensile  et  commandé  à Madeleine  de 
mettre  le  couvert,  au  lieu  de  se  reposer,  elle 
s'en  alla  vers  le  hangar  où  le  petit  domestique 
rangeait  des  fagots  et  l'interrogea  : 


Aux  premiers  mots,  tout  à la  surprise  d’une 
accusation  imméritée,  il  voulut  nier,  mais 
quand  M”  Le  Mauduy  ajouta  : 

— Je  te  répète  ce  que  dit  Marguerite;  mais 
elle  peut  t’accuser  à tort,  de  peur  d'être  gron- 
dée, et  je  sais  que  tu  ne  mentiras  pas... 

11  ouvrit  la  bouche  pour  dire  la  vérité,  puis 
il  se  ravisa.  Il  ne  voulait  pas  faire  punir  Mar- 
guerite; certes,  elle  seule  avait  pu  ouvrir  la 
cage,  ce  n’était  point  douteux,  mais  l’avoir 
accusé,  lui,  oh  ! il  ne  le  croyait  pas.  M-  Le 
Mauduy  l'avait  mal  comprise,  et  puis  le  geai 
était  bien  assez  malin  pour  s'ètre  sauvé  tout 
seul.  Satisfait  de  cette  solution  qui  lui  permet- 
tait de  ne  pas  en  vouloir  à Mitaize,  il  la  com- 
muniqua à sa  maîtresse  et  celle-ci  dut  s’en 
contenter. 

Mais  Mitaize,  qui  sentait  quelle  avait  mal 
agi  en  accusant  le  pauvre  garçon,  ne  s'en  fût 
pas  repentie  le  moins  du  monde  si  elle  n'eût 
songé  qu'il  pourrait  bien,  à l’occasion,  lui 
jouer  quelque  mauvais  tour,  et  jusque-là  elle 
l’avait  trouvé  si  parfaitement  esclave  de  ses 
volontés  qu'eUe  songea  à s’excuser  près  de  lui. 

Dès  qu'elle  vjt  sa  tante  occupée,  elle  se  glissa 
dehors  et,  sous  le  prétexte  de  porter  du  grain 
aux  poules,  eüe  pénétra  à sou  tour  sous  le 
hangar. 

— Mon  pauvre  Yermer,  dit-elle,  est-ce  que 
tu  as  été  grondé  bien  fort  ? 

— Non,  mademoiselle,  M“  Le  Mauduy  n’a 
pas  grondé  du  tout,  et  puis,  si  elle  s’était 
fâchée,  il  valait  encore  mieux  que  ce  soit  contre 
moi  que  contre  vous. 

— Merci,  mon  bon  Yermer,  c'est  que,  vois-tu, 
j’ai  été  si  effrayée  quand  j’ai  vu  tomber  la 
confiture  que  je  n'ai  pas  osé  avouer  à ma  tante 
que  j’avais  ouvert  la  cage;  alors,  elle  a cru  que 
c'était  toi,  et...  et  je  suis  bien  aise  qu’elle  ne 
t’ait  pas  grondé. 

Le  naïf  Yermer  n'en  demandait  pas  tant  pour 
trouver  Mitaize  la  meilleure  demoiselle  de  la 
terre,  il  n’était  pas  assez  fin  pour  remarquer 
avec  quelle  adresse  elle  avait  glissé  sur  sa 
faute  et  son  mensonge,  et  il  répondit  avec  une 
sorte  de  malice  : 

— J'ai  dit  à Madame  que  Jack  s’est  peut-être 
sauvé  tout  seul,  et  on  ne  peut  gronder  ni  Jaclt, 
ni  Piquet,  pas  vrai,  mademoiselle? 

Il  se  mit  à rire,  de  cet  air  que  Mitaize  décla- 
rait niais  au  possible,  quand  elle,  parlait  du 
pauvre  garçon,  et  la  petite  fille,  lui  faisant  un 
geste  amical,  disparut. 

Qu’il  était  nigaud,  ce  Yermer  ! comme  on  lui 


1 Voir  le  n°  359  du  Petit  Français  illustré  p.  68 


LES  FREDAINES  DE  MITAIZE 


faisail  dire  el  croire  ce  qu'on  voulait! 
mais,  vraiment,  si  les  petites  Drancy, 
toujours  si  moqueuses,  l'avaient  vue 
causer  avec  ce  stupide  garçon,  elles 
auraient  pu  rire  et  faire  rire  leurs  amies 
aux  dépens  de  Mitaize,  forcée  de  se 
contenter  d'un  pareil  auditeur  dés 
qu  elle  voulait  trouver  à qui  parler.  11  est 
vrai  qu'il  y avait  aussi  la  petite  Jeanne 
et  que  celle-ci,  dans  sa  simplicité  naïve, 
valait  mieux  que  beaucoup  d’autres, 
il  fallait  l'avouer;  aussi  Mitaize  se  dit 
qu'ayant  désobéi  à sa  tante  une  cor 
laine  condescendance  à ses  désirs  ne 
gâterait  rien,  et  s'en  fut  de  son  pas  déli- 
béré vers  la  maison  forestière  où  la 
paralytique  était  seule. 

Rien  ne  pouvait  être  plus  agréable  il 
Jeanne  que  cette  visite  de  Mitaize,  et 
celle-ci,  charmée  du  bon  accueil  de 
l'infirme,  oublia  un  instant  ses  préten- 
tions ordinaires  et  son  insupportable 
vanité.  Elle  lut  elle-même,  c’est-à-dire 
une  petite  fille  rieuse  et  naturelle,  sans 
rien  de  la  préciosité  et  de  l'affectation 
qu'elle  croyait  de  bon  ton  de  mettre 
en  toutes  choses  ; cependant  elle  n'osa 
parler  de  son  aventure  du  jour,  trop 
certaine  que  les  yeux  clairs  de  Jeanne 
prendraient  une  expression  de  blâme 
muet  qu'elle  ne  voulait  pas  affronter. 

Et  puis,  désobéir,  passe  encore,  mais 
elle  avait  menti,  et  son  orgueil  lui-même 


Sous  lo  pr<*tcx*<>  de  porter  du  grain  aux  poules, 
elle  pénétra  sous  le  hangar 


s'accommodait  mal  de  cette  bassesse  qu'on 
nomme  un  mensonge.  Le  mieux  était  donc 
de  n'y  plus  penser.  Mitaize,  en  effet,  n'y  pensa 

plus. 

Quelques  jours  après,  au  retour  d'une  course, 
11.  Le  Mauduv  annonça  que,  le  lendemain,  il 
conduirait  Mitaize  à la  ville,  chez  des  amis 
auxquels  venaient  d'arriver  des  visiteurs.  La 
petite  fille  serait  enchantée  de  trouver  une 
compagne  de  jeux,  on  l'inviterait  donc  à venir 
aux  Molière»,  et  Mitaize,  suivant  son  habitude, 
manifesta  une  hésitation  qui  frisait  le  déplaisir  : 
« Qui  est  cette  petite  fille?...  est-elle  bien?... 
pourquoi  veut-elle  me  connaître?...  il  me  semble 
que  je  préférerais  rester  Ici...  » 

— Cette  petite  fille  est  fort  bien  élevée, 
répondit  l'oncle  visiblement  agacé,  et  tu  peux 
rester  si  tu  veux,  car  elle  n'a  pas  demandé  à te 
connaître,  c'est  moi  seul  qui  m’étais  avisé 
qu'une  nouvellè  amie  te  plairait,  puisque  ta 
grandeur  s'accommode  mal  des  fillettes  de  nos 
environs  ; mais  si  cet  arrangement  ne  t’agrée 
pas,  tu  es  libre,  petite. 

Mitaize  regrettait  déjà  ce  quelle  avait  dit,  et 
quand  M“  Le  Mauduy  fut  seule  : 

— Ma  tante,  fit-elle  d'un  ton  décidé,  j’aime- 
rais à voü-  cetle  petite  fille,  vous  savez... 


— On  ne  l'eut  pas  dit  tout  à l'heure,  Mitaize, 
et  tu  peux  le  flatter  d’être  changeante. 

— C'est  que,  ma  tante,  j'ai  craint  qu'elle  11e 
soit  pas  convenable,  et  maman  recommandait 
toujours  à Mademoiselle  de  choisir  mes  amies. 

La  vieille  dame  se  mit  à rire  : 

— Bah  ! vraiment!  Espères-tu  me  faire  croire 
que  tu  risques  de  mécontenter  ta  mère  en  fré- 
quentant les  familles  qù  Ion  oncle  te  conduira; 
tu  ne  manques  pas  d'aplomb,  sais-tu,  fillette?  .. 
Dois-je  penser  que  tu  désires  vraiment  accom- 
pagner l'oncle  demain? 

— Oui,  oui,  ma  tante. 

— Eh  bien  ! je  le  lui  dirai  et  il  t'emmènera, 
petite  girouette. 

Le  lendemain,  Mitaize,  toute  pimpante  dans 
un  de  ses  costumes  parisiens,  s'en  allait 
gaiement  le  long  du  sentier  qui  gagnait  sous 
bois  la  roule  de  la  ville  voisine.  Daniel  et  .Mar- 
tial, leurs  livres  sous  le  bras,  marchaient  eu 
avant,  cueillant  çà  et  là  une  myrtille  restée 
aux  branches  ou  une  framboise;  Daniel  sifflait 
un  air  de  chasse,  tandis  que  Mitaize,  l'air  posé, 
réglait  son  pas  sur  celui  de  l'oncle,  très  préoc- 
cupée de  11e  pas  déranger  l'harmonie  de  sa 
toilette  e.t  de  paraître  à son  avantage.  Où  son 
oucle  la  conduisait-il?  chez  quelques  vieux 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


bourgeois  maniaques  et  insupportables,  où  elle 
s'ennuierait  beaucoup  pour  peu  que  la  com- 
pagne qu'elle  allait  y trouver  lût  tant  soit  peu 
niaise. 

Un  mot  de  Daniel  lui  ouvrit,  un  moment, 
des  perspectives  peu  agréables. 

— Oncle,  est-ce  que  nous  pourrons  vous 
rejoindre  à la  pharmacie  quand  nous  aurons 
pris  notre  leçon? 

— Certainement,  si  nous  y sommes  encore, 
et  nous  y serons,  pour  peu  que  Mitaizc  soit 
gentille  et  s’amuse. 

Ladite  Mitaize  ne  put  réprimer  une  grimace  : 
une  pharmacie  de  petite  villo,  pouah!  on  allait 
s'enfermer  dans  quelque  maussade  arrière- 
boutique,  encombrée  de  pilons,  sentant  le 
camphre  et  les  drogues;  mais  aussi  comment 
avait-elle  pu  s'imaginer  que  son  oncle  avait 
des  connaissances  distinguées  ! 

Son  démon  familier  lui  souillait  toutes  sortes 
d’excuses  pour  ne  pas  aller  plus  loin,  mais  il 
fallait  oser  les  donner,  et  Mitaize  n'osa  pas;  elle 
entra  donc  en  ville,  très  sincèrement  désolée 
d'être  revenue  sur  sa  première  résolution  et 
décidée  à se  tenir  sur  la  réserve. 

Elle  traversa  la  place  du  marché  à la.  suite 
de  IL  Le  .Mauduy  qui  recevait  et  rendait  de 
nombreux  saluts.  et  sa  maussaderie  devint  si 
évidente  que  Dany,  avant  de  disparaître  dans 
l'allée  de  la  maison  ou  habitait  son  professeur, 
se  tourna  vers  elle  pour  lui  demander  en  riant  si 
elle  se  sentait  vraiment,  chagrine  de  le  quitter. 

Mitaize  pinça  les  lèvres  et  se  détourna  juste 
à temps  pour  entendre  une  grosse  dame  dire  à 
sa  compagne. 

— .N'est-ce  pas  la  nièce  de  M.  Le  Mauduy, 
cette  petite  fille  en  toilette  bleue?  ce  serait  la 
fille  de  Laure  Le  Mauduy,  vous  savez,  celte  jolie 
personne  qui  a épousé  un  médecin  parisien? 

Mais  la  jeune  femme,  enveloppant  Mitaize 
d'un  rapide  coup  d’œil,  répondit  : 

— Ce  n’est  pas  probable,  madame,  une  petite 
Parisienne  aurait  l’air  moins  guindé;  celle-ci 
serait  gentille  sans  cette  raideur  d’automate  ; 
sa  toilette  est... 

On  passa,  et  il  parut  à la  fillette,  qui  n’avait 
pu  comprendre  le  reste  de  la  phrase,  que  sou 
onele  n’avait  pas  perdu  un  mot  des  réflexions 
de  ces  dames,  car  une  espèce  de  sourire 
glissait  sous  sa  moustache  blanche. 

Par  exemple!  Ces  bavardes  provinciales  se 
figuraient-elles  entendre  quelque  chose  à la 
tenue  ou  à la  toilette...  et  Mitaize,  se  retournant, 
les  toisa  d’un  regard  malveillant.  11  n’y  avait 
pas  à dire,  leurs  simples  toilettes  du  matin 
étaient  correctes,  leur  tournure  point  ridicule, 
et  elle  dut  reconnaître  avec  dépit  qu’elles 
paraissaient  des  femmes  comme  il  faut. 

Cet  incident  notait  pas  de  nature  à lui  rendre 
sa  belle  humeur,  et,  quand  on  vit,  au  tournant  j 


de  la  place,  la  devanture  de  la  pharmacie, 
Mitaize  était  plus  décidée  que  jamais  à se 
montrer  strictement  polie,  mais  à ne  point 
risquer  la  moindre  avance. 

Cependant  au  lieu  d’entrer  dans  le  magasin, 
M.  Le  Mauduy  frappa  trois  coups  sur  un  timbre  à 
l'entrée  du  vestibule  et  fit  passer  sa  nièce;  ils 
montèrent  un  vaste  escalier  à rampe  de  fer 
forgé  et  une  bonne  les  introduisit  dans  un 
coquet  salon  du  premier  étage,  où  une  jolie 
dame  se  leva,  tendit  la  main  à M.  Le  Mauduy, 
embrassa  .Mitaize  et  lui  présenta  une  petite  fille 
à peine  plus  jeune  qu’elle,  qui  s’amusait  dans 
un  coin  avec  des  albums. 

La.  mauvaise  humeur  de  Mitaize  s’était  éva- 
nouie devant  cet  accueil  aimable  ; certes, 
partout  jusqu’alors  on  l’avait  bien  reçue,  mais 
quelle  différence  entre  les  campagnards  un  peu 
frustes  des  Molieres  et  cette  dame  si  bien  mise! 

Mitaize,  qui  ne  voulait  voir  en  tout  que 
l’apparence  et  qui  préférait  un  extérieur  élé- 
gant à toutes  les  qualités  du  monde,  était,  cette 
fois,  servie  à souhait.  Au  bout  d’un  instant,  la 
petite  Georgette  et  elle  étaient  devenues  amies, 
aussi  M.  Le  Mauduy  pul-il  la  confier  à la  jeune 
M"  Spielmann  pour  aller,  comme  d’ordinaire, 
faire  un  bout  de  causette  en  bas. 

Ceci  ne  faisait  pas  l’affaire  de  Georgette 
Spielmann  qui,  s’accrochant,  à lui,  le  supplia 
de  les  emmener  chez  grand-papa. 

— Tu  verras  comme  c’est  amusant,  dit-elle 
à Mitaize,  tous  ces  tiroirs,  ces  pots  de  faïence 
où  il  y a écrit  des  noms  qu'on  ne  comprend  pas. 
et  puis  grand’mamaii  nous  donne  des  pastilles 
de  réglisse  et  toutes  sortes  de  bonnes  choses. 

Mitaize  regarda  son  oncle  : 

— Mais  je  lie  demande  pas  mieux,  dit-il, 
amusez-vous,  mes  enfants,  c'est  de  votre  âge. 

Mitaize  et  Georgette  descendirent  donc 
ensemble.  M"‘  Spielniann  prit  sa  broderie  et 
s'installa  près  du  fauteuil  oii  sa  belle-mère 
tricotait  ; M.  Le  Mauduy  s'assit  derrière  le 
comptoir,  aux  côtés  du.  pharmacien  dont  l'élève 
dosait  une  mixture  sous  sa  surveillance. 

Georgette  avait  eu  raison,  c’était  amusant  ; 
par  les  vitres  claires,  on  voyait  défiler  les 
passants  dont  la  silhouette  minuscule  se  mou- 
vait très  lente,  la  tête  en  bas,  dans  les  grands 
bocaux  rouges  et  bleus  de  la  devanture,  puis 
on  avait,  bien  à soi,  dans  un  coin,  une  table 
basse  mise  Iâ  exprès  pour  Georgette. 

Les  prétentions  (le  Mitaize  à la  supériorité 
avaient  beau  jeu  avec  Georgette  Spielmann 
dont  le  naturel  sociable,  le  caractère  doux,  fai- 
saient une . compagne  douée  de  tout  le  bon 
vouloir  désirable.  C'était  donc  Marguerite 
Servaize  qui  tenait  le  premier  rôle,  et  sa 
compagne  l’écoutait  gentiment  parler. 

P.  F. 


(A  suiore }. 


PLUMES  D’OIES 


Enfants  ramassant  des  plnmes  sur  le  passage  d’un  troupeau  d'oies. 


Mais  les  prix  sont  assez  variables  suivant  la 
température.  On  s'imaginerait  que  lorsqu'il 
fait  froid  la  plume,  est  plus  abondante  et  plus 
belle;  mais  non,  car,  dans  les  hivers  rigoureux, 
à 168  fr.  les  100  kilog.  Dans  un  kilogramme,  on  I les  couvées  d'oies  ne  réussissent  pas.  C'est  ce 
trouve  de  2 000  à 2200  petites  plumes,  de  600  qui  est  arrivé  l’hiver  dernier  : d'où  une  hausse 
à 800  moyennes,  et  de  200  à 400  grosses.  | de  prix  très  sensible. 


Plumes  d'oie».  — Tous  les  volatiles  de 
la  basse-cour  réunis  ne  valent  pas  l’oie  toute 
seule,  au  point  de  vue  de  la  valeur  des  plumes. 
Le  prix  moyen  de  la  plume  d'oie  peut  être  fixé 


7S 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


L’origine  de  la 
fête  des  Rois  se  perd 
dans  la  nuit  des 
temps.  Ésaü, victime  * 
de  sa  passion  pour 
les  lentilles,  l’ignora  sans  doute,  quoiqu'il  fût  un 
délicat  gourmet;  il  faut  franchir  les  siècles  et 
arriver  au  célèbre  Lucullus  pour  découvrir 
Le  Roi  du  Festin  ». 

Le  vénérable  historien  Tacite  parle,  à propos 
des  Saturnales , de  l’usage 
de  faire  désigner  par  le  sort, 
dans  les  banquets,  une  sorte 
de  Cornélius-Major  de  table 
d'hôte,  Roi  du  Dîner,  qui 
préside  au  repas  et  fait  « des 
farces  ». 

Et  pen- 
dant que 
les  escla- 
ves appor- 
tent les 
rougets  a- 
gonisants, 
la  hure  de 
sanglier  , 
les  moules 

douces  et  les  oursins  de  mer,  |le  Roi  salue  les 
poulets  de  Phrygie,  qu’on  arrosait  de  vin  de 
Chypre  et  de  vin  du  Vésuve,  précurseur  du 
Lacryma-Christi. 


Le  Roi  égayait  la 
table  par  des  plaisan- 
teries du  meilleur 
goût,  obligeant  le  pa- 
tricien antimélomane 
à jouer  de  la  flûte,  et 
faisant  servir  unique- 
ment des  épinards  au 
citoyen  qui  avait  en 
horreur  ce  légume. 

* 

La  fête  des  Rois, 
telle  que  nous  la  célé- 
brons encore  le  6 jan- 
vier, rappelle  l’arrivée 
des  Rois  Mages. 

Au  moyen  âge,  la 
cérémonie  religieuse 
précédait  les  repas 
joyeux.  Dans  l’église  illuminée,  arrivaient  troi.-' 
chanoines  revetus  de  costumes  éclatants.  Ils 
indiquaient  la  direction  de  l’étoile  qui  les  avait 
guides,  déposaient  devant  la  crèche  l’encens,  l’or 
etla  myrrhe. Puis  unangevêtu 
de  blanc  chantait  l’accom- 
plissement des  faits  annoncés 
par  les  prophètes,  et,  après 
l’office,  bourgeois  et  manants 
se  précipitaient  du  côté  des 
victuailles. 

* * 

Je  ne  vous  conterai  ni  le 
détail  de  la  cérémonie  de  la  fève,  sous  le  grand 
Roi,  ni  les  démêlés  des  boulangers  avec  les 
pâtissiers,  lesquels,  de  par  arrêt  du  Parlement, 
j avaient  seuls  le  droit 
de  fabriquer  les  gâ- 
teaux de  Roi. 


Pendant  la  Révolu- 
tion, la  fête  fut  con- 
trariée, ainsi  que  le 
prouve  un  arrêté  du 
4 nivôse,  an  III  ; 

« Le  citoyen-maire 
informe  le  Conseil  de 
la  section  que  le  Co- 
mité révolutionnaire  vient  de  lui  dénoncer  qu’il 
y a des  pâtissiers  aux  intentions  liberticides 


LE  ROI  BOIT 


79 


* 

* * 

Aujourd’hui,  la  fête  des 
Rois  est  surtout  la  fête  du 
Pain;  les  boulangers  ont  l’habitude  d’offrir,  le 
6 janvier,  à leurs  clients,  une  galette  dans 
laquelle,  au  lieu  de  la  fève  traditionnelle,  on 
inseremain- 
tenant  un 
petit  bébé  de- 
porcelaine  . 

Idée  de  den- 
tiste à court 
de  clientèle. 

Car  le  nom- 
bre de  dents 
à raccom- 
moder le  len- 
demain de 
l’Épiphanie 


qui  se  per- 
m ettent 
de  fabri- 
quer et  de  ven- 
dre encore  les 
gâteaux  des  ci- 
devant  Rois.  Il  invite 
la  police  a découvrir 
et  surprendre  les  pâtis- 
siers délinquants,  et  les  / 
orgies  dans  lesquelles  M 
on  oserait  fêter  les  JA 
ombres  des  tyrans  ! » 


est  considérable! 

Vous  savez  comment  se  passe  la  cérémonie: 
La  maîtresse  de  maison  découpe  la  galette 


La  Calprenède  «Mithri- 
date  ». 

On  donnait  la  pre- 
mière justement  le  6 jan- 
vier. A un  moment 
psychologique,  Mithri- 
date  s’avança, 

iune  coupe  de 
poison  à la 
main.  Il  déli- 
béra longtemps, 
puis  il  s’écria  en 
1 avalant  le  con- 
tenu. 


•«  Mais  c’est  trop  différer!  . * 

Un  farceur  acheva  le  vers  en  s’écriant  : 

« Le  roi  boit  ! Le  roi  boit  ! ! » 

La  pièce  ne  put  pas  conti- 
nuer. 


* 

* * 

Dans  les  villages,  à la 
chaumière  comme  au  châ- 
teau, on  célèbre  encore  les 
Rois  avec  l’inévitable  ga- 
lette. Dans  les  fermes  de 
Beauce,  la  fête  a conservé 
son  caractère  primitif. 

On  nomme  un  roi  du 
dîner,  le  vieillard  le  plus  digne.  Puis  un  enfant 
apporte  le  gâteau  traditionnel.  Et  le  roi 
demande  à l’enfant,  en  coupant  la  première 
part  : <•  Pour  qui  le  morceau  ? 


et  fait  adroitement  passer  la  part  contenant  la 
fève  ou  le  bébé  à un  convive  distrait,  lequel 
avale  quelquefois  le  signe  de  la  royauté, 
s’étrangle  souvent,  et  s’étonne 
toujours.  Le  Roi  se  lève,  em- 
brasse sa  Reine,  on  lui  crie  : 

<f  Le  Roi  boit  ! » Le  dimanche 
suivant,  il  offre  une  seconde 
galette  et  la  petite  fête  se  ter- 
mine ainsi. 


La  fête  des  Rois  a occa- 
sionné la  chute  d’une  pièce  de 


— Pour  le  bon  Dieu  ! » 

Aussitôt,  derrière  la  porte,  quelques  men- 
diants, prévenus  depuis  long- 
temps, chantent  comme  par 
hasard  : 


« Honneur  à la  compagnie 
De  cette  maison, 

Nous  souhaitons  année  jolie 
Et  biens  en  saison. 

Nous  sommes  d’un  pays  étrange 
Venus  en  ce  lieu. 

Pour  demander  à qui  mange 
La  part  du  bon  Dieu  I 


80 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Chryséis  au 

Chryséis  palfrenier  et  valet  de  chiens. 

Des  aboiements  sauvages  retentissaient  dans 
l'oasis.  Catherine,  qui  avait  des  slouguis  une 
peur  horrible,  frissonna,  et  baissa  encore 
plus  la  tête  sur  le  malheureux  manteau  qu  elle 
détériorait. 

— Je  vais  y envoyer  Dadouk,  fit  Aouka  en 
se  levant  avec  empressement. 

— Non,  tout  à l’heure;  il  vaut  mieux  qu’ils 
aient  moins  chaud..  Outre  notre  chasse,  nous 
avons  encore  fait  de  bonne,  mais  fatigante 
besogne,  continua  le  cheik. 

— Quoi  donc? 

— Nous  avions  emmené  les  hengs 1  2 pour  les 
habituer  a trotter.  Oh  ! les  révoltés  ! les  vail- 
lantes bêtes  ! 

Aouka  riait  : 

— Ils  sont  difficiles  ? 

— Tu  ne  peux  te  l’imaginer.  Il  n’y  a point  de 

cabrioles,  de  ruades,  de  passades  qu’ils  n'aient 
faites.  Sans  l’anneau  de  servitude,  on  ne  les 
dompterait  jamais.  Mais  que  fait  là  cette 
petite  ? , 

— Elle  garnit  d'or  le  beau  manteau  dont  tu 
m'as  fait  cadeau  hier  Ici,  Catherine  I 

La  fillette  sursauta.  Elle  n’était  plus  du  tout 
à la  situation;  connue  il  lui  arrivait  toutes  les 
fois  que  son  travail  était  purement  mécanique, 
Chryséis  redevenue  Chryséis  enfourchait  son 
dada  et  revenait  au  galop  à ses  chères  études. 
En  ce  moment,  elle  développait  in  petto  sa 
thèse  favorite,  fruit  de  la  découverte  qu'elle 
avait  faite  la  nuit  de  son  enlèvement;  « comme 
quoi  les  Touareg  sont  des  Gaulois.  <>  Elle  en 
était  — non  au  chapitre  des  chapeaux,  où  la 
ressemblance  eût  pu  paraître  illusoire — mais 
à l’article  toilette  cependant  : à la  blouse  bleue 
de  nos  paysans,  la  blouse  celtique,  qu'elle  re- 
trouvait dans  la  longue  chemise  de  coton  bleu 
foncé  que  le  Targui  drape  et  serre  autour  de 
lui. 

Le  chapitre  sur  l'organisation  quasi  féodale 
de  ses  ravisseurs  était  déjà  fait  dans  sa  pensée, 
et  conduisait  à de  savants  parallèles  avec  les 
clans  écossais.  M""  Chryséis  Verduron  (de  l'Ins- 
titut, lauréat  de  la  Société  de  géographie  de 
France)  ravie  d'elle-même,  savourait  avec  une 
touchante  modestie  un  triomphe  bien  mérité, 
pendant  que  Catherine,  la  petite  esclave  fran- 
çaise, cousait  machinalement...  Et  ses  points 


désert  isuue)'. 

étaient  irréguliers  et  grands,  oh  ! combien 
grands  !... 

Aussi  la  voix  d'Aouka  la  fit-elle  doublement 
frémir:  elle  l'arrachait  à son  rêve  auréolé,  elle 
la  replongeait  dans  une  réalité  que,  malgré  son 
inexpérience,  elle  devinait  inquiétante. 

Elle  s'avança  cependant,  baissant  la  tête,  et 
coulant  sous  ses  cils  noirs  un  regard  à la  fois 
farouche  et  craintif.  Aouka  lui  arracha  le  man- 
teau des  mains,  regarda,  et  jeta  une  exclama- 
tion d'horreur,  suivie  bientôt  d'un  torrent 
d’injures  et  de  cris  de  colère, 

11  est  vrai  que  l'œuvre  de  Catherine  était 
terriblement  laide,  et  l’on  comprenait  un  peu 
le  désappointement  de  la  kadine,  en  voyant 
gâté  le  riche  vêtement  dont  l'affection  de  son 
mari  l'avait  parée.  La  bordure  passée  à l’en- 
vers, effrangée,  effilochée  par  une  main  mala- 
droite qui  s'y  était  cramponnée  comme  à une 
corde  de  salut,  cousue  en  zigzags  étranges  avec 
des  points  bizarres,  et,  par-dessus  tout,  la  line 
laine  blanche  froissée,  tordue,  souillée,  comme 
ces  ouvrages  malheureux  qu’un  enfant  traîne 
en  classe  pendant  des  mois  : tout  était  réuni 
pour  exciter  la  colère  d'Aouka. 

Chryséis  avait  fourré  sa  tête  entre  ses  deux 
bras,  dans  son  attitude  ordinaire,  et,  muette 
comme  une  carpe,  attendait  la  grcle  qui  devait 
suivre  l'orage. 

La  grêle  suivit  en  effet;  et  lorsqu'elle  eut  les 
bras  et  les  épaules  couverts  de  noirs  et  de  bleus 
destinés  à devenir  jaunes  et  verts,  — lorsque 
le  haut  de  son  crâne,  qui  dépassait  un  peu  sou 
abri  improvisé,  fut  orné  d’assez  de  bosses  pour 
rappeler  le  site  de  Rome,  la  ville  aux  sept  col- 
lines (qui  sont  huit)  ; — lorsqu'elle  eut  reçu 
enfin  tout  ce  que  comportait  son  état  et  son 
crime,  alors  elle  pensa  qu'elle  pouvait  s'en  aller 
et  se  dirigea  vers  la  porte. 

Elle  était  loin  de  son  compte. 

— Arrête  un  peu,  petite!  ditSidi-el-Hadj,  qui 
n'avait  pas  proféré  un  mot. 

Et  s’adressant  à sa  femme  ; 

— Elle  est  incapable  de  servir  à quoi  que  ce 
soit  sous  la  tente,  ce  me  semble  î 

— Oh  ! tout  à fait,  tu  le  vois,  répondit 
Aouka  qui  pleurait  de  colère  sur  son  manteau 
perdu.  Je  ne  veux  plus  la  voir  : je  la  tuerais! 

— C'est  bien.  Comme  il  faut  qu'elle  se  rende 
utile  et  qu  elle  gagne  au  moins  sa  nourriture, 
elle  va  donner  à manger  aux  slouguis,  et  soi- 


1 Voir  le  n®  359  du  Petit  Français  illustré , p 62. 

2.  Les  hengs  sont  les  jeunes  méharis  que  l’on  commence  à 
drosser.  Jusqu'à  un  an,  l'animal  est  uu  bou-kuetà  et  vit  libro 
cans  quitter  sa  mûre.  Puis  »1  devient  un  heng , on  passe  dans 


sa  narine,  que  l'on  perce,  un  nnneou  où  s'attache  la  corde  qm 
servira  pour  le  conduire  . l'extrême  seusibilitd  du  nez  lui 
lait  la  blessure  très  douloureuse,  et  par  eousôquout  le  rend 
d’une  assez  grande  docilité. 


CHRYSEIS  AU  DHSERT 


81 


gner  les  hengs  qui  ont  souffert  Je  la  chaleur  et 
de  la  course  de  ce  matin. 

— I.es  slouguis  ! cria  Catherine.  Non  ! non  ! 
ils  me  font  peur  !...  El  les  hengs  !...  Je  ne  veux 
pas  !... 

— Je  le  veux,  moi,  répondit  le  cheik  avec  un 
calme  glacial  ; et  tu  vas  le  faire  tout  de  suite. 


Comme  ils  ruaient  ! comme  ils  bondissaient, 
les  jeunes  méharis,  exaspérés  par  la  fatigue  et 
l'ardeur  du  soleil  ! El  quelle  besogne,  que  leur 


pénible  — l'autre  partie  de  la  besogne  de 
Chryséis  lui  apparut,  terrible,  sous  la  forme 
d'une  immense  jarre,  d'une  taille  invraisem- 
blable, que  toutes  les  tentes  enviaient  à cause 
de  sa  grandeur,  et  qui  contenait  le  déjeuner 
des  slouguis. 

Les  slouguis  ! la  terreur  de  la  fille  du  co- 
lonel !...  Quand  elle  les  voyait,  les  grands 
lévriers  élancés,  les  terribles  chasseurs,  quand 
elle  les  voyait  accourir  en  bondissant,  la  gueule 
ouverte  montrant  des  crocs  formidables,  rem- 


Chryséis  laissa  échapper  la  jarre  qui  se  brisa  eu  mille  morceaux. 


pansage!  Ah!  ce  n’était  pas  ainsi,  certes,  que 
Chryséis  avait  rêvé  d’étudier  la  faune  afri- 
caine ! 

De  son  bras  vigoureux,  Dadouk  maintenait  la 
bête;  et  la  fillette,  frémissante  de  rage  et  de 
honte,  l'éponge  fine  à la  main,  baignait  d’eau 
claire  les  naseaux  irrités  par  la  poussière, 
blessés  par  l'anneau  de  servitude,  baveux, 
sanguinolents,  et  si  sensibles  que  le  plus  léger 
attouchement  faisait  bondir  1 animal. 

Puis  il  fallut  visiter  les  pieds  des  hengs,  les 
lavera  leur  tour,  ôter  délicatement  les  épines 
et  les  cailloux  des  sabots  encore  tendres  et 
faciles  à blesser  ; et  cette  toilette  de  pieds  des 
chameaux  ne  fut  pas  ce  qu'il  y eut  de  moins 
désagréable  pour  Chyséis,  saus  compter  la 
frayeur  assez  naturelle  qu'elle  éprouvait  à 
chaque  mouvement  inattendu  de  ces  poulains 
sauvages. 

Le  pansage  terminé  — ce  qui  fut  long  et 


plissant  le  camp  de  leurs  aboiements  féroces, 
sautant  autour  de  leur  maître  jusqu'à  la  hau- 
teur de  ses  épaules,  elle  frissonnait  jusqu'au 
fond  des  moelles.  Et  voilà  qu'il  lui  fallait  leur 
porter  a manger!  Et  cela  précisément  quand 
ils  étaient  exaspérés  par  la  faim  ! Jamais,  non, 
jamais,  elle  ne  pourrait  ; ce  serait  pour  sûr  les 
forces  qui  lui  manqueraient,  car  elle  se  sentait 
défaillir  rien  qu’à  les  entendre  aboyer. 

Elle  reçut  cependant  la  jarre  des  mains  de 
Dadouk,  et,  tremblant  comme  uue  feuille,  dé- 
tournant les  yeux  de  la  pitance  qui  l’écœurait, 
elle  se  dirigea  vers  le  lieu  de  supplice. 

Près  de  là,  Merced  écrasait  le  grain  entre 
deux  meules  à bras,  et  la  farine  tombait,  fine 
et  blanche,  sur  une  peau  de  chèvre  à cet  usage. 
Elle  leva  les  yeux  avec  étonnement  en  voyant 
passer  sa  compagne,  et  la  suivit  d'un  regard 
inquiet. 

Elle  avait  raison  de  craindre.  L'instant 


82 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


d'après,  Chryséis,  affolée  par  la  terreur,  en- 
tourée des  slouguis  hurlants,  jetait  un  cri 
d'épouvante  en  sentant  un  lévrier  poser  ses 
pattes  sur  ses  épaules,  et  laissait  échapper  la 
précieuse  jarre  qui  se  brisait  en  mille  mor- 
ceaux. 

Comme  un  éclair,  Merced  fut  près  d'elle...  là- 
bas,  Aoulca  paraissait  entre  sa  belle-mère  et 
deux  de  ses  amies... 

— Tais-toi  ! tais-toi  ! fit  Merced  comme  un 
souffle  en  jetant  ses  bras  au  cou  de  Chryséis 
pour  l'embrasser. 

Puis  elle  courut  aux  kadines  et  se  jeta  aux 
genoux  d’Aouka  : 

— Maîtresse!  ô maîtresse,  pardonnez-moi  !... 
j’ai  voulu  aider  Catherine  et  j'ai  cassé  la  jarre! 

— Tu  as  cassé  la  jarre,  malheureuse  ! s'écria 
Yasmeh,  la  belle-mère.  Une  jarre  qui  venait  de 
mon  aïeule,  et  que  j’avais  donnée  à ma  belle- 
fille  en  cadeau  de  noces  ! 

— Pourquoi  quittais-tu  ton  ouvrage?  fit 
Aouka  froidement.  Dadouk  ! 

— O maîtresse  ! pardon  ! grâce  ! cria  la  petite 
avec  épouvante. 

Dadouk  arrivait,  la  lanière  de  cuir  à la  main. 
Merced  devint  livide,  mais  elle  ne  se  rétracta 
pas. 

Et  Chryséis,  là-bas,  appuyée  défaillante 
contre  la  barrière,  au  milieu  des  lévriers  qui  se 
disputaient  leur  pâture  répandue  sur  le  sol, 
Chryséis  quicroyait  que  Merced  intercédait  pour 
elle,  vit  tout  à coup  Dadouk  relever  brutale- 
ment l'enfant,  déchirer  d'un  coup  d'ongle  les 
haillons  qui  couvraient  ses  épaules...  Chryséis 
fit  un  pas  en  avant,  les  yeux  hagards,  la  gorge 
serrée,  voulant  crier,  ne  le  pouvant  pas...  La 
lanière  de  cuir  avait  sifflé  dans  l'air,  et  quand 
elle  retomba,  le  sang  jaillit...  Alors  Chryséis 
sentit  quelque  chose  se  briser  en  elle,  étendit 
les  bras,  et  tomba  sans  connaissance. 


Merced  gisait  sur  le  sol,  tout  en  sang,  les 
yeux  fermés,  comme  une  morte.  Jamais  le  noir 
n'avait  frappé  si  fort;  jamais  Aouka  n’avait  fait 
durer  la  punition  si  longtemps  : la  pauvre 
petite  avait  fini  par  défaillir,  si  courageuse 
qu'elle  fût.  Chryséis,  les  larmes  aux  yeux  pour 
la  première  fois  de  sa  vie,  essayait  de  la  rani- 
mer. Enfin,  la  fillette  revint  à elle  ; et  essayant 
de  sourire  en  voyant  la  figure  bouleversée  de  la 
Française  : 

— Ce  n'est  rien,  j'ai  l'habitude,  vois-tu... 
Mais  toi,  tu  en  serais  peut-être  morte. 

...  Pendant  trois  jours,  Merced,  enfiévrée  et 
délirante,  fut  incapable  de  se  tenir  debout.  Sa 
compagne  connut  alors  toutes  les  joies  de  la 
vie  d’esclave  à tout  faire  dans  une  tribu  du 
désert.  Elle  eut  pour  sou  partage  inégal  les 
coups,  les  travaux,  la  peine,  les  privations 
dont  elle  n’avait  eu  jusque-là  qu’une  moitié,  la 


plus  petite.  Elle  souffrit  cruellement.  Mais  ce 
qui  lui  parutle  plus  affreux,  ce  ne  fut  point  de 
faire  toute  seule  ce  qui  était  trop  lourd  pour 
deux  : ce  fui  de  ne  pouvoir  point  soigner  l'en- 
fant héroïque  qui  s’était  si  simplement  dévouée 
pour  elle  ; de  la  laisser  seule  toute  la  journée 
sans  pouvoir  la  distraire,  sans  pouvoir  éventer 
son  front  en  feu,  sans  pouvoir  presser  sur  ses 
lèvre  le  jus  d'un  de  ces  citrons  doux  qu’Aouka 
suçait  toute  la  journée.  Rien  pour  la  petite 
esclave  dévorée  par  la  fièvre,  rien  que  de  l’eau 
et  encore  ! La  source  qui  raffraîehissait  l'oasis 
était  peu  abondante,  et  les  bêtes  buvaient  beau- 
coup^ onrationnait  quelque  peu  les  servantes... 

Le  soir  seulement,  quand  tout  le  monde  dor- 
mait, quand  seules  les  étoiles  compatissantes 
répandaient  leur  douce  lumière  sur  les  deux 
petites  esclaves,  Chryséis  venait  vers  la  fillette 
malade,  la  berçait  dans  ses  bras,  1 endormait 
comme  un  petit  enfant,  et  pleurait  tout  bas 
quand  Merced  était  endormie. 

Seulement  sa  haine  pour  Aouka,  haine  déjà 
si  violente,  allait  grandissant  dans  son  ccrur, 
à mesure  que  ce  cœur,  si  longtemps  fermé, 
s'ouvrait  pour  sa  sœur  d'esclavage. 

Chassez- Croisez 

« Tambours,  clairons,  musique  en  tête, 

Vlà qu’il  arrive  le  régiment...  » 

sifflotaient  Lucien  Charmes  en  faisant  fourbir 
devant  lui  la  batterie  de  cuisine  de  sa 
compagnie. 

— Et  ce  n’est,  ma  foi  ! pas  dommage  !... 
répliqua  Paul  Rozel  qui  arrivait. 

Car  partout  où  était  occupé  Lucien,  on  voyait 
apparaître  Paul,  comme  on  était  sûr  que  Lucien 
surgissait  de  terre  dès  que  Paul  se  trouvait  là. 

— Pour  sûr!  répondit  son  ami.  En  voilà  une 
faction  de  longueur!...  Depuis  le  temps  que 
nous  mangeons  du  couscoussou  et  des  dattes 
le  matin,  pour  manger  des  dattes  et  du  cous- 
coussou  le  soir,  depuis  le  temps  que  je 
m’éveille  en  regardant  les  cigognes  de  la  grande 
mosquée  et  que  je  m'endors  en  les  contem- 
plant, il  me  semble  qu'il  a dû  me  pous- 
ser des  cheveux  blancs.  J’ai  été,  pour  me 
procurer  une  distraction  avouable,  jusqu'à 
entreprendre  de  compter  combien  il  y a ici 
d'autruches  apprivoisées,  sans  queue»  par 
conséquent. 

— Et  tu  en  as  trouvé?...  dit  Paul  .en  riant. 

— Trente-huit  mille  sept  cent  quatre-viugt- 
trois.  Alors  j’ai  trouvé  le  chiffre  formidable,  et 
je  me  suis  aperçu  que  je  recomptais  toujours 
les  mêmes,  faute  do  mettre  un  collier  à celles 
que  j’avais  déjà  numérotées;  cela  m'a  dégoûté, 
et  je  n’ai  pas  eu  le  courage  de  recommencer. 


La  fête  de  1 Épiphanie  en  Russie.  Le  jour  de  l'Épiphanie  csi  un  jour  île  grande  joie  chez  Ici  paysans  russes.  On  v fait  ruiro  pieusement  la  ÆWy«-,  sorte  de  bouillie  de  froment,  do  mus 
et  de  pavot  ; un  jeune  homme  en  lance  une  poignée  au  plafond,  tandis  que  l'aicule,  qui  passe  sa  vie  couchée  sur  le  haut  du  grand  poêle  cherche  des  présages  d avenir  dans  les  marques  que  colle 
poignée  de  Koutyn  a faites  au  plafond. 


LA  FÊTE  DE  L’ÉPIPHANIE  EN  RUSSIE 


84 


LE  PETIT  l'IIA.NÇAIS  ÎLLUSTIIÉ 


Variétés. 


Le  cavaltor  cycliste.  — Un  riche  fermier 
américain  possède,  nous  dit-on,  un  cheval  et  une 
bicyclette,  et  celle-ci  est  la  préférée.  Or,  pour 
donner  de  l’exercice  à son  cheval,  sans  aban- 
donner sa  bicyclette,  voici  ce  que  notre  homme  a 
imaginé  : chaque  malin,  il  fait  une  longue  prome- 
nade à bicyclette  et  se  fait  suivre  par  son  cheval 
qu'il  dirige  à l'aide  d'une  longe.  C’est  là  une  façon 
a « avoir  plusieurs  cordes  à son  arc  comme 
on  dit.  Kneti'et,  s’il  est  fatigué  de  pédaler,  l’ingénieux 
cycliste  peut  atteler  son  cheval  a la  machine;  si 
le  « pneu  » se  crève,  il  n'a  qu'a  charger  sa 
« bécane  » sur  le  cheval,  qu’il  monte  lui-même; 
mais  si,  par  malheur,  la  bicyclette  était  mise  hors 
d usage  et  le  cheval  blessé,  notre  Yankee  serait 
bien  embarrassé  : il  lui  faudrait  en  effet  remor- 
quer piteusement  son  cheval  et  sa  machine, 
manière  de  voyager  à pied  que  J. -J.  Rousseau  lui- 
mèine  n’aurait  certes  pas  goûtée. 


Le  eomuieree  de  rivoire  — L’éléphant, 
si  doux,  si  intelligent,  est  impitoyablement  pour- 
suivi par  les  chasseurs  qui  font  le  commerce 
de  l'ivoire,  un  des  plus  lucratifs  et  des  plus 
prospères. 

D'après  une  statistique  récente,  nous  voyons, 
en  effet,  que  l'on  exporte  d'Afrique  environ  huit 
cent  mille  kilogrammes  de  défenses  d’éléphant 
par  an. 

La  plus  grande  parlie  de  ces  défenses  est 
expédiée  en  Angleterre,  aux  Indes  et  dans  I Amé- 
rique du  Nord  La  valeur  peut  en  être  estimée  cà 
20  millions  de  francs.  En  prenant  10  kilos  comme 
poids  moyen  d'une  défense,  cette  production  cor- 
respond à une  hécatombe  de  '±0  000  éléphants 
chaque  année. 

L’ivoire  de  Zanzibar  est  le  plus  renommé.  Les 
défenses  d’éléphants  adultes  atteignent  de  1 mètre 
à lm,25  et  pèsent  de  35  à 40 kilos.  On  en  rencontre 
quelquefois,  mais  assez  rarement,  qui  mesurent 
jusqu’à  2m,50  de  longueur  et  pèsent  80  kilos. 

Contre  le  coryza.  — Voici  une  petite  for- 
mule a l’usage  des  personnes  affligées  de  cette 
affection  appelée  vulgairement  rhume  de  cerveau  ; 
on  mélange  bien  ensemble  : 

Poudre  d’iris,  4 grammes, 

Poudre  de  guimauve,  4 grammes, 

Tanin,  20  centigrammes. 


On  prend  une  prise  de  celte  poudre  quatre  ou 
cinq  fois  parjour  et  l’on  peut  ainsi  évilerd  appeler 
une  dame  : badame , et  un  gâteau  : une  badcleine. 

* ' * 

Itabylas  et  son  tnillcur.  — Bonjour,  mon 
cher  Grumpir,  dit  a son  tailleur  notre  ami  Babylas, 
qui  depuis  quelque  temps  est  dans  la  gêne,  je 
viens  vous  commander  un  complet. 

— Je  veux  bien  vous  le  faire,  monsieur,  mais 
auparavant  il  faudrait  me  payer  votre  petite 
facture... 

— Voyons,  mon  cher  Grumpir  ! un  petit  complet 
cheviotte,  le  mien  est  décousu.... 

— Oh  ça  ! des  réparations,  tant  que  vous 
voudrez. 

— Eli  bien!  alors,  fait  Babylas  en  tirant  un 
bouton  dé  sa  poche,  veuillez  donc  remettre  un 
veston  a ce  bouton. 

* *.■ 

Le  bœuf  et  In  mode.  — Lu  sur  un  pros- 
pectus de  restaurant  : 

Bœuf  à la  mode  50  centimes. 

A la  dernière  mode  : 00  centimes. 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Etymologie.  — Quelle  est  l’origine  du 
nom  de  la  ville  d’Anvers? 


Problème  alplinl>étl<|iie.  — Aux  mois 

suivants,  ajouter  une  seule  et  même  lettre  pour 
former  d’autres  mots  : 

Braire,  clause,  domanial,  doute,  émule,  évader, 
idéal,  laide,  Louise,  madone,  malsaine,  plieur, 
racine,  raideur,  ramer,  rien,  ruiner,  sauter,  trouer. 

♦ * 

Aritlimé<i<|uc  «musante.  — Avec  les 
chiffres  1 a 9,  former  un  carré  de  manière  à 
trouver  sur  les  lignes  horizontales,  verticales  et 
diagonales,  15  a l’addition. 

# * 

Problème  ^èo^i*ni»lii«|iio. — Trouver  cinq 
noms  géographiques  qui  se  lisent  indifférem- 
ment de  gauche  a droite  et  de  droite  à gauche. 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  35î>. 

I.  Langue  française. 

Autrefois,  l ustousile  nommé  aujourd'hui  chenet  (destiné  à 
sov'oair  le  bois  soulevé  dans  le  foyer),  portait  généralement, 
sur  le  devant,  en  manière  d ornement,  une  ligure  de  petit 
chien  couché  ou  chiennet.  On  donna  ensuite  ou  tout  le  nom  do 
la  partie,  ainsi  qu'il  arrive  souvent,  ot,  par  corruption,  chiennet 
devint  chenet. 

Quant  à \ assiette,  elle  marque  la  place  oü  chaque  convivo 
doit  s’asseoir  ;\  table.  Pendant  fort  longtemps  elle  fut  liguroo 
par  un  morceau  de  pam  coupé  eu  rond 

IL  Géographie. 

L'Buveaune , petit  llouvo  côtier  do  la  France  méridionalo. 


prend  naissance  dans  le  département  du  Var.  puis  passe  dans 
le  département  des  Bouches-du-Rhône  oh  il  coule  as.se*  torren- 
tueusement entre  des  monts  déchirés.  L'Iiuveauno  se  pord 
onlln  dans  la  Méditerranée  h Marseille,  au  bout  de  la  prome- 
nade du  Prado,  après  un  cours  de  55  kilomètres. 

111.  Physique  amusante. 

Vous  remplissez  d'eau  la  bouteille;  puis,  bouchant  l’ouvor- 
turo  du  goulot  avec  le  doigt,  vous  la  renversez  ot  vous  intro- 
duisez le  goulot  dans  la  bonde  do  la  barrique,  dont  le  vin  doit 
affleurer  les  bords  Au  bout  de  quelques  iustants  vous  verrez 
le  vin.  plus  léger,  remplacer  peu  A pou  dans  la  bouteille  l’eau 
qui  s en  ost  allée  dans  la  barrique. 

Le  (jetant  : Mauhicb  TARDIEU- 


Toute  demande  de  changement  d'adresse  doit  être  accompagnée  de  C une  des  dernières  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8'  année. — N°  361  10  centimes  25  janvier  1898. 

LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L ABONNE'JENT  : UN  AN,  SIX  FRANCS 

Pori  du  i"  de  chaque  mol* 


Armand  COLIN  & Cie,  éditeurs 


ÉTRANGER  -7fr  — PARAIT  CHAQUE  SAMEDI 


5, 


rue  de  Méiières.  Paris 


Tou*  droit*  réservé*. 


Chryséis  au  désert.  — Les  deux  fi  loties  étaient  blotties  au  fond  d'un  panier  suspendu  au  flanc  d'un  vieux  chameau. 


86 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Chryséis  au  désert  ismie)  ' . 


— Je  comprends  cela,  dit  Paul  qui  se  tenait 
les  côtes.  J'en  ai  bien  été  réduit,  moi,  à complé- 
ter des  vers  commencés  par  U"-  Rosita  sur  une 
rame  de  papier  à lettres  laissée  dans  mon 
appartement  de  garçon!...  Écoute! 

« Un  cuirassier,  c’est  superbe 
Lorsqu'il  est  couché  dans  l'herbe 
Comme  un  rouge  coquelicot...  » 

Cela  est  de  mademoiselle  Rosita;  j'ai  enfour- 
ché Pégase  derrière  elle,  et,  coinnle  le  soleil 
tapait  dur,  voici  ce  que  j’ai  trouvé  ; 

« Le  soled,  dans  sa  cuirasse 
Le  cuit,  comme,  en  sa  carapace 
Cuirait  une  tortue  au  pot!.  . 

Cette  distraction  valait  la  tienne,  mais  main- 
tenant que  les  camarades  vont  venir  nous 
relayer,  cela  va  changer  de  note. 

— Je  l’espère  bien.  D’abord,  j'imagine  qu'on 
va.  donner  au  colonel  les  pleins  pouvoirs  qui 
lui  sont  nécessaires  pour  rechercher  sa  tille, 
quoiqu’il  n’y  aitguèrede  chance  maintenant  de 
retrouver  la  pauvre  petite...  Hors,  s’il  a besoin 
l'un  brave  garçon  qui  se  fasse  casser  gai  ment 
la  tète  pour  lui  venir  en  aide,  j’aime  à suppo- 
ser qu’ti  ne  refusera  pas  le  baby  à maman  ? 

— Ni  le  petit  Paul  ici  présent,  acheva  le 
jeune  officier. 

— Merci,  mes  enfants,  dit,  derrière  eux,  la 
voix  bien  changée  du  colonel.  Si  je  puis 
rechercher  ma  pauvre  enfant,  je  compte  sur 
vous  pour  rn'v  aider.  Mais  mon  successeur  va 
m'apporter  des  ordres;  seront-ils  ce  que  je 
souhaite  si  ardemment  ?... 

Et  le  colonel  blanchi,  courbé,  méconnais- 
sable, s'éloigna  le  front  baissé,  sans  que  les 
deux  jeunes  gens  osassent  dire  un  mot. 

Le  lendemain,  les  troupes  annoncées  arri- 
vèrent et  les  soldats  qui  venaient  fraternisèrent 
;wec  ceux  qui  partaient. 

Tandis  que  les  officiers  recevaientleurs  cama- 
rades, le  colonel  de  Bonehamp,  qui  remplaçait 
M.  Verdurou,  lui  communiquait  les  ordres  qu'il 
était  chargé  de  lui  transmettre. 

L’autorité  supérieure  prenait  en  considéra- 
tion le  malheur  qui  avait  frappé  le  colonel  et 
lui  confiait  une  mission  qui  devait  favoriser 
ses  recherches.  Il  était  spécialement  chargé  de 
poursuivre  dans  le  sud-est  les  tribus  rebelles, 
quelles  qu’elles  fussent,  jusqu'à  la  sphère 
d’influence  anglaise,  et  était  autorisé  à employer 
tels  moyens  qui  lui  sembleraient  bons,  à 


suivre  telles  routes  qui  lui  paraîtraient 
meilleures... 

— En  un  niot,  à faire  ce  que  vous  voudrez, 
dit  M.  de  Bonehamp,  c'est  un  blanc-seing  qu'on 
vous  donne  là,  mon  cher  colonel,  avec  le  régi- 
ment à vos  ordres  : je  crois  qu’on  ne  pouvait 
guère  faire  mieux  »... 

....  Et  deux  jours  après  : 

« Tambours,  clairons,  musique  en  tète  », 

le  régiment  Verduron  partait  pour  l'est,  « afin 
de  châtier  les  tribus  rebelles.  » 

— En  réalité,  disait  Paul,  pour  aller  chercher 
la  Toison  d’or1 2. 

— La  Toison  d’or'?  fit  Lucien. 

Eh  bien,  mademoiselle  Chryséis  n'est-elle 
pas  blonde  comme  de  l'or  fondu  ? Et  quoi  de 
plus  beau  pour  un  régiment  français  que  de 
voler  au  secours  de  l'innocence  captive  ?... 

Et,  plus  sérieusement  . 

— Pourvu  que  nous  la  retrouvions,  la  pauvre 
petite  !... 


Au  campement  de  Sidi-el-Hadj,  on  mettait 
les  petits  pots  dans  les  grands.  Un  cheik  voisin 
avec  une  douzaine  de  guerriers,  leurs  faucons, 
leurs  slouguis,  leurs  esclaves,  était  venu  faire 
une  visite,  au  courant  d'une  de  ces  parties  de 
chasse  qui  retiennent  parfois  les  chefs  plus 
d'un  mois  loin  de  leur  douar. 

Sidi-el-Hadj  avait  emmené  ses  visiteurs  sur 
la  piste  d'un  troupeau  de  gazelles,  qu'on  avait 
levées  quelques  jours  avant,  etle  soir,  au  retour, 
chaque  cavalier  portait  une  biche  en  travers 
de  sa  selle  ; les  slouguis  ardents  bondissaient 
autour  de  leurs  maîtres,  et  les  faucons,  lassés, 
reployant  leurs  ailes  sur  le  poignet  des  chefs, 
s’endormaient  sous  le  capuchon  de  cuir  à 
grelots  d’argent. 

Un  splendide  di/fa  attendait  les  arrivants, 
festin  qui  avait  coûté  bien  des  larmes  et  valu 
bien  des  coups  aux  deux  petites  captives. 
Chryséis  avait  été  contrainte  de  tenir  par  le 
museau  les  moutons  dont  le  boucher  de  la 
tribu  faisait  voler  la  tête  à coups  de  sabre,  et 
toute  couverte  des  jets  tièdes  du  sang  des  mal- 
heureuses bêtes,  elle  avait  en  vain  demandé 
grâce. 

Puis  il  avait  fallu  moudre  le  blé  pour  que 
Merced  fît  le  pain,  et  écraser  les  olives  sous  le 
pressoir  de  pierre  pour  avoir  de  l’huile  fraîche. 
Moudre  le  blé  entre  deux  pierres  rondes  est  un 
des  ouvrages  les  plus  pénibles  pour  unefemme; 


1.  Voir  le  n°  360  du  Petit  Franems  illustré,  p 80.  I de  Jason,  pour  conquérir  la  Toison  d'or,  expédition  racontée 

t.  Allusion  à l'expédition  des  Argonautes  sous  la  conduite  | dans  lliistoiro  légendaire  do  la  Grèco. 


CHRYSÉIS  AD  DÉSERT 


87 


quant  au  pressoir  à olives,  il  faut  d'ordinaire, 
pour  le  mouvoir,  au  moins  quatre  femmes, 
tournant  en  eourantla  lourde  meule, àla  façon  de 
nos  battoirs  à chevaux.  Les  deux  petites  l’avaient 
manœuvré  seules;  mais  pour  leur  donner  des 
forces,  Dadouk,  le  fouet  à la  main,  frappait  en 
cadence  sur  leurs  épaules;  plus  elles  couraient 
vite,  moins  elles  recevaient  de  coups  : l'huile 
fut  bientôt  prête... 

Et  lorsqu'après  la  diiïa  les  seigneurs  burent 
le  café,  on  renvoya  les  esclaves  : on  n'avait  plus 
besoin  d’elles.  Elles  eurent  pour  leur  part  du 
festin  une  écuelle  des  débris  des  olives  concas- 
sées et  une  poignée  de  farine. 

Heureuses  de  tant  de  générosité,  elles  allèrent 
se  blottir  près  des  bêtes,  comme  d'ordinaire  : 
les  grands  moutons  sans  laine,  à grosse  queue, 
étaient  les  seuls  êtres  qui  ne  leur  voulussent 
pas  de  mal. 

— Oh!  les  slouguis!  disait  Chryséis,  comme 
ils  me  font  peur!... 

— Ils  sont  parfois  méchants,  dit  Merced,  et  si 
forts!  ils  étrangleraient  un  homme! 

— S’ils  pouvaient  étrangler  Aouka  !... 

A ce  souhait  sauvage,  qui  revenait  sans 
cesse  sur  les  lèvres  de  sa  compagne,  Merced 
frissonna  : 

— Que  tu  es  méchante!  ne  put-elle  s'empê- 
cher de  dire. 

— Et  elle'?  la  trouves-tu  bonne?...  fit  sa 
compagne.  Mais  tu  es  faite  à l’esclavage,  toi  ! 

— Crois-tu  qu'on  se  fasse  àees  choses-là?  dit 
doucement  Merced.  Mais  la  maudire  ne 
m’avancerait  à rien,  et  la  colère  souillerait  mon 
âme  : je  ne  puis  rien  que  souffrir  avec  patience  ; 
laisse-moi  faire  comme  j'ai  toujours  fait. 

— Pourquoi  nous  ont-ils  renvoyées?...  t'en 
doutes-tu?  demanda  Chryséis  qui  sentit  le 
besoin  de  changer  la  conversation. 

— bans  doute  ils  avaient  à parler  de  choses 
importantes  que  nous  ne  devons  pas  entendre. 

— Je  ne  les  comprendrais  pas,  puisque  leur 
langue  m’est  inconnue...  C’est  peut-être  du 
celtique  pur'?...  murmura  Chryséis  du  fond  de 
ses  réflexions. 

— Non,  c'est  du  targui,  et  je  le  comprends, 
moi.  Dormons. 

— Dormons. 


Si  les  petites  captives  s’étaient  doutées  de  la 
communication  que  le  cheik  étranger  avait 
faite  à leur  maître,  elles  auraient  tout  bravé 
pour  entendre.  Celui-ci,  en  effet,  s'était  dérangé 
de  sa  partie  de  chasse  tout  exprès  pour  appren- 
dre îi  Sidi-el-Hadj  que  les  soldats  roumis  de 
Sidi-Verduron  venaient  de  quitter  Tombouctou 
et  s'avançaient  vers  l’est.  Leur  route  semblait 
devoir  les  conduire  à l’oasis  que  les  Toua- 
reg occupaient;  par  conséquent,  il  lui  avait 
paru  d’un  bon  allié  de  prévenir  Sidi-el-Hadj.  11 


était  bien  inutile  de  risquer  ses  jeunes  gens 
dans  un  combat  contre  les  chiens  d’infidèles, 
ceux-ci  surtout  étant  bien  armés  et  bien 
commandés  : fuir  était  donc  de  la  prudence, 
on  se  vengerait  plus  tard. 

Tout  cela  était  d autant  plus  juste  que  la 
tribu  maîtresse  de  Chryséis  se  trouvait  alors 
fort  peu  nombreuse;  car  le  frère  du  cheik  avait 
emmené  quinze  jours  auparavant  plus  de  la 
moitié  des  guerriers  dans  une  expédition  qui 


Pour  leur  donner  des  forces,  Dadouk  les  frappait  de  son  fouet. 


promettait  d'être  fructueuse,  mais  dont  ils  ne 
reviendraient  guère  avant  un  mois. 

Braver  les  Français  dans  de  telles  conditions 
était  un  suicide  : Sidi-el-Hadj  n'en  avait  pas  le 
goût  Aussi  remereia-t-il  chaudement  son  hôte 
et.  lui  fit-il  de  nombreux  présents  lorsqu'il  prit 
congé  le  lendemain  à l'aube. 

Puis,  lorsque  les  visiteurs  furent  partis,  que 
Sidi-el-Hadj  les  eut,  de  ses  yeux  d’aigle,  long- 
temps suivis  à l'horizon,  il  se  tourna  vers  ses 
guerriers,  et,  d'un  ton  bref,  donna  quelques 
ordres. 

Aussitôt  ce  fut  un  tumulte,  un  brouhaha 
indescriptibles.  Tout  le  monde  se  mit  à la  beso- 
gne, guerriers,  femmes,  esclaves,  enfants 
même  ; les  méharis  furent  sellés,  les  djemels 
harnachés;  on  démonta  les  tentes,  on  empa- 
queta les  vêtements,  les  étoffes,  la  batterie  de 
cuisine,  les  provisions,  pêle-mêle;  on  en 
chargea  les  djemels.  Puis  on  mit  les  lévriers 
en  laisse,  les  fauconniers  prirent  les  oiseaux  de 
chasse  sur  le  poing;  les  femmes  et  les  enfants 
furent  hissés  dans  les  litières  ; les  guerriers 
se  mirent  en  selle,  et  moins  de  deux  heures 
après  le  départ  des  hôtes,  la  tribu  entière, 


88 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


avec  ses  tentes,  prenait  sa  route  vers  le  nord. 

Sidi-el-Hadj  guidait  la  colonne,  accroupi  sur 
le  cou  de  son  meilleur  méhari,  qu'il  dirigeait, 
selon  l’usage,  par  la  pression  du  pied,  gardant 
ses  mains  libres  pour  se  servir  de  ses  armes 
au  besoin.  Dans  la  gaine  de  cuir  cousue  à sa 
manche,  son  grand  poignard  jouait  librement, 
attaché  au  poignet  par  un  anneau  de  cuir  ; son 
long  sabre  à deux  tranchants,  à la  poignée  en 
croix,  était  suspendu  à sa  selle  avec  un  fusil 
damasquiné  de  toute  beauté  ; et  le  petit  bou- 
clier de  peau  d’antilope,  retenu  par  une  cour- 
roie, battait  les  flancs  du  méhari.  Assis  droit 
sur  sa  haute  selle,  le  front  levé,  sa  longue 
lance  à la  main , le  cheik  était  vraiment  imposant 
et  superbe. 

Le  reste  de  la  tribu  suivait,  les  enfants  avec 
les  femmes  au  milieu,  les  guerriers  les  entou- 
rant. Puis  venaient  les  troupeaux  etles  esclaves, 
un  peu  pêle-mêle.  A la  queue  de  la  caravane, 
enfin,  les  deux  fillettes  étaientblotties  ensemble 
au  fond  d uue  sorte  de  panier  suspendu  au  flanc 
d'un  vieux  chameau  pelé  et  boiteux,  ayant  pour 
contrepoids  un  énorme  paquet  de  vieilles  fer- 
railles, de  vaisselle  grossière  et  de  fatras  de 
toutes  sortes. 

Où  Tidi-hou  fait  volte  face . 

Les  destinées  delà  tante  et  de  la  nièce  avaient 
décidément  d'étranges  accointances.  A l’heure 
même  où  les  deux  cheiks  touareg  délibéraient, 
les  émissaires  d'une  tribu  nègre,  alliée,  celle-là, 
de  je  ne  sais  quelle  compagnie  anglaise  — elles 
pullulent,  on  le  sait,  sur  le  continent  noir— se 
présentaient  à la  case  emplumée  de  Tidi-hou, 
fils  des  dieux. 

Le  souverain  les  reçut  dans  son  intérieur 
familial.  Il  était  gravement  assis  sur  le  tronc 
de  palmier  enluminé  qui  lui  servait  de  trône, 
et  mâchait  du  tabac,  entre  deux  esclaves  age- 
nouillées, dont  l'une  tenait  le  plateau  de  line 
paille  tressée  où  reposait  le  rouleau,  le  peloton, 
si  vous  voulez,  delà  délicieuse  substance,  dont 
l’autre  soutenait  le  crachoir  à la  hauteur  du 
menton  royal.  A côté,  Rosita,  le  volume  saeré 
de  il.  de  la  Harpe  à la  main,  faisait  déclamer  à 
ses  treize  beaux-iils  les  alexandrins  d’une 
tragédie.  Ils  n'en  comprenaient  pas  un  mot, 
cela  va  sans  dire,  mais  ils  u'en  récitaient  pas 
moins  presque  aussi  bien  que  des  perroquets, 
et  leur  mélopée  un  peu  zézayante  et  surtout 
psalmodiante  ravissait  leur  heureux  père,  qui 
se  félicitait  de  plus  en  plus  d’avoir  épousé  « la 
sorcière  blanche  de  Tombouctou  ». 

Ce  tableau  de  famille  eût  tenté  Greuze  ou 


Chardin,  et  fait  pleurer  Diderot.  Mais  il  n’émut 
pas  les  hommes  d’État  de  la  tribu  voisine,  qui, 
drapés  dans  des  uniformes  rouges  flétris  et 
dans  leur  dignité  d'alliés  de  la  puissante  dame 
Angleterre,  reine  des  Indes,  prièrent  Tidi-hou 
d’éloigner  les  enfants  et  les  femmes,  afin  qu’on 
pût  délibérer  sur  les  choses  sérieuses  qui  se 
passaient  au  désert. 

Rosita,  sur  un  mot,  fort  courtois  d’ailleurs  de 
son  époux,  qui  la  regardait  comme  une  espèce 
de  fétiche,  fit  une  belle  révérence  aux  noirs,  et 
s'éloigna,  le  livre  en  main,  suivie  de  ses  élèves. 
En  même  temps,  Sa  Majesté  pommelée,  avant 
de  donner  audience  à ses  visiteurs,  leur  faisait 
apporter  un  grand  choix  de  rafraîchissements, 
au  milieu  desquels  trouait  un  odorant  mélange 
d’eau  de  Cologne  et  d’absinthe1. 

Pauvre  Tidi-hou!  Quels  ne  furent  pas  sa  sur- 
prise et  son  désappointement,  quand  les  diplo- 
mates d’ébène  lui  apprirent  en  confidence, 
comme  le  tenant  de  leurs  alliés  aux  cheveux 
rouges,  que  « Sidi-Verduron  » était  en  fuite, 
qu'il  errait  dans  le  désert  avec  tous  ses  soldats, 
que  « bien  sûr  » Tombouctou  était  repris,  les 
Francs  de  madame  République  « roulés»,  et 
qu’il  n’y  avait  plus  de  salut  pour  lui,  Tidi-hou, 
que  dans  la  protection  de  madame  Angleterre, 
qui  lui  tendait,  grands  ouverts,  ses  bras 
maternels. 

Le  sensible  souverain  se  montra  fort  attendri 
de  cette  mansuétude;  on  en  profita  pour  lui 
faire  comprendre  qu’il  ne  devait  plus  avoir 
d’attache  avec  les  chiens  de  blancs  qui  avaient 
profané  la  ville  sainte,  et  qu’ilfallait  venger  les 
fétiches,  tout  en  augmentant  ses  États  au 
détriment  des  possessions  françaises  « aban- 
données par  massa  Verduron  ». 

Ce  discours  machiavélique,  où  se  trouvaient 
mêlés  la  ville  sainte  des  musulmans  et  les 
fétiches  des  Bambaras,  fit  que  Tidi-hou,  fils  des 
dieux,  se  gratta  longuement  l’occiput,  — de 
préoccupation,  je  pense.  — Disons  bien  vite,  à 
sa  louange,  que  s’il  ne  mil  pas  un  instant  en 
doute  la  véracité  des  émissaires,  pas  un  instant 
non  plus  il  ne  songea  à se  défaire  de  Rosita  : 
elle  lui  tenait  décidément  fort  au  cœur. 

Mais  quant  à l’autre  question,  il  était  de  son 
pays  et  de  son  siècle.  Du  moment  où  les  Français 
ne  pouvaient  plus  lui  servir  à rien,  la  politique 
la  plus  élémentaire  des  pays  sauvages  — et 
souvent  même  des  autres  — lui  commandait 
de  tourner  casaque.  Ses  alliés  étaient  défaits, 
exterminés,  détruits?  Il  fallait  les  achever,  leur 
donner  ce  qu’en  terre  classique  on  appelle  le 
coup  de  pied  de  l’âne,  et  porter  sou  casse-tête 
triomphant  au  puissant  voisin,  dont  la  recon- 


l.  Ceci  n’est  pus  une  invention.  Le  général  Faidhcrbe 
raconte  que  cetto  boisson  incendiaire  lut  inventée  par 
B irai  ni  a,  damel  du  Cayor  (1859),  qui,  ravi  de  sa  découverte, 
en  but  une  pleine  chope  et  tomba  foudroyé,  malgré  son  habi- 


tude de  l'alcool.  Il  paraîtrait  d'aillours  que  l'eau  de  Cologne 
tend  à se  répandre  do  nos  jours  en  Angleterre,  dans  certaines 
classes  de  la  société,  comme  boisson  enivrante,  et  produit  un 
alcoolisme  aigu 


COMMENT  MANOEUVRE  UNE  ESCARRE 


89 


naissance  pourrait  donner  quelque  profit. 

Sa  décision  fut  donc  vite  prise.  Puisque  les 
Français  étaient  en  fuite,  il  allait  envahir  le 
territoire  des  tribus  leurs  alliées,  et  y opérer 
quelques  gentilles  razzias,  pour  s'entretenir  la 
main  et  faire  quelques  bénéûces.  Quant  à 


Rosita,  il  se  bornerait  à la  tenir  dans  une  douce 
ignorance  de  ce  qui  se  passait  : les  choses  de 
guerre  ne  sont  pas  pour  les  femmes,  et  la  paix 
du  ménage  avait  une  large  part  dans  les  préoc- 
cupations de  ce  bon  papa  de  Tidi-hou 

(A  suivre.)  G.  M. 


Gomment  manœuvre  une  escadre. 


Une  escadre,  comme  celle  de  la  Méditerranée, 
à laquelle  est  arrivé,  à la  fin  de  l’année  der- 
nière, l’accident  des  îles  d’Hyères,  se  compose 
généralement  de  plusieurs  divisions.  Chacune 
de  ces  divisions  est  sous  les  ordres  d’un  contre- 
amiral  et  se  compose  d’un  certain  nombre  de 
bâtiments  : cuirassés  et  croiseurs. 

Tous  ces  bâtiments  naviguent  ensemble, 
rangés  dans  des  ordres  différents,  suivant  les 
idées  du  commandant  en  chef,  qui  est  toujours 
un  vice-amiral.  C’est  le  vice-amiral  Gervaîs  pour 
l'escadre  de  la  Méditerranée.  Les  différentes 
manières  d’arranger  les  bâtiments  de  l’escadre 
s'appellent  des  formations.  Il  y en  a deux 
principales  : la  formation  en  ligne  de  front, 
dans  laquelle  les  bàliments  sont  sur  une  même 
ligue  et  naviguent  les  uns  à côté  des  autres  ; la 
formation  eu  ligne  de  file,  dans  laquelle  ils 
marchent  les  uus  derrière  les  autres.  Il  y en  a 
bien  d'autres,  et  des  plus  compliquées,  qui  se 


prennent  suivant  les  circonstances  de  la  navi- 
gation ou  de  la  guerre  : c’est  ainsi  que  les  divi- 
sions peuvent  se  suivre  en  naviguant  chacune 
en  ligne  de  front,  comme  les  compagnies  dans 
un  régiment,  ou  marcher  l’une  à côté  de  l'autre 
en  ligne  de  flle. 

Dans  ces  manœuvres,  les  bâtiments  sont 
relativement  très  près  les  uns  des  autres,  à 
400  mètres  et  même  à 200,  et  l’on  conçoit  avec 
quelle  précision  et  quelle  exactitude  il  faut 
exécuter  les  ordres  de  l'amiral,  pour  qu’il  ne  se 
mette  pas  de  confusion  dans  l’escadre  et  quo 
ces  gros  vaisseaux  ne  viennent  pas  à se  cho- 
quer, ce  qui  entraînerait  certainement  leur 
perte. 

Chaque  contre-amiral  commande  sa  division, 
mais  obéitlui-mêmeau  vice-am irai  commandant 
l'escadre.  Celui-ci  donne  ses  ordres  au  moyeu 
de  signaux,  qui  sont  répétés  par  les  contre- 
amiraux  pour  être  transmis  ù leurs  divisions. 


90 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Ces  signaux  sont  faits,  le  jour,  au  moyen  de 
pavillons  de  couleurs  et  de  formes  différentes, 
chacun  d’eux  correspondant  à une  lettre  de 
l'alphabet.  Un  gros  volume,  qui  s’appelle  le 
rode  des  signaux,  contient  une  liste  de  tous  les 
ordres  que  peut  donner  le  commandant  à son 
escadre,  et,  en  face,  trois  lettres  de  l’alphabet. 
Lorsque  l'amiral  veut  donner  un  ordre,  on 
cherche  dans  le  code  les  trois  lettres  qui  lui 
correspondent  et  on  hisse,  à l’un  des  mâts  du 
bâtiment  amiral,  les  trois  pavillons  qui  les 
représentent  et  dans  l’ordre  où  elles  sont. 

Les  commandants  des  divisions  répètent  le 
signal,  c’est-à-dire  qu’ils  hissent  les  mêmes 
pavillons,  et  tous  les  autres  bâtiments,  lorsqu'ils 
ont  compris  le  signal,  hissent  l'aperçu  : c’est 
un  pavillon  spécial,  blanc,  avec  des  ronds 
bleus.  Au  moment  où  tous  les  bâtiments  ont 
aperçu,  et  quand  il  veut  faire  exécuter  la  ma- 
nœuvre, le  vice-amiral  fait  amener  son  signal, 
tous  les  aperçus  doivent  s’amener  en  même 
temps  et  la  manœuvre  s’exécuter. 

La  nuit,  ces  pavillons  sont  remplacés  par 
uue  rangée  de  fanaux  électriques  hissés  les 
uns  au-dessous  des  autres  en  ligne  droite  à 
l'arrière  des  bâtiments.  On  en  cache  un  certain 
nombre,  on  eu  laisse  d'autres  briller  et  les 
combinaisons  que  l'on  peut  former  avec 
ces  fanaux  brillants  ou  éteints  sont  aussi  des 
signaux. 

L'amiral,  à bord  de  son  bâtiment,  ne  s'occupe 
pas  lui-même,  naturellement,  de  tous  ces 
détails.  Il  a auprès  de  lui,  sur  la  passerelle, 
son  capitaine  de  pavillon,  qui  est  le  comman- 
dant du  bâtiment  qui  porte  l’amiral  et  qui 
obéit,  comme  les  autres,  aux  signaux.  L'amiral, 
en  effet,  commande  l’escadre  et  non  son  bâti- 
ment. Il  a en  outre,  auprès  de  lui,  son  chef 
d'état-major  et  ses  aides  do  camp. 

L’un  de  ses  aides  de  camp  est  également 
chargé  des  signaux  et  ce  n’est  pas  peu  de 
chose,  puisque  la  moindre  erreur  dans  l’opéra- 
tion peut  amener  des  catastrophes.  Ce  sont  les 
timoniers,  c'est-à-dire  des  matelots  habitués  à 
ce  genre  de  travail  qui  disposent  les  pavillons 
et  les  hissent.  Les  pavillons  sont  disposés  dans 
un  coffre  à casiers.  Ils  sont  roulés  pour  occu- 
per mofns  de  place,  ou,  comme  on  dit,  ferlés.  j 
On  les  attache  les  uns  au-dessous  des  autres  à j 
la  dnsse  qui  passe  en  tête  du  mât  et  on  les  I 
hisse  tout  ferlés.  Ce  n’est  que  lorsqu’ils  sont  j 
en  haut  qu’on  les  déferle,  en  tirant  d'en  bas  sur  j 
la  drisse  par  un  coup  sec. 

Les  timoniers  qui  font  cela  constamment 
finissent  par  avoir  une  grande  habitude  de 
ces  manœuvres,  et  comme  ce  sont  eux  aussi 
qui,  à l’aide  d’une  longue  vue,  lisent  les  signaux  • 
des  autres  bâtiments.  Us  remplissent  à bord 
une  fonction  qui  n’est  pas  une  sinécure  quand 
on  navigue  en  escadre. 


Un  autre  aide  do  camp  de  l’amiral  est  chargé 
de  la  navigation.  C’est  lui  qui  détermine  à 
chaque  instant  à l'aide  de  la  carte,  lorsque 
l'on  est  en  vue  de  terre,  ou  tous  les  jours  et 
même  plusieurs  fois  par  jour,  quand  on  est 
en  pleine  mer,  par  des  observations  astro- 
nomiques, la  position  de  l'escadre. 

J’ai  dit  combien  il  était  délicat  de  manœu- 
vrer ces  gros  bâtiments  quand  ils  naviguent 
en  escadre.  11  faut  que  leur  vitesse  soit  bien 
égale  et  bien  régulière  pour  qu'ils  ne  tombent 
pas  les  uns  sur  les  autres;  il  faut  qu'ils 
obéissent  toujours  parfaitement  à leur  gouver- 
nail, afin  de  bien  garder  leur  poste.  Tout  cela 
exige  donc  une  surveillance  continuelle  des 
officiers  et  du  commandant.  Malgré  toutes  les 
précautions,  les  machines  sont  si  délicates  et 
quelques-unes  si  compliquées  qu'il  arrive  quel- 
quefois des  accidents.  La  faute  n’en  est  pas 
toujours  à ceux  qui  commandent,  et  les  gens 
du  métier  savent  bien  trop  à quoi  s’en  tenir 
là-dessus,  pour  juger  les  faits  avant  de  les 
connaître  dans  tous  leurs  détails. 

L’un  des  plus  graves  accidents  qui  puisse 
arriver  n'est  pas  l'échouage.  S’il  fait  beau, 
comme  c’était  le  cas  aux  lies  d'Hyères,  il  suffit 
presque  toujours  d'alléger  le  bâtiment  en  lui 
enlevant  son  charbon  et,  au  besoin  ses  canons, 
pour  qu'il  puisse  flotter  et  quitter  sa  mauvaise 
position. 

C’est  surtout  lorsque  deux  bâtiments 
s’abordent  que  la  catastrophe  est  terrible.  Il 
suffit,  quelquefois  que  deux  cuirassés  se  tou- 
chent pour  se  faire  des  avaries  dangereuses. 
Malgré  les  compartiments  étanches  qui  parta- 
gent tout  l’intérieur,  et  une  série  de  chambres 
d’où  l'eau  ne  peut  sortir  pour  envahir  tout 
le  reste,  il  est  rare  qu'un  bâtiment  ainsi 
touché  puisse  continuer  à naviguer  convena- 
blement, et  il  est  bien  endommagé.  Si,  par 
malheur,  l’un  d'eux  aborde  l’autre  par  son 
éperon,  comme  c’est  arrivé,  il  y a deux  ans,  à 
l’escadre  anglaise  de  la  Méditerranée,  l’abordé 
est  bien  perdu  et  parfois  même  il  sombre  trop 
vite  pour  que  I on  puisse  sauver  les  matelots 
qui  sont  à son  bord.  Tel  a été  alors  le  cas  du 
« Victoria  »,  qui  a coulé  entraînant  presque 
tout  son  équipage. 

Il  faut  pourtant  que  le  commandant  en  chef 
n'ait  pas  peur  do  tous  ces  événements  que  rien 
ne  peut  faire  prévoir.  11  faut  qu’il  habitue  ses 
officiers  aux  manœuvres  bien  plus  périlleuses 
que  l’on  serait  forcé  de  faire  en  cas  de  guerre, 
avec  l’émotion  du  combat  en  plus,  et  les  fami- 
liariser avec  ce  qu’elles  ont  de  dangereux. 

Un  chef  d’escadre  qui,  par  crainte  d'accidents 
toujours  possibles,  se  contenterait  de  faire  exé- 
cuter à ses  divisions  des  manœuvres  de  parade, 
celui-là  serait  vraiment  coupable  d'imprudeuee. 

R.  de  L. 


.Canonnière  de  haute 
■ mpr  cuirassée 


Croiseur 
non  cuirassé 


Cuirassé  de  station 


irpilleur  gar 


TbrjîîfJéii r àeRSutr?  i ngg 


/ 


Principaux  types  de  la  marine  de  guerre  française 


COMMENT  MANOEUVRE  UNE  ESCADRE 


92 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


Les  fredaines  de  Mitaize  {Suite) 1 . 


Bientôt,  lasse  de  raconter,  Marguerite  insinua 
qu'elle  aimerait  jouer  à peser  quelque  chose, 
comme  l'élève,  qui  avait  une  si  jolie  balance 
et  qui  puisait  de  temps  en  temps  dans  un  tiroir. 

Georgette  se  leva  avec  docilité  et  alla  tout 
bas  demander  une  permission  à son  grand-père, 
ce  qui  ne  laissa  pas  de  mortifier  un  peu  Mitaize  ; 
puis  elle  revint,  très  joyeuse  d'avoir  obtenu  ce 
qu’elle  désirait,  et  toutes  deux  s’en  allèrent 
dans  le  laboratoire,  conduites  par  l'élève  qui, 
tout  en  roulant  ses  pilules,  verrait  à surveiller 
leurs  jeux. 

A un  certain  moment,  Mitaize  lui  demanda 
le  nom  d une  poudre  qu’il  manipulait  avec  pré- 
caution, replaçant  toujours  hors  de  leur  portée 
le  bocal  de  verre  où  il  la  prenait. 

— C’est  du  poison,  mademoiselle,  répondit-il. 

— Je  voudrais  voir,  dit-elle. 

Georgette  la  tira  doucement  par  la  manche  : 

— Oh!  je  vous  en  prie,  Marguerite,  laissez 
ces  vilaines  choses-là. 

— Poltronne,  fit  Mitaize,  je  suis  sûre,  au 
contraire,  que  ce  serait  très  amusant  de  toucher 
à ces  choses... 

— Grand-papa  le  défend,  Marguerite. 

— Qu'est-ce  que  cela  fait?  riposta  Mitaize  avec 
le  plus  grand  sang-froid. 

— Oh!  oh!  ht  l'élève  qu’elle  ennuyait,  cela 
fait,  mademoiselle,  que  Georgette,  qui  est  une 
bonne  petite  fille,  ne  désobéit  pas,  elle  se 
contente  de  jouer  à ce  qui  est  permis. 

— Alors,  si  on  ne  peut  rien  faire,  rentrons 
avec  les  vieux,  dit  Mitaize  fort  contrariée,  cela 
va  être  amusant!... 

— Oh  ! oui,  va,  fit  la  petite  qui  n'avait  pas 
saisi  l'intention,  j’aime  tant  grand-papa  et 
grand'maman  Spielmann,  ils  sont  si  bons,  si 
gais,  maman  aussi  les  aime  beaucoup  et  nous 
avons  été  enchantées  de  venir.  Mais  j'oubliais, 
M.  Le  Mauduy  est  presque  comme  ton  grand- 
père  et  tu  sais  aussi  ce  que  c’est  d’être  gâtée. 

Mitaize  hocha  la  tête  d’un  air  peu  convaincu. 

— Mon  oncle  ne  s’inquiète  guère  de  m’ètre 
agréable,  dit-elle,  et  si  ton  grand-père  est  bon 
pour  toi,  tant  mieux,  tout  le  monde  ne  lui 
ressemble  pas,  va. 

— Oh!  Mitaize,  tu  ne  veux  pas  dire  qu’on  est 
méchant  pour  toi?  fit  la  petite,  scandalisée. 

— Bien  sûr  qu’on  ne  me  bat  pas!  répondit 
Mitaize,  mais  on  me  contrarie  toute  la  journée, 
ma  tante  est  sévère  et  ne  me  laisse  aucune 
liberté.  C’est  pour  cela  que  mes  vacances  ne 
ressemblent  pas  aux  tiennes,  tu  peux  te  plaire 
ici,  moi  je  me  déplais  aux  Molières,  voilà  tout. 


Georgette  ne  répondit  pas.  Mitaize  lui  faisait 
trop  l’effet  d’une  grande  personne  pour  quelle 
osât  lui  donner  tort  et  pourtant,  pourtant...  cette 
manière  de  s'exprimer  sur  le  compte  de  person- 
nes de  sa  famille  bouleversait  toutes  ses  notions 
sur  la  bienséance  et  le  respect  ; elle  regardait 
sa  nouvelle  amie  sans  rien  dire,  et  Mitaize,  que 
sa  mine  étonnée  divertissait  fort,  reprit  : 

— Je  ne  sais  comment  papa  a eu  l’idée  de 
nous  envoyer  ici,  où  nous  sommes  sermonnés, 
tourmentés  toute  la  journée,  et  de  toutes  les 
façons.  On  me  fait  un  crime  de  n'avoir  pas  le 
goût  d'un  tas  de  travaux  bons  pour  une  fille  de 
ferme;  je  n’ai  pour  toute  compagnie  que  celle 
de  deux  ou  trois  enfants  ignorants  et  grossiers, 
puis-je  m'y  plaire,  je  vous  le  demande? 

Ce  fut  M"  Spielmann  qui  répondit  ; elle  était 
venue  fort  doucement  en  soulevant  une  por- 
tière qui  masquait  l’entrée  de  la  pièce  voisine, 
et  n'avait  rien  perdu  des  doléances  de  Mitaize. 

— Voyons,  ma  mignonne,  il  ne  faut  rien 
exagérer,  dit-elle,  pendant  que  Mitaize,  à cette 
apparition  inattendue  eût  souhaité  être  à cent 
lieues.  La  petite  Jeanne  Claudel  que  vous  pou- 
vez voir,  je  crois,  n’est  ni  grossière,  ni  igno- 
rante, et  puis,  si  votre  oncle  vous  condamnait 
à n'avoir  aucune  relation  hors  des  Molières, 
vous  ne  seriez  pas  ici.  Quant  aux  occupations 
qu’on  vous  impose,  êtes-vous  sûre  quelles 
excèdent  vos  forces  ? 

— Je  n’ai  pas  dit  cela,  madame,  répondit 
Mitaize  avec  embarras. 

— Alors,  dites-moi  en  quoi  elles  consistent 
au  juste,  je  puis  prier  M“  Le  Mauduy  de  vous 
les  épargner? 

— Ce  n'est  pas  la  peine,  madame,  elle  ne 
vous  écoutera  pas. 

— Enfin,  voyons  toujours... 

— Eh  bien!  je  dois  faire  ma  chambre  et 
travailler  deux  heures  chaque  matin  à de 
grossiers  raccommodages  ou  à des  coutures 
dans  du  linge  commun,  tricoter  des  bas  de 
grosse  laine. 

— Est-ce  tout  ?... 

— Oui,  madame,  et  je  dois  finir  ma  tâche 
avant  de  pouvoir  m'amuser. 

— Alors,  ma  mignonne,  je  ne  vois  pas  que 
vous  ayez  sujet  de  vous  plaindre  et  je  vous 
avoue  que  j’ap_prouvo  tout  à fait  votre  tante. 
Georgette  aussi  a sa  tâche,  elle  s’en  acquitte 
moins  bien  que  vous,  sans  doute,  puisqu'elle 
est  plus  jeune,  mais  enfin,  j’exige  qu’elle  la 
remplisse  tous  les  jours  Pour  le  plus  ou  moins 
d'élégance  du  travail,  cela  n'a  pas  d’importance; 


Voir  le  n°  360  du  Petit  Français  illustre , p.  74. 


LES  FREDAINES  DE  MITAIZE 


93 


si  on  ne  vous  confie  maintenant  que  du  linge 
ordinaire,  vous  pourrez,  plus  tard,  mener  à 
bien  des  travaux  plus  délicats. 

— Je  voudrais  seulement  qu'on  se  mît  à ma 
place,  riposta  Mitaize  énervée,  quand  il  faut 
compter  les  points  d'un  ourlet  ou  d'un  tricot 
jusqu'à  en  avoir  mal  aux  yeux  ! 

— C'est  pourtant  ce  que  font  toutes  les  petites 


dont  son  esprit  avait  l'habitude,  elle  repoussait 
la  seule  idée  d'obéir  volontiers  et  de  mettre 
ainsi  un  terme  à la  situation  ambiguë  où  elle 
se  plaçait  vis-à-vis  de  ses  vieux  parents. 

Elle  insista  convenablement  sur  l’invitation 
de  son  oncle  à Georgette  et  .1  sa  mère,  car  elle 
ne  voulait  pas  être  taxée  d'impolitesse,  mais 


ftHes. 


Toutes  deut  s'cn  allèrent  dans  le  laboratoire  et  s’amusèrent 
à peser. 

— Elles  ont  tort,  Marguerite,  ou  plutôt  leurs 
parents  ont  tort  de  ne  pas  les  y forcer,  et 
M—  Le  Mauduy  vous  rend  le  plus  grand  des 
services  en  l'exigeant  de  vous,  vous  le  compren- 
drez plus  tard.  Maintenant, laissons  là  ces  choses 
sérieuses,  je  suis  venue  vous  chercher  pour 
goûter 

C'était  donc  une  gageure,  un  complot  ! Chacun 
s'entendait  pour  blâmer  ses  moindres  actes,  ses 
moindres  paroles,  et  le  goûter  succulent  servi 
dans  de  curieuses  faïences  ne  dérida  pas  la 
vaniteuse  petite.  Comme  si  l'on  pouvait  établir 
une  comparaison  entre  elle  et  Georgette!  celle- 
ci  ne  passait  que  irait  jours  chez  ses  grands- 
parents,  et,  si  elle  n'y  retrouvait  point  toutes 
ses  habitudes,  du  moins  l'ennui  était  de  courte 
durée  pour  elle;  pour  Mitaize,  au  contraire,  le 
séjour  à la  campagne  impliquait  une  entière 
soumission  à une  règle  de  conduite  trop  pénible, 
à des  travaux  qu'elle  qualifiait  d'inutiles,  à des 
sujétions  vexatoires,  et,  dans  une  des  révoltes 


lorsqu'elle  embrassa 
son  amie  qui  la  reconduisait, 
elle  se  fit  violence  pour  ne  pas 
la  mordre  ou  la  griffer,  comme 
elle  en  avait  envie,  au  mépris  de 
sa  correction  de  petite  femme. 

Daniel,  auquel  son  professeur  avait  rendu  sa 
liberté,  juste  à temps'  pour  lui  permettre  une 
courte  station  à la  pharmacie,  et  que  le  goûter 
n'avait  pas  laissé  Insensible,  crut,  une  fois  en 
route , pouvoir  déclarer  que  les  Spielmann, 
vieux  et  jeunes,  étaient  des  gens  très  chic. 

— Qu'en  penses-lu,  Mitaize?  demanda  M.  Le 
Mauduy. 

— Georgette  est  une  petite  sotte  et  sa  mère 
une  poseuse,  déclara  sèchement  la  fillette. 

— l’as  si  sottes  ni  si  poseuses  que  toi!  Ht 
Daniel  furieux. 

— Eh  là!  mon  garçon,  un  peu  de  calme,  s'il 
te  plaît,  laisse  à ta  sœur  ses  idées,  si  elles  lui 
paraissent  bonnes;  en  tous  cas,  elles  sont 
neuves,  car  jamais  personne  n'a  accusé  de  pose 
cette  aimable  M"’  Spielmann.  J'espère  cepen- 
dant, Mitaize,  que  ton  opinion,  quelle  qu'elle 
soit,  ne  t'empêchera  pas  d'être  parfaitement 
convenable  à leur  égard. 

— Pourquoi  ne  serais-je  pas  convenable? 
demanda-t-elle  d'un  air  qui  semblait  proclamer 
que  Marguerite  Servaize  l'était  nécessairement 
toujours. 


— Mes  amies  ne  le  font  pas,  madame. 


94- 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


qu'est-ce  qu’il  a donné  pour  raison  d'un  pareil 
manque  d'égards? 

— Rien  du  tout,  répondit  Mitaize,  nous 
l'avons  planté  là  pour  aller  goûter  et  j'ai  mangé 
deux  parts  de  crème  pour  être  sûre  qu'il  n'en 
resterait  pas  pour  lui. 

Daniel  éclata  de  rire  : 

— .Ma  pauvre  Mitaize  ! quel  dommage  qu’il 
y ait  eu  deux  jattes  de  crème  semblables  : 
tout  le  monde  y a goûté.  Martial  lui-même 
est  arrivé  à temps  pour  avoir  sa  part,  et  ce 
n’étaitpaslapeine  de  paraître  gourmande, 
ni  de  risquer  une  indigestion  pour  si  peu. 

Mitaize  n'eut  pas  d'indigestion,  mais 
elle  bouda  son  frère  toute  la  soirée,  sans 
que,  du  reste,  il  parut  s'en  inquiéter 
beaucoup,  car  décidément,  son  oncle  le 
remarquait,  à mesure  qu’il  se  soumettait 
au  travail,  la  dangereuse  influence  de 
Mitaize  perdait  du  terrain. 

La  journée  du  lendemain  s'annonça  fort 
belle.  Marguerite  ne  songea  pas  à récri- 
miner lorsqu'elle  dut  seconder  sa  tante 
pour  de  menus  rangements:  elle  prit 
même  l'initiative  de  certains  préparatifs, 
et,  dans  son  zèle  nouveau,  elle  accablait 
Madeleine  d'ordres  contradictoires  où  la 
pauvre  fille  ne  se  reconnaissait  plus. 

Mitaize  avait  enfin,  suivant  l'expression 
de  Dany,  trouvé  une  bonne  occasion  de 
faire  ses  embarras,  et,  profitant  de  ce  que 
tante  Marie-Anne  lui  avait  permis  de  com- 
mander un  peu,  elle  avait  ouvert  les 
armoires,  fait  déballer  un  service  de  por- 
celaine dont  le  vieux  ménage  ne  se  servait 
jamais,  mis  un  complet  désordre  dans 
les  piles  de  serviettes  pour  en  choisir  de 
finement  ouvrées.  Elle  voulut  mettre  la 
table  tout  de  suite  pour  être  sûre  que  tout 
serait  disposé  à sa  guise,  mais  quand  tante 
Marie-Anne  reparut,  ce  fut  pour  blâmer 
tant,  d'apprêts,  qu'elle  ne  se  gêna  point  de 
qualifier  d’inutiles. 

— Ma  chère  enfant,  je  croyais  que  tu 
m’avais  mieux  comprise;  nous  autres 
campagnards  nous  ne  pouvons  offrir 
qu’une  hospitalité  sans  le  moindre  étalage 
de  luxe.  M”  Spielmann,  qui  vient  nous 
voir  chaque  année,  s’en  contente,  et  je  ne  sais 
pourquoi  nous  changerions  quelque  chose 
à nos  habitudes. 

En  un  tour  de  main,  elle  fit  disparaître 
les  assiettes  de  porcelaine  à filets  dorés,  les 
serviettes  damassées  et  les  quelques  pièces 
d’argenterie  qui  ornaient  la  table  et  remplaça  le 
tout  par  de  la  faïence  à fleurs,  des  serviettes 
de  toile  bise  à liteaux  rouges  embaumant  la 
lavande. 

P.  F. 

(A  suivra.) 


— Mais,  parce  que  tu  appelles  trop  souvent 
les  convenances  ce  qui  te  convient  à toi,  fillette, 
et  que  moi,  je  les  appelle  ; ce  qui  convient  aux 
autres.  Ah  ! voilà  que  j'empiète  sur  les  attribu- 
tions de  ta  tante;  les  sermons,  comme  tu  dis, 
sont  de  son  ressort.  Tu  t'es  donc  ennuyée  chez 


Milaize  Gt  déballer  un  service  do  porcelaine. 

les  Spielmann,  que  te  voici  de  mauvaise 
humeur?... 

— Pas  trop  d'abord,  mais  nous  n'avons 
presque  pas  pu  nous  amuser  dans  le  labora- 
toire, il  y avait  là  un  stupide  garçon  qui 
semblait  faire  exprès  de  nous  contrarier  en 
tout. 

— Parions  que  tu  voulais  lui  apprendre  à 
manipuler  ses  drogues  ?... 

— Oh  ! non,  seulement  l’aider  un  peu. 

— Et  il  n'a  pas  accepté  ton  aide,  le  nigaud, 
fit  M.  Le  Mauduy,  riant  de  tout  son  cœur; 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


95 


Un  monsieur  poli. 


HISTOIRE  SANS  PAROLES,  PAR  E.  COTTIN 


96 


LE  PETIT  FINANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


La  pèche  Mleneiciwe.  — Il  y a quelque 
temps,  un  avocat  de  Paris,  ayant  un  procès  de 
pèche  à plaider,  consultait  d’anciens  textes,  lors- 
qu’il tomba  sur  cet  article  étrange  du  règlement, 
avant  force  de  loi  en  la  matière  : « Il  est  défendu 
de  pécher  an  son  du  clairon,  du  fifre,  ou  de  tout 
autre  instrument  de  cuivre.  » Fort  intrigué, 
l’avocat  remonta  aux  origines  de  la  législation  et 
apprit  qu’a  Marseille,  autrefois,  on  péchait  sou- 
vent, la  nuit,  a l’aide  de  grands  leux  allumés  avec 
des  fagots  qu’on  appelait,  dans  le  pays,  clairons 
ou  cl&rons.  Ce  mode  de  poche,  ayant  donné  lieu  à 
des  abus,  fut  défendu.  Plus  laid,  un  intendant 
zélé  rencontra  cet  article  et  ne  le  trouva  pas 
clair  : croyant  qu’il  s'agissait  de  pécher  en 
musique,  au  son  du  clairon,  il  modiüa  le  texte, 
puis,  pour  simplifier  les  choses,  il  étendit  la 
prohibition  à d’autres  instruments  et  prescrivit 
ainsi  de  pécher  « sans  tambourin  trompette  ». 


Pomme  «le  terre  monstre.  — On  vient 
de  trouver  une  pomme  de  terre  qui  mesure 
70  centimètres  de  longueur,  37  centimètres  de 
diamètre,  et  pèse  plus  de  49. kilogrammes  ! 

Inutile  de  dire  que  c’est  l’Amérique,  pays  des 
merveilles  et  des  monstruosités,  qui  a produit  ce 
tubercule,  d’une  excellente  qualité  d'ailleurs. 

C’est  Parmentier,  s’il  revenait  en  ce  monde, 
qui’ serait  étonné  de  voir  la  même  pomme  de 
terre,  capable  de  constituer,  arrangée  à toutes 
les  sauces,  le  menu  de  toute  une  famille  pendant 
plusieurs  repas  1 

❖ * 

Invasion  «le  sauterelles.  — On  a vu,  il 

v a quelques  semaines,  sur  les  frontières  de 
ridafao  et  de  l’Ulah,  aux  Etats-Unis,  un  vol  de 
sauterelles — une  armée,  pourrait-on  mieux  dire 
— qui  mesurait  16  kilomètres  de  longueur  et 
400  mètres  environ  de  Iront.  Ces  insectes  ont 
saccagé,  ravagé  tout  sur  leur  passage. 

Quand  elles  arrivaient  à de  petits  cours  d’eau, 
elles  sautaient  dedans  et  nageaient,  ou  bien, 
grimpant  sut  les  saules,  en  faisaient  plier  les 
branches  sous  leur  poids  et  abaissaient  celles-ci 
jusqu'à  terre,  sur  l’autre  rive. 

Si  l’on  se  rappelle  les  pertes  que  coûtèrent  à 
l’agriculture  les  invasions  de  sauterelles  en  Algérie, 


l'on  voit  que  tes  Américains  courent,  de  ce  fut, 
un  vériLable  danger. 

* 

* * 

Courtoisie.  — Tau  pin  interrompt,  au  beau 
milieu  d’une  conversation,  un  homme  savant  et 
grave,  de  sa  connaissance,  puis  se  ravisant  : 

— J’allais  dire  une  bêtise,  balbutie-t-il. 

— Eh  bien!  alors,  soudiez  que  je  continue, 
reprend  son  interlocuteur,  car  c'est  une  occasion 
que  vous  retrouverez,  à coup  sûr. 

Giiil>ollai*«l  et  ltahyla«>.  — Guibollard  à 

notre  ann  Babylas,  devenu  son  secrétaire  : 

— Savez-vous  l’anglais? 

— Non,  monsieur. 

— Ça  ne  fait  rien.  Voici  des  journaux  anglais, 
coupez-moi  la-dedans  les  articles  qui  vous  paraî- 
tront intéressants  ; je  me  charge  après  de  les 
traduire. 


A mi  écuyer.  — Le  comble  de  l’habileté 
pour  un  écuyer  : monter  une  scie. 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Question  littéraire  — Quelle  est  la  femme 

célèbre  qu'on  a appelée  quelquefois  : « La  maman 
mignonne  de  la  plus  jolie  fille  de  France  » ? 

* 

* * 

Question  §éo$i‘itphi«iiic.  — Quel  est  le 
cours  d’eau  dont  on  dit  « qu’il  mit,  par  sa  folie, 
saint  Michel  en  Normandie?  » 

* 

* * 

l’rolilème  -ealeniliour  — Prendre  les 

noms  de  quatre  villes  de  France,  et  à l’aide  d’une 
multiplication  et  d’une  soustraction,  former  le 
nombre  20. 

Clia  racle. 

Mon  premier  déchire  la  terre. 

Mon  tout  fut  philosophe  austère, 
Cherchez  mon  second. 


REPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMERO  «CO 
I.  Étymologie. 

Dans  les  armes  île  la  ville  d’Anvers  on  voit  un  château  féodal 
surmonté  de  deux  mains  coupées.  Voici  la  légende  qui  semble 
avoir  donné  naissance  à coite  allégorie  et  expliquer  le  nom  de 
la  ville. 

Il  existait  sous  Jules  César  un  géant.  Druon  Antigon,  qui 
rançonnait  les  mariniers  do  l’Escaut  et  s'emparait  de  la  meil- 
leure partie  do  leur  butin.  A ceux  qui  essayaient  d’échapper  à 
ses 'Exaction  s,  Druon  coupait  la  main  droite  et  la  jetait  dans 
lu  neuve.  De  là  la  nom  flamand  de  Handwni'pen  {H  a ntl,  main 
lOSrjjen , jeter)  donné  à l'espèce  de  forteresse  qu’il  s’était 
construite  sur  le  Stoen.ot  qui  fut  l’origino  do  la  cité  qui  garda 
son  nom  de  Handwerpen , par  corruption:  Antwerpcn , Anvers. 


Tonte  demande  de  changement  (l'adresse  doit  litre  accompagnée 


U Problème  alphabétique. 

En  ajoutant  la  lettre  B aux  mots  donnés,  ou  obtient  les  mots 
suivants  : 

Barbier,  bascule,  abdominal,  debout,  meuble,  adverbe, 
déblai,  diable,  éblouis,  abdomen,  balsamine,  publier,  cmabro, 
baudrier,  marbre,  bénir,  buriner,  arbuste,  brouter. 

III.  Arithmétique  amusante. 

6 12 
1 5 9 
3 3 4 

IV.  Problème  géographique. 

Noyon,  Souones,  Ha  1 lac,  Selles,  Serres 

Le  Gérant  - Maurice  TaRDIEU. 


de  l'une  des  dernieres  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8'  année.  — N"  362 


10  centimes 


1"  février  1 806 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L'ABONNEMENT  UN  AN.  SIX  FRANCS 

Part  du  l»r  de  chaque  mois 


Les  fredaines  de  Mitaize  — Yermer  gagna  lo  bord,  que  Daniel  tout  tremblant  l'aida  a escaiudw 


08 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Les  fredaines  de  Mitaize  ismtg)'. 


M~  Le  Mauduy  plaça  au  milieu,  dans  un 
pot  de  grès  commun,  un  gros  bouquet  de 
bruyères,  et  se  tournant  vers  sa  petite  nièce  : 

— lîst-ce  que  mou  couvert  ne  te  plaît  pas, 
Mitaize  ? 

La  petite  fille,  qui  ne  manquait  pas  de  goût, 
n’osa  pas  cacher  que  celui-ci  lui  plaisait,  mais 
elle  eut  soin  d’ajouter  : 

— Seulement,  avec  si  peu  de  chose,  vous 
aurez  l'air  d’être  par  trop  pauvres. 

— Nous  ne  sommes  pas  riches  non  plus,  ma 
mie,  fit  tranquillement  tante  Marie-Anne,  mais 
que  cela  ne  te  tourmente  pas.  nous  y sommes 
habitués.  Pourvu  qu’on  ait  le  nécessaire,  un 
peu  plus,  afin  de  pouvoir  aider  plus  pauvre  que 
soi,  c’est  tout  ce  qu’il  faut  à de  vieilles  gens 
comme  nous.  A quoi  nous  servirait  d'ètre 
riches  ’ Pourquoi,  surtout,  11e  l'étant  pas,  cher- 
cherions-nous à le  paraître  ? 

— Pourquoi  ? ma  tante,  mais  pour  être  esti- 
més, considérés  ; on  l’est  bien  davantage  quand 
on  est  riche  ! 

— Ma  pauvre  enfant,  où  as-tu  pris  de  pareilles 
idées?  ce  n’est  pas  ta  mère,  qui  te  les  a mises  eu 
tête,  pourtant’? 

— Non,  ma  tante,  ni  maman,  ni  papa,  mais 
tout  le  monde  sait  ces  choses-là.  Si  papa  n’avait 
pas  de  coupé  à lui  pour  faire  ses  visites,  on  les 
lui  paierait  bien  moins  cher,  si  maman  n’avait 
pas  un  bel  appartement,  nous  passerions  pour 
gênés  et  cela  nous  ferait  beaucoup  de  tort. 

— Bravo!  fit  la  voix  sonore  de  M.  Le  Mauduy 
qui  entrait,  voilà  une  petite  fille  bien  savante. 
Marie-Anne,  ma  chère,  est-ce  qu’elle  ne  vous 
donne  pas  envie  de  porter  des  robes  et  des 
chapeaux  à la  dernière  mode'?...  non!...  vous 
êtes  donc  incorrigible,  tout  comme  moi  qui 
projette  de  recevoir  nos  hôtes  sans  m'endi- 
mancher. Voyons,  Mitaize,  ne  fais  pas  la 
moue  ; si  les  balivernes  que  tu  nous  contes  sont 
vraies  pour  certaines  gens,  c’est  que  ces  gens- 
là  sont  des  sots.  Souviens- toi  que,  au  contraire, 
mieux  vaut  n'avoir  qu’un  peu,  très  peu  de 
mérite,  pourvu  que  ce  peu  vous  appartienne, 
que  de  tromper  les  gens  par  de  fausses  appa- 
rences Sur  ce,  viens-tu  sur  la  route,  au-devant 
de  notre  monde? 

— Je  ne  suis  pas  habillée,  mon  oncle. 

[1  haussa  légèrement  les  épaules  : 

— Tu  n'es  pas  déshabillée,  non  plus,  il  111e 
semble,  mais  peut-être  tiens-tu  à éclipser  Geor- 
gette?  à ton  aise,  petite,  fais-toi  belle  et  ne  la 
conduis  pas  du  côté  des  myrtilliers. 

Mitaize  baissa  la  tête  : toute  allusion  à sa 


dernière  sottise  lui  était  fort  pénible  ; aussi,  de 
peur  qu’il  ne  prît  fantaisie  à l'oncle  d'en  parler 
aux  dames  Spielmann,  dès  qu'il  les  rencontre- 
rait, elle  se  décida  brusquement  à le  suivre 
sans  changer  de  robe. 

— Allons,  c’est  bien,  ma  mie!  fit-il,  ne  devi- 
nant pas  le  réel  motif  de  l'empressement  de 
Marguerite. 

Celle-ci  se  garda  de  le  détromper.  Sa  vanité 
toujours  en  éveil  se  satisfaisait  pourtant  des 
moindres  choses;  elle  était  enchantée  de  pas- 
ser devant  la  maison  forestière  en  compagnie 
de  personnes  distinguées,  et  d'exciter  la  curio- 
sité des  babys.  Le  même  mauvais  sentiment 
qui  l'eût  portée  à dédaigner  les  Spielmann 
s’ils  s’étaient  trouvés  en  face  des  demoiselles 
Dorgebert,  la  portait  à faire  montre  de  ses 
nouvelles  connaissances  sous  les  fenêtres  de 
l'infirme.  Jeanne  s’était  dernièrement  permis 
de  lui  donner  un  conseil,  oh  ! un  bien  petit 
conseil,  bien  facile  à suivre,  et  Mitaize,  quand 
son  détestable  caractère  11e  l'emportait  pas  sur 
son  cœur,  s’était  montrée  presque  reconnais- 
sante; aujourd'hui,  par  un  brusque  retour  eu 
arrière,  elle  regrettait  ce  qu'elle  nommait  sa 
condescendance,  et  eût  voulu  faire  repentir 
Jeanne  de  la  liberté  grande. 

Mais,  à son  vif  étonnement,  la  jeune 
M1"*  Spielmann  s'arrêta  devant  la  maison  fores- 
tière, et  la  femme  du  garde  dut  lui  amener 
ses  petites  filles  auxquelles  Georgette  donna  le 
sac  de  bonbons  quelle  leur  apportait;  puis, 
elle  remit  un  volume  à Jeanne  dont  les  yeux 
brillants  de  plaisir  et  les  mains  tremblantes 
disaient  assez  l’émotion. 

Pendant  leur  courte  visite,  Mitaize.  froissée 
d'ètre  reléguée  au  second  plan,  se  tint  un  peu 
en  arrière,  très  digne  et  très  froide.  M.  Le 
Mauduy,  qui  s’en  aperçut,  avait  grande  envie 
de  rabattre  ses  grands  airs  en  emmenant  les 
trois  petites  filles  chez  lui;  mais  il  réfléchit 
qu’il  faudrait  alors  trop  surveiller  Mitaize  qui, 
certainement,  n’aurait  de  repos  qu’en  leur 
jouant  quelque  mauvais  tour.  Dany  achevait 
ses  devoirs  quand  Georgette  et  sa  mère  arri- 
vèrent; il  s’était  hâté,  car  son  oncle,  tout  en  le 
dispensant  de  sa  leçon  pour  ce  jour-là,  ne  lui 
avait  pas  accordé  un  congé  complet. 

Mitaize,  au  lieu  de  l’exciter  au  travail,  s’était 
élevée  contre  ce  qu'elle  appelait  en  cachette 
une  tyrannie,  et,  en  l’écoutant,  il  avait  un 
moment  hésité  à se  mettre  à l'ouvrage.  Qui 
sait,  l’oncle  n’oserait  pas  le  punir  devant 
M-  Spielmann’'...  Une  crainte  le  retint  Mitaize 


I.  Voir  le  n°  3*!  «lu  Fétu  Fr 


LES  FREDAINES  DE  MITAIZE 


99 


avait  beau  le  traiter  de  « poule  mouillée  »,  déso- 
béir, c'était  risquer  beaucoup,  car  l'oncle  ne  plai- 
santait pas  avec  la  discipline  ; il  préféra  donc 
se  mettre  en  règle  avec  lui. 

Content  de  soi  et  des  autres,  il  fit  donc  le 
meilleur  accueil  il  sa  petite  amie  Georgette,  lui 
üt  les  honneurs  du  jardin  et  du  verger,  si  bien 
que  Mitaize,  désireuse  de  le  surpasser  en  poli- 
tesse, proposa  d’aller  voir  la  cascade,  tandis 

Mitaize,  conduis  Georgette  et  prends  garde 
en  traversant  le  ruisseau. 

Ca  vanité  de  Mitaize  trouvait  son  compte  à 
servir  de  guide  à la  petite  : c'était  encore 
posséder  une  supériorité,  celle  de  l’âge.  Celle 
de  la  raison  aussi,  pensait-elle  alors  et.  avec 
des  précautions  infinies,  elle  la  fit  passer  sur 
les  ponts  de  bois  un  peu  étroits  et  glissants 
qui  permettent  de  franchir  le  ruisseau  aux 
divers  endroits  où  il  traverse  le  chemin. 

Elle  lui  aida  gentiment  à escalader  le 
raide  sentier  coupé  de  pierres  qui  mène 
à la  cascade  et  voulut  la  conduire  au  bord 
du  lac  en  miniature  où  se  réunissent  les 
eaux  de  la  chute,  au  pied  des  roches  d’où 
elle  tombe. 

Georgette,  enchantée,  battit  des 
mains  et  déclara  qu’elle  n’aurait 
jamais  cru  la  cascade  si  jolie, 
que  c’était  bien  dommage  que  son 
grand  frère  ne  fût  pas  là  pour  la 
dessiner.... 

— Mais  tu  sais,  toi,  Marguerite, 
tu  me  l’as  dit,  tu 
me  la  dessineras, 
n’est-ce  pas  ?...- 
Mitaize,  qui  n'a- 
vait pas  cru  être 
si  vite  priée  de 
montrer  le  talent 


que  m spreimaim  se  reposerait  près  de  tante 
! Marie-Anne. 

- Oui,  j'aimerais  voir  la  cascade  et  je  vais 
demander  la  permission,  dit  Georgette  qui 
courut  vers  les  deux  dames  et  revint  presque 
aussitôt,  tenant  la  main  de  M.  Le  Mauduy. 

— Marchez  devant,  mes  enfants,  je  vous 
suis,  lit  l’onde  Jean  en  allumant  sa  pipe;  un 
petit  tour  de  forêt  vous  ouvrira  l'auDétit.  Toi 


Mitaize  sc  Te.lrcssa  brusquement  et  si  trouva  debout. 


100 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


dont  elle  avait  fait  grand  bruit,  dut  avouer 
qu'elle  11e  dessinait  pas  encore  d'après 
nature  et  sa  bonne  humeur  se  ressentit  de 
l'aveu. 

Daniel,  eu  ce  moment,  venait  de  découvrir, 
dans  un  ravin  en  contre-bas,  une  fougère 
curieuse  et  cherchait  à la  déraciner  sans  pou- 
voir y parvenir  seul,  il  demanda  donc  à son 
oncle  de  l'aider  et  celui-ci,  tranquille  sur  le 
compte  des  petites  qui  s’étaient  assises  sur 
une  roche,  en  face  de  la  cascade,  leur  recom- 
manda encore  de  les  attendre  pour  revenir  à 
la  maison,  et  descendit  retrouver  Daniel  qui 
s'épuisait  en  efforts  inutiles. 

A peine  eut-il  disparu  que  Mitaize,  lasse 
de  son  immobilité  fatigante,  se  trouva  de- 
bout : 

— Ce  Dany,  qui  s'imagine  avoir  découvert 
une  plante  extraordinaire,  dit-elle,  quelle  sot- 
tise! je  parie  que  les  fougères  qui  pous- 
sent là-haut,  vois-tu,  sur  ce  rocher  d’où 
tombe  le  ruisseau,  sont  plus  belles  que  la 
sienne  !... 

— Mais  celles-là,  on  ne  peut  pas  les 
cueillir... 

— Par  exemple  !...  011  peut  très  bien,  en  fai- 
sant le  tour  du  rocher;  il  y a un  sentier 
commode  qui  conduit  dessus,  juste  où  sont  les 
plants  de  fougères;  viens  un  peu,  je  vais  t’y 
conduire. 

Georgctte,  à qui  l’assurance  de  Mitaize  impo- 
sait, la  suivit  docilement,  et  le  bruit  léger 
de  leurs  pas,  étouffé  du  reste  par  le  jaillisse- 
ment de  l’eau  dans  son  bassin  caillouteux, 
n'arriva  pas  jusqu’à  l’oncle  Jean. 

lorsqu'au  bout  de  quelques  minutes  il 
reparut  à la  place  qu’il  avait  quittée  tout  à 
l'heure,  son  regard  chercha  les  fillettes  : plus 
personne...  Il  allait  appeler,  quand  sa  voix 
s’étrangla  dans  sa  gorge;  Georgette,  sur  l’ex- 
trême bord  de  la  roche  surplombante,  à droite 
de  la  cascade,  se  penchait  pour  atteindre  des 
fleurs  sauvages  dont  elle  se  confectionnait  un 
bouquet. 

Plus  près  qu'elle  encore  de  la  coupée  à pic, 
Mitaize,  sans  souci  du  danger,  arrachait 
tranquillement  un  brin  de  fougère. 

Comment  les  tirer  de  là,  quand  le  moindre 
mouvement  de  surprise  pouvait  provoquer  une 
chute  mortelle?  livide,  il  laissa  tomber  sa  pipe 
sur  le  sentier  où  elle  se  brisa,  et,  s'avançant  le 
plus  près  possible  du  bord  du  lac,  il  affermit  sa 
voix  et  appela  : « Mitaize!  ». 

Elle  se  redressa  brusquement,  et  so  trouva 
debout  sur  les  pierres  chancelantes  qui  jon- 
chaient l'espèce  de  plate-forme  moussue  : 

— Fais  descendre  Georgette  par  où  vous 
êtes  montées,  ou  plutôt  non,  donne-lui  la 
main,  et  ne  bougez  pas  de  votre  place,  je 
viens! 


Mais  il  avait  compté  sans  le  besoin  de  déso- 
béissance qui  inspirait  une  bonne  part  des 
actions  de  sa  nièce,  car,  à peine  eut-il  tourné 
la  cascade  dont  le  bruit  allait  s'atténuant 
derrière  son  écran  pierreux,  qu'il  entendit  la 
voix  de  Mitaize,  disant  : 

— Viens  vite,  descendons,  nous  allons  faire 
une  surprise  à l'oncle,  nous  serons  en  bas  avant 
qu'il  arrive. 

— Marguerite,  11  a dit  que  nous  devions 
attendre,  et  puis,  j’ai  pour  de  descendre. 

— Sotte,  poltronne!  riposta  Mitaize,  allons, 
descends  bien  vite,  il  n'y  a pas  le  moindre 
danger. 

Cette  fois,  M.  Le  Mauduy  n'hésita  plus,  il  se 
lança  dans  le  sentier  qu'il  escalada  avec  une 
rapidité  de  jeune  homme,  et  arriva  au  sommet 
comme  Mitaize,  rouge  de  colère,  poussait  la 
petite  en  avant,  au  risque  de  la  tuer  sur  les 
roches. 

Heureusement, au  lieu  de  rouler  sur  la  pente, 
Georgette  s’abattit  entre  les  bras  solides  de 
l'oncle  Jean,  qui  l'assitdoucement  surlamousse 
au  revers  de  la  roche  et  se  retourna  vers 
Mitaize  pour  lui  tendre  la  main. 

Mais  la  petite,  sûre  d'être  grondée  pour  son 
escapade,  ne  voulant  pas  avouer  qu’elle  s'était 
mise  dans  son  tort  en  se  risquant  là-liaut,  se 
rejeta  en  arrière  : 

— Ne  me  tenez  pas,  mon  oncle,  je  vais  très 
bien  descendre  seule...  commença-t-elle.  Mais 
son  pied  glissa  sur  la  mousse  humide,  elle 
chancela  et  ne  trouvant  rien  pour  se  retenir, 
tomba  en  arrière  du  haut  de  la  roche  dans  le 
petit  lac. 

Heureusement,  Fermer,  envoyé  par  sa  maî- 
tresse pour  prévenir  les  promeneurs  que  le 
déjeuner  les  attendait,  arrivait  à la  cascade;  il 
s'élança  dans  le  bassin  peu  profond,  et  soule- 
vant Mitaize  étourdie,  à moitié  suffoquée  et 
même  un  peu  meurtrie,  bien  que  l'eau  eût 
amorti  le  choc,  il  gagna  le  bord  que  Daniel, 
tout  tremblant,  l'aida  à escalader.  Georgette 
effrayée  poussait  des  cris  lamentables. 

M.  Le  Mauduy,  pâle  comme  un  mort,  arrivait 
enfin,  il  saisit  Mitaize  qui  ne  bougeait  plus  et 
se  mit  à courir  vers  la  ferme. 

Il  y eut  un  instant  de  confusion  inexpri- 
mable quand  M™  Le  Mauduy,  qui  causait 
tranquillement  avec  sa  jeune  visiteuse,  vit  de 
loin  apparaître  son  mari,  portant  Mitaize  ruis- 
selante; mais  c’était  une  femme  de  tête,  elle 
devina  qu’il  fallait  du  secours  plutôt  que  des 
paroles,  et,  moins  de  cinq  minutes  après, 
Mitaize  déshabillée,  entourée  de  chaudes  cou- 
vertures, était  au  lit  où  sa  tante  la  forçait 
d'avaler  une  tasse  de  thé. 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


101 


La  Saint-Charlemagne. 


Charlerangue  est,  eu  France,  le  patron  des  écoles  et  des  écoliers. 


La  Saint-Charlemagne,  qui  revient  le  28  jan- 
vier de  chaque  année,  est,  par  toute  la  France, 
la  fête  des  écoles  et  des  écoliers.  Le  grand 
empereur  « à la  barbe  fleurie  » est  votre  patron, 
lecteurs  et  lectrices  du  Petit  Franeais-'iUuslré, 
— et  c’est  un  patron  dont  on  peut  être  fier. 

Entre  deux  rudes  chevauchées,  Charlemagne 


se  plaisait  à visiter  les  écoles  qu'il  avait  fon- 
dées. Au  sortir  à peine  des  ténèbres  sanglantes 
de  l'époque  mérovingienne,  ce  grand  homme 
comprit  que  le  plus  humble  livre  pesait  autant 
dans  la  balance  de  l'avenir  que  la  plus  lourde 
épée.  Par  là,  il  a mérité  que  son  nom  fût  à 
jamais  honoré  de  quiconque  sait  lire.  B. 


102 


LE  l'ETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


- 


La  guerre  Sino-Japoi 


1 Débarquement  des  troupes  japonaises  eu  Corée 


3.  Le  ministre  japonais  et  le  général 


chef  posent  un  ultimatum  à 


conseil  de  Chia 


et  de  Coréens, 


LA  GUERRE  SINO-JAPON AISE 


103 


d’après  un  album  japonais  inédit  en  France. 


4 Rencontre  navale  dans  la  rade  de  Huto. 


5.  Combat  d'infanterie.  — Rupture  d uo  pont. 


104 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Vieux  wagons. 


Si  de  votre  nature  vous  êtes  curieux  (qui 
n'est  pas  curieux?)  vous  avez  dii  certainement 
vous  demander  quelquefois  ce  que  deviennent 
les  vieux  wagons  de  chemins  de  fer  quand,  à 
force  de  rouler  à toute  vitesse  à travers  les 
plaines  et  les  monts,  ils  ne  peuvent  plus  sans 
danger  faire  partie  d'un  train.  Les  rails  ont 
beau  constituer  une  voie  assez  douce,  les 
pauvres  wagons  sont  bien  secoués  durant  leur 
existence;  on  les  entretient  soigneusement,  il 
est  vrai,  mais  dès  qu'ils  ne  présentent  plus  uno 
solidité  absolue,  que  leurs  ais  commencent  à 
gémir,  il  faut  se  bâter  de  ne  plus  les  faire 
circuler,  car  s'ils  venaient  à se  démolir  pendant 
la  marche  d'un  train,  il  en  résulterait  des  acci- 
dents épouvantables.  Souvent,  du  reste,  les 
voitures  de  chemin  de  fer  terminent  leur 
carrière  avant  d’être  hors  d’état  de  servir, 
parce  que  les  voyageurs  sont  de  plus  en  plus 
difficiles.  Nous  ne  nous  contentons  plus  des 
wagons  assez  incommodes  qui  suffisaient  à 
nos  pères,  et  nous  en  voulons  de  capitonnés, 
où  l'on  soit  plus  à l'aise,  mieux  assis,  où  les 
fenêtres,  les  sièges  soient  plus  larges. 

Lors  donc  que  les  wagons  commencent  à 
vieillir,  on  cherche  à les  utiliser,  pour  ne 
rien  perdre,  et,  comme  ce  sont  en  somme  des 
sortes  de  maisons  roulantes  avec  portes  et 
fenêtres,  on  leur  Ote  leurs  roues  et  on  les 
dépose  à terre  pour  en  faire  de  petites  maisons 
condamnées  dès  lors  pour  toujours  à l'im- 
mobilité. Souvent,  dans  les  gares  anglaises 
notamment,  on  peut  voir  ainsi  des  bureaux, 
des  lampisteries,  des  magasins  installés  dans 
de  vieux  wagons  de  toutes  sortes,  dont  natu- 
rellement on  a enlevé  sièges  et  cloisons.  Ces 
pauvres  voitures,  qui  ont  peut-être  été  jadis 
luxueusement  décorées , doivent  être  bien 
humiliées  de  se  voir  ainsi  utilisées  et  surtout 
d'apercevoir  leurs  pareilles  passer  devant  elles 
en  fendant  l'espace  ! 


Souvent  aussi  le  vieux  wagon  quitte  com- 
plètement le  monde  des  chemins  de  fer  où  il  a 
constamment  vécu  jusqu'alors  : on  le  vend  au 
premier  venu,  qui  eu  fera  une  maisonnette  à la 
campagne,  où  il  pourra  s’abriter  quand  il  ira 
visiter  ses  champs.  Si  vous  vous  promenez 
dans  certains  coins  de  la  banlieue  de  Paris, 
près  des  fortiûcations,  vous  pourrez  apercevoir 
des  chiffonniers  qui  se  sont  payé  à peu  de  frais 
le  luxe  de  posséder  une  demeure,  laquelle  est 
tout  simplement  une  ancienne  voiture  de  che- 
min de  fer.  Et  il  faut  bien  vous  figurer  que  c'est 
là  une  excellente  maison,  qui  durera  souvent 
plus  longtemps  que  son  propriétaire,  mainte- 
nant quelle  est  à l'abri  des  cahots. 

Nous  avons  parlé  seulement  des  wagons; 
mais  nous  pouvons  ajouter  que,  sur  leurs  vieux 
jours,  les  locomotives  qui  ont  fait  autrefois 
l'orgueil  des  compagnies  auxquelles  elles 
appartenaient,  les  reines  de  la  voie  ferrée, 
maintenant  poussives,  fatiguées,  sonnant  la 
ferraille,  sont  employées  d'abord  sur  les  petites 
lignes;  puis  elles  ne  sont  même  plus  bonnes  à 
cela,  et,  tell’ ancien  vainqueur  d'un  derby  arrivé 
sur  ses  vieux  jours  et  qui  traîne  la  charrette, 
on  leur  fait  tirer  des  trains  de  cailloux,  de 
ballast.  On  n’a  plus  confiance  en  elles,  elles 
ont  perdu  cette  puissance,  cette  légèreté,  cette 
vitesse  qui  étaient  leur  gloire,  et  comme  on  n'a 
pas  pour  elles  la  même  ressource  que  pour  les 
wagons,  on  arrive  à les  mettre  en  pièces,  à les 
vendre  à la  ferraille...  à moins  cependant 
qu’elles  soient  assez  heureuses  pour  prendre 
place  dans  quelque  musée,  où  elles  resteront 
comme  un  souvenir  des  anciens  temps,  et  où 
on  les  regardera  d’un  œil  étonné  en  comparant 
leur  aspect  primitif  aux  magnifiques  locomo- 
tives actuelles,  surtout  à la  locomotive  élec- 
trique qui  supplantera  dans  un  avenir  prochain 
la  locomotive  telle  que  nous  la  voyons  encore 
aujourd’hui.  D. 


Cil  silliiini  jiiponsilf*  Inédit..  — Uu  ailli 
du  Petit  Français  illustré  nous  a rapporté 
d’Extrême-Orient  un  curieux  album  où  sont 
représentés  les  principaux  événements  de  la 
guerre  entre  la  Chine  et  le  Japon,  entre  les  Fils 
du  Ciel  el  les  Fils  du  Soleil  levant.  Cet  album 
se  compose  de  planches  en  couleur  d’un  effet 
extrêmement  amusant,  que  nous  sommes  mal- 
heureusement obligés  de  réduire  et  de  tirer  en 
noir.  Telles  quelles,  nous  sommes  sûrs  qu'elles 
intéresseront  nos  lecteurs  : c'est  1 histoire  de  la 
guerre  aiiiu-  japoiuise  racontée— il  ne  faut  pas 


l'oublier—  par  les  vainqueurs,  et  comme  pour- 
rait le  faire  chez  nous  l’imagerie  dite  d Epinal, 
mais, on  doit  le  reconnaître,  avec  une  supérorité 
évidente  sur  notre  imagerie  populaire. 

La  minutie,  le  fini  qui  caractérisent  Fart 
japonais,  sont  remarquables  dans  ces  dessins. 
C’est  le  cas  de  dire  qu'il  ne  manque  aux  soldats 
du  Mikado  ni  une  boucle  de  ceinturon,  ni  un 
bouton  de  guêtre. 

Nous  donnerons,  dans  notre  prochain  numéro 
les  six  dernières  planches  de  cette  curieuse 
série.  R- 


CHRYSËIS  AU  DESERT 


103 


Ghryséis  an  désert  [Suite,1. 


La  paix  était  en  effet  complète;  et  le  petit- 
fils  de  Lavenette  était  le  plus  heureux  des  époux 
et  des  pères.  Les  treize  négrillons  étaient 
enchantés  de  leur  belle-mère  : ils  n’avaient 
jamais  vu  sorcière 1 pareille,  et  leur  éducation 
faisait  de  grands  progrès.  Le  quadrille  des  lan- 
ciers, qui  avait  tant  charmé  l'entourage  royal 
le  jour  des  noces,  n'avait  plus  de  secrets  pour 
eux.  On  sait  d'ailleurs  quelle  est  la  passion  des 
nègres  pour  la  danse  ; aussi  les  plus  austères 
vieillards  de  la  tribu,  ceux  qui  se  souvenaient 
d'avoir  mangé,  dans  leur  heureuse  jeunesse, 
plus  d'une  côtelette  européenne,  s'arrêtaient 
émus  et  charmés  en  les  voyant  tourbillonner 
comme  un  vol  de  libellules,  ou  un  manège  de 
chevaux  de  bois,  aux  sons  enchanteurs  de  la 
guitare  de  la  reine. 

J'ai  parlé  des  tirades  devers  ; mais  ils  savaient 
encore  bien  d'autres  choses  : se  moucher  dans 
une  feuille  de  palmier  au  lieu  de  leurs  doigts, 
signerleurs  noms  à la  française,  dire:  « Bonjour 
monsieur;  bonjour,  madame  »,  et  saluer  poli- 
ment; ils  avaient  des  notions  (vagues,  il  est 
vrai)  de  cosmographie,  de  géographie,  d’histoire 
générale  même,  et  croyaient  que  Napoléon  était 
un  roi  d'Égypte  qui  fut  vendu  par  ses  frères 
pour  avoir  voulu  leur  faire  boire  de  la  ciguë, 
drogue  qu'ils  pensaient  être  du  tafia  détérioré. 
Ils  savaient  qu'on  doit  tenir  sa  main  devant  sa 
bouche  quand  on  bâille,  et  ne  pas  cracher  sur 
ses  voisins  ni  dans  leur  assiette  ; ils  ne  tiraient 
plus  la  langue  à leur  père  ni  à Rosita  ; du  moins 
ils  ne  le  faisaient  que  par  derrière.  Enfin,  ils 
devenaient  des  princes  accomplis. 

La  reine  eût  bien  voulu  aussi  leur  apprendre 
l'orthographe;  mais  la  pénurie  de  papier  fut 
un  sérieux  obstacle,  Tidi-hou  tenant  beaucoup 
à son  stock  d’images  d’Epinal.  En  revanche,  et 
par  un  échange  tout  patriarcal,  tandis  qu’elle 
leur  apprenait  le  français  du  grand  siècle,  elle 
apprit  d’eux  un  « sÆbir  » très  panaché  ; elle  ne 
s’était  jamais  doutée,  avant  ce  temps-là,  que 
boulotte r voulait  dire  manger  et  mille  belles 
choses  de  ee  genre.  Combien  de  petits  Français, 
dignes  d'être  nègres,  parlent  sabir  sans  le 
savoir  ! 

Et  tandis  que  les  jours  de  Rosita  s'écoulaient 
ainsi,  tissés  d'or  et  de  soie,  Tidi-hou,  fils  des 
dieux,  buvait  de  l’eau-de-vie  de  palme  avec  les 
tentateurs,  trahissant  sans  vergogne  ses  alliés 
de  la  veille,  et  n'ayant  pas  conscieuce  de  son 
indignité. 

Et  la  reine  s’endormait  du  sommeil  de  l’inno- 


cence,rêvant  que  des  colombes  blanches  appor- 
taient une  couronne  de  roses  mousseuses  pour 
l’auguste  front  de  Tidi-hou.  Et  cependant  le 
roi  transfuge,  passant  sur  le  territoire  français, 
s’emparait  d’un  village  voisin  endormi,  le 
pillait,  y mettait  le  feu,  et  finalement  se  grisait 


Jubîer  ramassa  à ses  pieds  une  loque  informe. 


sur  des  ruines  fumantes  en  compagnie  de  ses 
nouveaux  alliés. 

Le  casaquin  à mademoiselle. 

— Formez  les  faisceaux!...  posez  les  senti- 
nelles!... dressez  les  tentes  : on  va  camper. 

Et  le  colonel,  ses  ordres  donnés,  se  mit  à se 
promener  de  long  en  large,  les  mains  derrière 
le  dos,  au  bord  de  l'oued  intermittent  qui  ferti- 
lisait l'oasis. 

Seul  avec  ses  réflexions,  toujours  de  plus  en 
plus  triste,  il  ne  prêtait  aucune  attention  au 
remue-ménage  du  campement. 

Cependant  tout  le  monde  s'en  donnait  à cœur 


■ ■ Voir  le  n"  ’ao  du  Peiit  Français  illustre , p.  86.  | méprisant  qoo  uous  lui  appliquons.  Pour  eux,  il  équivaut  j 

2.  Les  peuples  sauvages  11e  donnent  pas  à ce  mol  lo  sens  I prétresse-fée.  ot  c'est,  au  contraire,  uu  ternie  d'honneur. 


106 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


joie  : après  une  journée  de  marche  longue  et 
pénible,  sous  le  soleil  et  dans  les  sables 
enflammés,  qui  brûlent  également  les  souliers 
et  les  yeux,  on  venait  d'arriver  à une  véritable 
ile  de  végétation,  fraîche  et  reposante  à la  seule 
vue,  où  avait  déjà  campé,  c'était  visible,  quelque 
caravane. 

Aussi,  c’était  avec  un  réel  enthousiasme  qu’oû 
se  préparait  à s'y  installer.  L'ordre  de  dresser 
les  tentes  indiquait  que  le  colonel  voulait  s’y 
arrêter,  et  en  faire,  en  quelque  sorte,  son 
quartier  général,  jusqu'à  ce  qu'il  eût,  par  ses 
éclaireurs,  des  renseignements  précis  sur  la 
marche  qu'il  voulait  suivre. 

Et  Gobain  et  Jubier  s'escrimaient  à qui  mieux 
mieux  pour  installer  leurs  hommes,  car  ils  se 
vantaient  tous  deux  d'avoir  les  escouades 
les  mieux  soignées  du  régiment.  Jubier,  en 
effet,  avait  suivi  le  colonel  ; il  en  avait 
demandé  et  obtenu  la  permission,  car  il  voulait 
contribuer  de  toutes  ses  forces  au  salut  de 
Chryséis;  il  avait  encore  sur  le  cœur  les 
reproches  de  son  chef  le  jour  de  l’enlèvement, 
et  il  voisinait  en  ce  moment  avec  Gobain,  tout 
en  surveillant  ses  hommes. 

— Lanternois,  animal!  criait  ce  dernier, est-ce 
ainsi  qu'on  enfonce  un  piquet?...  il  est  droit 

commeunon  bras  quand  je  me  mouche Eh 

bien  ! nym  vieux,  nous  voilà  dans  le  sentier  de 
la  guerrfe,  comme  ils  disent  dans  le  Journal 
des  Voyages...  C’est  là  dedans  qu'il  y en  a des 
aventures  ! 

— Oui,  j'y  ai  lu  l'histoire  d’uu  crocodile 
qu’avait  sauvé  une  demoiselle  parce  qu’il  y 
avait  un  Parisien  dedans...  C'était  beau!...  Seu- 
lement qu'il  était  empaillé,  le  crocodile...  Mais 
nos  aventures,  à nous,  elles  ne  valent  peut-être 
pas  celles-là?...  Espèce  de  tête  de  veau!  Picard, 
c’est  à vous  que  je  cause  ! où  allez-vous  dresser 
cette  tente-là?... 

— Pour  sûr,  que  les  nôtres  les  valent!  Seu- 
lement, voilà?...  est-ce  que  nous  aurons  la 
chance  du  crocodile?  nous  sauverons -t-y  la 
demoiselle?...  C'est  ça  qui  me  paraît  difficile!... 

— Que  si  c’était  facile,  ça  ne  serait  pas  la 
peine  de  faire  donner  les  enfants  de  Paris! 
répliqua  Jubier  avec  la  juste  fierté  de  son 
illustre  origine. 

— Si  tu  crois  que  ceux  de  la  Comté  ne  les 
valent  pas?...  dit  Gobain  légèrement  froissé. 
Maroles,  voilà  trois  fois  que  je  vous  récupère 
la  dislanee  à mettre  entre  les  tentes,  et  c'est 
comme  si  je  chantais  !... 

— Qu’est-ce  que  tu  crois  qu’elle  nous  dira, 
quand  on  la  retrouvera,  si  on  la  retrouve?  fit 
Jubier,  n’insistant  pas  sur  la  question  d’ori- 
gine. 

— Elle  nous  dira,  fit  Gobain  imitant  la  voix 
claire  de  Chryséis  : « Sergent,  j'ai  bien  l'hon- 
neur de  vous  remercier.  Mon  cher  père,  une 


poignée  de  pinces  » ! Et  elle  secouera  gentiment 
ses  jupes  pour  qu'il  n'y  reste  pas  de  pous- 
sière. 

Et  Gobain  de  secouer  avec  grâce  les  pans  de 
sa  tunique  comme  avait  fait  la  fillette  en  des- 
cendant de  chameau.  Jubier  riait  : 

— Ses  jupes!  ses  jupes!  mon  vieux!... 
d'abord  il  en  manquera  une  : le  cotillon  rose 
que  j'ai  eu  celui  de  repriser  avec  tout  l'art  dont 
auquel  je  suis  susceptible. 

Le  cotillon?  je  croyais  que  c'était  un  casa- 
quin?... 

— Un  easaquin?  jamais  de  la  vie  ! Un  cotillon, 
que  je  te  dis,  couleur  de  rose  de  mai;  je  te  prie 
de  croire  que  je  le  connais  depuis  des  jours  et 
des  jours  que  je  le  vois...  Lanternois,  four- 
bissez votre  gamelle,  triple  propre-à-rien  que 
vous  êtes!... 

— Tu  l'as  donc  toujours  dans  ton  sac? 

— Itérativement  dans  mon  sac,  prêt  à le 
rendre  à ma  jeune  colonelle.  Signalement  : 
rose  comme  les  joues  d'une  demoiselle,  avec 
des  choses  après,  comme  qui  dirait  un  volant  de 
broderie  blanche  dans  le  bas...  Mais  saperlotte 
de  saperlotte  ! qu'est-ce  que  je  vois  ? Est-ce  que 
je  deviens  toqué? 

Et  Jubier,  tout  pâle,  ramassa  à ses  pieds  une 
loque  informe,  horrible,,  sans  couleur,  mais 
qui  avait  dû  être  un  corsage  de  batiste  rose, 
garni  de  broderie  blanche. 

Il  battit  un  entrechat  formidable,  et,  à la 
stupeur  de  tous  ses  hommes  scandalisés,  exé- 
cuta une  danse  de  Peau-Rouge  autour  des 
faisceaux  en  hurlant  à pleine-voix  : 

— Le  v'ià  le  easaquin  ! le  v’ià  !...  Mon  colonel  !... 
hé!  mon  colonel!.,  le  easaquin  à mademoi- 
selle !... 

M.  Verduron  était  loin,  très  loin;  comment 
entendit-il?  comment  comprit-il?...  Le  fait  est 
qu’il  se  retourna  d’un  bond  et  accourut  comme 
un  fou  : 

— Quoi?  qu’y  a-t-il?  cria-t-il  d une  voix  hale- 
tante. 

— Le  easaquin,  mon  colonel!  le  easaquin! 
criaient  les  deux  sergents^n  chœur. 

Les  mains  du  colonel  tremblaient  en  rece- 
vant la  guenille...  Quoi!  c’était  vrai'?...  sa 
fille,  sa  bien-aimée  avait  passé  par  là?  Ah!  elle 
vivait,  sans  doute,  car  Dieu  ne  lui  aurait  pas 
envoyé  ce  signe  de  son  passage  s'il  n'avait  pas 
voulu  la  lui  rendre!...  Comme  il  eût  baisé  cette 
loque,  s'il  eût  été  seul!...  Et  telle  était  l'émo- 
tion empreinte  sur  ce  mâle  visage,  que  Gobain, 
tout  dur-à-cuire  qu'il  fût,  se  détourna  pour 
cacher  une  grosse  goutte  d’eau  tiède  qui  roulait 
dans  sa  moustache. 

— Vite  ! dit  M.  Verduron  d'une  voix  étran- 
glée, vite!  que  l'on  relève  les  traces  de  ceux 
qui  ont  campé  ici,  et  que  l'on  parte  ! Démontez 
les  tentes,  mes  enfants,  c'est  inutile;  vous  dor- 


CH H V SKIS  Al  DÉSERT 


107 


mirez  dans  vos  couvertures,  cl  à l'aurore,  nous 
partirons. 

...  La  bonne  nouvelle  s'élatt  vite  répandue; 
et  les  officiers,  joyeux  de  la  lueur  d’espérance 
qui  semblait  faire  revivre  leur  chef,  étudiaient 
eux-mêmes  le  terrain  pendant  que  les  hommes 
faisaient  la  soupe.  M.  Verdurun  allait  ot  venait 
dans  tout  le  campement,  ne  pouvant  tenir  sur 
place. 

— Mon  colonel,  vint  bientôt  lui  dire  Paul 
Rozel  tout  essoulllé,  j’ai  relevé  les  traces  d'une 
troupe  nombreuse,  guerriers,  méharis,  djemels 


lisées,  au  costume  moitié  européen,  puisqu'il 
portait  un  pantalon  et  une  bretelle  unique, 
tranchant  en  blanc  sur  son  corps  d’ébène. 

— Au  sud!  mon  colonel,  au  sud!  cria  Gobain 
du  plus  loin  quil  vit  son  officier.  Le  naturel 
qu'il  a l’honneur  d'être  devant  vous  s’est  échappé 
d'un  village  allié  incendié  cette  nuit,  et  détruit 
par  des  diables-à-quatre  de  moricauds,  qu'ils 
oui  une  femme  blanche  que  le  chef  traîne 
toujours  avec  eux,  que  ça  doit  être  la  demoiselle 
à mon  colonel. 

— Où  est  le  fuyard?... 


Gobain  ramenait  avec  lui  un  nègre  portant  un  pantalon  et  une  bretelle. 


de  charge  et  chiens,  dans  la  direction  du  nord  ! 

— Vers  le  nord?  très  bien... 

— Mon  colonel,  interrompit  Lucien  qui  arri- 
vait à son  tour,  les  traces  se  dirigent  au  sud; 
une  troupe  nombreuse,  avec  chiens  et  cha- 
meaux... 

— Vers  le  nord,  voulez-vous  dire,  lieutenant?  j 
interrompit  le  colonel. 

— Von,  mon  colonel,  vers  le  sud... 

— Allons!  bon!...  que  faire?... 

Et,  tout  au  bout  du  camp,  on  entendait  la 
voix  harmonieuse  desJubier  qui  chantait  à ses 
hommes  une  de  ses  plus  belles  romances. 

« Comme  l'âne  de  Buridan, 

— Buridan  ! 

Vous  vous  demandez,  je  gage...  • 


Mais  le  colonel  ne  tarda  pas  à être  tiré  d'em- 
barras. Les  éclaireurs  revenaient  : Gobain  rame- 
nait avec  lui  un  nègre  aux  allures  presque  civi- 


— Là,  mon  colonel;  il  parle  presque  comme 
vous-z-et  moi,  vu  qu'il  a été  éduqué  par  un 
missionnaire  espagnol,  qu'il  en  sait  le  latin!... 

Tout  en  parlant,  le  sergent  faisait  signe  au 
noir  d'approcher,  ce  qu'il  fit  avec  aisance, 
saluant  à l’européenne  et  disant  en  sabir  mêlé 
de  consonances  latines  : 

— Massa  illustrimm  ceaturio' ... 

— Que  diable  me  débite-t-il  là?  dit  le  colonel 
tout  interloqué;  au  fait,  mon  ami,  au  fait,  j'ai 
un  peu  oublié  mes  classiques. 

— Si  la  demoiselle  au  colonel  était  là!  dit 
Jubier  a Gobain,  ça  ne  l'embarrasserait  pas, 
pour  sûr!... 

— Si  elle  était  là,  imbécile,  est-ce  qu'on 
aurait  besoin  du  baragouin  de  ce  particulier? 

— Pour  sûr  que  non!  reprit  Jubier  avec 
conviction. 

G.  Jl. 

(A  suivre.) 


1.  Ce  n’est  point  là  un  fait  isolé.  De  toutes  les  langues,  m'a 
assuré  un  ofHcicr  qui  avait  fait  plusieurs  campagnes  loin- 
taines, c’est  lo  mauvais  latin,  le  latin  de  cuisine,  qui  peut 


rendre  le  plus  de  services  auprès  des  indigènes,  tout  en 
permettant  de  communiquer  avec  les  Européens  do  natio- 
nalités différentes 


108 


LE  PETIT  EU  AIN Ç AIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


ltol>iiiMoia  Crnsoé  et  Koliinsontüiilssc. 

— Nous  avons  déjà  parlé  à nos  lecteurs  des  îles 
Juan- Fernandez,  récifs  de  la  côte  chilienne  où 
vécut  seul,  pendant  plus  de  quatre  ans,  le  matelot 
écossais  Selkirk,  et  nous  leur  avons  dit  comment 
le  récit  des  souffrances  de  cet  homme  fournit  à 
Daniel  de  Foë,  l'idée  première  de  son  immortel 
roman  : Robinson  Crusoé. 

C’est  un  Suisse,  M.  Rodt,  qui,  maintenant,  joue 
dans  le  moins  aride  des  deux  rochers  de  Juan- 
Fernandez  le  rôle  de  Robinson  Crusoé.  En  1872, 
ce  personnage  a loué  file  au  gouvernement  chilien 
>our  y former  une  colonie  agricole  qui  estactuel- 
ement  en  pleine  activité.  M.  Rodt  combattit  pour 
la  France  en  1870,  notamment  à la  bataille  de 
Champigny.  Il  est  actuellement  quasi  souverain 
dans  L'ile  de  Robinson,  ou,  sous  la  réserve  de  la 
souveraineté  du  Chili,  qui  n’a  jamais  été  invoquée 
jusqu’à  présent,  il  exerce  à lui  seul  les  fondions 
législatives,  administratives  et  judiciaires. 

Une  prime  aux  voyageurs.  — Aux 

États-Unis  l’exploitation  des  chemins  de  fer  n’est 
pas  un  monopole  de  l’Etal,  et  souvent  il  arrive 
que  plusieurs  compagnies  desservent  les  mômes 
localités.  Aussi  les  Compagnies  se  font  une  concur- 
rence très  vive,  chacune  cherchant  a attirer  le 
plus  grand  nombre  de  voyageurs  par  les  moyens 
les  plus  divers. 

Une  Compagnie  de  Chicago  vient  d’inaugurer  un 
procédé  curieux  pour  encourager  le  public  à 
prendre  ses  trains.  Elle  place  à la  disposition  des 
voyageurs  des  exemplaires  de  six  journaux  quo- 
tidiens, de  trois  publications  hebdomadaires  illus- 
trées, et  enfin  de  huit  revues  mensuelles.  Et,  le 
plus  beau,  c’est  que  les  voyageurs  ont  le  droit 
de  conserver  les  journaux  quotidiens. 

Il  n’est  pas  douteux  que  sous  peu  la  Compagnie 
rivale  offrira, avec  les  journaux,  des  cigares  pour 
fumer  en  les  lisant. 

* 

* * 

Pompes  à incendie.  — Les  deux  plus  puis- 
santes pompes  à incendie  qui  existent  ont  été 
construites,  il  y a près  de  trois  ans,  pour  la  ville 
de  Liverpool  à la  suite  d’une  série  d’incendies  très 
violents.  Ces  pompes  coûtent  cinquante  mille 
francs  chacune.  Elles  lancent  verticalement  un 


jet  de  45  m de  hauteur,  et  horizontalement  un 
jet  de  150  m.  environ.  Leui  débit  dépasse  8200 
litres  d’eau  à Ja  minute. 

Chose  curieuse,  depuis  qu’elles  sont  en  service, 
il  ne  s’est  déclaré  à Liverpool  que  des  incendies 
relativement  insignifiants.  L’adage  si  vis  paeem 
para  bellum  (si  lu  veux  la  paix,  prépare  la  guerre! 
serait- il  donc  vrai  aussi  pour  le  feu? 


Bizarreries  du  langage.  — A la  boulan- 
gerie : 

— Donnez-moi  un  petit  pain  bien  frais. 

— En  voici  un  qui  est  tout  chaud  ! 

* 

* * 

Le  ciiie  aniglsii*.  — Ça  m’est  égal  d’avoir 
l’air  hôte  pourvu  que  j’aie  le  chic  anglais,  disait 
un  élégant. 

— Votre  but  est  atteint,  jeune  homme,  repartit 
son  interlocuteur. 

* 

* * 

Le»  lentilles.  — Les  opticiens  ont  bien  raison 
de  dire  que  les  lentilles  grossissent  les  objets,  affu  - 
mail  Babylas  ; j’en  ai  mangé  beaucoup  ce  matin 
et  j’ai  le* ventre  comme  un  tonneau. 

REPONSES  A CHERCHER 

Question  Iiisl  orique  — A quel  traité 
donne-t-on,  dans  l’histoire  de  France,  le  nom  de 
paix  des  Dames,  el  pourquoi  cette  appellation? 

* 

Question  géographique.  — Quel  est  le 

département  dont  le  préfet  exerce  sur  un  petit 
Étal  voisin  le  contrôle  de  l’administration  fran- 
çaise ? 

* 

* * 

Petit  casse-tête  — Dans  chacun  desgroupes 
de  lettres  suivants  retrouver  un  mol,  puis  mettre 
tous  ces  mots  dans  un  ordre  tel  qu’ils  forment 
deux  vers  célèbres  de  Boileau  : 

NECENO  RO  PU  SEL  TE  CE  TENVARRI  S' 
TI  O CEO  N NO  CLE  N MERITA  L TSOM  QEU  BENI 
TASI.MENE  DERI  EL. 


REPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  :*<»  I 
I.  Question  littéraire. 

C'est  M"*  de  Sévigné  qui  fut  appelée  quelquefois,  dans  les 
salons  où  elle  fréquentait,  - la  maman  mignonne  do  la  plus 
jolie  tille  de  Franco  Ou  sait,  eu  effet,  quelle  avait  une 
fille  gracieuse  et  jolie,  qu’elle  idolâtrait,  et  qui  épousa, 
en  1069,  M.  de  Griguan,  devenu  deux  ans  apres  gouverneur 
de  Provence.  M“#  de  ürignan  dût  quitter  sa  mûre  pour  suivre 
son  mari.  C'est  à leur  longue  séparation  que  nous  devons  ces 
Lettres  si  célébrés  dans  noire  littérature.  M""  do  Sevigud 
avait  aussi  un  fils,  qui  fut  un  homme  d'esprit  et  un  bravo 
officier  » 

II.  Question  géographique. 

Troyes.  Fois,  Cette  (3  fois  1)  = 21 
Autun  (oie  un)  — 1 

Reste  = 20  | 


III  Problème-Calembour. 

On  disait  autrefois  : 

Lo  Couesnon.  par  sa  folie, 

Mit  Saint  Michel  on  Normandie. 

Le  Couesnon.  cours  d'eau  qui  so  jette  dans  la  bmo  du  Mont- 
Saint-Michel  et  séparait  autrefois  les  provinces  do  Bretagne 
et  de  Normandie,  changeait  en  effet  fréquemment  de  cours, 
et,  après  avoir  coulé  A l'est  du  mont  Saint-Michel,  s'était  rejeté 
vers  l'ouest. 

Naguère  encore,  chaque  grande  marée  déplaçai  son  ht 
Aujourd'hui  le  Couesnon  est  enfermé  par  dos  diguos.  alterna- 
tivement émergées  et  sous-marines,  qui  eu  conduisent  les 
oaux  jusqu'à  la  hase  de  la  roche  do  Saint-Michel. 

IV.  Charade. 

Soc  - rate. 

Le  tieifinc  : Maurice  TARIMES 


Toute  demande  de  changement  d adresse  doit  être  accompagnée  de  l'une  des  dernières 


bandes  et  de  àü  c ntt  mes  en  timbres-poste . 


8*  année.  — N°  363.  10  centimes.  8 février  1896. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L'ABONNEMENT  : UN  AN.  SIX  FRANCS 

Armand  COLIN  & C‘e,  éditeurs 

ÉTRANGER  T fr.  — PARAIT  CHAQUE  SAMEDI! 

Part  du  1er  do  chaque  mois. 

5.  rue  de  Mézfères,  Pari» 

Tous  droits  réservés. 

Le  petit  amateur  destampes.  — Fac-similé  d'une  lithographie  d Éd.  Frère,  d'après  son  tableau  (Salon  de  1851). 


no 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Chryséis  au  désert 


Le  noir  continuait  son  récit  avec  une  parfaite 
aisance,  sautant  sans  scrupule  du  sabir  au  latin 
et  du  latin  au  dialecte  des  Bambarras;  le 
colonel  écoutait  anxieux,  faisait  répéter  et  com- 
prenait plus  facilement  qu'on  ne  l'eût  cru,  car 
il  y a des  grâces  particulières  pour  les  pères 
qui  ont  perdu  leurs  filles. 

Le  nègre  racontait  l'assaut  de  son  village,  la 
nuit  précédente,  par  une  tribu  noire  qui  avait 
tout  saccagé,  enlevé  le  drapeau  français,  pillé, 
brûlé,  enfin  bu,  en  quelques  heures,  toute  l'eau- 
de-vie  du  tata. 

Cette  tribu  guerrière  avait  disparu  avant  le 
jour,  entraînant  en  esclavage  plusieurs  jeunes 
filles  et  huit  hommes  vigoureux  pour  porter, 
disait-il,  la  litière  de  la  femme  blanche  que  le 
roi  ne  voulait  pas  laisser  à son  gourbi,  de  peur 
que  les  guerriers  francs  ne  la  lui  reprissent. 

Comme  le  cœur  du  pauvre  père  battait  dans 
sa  poitrine!  Évidemment  c'était  Chryséis,  car 
, il  ne  pouvait  être  question  de  Rosita  et  de  son 
beau-frère  Tidi-liou,  attaché  si  étroitement  à 
l’alliance  française.  Sa  petite  Catherine  prison- 
nière de  ces  gens  sans  foi  ni  loi  ! sa  chère 
enfant  entre  les  mains  d’un  roitelet,  nègre, 
brutal,  ivrogne  et  grossier!...  Que  voulait-il  en 
faire?  un  otage,  peut-être...  peut-être  un  objet 
de  trafic  : les  esclaves  blanches  se  vendent,  si 
cher  sur  les  marchés  d’Égypte  !... 

..:  Mais  on  la  lui  reprendra!...  on  la  lui 
reprendra!...  — Et  s'il  la  tue  avant?  siffle  une 
voix  désespérante  au  fond  du  cœur  du  pauvre 
père...  Non  pas,  ces  gens  sont  lâches  et  n'ose- 
raient pas  !...  Du  moins  le  colonel  essaye  de  se 
le  persuader... 

Mais  cette  fois  on  est  fixé  sur  la  piste  à 
suivre;  les  ordres  sont  brefs,  précis.  Cependant 
Paul  Rozel  insinue  : 

— On  a pu  vendre  la  femme  blanche  à une 
caravane  allant  vers  le  nord.  Depuis  que  les 
Français  font  la  loi  sur  le  marché  de  Tom- 
bouctou, la  traite  blanche  et  noire  opère  où 
elle  peut;  je  crois,  mon  colonel,  qu’on  aurait 
tort  d’abandonner  absolument  la  seconde  trace  ; 
quels  remords,  plus  tard,  si  la  première  piste 
n’était  pas  la  bonne!... 

— Allons  donc!  dit  Lucien  Charmes,  il  me 
semble  que  c’est  assez  clair. 

— Rien  n’est  clair  dans  la  politique  des 
nègres,  mou  bon;  il  y a belle  lurette  qu'on  a 
dit  que  c'était  la  bouteille  à l’encre!... 

Cependant  l'objection  du  lieutenant  avait 
frappé  le  colonel. 

— Votre  idée  est  bonne,  Rozel,  et  vous  serez, 


en  conséquence,  à la  tête  du  détachement  Nord  ; 
de  cette  façon  ma  pauvre  petite  sera  certai- 
nement délivrée,  à moins  que... 

Le  colonel  n’acheva  pas,  il  songeait  à tous 
les  pauvres  enfants  de  France  traîtreusement 
massacrés,  lors  de  la  conquête,  presque  sous 
les  murs  de  Tombouctou1. 

Où  Merced  fait  le  catéchisme. 

Dans  l'espèce  de  panier  où  elles  étaient 
blotties,  balancées  par  le  pas  rythmé  du  vieux 
chameau,  les  petites  causaient.  Chryséis  parlait 
le  sabir  maintenant,  et,  malgré  ses  hautaines 
protestations  du  premier  jour,  elle  avait  eu  le 
temps  de  l’apprendre. 

Merced  avait  entrepris  une  tâche  difficile,  elle 
catéchisait  Chryséis. 

Cette  fillette  était  exquisement  bonne  et  elle 
souffrait  littéralement  de  tous  les  défauts  de  sa 
compagne  ; chaque  fois  que  Chryséis  avait  un 
accès  de  rage  — et  cela  arrivait  souvent  — 
c'était  pour  .Merced  une  vraie  douleur,  comme 
si  elle  l’eût  vue  souffrir  d’un  mal  physique. 
Lorsque  T altière  petite  Française  la  rudoyait, 
l’humiliait,  se  montrait  ingrate  à tout  ce  que 
faisait  Merced  pour  elle,  la  petite  Espagnole, 
très  doucement,  s : disait  ; « Cela  lui  fait  du 
bien;  elle  souffrira  moins  quand  elle  m’aura 
dit  tout  ce  qu’elle  a sur  le  cœur.  Si  elle  pouvait 
done  devenir  bonne  !...  » 

Chryséis  ne  paraissait  guère  en  prendre  le 
chemin,  car  sa  haine  pour  ses  maîtres  et 
surtout  pour  Aouha,  sa  principale  ennemie, 
semblait  augmenter  chaque  jour. 

Peu  àpeu,  cependant,  ce  cœur  fermé  s’ouvrait 
pour  Merced.  Catherine  n'avait  jamais  aimé  rien 
ni  personne,  sinon  elle-même,  comme  il  arrive 
aux  enfants  très  gâtés  qui  ont.  toujours  vu  leurs 
souhaits  prévenus,  et  n’ont  jamais  eu  occasion 
de  sacrifier  quoi  que  ce  soit  à qui  que  ce  soit. 

Or,  toute  tendresse  est  faite  de  sacritices,  et 
celui  qui  ne  s’est  jamais  renoncé  lui-même, 
celui-là  n'a  jamais  aimé  les  autres. 

Chryséis  s'était  laissé  adorer  par  sa  tante  et 
par  son  père,  et  avait  trouvé  cela  tout  naturel  : 
ils  étaient  là  pour  cela...  Aujourd’hui  tous  deux 
lui  manquaient,  et  plus  d’une  fois,  pendant  la 
nuit,  Merced  l’avait  entendue  sangloter  en 
murmurant  : 

— Ma  bonne  Rosita!...  Père!  ah!  père!...  ne 
m'embrasserez-vous  donc  plus  jamais?... 

Et  un  mot  revenait  après  ce  souhait  ardent, 
un  mot  que  Merced  no.  comprenait  pas,  qu’elle 


i.  Voir  lo  n<*  362  du  Petit  Français  illustré,  p.  105. 


2.  Le  colonel  Bonmer  et  ses  compagnons. 


CHRYSÉIS  AU  DÉSERT 


i 1 1 


ne  pouvait  pas  comprendre  : J'ai  refusé...  j'ai 
refusé  le  baiser  de  ce  pauvre  père!...  Comme 
je  suis  punie!... 

Ce  n'était  pas  seulement  au  souvenir  des 
siens  que  Cliryséis  s'attendrissait  lorsqu'elle 
se  croyait  bien  seule.  La  pauvre  enfant  n’avait 
jamais  eu  d'amie,  jamais  elle  n'avait  connu 
cette  joie  d’avoir  une  compagne  de  son  âge, 
travaillant  avec  elle,  jouant  avec  elle,  pleurant 
avec  elle,  riant  avec  elle  encore  ; cette  intimité 
si  douce,  qui  n'est  point  tempérée  par  le  respect, 
ou  la  jeunesse  trouve  son  compte  dans  des 
rires  joyeux,  elle  11e  l'avait  point  connue.  Tante 
Rosita  avait  jalousement  éloigné  d'elle  toute 
enfant  qui  eût  pu  être  une  rivale,  et,  dans  son 
désir  de  faire  de  sa  nièce  un  prodige,  elle  l'avait, 
absorbée  dans  des  éludes  au-dessus  de  son  âge. 
Ainsi  la  pauvre  petite  avait  été  sevrée  des  plus 
fraîches  et  des  plus  douces  joies  de  l’enfance; 
encore  presque  une  petite  fille  par  les  années, 
elle  avait  un  cœur  vieilli  et  desséché  à l’avance, 
sans  jamais  avoir  été  jeune. 

Aujourd’hui  tout  cela  changeait,  jour  après 
jour.  Catherine  étonnée,  et  tour  à tour  révoltée 
et  ravie,  se  découvrait  des  idées  nouvelles,  des 
sentiments  nouveaux.  Souvent,  lorsque  Merced 
la  soulageait  dans  ses  durs  travaux,  en  prenant 
pour  elle  double  tâche,  lorsque  Merced  se  jetait 
au  devant  des  coups,  lorsque  Merced,  de  ses 
bras  trop  frêles,  portait  la  lourde  jarre,  rem- 
plaçant l'ancienne,  que  Catherine  aurait  dû 
porter  aux  lévriers,  alors  la  fillette  se  sentait 
bouleversée  par  quelque  chose  de  très  doux  et 
de  pénible  à la  fois...  qu'elle  avait  déjà  senti 
le  jour  de  la  jarre  cassée... 

...  Surprise,  elle  s'y  laissait  aller  un  court 
instant,  puis,  elle  se  redressait  vite,  indignée, 
plus  altière  ; c’était  une  esclave,  après  tout,  que 
Merced,  tandis  qu'elle,  Catherine,  était  une 
demoiselle.  Merced  l’avait  bien  dit,  le  premier 
jour  ; il  était  très  naturel  que  l’esclave  sou- 
lageât la  demoiselle. 

« Non,  répondait  tout  bas  sa  conscience, 
non,  ce  n'est  pas  naturel...  et  ce  qui  Test  moins 
encore,  c’est  que  ton  cœur  soit  si  dur...  » 

Dur?  il  ne  l’était  pas  ; il  n’était  que  cuirassé 
d'égoïsme,  et  c'est  la  douce  petite  Espagnole, 
1 ignorante  petite  récolteuse  d'alfa,  qui  ne  savait 
que  sa  prière,  qui  en  avait  un  jour  trouvé  la 
clé  au  prix  de  son  sang  ; c'était  elle  qui  allait 
l'ouvrir  enfin. 

— Ecoute,  disait  Merced,  laisse-moi  te  dire 
une  chose  qui  me  pèse...  Il  y a longtemps  que 
j'aurais  voulu  le  faire,  mais  je  suis  si  igno- 
rante, si  sotte  à côté  de  toi  ! Et  cependant  je 
sens  bien  que  je  dois  parler... 

— Quoi?  dit  Catherine  avec  impatience,  quel- 
que- chose  de  nouveau  dans  notre  destinée?... 

— Non.  If  s’agit  d'Aouka. 

— Ne  me  parle  pas  d’elle,  je  te  le  défends! 


s'écria  Catherine  dont  les  yeux  brillèrent  de 
colère.  Elle  qui  m’a  souffletée,  qui  me  traite  en 
esclave,  elle  qui  t’a  fait  battre  presque  jusqu'à 
te  tuer!... 


son  impuissance. 

— Calme-toi,  je  t'en  prie,  lit  tendrement 
Merced.  Tu  te  rends  malade  de  colère  chaque 
fois  que  tu  penses  à elle,  et  moi,  tu  me  fais 
souffrir  plus  que  si  on  me  battait,  chaque  fois 
que  je  te  vois  si  mauvaise. 

— Je  te  fais  souffrir?  fit  Chryséis  étonnée. 

— Oui,  je  ne  peux  pas  t’expliquer  coda  : je 
suis  si  nulle!  Mais  je  sais  pourtant  bien  qu'il 


Catherine,  l’éponge  fine  à la  main,  rafraîchissait  les  beau\  pieds 
de  la  maîtresse. 


faut  pardonner  à ses  ennemis,  je  sais  qu’il  ne 
faut  pas  se  croire  plus  que  les  autres,  et  que 
plus  nous  sommes  mauvais,  plus  nous  sommes 
malheureux. 

— C'est  vrai,  murmura  sourdement  Chryséis. 

— Ainsi,  est-ce  que  tu  crois  que  je  n'ai  pas 
bien  plus  de  raisons  encore  que  toi  d'en  vouloir 
aux  maîtres?  Ils  ont  égorgé  mes  parents  : ma 
chère  maman  s’est  fait  tuer  à coups  de  lance 
devant  la  porte  de  la  grange  où  elle  m’avait 
cachée,  et  j’ai  passé  sur  son  corps  encore 
palpitant,  lorsqu’ils  m’en  ont  arrachée  à demi 
morte. 

Merced  se  tut  un  instant,  sa  douce  voix 
d’enfant  s’étranglait  dans  sa  gorge  ; et  Chryséis 
se  souvint  que  jamais  un  mot  de  révolte  n’était 
sorti  de  ses  lèvres,  pas  plus  en  l’absence  des 
maîtres  qu’en  leur  présence.  Mais  cela,  elle  11e 
le  comprenait  pas. 

— Et  tu  leur  as  pardonné?  dit-elle  frémis- 
sante- 

— Oh  ! j’ai  eu  bien  de  la  peine  ! fit.  Merced  tout 
bas.  Mais  maman  me  l’avait  si  souvent  répété 
autrefois  : « N’aie  jamais  de  haine  pour  per- 
sonne, et  sache  pardonner  les  pires  offenses.  >> 
J’ai  essayé  de  lui  obéir,  pour  lui  plaire,  même 


I 


Elle  s’arrêta,  suffoquée  par  des  sanglots  ner- 
veux que  provoquaient  à la  l'ois  sa  colère  et 


112 


I.E  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


après  quelle  fut  partie;  je  crois  que  j ai  un 
peu  réussi. 

Chryséis  avait  passé  en  silence  son  bras 
autour  de  la  taille  de  la  fillette  : cette  enfant 
lui  paraissait  maintenant  si  grande  quelle 
n’osait  lui  répondre.  Mais  elle  regardait  en 
dedans  son  âme  haineuse  et  sauvage,  et 
s’effrayait  de  la  comparaison. 

— Ce  que  je  te  dis  là,  reprit  Merced,  ce  n’est 
pas,  tu  comprends,  pour  te  faire  la  leçon  : je 
suis  trop  peu  de  chose  auprès  de  toi  pour  avoir 
prétention  pareille.  Mais  c'est  pour  te  dire  que  je 
serais  si  heureuse,  si  heureuse,  si  tu  voulais 
essayer  de  ne  plus  en  vouloir  à Aouka,  et  de  ne 
pas  t'aigrir  et  te  désespérer  sans  cesse  comme 
tu  le  fais.  Cela  me  fait  tant  de  peine,  quand  je 
t'entends  avoir  des  crises  de  rage,  ou  te  déses- 
pérer de  ton  malheur  sans  vouloir  essayer  de 
le  surmonter.  Il  me  semble  que  si  lu  voulais  te 
dominer,  tu  souffrirais  moins,  et  que  ce  serait 
plus  noble.  Vois-tu,  ma  chère,  chère  Catherine, 
Dieu  veut  que  nous  pardonnions  pour  qu'il 
nous  pardonne  : et  d'être  bon  et  d’aimer  les 
autres,  c’est  encore  la  seule  chose  qui  puisse 
nous  soutenir  et  nous  consoler. 

Cette  fois,  Merced  avait  vaincu.  Le  but  qu'elle 
avait  atteint  n’était  cependant  pas  tout  à fait 
celui  qu’elle  poursuivait  : Chryséis  lui  avait 
jeté  les  bras  autour  du  cou,  abandonnant  tout 
orgueil  et  toute  fausse  honte,  et  elle  pleurait 
de  tout  son  cœur  en  répétant  : 

— Merced,  ma  petite  sœur,  ma  chérie,  oui, 
je  ferai  ce  que  tu  voudras,  mais  guide-moi, 
conseille-moi  ! sans  toi  je  ne  puis  rien  : 
apprends-moi  à pardonner,  apprends-moi  à 
m’oublier,  afin  que  Dieu  me  pardonne,  afin 
qu'il  console  mon  pauvre  père  ! 

— Et  tu  essayeras  d'oublier  les  duretés 
d’ Aouka?  lit  Merced  les  yeux  brillants  de  joie. 

Chryséis  hésita  un  instant,  puis  résolument  : 

— J'essayerai!  dit-elle. 


La  chaleur  était  accablante  ; les  chameaux 
s’arrêtèrent,  ou  taisait  halte,  pour  la  sieste. 
Mais  on  11e  dressa  pas  les  tentes  : c'était  une 
halte,  rien  de  plus.  La  route  était  pénible,  on 
était  dans  les  sables  ; au  loin,  rien  que  le 
désert  vide,  reflétant  le  soleil  comme  un  miroir 
brûlant;  et  la  route  du  nord  que  l'on  suivait 
semblait,  aussi  loin  que  l'œil  pouvait  porter, 
pareille  à la  pénible  étape  que  l’on  venait  de 
fournir. 

Aouka,  descendue  de  sa  litière,  fit  appeler 
ses  femmes  : elle  voulait  qu’avant  de  manger 
on  lui  lavât  les  pieds.  Les  fillettes  frémirent  : 
cette  opération  était  généralement  une  des  plus 
belles  occasions  d’orage,  et  faisait  régulière- 
ment regretter  à Chryséis  la  fameuse  toilette 
des  jeunes  méharis,  lesquels  au  moins  ruaient 
et  se  défendaient,  mais  n’avaient  ni  langue  ni 


fouet.  Or  Aouka  se  servait  aussi  adroitement 
de  Tune  que  de  l'autre,  et  blessait  aussi 
profondément. 

L’eau  tiède  et  parfumée  coulait  dans  le  bassin 
d’argent;  Catherine  l'éponge  fine  à la  main 
rafraîchissait  les  beaux  pieds  de  la  maîtresse 
que  Merced  séchait  doucement  dans  un  linge 
lin,  en  attendant  qu’elle  pût  teindre  les  ongles 
de  henné. 

Mais  Aouka  n’était  pas  satisfaite  ; Catherine 
avait  cette  fois  rempli  ses  fonctions  avec  une 
promptitude,  une  adresse  et  une  soumission 
qui  dépassaient  celles  de  Merced  elle-même  : 
le  plaisir  favori  de  la  cruelle  jeune  femme  lui 
manquait. 

— Il  me  semble  que  tes  cheveux  repoussent, 
esclave  ? dit-elle  tout  à coup. 

Les  yeux  de  Catherine  brillèrent  : qu'allait- 
elle  encore  inventer?  Aouka  sourit  : elle  avait 
touché  juste. 

— Oui,  ils  repoussent.  D’ailleurs  on  les  avait 
mal  coupés.  Je  vais  faire  appeler  Fatoum,  elle 
te  tondra  de  tout  près  comme  les  jeunes 
méharis. 

— Oh  ! cria  Chryséis  comme  si  elle  avait  de 
nouveau  senti  la  main  de  Fatoum  sur  elle. 

— Que  signifie?  dit  Aouka  en  levant  le  fouet 
qui  ne  la  quittait  guère,  tu  protestes,  vile 
créature?... 

Le  fouet  retomba  sur  les  épaules  de  Catherine 
qui  pinça  les  lèvres  et  ne  cria  pas.  Aoirka 
considéra  ce  silence  comme  une  offense  per- 
sonnelle et  redoubla.  La  fillette  continua  à se 
taire  : à genoux  devant  Aouka,  comme  1 avait 
surprise  le  premier  coup,  elle  ne  fit  pas  un 
mouvement,  ne  desserra  pas  les  dents...  la 
maîtresse  frappait,  de  plus  en  plus  furieuse  ; 
Catherine  se  taisait  ; le  sang  ruisselait  de  ses 
épaules  déchirées,  et  Merced  suppliait  en  pleu- 
rant la  jeune  femme  qui  ne  semblait  pas  l’en- 
tendre... 

Ce  fut  Sidi-el-Hadj  qui  mit  fin  à cette  scène 
affreuse  en  donnant  l’ordre  du  départ. 

Merced  entraîna  jusqu'à  leur  monture  Cathe- 
rine tout  en  sang  et  voulut  panser  ses  épaules 
meurtries;  mais  celle-ci,  rompant  enfin  le 
silence  : 

— Laisse,  dit-elle,  tu  vois  bien  que  je  ne 
peux  pas  lui  pardonner,  c’est  elle  qui  ne  le 
veut  pas  !... 

Les  Touareg  avaient  repris  leur  marche 
hâlive  vers  le  Nord. 

Jusque-là  on  avait  marché  dans  le  sable  fin, 
où  enfonçait  le  pied  des  bêtes  et  où  Ton  n’avan- 
çait que  lentement.  Maïs  tout  à coup  le  sol 
changea,  devint  rocailleux  sans  être  mauvais, 
et  les  chameaux  hâtèrent  leur  pas  égal  que  ne 
retardait  plus  la  nature  du  terrain. 

G.  M. 

(A  suivre.) 


LES  TOURNOIS  AU  XV  SIECLE 


U3 


Les  tournois  au  XVe  siècle. 


U faut  lire  la  description  des  tournois  dans 
le  curieux  traité  que  le  roi  René  d'Anjou  leur 
a consacré  à la  fin  du  quinzième  siècle,  pour 
voir  combien  ces  parades  militaires  différèrent 
à cette  époque  des  exercices  violents  et  dange- 
reux qui  portaient  le  même  nom  au  douzième 
et  au  treizième  siècle. 

D'abord,  l'organisation  d'un  tournoi,  divertis- 
sement fort  onéreux,  est  devenue  l’affaire  des 
plus  puissants  seigneurs.  Puis  il  y a tout  un 


trouver  ».  Les  juges  à leur  tour  font  leur  entrée 
dans  la  ville.  Dès  le  soir  de  leur  venue,  ils 
réunissent  dans  une  grande  salle,  après  souper, 
tous  les  tournoyeurs  et  les  dames  ; invitation 
est  criéée  aux  seigneurs  parle  roi  d’armes  et  ses 
poursuivants  do  faire  apporter  leurs  heaumes 
en  l’hôtel  des  Juges  ; et.  la  soirée  se,  termine  par 
des  danses. 

Le  lendemain  a lieu  l'exposition  des  heaumes  ; 
la  répartition,  en  est  faite  après  une  enquête 


« Le  en  du  tournoi  « d’après  une  miniature  du  Livre  des  Tournois  du  roi  René  d’Anjou. 
(Manuscrit  conservé  à la  Bibliothèque  nationale.) 


ensemble  de  règles  minutieuses  auxquelles  il 
faut  se  conformer  et  dont  les  rois  d'armes  et 
les  hérauts  sont  les  dépositaires. 

Celui  qui  veut  faire  un  tournoi  en  envoie 
d'abord  la  proposition  à quelque  autre  seigneur 
de  même  rang  que  lui;  si  celui-ci  accepte,  il 
choisit  les  quatre  juges  diseurs.  Ensuite  a lieu 
le  cri  du  tournoi.  L'assistant  du  roi  d’armes  ou 
poursuivant  fait  savoir  « qu'en  tel  jour  de  tel 
mois,  en  tel  lieu  de  telle  place,  sera  un  gran- 
dissime pas  d’armes  et  très  noble  tournoi 
frappé  de  masses  de  mesure  et  épées  rabattues, 
en  harnais  propres  pour  ce  faire,  en  timbre, 
cottes  d'armes  et  houssures  de  chevaux  armoyés 
des  nobles  tournoyeurs,  ainsi  que  de  toute 
ancienneté  est  de  coutume  ». 

Les  seigneurs  se  rendent  au  lieu  désigné, 
accompagnés  « de  la  plus  grand  quantité  de 
chevaliers  et  écuyers  tournoyants  qu'ils  peuvent 


auprès  des  dames,  qui  fait  connaître  si  l'un  des 
tournoyeurs  n'a  pas  manqué  à quelque  devoir 
de  chevalerie  ; le  soir,  nouvelles  danses,  pendant 
lesquelles  les  rois  d'armes  invitent  les  seigneurs 
à venir  le  jour  suivant  « sans  armure,  habillés 
le  mieux  et  le  plus  joliment  qu'ils  pourront  » 
avec  leur  escorte,  pour  prêter  serment  de  ne 
point  contrevenir  aux  lois  du  tournoi. 

La  troisième  journée  est  consacrée  à cette 
cérémonie  qui  estl'oceasion  d'un  brillant  défilé. 
Enfin,  le  quatrième  jour,  a lieu  le  tournoi;  il 
dure  autant  qu'il  plaît  aux  juges;  quand  ceux-ci 
estiment  qu'il  y a eu  un  nombre  suffisant  de 
combats  singuliers  ou  de  luttes  en  groupe,  iis 
font  sonner  les  trompettes;  on  ouvre  les  lices, 
et  les  combattants  reviennent  « en  leurs 
auberges  ».  Les  prix  sont  distribués  à la  réunion 
du  soir;  puis  le  roi  d’armes  fait  crier  les  joutes 
et  les  prix  pour  le  lendemain.  (A  suivre }. 


LE  PEUT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


La  guerre  Sino- Japonais 


7 . Les  Coréens  accueillent  triomphalement  les  Japonais. 


8.  Départ  du  Mikado  pour  Hiroshima  où  fut  transporté  le  quartier  general  japonais. 


y.  Lne  audience  du  Mikado  au  quartier  général. 


LA  RDERRE  SIXO-JAPOXAISE 


après  un  album  japonais  inédit  en  France  [Fin). 


10.  lu  conseil  d' État -Major  à Hiroshima. 


11.  I ne  revue  au  quartier  général. 


12.  Le  dernier  combat  de  la  guerre  Sinu -Japonaise. 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


116 


Les  fredaines  de  Mitaize  (smie)'. 


C’était  une  triste  fin  pour  une  journée  de 
plaisir,  et  M”  Le  Mauduy  songeait  avec  un 
frisson  qu’il  s'en  était  fallu  de  bien  peu  qu'au 
lieu  d’un  bain  froid  et  de  quelques  meurtris- 
sures, Mitaize  se  fût  brisé  la  tête  sur  les  bords 
rocheux  du  petit  lac,  ou  peut-être  se  fut  noyée, 
si  personne  n'eût  été  là  pour  lui  porter  secours 
à temps. 

Serait-ce  une  leçon  pour  la  désobéissante 
fillette?  Il  fallait  l'espérer,  mais  lorsque 
Georgette,  après  bien  des  sollicitations,  fut 
enfin  admise  à voir  sa  compagne,  celle-ci  fut 
prise  d'un  accès  de  fiévreuse  colère  et  refusa 
obstinément  de  lui  parler. 

— Marguerite,  je  ne  suis  pas  cause,  n'est-ce 
pas,  et  tu  ne  m'en  veux  pas?  dis-moi  que  tu 
n'es  pas  fâchée?... 

— Si,  je  suis  fâchée,  dit  enfin  Mitaize,  tu  n'es 
qu’une  sotte  petite  et  tu  es  cause  de  tout  ; si 
tu  étais  descendue  quand  je  te  l’ai  dit,  je  ne 
serais  pas  tombée  I 

Et  elle  tourna  son  visage  contre  le  mur  pen- 
dant que  Georgette  s’en  allait,  les  larmes  aux 
yeux.  Marguerite  en  voulait  au  monde  entier 
de  sa  propre  sottise,  et  elle  s’attendrissait  sur 
elle-même  en  songeant  à ce  qui  aurait  pu  lui 
arriver  ; au  fond  de  sa  conscience,  elle  sentait 
bien  que  sa  seule  désobéissance  avait  causé 
tout  le  mal,  mais  elle  n'était  pas  disposée  à le 
reconnaître,  car,  à ses  yeux,  ses  torts  avaient 
toujours  d'excellentes  excuses. 

En  se  laissant  soigner  par  l’oncle  Jean,  qui, 
de  peur  de  complications  imprévues,  voulut  la 
veiller  lui-même  la  première  nuit,  elle  ne 
trouva  pas  un  mot  de  regret  et  de  gratitude 
pour  lui,  pas  plus  que  d’affection  pour  sa  tante. 

Grâce  aux  soins  éclairés  de  M.  Le  Mauduy, 
l'accident  n’eut  pas  de  contre-coup  fâcheux  sur 
la  santé  de  la  petite  fille;  mais  son  détestable 
caractère  parut  s'aigrir  encore  pendant  la  courte 
réclusion  qu'elle  dut  subir,  et,  malgré  toute  la 
patience  de  la  vieille  dame,  celle-ci  en  arriva 
à ne  plus  pouvoir  retarder  les  reproches  qu’elle 
se  devait  do  lui  adresser. 

Daniel,  au  retour  de  la  ville,  apportait  à son 
oncle  les  compliments  de  mesdames  Spielmann, 
mère  et  fille,  et,  une  fois  ramené  par  ce  nom 
au  souvenir  du  dernier  exploit  de  sa  sœur,  il 
ne  put  se  tenir  d’en  parler  : 

— Quel  plongeon  ! ma  pauvre  Mitaize,  dit-il, 
j'y  pense  toujours...  Quelle  chance  tu  as  eue 
de  t’en  tirer  à si  bon  compte! 

— Quelle  chance  j'ai  eue?  Je  te  conseille  d'en 
parler,  de  ma  chance  ; est-ce  que  c’en  est  une 


de  rester  dans  ma  chambre,  depuis  ce  jour-là, 
quand  il  ferait  si  bon  aller  voir  les  faneuses 
au  pré? 

— Je  croyais  justement  que  tu  n'aimais  pas 
ce  genre  de  distractions. 

— Cela  dépend,  fit-elle  d’un  ton  sec,  et  puis 
cela  ne  te  regarde  pas. 

— Marguerite,  tais-toi,  interrompit  Mm"  Le 
Mauduy  avec  sévérité,  tu  deviens  positive- 
ment grossière,  et  je  ne  le  souffrirai  pas.  Daniel 
n'avait  pas  l'intention  de  t’être  désagréable,  et 
si,  dans  ton  accident,  il  y a eu  de  la  faute  de 
quelqu'un,  ce  n'était  certes  que  de  la  tienne; 
supporte  donc  ce  que  tu  11e  peux  empêcher,  et 
ne  récrimine  pas. 

— Si,  du  moins,  j'étais  c-liez  nous!  fit-elle, 
espérant,  par  cette  dernière  phrase,  déplaire 
encore  à la  vieille  dame  ; mais  celle-ci  répondit 
simplement  : 

— Je  serais  enchantée  de  t’y  voir,  ma  chère, 
car  je  commence  à croire  que  tous  mes  eff  orts 
11e  te  rendront  pas  meilleure  pour  un  centime; 
mais  les  parents  ont  besoin  de  repos,  je  ne  te 
renverrai  donc  pas  un  seul  jour  avant  l'époque 
fixée,  ce  serait  leur  rendre  un  trop  mauvais 
service. 

Mitaize  ne  répondit  pas,  très  vexée  que  sa 
précieuse  présence  pût  être  regardée  comme 
un  fardeau  par  celte  vieille  femme,  et,  dans 
ses  loisirs  forcés,  elle  ébaucha  tout  un  plan  de 
fuite  qu'on  pourrait  aisément  exécuter,  si 
toutefois  Danv  voulait  consentir. 

Jeanne  Claudel  avait  tant  supplié  son  père 
de  la  conduire  chez  Mitaize  qu'un  beau  jour  le 
garde  forestier  l'apporta  suspendue  à son  cou 
comme  un  petit  enfant,  et  que  Madeleine  lui 
installa  un  fauteuil  dans  la  chambre  de  Mar- 
guerite. 

Celle-ci  parut  touchée  de  cette  démarche  de 
l'enfant,  et  leur  intimité  fit  un  grand  pas  : dans 
sa  solitude  égayée  par  la  présence  de  Jeanne, 
Mitaize  oublia  de  bouder  et  de  se  fâcher  de 
tout;  elle  n’osa  plus  se  plaindre  d’une  réclusion 
qui  allait  finir,  devant  la  pauvre  petite  qui  ne 
pouvait  faire  un  pas  sans  secours  ; la  bonne 
humeur  de  Jeanne  aida  à une  détente  dans  les 
manières  bourrues  de  Mitaize,  et  personne  ne 
s’en  plaignit. 

Depuis  ce  temps-là,  elle  vint  plus  souvent 
encore  jusqu'à  la  maison  forestière,  près  de  la 
petite  paralytique  dont  la  douceur  l’avait 
conquise. 

Madeleine,  pendant  les  jours  où  Mitaize  avait 
gardé  la  chambre,  s’était  multipliée  pour  éviter 


1 . Voir  le  n°  3C2  du  Petit  Français  illustré,  p 98. 


LES  FREDAINES  DE  MITAIZE 


117 


tout  travail  à sa  maîtresse,  et  celle-ci  lui  en 
savait  gré.  Elle  faisait  volontiers  l'éloge  de  sa 
lionne  volonté,  de  son  amour  du  travail,  ce  qui 
n'était  pas  sans  ennuyer  Mitaize,  que  le  moindre 
éloge  accordé  à autrui  blessait  comme  une 
injure  personnelle. 

Cependant;  comme  à deux  ou  trois  reprises, 


devait,  sinon  atténuer  les  défauts  de  Mitaize, 
du  moins  inspirer  à la  petite  le  désir  de  se 
vaincre. 

Marguerite,  si  rebelle  jusque-là  aux  leçons 
directes  de  la  vieille  tante,  parut  même  trouver 
de  l’intérêt  aux  menus  travaux  exécutés  par 
Madeleine;  puis,  s'humanisant  tout  à fait  et 


Jack,  surpris,  lui  happa  le  doigt  de  son  bec  noir  et  dur. 


elle  fut  obligée  de  recourir  aux  bons  offices  de 
la  jeune  bonne,  celle-ei  se  montra  si  obligeante, 
si  serviable  que  l’orgueilleuse  Mitaize  la  prit 
en  gré  aussi  soudainement  qu'elle  l'avait 
détestée  au  début.  Elle  lui  parlait  volontiers, 
lui  faisait  donner  des  détails  sur  sa  famille, 
sur  Jeanne,  sur  Martial,  voulait  savoir  tout  ce 
qui  les  concernait,  comme  si  réellement  elle  y 
eût  pris  un  plaisir  extrême. 

M“  Le  Mauduv  encourageait  ces  rapports, 
car  elle  savait  que  sa  nièce  ne  pouvait  que 
gagner  aucontaetdu  bon  sensde  Madeleine.  Sous 
ses  dehors  simples,  cette  fille  cachait  un  grand 
fonds  de  droiture  et  de  franchise  ; elle  était 
parfaite  pour  ses  parents  et  pour  Jeanne  qu'elle 
adorait,  active,  d'un  naturel  soumis  ; toutes 
qualités  dont  la  fréquentation  journalière 


sous  prétexte  de  se  désennuyer  un  jour  de 
pluie,  elle  voulut  apprendre  à pétrir  une 
galette. 

Comme  chacun,  le  soir  même,  déclara  ladite 
galette  excellente,  .Mitaize,  enchantée  de  son 
succès,  se  persuada  facilement  qu’elle  possé- 
dait un  vrai  talent  de  cuisinière,  et  M**  Le 
Mauduy  eut  toules  les  peines  du  monde  à 
modérer  eette  ardeur. 

Ce  ne  fut,  du  reste,  qu’un  feu  de  paille  ; elle 
essaya  ensuite  de  dépasser  Madeleine  et  Jeanne 
dans  l’art  difficile  des  reprises,  mais  le  désir 
forcené  de  l’emporter  sur  les  autres  n’est  pas 
toujours  couronné  par  le  succès  : pour  réussir, 
il  faut  travailler,  et  Mitaize  ne  voulait  pas 
perdre  ses  heures  à des  essais  parfois  mal- 
heureux. 


H8 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Un  jour,  elle  prétendit  réparer  seule  la  déchi- 
rure d’une  nappe  de  toile  fine  ; aussi,  n’ayant 
abouti  qu'à  produire  un  affreux  assemblage  de 
fils  bizarrement  entrecroisés,  elle  jeta  son 
ouvrage  avec  dépit.  Madeleine  le  ramassa  vite, 
offrit  de  réparer  la  besogne  mal  laite,  et 
Mitaize,  toute  rassérénée,  acceptait,  lorsque 
maître  Jack,  perché  sur  l'appui  de  la  fenêtre, 
s’avisa  de  crier  : « .Mitaize,  Mitaize,  sotte  petite!  » 

Il  avait  retenu  ces  deux  mots  qu'à  tout  propos 
la  fillette  adressait  aux  petites  du  garde,  et  il 
se  rengorgeait,  très  lier  de  sa  prouesse,  ses 
petits  yœux  vifs  fixés  sur  elle,  comme  s'il  eût 
eu  conscience  de  sa  malice. 

Madeleine  ne  put  s’empêcher  de  sourire, 
mais  Mitaize  n’était  pas  disposée  à rire  de  la 
chose,  elle  courut  à la  fenêtre  : 

— Vilain  oiseau,  cria-t-elle,  attends,  tu  vas 
me  le  payer! 

— Laissez -le , mademoiselle , je  vous  en 
prie!  intercéda  Madeleine,  qùî  regrettait  déjà 
d’avoir  ri. 

Du  reste,  Jack,  très  docile  d’ordinaire,  ne 
paraissait  pas  vouloir  se  laisser  atteindre  ; il 
sautillait  lestement,  la  tête  penchée  de  côté, 
d’un  air  narquois  qui  acheva  d’exaspérer 
Mitaize,  et  comme  l’oiseau,  perché  sur  le  haut 
d’un  buffet,  répétait:  « Mitaize,  sotte  petite!  » 
elle  le  saisit,  et  l’attira  si  violemment  par  une 
aile  que  Jack,  surpris,  lui  happa  le  doigt  de 
son  bec  noir  et  dur.  Elle  poussa  un  cri  de  dou- 
leur et  voulut  le  jeter  à terre,  mais  il  ne  lâchait 
pas  prise,  cramponné  des  deux  pattes  à sa 
robe;  tout  hérissé  de  colère,  il  lui  lançait  des 
coups  de  bee  furibonds. 

Madeleine  s’était  levée  pour  venir  à l’aide,  i 
M”  Le  Mauduy  accourait  du  fond  du  jardin, 
croyant  à un  accident  sérieux,  tant  Marguerite 
poussait  des  cris  aigus,  mais  l’une  et  l’autre 
arrivèrent  pour  voir  l’oiseau  lâcher  prise,  à 
demi  étouffé  par  les  petites  mains  de  Mitaize 
furieuse,  et  tomber  sur  le  sol,  pantelant,  les 
ailes  à demi  ouvertes. 

Madeleine  le  ramassa  vite  et  l’emporta  vers 
la  grange  où  elle  savait  trouver  Yermer,  puis, 
appelant  le  jeune  domestique,  elle  lui  tendit 
l’oiseau  sans  rien  dire. 

— Qui  est-ce  qui  Ta  arrangé  de  la  sorte?  fit 
le  pauvre  garçon  désolé,  est-ce  toi,  Madeleine?... 
tu  peux  te  vanter  d’être  méchante,  et  je  ne 
l’aurais  pas  cru. 

— Mais  non,  ce  n’est  pas  moi,  c’est  .M"'  Mar- 
guerite ; Jack  Ta  appelée  sotte  petite,  alors  elle 
s’est  fâchée,  ils  se  sont  battus,  fit  Madeleine  à 
laquelle  le  souvenir  de  la  scène  donnait  encore 
le  fou  rire,  malgré  le  piteux  état  du  geai.  Tiens  ! 
continua-t-elle,  il  remue,  donne-lui  un  peu  à 
boire  et  porte-le  dans  sa  cage. 

— Danssacage,  jamais  delà  vie!reprit-il  d’un 
ton  mécontent,  pourquoi  dit-elle  tout  le  temps  I 


des  sottises  aux  gens,  M"*  Marguerite,  si  elle 
ne  veut  pas  que  Jack  les  apprenne?  Oh  ! je  ne 
la  croyais  pas  si  peu  raisonnable,  je  lui  avais 
donné  Jack  de  bon  cœur,  mais  elle  ne  l’aura 
plus  jamais  ! 

11  cacha  l’oiseau  sous  sa  blouse  et  s’eu  alla 
le  mettre  en  sûreté  dans  le  réduit  qu’il  occu- 
pait près  de  l’étable. 

Mm“  Le  Mauduy  avait  été  rassurée  par  un 
simple  coup  d’œil  qui  lui  montra  sa  nièce 
debout,  au  milieu  de  la  salle.  Mais  quand  elle 
la  vit  entourer  de  son  mouchoir  le  doigt  que 
Jack  avait  pincé,  elle  s’approcha  rapidement  : 

— Que  t’avait  donc  fait  cette  pauvre  bête, 
ma  fille  ? 

— 11  m’a  injuriée,  ma  tante,  et  quand  j’ai 
voulu  le  punir,  il  s’est  révolté  et  m’a  pincée 
jusqu'au  sang!  alors...  je  crois  que  je  lui  ai 
tordu  le  cou  un  tout  petit  peu. 

M“"  Le  Mauduy  attira  une  chaise  à elle  et 
s'assit  : 

— Tu  ne  t’en  repens  pas,  dis,  Mitaize?... 

Mitaize,  par  bravade,  voulut  dire  que  non, 
mais,  tout  d’un  coup,  au  souvenir  du  pauvre 
geai,  si  amusant,  si  comique,  si  bavard,  elle 
se  sentit  prise  d’un  regret  véritable,  et,  cachant 
son  visage  sur  l’épaule  de  sa  tante,  elle  se  mit 
à pleurer  en  murmurant  : 

— Oh  ! ma  tante,  je  voudrais  n’avoir  pas 
tant  serré  ! 

— Je  ne  te  gronderai  donc  pas,  ma  fille, 
puisque  tu  le  regrettes,  mais  si  certaines  per- 
sonnes de  ma  connaissance  tordaient  le  cou 
aux  petites  filles  méchantes,  penses-tu  que  ce 
serait  très  bien  ? 

i Mitaize,  confuse,  baissa  la  tète  : 

— Ce  n’est  pas  la  même  chose,  dit-elle. 

— Non,  sans  doute,  les  petites  filles  savent 
ce  qu’elles  font  quand  elles  sont  impolies,  le 
pauvre  Jack  ne  le  savait  pas  du  tout.  Va  main- 
tenant au-devant  de  ton  oncle,  je  le  vois  venir, 
et  s’il  rapporte  des  livres  de  la  ville,  il  ne 
sera  pas  fâché  qu’on  l’en  débarrasse. 

Et  Mitaize  partit  en  courant. 

Si  peu  durable  qu’eût  été  son  repentir,  le  seul 
fait  de  l’avoir  éprouvé  fut  cependant  agréable 
à tante  Marie-Anne;  cela  donnait  raison  au 
jugement  qu'elle  avait  porté  sur  Mitaize  : 
« Mauvais  caractère,  esprit  faussé,  mais  au 
fond,  du  cœur.  Reste  à savoir  si  on  réussira  a 
faire  prendre  le  dessus  à ce  cœur-là.  » 

Et  depuis  son  arrivée,  Mitaize  n'avait  pas 
laissé  voir  qu’il  existât  chez  elle  le  moindre 
bon  sentiment,  elle  eût  cru  s’abaisser  en  témoi- 
gnant le  moindre  regret  d’une  de  ces  fredaines 
dont  elle  était  coutumière,  et  les  larmes 
d’aujourd’hui,  larmes  vite  refoulées  pourtant, 
marquaient  aux  yeux  de  M”'  Le  Mauduy  une 
détente  et  un  progrès. 

(A  suivre). 


P.  F. 


L’économie  de  Camember. 


— Vous  avez  déjà  servi,  sapeur?  — Que  je  suis  à mon  troi- 
sième congé,  uia  colouelle — Oui  ! je  sais  bieu  ' mats  vous 
confondez.  — Comme  il  plaira-z-à  ma  coJonelle  ! — Je  vous 
demande  si  vous  avez  déjà  servi...  à table.  — Faites  pardon, 
ma  colonelle  — Très  bien  ' mais  pas  de  gaspillage,  sapeur  ! 
ne  jetez  aucun  reste  sans  ma  permission. 


À chaque  service,  Camember,  esclave  de  la  consigne,  a bien 
soin  de  verser  dans  le  pot  de  graisse  les  sauces  et  autres  résidus 
laissés  par  les  convives  dans  leurs  assiettes.  Cette  façon  d'agir 
provoque  de  violeutes  protestations  de  la  part  de  Sac-a-Puccs, 
le  clneu  du  colonel. 


Et  voilà  comment  il  se  fait  que  notre  ingénieux  et  sympathique 
sapeur  se  trouve  remplacer  Yves,  l'ordonnance  du  colonel, 
lequel  Yves  est  pour  le  moment  malade.  Or,  ce  jour-là  préci- 
sément, le  colonel  recevait  à déjeuner  il  le  Sous-Intendant, 
M.  le  Préfet  et  quelques  officiers. 


Puis  il  aide  mamz’cllc  Victoire  « Voyez-vous,  mamz’ellc 
Victoire,  une  supposition  que  vous  .tareriez  uu  peu  de  goutte  . 
votre  gosier  il  est  trop  délicat  pour  la  boire,  pour  lorssse  vous 
la  laissez  moisir  ; c’est  de  lapordig...gi...gabté -I  Vous  ladounez 
au  sapeur  • c’est  de  l’ économie,  » 


Après  quoi  Camember  se  livre  à un  travail  mystérieux. 

— Vous  voirez.  mnmz'elle  Victoire,  vous  voirez  comme  la 
colonelle  elle  sera  satisfaisante  de  voir  que  le  sapeur  il  est-z-cco- 
nomique,  vous  voirez  ! 


— Mais,  sapeur,  qu’est-ce  que  vous  laites  donc  là  ? 

— Ma  colonelle  peut  voir  que  le  sapeur  il  obtempère  radica- 
lement aux  ordres  de  sa  colonelle  ,,  qui  lui  a défendu  de  rien 
jeter...  pour  lorssse  je  retaille  les  cure  dents. 


120 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


L'arrêt  «les  trains.  — Lors  de  l’étrange 
accident  de  la  gare  Montparnasse,  à Paris,  on  "a 
beaucoup  parlé  des  moyens  à employer  pour 
ralentir  rapidement  la  marche  d’un  train  sans 
secousse  brusque. 

Voici,  à ce  propos,  une  disposition  préventive 
appliquée  par  les  ingénieurs  allemands  dans 
plusieurs  gares  terminus , notamment  à Metz  : 

Ils  répandent  sur  la  voie,  et  sur  une  longueur  de 
quelques  mètres,  une  couche  de  sable  en  plan 
incliné,  haute  d'environ  60  centimètres  au  heur- 
toir, et  finissant  en  pente  au  point  où  les  roues  la 
rencontrent.  La  locomotive  dont  le  mécanicien 
n’est  plus  maître,  en  continuant  à rouler  sur  les 
rails,  pénètre  dans  cette  couche  de  plus  en  plus 
profonde,  et  sa  vitesse  se  trouve  détruite  progres- 
sivement. 

* * 

Ue  pastel.  — On  donne  le  nom  de  pastel  (en 
italien,  pastello , du  latin pastülus,  petit  gâteau)  à 
un  crayon  composé  d’une  couleur  quelconque 
puivénsée  et  pétrie  avec  de  l’eau  gommée.  Autie- 
fois  le  mol  de  pastel  servait  seulement  à désigner 
une  pâte  de  couleur  bleue,  tirée  de  Y 'isatis  ou 
< /itède,  genre  de  plantes  qui  croissent  dans  les 
régions  chaudes  ou  tempérées  de  l'Europe  et  de 
l’Asie.  V isatis  ou  guède  reçut  par  suite  le  nom  de 
pastel.  La  culture  du  pastel  comme  plante  tincto- 
riale a eu  une  importance  très  grande  jusqu'au 
xvii"  siècle.  Mais  depuis,  la  découverte  de  Y indigo 
l'a  très  considérablement  restreinte. 

* * 

Collection  «le  timl>i*cs-postc.  — Le  comte 
Primoli,  vient  de  vendre  150000  fr.  à un  amateur 
pansien,  sa  collection  de  timbres-poste.  Cette  col- 
lection a ceci  de  particulier  qu’elle  se  compose 
entièrement  de  timbres  neufs.  Un  des  timbres  a 
été  évalué  à 8000  fr.,  c’estcelui  de  Moldavie  ; deux 
autres,  les  fameux  timbres  de  la  Réunion,  à 
5000  fr.  ; le  rarissime  3 lire  de  Toscane  a été 
coté  3000 fr.  C’est  vraiment  pour  rien  ! 

Maxime.  — Une  écriture  illisible  est  une  forme 
du  mépris  d'autrui  : elle  prouve  qu’on  attache 
plus  de  prix  à son  temps  qu’à  celui  des  autres. 

(Grote). 

* 

* * 

Où  va  la  poésie*?  — -Un  poète  a eu  la  sin- 


RÉP0NSES AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  302. 

I.  Question  historique. 

On  appelle  paix  des  Dames , la  paix  de  Cambrai , qui, 
conclue  en  1329,  mit  lin  à la  seconde  guerre  entre  François  I”r 
et  Charles-Quint  et  nous  rendit  la  Bourgogne  que  François  Ier 
avait  abandonnée  en  1526  par  le  traité  de  Madrid.  — On  l'ap- 
pela paix  des  Dames parco  qu’elle  fut  négociée  par  Marguerite 
d'Autriche,  tante  de  l’empereur,  et  Louise  de  Savoie,  mère  du 
roi  de  France. 

II.  Question  géographique. 

Celui  de  nos  départements  dont  le  préfet  exerce  le  contrôle 
de  l'administration  française  sur  un  petit  État  voisin  est  le 
département  des  Pyrénées-Orientales , et  ce  petit  État  est  la 
république  d'Andorre.  Ce  territoire  est  placé,  en  effet,  sous  !a 


gulière  idée  de  mettre  la  géométrie  en  vers.  Vous 
cueillons,  dans  ce  poème,  le  remarquable  distique 
que  voici  : 

La  perpendiculaire  s e pique 
D’être  plus  courte  que  l'oblique  ! 

Est-elle  heureuse  cette  perpendiculaire  I 
* 

* * 

Enseigne  «Pim  changent*.  — L'homme 
absurde  est  celui  qui  ue  change  jamais. 


A propos  «le  pantoufle**.  — Deux  petites 
filles  d'invalides  font  des  pantoufles  pour  leur 
grand-père. 

— J’aurai  fini  avant  Loi,  dit  l'une. 

— Je  crois  bien  1 répond  l'autre.Tu  as  de  la  chance, 
toi...  ton  bon  papa,  il  n’a  qu’une  jambe  î... 


Un  moyen  i*n«licnl.  — Câlin  O cause  avec 
un  ami,  qui  lui  dil  : 

— C'est  idiot  a la  fin!  Je  ne  peux  arriver  à faire 
des  économies!  Tous  les  quinze  jours,  je  relire  à 
l’aide  d’une  laine  de  couteau  les  quelques  pièces 
de  monnaie  amassées  avec  peine  dans  ma  tirelire, 
et  dont  il  ne  reste  plus  rien  le  soir. 

— C'est  bien  simple,  réplique  Calino,  achetez 
une  tirelire  sans  ouverture. 

REPONSES  A CHERCHER 

Etymologie — Y a-t-il  une  différence  entre 
la  soupe  et  le  potage  ? Quelle  est  l’origine  de  ces 
deux  mots  ? 

* * 

Question  historique.  — Qu’appelait- on 
au  xv°  siècle  les  fillettes  du  roi? 

* * 

Homonyme.  — Trouver  un  substantif  qui 
soit  Je  nom  d’une  île,  d’une  ville,  d une  bombe, 
d’un  fruit  ? 

* * 

Problème  alphabet  Lpie.  — Former,  avec 
la  première  syllabe  du  nom  de  quatre  sous-pré- 
fectures de  l rance,  le  nom  d’une  autre  sous- 
préfecture  ? 


suzeraineté  de  la  France  d’une  part,  et  d'autre  paî  t,  de  l'évêque 
d'Urgel,  en  Espagne.  Le  gouvernement  est  aux  mains  d’un 
Conseil  général  composé  de  24  membres.  Le  pouvoir  exécutif 
appartient  A un  syndic  et  à un  vice-syndic.  La  France  et 
l'évêque  d’Urgel  nomment,  l'un  et  l'autre,  un  viguier  [magis- 
trat chargé  do  rendre  la  justice  criminelle)  et,  alternative- 
ment, un  juge  civil.  Enfiu  trois  députés  andorrans  prêtent 
sonnent  entre  les  mains  du  préfet  des  Pyrénées- Orientales. 
Cotte  petite  république,  qui  a une  superficie  de  452  kilomètres 
carres,  compte  une  population  de  6000  habitants. 

III.  Petit  casse-tête. 

Ce  que  I on  conçoit  bien  s’énonce  clairement. 

Et  les  mots  pour  le  dire  arrivent  aisément. 

(Boileau.) 


Le  héraut . Maurice  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d'adresse  doit  être  aceomoaynée  de  l'i 


des  demiei es  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8'  année.  — N'  364. 


10  centimes. 


15  février  1896. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


l ‘ABONNEMENT  : CN  AN,  SIX  FRANCS 


Part  du  1er  de  chaque  mois. 


Armand  COLIN  & C“,  éditeurs 


ÉTRANGER  ? fr  — PARAIT  CHAQUE  SAHEDE 


5, 


rue  de  Nlézièrcs.  Pari» 


Tous  droits  réservés. 


Une  école  indigène  au  Soudan  (Composition  îuiîdxle  de  Mautis). 


422 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Chryséis  au 

Où  l'on  joue  au  Petit  Poucet. 

Les  deux  petites  se  taisaient;  Chryséis  dormait 
à demi,  avec  un  pli  mauvais  au  coin  des  lèvres, 
une  grande  ride  au  milieu  du  iront.  Merced,  très 
éveillée,  au  contraire,  et  interrogeant  l'horizon, 
avait,  cela  se  voyait,  une  terrible  envie  de 
parler  : dans  ses  jolis  yeux  noirs  animés,  sur 
ses  lèvres  à demi  souriantes,  se  lisait  une 
pensée  joyeuse  qu'elle  voulait  taire  partager 
à sa  compagne. 

Mais  elle  n'osait  pas  : Catherine  n'avait  pas 
l'abord  agréable  quand  elle  était  de  mauvaise 
humeur,  et  l'on  avouera  que,  cette  lois,  elle 
était  en  droit  de  l’être.  Aussi  Merced,  quelque 
affection  que  sa  compagne  lui  eut  montrée  le 
matin,  ne  se  risquait  pas  à éveiller  le  chat 
qui  dormait. 

Cependant,  quand  elle  sentit  l’allure  des  bêtes 
s’accélérer,  quand,  se  penchant  hors  du  panier, 
elle  vit  la  nature  du  terrain  changer  et  les  cha- 
meaux voler  sur  ce  sol  rocheux  sans  laisser 
plus  de  traces  que  les  aigles  dans  l'air,  elle  se 
décida  : 

— Catherine  ! 

— Quoi'?  fit  sèchement  la  jeune  fille,  sans 
ouvrir  les  yeux. 

— Écoute  donc  1...  Les  Touareg... 

— Ce  sont  des  Gétules,  ou  tout  au  plus  des 
Numides. 

— ■ Des  Gétules,  si  tu  veux.  Eh  bien  ! les 
Gétules  fuient,  cela  se  voit  ; ce  n'est  pas  un 
voyage  ordinaire;  songe  qu’on  n’a  pas, pour 
ainsi  dire,  emporté  de  provisions,  ce  qu’on  fait 
toujours  quand  on  se  déplace. 

— Qu'est-ce  que  cela  me  fait?  marmotta 
Chryséis  en  se  rencognant  dans  le  panier, 
laisse-moi  dormir. 

— Mais  non...  s’ils  fuient  c’est,  qu’on  les 
poursuit. 

— C’est  Amilcar,  murmura  Chryséis  du  fond 
de  son  rêve.  Il  les  attend  au  défilé  de  la 
Hache... 

— Mais  non,  fit  encore  Merced  qui  ne  s'émou- 
vait pas  pour  si  pou,  car  elle  en  avait  entendu 
bien  d'autres.  Ce  général-là  no  doit  pas  être  en 
Afrique,  car  je  n'en  ai  jamais  entendu  parler. 
Si  les  maîtres  — elle  n'osait  plus  dire  les 
Touareg  — sont  poursuivis,  cela  ne  peut 
guère  être  que  par  les  Français. 

— Tu  crois  ? 

Et  Chryséis,  se  redressant,  ouvrit  tout 
grands  ses  yeux  gris  : 

— Où  vois-tu  des  Français  ? 


désert  {Suite)  . 

La  petite  Espagnole,  sans  se  faire  prier, 
répéta  patiemment  ses  explications  et  ses 
suppositions,  puis  elle  ajouta  : 

— Tu  sais  qu’il  faut  nous  aider  pour  que  le 
ciel  nous  aide.  Je  crois  donc  que  nous  ferons 
bien  d'être  très  attentives  à tout  : d'abord 
parce  que  les  maîtres  sont  bien  plus  méchants 
lorsqu'ils  sont  en  guerre,  ensuite  pour  pro- 
fiter de  la  moindre  occasion  favorable. 

— Oui,  murmura  Chryséis  ; tu  dois  avoir 
raison.  Mais  tu  comprends  que  ceux  qui  nous 
poursuivent  vont  vite  perdre  nos  traces,  dans 
cet  affreux  désert.  Tiens,  regarde,  ajoute-t-elle 
en  se  penchant,  cela  me  paraît  être  un  banc  de 
gneiss,  ce  terrain-là  ; jamais  on  n’y  retrouvera 
vestige  de  notre  passage... 

— Bon  ! fit  Merced  avec  un  frais  éclat  de  rire, 
toi,  une  Française,  tu  ne  connais  pas  le  Petit 
Poucet? 

— Je  ne  lisais  pas  ces  sornettes,  répliqua  la 
fille  du  colonel  avec  un  de  ces  restes  d'acidité 
qu'on  trouve  parfois  au  fond  des  vieux  citrons, 
même  vidés  de  leur  jus.  Je  les  connais  cepen- 
dant ; j'ai  fait  une  étude  spéciale  sur  leurs  ori- 
gines et  je  sais  que  ce  sont  des  mythes  so- 
laires. A quel  propos  vlens-tu  m’en  parler  ? 
Qu’est-ce  que  le  Petit  Poucet  peut  avoir  à dé- 
mêler avec  notre  situation  ? 

— Ce  qu'il  peut  avoir  à démêler?  et  com- 
ment a-t-il  retrouvé  son  chemin  ? 

Et  Merced,  riant  toujours,  ôta  une  de  ses 
longues  boucles  d'oreilles  de  filigrane,  se 
pencha  hors  du  panier  où  elle  était  emboîtée, 
et  laissa  tomber  le  pauvre  bijou  sur  le  sol. 

Chryséis,  qui  avait  suivi  ses  mouvements 
avec  un  intérêt  croissant,  battit  des  mains  avec 
une  joie  et  des  rires  d'enfant  : 

— Oh!  la  bonne  idée!...  la  bonne  idée! 
Merced  ! ma  petite  Merced  ! il  faut  que  je  t’em- 
brasse... 

Et  elle  se  jeta  au  cou  de  la  fillette  qui,  toute 
rougissante  de  joie,  lui  rendit  sou  baiser  en 
murmurant  : 

— Oh!  tues  contente?...  Cela  me  fait  tant  de 
plaisir  !... 

...  Et  la  tribu  fugitive  continuait  sa  route, 
toujours  en  hâte,  toujours  fuyant.  Et  les  deux 
fillettes,  désormais  unies  comme  deux  vraies 
sœurs,  continuaient,  elles,  à semer  leurchemiu 
des  cailloux  blancs  du  Petit  Poucet.  Après  les 
boucles  d'oreilles  de  Merced,  ce  furent  des 
lambeaux  de  leurs  vêtements;  puis,  hachées 
avec  un  mauvais  couteau,  des  mèches  de  leurs 
cheveux  : si  courtes  que  fussent  les  boudes 


l.  Voir  ie  n-  363  da  Petit  Français  illustré,  p.  110. 


CHRYSÉIS  AU  DÉSERT 


renaissantes  de  Chryséis,  elle  les  sacrifia  gaiement  en  disant  : 

— Aoukane  les  trouvera  plus  trop  longs,  mes  pauvres  cheveux  ! 

...  Puis,  eu  hésitant,  en  rougissant  un  peu,  Catherine  tira  de  son  sein 

une  chaînette  d’or,  échappée  à ses  maîtres,  où  pendaient  trois  médailles. 

— Santa  Virgeu!  dit  l’Andalouse,  tu  as  des  médailles  saintes'.'... 

Et  l’étonnement  de  Merced  était  si  visible  que  Chryséis  rougit  plus  fort  : 

— Oui,  dit-elle,  ce  sont  celles  de  ma  première  communion...  je  n’y 
pensais  plus  guère,  car  ma  tante  me  faisait  tant  étudier  que  je  n’avais 
le  loisir  d’aller  souvent  à l’église,  mais  je  les  avais  gardées... 

Et  soupirant,  elle  ajouta  : 

— C’est  cependant  ce  qu’il  y a de  meilleur,  que  de  prier  et  d’avoir  confiance 
en  Dieu  ! Et  sans  toi,  ma  chérie,  je  ne  l’aurais 
peut-être  jamais  compris.  J’ai  courage,  à pré- 
sent,  et  j’aurai  patience,  car  tu  m’as  appris  ce 


que  je  no  savais  pas,  malgré  tout  ce  que  j’avais 
étudié  : c’est  que  « Celui  qui  me  garde  ne 
sommeillera  pas  ». 

El  sans  regarder  Merced,  elle  laissa  tomber  sur 
le  sable  une  des  médailles  qui  étincela  au  soleil. 

...  Le  soir  était  venu.  On  fit  halte,  on  campa. 
Mais  un  terrible  accident  était  arrivé  dans  la 
journée  sans  qu’on  s’en  fût  aperçu.  Soit  par  un 
manque  de  soin,  dans  la  hâte  du  départ,  soit 
par  la  chaleur  trop  ardente,  la  moitié  des  outres 
d’eau  s’étaient  ouvertes,  et  pendaient  fiasques 
sur  les  djemels.  Ce  fut  une  consternation  géné- 
rale ; il  n’v  avait  ni  puits  ni  oued  *,  à des  dis- 
tances énormes,  et  pour  désaltérer  bêles  et 
gens,  l’eau  allait  manquer  avant  deux  jours. 
Pour  commencer  on  rationna  les  serviteurs,  et 
les  deux  fillettes  n’eurent  pour  elles  deux  que 
la  valeur  d’un  verre  d’eau  saumâtre. 

— Pourvu  qu’on  nous  rattrape  bien  vite!  dit 
Merced  avec  épouvante.  Tu  ne  sais  pas  ce  .que 
c’est,  toi,  que  la  soif  au  désert!  j’ai  failli  en 
mourir.  Fan  dernier... 

...  Et  le  lendemain  la  fuite  reprit.  La  chaleur 
augmentait,  le  soleil  devenait  de  feu,  le  sol 
brûlait.  La  soif  dévorait  les  petites  qui  n’a- 
vaient eu  pour  leur  nourriture  qu’une  poignée 
de  farine  de  maïs  et  quelques  dattes  gâtées.  Les 
moutons,  qu’on  avait  rationnés,  bêlaient  lamen- 
tablement. et,  clopin-clopant,  suix-aient  la  cara- 
vane en  s’échelonnant  à de  longues  distances 
les  uns  des  autres. 

.Merced  et  Chryséis  avaient  jeté,  à de  longs 
intervalles,  les  deux  autres  médailles  et  la 
chaînette  d’or,  et  maintenant,  silencieuses, 
n’ayant  plus  rien  qui  pût  guider  les  sauveurs, 
souffrant  sans  oser  se  le  dire,  elles  feignaient 
de  sommeiller.  Tout  à coup  Chryséis  releva 
vivement  la  tête  : 

— Merced!  Merced!...  une  idée  !... 

— Laquelleîfitlapetiteprestement  réveillée. 

— Ce  couffin  qui  nous  fait  contrepoids,  que 
contient-il? 

— De  la  ferraille,  de  la  vaisselle,  des...  tu  as 
raison!... 


Sidi-el-Uadj  tua  ses  deux  plus  beaux  lévriers. 

Et  sans  en  demander  plus,  les  yeux  brillants 
de  joie,  la  fillette  se  dressa  sur  le  chameau, 
plongea  son  bras  dans  le  couffin  et  en  tira  une 
cruche  de  terre. 

— Ce  n’est  peut-être  pas  très  honnête  de 
casser  la  vaisselle  des  maîtres,  fit-elle  gaîment, 
mais  il  faut  vraiment  avouer  qu’ils  nous  paient 
trop  irrégulièrement  nos  gages. 

Elle  cassa  là-dessus  la  cruche  en  mille  mor- 
ceaux, et  les  tessons  remplacèrent  les  mé- 
dailles. 

...  Mais  la  soif,  l’horrible  soif,  dex-enait  into- 
lérable. Le  soir  à la.halte,  rien  à boire  pour  les 
esclaves;  quelques  gorgées  pour  les  bêtes  et 
pour  les  maîtres.  Ou  saigna  quelques  moutons 
que  l’on  mangea  ; c’était  autant  de  moins  à 
désaltérer.  Mais  toute  la  uuitles  hurlements  des 
slouguis  tinrent  les  petites  éveillées,  muettes 
de  terreur. 

Le  lendemain  fut  plus  dur  encore.  Des 
chiens,  devenus  fous  de  soi! ;■<  hydrophobes  , 
murmura  Chryséis),  galopaient  sur  le  flanc  de 
la  troupe,  et  Sidi-el-Hadj  lui-même,  très  pâle 
et  les  larmes  aux  yeux,  tua  de  deux  balles  ses 
deux  plus  beaux  lévriers  qui  avaient  voulu 
mordre  Aouka.  Les  moutons  morts  jonchaient 
la  route  ; les  fillettes  n’avaient  plus  besoin  de 
bouées  pour  signaler  leur  passage.  A la  halte 
de  midi  on  tua  des  brebis  pour  boire  leur 
sang... 


1.  Rivière  do  la  région  saharienne,  le  plus  souvent  intermittente. 


124 


I.i:  IM'  HT  F n A N Ç A I S ILLUSTRÉ 


Los  petites,  depuis  longtemps,  enfiévrées,  à 
demi  mortes,  ne  trompaient  leur  soif  qu'en 
conservant  des  cailloux  dans  leur  bouche. 

...  Puis  on  égorgea  des  chameaux  de  charge, 
dont  on  abandonna  les  bagages,  et  les  chefs  et 
leurs  femmes  burent  l’eau  qui  restait  dans  leur 
estomac...  Les  autres  suçaient  des  oignons, 
buvaient  quelques  gorgées  de  beurre  fondu, 
selon  l'usage  des  caravanes  en  détresse.  Mais 


les  puits  étaient  bien  loin  encore...  Sidi-el- 
Hadj  ne  se  préoccupait  plus  de  dissimuler  ses 
traces  : il  voulait  seulement  arriver  jusqu’à 
l'eau...  Mais  combien  y arriveraient  vivants  ? 
elles  deux  petites  esclaves,  mourantes  au  fond 
de  leur  litière  improvisée,  vivraient-elles 
encore  jusque-là  ? 

G.  M. 

(A  suivre.) 


La  leçon  d’histoire. 

MONOLOGUE 


PERSONNAGE  : un  collégien  en  uniforme. 


(n  débute  sur  un  ton  désolé)  Papa  ne  veut  pas  me 
croire  ! Papa  me  traite  de  paresseux  ! et  pour- 
tant... (cherchant  a convaincre  son  auditoire)  et  pourtant 
ça  n'est  pas  ma  faute  ! (baissant  le  ton)  Je  suis  un 
cas  très  curieux,  très  intéressant,  un  cas  que 
les  docteurs  devraient  étudier,  avec  soin  : 
(très  grave)  je  ne  peux  pas  retenir  mes  leçons 
d'histoire. 

(En  pressant  un  peu)  Je  retiens  bien  mes  autres 
leçons,  les  leçons  (cherchant)...  d'écriture...  de 
gymnastique...  d'instruction  militaire,  et  ça... 
c'est  presque  de  l'histoire  ! — mais  l’histoire 
de  France,  l'histoire  avec  des  noms  propres  et 
des  dates...  oh  ! les  dates  ! ça  m’est  tout  à lait 
contraire  ! (il  passe  sa  main  sur  son  front)  Pour  moi, 
c’est  du  surmenage  chronologique. 

(Changeant  de  ton  — plus  gai  Mills  comme  il  lie 
faut  pas  se  faire  punir,  j’ai  dû  imaginer  quel- 
ques petits  moyens  honnêtes  pour  échapper 
aux  punitions  fatales,  et  puisque  les  prix  sont 
passés  C't  (regardant,  à gauche  et  à droite)  que  110US 
sommes  entre  nous  (fort)  je  vais  faire  ma 
confession. 

(Un  temps  assez  long  pendant  lequel  il  se  recueille) 

Parbleu  I Si  le  maître  vous  pose  la  question  de 
cette  façon  : 

(Imitant  la  voix  d’un  vieillard)  « Moll  petit  ami, 
dites-moi  la  date  de  la  bataille  d’Azineourt  qui 
fut  livrée  eu  1415  et  où  fut  battue  la  noblesse 
française?  » 

(Ton  naturel)  Cela  va  tout  seul  ! 

Mais  on  ne  peut  pas  espérer  toutes  les  fois 
une  aubaine  pareille  ! et  je  suis  plus  souvent 
victime  de  questions  aussi  indiscrètes  que 
celle-ci  : 

(Brusqucmment  d une  voix  rude)  « Qui  succéda  à 
Henri  IV?  » 

(Ton naturel)  Qui  succéda'?...  qui  succéda?...  J’ai 
toujours  envie  de  répondre  : « Vous  êtes  bien 
curieux  ! » ou  encore  : « Ça  n’est  pas  moi, 
m'sieur  ! » 

Mais  comme  ma  réponse  serait  peut-être  mal 


! interprétée,  je  cherche  eonscieusement  (prenant 
son  menton  dans  sa  main  droite  d’un  air  soucieux)  qui 
succéda...  à Henri  IV  ?...  à Henri  IV? 

(Comme  s’il  venait  de  trouver  subitement)  Qui 

succéda  à Henri  IV?  Mais  Henri  V,  m’sieur! 
(vite)  Car  il  11e  faut  jamais  hésiter,  lorsqu'on 
ne  sait  pas. 

(D'un  ton  doctoral)  Dites  une  bêtise,  mais  dites- 
la  sans  broncher  ! 011  ne  sait  pas  ce  qui  peut, 
arriver;  le  maître  peut  être  distrait;  enfin  le 
hasard  peut  s’en  mêler  et  vous  faire  tomber 
juste. 

Mais  le  cas  insoluble  — ou  du  moins,  qui 
semble  insoluble  au  premier  abord,  est  celui-ci, 

par  exemple  : (Imitant  un  maître  très  doux)  « VOYOUS, 

Victor,  parlez-moi,  je  vous  prie,  de  la  bataille 
des  Pyramides?  » 

(s'adressant  a l'auditoire)  La  question  porterait  sur 
la  bataille  de  Pavie  ou  de  Sébastopol  que  le 
cas  serait  identiquement  le  même.  Il  s'agit 
de  raconter  un  événement  dont  vous  ne 
connaissez  pas  le  premier  mot. 

(Très  contont  de  lui)  Pour  moi,  voici  comment 
je  procède  et  comment  je  vous  engage  à pro- 
céder. Une  question  ainsi  posée  est  un  véritable 
triomphe. 

(Un  tompsi  Ne  parlez  ni  des  vainqueurs  ni  des 
vaincus,  cela  vous  entraînerait  trop  loin!  Et 
puis,  vous  pourriez  vous  tromper.  En  outre, 
chaque  peuple  raconte  la  même  bataille  à sa 
façon;  ça  n’a  donc  aucune  importance. 

(Presser)  Ne  vous  embarquez  ni  dans  les  causes 
qui  ont  pu  déterminer  cette  bataille,  ni  dans 
les  traités  qui  ont  pu  la  suivre  : tout  le  monde 
les  connaît,  ça  n’intéresse  plus  personne  (Élevant 
10  ton)  Mais  levez-vous  bruyamment,  lancez  le 
nom  de  la  bataille  avec  chaleur,  comme  un  bon 
élève  tout  plein  de  son  sujet,  puis  débutez 
brusquement...  (s'arrêter  net,  puis  d'une  voix  grave 
et  lente)...  brusquement...  pour  n'être  pas  inter- 
rompu. (il  lance  a pieino  voix)  « La  bataille  de 
Malplaquet...  (Moitié  nanti  ou  de  Trots-Étoiles.  (La 


LA  LEÇON  D'HISTOIRE 


125 


« La  mêlée  fut  sanglante,  les  pertes  considérables  de  part  et  d’autre.  » 


suite  sur  un  ton  légèrement  déclamatoire)  « La  journée 

fut  terrible  : les  troupes  avaient  contre  elles  le 
climat,  les  intempéries  de  la  saison,  les  diffi- 
cultés d'un  pays  ignoré, l'infériorité  du  nombre, 
mais,  en  revanche,  toute  la  vaillance  de  la  race, 
toute  l'énergie  d'un  sang  bien  français. 

« Dès  le  matin,  toutes  les  dispositions  avaient 
été  prises  — et  bien  prises.  Un  gros  d'infanterie 

(il  ponctue  de  gestes  toute  la  suite  du  récit)  était  massé 

devant  la  cavalerie  dissimulée  derrière  un 
mamelon  que  couvrait  l'artillerie.  Le  terrain 
bien  choisi  mettait  toutes  les  chances  de  notre 
côté. 

(Avec  enthousiasme;  tt  Trois  fois  l'ennemi  re- 


vint à la  charge  ; trois  fois  il  fut  repoussé  ! 

(Tragique;  « La  mêlée  fut  sanglante,  les  pertes 
considérables  de  part  et  d'autre,  et,  si  la  victoire 
fut  achetée  au  prix  de  bien  des  héroismes,  ce 
fut,  pour  les  vaincus,  un  désastre  glorieux  ! » 

(Un  temps  — puis  d'un  ton  grave)  « On  retrouve 
bien  loin  dans  l'histoire  les  éclatants  résultats 
de  cette  mémorable  journée  ! » 

(So  reprenant)  VOUS  VOUS  arrêtez  (Un  temps)  et 

vous  attendez. 

Il  n’y  a pas  de  milieu  : ou  vous  obtenez  le 
maximum,  eu  vous  passez  à la  porte. 

C'est  Austerlitz...  ou  Waterloo  ! 

H.  D. 


Uaniçcr  «les  apéritifs.  — Il  y a quelque 
temps,  à l'une  des  séances  de  l'Académie  de 
médecine,  un  savant  distingué  a entretenu  ses 
collègues  du  danger  des  apéritifs. 

Les  apéritifs  sont  ces  liqueurs  qui,  sous  des 
noms  variés,  amers,  absinthes,  bitters,  ver- 
mouths, contiennent,  avec  une  forte  dose 
d'alcool,  une  essence  végétale  qui  est  presque 
toujours  un  poison. 

Ces  apéritifs,  dont  malheureusement  quel- 
ques-uns sont  agréables  au  goût,  produisent 
des  effets  désastreux  sur  l'organisme  tout  en- 


tier, principalement  sur  le  cerveau  et  sur  le 
système  nerveux.  L’appétit  devient  nul.  1 es- 
tomac fonctionne  mal.  la  mémoire  s'éteint,  la 
parole  s’alourdit,  les  mains  tremblent. 

L'absinthe,  surtout,  est  dangereuse;  la  plu- 
part de  ses  victimes  succombent  à la  phtisie 
pulmonaire;  d’autres  tombent  en  proie  aux 
fureurs  sans  cause,  à la  paralysie,  à la  folie, 
à toutes  les  misères  et  toutes  les  hontes  de 
l’alcoolisme. 

Presque  tous  les  apéritifs  sont  des  poisons. 
L'absinthe  est  le  pire  des  apéritifs. 


m 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Au  moment  où  le 
cortège  va  passer  — 
le  bœuf  étant  rede- 
venu «à  la  mode», — 
j’interroge  les  inté- 
ressés : i°  le  vieux 
statisticien  qui  pleu- 
rait depuis  vingt- 
cinq  ans  la  dispari- 
tion du  bœuf  gras, 
— 2°  les  figurants  du 
cortège,  — 3°  le  pu- 
blic, — 4°  le  bœuf 
lui-même  ! 

Le  vieux  statis- 
ticien. — Mossieu, 
a-t-il  commencé,  l’o- 
rigine du  bœuf  gras 
se  perd  dans  la  nuit 
des  temps.  Le  bœuf 
Apis... 

— Pardon,  je  n’ai 
que  peu  d’instants 
à vous  donner...  lui 


dis-je,  passons  au  moyen  âge. 

— Bien,  Mossieu.  Le  bœuf  ville,  ou  vielle , 
ainsi  nommé  parce  qu’on  le  promenait  au  son 
des  vielles  et  des  violons,  est  cité  par  Rabelais 
comme  un  des  divertissements  du  jeune  Gar- 


gantua. 

— Dépêchons,  je  vous  en  prie... 

— Soit,  Nous  sommes  en 
l’an  de  grâce  1739,  le  jeudi 
gras.  Le  bœuf  gras  s’avance, 
ayant  sur  la  tête  une  grosse 
branche  de  laurier  (celle  que 
l’on  mettra  dans  la  sauce)  et 
sur  le  dos  un  riche  tapis.  Un 
enfant,  décoré  de  rubans 
bleus,  « le  Roi  des  Bou- 
chers »,  conduit  triomphale- 
ment la  victime,  un  sceptre  à 
la  main.  Le  cortège,  précédé 
de  fifres  et  de  tambours,  va 


mations 
dupeuple!... 

Sous  la  Révo- 
lution, Mossieu, 
pas  de  bœuf  gras! 

L'Empereur  le  réta- 
blit. En  1812,  le  bœuf 
gras  s’échappe  et  tue 
trois  personnes.  C’était  un 
fâcheux  présage  que  Napo- 
léon ne  voulut  pas  écou- 
ter; ce  bœuf- augure  eût 
épargné  le  passage  de  la  Bérésina  ! Le  premier 
bœuf  gras  que  j’ai  vu,  moi,  de  mes  yeux  vu,  fut 
celui  de  1843  ! Un  bœuf  énorme,  pesant  1 900  ki- 
logrammes! Ah1 
quel  cortège  ! L'O- 
Ivmpe  défilait  der- 
rière le  magnifique 
représentant  de  la 
race  bovine  ! Il  se 
rendit  chez  les 
ministres  , aux 
Tuileries  et  chez 
les  ambassadeurs  1 
Puis  de  là,  au  res- 
taurant du  Bœuf  à 
la  mode , rue  de 
Valois,  où  eurent 
lieu  bombances  et 
libations  pendant 
que  l’orchestre  jouait  « Où  peut-on  être  mieux 
qu'au  sein  de  sa  famille  ! » 

J’ai  vu  tous  les  bœufs  gras,  Monsieur;  j’ai  vu 
celui  de  1843,  le  Père  Goriot;  celui  de  1846, 
Dagobert  ; ceux  de  1847,  César  et  Monte-Christo ; 


comme  d’habitude,  faire  visite  aux  grands  per- 
sonnages et  aux  magistrats.  Ne  trouvant  pas 
chez  lui  le  président  du  Parlement,  la  cavalcade 
envahit  le  Palais  de  justice,  et  le  bœuf  gravit 
avec  majesté  l’escalier  de  la 
Sainte-Chapelle,  traversant 
les  salles  et  ressortant  par 
la  porte  Dauphine  aux  accla- 


LE BŒUF  GRAS 


127 


celui  de  i852, 

Manlius;  j'ai 
vu  Port  lias.  Ara  mi  s et 
cTArtagnan , Sébastopol 
et  Maîakoff:  j'ai  vu  Sol- 
ferino...  Puis  en  1870, 
hélas'...  ce  fut  fini... 
Enfin,  grâce  au  ciel  et 
au  conseil  municipal,  le 
cortège  nous  est  rendu... 
le  bœuf  est  ressuscité...  > 


Je  quittai  ce  monsieur  précieusement  ren- 
seigné et  j’écoutai  le  public. 


Un  municipal , glacé  de  froid,  un  confetti  dans  l’œil.— 
Mince  de  réjouissance  !...  Si  le  bœuf  gras  pou- 
vait faire  disparaître  ces  sales  confetti!  Circul 
lez...  circullllez...  Allons,  bon!  un  coup  de  petit 
balai  sur  la  nuque  à présent...  Circullllez...  cir- 
cullllllez... 


Un  page  Henri  III.  — Sale  mode!...  j’ai  les 
mollets  sans  connaissance.  Pour  sûr  que  je  vais 
pincer  une  fluxion  de  poitrine...  Quels  crétins, 
ces  Valois...  de  n’avoir  pas  porté 
des  bottes!...  (il  éternue)  Allons, 
bon!...  ça  y est...  tout  ça  pour 
le  bœuf  gras  ! 


Un  meurt  de  faim. — L bœuf 
gras...  si  encore  on  pouvait 
m’en  don- 
ner une 
tranche.  . . 
même  d’un 
maigre...  ! 


Un  pick-pocket.  — Bonne 
affaire...  j’ai  déjà  recueilli 
neuf  montres. 


M.  Prudhomme  et  son 
fils.  — Tu  vois,  mon  gar- 
çon, aujourd’hui  le  Capi- 
tole et  demain  la  roche 
Tarpeienne 


Une  Vénus.  — De- 
main redevenir  blanchis- 
seuse... ça  qu’est  dégoû- 
tant!... 

* 

* * 

Un  Dieu  du  cortège.  — 

V’ià  le  22°  apéritif  que  je  prends...  pour...  célé- 
brer... la  résurrection  du  bœuf  gras...  Ousqu'est 
mon  sceptre  ?...  il  n’est  pas  là,  mon  sceptre? 

(il  prend  on  titubant  le  parapluie  d un  monsieur  qui  se 
fâche.  Le  municipal  emmène  le  monsieur  et  Jupiter  au  poste.) 


Au  Bœuf,  maintenant  ! Sa  majesté,  grisée  par 
le  succès,  fait  néan- 
moins quelques  ré- 
flexions mélancoli- 
ques : 

— To  be>  or  not 
to  be...  fteak  aux 
pommes  ! Oui,  l’on 
n’a  pas  été  grand'- 
chose  si  l’on  n’a  pas 
été  bœuf  gras...  Voi- 
là bien  la  foule,  la 
voilà  bien  ! Je  suis 
au  faite  des  gran- 
deurs, on  m'applau- 
dit comme  un  géné- 
ral populaire.  Oui,  mais  demain  " 
« De  quoi  demain  sera-t-il  fait?  » 
Aujourd’hui  le  velours,  demain 
le  sapin!  Ah!  n’eût-il  pas  mieux 
valu  ruminer,  maigre  et  incon- 
nu, dans  les  pâturages  verts  ? 
N’eût-il  pas  mieux  valu  devenir 
insalubre?  Qui  sait?...  On  m'eût 


peut-être  tout  de 
même  découpé 
pour  les  sol- 
dats ! Vanitas 
vanitatum , tout 
n’est  que  vanité  1 

Mais  j’entends  les  trombones  et  la  grosse 
caisse...  Adieu,  badauds!  celui  qui  va  mourir 
vous  salue! 


H. 


128 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Les  fredaines  de  Mitaize  iswue)'. 


De  nouveau,  Daniel  montrait  des  velléités 
de  paresse;  ses  devoirs,  bâclés  à la  hâte,  ne 
supportaient  plus  la  comparaison  avec  ceux 
de  Martial.  Celui-ci  travaillait  avec  ardeur,  ne 
perdait  pas  une  des  explications  de  leurs 
maîtres  et  semblait  en  passe  de  devenir  un 
élève  hors  ligne  ; c’est  que,  pour  lui,  c'était  une 
joie  de  continuer  des  études  entreprises  à 
l'aventure,  poursuivies  sans  suite,  au  hasard 
de  ses  lectures. 

Mais  Dany,  lassé  déjà  d’un  court  effort,  se 
relâchait,  malgré  les  conseils  de  son  cama- 
rade. 

— Vous  ne  connaissez  pas  votre  bonheur, 
disait  celui-ci,  vous  n'avez  qu'à  parler,  on  vous 
donne  des  maîtres,  vous  pouvez  choisir  votre 
carrière,  rien  ne  vous  empêche  de  la  suivre; 
moi,  sans  M,  Le  .Mauduy,  je  fréquenterais 
l'école  du  village  encore  quelques  mois,  puis 
j’en  resterais  là,  pas  assez  instruit  pour  obtenir 
une  place  quelconque,  trop  pauvre  pour  devenir 
cultivateur.  Heureusement  qu'il  m’a  aidé,  heu- 
reusement que  vous  êtes  venu,  Daniel;  sans 
vous,  je  n'aurais  pas  tous  les  jours  des  leçons. 
Il  y avait  tant  de  choses  que  je  ne  comprenais 
pas  seul,  et  je  n'osais  pas  le  dire  au  bon  M.  Jean, 
car  il  serait  venu  plus  souvent  chez  nous,  et 
cela  le  dérangeait,  je  le  sais  bien. 

Daniel  s’étira  les  bras  en  étouffant  un  bâil- 
lement. 

— Mon  pauvre  Martial,  je  t’admire,  mais  je 
ne  peux  pas  te  ressembler.  Que  veux-tu  ! nous 
n'avons  pas  les  mêmes  goûts;  cela  t’amuse 
d’étudier,  moi,  cela  m'ennuie  ; tu  es  reconnais- 
sant à ceux  qui  t'instruisent;  moi,  je  les 
voudrais  voir  à cent  lieues.  Et  puis,  tu  as 
Jeanne,  qui  te  conseille  et  t'encourage  ; moi, 
ma  sœur  me  dérange  tant  qu’eUe  peut. 
Comme  tu  le  dis  très  bien,  tu  veux  te  créer 
une  position  et  rien  ne  te  distrait  de  tes 
livres;  quant  à moi,  j’ai  le  temps  d'y  songer, 
je  ne  vois  pas  pourquoi  je  me  tuerais  de  tra- 
vail. Papa  désire  que  je  fasse  mes  études  de 
médecine;  je  les  ferai  donc,  mais  sans  me 
presser.  Quand  je  serais  recalé  deux  ou  trois 
fois  à mon  bachot,  cela  est  arrivé  à bien 
d’autres  ! 

— Aux  paresseux  surtout,  monsieur  Daniel 

Daniel  lit  claquer  ses  doigts  d’un  air  détaché  : 

— A eux  et  aux  autres,  va...  Après,  je  pren- 
drai mes  inscriptions,  je  suivrai  les  cours,  et, 
ma  foi,  il  n'y  a pas  de  limite  d'âge  pour  deve- 
nir docteur. 

— Oh  ! monsieur  Daniel,  vous  ne  voudriez 


pas  gaspiller  votre  temps  quand  vous  pouvez 
avoir  fini  moitié  plus  vite  ! 

— Il  n'y  a pas  grand  mal  à s'amuser  un  peu, 
au  lieu  de  s'abrutir  à travailler. 

— Si,  monsieur  Daniel,  fit  Martial  avec  viva- 
cité, si...  perdre  son  temps  est  mal.  Je  vous  en 
prie,  travaillez,  c'est  si  bon  quand  on  réussit, 
vos  parents  seront  si  heureux!  et  puis,  je  ne 
devrais  pas  vous  dire  cela,  mais  si  vous  veniez 
à les  perdre,  on  ne  sait  jamais  ni  qui  vit  ni  qui 
meurt,  n'est-ee  pas?...  et  vous  vous  repentiriez 
de  ne  pas  leur  donner  le  plus  de  satisfaction 
possible. 

— Tu  as  raison,  mon  cher,  mais  vois-tu, 
que  je  travaille  ici...  une  fois  à Paris,  je  serai 
distrait  de  nouveau  par  tant  de  gens  et  de 
choses,  les  amies  de  Mitaize,  mes  amis  à moi  ; 
je  ne  pourrai  pas  m’empêcher  de  négliger  ma 
besogne,  c’est  certain. 

Demandez  à votre  papa  de  vous  mettre  en 
pension. 

— En  pension  ! Comme  tu  y vas,  toi!  pour- 
quoi pas  en  prison  tout  de  suite;  me  lever  de 
grand  matin  !... 

— Mais  vous  vous  levez  de  bonne  heure, 
ici. 

— Tiens,  c’est  vrai...  Oui,  mais  il  y a les 
études,  les  cours,  presque  pas  de  récréations. 

— On  doit  si  bien  s'amuser  aux  vacances, 
alors  ! 

— Tais-toi,  Martial,  tu  es  vraiment  trop 
raisonnable,  tout  le  monde  est  raisonnable  ici, 
personne  ne  fait  de  sottises,  et  si  je  n’avais 
pas  Mitaize,  j’oublierais  d'en  faire  aussi. 

— M“*  Marguerite  n'est  pas  assez  grande 
pour  savoir  toujours  ce  qui  est  bien. 

— Tut,  tut,  tut,  mon  cher,  Mitaize  est  un 
diable  incarné  et  tu  n’as  pas  besoin  de  la 
défendre,  je  t'assure;  je  sais  ce  qu'elle  vaut  et. 
malgré  tout,  elle  a le  talent  de  me  faire  faire 
tout  ce  qu’elle  xreut. 

Tout  en  parlant,  il  avait  fermé  ses  cahiers  et 
se  disposait  à reconduire  Martial  jusqu'à  la 
maison  forestière;  c'était  une  courte  prome- 
nade qui  lui  procurait  le  plaisir  de  donner,  en 
passant,  un  coup  d'œil  à son  petit  moulin,  sans 
compter  que  l’étang  aux  truites  était  proche  et 
qu'il  faisait  bon  voir  bondir  les  poissons  argen- 
tés hors  de  l'eau  pour  happer  les  moucherons 
qui  tourbillonnaient  dans  la  lumière. 

En  descendant  à la  ville,  le  lendemain,  avec 
Martial,  Dany  était  pensif,  les  conseils  de  son 
camarade  lui  revenaient  à la  mémoire  et,  quoi 
qu’il  fît  pour  les  oublier,  il  n’y  parvenait  pas 


1.  Voir  le  n®  363  du  Petit  Français  illustré,  p.  116. 


LES  FREDAINES  DE  MITAIZE 


129 


entièrement  et  convenait,  tout  bas,  qu’ils 
avaient  du  bon. 

Il  ne  revint  cependant  pas  sur  ce  sujet  : les 
allées  et  venues  du  marché  qui  emplissaient  la 
ville  de  bruit  et  de  tapage,  sa  leçon,  difficile 
ce  jour-là.  et  surtout  une  rencontre  qu’il  lit, 
changèrent  le  cours  de  ses  idées,  et  quand  il 
reparut  aux  Molières,  il  n’y  songeait  déjà  plus. 


leur  des  hypothèques  à Saint-Dié.  Cette  dame 
les  a engagés  à prolonger  un  peu  leur  séjour, 
elle  doit  leur  faire  voir  les  environs.  Fanny 
Dorgebert  parle  de  passer  une  huitaine  à Saint- 
Dié  et  nous  pouvons  nous  attendre  à les  voir 
apparaître.  Ce  sera  toujours  une  après-midi 
de  passée;  eh  bien!  tu  ne  me  sautes  pas  au 
cou  pour  la  nouvelle  que  je  t'apporte  ?... 


Daoy  s’assit  près  de  Mitaize,  au  bord  du  chemin. 


— Dis  donc,  Mitaize,  fit-il  en  courant  vers  sa 
sœur,  très  agité,  dès  qu’il  l’aperçut  assise  au 
bord  du  chemin,  — assezloindela  maison,  mais 
dans  les  limites  permises,  tante  Marie-Anne 
pouvant  toujours  la  voir  de  chez  elle,  — 
devine  un  peu  qui  j’ai  rencontré  tout  à l’heure? 

— Je  ne  sais  pas. 

— Devine,  voyons,  devine?... 

— Mais  tu  m’impatientes,  comment  veux-tu 
que  je  devine? les  Spielmann,  peut-être? 

Il  fit  un  signe  négatif. 

— Les  Dorgebert,  en  personne!  déclara-t-il 
avec  emphase.  Ils  sont  venus  en  bande  de 
Gérardmer  et  ont  rencontré  une  cousine  des 
Lelorrain  dont  le  mari  est,  je  crois,  couserva- 


— D’abord,  de  qui  la  tiens-tu,  ta  nouvelle? 
interrogea  Mitaize  énervée  et  mécontente. 

— De  qui?  mais  d'eux-mêmes!  Je  les  ai  vus, 
ils  m’ont  parlé;  ces  dames  m’ont  demandé  de 
tes  nouvelles,  elles  viendront  ici,  je  te  dis. 
Mais  ton  histoire,  Mitaize,  elle  ne  va  plus 
tenir  debout.  Comment  leur  feras-tu  croire  que 
l’oncle  Jean  et  tante  Marie-Anne  sont  de  vieux 
paysans  très  attachés  à notre  famille,  c’est 
qu'il  ne  faudrait  pas  que  Fritz  Dorgebert  le 
prît  de  trop  haut  avec  l’oncle,  tu  sais. 

Mitaize  frappa  du  pied  : 

— Il  ne  faut  pas  qu’ils  viennent,  dit-elle. 

— C’est  très  bien,  mais  je  ne  vois  pas 
comment  tu  les  en  empêcheras,  ma  chère; 


130 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


l’endroit  est  joli,  les  touristes  le  connaissent, 
et,  à moins  de  demander  à tante  Marie-Anne 
de  nous  emmener  pour  n’être  pas  là  quand  ils 
arriveront...  Tu  pourrais  dire  que  tu  ne  tiens 
pas  à les  voir,  que...  oui,  c'est  cela...  que  maman 
n'aime  pas  que  nous  les  fréquentions;  ce  serait 
la  vérité,  du  reste. 

Elle  eut  un  geste  d'impatience  ; 

— On  pourrait  essayer  de  cela,  si  Ton  était 
sûr  qu'elles  viennent  aujourd'hui,  et  encore,  il 
n’est  pas  sûr  du  tout  que  tante  Marie -Anne 
consente;  il  faut  autre  chose;  quoi?  je  ne  sais 
pas;  je  réfléchirai. 

Cette  après-midi  là,  Mitaize  fut  particuliè- 
rement aimable  avec  Yermer,  elle  s’attacha 
à lui  faire  oublier  sa  méchanceté  passée , 
dont  le  naïf  garçon  lui  avait  gardé  rancune; 
lui-même  eût  tout  supporté  de  Mitaize,  mais 
la  cruauté  envers  un  animal  inoffensif  l'avait 
indigné,  aussi  resta-t-il  d'abord  assez  indif- 
férent aux  flatteries  de  la  petite  fille. 

Celle-ci,  cependant,  arriva  à le  faire  causer, 
le  questionna  sur  les  divers  chemins  de  la 
forêt  et  finit  par  lui  avouer  quelle  voudrait 
faire  l'ascension  de  la  montagne  pour  redes 
cendre  de  l'autre  côté,  au  col  du  Spitzenberg; 
ce  ne  devait  être  ni  très  long  ni  très  difficile. 

— N’y  pensez  pas,  mademoiselle,  à moins 
que  M.  Le  Mauduy  ne  vous  conduise,  parce 
qu'on  peut  très  bien  se  perdre  par  là,  et  puis, 
c’est  trop  loin  pour  vous. 

— Tu  crois  ? fit-elle.  Moi,  je  pense  que  j'irais 
très  bien  jusque-là;  Dany  pourrait  m'accom- 
pagner et,  si  l'oncle  refusait,  est-ce  que  tu  ne 
pourrais  par  venir,  toi?... 

Fermer  la  regarda,  hésitant  : 

— Si  le  maître  ne  veut  pas,  mademoiselle, 
comment  voudriez-vous  que  j’y  aille?... 

— Je  m'arrangerai  autrement,  alors,  dit-elle 
en  s’éloignant  sans  ajouter  un  seul  mot. 

Et  le  reste  du  jour,  Yermer  se  demanda  ce 
quelle  avait  voulu  dire;  sûrement,  ce  n'était 
pas  qu'elle  irait  seule,  une  petite  demoiselle 
comme  celle-là  ne  pourrait  pas  oser  traverser 
sans  guide  une  forêt  si  profonde,  risquer  de 
se  casser  le  cou  dans  les  roches,  pour  voir 
quoi?... 

Yermer  qui,  de  sa  vie,  n’avait  été  curieux, 
ne  s’en  doutait  même  pas. 

Mitaize, pendant  ce  temps,  très  satisfaite  de  sa 
conversation,  était  remontée  dans  sa  chambre; 
elle  s'y  livra  à de  mystérieux  préparatifs,  puis 
redescendit  et,  sous  prétexte  d'aller  jusqu’à  la 
maison  forestière  porter  à Jeanne  un  livre  très 
amusant  qu’elle  venait  de  trouver  au  fond  de 
sa  malle,  elle  demanda  à emmener  Daniel. 

Comme  on  était  parvenu  au  tournant  et  qu’on 
se  trouvait  hors  do  vue,  elle  l’arrêta  en  le 
prenant  par  l'épaule  . 

— Es-tu  sûr  que  cette  dame,  comment  dis- 


tu,... la  femme  du  conservateur  des  hypothè- 
ques, ne  sache  pas  que  nous  sommes  les 
neveu  et  nièce  de  M.  Jean  Le  Mauduv?... 

— Elle  ne  peut  pas  le  savoir,  puisqu’elle 
vient  seulement  d'arriver. 

— Et  elle  ne  connaît  pas  non  plus  les  Spiel- 
mann?... 

— Quand  je  te  dis  qu'elle  arrive  et  qu’elle 
n’a  encore  fait  aucune  visite  ; c’est  bien  pour 
cela  qu'elle  est  ravie  d’avoir  les  Dorgebert 

— C'est  que,  tu  sais,  il  ne  faudrait  pas  que 
M“  Dorgebert  et  Fanny  ou  Marcelle  viennent  à 
apprendre  d’un  autre  côté  ce  que  je  leur  ai 
caché. 

— Bien  entendu,  et  pourtant,  Mitaize,  l'oncle 
et  la  tante  ne  méritent  pas  qu'on  en  ait  honte; 
tu  pourrais  peut-être  insinuer  que  nous  nous 
sommes  déplu  où  l'on  nous  avait  envoyés,  que 
l'oncle  et  la  tante  nous  ont  repris  et  que  nous 
sommes  enchantés  du  changement... 

— Ce  serait  un  mensonge. 

— Mitaize,  je  t’eu  prie,  l'autre  chose  aussi 
était  un  mensonge;  eh  bien!  dis  la  vérité  telle 
qu'elle  est,  cela  vaudra  mieux. 

— Il  n’est  plus  temps,  fit-elle;  s'ils  arrivent, 
je  n’aurai  pas  même  le  mérite  de  leur  rien  dire 
avant  qu'ils  aient  tout  découvert,  et  ils  seront 
ravis  de  nous  prendre  en  faute  ; ils  épilogueront 
à perte  d’haleine,  nous  serons  la  risée  de  toutes 
nos  connaissances  quand  nous  rentrerons  à 
Paris. 

— La  risée,  je  voudrais  bien  voir... 

— Tu  le  verras,  mon  cher,  mais  je  suis 
décidée  à 11e  pas  le  supporter,  je  11e  veux  pas 
attendre  leur  visite,  il  y a longtemps  que  je  me 
déplais  ici. 

— Je  croyais  que  tu  te  déplaisais  moins,  que 
tu  aimais  assez  la  petite  Jeanne  et  aussi  un 
peu  Madeleine  ? 

Mitaize  haussa  les  épaules  r 

— Madeleine  est  une  brave  fille  et  sa  sœur 
une  merveille  de  patience,  mais  je  n'ai  pas 
son  caractère,  moi,  je  ne  sais  pas  me  contenter 
de  tout,  être  toujours  de  l’avis  des  autres,  me 
plier  à toutes  les  exigences.  Je  regretterai 
Jeanne,  c’est  certain,  mais  rester  à cause  d'elle, 
non,  non,  c.'est  impossible  et  je  vais  partir  ! 

— Ou  ne  nous  le  permettra  pas,  petite 
sœur. 

— Certes,  t’imagines-tu  que  je  vais  deman- 
der la  permission  ?... 

Il  la  regarda,  stupéfait  : 

— Tu  ne  feras  pas  cela,  Mitaize!  s'écria- 
t-il. 

— Je  le  ferai,  répondit-elle  d’un  air  calme,  à 
moins  que  tu  ailles  « me  moucharder  ». 

— Oh!  Mitaize,  peux-tu  croire?... 

— Alors,  tu  en  es,  n’est-ce  pas? 

— Non,  dit-il,  non,  je  n’en  suis  pas,  j'aime 
encore  mieux  supporter  ce  aue  les  Dorgebert 


LES  FREDAINES  DE  MITAIZE 


131 


pourront  dire  ! ils  n'inventeront  toujours 
pas  des  horreurs,  et  si  Frit*  cause  trop, 
je  le  ferai  taire  à coups  de  poing. 

— Fameux  argument!  dit-elle  de  son 
ton  le  plus  dédaigneux;  eniin,  puis-je 
compter  que  lu  te  tairas? 

— Bien  sûr,  fit-il,  mais  lu  réfléchi- 
ras, Mitaize,  c'est  un  loug  voyage  d'ici 
Paris,  et.  tune  l'as  jamais  fait  seule,  sans 
compter  que  tu  seras  mal  reçue  là-bas, 
je  t'en  réponds  ! 

— Nous  verrons  cela,  dit-elle,  maman 
n'aura  jamais  le  courage  de  me  gronder. 

— Hum,  hum,  ût  Daniel  en  s'en  allant, 
très  peu  convaincu. 

11  remonta  vers  le  haut  du  ruisseau  et 
s'assil  sous  bois,  les  jambes  pendantes 
sur  le  bord  d une  roche. 

Cette  Mitaize!...  où  allait-elle  chercher 
cette  hardiesse  et,  malgré  sa  désapproba- 
tion de  tout  à l'heure,  il  l'admirait  néan- 
moins, la  trouvant  crâne,  sentant  déjà 
moins  l’extravagance  de  son  idée,  bien 
que  celle-ci  lui  déplût  encore  par  son 
caractère  d'ingratitude. 

Tout  à coup,  au-dessus  de  lui,  dans 
le  sentier  de  la  forêt,  il  entendit  des 
voix,  des  promeneurs  sans  doute,  et  il 
se  souleva,  inquiet:  si  c'était  déjà  les 
Dorgebert  ! 

11  écouta  une  seconde,  puis,  philoso- 
phiquement, reprit  sa  position  première. 

Ma  foi,  tant  pis  si  c'étaient  eux  ! .Mitaize 
s’arrangerait  comme  elle,  pourrait;  pour 
lui,  il  avait  la  ressource  de  ne  point 
reparaître  avant  le  soir,  il  dirait  qu'il 
avait  dormi  et,  comme  ce  n'était  pas  la 
première  l'ois,  on  le  croirait. 

(A  suivre.)  P.  F- 


Daniel  tout  à coup  cnteud.it  des  voix  et  se  souleva,  inquiet. 


Pourcpiof  il  faut  aimei*  la  Patrie 
française.  — Sachez,  enfants,  que  vous 
apprenez  l'histoire  non  pas  pour  mettre  dans 
vos  mémoires  quelques  faits  et  quelques  dates, 
mais  pour  graver  dans  vos  cœurs  l'amour  de 
votre  Patrie.  Rappelez-vous  le  lointain  passé 
de  votre  pays. 

Au  temps  où  les  peuples  n'étaient  pas  civi- 
lisés, quand  la  gloire  consistait  dans  des  expé- 
ditions aventureuses,  les  Gaulois,  vos  ancêtres, 
ont  été  des  vaillants. 

Les  Francs,  vos  ancêtres,  ont  été  des  vail- 
lants au  temps  où  Charlemagne  les  menait  en 
Italie,  en  Espagne  et  au  fond  de  l'Allemagne 
encore  barbare,  où  ils  ont  porté  la  civilisation. 

Les  Français,  vos  ancêtres,  ont  été  des  vail- 


lants lorsqu'ils  ont  combattu  à Bouvines  contre 
l'envahisseur  allemand  et,  pendant  la  guerre 
de  Cent  ans,  contre  l'envahisseur  anglais. 

Ceux-là  aussi  sont  de  vaillants  ancêtres  qui 
ont  travaillé  dans  les  écoles,  écrit  de  beaux 
ouvrages,  composé  de  beaux  poèmes.  Ils  ont 
honoré  l'esprit  français. 

Ceux-là  encore  sont  des  vaillants  ancêtres 
qui  ont  élevé  nos  cathédrales,  ou  bien  qui  ont 
travaillé  dans  les  ateliers  des  corporations, 
car  ils  ont  honoré  l'art  et  l’industrie  de  la 
France. 

C’est  un  devoir  pour  vous  d’aimer  par-dessus 
tout  une  Patrie  que  vos  pères  ont  honorée  par 
leur  travail  et  pour  laquelle  ils  ont  versé  leur 
sang.  (Ernest  Lavisse.) 


132 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


Ln  naissance  «lu  « canard  ».  — « C'est 
un  canard!  » dit-on  couramment  en  parlant 
d’une  fausse  nouvelle.  Voici  quelle  serait  l’origine 
de  cette  expression.  Un  membre  de  l’Académie  de 
Bruxelles,  en  veine  d’imagination  et  de  bonne 
humeur,  communiqua  certain  jour  à un  journal 
l'expérience  suivante,  bien  propre  à démontrer  la 
voracité  peu  commune  du  canard  : 

On  avait  réuni  20  de  ces  volatiles.  L’un  d’eux 
avait  été  haché  menu  avec  ses  plumes,  son  bec 
et  ses  pattes  et  servi  aux  19  autres,  qui  l’avaient 
avalé  gloutonnement  L'un  de  ces  derniers,  a 
son  tour,  servit  de  pâture  aux  18  suivants,  el 
ainsi  de  suite  jusqu'au  dernier,  qui,  dans  un 
temps  déterminé  et  fort  court,  se  trouvait  avoir 
dévoré  ses  19  camarades. 

Ce  récit  plaisant  fit  le  tour  de  la  presse.  Or  un 
jour  il  revint  d’Amérique,  flanqué  d’un  procès- 
verbal  d’autopsie  du  dernier  de  20  canards,  chez 
qui  l'on  avait  constaté  de  graves  lésions  du  tube 
digestif!  Aussi,  quand  on  voulut  parler  d'une 
nouvelle  fantaisiste,  prit-on  l’habitude  de  dire  : 
« Encore  un  canard  ! » 


Roulette*  eu  — Le  papier  ne  sert 

pas  seulement  décrire,  à faire  des  petits  baleaux 
et  des  boulettes;  certains  peuples,  comme  les 
Japonais  et  les  Américains,  l’emploient  a une 
foule  d’usages  inattendus.  Ces  derniers  nol ani- 
ment fabriquent  pour  mettre  sôus  leurs  meubles 
des  roues  ou  galets  en  papier  aggloméré,  collé  et 
comprimé.  On  s’en  sert  beaucoup  pour  les 
meubles  tels  que  fauteuils  et  chaises,  que  l’on 
déplace  souvent,  car  ces  roulettes  ne  rayent  pas  le 
parquet,  tout  en  ayant,  paralt-il,  beaucoup  de 
résistance  et  de  durée. 


Collection  <Ie  tabatières.  — C’est  à Paris 
que  se  trouve  la  plus  belle,  la  plus  riche  et  la  plus 
artistique  collection  de  tabatières.  Elle  fut  réunie 
par  L.  Lenoir,  ancien  patron  du  célèbre  café  Foy, 
au  Palais-Royal,  qui,  à sa  mort,  en  1864,  la  laissa 
au  Louvre.  Matériellement  elle  est  évaluée  à plus 


d’un  million;  quant  à sa  valeur  artistique,  elle 
est  inestimable. 


Fausses  nouvelles  (par  notre  câble  spé- 
cial). — On  nous  télégraphie  de  Massouah  : Chas- 
sez le  naturel,  il  revient  au  galop. 

« Les  troupes  du  corps  expéditionnaire  d’Abys- 
sinie ont  reçu  des  instructions  du  ministre  de  la 
guerre  iecommandant  d’apporter  la  plus  sérieuse 
attention  à l’hygiène  du  costume.  Les  chefs  de 
corps  veilleront  a ce  que  les  hommes  sous  leurs 
ordres  prennent  des  habits  sains.  » 


A.  la  table  «Tliôte.  — Un  voyageur  prend  le 
plateau  aux  radis  et  le  vide  sur  son  assiette. 

Son  voisin  réclame. 

— Pardon,  monsieur,  mais  je  vous  ferai  obser- 
ver quej’aime  aussi  les  radis. 

Et  le  \ oyageur  avec  âme  : 

— Ob!  pas  tant  que  moi,  monsieur,  pas  tant 
que  moi  ! 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Question  historique  — Que  signifie  l’ex- 
pression : « A la  lanterne  ! » De  quelle  époque 
date-t-elle  ? 

* 

* * 

Histoire  naturelle.  — Y a-t-il  des  chats 
sans  queue?  Où  en  trouve-t-on  ? 


Vers  à reconstruire.  — Les  deux  épis. — 
Fable. 

D’un  brin  touffu  voisin,  un  babillard  épi, 
sans  grain,  allongé,  sec,  lai  disait  : « Dieu  ! 
comme  vous  penchez,  camarade;  seriez- vous 
donc  malade?  — Malade,  moi?  non;  c’est  que 
je  suis  plein.  » Ainsi  toujours  en  guerre  avec  le 
sens  commun,  le  sot  léger,  vide,  au  vent  porte  sa 
tôle,  tandis  que  le  savant,  rempli,  regarde  la  terre 
et  baisse  la  sienne.  » 


REPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  363 

I.  Étymologie. 

Aujourd'hui,  nous  appelons  plus  particulièrement  soupe 
un  aliment  composé  do  bouillon  gras  ou  maigre  et  do 
pain , et  potage , un  aliment  composé  de  bouillon  et  de  pâtes, 
de  légumes,  do  purée,  etc...  Toutefois  nous  confondons  géné- 
ralement ces  deux  mots  qui  avaient  pourtant,  à l'origine,  une 
signification  bien  distincte. 

Soupe  (en  espagnol  sopa ) était,  au  quinzième  siècle,  uno 
tranche  de  pain  mince,  et  jusqu’au  dix-septième  siècle  ce  mot 
conserva  ce  même  sens-  — Potage . proprement  ce  qu  on  met 
dans  le  pot  (du  latin  potare,  boire),  ne  s’appliquait  primitive- 
ment qu'a  un  aliment  liquide.  Mais  comme  on  ajouta  au  potage 
des  tranches  de  pain,  des  légumes,  des  pâtes,  etc  , les  mots 
soupe  olpotage  finirent  par  être  employés  l'un  pour  l'autre. 


II.  Question  historique. 

Au  quinzième  siècle,  on  appelait  fillettes  du  roi  de  lourdes 
chaînes  dont  on  chargeait  les  prisonniers,  ••  A l'extrémité  de 
la  chaîne,  dit  l’historien  Commincs,  était  suspendue  une  grosse 
boule  de  fer  beaucoup  plus  pesante  que  n'était  do  raison.  •'  — 
Dans  la  suite.  Louis  XI  remplaça  les  chaînes  par  des  cages 
de  fer  où  il  faisait  enfermer  les  prisonniers  d’État  et  qu'ou 
appelait  aussi  ses  fillettes . 

III.  Homonyme. 

Grenade, 

IV.  Problème  alphabétique. 

Lure,  Nérac.  Ville  franche.  Le  Vigan.  dont  les  premières 
syllabes  font  Lunéville. 

Le  Gérant  • Mauhice  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d'adresse  doit  être  accompagnée  de  l'une  des  iernwres  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8'  année.  — N°  365. 


10  centimes. 


22  février  1896. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L'ABONNEMENT  : l’N  AN,  SIX  FRANCS 

Part  du  l*r  de  chaque  mois. 


Armand  COLIN  & Cu,  éditeurs 

5,  rue  de  NIézière»,  Pari» 


ETRANGER  / fr  — PARAIT  CIIAQUE  SAMEDI, 

.ous  droits  réservés. 


Un  moment  critique,  d'après  un  tableau  de  W.  Kcuneht. 


134 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Les  fredaines  de  Mitaize  [Suite)  *. 


Comme  Dany  considérait,  les  veux  en  l’air, 
le  sentier  ondulant  entre  les  arbres,  un  peu 
au-dessus  de  lui,  une  robe  claire,  puis  une 
autre  flottèrent  dans  la  verdure,  et  une  voix  de 
femme  demanda  : 

— Mon  brave  homme,  ce  chemin  conduit-il 
jusqu'aux  Molières? 

Ce  fut  la  voix  de  M.  Le  Mauduy  qui  s'éleva, 
très  nette  : 

— Vous  allez  y être,  mesdames,  les  premières 
maisons  du  hameau  arrivent  jusqu’à  la  lisière 
du  bois,  encore  quelques  pas,  vous  serez  arri- 
vées. 

— Pourriez-vous  nous  dire  où  logent  deux 
petits  Parisiens,  le  frère  et  la  sœur;  ils  sont  en 
pension  chez  d'anciens  domestiques  de  leur 
famille,  et  nous  leur  avons  promis  d’aller  les 
voir.  Croyez-vous  que  chez  ces  gens-là,  nous 
puissions  trouver  de  quoi  nous  rafraîchir  et 
nous  reposer,  ou  devrons-nous  nous  arrêter  à 
l'auberge? 

Daniel  se  souleva,  le  cœur  lui  battait,  il 
attendait,  effrayé,  quasi  stupide. 

— Si  vous  voulez  bien  vous  contenter  de  ce 
que  ces  gens-là  auront  à vous  offrir,  mesdames, 
je  puis  vous  garantir  au  moins  leur  bonne 
volonté. 

— Moi,  je  préfère  descendre  à l'auberge,  dit 
une  voix  que  Dany  crut  reconnaître  pour  celle 
de  Fritz  Dorgebert,  nous  mourons  de  soif,  et 
boire  du  lait  dans  des  tasses  de  faïence  écor- 
nées ne  me  semble  pas  l’idéal  des  plaisirs 
champêtres. 

— En  ce  cas,  l'auberge  est  tout  près,  à quel- 
ques minutes  à peine,  répondit  l’oncle  Jean 
avec  une  politesse  railleuse.  Vous  avez  raison, 
personne  aux  Molières  ne  recevrait  convena- 
blement des  personnes  telles  que  vous, 

— Conduisez-nous,  alors,  mon  brave  homme, 
il  y aura  du  pourboire. 

— Excusez-moi,  mon  petit  monsieur,  on 
m’attend,  je  suis  pressé. 

Daniel  écoutait  toujours;  aux  intonations  de 
M.  Le  Mauduy,  il  se  le  figurait  vêtu  de  sa 
blouse,  appuyé  sur  sa  lourde  canne,  et  si  amusé 
de  l’offre  d’un  pourboire...,  il  s’imaginait  ses 
yeux  perçants,  plissés  par  un  rire  contenu; 
oui,  mais  les  Dorgebert  les  avaient  demandés, 
ils  avaient  dit  qu'ils  habitaient  chez  d’anciens 
domestiques.  Seigneur!  qu’allait  penser  l’oncle 
Jean?  il  devinerait  sans  peine  qu'ils  avaient 
désavoué  leur  parenté,  et  alors... 

Juste  à cette  minute,  M " Dorgebert  disait 
avec  une  pointe  d’impatience  : 


— Enfin,  il  faudrait  savoir  si  réellement  ces 
petits  habitent  aux  environs.  Voyons,  mon 
brave  homme,  si  vous  habitez  par  ici,  vous  devez 
connaître  deux  enfants,  très  gentils,  très  bien 
élevés,  la  petite  surtout,  un  amour...,  ils  sont 
en  pension  pour  toutes  les  vacances  dans  une 
propriété  des  Molières? 

Et  la  voix  tout  à fait  moqueuse  de  l'oncle 
Jean  répéta  avec  une  placidité  narquoise  quî 
fit  monter  un  pied  de  rouge  aux  joues  de  Dany  ; 

— Deux  enfants  très  gentils,  très  bien  éle- 
vés? je  ne  connais  pas  cela,  pas  du  tout.  Les 
seuls  étrangers  qui  soient  ici  ne  répondent  pas 
à ce  signalement,  et  puis,  une  propriété  par 
ici,  non  madame,  je  ne  vois  pas,  il  n'y  a que 
des  fermes  et  une  maison  forestière  aux 
Molières,  rien  qui  puisse  convenir  à des  gens 
de  votre  monde.  Je  suis  votre  serviteur, 
mesdames. 

Il  s’en  allait  et  Daniel  bouleversé,  condamné 
à une  Immobilité  absolue,  entendit  les  prome- 
neuses se  consulter,  puis  finalement  retour- 
ner sur  leurs  pas  : 

— Mitaize  m’avait  pourtant  dit:  les  Molières, 
et  peut-être  ce  vieux  bonhomme  nous  a-t-il 
trompées?  disait  M""  Dorgebert  mécontente. 

— Savez- vous  ce  qu’il  faut  faire,  mesdames  ? 
dit  une  autre  voix  inconnue  à Daniel,  probable- 
ment celle  de  la  femme  du  conservateur.  Venir 
un  de  ces  jours  par  la  grande  route,  c’est  égale- 
ment une  très  agréable  promenade,  et  nous 
pourrons  nous  informer  au  hameau  même  ou 
à la  maison  forestière. 

Dès  qu’il  n’entendit  plus  rien,  Daniel  se 
redressa  et  essuya  son  front  où  perlaient  des 
gou  ttes  de  sueur.  Com  ment  affronter  les  regards 
de  l’oncle  après  cela?  rester  près  de  la  tante 
quand  elle  saurait  que  ceux  auxquels  elle  avait 
offert  de  si  bon  cœur  l'hospitalité  avaient 
rougi  d’elle  à l’avance? Et  il  fallait  rentrer,  oui, 
il  le  fallait  pour  ne  pas  attirer  par  trop 
l’attention  sur  ses  faits  et  gestes. 

Il  s’en  vint  donc,  à l’abri  du  bois,  jusque 
assez  près  de  la  maison,  puis  il  pénétra  dans 
le  verger,  longea  les  carrés  bordés  de  groseil- 
liers du  jardin  et  se  glissa  dans  la  cuisine. 

Là,  près  du  feu  sur  lequel  M“”  Le  Mauduy 
plaçait  une  marmite  de  laitage.  Fonde  Jean, 
appuyé  au  chambranle,  bourrait  tranquille- 
ment sa  pipe  d’écume,  tandis  que  Mitaize, 
debout  à quelques  pas,  arrangeait  de  la  bruyère 
dans  un  gros  vase. 

Ilia  regardait,  tout  en  paraissant  continuer 
: une  conversation  commencée  avec  sa  femme  : 


1 Voir  le  u°  3C4  du  Petit  Français  illustré  p.  128- 


I.ES  FREDAINES  DE  MITAIZE 


135 


Mitaize  arrangeait  de  la  bruyère  dans  un  vase. 


— Et  je  me  suis  donné  le  plaisir  de  les  laisser 
chercher,  fit-il  en  riant;  cela  valait  quelque 
chose  de  voir  leurs  grands  airs.  Je  ne  peux  pas 
me  plaindre  : elles  m'offraient  un  pourboire 
pour  les  conduire. 

— Oh  ! Jean,  si  elles  avaient  besoin  de  quel- 
que chose,  il  fallait  les  amener  ici. 

— Pas  le  moins  du  monde,  dit-il,  je  hais 
les  lanceurs  de  poudre  aux  yeux,  et  ces  gens-là 
me  faisaient  l’effet  d'en  être.  Ils  avaient  soif, 
mais  dans  cette  saison,  la  soif  est  supportable; 
du  reste,  il  y a des  fontaines  partout  dans  le 
bois  et  j'ai  poussé  la  complaisance  jusqu'à 
leur  indiquer  l'auberge...  qu’ils  y aillent. 

— Jean,  si  c’étaient  Mitaize  et  Daniel  qu'ils 
voulaient  voir?... 

— Je  ne  crois  pas,  fit-il,  riant  toujours,  je  le  ! 
leur  ai  dit,  le  signalement  donné  n’était  pas  ; 
exact.  En  tout  cas,  ils  sont  libres  de  revenir,  si 


ce  sont  eux  qu'ils  cherchent,  et  tu  les  recevras 
si  tu  veux. 

Daniel  regardait  avec  inquiétude  du  côté  des 
écuries  d’où  Yermer  pouvait  arriver  d’un 
instant  à l’autre  ; s'il  allait  dire  que  le  matin 
même,  lui,  Daniel,  avait  causé  en  ville  avec 
des  dames  étrangères,  que  celles-ci  projetaient 
une  visite  aux  Molières  et  qu’il  le  savait  bien!... 

Heureusement,  Yermer  ne  parut  pas 
et  Daniel  énervé,  incapable  de  tenir  en 
place,  alla  s’asseoir  dans  le  verger  sous 
prétexte  d’étudier  ses  leçons 
pour  le  lendemain,  en  réalité, 
pour  ne  pas  entendre  les  com- 
mentaires de  sa  tante  sur  les 
Parisiennes. 

Son  oncle,  qui  voulait 
émonder  un  pommier,  l’y 
découvrit  bientôt,  et  comme 
il  lui  adressait  un  léger 
reproche  pour  scs  no- 
tes devenues  mauvaises 
cette  semaine-là,  il  vou- 
lut répliquer,  et  ne  le 
fit  pas  eu  trop 
bons  termes. 

M.  Le  Mauduy, 
mécontent,  lui 
imposa  silence, 
mais  Daniel  ne  se 
tut  pas,  perdant 
toute  mesure , 
emporté  par  une 
de  ses  colères 
d'autrefois.  11  fut 
grossier,  criant 
qu’on  l’ennuyait 
à la  fin,  qu’il  sa- 
vait ce  qu’il  avait 
à faire,  qu’il  était 
las  de  se  voir 
traité  comme  un  gamin  aux  lisières. 

Cette  fois,  ce  fut  du  mépris  qu’exprima  le 
clair  regard  de  l’oncle  Jean  : 

— Des  lisières,  pour  toi?  dit-il...  une  douche 
plutôt,  mon  ami,  en  ce  moment  cela  te  ferait 
le  plus  grand  bien,  je  t’assure. 

Et  remettant  son  sécateur  dans  sa  poche,  il 
tourna  le  dos  à son  neveu,  comme  s’il  jugeait 
inutile  de  parler  raison  avec  lui. 

Daniel,  fou  de  colère,  courut  s’enfermer 
dans  sa  chambre  et  refusa  de  souper.  Sa  tante, 
inquiète,  monta  plusieurs  fois  sans  obtenir 
qu’il  ouvrît  sa  porte,  mais  l'oncle  Jean  la 
tranquillisa  : . 

— Ne  donnez  pas  trop  d’importance  à cette 
incartade  que  je  punirai  demain,  dit-il,  je  le 
connais,  il  sera  honteux  de  sa  conduite; peut- 
être  la  regrette-t-il  déjà,  mais  il  faut  qu  il 
reconnaisse  son  tort,  el  il  ne  le  ferait  pas, 


13C 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


ma  chère,  s'il  vous  voyait  prête  à pleurer. 

Tante  Marie-Anne  redescendit  donc,  sachant 
bien  que  son  mari  avait  raison,  mais  elle  envoya 
Mitaize  porter  au  coupable  son  souper,  qu’il 
accepta  bien  vite,  enchanté  qu'on  ne  l'eût  pas 
entièrement  pris  au  mot. 

Il  n’avait,  rien  dit  à sa  sœur,  mais  quand 
celle-ci  se  fut  couchée,  il  vint,  sur  la  pointe  du 
pied,  la  rejoindre  dans  sa  chambre. 

— Dors-tu,  Mitaize  ? fit-il  à voix  basse. 

— Non,  je  ne  dors  pas,  mais  dépêche-toi  de 
parler,  je  vais  dormir. 

— Est-ce  que  tu  veux  toujours  te  sauver? 

— Toujours,  mais  il  faudrait  pouvoir. 

— Ne  t’en  va  pas  sans  moi,  en  tout  cas. 

— Comment!  tu  es  décidé?  lit-elle  eu  se 
soulevant,  toute  surprise. 

— Oui,  l'oncle  m’a  grondé,  je  lui  ai  mal 
répondu,  c'est  fini,  il  ne  me  le  pardonnera  pas 
et  je  veux  m’en  aller. 

— Alors,  c’est  bon,  va  te  coucher.  Tu  penses 
bien  que  nous  ne  pouvons  pas  nous  sauver 
cette  nuit;  je  t’avertirai  quand  il  faudra.  Mais, 
va-t’en  donc,  ils  vont  nous  entendre  causer  ! 

Daniel  promit  tout  ce  qu'elle  voulut,  et  doci- 
lement alla  se  mettre  au  lit,  soulagé  par  la 
décision  prise,  ne  voulant  plus  réfléchir  à rien, 
plus  penser  à l'ingratitude  de  cette  fuite,  plus 
se  dire  que  Mitaize  ne  réussirait  pas,  et  se 
répétant  seulement  : 

— Je  m'en  irai,  je  m’en  irai,  je  veux  m’en 
aller  ! 

11  finit  cependant  par  s'endormir  d'un  pro- 
fond sommeil,  où  il  trouva  à la  fois  la  détente 
nécessaire  à ses  nerfs  fatigués  et  le  bon  repos 
de  l’enfance,  coupé  de  ses  songes  heureux  qu’on 
a oubliés  au  réveil. 

Daniel  ne  s’éveilla  qu’au  bruit  de  certaines 
allées  et  venues  sous  ses  fenêtres  : plusieurs 
voix  s’élevaient,  son  oncle  descendait  à demi 
vêtu  et  courait  appeler  Yermer.  Une  lueur 
d’aube  montait  au-dessus  des  bois  ; était-ce 
donc  le  jour?  se  pouvait-il  qu'il  eût  déjà  tant 
dormi?...  Non,  car  le  long  de  la  route  fores- 
tière des  bruits  de  pas  résonnaient  dans  le 
grand  silence,  une  rumeur  confuse  faite  de 
voix  nombreuses,  et  tout  d’un  coup,  la  cloche 
de  Saint-Jean-d’Ormont  tinta  lentement. 

C'était  un  incendie,  de  l’autre  côté  de  la 
montagne,  pas  très  loin,  autant  qu'on  en 
pouvait  juger  maintenant,  car  des  gerbes  de 
lumière  rouge  dépassaient  les  cimes  des 
sapins. 

M.  Le  Mauduy  parlait  en  bas  ; 

— Il  est  inutile  que  tu  viennes,  Marie-Anne, 
disait-il,  tu  nous  retarderais  ; reste  donc,  peut- 
être  n'est-ce  qu’une  meule  de  foin  ou  un 
hangar. 

— Jean,  laisse-moi  y aller!  S'il  y a là-bas 
des  gens  en  détresse,  ils  seront  bien  aises  de 


me  voir  arriver  à l’aide;  va  toujours  en  avant, 
je  te  suis. 

— Mais  les  enfants,  peut-on  les  laisser  seuls? 

— Oh  ! ils  dorment,  je  suis  entrée  dans  la 
chambre  de  Mitaize  qui  n'a  rien  entendu  ; ils 
dormiront  jusqu'au  jour. 

Tout  se  tut  et  Daniel  ne  bougea  pas,  si  bien 
dans  la  tiédeur  douce  des  oreillers  qu'il  n'en 
fût  sorti  qu’à  regret.  Ils  devaient  être  partis 
tous,  les  pieds  dans  la  rosée;  par  le  froid  des 
premières  heures  du  matin,  grand  bien  leur 
fasse,  il  ne  se  sentait  pas  la  moindre  envie  de 
les  suivre. 

Tout  à coup,  sa  porte  s’ouvrit  et  Mitaize, 
habillée  déjà,  enveloppée  de  son  manteau, 
coiffée  de  sa  toque  de  paille,  apparut,  son 
bougeoir  à la  main. 

— Voici  la  meilleure  occasion,  dit-elle,  on  la 
croirait  faite  exprès;  voyons,  paresseux, 
prépare-toi  vite,  il  ne  faut  pas  risquer  de 
les  rencontrer  quand  ils  reviendront. 

Daniel,  encore  somnolent,  eut  besoin  d'un 
effort  pour  se  rappeler  sa  colère  de  la  veille.  11 
n'avait  plus  envie  de  partir,  mais  Mitaize  se 
campa  devant  son  lit  : 

— Tu  recules,  vilain  poltron,  ce  n’était  pas 
la  peine  d’être  si  décidé  hier;  reste  donc,  je 
pars  seule.  Tu  les  consoleras  de  ma  perte, 
ajouta-t-elle  en  soufflant  sa  bougie. 

--  Marguerite,  réfléchis,  je  t’en  prie!... 

— Cela  me  retarderait,  dit-elle  en  riant,  tu 
ne  viens  décidément  pas  ? Alors,  adieu,  — et 
Mitaize  referma  la  porte. 

Daniel  se  précipita  hors  de  son  lit,  décidé 
cette  fois  à la  suivre  et  à essayer  de  la  rame- 
ner, s’il  le  pouvait.  Si  seulement  il  avait  pu 
écrire,  laisser  derrière  eux  un  mot  pour  avertir, 
pour  empêcher  qu’on  s'inquiétât,  mais  il  y 
voyait  à peine,  et  puis  le  temps  manquait, 
Mitaize  était  déjà  au  bas  de  l'escalier. 

— Mitaize,  cria-t-il,  attends-moi,  me  voici! 

— Est-ce  sûr,  au  moins?... 

— Tout  à fait  sûr. 

— Eh  bien!  eh  bien!  ne  va  pas  allumer  la 
lampe  maintenant,  j'ai  ce  qu'il  nous  faut  dans 
un  petit  sac,  dépêche-toi  ou  je  pars  seule. 

Force  fut  à Daniel  de  descendre  à peine  vêtu; 
dans  l'obscurité  presque  complète  du  rez-de- 
chaussée,  il  se  heurta  à sa  sœur  qui,  trouvant 
la  porte  close,  venait  d'ouvrir  une  des  fenêtres 
de  la  grande  salle 

— Passons  vite  et  referme  le  volet,  dit-elle. 

Il  avait  déjà  enjambé  l’appui  et  tendait  les 

mains  à sa  sœur  pour  l'aider  quand  elle  se 
rejeta  en  arrière  : 

— Mitaize  ! avait  crié  une  voie  perçante. 

Mais  la  petite  fille  reprit  vite  son  sang-froid. 

— Oui,  oui,  Mitaize,  sotte  petite!  J’ai  eupresque 
peur,  c’est  le  geai  de  Yermer  qui  retrouve  sa 
voix.  Pas  par  cette  route,  Dany...  ; tu  penses  bien 


LES  FREDAINES  DE  MITAIZE 


137 


— Possible,  répondit-elle,  mais  je  ne  te 
demande  pas  ton  avis,  et  quand  j'ai  commencé 
une  chose,  je  la  termine. 

11  soupira  et  se  tut.  Quelle  enragée  que  cette 
Mitaize,  et  comme  il  eut  mieux  aimé  retourner 
aux  Molières  que  courir  ainsi  à l'aventure  I 
mais  il  ne  pouvait  plus  l’abandonner  et,  tout 


Mitaize  s'approcha  enveloppée  de  son  manteau  et  coiffée  de  sa  toque. 

doucement,  s'habituait  à l'idée  que  leur  fuite 
était  possible,  que  Mitaize,  après  tout,  avait 
ses  raisons  et  qu'il  était  de  son  devoir,  à lui, 
de  l'accompagner. 

On  s'enfonça  sous  bois,  le  chemin  gazonné  et 
coupé  d'ornières  était  assez  large; sous  la  haute 
colonnade  des  sapins,  une  fraîcheur  pénétrante 
montait  du  sol  et  Mitaize  frissonna,  tout  en 
ramenant  autour  d’elle  les  plis  de  son  manteau  ; 
— Tu  as  froid  ? fît  Daniel. 

— Ne  t'en  inquiète  pas,  je  me  réchaufferai 
en  marchant,  et  puis,  c'est  ma  faute,  j'avais 
préparé  un  châle  de  laine  et  je  l’ai  oublié. 

(A  suivre.)  P.  F. 


que  si  l'on  nous  cherche  quelque  part,  ce  sera 
de  ce  côté.  Aussi,  comme  rien  ne  leur  serait 
plus  facile  que  de  savoir  si  nous  avons  pris  nos 
billets  à la  gare,  et  qu’ils  pourraient  nous  arrê- 
ter eu  route  avec  une  simple  dépêche,  nous 
irons  prendre  le  train  à la  première  station. 

— Tu  no  connais  pas  le  chemin,  dit-il,  aba- 
sourdi par  cette  façon  péremptoire  de 
tout  arranger  à sa  guise. 

— Si,  je  le  sais,  les  petits  Claudel 
me  l'ont  montré  l'autre  jour,  et  j'at 
retenu  l’endroit  où  l'on  prend  le  sen- 
tier; nous  n’avons  qu'à  marcher  jus- 
qu’au Col  de  la  Bure,  à suivre,  à gauche, 
dans  les  genêts  jusqu'au  pied  de  la 
montagne;  une  fois  là,  c’est  le  sentier 
de  la  Crénaie  qu'il  faut  prendre  jus- 
qu'au haut  du  bois,  puis  on  redescend 
sur  la  grande  route.  Ne  crains  rien, 
nous  serons  arrivés  pour  prendre  le 
premier  train  au  passage. 

— Crois- tu  qu'il  n'est  pas  possible 
de  se  perdre'?  essaya-t-il,  ne  sachant 
que  faire  pour  la  détourner  de  son 
projet. 

— Retourne,  si  tu  as  peur,  dit-elle, 
je  ne  te  force  pas  à venir. 

Et  il  la  suivit,  ne  comptant  plus  que 
sur  le  hasard  pour  venir  à son  aide. 

La  hardiesse  de  la  petite  produisait  sur 
lui  son  effet  ordinaire  ; il  n'osait  lui 
résister  en  face  et  elle  y avait  bien 
compté. 

— As-tu  assez  d'argent  pour  nous 
deux?  fit-il  encore. 

— Oui,  j’ai  assez,  tout  juste  pour 
payer  nos  places,  en  troisièmes,  par 
exemple  ! Ce  sera  pis  qu'en  arrivant, 
mais  cette  fois,  cela  m'est  égal. 

On  passait  devant  les  fermes  qui 
garnissent  le  haut  de  la  côte;  mais, 
leurs  habitants  ayant  couru  au  feu,  les 
maisons  étaient  closes  et  muettes.  Les 
fuyards  atteignirent  donc  le  Col  sans 
avoir  fait  la  moindre  rencontre;  le  so- 
leil déchirait  la  mer  de  brume  qui 
rampait  sur  les  champs,  les  bruyères  roses 
embaumaient,  et  des  buissons  montaient  de 
courts  et  furtifs  froissements  d'ailes; la  rosée 
perlait  dans  l'herbe  et  argentait  les  toiles 
-d'araignées  tendues  presque  au  ras  du  sol, 
sur  l'herbe  étoilée  de  scabieux  lilas. 

— C'est  beau,  tout  cela!  fit  Daniel  en  mon- 
trant les  hauts  rochers  gris  dont  la  silhouette 
se  dressait  fièrement  sur  les  cimes. 

— J’aime  mieux  Paris,  déclara  Mitaize  ; ici, 
je  serais  morte  d'ennui. 

— Oh  ! Mitaize,  tu  n'es  pas  juste,  l'oncle  et 
la  tante  sont  bien  bons...  et  c'est  mal  ce  que 
nous  faisons  là! 


138  LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Les  tournois  au  XVe  siècle  [Fin)'. 


L’entrée  des  juges  du  tournoi  dans  la  ville  où  doit  avoir  lieu  la  joute  d'après  une  miniature  du  Livre  ries  Tournois 
du  roi  Rene  d'Anjou  (Bibliothèque  nationale,  fonds  français,  2692).  Les  juges,  précédés  <le  trompettes,  do  poursuivant*  et  de 
rois  d'armes,  tiennent  en  main  chacun  <«  une  verge  blanche  qu  ils  doivent  porter,  â pied  et  à cheval,  partout  ou  ils  seront  durant 
la  fête,  afin  que  mieux  on  les  connaisse  être  juges  diseurs  ». 


L exposition  des  heaumes  avant  le  jour  du  tournoi,  Vaprès  une  miniature  du  Lu  des  Tournois-  Les  dames,  sous  la 
conduite  des  juges,  font  le  tour  des  galeries  ; on  leur  indique  le  nom  des  chevaliers  possesseurs  des  heaumes  ; et  si  l'un  d’eux  a 
inédit  d’une  dame,  celle-ci  fait  connaître  le  coupable  au  juge.  « Et  doit  être  si  bien  battu  lo  médisant,  que  ses  épaules  s'en  sentent 
très  bien  » et  qu'il  profite  de  la  leçon 


1 Voir  lo  n®  363  du  Petii  Français  illustré,  p.  113. 


LES  TOURNOIS  AU  XV'  SIÈCLE 


139 


Prélude  du  tournoi.  Les  seigneurs,  rangés  dans  les  barrières  ou  lices.  sout  partages  eu  doux  Moupos  qui  s-  ront  face; 
derrière  eux  sont  leurs  écuyers  tenant  leurs  bannières.  Sur  les  balustrades,  ou  voit  assis  quatre  hommes,  munis  chacun  <1  une 
■ grande  hache  de  charpentier  Au  signal  donné  par  les  juges,  ils  couperont  la  corde  et  les  tournoyours  s'élanceront  les  uns 
contre  les  autres.  Au  fond  de  la  scène  trois  tribunes  , dans  celle  du  milieu  se  tiennent  les  juges  diseurs  et  le  roi  d'armes. 


« Comment  les  tournoyeurs  se  vont  combattant  par  troupeaux  ».  Ou  voit  au  premier  plan  les  barrières  ou  lices  où 
sc  tiennent  les  valets  et  les  hommes  d’armes  ; a l'intérieur  des  lices,  les  cavaliers  combattant  les  uns  contre  les  autres  ; à 1 arrière- 
plan.  deux  échafaudages  réservés,  l'un  aux  juges,  l’autreaux  dames;  celui-ci  porte  le  « couvre-chef  de  plaisance  » du  chevalier 
d honneur.  Ce  personnage,  choisi  par  les  daines,  avait  mission  d'intervenir  pour  protéger  le  chevalier  qui,  s étant  rendu  coupable 
de  quelque  infraction,  était  châtié  par  ses  compagnons  d'armes.  Cet  épisode  marque  la  lin  du  tournoi  - les  cavaliers,  après  une 
dernière  passe  d'armes,  retournent  « en  leurs  auberges  ». 


140 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Les  finesses  de  Bertoldo 


Bertoldo  est  découvert  par  une  vieille  femme 
qui  a reconnu  un  pan  du  manteau  royal  sortant 
de  l'ouverture  du  four. 

Comme  ce  pauvre  Bertoldo  était  dans  sa  ca- 
chette, il  entendit  autour  de  lui  des  allées  et 
venues  de  gens  qui  s'interrogeaient. 

« I.'avez-vous  vu  ? disait  l'un,  la  reine  a com- 
mandé de  le  prendre. 

— C'est  une  fine  mouche,  répondait  l'autre, 
on  ne  le  prendra  pas  avec  du  vinaigre.  » 

Tout  cela  perçait  le  cœur  de  notre  héros  et, 
pour  cette  fois,  il  eut  réellement  peur  de  la 
mort  et  regretta  grandement  d'avoir  renoncé  à 
la  liberté  de  ses  paisibles  montagnes,  pour 
courir  les  dangers  de  la  cour. 

Comment  avait-il  fait  cela,  lui,  un  sage? 

* 

* * 

Il  se  désolait  de  l'aversion  que  lui  témoignait 
la  reine,  car,  dans  son  cœur,  il  ne  sentait  que 
du  dévouement  pour  ses  souverains  et  ne  se 
reprochait  que  quelques  innocentes  malices  et 
le  trop  grand  essor  donné  à sa  verve  gouailleuse. 

Mais,  par  contre,  il  se  repentait  maintenant 
sérieusement  du  tour  joué  au  sbire  et  était  fort 
inquiet  du  sort  de  ce  pauvre  diable. 

La  malechanee  voulut  que,  par  suite  d'un 
mouvement  trop  brusque,  un  pan  du  manteau 
royal  sortit  un  instant  de  l’ouverture  du  four; 
cela  suffit  pour  qu'une  vieille  femme  qui  pas- 
sait vînt  regarder  avec  curiosité  à l'intérieur 
et,  reconnaissant  les  broderies  armoriées,  se 
mît  à crier  : 

« La  reine  est  dans  le  four!  La  reine  est  dans 
le  four  ! » 

Le  cri  passa  de  boucha  en  bouche,  si  bien 
qu’en  peu  de  temps,  toute  la  ville  scandalisée 
savait  que  la  reine  était  cachée"  dans  un  four,  à 
la  campagne,  presque  aux  portes  de  la  ville. 

* 

* # 

La  nouvelle  en  arriva  comme  le  vent  aux 
oreilles  du  roi,  et  sa  première  pensée  fut  de 
croire  à quelque  nouvelle  farce  de  Bertoldo,  qui 
avait  pu  trouver  le  moyen  d'attirer  la  reine 
dans  ce  four  par  quelque  malicieuse  invention. 

Cela,  il  ne  le  lui  eût  pas  pardonné;  c’eût  été 
trop  d'audace. 

Il  courut  donc  dans  les  appartements  de  sa 
royal®  épouse  et  la  trouva  en  proie  à une 
indescriptible  fureur. 


Elle  lui  raconta  aussitôt  la  corruption  de  la 
sentinelle  et  comment  « son  » Bertoldo  s’était 
emparé  de  la  robe  et  du  manteau  royal. 

Elle  se  plaignit  avec  éloquence  du  manque  de 
respect  du  favori  et  demanda  justice. 

* 

* * 

Le  roi  se  rendit  incontinent  au  four  banal  et, 
se  penchant  par  l'ouverture,  il  aperçut  Bertoldo 
couvert  des  vêtements  de  la  reine. 

Furieux,  il  lui  jura  alors  que  la  mort  seule 
pouvait  payer  un  tel  outrage  à la  majesté 
royale. 

Le  pauvre  hère  fut  retiré  du  four,  et  jamais 
plus  étrange  figure  ne  se  vit  depuis  que  le 
monde  est  monde. 

Bertoldo,  que  la  nature  avait  déjà  fait  le  plus 
laid  des  hommes,  était  horrible  à faire  crier. 

* 

* * 

Ses  habits  de  femme,  qui  étaient  beaucoup 
trop  longs,  traînaient  autour  de  lui  d'une  façon 
piteuse;  une  énorme  fraise  de  dentelle  salie 
encadrait  son  grotesque  visage  couvert  de  suie  : 
on  eût  dit  un  diable. 

* 

* * 

« Ah  ! pour  cette  fois,  je  te  tiens,  canaille  ! 
s'écria  le  roi.  A qui  ne  fait  pas  ce  qu'il  doit 
faire,  arrive  enfin  ce  à quoi  il  ne  s'attendait 
guère. 

— Aïe,  Seigneur!  il  n'y  a que  celui  qui  ne 
marche  pas  qui  ne  tombe  pas  et  celui  qui  tombe 
ne  se  relève  pas  toujours  propre. 

— Tu  le  seras  toujours  assez  pour  gigoter  à 
quelque  branche  maîtresse.  Holà  ! qu’on  s'em- 
pare de  cet  homme  et  aussitôt  pris,  aussitôt 
pendu.  Surtout,  que  nul  n'écoute  ses  paroles 
enjôleuses  ni  ses  supplications.  Obéissez  sans 
retard  à mes  ordres. 

— Mon  doux  sire,  considère,  je  t'en  prie,  que 
chose  faite  en  courant  ne  valut  jamais  rien. 
Pour  avoir  dit  la  vérité  à ta  cour,  ai-je  mérité 
la  mort?  Toi  qui  aimais  ton  pauvre  Bertoldo,  tu 
ne  seras  pas  si  cruel. 

— Trêve  de  paroles,  Bertoldo,  c'en  est  fait, 
tu  m'as  offensé  dans  la  personne  de  la  reine;  à 
cela,  il  n'y  a pas  de  pardon;  prépare-toi  à 
mourir. 


1.  Voir  lé  n°  359  du  Petit  Français  illustré  p.  6C. 


CHRYSÉIS  AU  DÉSEIÎT 


141 


Chryséis  au  désert  ( Suite ) 1 . 


Politique  nègre. 

...  Et  le  colonel  suivait  l'émissaire  nègre  à 
la  bretelle  blanelie  du  coté  des  talas 2 dévastés, 
relevant  les  traces  des  Bambaras  rebelles  et 
croyant  être  sur  celles  de  son  enfant. 

...  Et  Tidi-hou,  iils  des  dieux,  allait  de  village 


rois,  même  gorgés  d'alcools,  pouvaient  être 
heureux. 

Tout  allait  donc  pour  le  mieux  dans  le  meil- 
leur des  royaumes  noirs,  lorsque,  la  colonne 
française  approchant,  les  deux  troupes  se  ren- 
contrèrent et  Tidi-hou  apprit  à ses  dépens 
que  les  Anglo-nègres  s’étaient  joués  de  lui. 


en  village,  surtout  dans  ceux  où  il  savait  les 
guerriers  absents,  pillant,  rançonnant  tout  le 
long  du  jour,  et  s'alcoolisant  tous  les  soirs  avec 
l'eau  de  feu  des  vaincus. 

...  Et  Rosita,  toujours  dans  les  nuages,  tou- 
jours dévouée  à l'éducation  de  ses  nobles 
beaux-fils,  ne  descendait  pas  de  l’empyrée  où 
planait  son  poétique  esprit,  bien  loin  de  sur- 
veiller la  politique  de  son  royal  époux  quelle 
croyait  toujours  ami  avec  les  Français. 

...  Et  les  treize  négrillons  ne  mettaient  plus 
les  doigts  dans  leur  nez.  chantaient  la  table  de 
multiplication  et  la  complainte  des  départe- 
ments dont  ils  intervertissaient  l’ordre  avec  la 
plus  complète  désinvolture. 

...Et  les  noirs  partisans  del’alliance  anglaise 
étaient  heureux  comme  des  rois,  si  toutefois  les 


Aussi  lorsque  le  malheureux  fils  des  dieux 
trouva  occupé  par  les  Français  le  village  qu’il 
croyait  seulement  gardé  par  les  femmes,  il 
plia  prudemment  bagage,  se  contentant  d’enle- 
ver une  vieille  sorcière  de  l'endroit  pour  avoir 
quelques  détails.  Ainsi  il  laissa  ses  guerriers  se 
débrouiller  comme  ils  pourraient  avec  les  par- 
tisans de  l'Angleterre,  et  profita  du  tumulte 
pour  regagner  sa  capitale  avec  toute  sa 
famille. 

Et  pendant  la  route,  la  sorcière  parlait.  Comme 
l'indiquait  son  nom,  traduisible  par  la  péri- 
phrase : « la  Puce  qui  aboie  »,  c'était  une  vieille 
femme  hargneuse,  ravie  de  retourner  le  poi- 
gnard dans  le  coeur  de  Tidi-hou,  lui  vantant  la 
puissance  guerrière  des  Francs,  déroulant  à 
l'avance  devant  ses  yeux  les  représailles  qu’ils 


1.  Voir  le  n*  364  du  Petit  Français  illustré,  p.  122. 


1 2.  Village  fortifié,  le  plus  souvent  entouré  do  fossés. 


142 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


ne  manqueraient  pas  d’infliger  à l’allié  trans-  1 
fuge , lui  apprenant  que  non  seulement 
Tombouctou  n'était  pas  abandonné,  mais 
encore  qu'il  était  occupé  par  de  nouvelles 
troupes,  tandis  que  les  anciennes  parcouraient  ; 
le  pays  pour  la  défense  du  bon  droit  et  l’anéan- 
tissement du  brigandage... 

Et  tout  cela  perçait  le  cœur  de  Tidi-hou,  fils  j 
des  dieux,  dont  la  conscience  n’était  pas  I 
tranquille. 

— Un  jour  viendra,  continuait  à prophétiser  ! 
la  sorcière,  où  d’autres  bateaux  de  feu  viendront  ! 
du  pays  franc,  lançant  depuis  la  Djoliba*  des  ! 
globes  de  fer  noir  qui  renverseront  les  tyrans 
pillards,  un  jour  où  le  dragon  nourri  de  feu, 
portant  des  hommes  blancs  dans  son  ventre 3, 
traversera  le  désert,  amenant  le  règne  de  la 
justice,  un  jour  où  tous  les  Bambaras,  devenus 
frères  des  Francs,  seront  protégés  par  eux,  non 
seulement  contre  les  Touareg,  mais  contre  ! 
les  chefs  injustes...3 

Et  Tidi-hou,  fils  des  dieux,  bourrelé  de 
remords,  se  demandait  ce  qu'il  allait  devenir 
pour  avoir  attaqué  sans  provocation  aucune 
la  puissante  République,  reine  de  France-?... 

Et,  sans  se  douter  des  angoisses  paternelles.  I 
les  jeunes  princes  chantaient  à tue-tête  et  en 
chœur,  avec  la  plus  parfaite  insouciance  de  la 
géographie  et  desteiribles  circonstances  où  ils 
se  trouvaient  : 

« Caen,  chef-lieu  de  la  Lozère, 

Mende,  chef-lieu  du  Calvados. 

Saint-Étienne,  chef-lieu  de  la  Louère 
Et  de  la  Gironde,  Bordeaux...  » 

Comme  la  rime  y était  tout  de  même,  Rosita, 
emportée  sur  les  ailes  de  la  mélodie,  ne  s’aper- 
cevait même  pas  de  quelle  façon  ses  élèves 
panachaient  la  carte  de  France. 


Cependant  Tidi-hou,  fils  des  dieux,  avait  pris 
le  parti  qui  lui  semblait  le  plus  sage,  vu  l'im-  : 
passe  où  il  se  trouvait  acculé  ; il  avait  trahi  ; 
ses  alliés  lorsqu'il  les  croyait  vaincus  : quoi  de 
plus  simple?...  Il  lui  semblait  tout  naturel  de 
passer  à présent  l'éponge  sur  ses  erreurs  pas- 
sées, et  de  revenir  aux  Français,  maintenant 
qu’ils  étaient  vainqueurs. 

Tidi-hou,  fils  des  dieux,  rassembla  donc  ses 
guerriers  en  déroute  et  leur  parla  à peu  près  en 
ces  termes  : 

— Les  traîtres  qui  nous  ont  entraînés  de 
force  contre  nos  frères  alliés  aux  Francs  seront 
punis  de  mort  s'ils  reparaissent  parmi  nous. 
L’ensorcellement  qu'ils  avaient  jeté  sur  la  tribu 
est  rompu,  grâce  aux  invocations  de  la  sorcière  i 
blanche  : c'est  en  frère,  en  allié,  en  ami,  que  | 


nos  vaillants  recevront  le  puissant  chef  franc 
de  Tombouctou,  la  source  d'eau-de-vie  du 
désert. 

J'ai  dit!  Que  l'on  prépare  des  présents,  que 
l’on  tue  les  poules  les  plus  tendres,  les  agneaux 
les  plus  gras,  que  l’on  défonce  un  tonneau  de 
tafla  et  que  l’on  dresse,  au-dessus  de  la  case 
royale,  l'invincible  drapeau  des  Francs. 

Que  l’on  se  peigne  des  couleurs  de  fête  et 
que  tous  les  sorciers  du  tata  apportent  leurs 
tamtams  et  leurs  derboukas  pour  fêter  digne- 
ment l'entrée  de  Sidi  Verduron,  mon  frère, 
guerrier  favori  de  la  puissante  République, 
reine  de  France!... 

Et  pour  rendre  hommage  à son  terrible  beau- 
frère,  Tidi-hou  distribua  à sa  progéniture  près 
de  trois  cents  pains  à cacheter  de  différentes 
couleurs,  ce  qui  permit  à ces  jeunes  princes 
d’organiser  promptement  une  parure  dont 
l’originalité  égalait  la  variété  de  bon  goût. 

Rosita  apprit  seulement  alors,  de  la  bouche 
sacrée  de  Tidi-hou,  fils  des  dieux,  que  son  frère 
venait  leur  rendre  visite  et  qu'il  était  juste 
qu’elle  servît  de  trait  d’union  entre  les  fidèles 
alliés. 


Le  colonel  avait  vu  les  noirs  fuir  devant  lui, 
comme  s’ils  avalent  eu,  à l’instar  de  Mercure, 
des  ailes  aux  pieds;  cependant  il  avait  pu 
recueillir  des  renseignements  précieux  sur  la 
direction  prise  par  ceux  qui  veillaient  sur  la 
femme  blanche,  et  la  journée  n’était  pas  ter- 
minée qu’il  arrivait  devant  l’enceinte  en  pisé 
du  tata  inexpugnable  où  régnait  son  frère 
Tidi-hou... 

— Mais...,  mon  colonel!...  s’exclama  Lucien 
Charmes  avec  stupéfaction,  ce  village  est  à 
nous!...  voyez  le  drapeau?...  nous  avons  dû 
nous  tromper  ?... 

11  n’acheva  pas,  le  pont-levis  des  remparts 
venait  de  s’abaisser  livrant  passage  au  groupe 
bigarré  des  sorciers  de  la  tribu.  Puis  des  guer- 
riers s'avancaient  au-devant  d'eux  avec  des 
cris  gutturaux  et  des  danses  joyeuses,  accom- 
pagnées de  tamtams,  de  trompettes  et  de  der- 
boùkas;  de  jeunes  négresses  aux  pagnes 
éclatants  portaient  des  corbeilles  remplies  de 
fleurs  et  d'oiseaux  rares,  tandis  que  treize 
négrillons  se  tenant  par  la  main,  en  rang  de 
taille,  s’avançaient  en  chantant  de  leurs  voix 
discordantes  : 

« Des  Pyrénées-Orientales 
Le  chef-lieu  c'est  Draguigna, 

De  Seine. et-Oise  Versailles 
Et  du  Var  c’est  Perpigna 

— Comme  géographie,  c’est  réussi!...  s’écria 
Lucien  Charmes  qui  se  tenait  les  côtes. 


1.  Le  Niger. 

2.  Le  chemin  do  fer. 


3.  Ces  opinions,  si  étrange  que  la  chose  puisse  paraître,  ont 
réellement  cours  parmi  un  certain  nombre  d’indigènes. 


CHRYSEIS  AU  DESERT 


143 


— Si  l'on  peut  m'expliquer  ce  que  cela  signi- 
fie!.. dit  le  colonel  abasourdi. 

! Comme  si  les  souverains  n'avaient  attendu 
que  cette  invocation  pour  paraître,  un  bran- 
card orné  de  feuillage,  porté  par  vingt  hommes 
vigoureux  et  surmonté  d’un  énorme  parasol  en 
plumes  d'autruche,  surgit  comme  par  enchan- 
tement entre  les  deux  tours  en  pisé  qui  mar- 
quaient l’entrée  du  tala,  et  sur  cette  litière 
M.  Verduron  reconnut  avec  stupeur,  côte  à côte 
avec  le  roi  nègre,  sa  tendre  sœur  Rosita, 
sceptre  en  main  et  diadème  en  tète!... 

— C'est  elle  qui  est  la  femme  blanche!... 
murmura  avec  le  plus  profond  découragement 
le  colonel  désappointé...  Catherine!  Cathe- 
rine! ma  pauvre  enfant,  tout  espoir  est  donc 
perdu!.. 

— Peut-être  la  trace  du  Nord  est-elle  la 
bonne,  mon  colonel?...  essaya  de  dire  le  lieu- 
tenant Charmes,  tandis  que  les  négrillons 
chantaient  à tue-tête  : 

« — De  la  Charente-Inférieure 
La  Rochelle  est  le  c hef-lieu, 

Le  souvenir  y demeure 
Du  cardinal  Richelieu...  » 

La  fête  était  donc  splendide.  Cependant 
l'entrevue  fut  gênée  de  part  et  d'autre,  malgré 
les  déclarations  bruyantes  de  Tidi-hou,  fils  des 
dieux,  il  expliqua,  en  effet,  avec  l'accent  ému 
de  la  vérité,  qu’étant  allé  défendre  les  villages 
attaqués  par  des  partisans  de  l’alliance  anglaise, 
il  était  revenu  à la  hâte  préparer  un  accueil 
digne  de  lui  à son  frère  blanc,  pensant  bien 


qu'il  ne  quitterait  pas  le  territoire  de  Bambaras 
sans  lui  faire  visite... 

Bon  gré,  mal  gré,  il  fallut  assister  aux 
danses  guerrières  de  la  tribu,  lesquelles  eurent 
lieu  aux  sons  de  deux  grandes  boîtes  à musique 
qui  jouaient  ensemble,  l'une  les  Cloches  de 
Corneville,  l'autre  le  Miserere  du  Trouvère. Puis, 
toujours  avec  les  mêmes  airs  à la  clef,  il  fallut 
faire  honneur  à un  repas  capable  d'apaiser  la 
faim  d’un  régiment  de  cuirassiers  àjeun  depuis 
six  mois.  Tidi-hou  ne  pouvait  rassasier  ses 
yeux  de  la  vue  divine  de  son  frère  de  France, 
et,  attendri  par  de  fréquentes  libations,  lui  fai- 
sait des  déclarations  de  fidélité  et  de  dévoue- 
ment qui  firent  pleurer  les  crocodiles  des 
marigots  voisins. 

Comme  « sidi  Verduron  » l’avait  mis  au  cou- 
rant de  ses  recherches  infructueuses,  espérant 
qu'il  lui  serait  de  quelque  utilité,  il  cherchait 
dans  son  cerveau  étroitun  moyen  de  se  venger 
de  ses  alliés  de  la  veille,  et  il  assurait  dans  des 
discours  non  moins  longs  que  diffus  que  «pour 
lui  » la  disparition  de  Chryséis  ne  pouvait  être 
attribuée  qu'aux  traîtres  qui  se  disaient  parti- 
sans d’Angleterre,  reine  des  Indes,  et  avaient 
si  lâchement  pillé  les  villages  voisins. 

On  chantait,  on  dansait,  on  buvait  surtout. 
Le  cœur  du  colonel  n’était  cependant  guère  à 
ces  fêtes;  la  satisfaction  fraternelle,  modérée 
du  reste,  qu'il  éprouvait  dans  la  société  de 
Rosita,  de  son  mari  et  de  leur  cour,  ne  contre- 
balançait pas  la  terrible  déception  éprouvée  en 
retrouvant  celle-ci  au  lieu  de  Chryséis. 

(A  suivre).  G.  M. 


Nouvelles  à la  main  illustrées 

PAR  HENRIOT 


— Défense  «ux  supérieurs  de  tutoyer  leurs  subordonnés. 
Voilà  l’ordre  ! 

— Pardon,  sargent,  et  la  subordonné  est-ce  qu’il  pourra 
tutoyer  sa  supérieur  ? 


— C.’ est  agaçant  ' Je  ne  peux  pas  dire  à quelqu'un:  « J'ai 
un  rhume  » sans  qu'il  me  réponde  . « Ça  n’est  rien  à côté  du 
mien . » 


Ui 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


Complet  dernier  Rentre.  — Il  n’est  ni 
en  drap,  ni  en  cheviot,  ni  en  soie,  ni  en  toile,  il 
est  en  peaux  de  vipères! 

C’est  un  habitant  du  Puv  qui  le  porte,  et, 
qui  mieux  est,  l’a  fabriqué  A l’occasion  de  la 
foire  de  Saint-André,  il  établit  sur  une  place  de 
la  ville  une  baraque  où  il  s’exhibe,  vêtu  de  ce 
costume  original,  qui  coûta  la  vie,  dit-il,  à 
900  vipères. 

Ce  tueur  de  vipères  a déposé  à la  préfecture, 
depuis  le  commencement  de  1889  jusqu'à  ce  jour, 
9175  tètes  de  ces  vilaines  bêtes  C’est  en  1893 
qu'il  en  a tué  le  plus,  2502,  qui  lui  ont  été  payées 
par  la  préfecture  à raison  de  50  centimes  par 
tête.  Mais  il  est  probable  qu’on  a trouvé  que 
le  gaillard  gagnait  trop  à ce  métier,  et  la  prime 
a été  réduite  à 0 fr.  25. 

C’est  dommage,  car  cet  industrieux  chasseur  a 
rendu  à la  contrée  de  grands  services,  et  puis  il  a 
inventé  un  si  beau  complet! 

* 

* •* 

La  discipline  allemande  — Une  revue 
militaire  allemande  raconte  comment,  de  l’autre 
côté  du  Rhin,  on  empêche  les  jeunes  soldats 
d’être  sales  ou  négligents.  Voici  la  traduction 
littérale  du  texte  : 

« Les  individus  sales  ou  qui  ont  un  penchant  à 
la  malpropreté  sont  reconnus  dès  leur  incorpora- 
tion. On  les  fait  étriller  une  bonne  fois  . sous  la 
pompe  de  la  caserne  par  leurs  camarades,'  à 
l'aide  de  sable  et  d'un  balai  La  cure  est  particu- 
lièrement efficace  en  hiver,  par  le  froid  et  la 
neige.  Il  est  extrêmement  rare  qu’une  seconde 
leçon  soit  nécessaire;  le  criminel  est  ordinaire- 
ment guéri  après  la  première... 

<-  Les  matelots  doivent  changer  de  linge  et  de 
veste  de  travail  deux  fois  par  semaine.  Comme 
ils  doivent  laver  eux-mêmes  leurs  effets,  la  moin- 
dre tache  ou  trace  de  malpropreté  est  sévère- 
ment punie;  la  peine  consiste,  par  exemple,  à 
laver  une  seconde  fois  1 objet  dans  l’eau  salée,  et 
il  s’ensuit  nécessairement  pour  les  mains  des 
crevasses  et  des  érosions  douloureuses.  » 

* 

* * 

Enlèvement  dew  tadies  «le  graine 
sut*  le  pnpiei*.  — Voici  une  façon  pratique  de 
procéder  pour  faire  disparaître  les  taches  de 
graisse  qui  peuvent  souiller  le  papier  : 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  361 

I.  Question  historique 

« À la  lanterne I » cri  sauvage  que  l’on  entendit  souvent 
pendant  los  tumultueuses  journées  de  la  Révolution,  ôtait  le 
cri  par  lequel  on  Ifésignait  quelqu’un  à la  vengeance  popu- 
laire. « Mettre  à la  lanterne  » consistait  à pendre  les  gens 
avec  les  cordes  des  réverbères.  On  sait,  en  effet,  quau 
xvin'  siècle.  Paris  était  éclairé  au  moyen  do  lanternes  à réver- 
bère suspendues  par  une  corde  au  milieu  de  la  rue  et  manœu- 
vrées  par  une  poulie.  C’était  le  lieutenant  de  police  Sartine 
qui,  sous  Louis  XV,  avait  doté  Paris  de  ce  mode  d’éclairage. 

A propos  des  pendaisons  révolutionnaires,  rappelons  le  mot 
de  l’abbé  Maury  (1746-1817)  : 

Comme  la  foule  le  poursuivait  en  hurlant  : « A la  lanterne  [ 
à la  lanterne1  » — « Eh  bien!  répliqua-t-il.  quand  vous 
m aurez  mis  & la  lanterne,  y verrez-vous  plus  clair?  » 

II.  Histoire  naturelle. 

Il  existe  à la  vérité  une  race  curieuse  de  chats,  caractérisés 


On  recouvre  le  papier  taché  d’une  feuille  de 
papier-brouillard  sur  laquelle  on  promène  un  fer 
chaud,  en  déplaçant  le  buvard  a mesure  qu’il 
boit  la  graisse.  On  termine  en  enduisant  à l’aide 
d'un  pinceau  les  deux  faces  du  papier,  encore 
chaud,  avec  de  l’essence  de  térébenthine  bouil- 
lante ; enfin,  on  rend  à la  feuille  sa  blancheur 
primitive  en  imbibant  la  place  de  Ja  tache  avec 
de  l'alcool  rectifié. 

* 

* * 

Fausses  nouvelle*  (par  notre  câble  spécial). 
— On  parle  beaucoup  à Vienne,  en  ce  moment,  de 
construire  des  omnibus  en  caoutchouc.  Ces  voi- 
tures d’un  nouveau  genre  présenteraient  des 
avantages  qui  n’échapperont  a personne  : lors- 
qu’elles seraient  pleines,  en  effet,  elles  pourraient 
s'étendre  un  peu  et  faire  ainsi  place  a des  voya- 
geurs supplémentaires.  Et  puis  les  gros  messieurs 
êt  les  grosses  dames  pourraient  y prendre  leurs 
aises  sans  se  soucier  de  leurs  voisins. 

* * 

Lie  comble  «le-  l'avaricc.  — Je  ne  connais 
pas,  disait  l’autre  jour  Babylas,  d’homme  plus 
avare  que  M.  Rapiat.  Ainsi  chaque  fois  qu'il  y a 
l’ouïe  au  guichet  de  la  gare,  pour  prendre  les 
billets,  il  se  met  le  dernier  de  la  file,  afin  de 
conserver  son  argent  plus  longtemps  dans  sa 
poché 

Bizarreries  «lu  langage.  — Lu  dans  un 
journal  de  province  : 

« Un  enfant  trouvé  vient  d'être  perdu.  Il  est 
sourd-muet  et  répond  au  nom  de  Joseph.  » 

RÉPONSES  A CHERCHER 

QiicNtion  littéraire.  — Quel  est  l'auteur 
dramatique  français  qui  fut  tailleur  de  pierre 
dans  sa  jeunesse? 

* 

, ■*  * 

Question  geoarapli  i<jue  — Qu’es  t-CC 
que  la. Floride  ? D’où  vient  ce  nom  ? 

, * # 

Etymologie.  — D’où  vient  l’expression  : 

« A propos  de  boites?  » 

* 

* * 

Cale»il>re<laiiic.  — Quelle  est  la  rivière  de 
France  et  de  Belgique  qui  est  la  plus  méchante? 


par  l’absence  d’appendice  caudal.  Malgré  bien  des  recher- 
ches, personne  n’a  encore  donné  d’explication  satisfaisante  de 
cette  bizarrerie  C’est  dans  l’îlc  de  Man  que  se  trouve  cette 
race  particulière.  On  sait  que  cetteïlo,  qui  dépend  de  l’Angle- 
terre, est  située  dans  la  mer  d’Irlande,  près  de  la  pointe  sud- 
ouest  de  l'Écosse. 

III.  Vers  à reconstruire 

I.ES  DEUX  ÉPIS.  — Fable. 

Un  épi  babillard,  sec.  allongé,  sans  grain, 

Voisin  d un  brin  touffu,  lui  disait  « Camarade, 

Dieu!  comme  vous  penchez;  seriez-vous  donc  malade? 

— Malade,  moi?  non;  c’est  que  je  suis  plein.  » 

Avec  le  sens  commun  ainsi  toujours  en  guerre. 

Le  sot.  vide,  léger,  porte  sa  tête  au  vent, 

Tandis  que  le  savant, 

Rempli,  baisse  la  sienne  et  regarde  la  terre. 


Le  Gérant  : Maubic.k  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d'adresse  doit  être  accompagnée  de  Cune  des  dernieres  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8'  année.  — N°  366. 


10  centimes. 


29  février  1890. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L'ABONNEMENT  : BS  AN,  SIX  FRANCS 

Part  du  1er  de  chaque  mois. 


Armand  COL! N & C‘’t  éditeurs 

5,  rue  de  Méziéres,  Paris 


ETRANGER  : ?fr.  — PARAIT  CHAQUE  SAMEDI 

Tous  droits  réservés. 


Les  fredaines  de  Mitaize  — Les  bûcherons  roaugeaiont,  assis  sur  des  troues  abattus. 


146 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Les  fredaines  de  Mitaize  (Suite) 1 . 


Daniel  n'insista  pas,  ce  simple  incident  rame- 
nait devant  ses  yeux  la  iolie  de  cette  fuite  que 
tout  à 1 heure  il  trouvait  presque  toute  simple, 
et  il  éprouvait  une  honte  à s'en  être  fait  le 
complice;  il  songeait  que  Mitaize  n’eût  peut- 
être  pas  osé  se  risquer  sans  sa  colère  de  la 
veille,  sans  sa  faiblesse  de  ce  matin. 

II  se  repentait  de  l'avoir  suivie  au  lieu  de  la 
retenir,  de  la  faire  rentrer  de  force  dans  sa 
chambre;  maintenant,  il  n’avait  plus  qu'à  mar- 
cher avec  elle,  car,  aussi  bien,  le  jour  était  tout 
à fait  venu,  les  gens  des  Molières  étaient  peut- 
être  déjà  rentrés  chez  eux,  et  leur  fuite  allait 
être  découverte. 

On  arrivait  à la  Crénaie,  et  Mitaize,  résolu- 
ment, s'engagea  dans  le  chemin  devant  elle. 

— Tu  es  sûre  que  c'est  par  là?  demanda 
Daniel  ; il  me  semble  que  pour  gagner  Deni- 
paire,  il  faut  descendre? 

— Oui,  je  suis  sûre,  n'aie  pas  peur,  je  n'ai 
pas  envie  de  me  perdre. 

Mais  cent  pas  à peine  plus  loin,  une  sorte  de 
clairière  se  présenta,  et,  autour  du  plateau  cou- 
vert d'herbe,  quatre  ou  cinq  sentiers  rayon- 
naient, s'enfonçant  sous  les  futaies  dans  toutes 
les  directions. 

Cette  fois,  une  hésitation  arrêta  la  petite,  et 
son  frère  la  prit  par  la  main  : 

— Marguerite,  retournons?  veu.x-tu,  il  est 
facile  de  dire  que  le  bruit  nous  a réveillés,  que 
nous  sommes  sortis  et  que  nous  avons  été  trop 
loin,  nous  serons  un  peu  grondés,  voilà  tout. 

Elle  le  toisa  d'un  coup  d'œil  méprisant  ; 

— Voilà  tout!  dit-elle,  eh  bien!  moi,  je  ne 
veux  pas  être  grondée;  surtout  je  ne  veux  pas 
être  là  quand  les  Dorgebert  arriveront. 

— Cela  ne  les  empêchera  pas  d'apprendre 
que  l'oncle  et  la  tante  Le  Mauduy  ne  sont  pas 
nos  domestiques,  fit-il. 

— Tu  m'ennuies,  ils  ne  pourront  toujours  pas 
se  vanter  que  nous  nous  plaisions  chez  eux,  et 
je  trouverai  moyen  d’expliquer  les  choses  à 
Fanny  ou  à Marcelle  Dorgebert;  mais  ne  per- 
dons pas  notre  temps  à causer,  il  faut  prendre 
le  sentier  du  milieu. 

— Mitaize,  il  monte  celui-là,  je  ne  crois  pas 
que  pour  gagner  l’autre  côté  de  la  montagne  on 
ait  besoin  d’escalader  cette  hauteur,  le  chemin 
du  bas  doit  tourner  le  bois  plus  facilement. 

— Celui-ci  est  plus  court,  je  le  prends,  dit-elle 
d’un  ton  qui  réadmettait  pas  la  réplique;  quand 
nous  descendrons,  nous  verrons  la  gare  devant 
nous. 

Daniel  n’en  était  pas  si  sûr,  il  lui  semblait 


vaguement  reconnaître  ce  sentier  pour  l’avoir 
pris  lors  de  son  excursion  au  camp  romain; 
mais  il  la  suivit  quand  même  dans  l'étroit 
chemin  dont  les  pierres  se  détachaient  sous 
leurs  pas,  rendant  l'ascension  si  pénible  qu'ils 
durent  reprendre  haleine  plusieurs  fois. 

Mitaize,  pour  rien  au  monde,  n'aurait  proféré 
une  plainte  ; cependant,  elle  dut  so  déchausser 
pour  enlever  un  caillou  qui  la  blessait  et  qui 
s’était  introduit  dans  son  fin  soulier  de  cuir 
jaune.  Elle  n’avait  pu  mettre  ses  bottines  de 
marche,  car  Madeleine  les  avait  descendues 
pour  les  cirer,  et  elle  n’avait  pas  voulu  s'attar- 
der à les  chercher. 

Et  puis,  la  gare  n'était  pas  bien  loin,  et  elle 
se  reposerait  en  wagon. 

ils  atteignirent  enfin  le  sommet;  mais,  au 
lieu  de  redescendre,  le  sentier  filait  entre  les 
arbres  sur  une  sorte  de  plateau  tapissé  de 
mousse;  ce  que  Mitaize  avait  cru  une  simple 
montée  à franchir  était,  en  réalité,  une  partie 
delà  montagne  qui  se  continuait  assez  loin,  en 
éperon. 

Au  lieu  de  prendre  un  chemin  de  traverse, 
Mitaize  avait  choisi  le  plus  long,  celui  qui  suit 
les  cimes,  et,  à moins  de  retourner  sur  ses 
pas,  on  devait  le  continuer  au  hasard,  sans 
même  savoir  si  ses  détours  conduiraient  au 
but.  Elle  ne  voulut  pas  avouer  son  désappoin- 
tement. 

— Ce  sont  ces  stupides  enfants  qui  m’ont 
trompée!  fit-elle  avec  dépit;  iis  m’ont  pourtant 
dit  ; « Toujours  tout  droit.  » Enfin,  mainte- 
nant, au  moins,  le  chemin  est  beau,  c’est  tout 
à fait  agréable. 

Et  elle  se  remit  en  route,  lelong  de  ce  chemin 
si  agréable,  où  cependant  croissaient  d’en- 
nuyeuses ronces  qui,  tout  à coup,  s'accro- 
chaient sournoisement  à sa  robe  et  ne  s’en 
laissaient  pas  détacher  sans  quelque  avarie; 
au  moindre  choc  contre  les  branchés,  celles-ci 
laissaient  échapper  leur  rosée  sur  la  gaze 
roulée  autour  du  chapeau  de  Mitaize,  lui 
donnant  un  aspect  lamentable. 

Bientôt  la  mousse,  disparut,  cédant  la  place 
à un  tapis  glissant  formé  des  aiguilles  de  pins 
tombées  sur  le  sol. 

Mitaize  serrait  les  lèvres  et  avançait  toujours; 
mais  elle  dut,  plusieurs  fois,  se  retenir  au  bras 
de  sou  frère  pour  ne  pas  tomber.  Ils  mar- 
chaient depuis  longtemps  déjà,  le  soleil  montait 
rapidement  dans  le  ciel  et,  même  à l’abri  des 
arbres,  la  chaleur  devenait  torride;  la  petite 
avait  enlevé  son  manteau,  au  grand  dommage 


1.  Voir  lo  n<>  365  du  Petit  Français  illustré , p.  i 34 . 


LES  FHEDAIKES  UE  MITAIZE 


de  sa  robe  légèi-e  qui,  maintenant,  s'accrochait 
partout,  car  les  sapins  rapprochés  ue  laissaient 
l>lus  qu'une  place  étroite  entre  leurs  troncs  aux 
branches  basses  qu'il  fallait  écarter  à chaque 
pas. 

Tout  à coup  Daniel  la  retint  : 

— Je  11e  m'étais  pas  trompé  ; je  suis  déjà  venu 
ici,  et  il  doit  y avoir  un  ravin  devant  nous. 
Laisse-moi  descendre  le  premier. 

En  effet,  traversant  le  plateau  du  nord  au 
sud.  un  fossé  profond  creusait  le  sol  de  sa  cou- 
pure nette  dont  les  parois  rocheuses  dispa- 
raissaient sous  les  herbes  folles  et  les  arbustes 
épineux. 

Mitaize  descendit  avec  précaution,  puis 
remonta  bravement,  non  sans  peine  ; mais 
quand  elle  eut  atteint  l'autre  bord  et  qu'elle  vit 
le  sol  tout  couvert  de  roches  éboulées,  de 
pierres  moussues  entassées  comme  un  mur 
devant  eux.  elle  se  laissa  tomber  sur  un  quartier 
de  roche  et  se  mit  à pleurer. 

— Je  11e  pourrai  jamais  passer  là  dedans, 
dit-elle. 

— Alors,  retournons,  Mitaize,  veux-tu?... 

Elle  secoua  la  tête  négativement  et  essuya 
ses  yeux. 

— Pour  cela,  non;  mais  il  faut  que  je  me 
repose  ou  bien  je  11e  pourrai  pas  aller  plus 
loin,  et  je  ne  voudrais  pas  manquer  le  train. 

En  ce  moment,  par  delà  la  forêt  silencieuse, 
un  coup  de  silûet  aigu  résonna,  que  répétèrent 
deux  ou  trois  échos,  et  le  roulement  sourd  d'un 
train  eu  marche  monta  de  la  plaine. 

— Oh  ! nous  ne  pouvons  plus  arriver,  quel 
ennui  ! lit-elle;  nous  voici  forcés  de  ne  prendre 
que  le  train  suivant. 

— Bah  ! lit  Daniel,  ravi  de  sentir  du  temps 
devant  eux,  cela  nous  permettra  de  déjeuner; 
j ai  faim,  tu  sais,  Mitaize,  et  il  faut  ouvrir  ton 
panier. 

Hélas!  les  provisions  emportées  se  rédui- 
saient à deux  tablettes  de  chocolat  et  quelques 
pastilles;  et  Daniel  fit  la  grûnace  devant  ce 
déjeuner  de  poupées. 

— Je  meurs  de  soil,  dit-il;  si  nous  cueillions 
quelques  mûres?  cela  vaudrait  mieux  que  rien. 

— Cueillcs-en  si  tu  veux,  répondit-elle,  moi, 
je  n'en  puis  plus. 

Mais,  au  bout  de  cinq  minutes,  la  petite, 
restée  seule,  fut  prise  de  terreur  à l’idée  que 
Daniel  pouvait  partir  sans  elle  et  elle  se  jeta 
dans  le  taillis  en  l'appelant  de  toutes  ses 
forces. 

— Eh  bien!  quoi?  me  voici,  dil-il  en  repa- 
raissant près  de  là;  qu'est-ce  qui  te  prend,  de 
crier  si  fort  ? 

Elle  baissa  la  tête,  confuse  et  ne  répondit 
pas. 

— Sais  tu  que  tu  es  jolie,  fit-il  en  la  regar- 
dant du  haut  en  bas;  tu  as  l'air  d'une  men- 


diante, ma  chère,  ta  robe  est  en  loques,  ton 
chapeau  est  horriblement  déformé. 

--  Et  loi,  dit-elle  très  froissée,  ton  pantalon 
est  déchiré  aux  genoux  ; si  tu  crois  être  correct, 
tu  te  trompes  beaucoup. 

— Marchons,  11  est-ce  pas?  il  faut;  absolument 
nous  presser. 

Elle  avait  repris  son  air  accoutumé,  et,  tous 


Mitaize  se  laissa  tomber  sur  un  quartier  de  roche. 

deux  s'engagèrent  à travers  les  pierres  amon- 
celées  où,  ça  et  là,  des  myrtilliers  avaient  pris 
racine;  ils  buttaient  contre  des  souches,  sc 
heurtaient  à des  quartiers  de  roche  trop  hauts 
pour  être  franchis  et  qu'ils  devaient  contourner- 
les  obstacles  semblaient  s'accumuler  comme  à 
plaisir  pour  leur  barrer  le  passage;  puis  les 
arbres  s’écartèrent  et,  dans  l'espace  libre  oti 
les  hautes  tiges  des  digitales  se  balançaient 


au  vent,  une  sorte  d'autel  carré  se  dressa. 

— Tu  vois,  c'est  le  camp  romain,  fit  Daniel, 
il  m’avait  bien  semblé  reconnaître  les  alen- 
tours; vois- tu,  Mitaize,  ici  on  a fait  des  fouilles; 
à droite,  où  il  y a cette  longue  pierre  creusée, 
il  paraît  que  c'est  le  cercueil  d’un  chef  et  l'on 
a trouvé  là  dedans  toute  sorte  de  choses 
curieuses.  Mens  voir,  là,  par  terre,  il  y a des 
pierres  sculptées,  une  tête  d’homme,  on  croirait 
qu’il  nous  regarde. 

Mitaize  s'était  curieusement  avancée,  mais, 
à la  vue  du  bas-relief,  en  partie  enfoui  dans  la 
mousse  et  d'où  une  tête  de  grandeur  naturelle 
émergeait  seule,  Axant  sur  eux  ses  yeux  de 
pierre,  elle  poussa  un  cri  de  terreur  et  s’élança  I 
en  avant. 

Heureusement,  au  delà  du  front  du  camp,  la 
pente,  très  raide,  n'avait  plus  de  roches,  et 
Daniel  se  mit  à la  poursuite  de  sa  sœur.  Elle 
courait  affolée,  ne  sentant  plus  sa  fatigue; 
tant  qu’on  fut  sous  la  futaie,  tout  alla  bien, 
mais  quand  il  fallut  traverser  le  taillis,  dont  la 
large  bordure  enserrait  le  bois,  les  difficultés 
recommencèrent  et  la  toilette  de  .Mitaize  subit 
encore  plus  d’un  accroc  fâcheux. 

Enfin,  lasse  à mourir,  la  petite  fille  s’arrêta, 
et  les  deux  fuyards  regardèrent  autour  d’eux. 
Des  arbres,  partout  des  arbres,  des  sapins  qui 
couvraient  les  pentes  de  leurs  hautes  colon- 
nades toujours  pareilles;  plus  de  trace  de  ! 
sentier... 

— Qu'allons -nous  faire?  demanda-t-elle, 
presque  timidement. 

— Que  veux-tu  que  nous  fassions?  répondit- 
il  avec  mauvaise  humeur,  trouver  un  chemin 
qui  nous  conduise  quelque  part,  après  nous 
verrons.  Tiens,  il  y a une  fumée,  à gauche,... 
la  vois-tu?  allons  de  ce  côté,  peut-être  y a-t-il 
des  bûcherons  auxquels  nous  pourrons  deman- 
der la  route... 

11  n'osa  pas  ajouter...  la  route  des  Molières, 
mais  il  comptait  bien,  à présent  que  sa  sœur 
pouvait  toucher  du  doigt  la  folie  de  son  entre- 
prise, qu’elle  ne  ferait  plus  d'objection,  le 
moment  venu. 

A grand'peine  on  parvint  à l'endroit  où  le 
feu  était  allumé  ; c’étaient  en  effet  des  bûche- 
rons qui,  à l'abri  d'une  roche,  venaient  de 
préparer  leur  repas;  un  chariot  dételé  reposait 
à terre  sa  longue  limonière,  deux  bœufs  encore 
jouxtés  ruminaient,  le  nez  dans  leur  provende, 
et  les  hommes,  assis  sur  des  troncs  abattus, 
mangeaient,  puisant  à même,  chacun  avec  sa 
cuiller,  dans  la  marmite  de  terre. 

L’un  d’entre  eux  avait  aperçu  les  enfants  : 

— Parions  que  vous  n'avez  pas  trouvé  la  fon- 
taine? leur  dit-il  d'un  air  entendu,  les  gens  de 
la  ville  qui  viennent  par  ici  rfen  font  pas 
d'autre  et,  quand  il  fait  chaud,  rester  sur  sa 
soif  n’est  pas  amusant.  Si  le  cœur  vous  en  dit, 


ma  petite  demoiselle,  vous  pouvez  vous  rafraî- 
chir à la  cruche. 

Mitaize  prit  une  mine  dégoûtée  et  regarda 
son  frère,  mais  celui-ci,  qui  avait  encore  plus 
faim  que  soif,  ne  la  laissa  pas  répondre;  il  prit 
la  parole  le  premier. 

— Si  vous  vouliez  nous  vendre  un  morceau 
de  pain,  dit-il,  vous  nous  rendriez  grand 
service. 

Le  plus  âgé  des  bûcherons  était  déjà  debout; 
il  tirait  d'un  sac  de  toile  une  grosse  miche  de 
pain  noir  à peine  entamée  et  en  coupait  deux 
larges  tranches. 

— Vendre,  non,  dit-il,  mais  donner,  oui.  Ça 
ne  se  refuse  pas  du  pain.  Et  il  ajouta  ; Je  vois 
ce  que  c’est,  vos  parents  sont  quelque  part  là- 
haut,  vous  avez  voulu  marcher  en  avant  et 
vous  vous  êtes  perdus. 

Dany  11'osait  pas  répondre,  mais  Mitaize 
s’écria  très  vite. 

— Mais  nous  devons  les  rejoindre  à la  gare 
de  Saint-Michel,  et  nous  y arriverons  en  même 
temps  qu'eux,  si  vous  voulez  bien  nous  indi- 
quer le  chemin  à suivre. 

— La  gare  est  encore  loin  d'ici,  ma  petite 
demoiselle,  et  vous  avez  l'air  bien  fatiguée, 
dit-il  eu  hochant  la  tête. 

Elle  se  redressa  en  s’efforçant  de  sourire  : 

— J'irai  très  bien  jusque-là,  je  vous  assure. 

— En  ce  cas,  vous  n’avez  qu'à  couper  à 
gauche,  sous  bois.  Par  là,  tenez...,  ne  vous 
inquiétez  pas  des  sentiers  et  descendez  tou- 
jours jusqu’à  la  lisière,  de  là,  vous  verrez  le 
village  droit  devant  vous.  Pourtant,  croyez- 
moi,  reposez-vous  un  moment,  un  de  nous  ira 
à la  recherche  de  vos  parents  qui  sont  peut-être 
inquiets. 

— Non,  fit  Daniel,  c’est  inutile,  vous  ne  les 
trouveriez  pas  et  nous  vous  remercions  beau- 
coup ; puisque  vous  le  permettez,  nous  allons 
rester  là  un  instant,  ma  sœur  a besoin  de  repos 
et  moi  aussi. 

Le  vieux  bûdjeron  jeta  sur  le  sol  une  bras- 
sée de  branches  de  sapin  et  fit  signe  aux 
enfants  de  prendre  place  sur  ce  siège  impro- 
visé. 

Mitaize  s'y  laissa  glisser  avec  un  soupir  de 
soulagement  et  Dany, plus  perplexe  que  jamais, 
s'y  étendit  auprès  d’elle.  Lorsqu'il  avait  abordé 
les  bûcherons,  son  premier  mouvement  avait 
été  de  se  nommer  et  de  prier  l'un  d’eux  de  les 
reconduire  aux  Molières,  puis  il  s’était  décidé 
à attendre  une  Occasion  de  parler,  et  mainte- 
nant il  n’osait  plus.  Son  caractère  assez  mou 
! se  refusait  à toute  initiative  et,  puisqu'il  avait 
suivi  sa  sœur,  autant  valait  continuer  jusqu'à 
ce  qu’elle  s'avouât  incapable  d'aller  plus 
loin. 


( A suivre.) 


P.  F. 


LES  ENFANTS  DE  TROUPE 


149 


Les  enfants  de  troupe. 


Le  gymnase  à l’École  d'enfants  de  troupe  de  Rambouillet  (Cliché  Jules  David). 


Sous  l'ancien  régime,  les  soldats  étaient 
autorisés  à se  marier,  et  un  grand  nombre  de 
femmes  accompagnaient  l'armée.  Dans  les  régi- 
ments naissaient  des  enfants  que  les  parents 
avaient  grand'peine  à élever,  le  roi  ne  faisant 
absolument  rien  en  faveur  des  familles  mili- 
taires : la  maigre  solde  du  père  devait  subvenir 
à tous  les  frais.  Aussi  les  enfants  de  soldats 
étaient-ils  appelés  de  bonne  heure  à gagner 
leur  vie,  et  beaucoup  d'entre  eux  devenaient 
« valets  » ou  « goujats  ». 

On  appelait  ainsi  alors  des  jeunes  gens  qui, 
sans  être  enrôlés  dans  l'armée  régulière,  sui- 
vaient. les  troupes  pour  apprendre  le  métier 
des  armes  et  que  nourrissait  la  charité  des 
gens  de  guerre  auxquels  ils  rendaient  des  ser- 
vices en  faisant  leurs  corvées,  au  même  titre 
probablement  que  les  mousses  de  nos  jours 
qui  sont,  en  quelque  sorte,  à bord,  les  servi- 
teurs des  matelots. 

L'armée  se  mettait-elle  en  campagne,  femmes 
et  enfants  partaient  avec  elle,  se  blottissant 
tant  bien  que  mal  dans.de  pauvres  charrettes. 
On  voit,  dans  beaucoup  de  tableaux  ou  estampes 
du  temps  de  Louis  XV,  des  enfants  de  sept  à dix 
ans  jouant,  à la  balte,  avec  les  soldats.  Comme 


le  dit  M.  le  capitaine  Mader,  auquel  nous  em- 
pruntons ces  détails',  ces  enfants  ne  peuvent 
guère  être  que  des  enfants  de  soldats. 

La  situation  de  ces  petils  malheureux  était 
donc  fort  triste.  Condamnés  à une  existence 
nomade,  vivant  dans  un  milieu  peu  recom- 
mandable, réduits,  sinon  à la  mendicité,  du 
moins  à la  servilité,  ayant  sous  les  yeux  plus 
de  mauvais  exemples  que  de  bons,  ils  ne  pou- 
vaient espérer  sortir  de  leur  humble  condition. 
Ils  devenaient  la  plupart  du  temps  musiciens, 
fifres  ou  tambours.  •<  A toutes  les  phases  de 
notre  histoire,  nous  retrouvons  sur  le  champ 
de  bataille  et  un  peu  partout  les  petits  tam- 
bours, ces  enfants  de  soldats,  ces  enfants,  quel- 
quefois maraudeurs  et  indisciplinés,  mais  tou- 
jours insouciants  et  braves  devant  l’ennemi.  » 

Vers  1767,  un  officier  de  cavalerie,  le  che- 
valier de  Pawlet,  conçut  le  projet,  ainsi  qu'il 
l'expose  lui-même  dans  un  mémoire,  « de  tirer 
des  hôpitaux  de  Paris  700  jeunes  orphelins  ou 
autres  enfants  d'indigents  amoncelés  dans  ces 
lieux-là  par  la  misère  et  dans  la  misère,  de  les 
rassembler  dans  une  caserne  pour  les  élever 
sous  une  forme  militaire  en  leur  faisant 
apprendre  différents  métiers  en  raison  de  leur 


Les  Écoles  d enfants  âe  troupe.  1 vol.  in-8,  Paris,  1 894  (Henri  Charles-La  vauzclle). 


ISO 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


plus  ou  moins  de  dispositions,  surtout  les  plus 
intéressants  pour  des  soldats.  » On  voit,  d'après 
ce  programme,  que  le  philanthrope  Pawlet  se 
proposait  de  préparer  de  bonnes  recrues  à 
l'armée,  mais  non  d'instruire  les  enfants  de 
troupe,  'lais  l’institution  qu'il  rêvait  de  créer 
appela  l'attention  sur  ces  pauvres  petits.  Il 
ouvrit  en  1772,  à la  barrière  de  Sèvres,  un  éta- 
blissement destiné  à recevoir  les  fils  de  mili- 
taires morts  ou  blessés  au  service,  et  sa  géné- 
reuse initiative  inspira  au  due  de  Liancourt 
l’idée  de  fonder  une  école  d'enfants  de  troupe. 

La  Révolution  bouleversa  ces  tentatives.  Au 
commencement  de  ce  siècle,  on  en  revint  au 
système  ancien,  en  le  réglementant  : on  laissa 
les  enfants  de  troupe  dans  les  régiments,  en 
les  plaçant  sous  la  surveillance  directe  d’un 
officier,  secondé  par  des  sous-officiers  et  capo- 
raux. Ce  personnel  devait  leur  enseigner  à 
lire,  h écrire,  à calculer,  leur  donner  en  outre 
l'instruction  militaire,  leur  faire  faire  des  exer- 
cices physiques,  tels  que  la  natation,  surveiller 
leur  instruction  morale  et  leur  faire  apprendre 
un  art  ou  un  métier  utile  aux  armées.  C’est 
ainsi  que  les  uns  étaient  mis  en  apprentissage 
chez  les  maîtres  ouvriers,  pour  devenir  tail- 
leurs, bottiers  ou  bourreliers,  tandis  que  les 
autres  prenaient  part  aux  leçons  des  élèves- 
tambours  ou  des  élèves-clairons. 

Mais,  comme  on  le  voit,  il  semblait  qu'on 
cherchât  à les  maintenir  dans  la  condition 
humble  dont  ils  étaient  sortis.  Peu  à peu  cepen- 
dant les  chefs  de  corps  encouragèrent  les 
efforts  de  ceux  qui  montraient  des  dispositions 
particulières.  Ceux  qui  obtenaient  des  bourses 
dans  les  lycées  étaient  admis  ù en  suivre  les 
cours  : toutes  facilités  leur  étaient  offertes  à 
cet  égard.  Aussi  n'est-ii  pas  tout  à fait  juste  de 
dire,  comme  le  capitaine  .Mader,  que,  jusqu'en 
1884,  l’enfant  de  troupe  était  fatalement 
condamné  à ne  devenir  qu’un  tambour  ou  un 
ouvrier  dans  les  régiments. 

Toutefois  il  est  bien  certain  que  cette  date 
de  1884  marque  le  début  d’une  ère  nouvelle. 
C’est  l’époque  de  la  création  des  Écoles  mili- 
taires préparatoires  et  de  l’Orphelinat  de  la 
Boissière,  établissement  dû  à la  munificence  du 
commandant  Hériot,  digne  imitateur,  il  un 
siècle  de  distance,  des  Pawlet  et  des  Liancourt. 

Aux  termes  de  la  loi  du  1 0 juillet  1884,  les 
fils  de  militaires  peuvent  être,  sous  certaines 
conditions,  admis  dans  l’armée  et  classés  enfants 
de  troupe.  Ils  restent  jusqu'à  treize  ans  dans 
leurs  familles,  celles-ci  recevant  une  petite 
pension  pour  les  élever  ;de  100  à 180  francs  pal- 
an). Mais,  de  treize  à dix-huit  ans,  ils  sont 
versés  dans  les  écoles,  lesquelles  sont  au 
nombre  de  six,  savoir  : à Rambouillet,  à 
Montreuil-sur-Mer,  à Saint-IIippoiyte-du-Fort  et 
aux  Andelys,  pour  l'infanterie  ; à Autun,  pour 


la  cavalerie  ; à Billoin,  pour  l’artillerie  et  le 
génie. 

A dix-huit  ans,  l’élève  doit  contracter  un  enga- 
gement de  cinq  ans,  faute  de  quoi  il  est  rendu 
à ses  parents,  et  ceux-ci  sont  alors  tenus  du 
rembourser  à l’État  la  moitié  des  frais  d’en- 
tretien que  leur  fils  lui  a coûtés. 

Ces  établissements  fonctionnent  depuis  une 
dizaine  d’années,  et  déjà  ils  ont  rendu  de  grands 
services  à l'armée  en  lui  fournissant  des  sujets 
instruits  capables  de  faire;  pour  la  plupart, 
sinon  des  officiers,  du  moins  de  bons  sous- 
officiers.  Sans  posséder  encore  les  éléments 
d’une  statistique  complète,  on  peut  évaluer  la 
proportion  des  sergents  et  des  maréchaux  des 
logis  à un  tiers  des  engagés  ; un  autre  tiers 
reçoit  les  galons  de  caporal  ou  de  brigadier  ; le 
dernier  tiers  se  compose  de  simples  soldats 
(musiciens,  ouvriers,  prévôts  d’armes,  moni- 
teurs de  gymnastique,  etc.)..  Mais  on  peut 
admettre  que  beaucoup  de  ces  simples  soldaLs 
et  de  ces  caporaux  sont  destinés  à devenir 
sons-officiers  par  la  suite. 

Quant  à ceux  qui  ont  de  plus  hautes  ambi- 
tions, libre  à eux  de  quitter  l’école  : Us  n’ont 
qu’à  obtenir  une  bourse  dans  un  établissement 
quelconque  d’instruction,  lyeée  ou  collège,  et 
ils  sont  immédiatement  rayés  des  contrôles. 

Les  cours  sont  professés,  dans  les  Écoles 
d'enfants  de  troupe,  soit  par  des  officiers,  soit 
par  des  instituteurs  civils.  Les  éludes  sont  à 
peu  près  celles  de  l’enseignement  primaire  ou 
de  l’enseignement  secondaire  moderne.  Le 
dessin  de  paysage  et  la  musique  vocale  figu- 
rent au  programme.  On  y joint  la  musique 
instrumentale.  La  plupart  des  écoles  ont  une 
fonfare,  et  c’est  un  spectacle  amusant  de  voir 
tel  de  ces  bambins  porter  un  instrument 
presque  aussi  grand  que  lui  et  marcher  grave- 
ment, les  joues  enflées,  comme  la  grenouille 
lorsqu'elle  cherchait  à se  faire  aussi  grosse 
que  le  bœuf. 


« Si  la  musique  a une  importance  réelle  dans 
les  régiments,  dit  le  capitaine  Mader,  à plus 
forte  raison  est-elle  pour  les  enfants  un  stimu- 
lant dans  les  marches,  dans  les  exercices  ; elle 
rehausse  l'éclat  des  revues  et  constitue  toujours 
pour  les  élèves  une  distraction  et  un  délasse- 
ment. 

« Elle  augmente  enfin  l’intérêt  et  l’attraction 
des  fêtes  annuelles  qui,  à l’exemple  du  régi- 
ment, sont  données  dans  plusieurs  écoles.  Dans 
ces  cérémonies,  les  enfants  exécutent  les  exer- 
cices les  plus  variés  en  présence  d’un  public 
toujours  nombreux;  ils  montrent  leur  adresse 
et  leur  vigueur  et  ils  excitent  sou\  eut  l’admi- 
ration par  la  souplesse  et  l’agilité  dont  ils  font 
preuve  et  par  la  régularité  dans  les  mouve- 
ments. » 


LES  ENFANTS  DE  TKOL’PE 


En  effet,  les  exercices  physiques  se  font,  dans 
les  diverses  écoles  militaires  d’infanterie,  avec 
une  rare  perfection  : boxe, canne, gymnastique, 
escrime,  sont  l’objet  (les  soins  les  plus  atten- 
tifs. La  danse,  bien  que  réglementairement 
elle  fasse  partie  des  arts  d’agréments  ensei- 
gnés, est  naturellement  plus  négligée.  Quant  à 
la  vélocipédle  et  aux  sports,  en  honneur  dans 
la  jeunesse  civile,  ils  n'ont  pas  encore  acquis 
droit  de  cité  dans  les  Écoles  d'enfants  de 


lot 


variât  l’objet  de  ses  réflexions,  qui  étendît  le 
champ  de  ses  connaissances,  qui  satisfit  la  curio- 
sité de  son  esprit,  on  a accepté  avec  recon- 
naissance tout  ce  qu'on  recevait  et  on  l'a 
presque  indistinctement  donné  en  pâture  à ces 
jeunes  gens,  sans  songer  qu'il  y avait  là, dedans 
bien  des  ouvrages  qui  n'étaient  guère  à leur 
portée. 

De  plus,  les  livres,  à force  (l'être  lus.  sont 
abîmés,  déchires  : ils  finissent  par  s'user 


Exercices  de  canne  f Cliché  Joies  David1. 


ou  se  perdre.  Les  écoles  11e  peuvent  pas  tou- 
jours recourir  à la  générosité  de  leurs  donateurs 
habituels.  Aussi  les  bibliothèques  deviennent- 
elles  de  plus  en  plus  pauvres. 

C'est  pourquoi  j'ai  songé  à m'adresser  aux 
lecteurs  du  Peut  Français  illustré.  Si  vous  avez 
des  livres  amusants  ou  instructifs  dont  vous 
vouliez  faire  profiter  les  fils  des  soldats,  vos 
futurs  camarades  de  régiment,  vos  futurs 
compagnons  de  chambrée,  faites-en  un  ballot 
que  vous  enverrez  aux  écoles  dont  j'ai  donné  la 
liste. 

Ces  livres  seront  les  bienvenus,  j'en  suis  cer- 
tain, et  on  vous  remerciera  d'avoir  songé  à de 
bons  petits  Français  qui  aiment  leur  pays,  qui 
11e  rêvent  que  de  le  défendre,  de  le  venger,  et 
qui  ont  pris,  comme  ceux  de  Montreuil,  cette  jolie 
devise  : « Surtout  qu'on  nous  attende'.  » E.  M. 


troupe,  mais  nul  doute  qu'on  ne  finisse  par  y 
venir  un  jour  ou  l'autre. 

Il  est  malheureusement  un  point  qui  laisse  à 
désirer.  Le  budget  de  ces  écoles  est  maigrement 
doté,  et  les  frais  d'instruction  proprement  dits 
l'absorbent  complètement.  Aussi  n'a-t-on  pu 
constituer  des  bibliothèques  abondamment 
pourvues  d'ouvrages  dont  la  lecture  soit  saine. 
Obligé  de  renoncer  à des  acquisitions  coûteuses, 
on  a fait  appel  aux  bonnes  volontés  indivi- 
duelles. Des  donateurs  bien  intentionnés  ont  fait 
cadeau  aux  écoles  des  livres  qu'ils  ne  tenaient 
pas  à garder.  Ils  les  ont  envoyés  sans  y regar- 
der d'assez  près  quelquefois,  et  sans  se  deman- 
der si  c'était  bien  ce  qui  convenait  à des  enfants 
de  condition  médiocre.  Trop  heureux  de  don- 
ner à cette  jeunesse  quelque  chose  qui  prit 
l'intéresser,  qui  parlât  à son  imagination,  qui 


132 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Chryséis  au 


Malgré  toutes  les  protestations  de  ses  alliés,  I 
le  colonel  refusa  de  s'arrêter  plus  longtemps,  et 
reprit  tristement,  dès  le  petit  jour,  le  chemin 
qu’il  avait  suivi  la  veille  avec  tant  d’espoir. 

Tidi-hou,  fils  des  dieux,  était  incapable  de 
lui  proposer  de  l’accompagner,  ne  se  tenant 
plus  sur  ses  jambes;  mais  il  pleura  comme  un 
veau  en  le  voyant  partir.  Cependant,  comme  il 
restait  encore  des  victuailles,  le  festin  ne  fut 
pas  interrompu  par  le  départ  des  Français,  et 
reprit  de  plus  belle  après,  tant  qu’il  resta  un  os 
de  poulet,  une  queue  de  mouton  et  une  calebasse 
d'eau-de-vie. 

Le  colonel  avait  donc  fait  fausse  route.  L’autre 
détachement  avait-il  été  plus  heureux? 

On  s’en  doute,  puisque  Paul  Rozel  avaitrelevé 
la  trace  du  nord,  la  seule  bonne,  et  qu’il  s’y 
était  tenu.  La  double  direction  des  vestiges, 
qui  avait  trompé  M.  Verduron,  tenait  à la  visite 
qu’avait  reçue  Sidi-el-Hadj,  la  veille:  la  trace 
du  sud,  qui  se  confondait  plus  loin  avec  d’autres, 
était  celle  des  Touareg  qui  avaient  averti  le 
cheik. 

Al'aube  donc,les  deux  détachements  s’étaient 
séparés,  et  Paul  avait  dit  à son  chef  : 

— Mon  colonel,  je  vais  faire  chou-blanc,  pour 
sûr  : c’est  à vous  que  le  succès  est  dû.  Aussi, 
soyez  tranquille,  dès  que  je  serai  sûr  que  je  me 
trompe,  j’aurai  vite  fait  de  rebrousser  chemin 
et  de  vous  rejoindre. 

Chryséis  retrouvera-t-eUe  son  cotillon? 

Tout  ébranlé  qu’il  fût  dans  sa  confiance, 
Paul  Rozel  voulut  faire  les  choses  conscien- 
cieusement. Jubier  et  Gobain  l'accompagnaient, 
et,  à l'envi,  relevaient  les  traces.  Cela  dura 
ainsi  une  demi-journée,  dans  des  sables  fins  qui 
brûlaient  les  pieds  des  hommes.les  fatiguaient, 
et  décourageaient  le  jeune  officier,  presque 
persuadé  maintenant,  tant  Lucien  s’était  moqué 
de  la  trace  du  nord,  qu’il  faisait,  comme  il 
disait,  de  la  bouillie  pour  les  chats. 

Tout  à coup,  aux  sables  fins,  succéda  le  gneiss, 
comme  l’avait  fort  bien  reconnu  Chryséis,  et 
les  traces  cessèrent  complètement. 

— Envolé,  le  gourbi!  fit  Jubier. 

— Deux  sous  de  récompense  à qui  le  retrou- 
vera! ajouta  Gobain. 

— Ça  fait  encore  un  objet  perdu,  quoi!...  ce 
qu’il  en  pleut  dans  ce  pays-ci  !...  Mon  lieutenant? 

— Qu'y  a-t-il,  sergent? 

— Sans  vous  commander,  est-ce  que  je  pour- 
rais m’astiquer  de  vous  demander  co  qu’ils  vont 


désert  (suite)'. 

chercher,  ceux  que  nous  courons  après?  Il  n’y 
a rien  que  le  vrai  désert  de  tous  les  côtés  à 
partir  d’ici  : ils  ont  donc  bien  besoin  de  se 
sauver,  qu'ils  se  earapatent  dans  un  pays 
pareil?... 

La  réflexion  frappa  Paul  Rozel,  déjà  presque 
résolu  à rebrousser  chemin,  tant  l'odeur  de  la 
poudre  l’attirait  dans  le  sud. 

— Vous  avez  peut-être  raison,  sergent,  dit-il. 
Déployons-nous  en  éventail  et  avançons  encore. 

Bien  leur  en  prit.  Cent  pas  plus  loin,  Gobain 
suffoqué  de  joie,  ramassait  uue  boucle  d'oreille 
et  disait  à son  officier  : 

— Ah!  mon  lieutenant,  ça  pousse-t-il  dans 
le  sable,  ces  brimborions-là?...  on  11e  l'a  pas 
perdue,  que  je  vous  dis,  on  l’a  jetée  exprès!.  . 

Et  l'on  avança...  et  l'on  trouva  la  seconde 
boucle  d'oreille. 

Puis  ce  fut  un  lambeau  d'étoffe,  qui  suggéra 
aux  sergents  la  même  idée  qu’à  Merced  : 

— Tiens!  via  qu’on  joue  au  Petit  Poucet! 

Puis  on  trouva  un  fragment  de  mouchoir 
marqué  C.  V.,  et  l’on  ne  douta  plus.  Mais  Jubier 
11e  se  tint  pas  de  dire  tout  bas  à Gobain  : 

— Mon  vieux,  j’ai  idée  que  nous  allons  retrou- 
ver mademoiselle  dans  une  fichue  toilette!... 

Excités  par  l'espoir  du  succès,  les  soldats, 
qui  savaient  maintenant  que  l'on  était  sur  les 
traces  de  « mademoiselle  »,  allaient  devant  eux 
sans  demander  de  repos,  sans  songer  à leurs 
fatigues,  riant  entre  eux  de  la  déconvenue  cer- 
taine de  leurs  camarades,  se  faisant  une  fête  de 
ramener  la  fillette  à leur  chef.  Car  elle  vivait, 
elle  espérait,  elle  appelait  à son  secours  : chaque 
indice  le  criait  bien  haut. 

Un  peu  plus  loin,  c’était  une  courte  mèche  de 
cheveux  blonds,  arrachés  plus  que  coupés. 
Très  ému.  Paul  Rozel  les  .serra  pieusement  dans 
son  portefeuille  pour  les  remettre  au  colonel  en 
murmurant  : 

— Ah!  si  son  père  était  là  !... 

Et  les  jeunes  officiers,  qui,  peu  de  temps 
auparavant,  s’étaient  tant  amusés  de  l’arrivée 
et  de  l'extravagance  de  Chryséis,  se  sentaient  à 
présent  tout  impressionnés  en  présence  de  ces 
lambeaux,  muets  témoignages  des  souffrances 
de  la  captive,  pressants  appels  à leur  dévoû- 
ment,  à leur  courage. 

Quelques  pas  plus  loin,  Jubier  et  Gobain,  qui 
marchaient  en  avant,  s’arrêtèrent  ahuris  : 

— Mon  lieutenant!... 

— Qu'y  a-t-il?... 

— Vlà  qu’ils  sont  noirs,  maintenant,  les 
cheveux  de  notre  demoiselle  !...  Est-ce  que  nous 


1.  Voir  le  n°  3G5  du  Petit  Français  illustré,  p.  141 


CHRYSÉ1S  AU  DÉSERT 


153 


serions  comme  qui  dirait  les  pompiers  d'escorte 
du  coiffeur  de  la  tribu?... 

Paul  regardait  avec  une  stupéfaction  égale 
les  cheveux  de  Merced. 

— Ou  bien,  insinua  Gobain,  si  ça  serait  qu'elle 
aurait  bruni?  il  fait  si  chaud,  dans  ce  pays-ci! 

Paul  haussa  les  épaules  en  souriant  : 

— Je  crois  plutôt,  sergent,  que  nous  ferons 
d'une  pierre  deux 
coups,  et  que 
nous  en  délivre- 
rons deux  pour 
une.  La  pauvre 
petite  aura  trou- 
vé une  compa- 
gne de  captivité; 
ce  n'est  malheu- 
reusement pas 
rare  chez  ceux 
que  nous  pour- 
suivons. 

— Ah!  si  c’est 
comme  cela  ! 
murmura  le  ser- 
gent convaincu. 

Alors,  mon  lieu- 
tenant, que  nous 
serions  par  sup- 
position des 
chiens  de  Terre- 
Neuve,  et  que 
nous  mériterions 
la  médaille  de 
sauvetage  ou  le 
prix  de  M.  de 
Montyon? 

— Précisé  - 
ment,monami... 

Bon,  une  médail- 
le maintenant  ! 
c'est  ce  que  vous 
réclamiez... 

Après  les  mé- 
dailles et  la  chaînette,  il  y eut  une  interruption 
dans  les  petites  bouées.  La  nuit  tombait  d'ail- 
leurs, il  fallut  s'arrêter.  Le  lendemain,  à 
quelque  distance,  on  commença  par  trouver 
un  tesson. 

— Les  voilà  qui  cassent  la  vaisselle,  déclara 
Jubier  enchanté.  J'ai  toujours  pensé  que  notre 
demoiselle  était  plutôt  capable  de  cela  que  de 
la  disposer  artistement  sur  une  table 

Et  la  marche  en  avant  continuait,  infati- 
gable, ardente  ; les  soldats,  bien  approvision- 
nés, soutenus  par  l'espoir  du  succès,  ga- 
gnaient, sans  s'en  douter,  à chaque  heure  du 
terrain.  Le  troisième  jour,  on  trouva  les  restes 
du  campement  : des  moutons  morts  de  soif 
près  d’un  feu  éteint. 

— Diable!  dit  Paul,  cela  se  gâte  : ils  n'ont 


plus  d’eau.  Ils  n'iront  peut-être  pas  bien  loin, 
mais  qui  sait  si  cela  ne  sera  pas  trop  loin  encore 
pour  celle  que  nous  cherchons?... 

Désormais  plus  de  débris,  ou  à peine  sur  la 
route  du  nord,  mais  de  distance  en  distance  un 
mouton  ou  des  agneaux  morts.  Puis  deux 
lévriers  tués  à coups  de  fusils... 

— Cela  va  mal,  cela  va  mal,  disait  Paul. 
Toutes  ces  bêtes 
sont  mortes  de- 
puis longtemps  : 
de  combien  sont- 
ils  en  avance  sur 
nous? 

Et  il  craignait, 
sans  oser  le  dire, 
de  trouver  au 
milieu  de  ces 
épaves  mortes  le 
corps  déjà  roidi 
de  la  petite  tille 
aux  cheveux 
blonds  qu'il  ve- 
nait chercher  si 
loin. 

La  troupe  par- 
tageait son  an- 
goisse : arriver 
trop  tard  après 
avoir  été  si 
près  !...  non. 
Dieu  ne  le  per- 
mettrait pas... 
Enfin  on  trouva 
les  chameaux 
évenlrés  dont  la 
poche  de  réserve 
avait  fourni  la 
dernière  goutte 
d'eau  aux  Toua- 
reg. 

—Victoire!  cria 
Paul,  ils  palpi- 
tent encore.  Un  effort,  camarades  1 nous  les 
tenons...  et  elles  sont  vivantes;  tenez! 

Et  sur  le  sable  brûlant,  à côté  des  chameaux 
morts,  il  ramassait  joyeux  deux  mèches  de 
cheveux  nouées  ensemble. 

— En  avant!  mes  amis,  en  avant! 

Et  Jubier,  remontant  son  sac  d’un  tour 
d’épaule  : 

— J’ai  idée  que  je  vais  lui  rendre  son 
cotillon,  pour  lors, et  quelle  n’en  sera  peut-être 
pas  fâchée.  . 

Tidi-hou  passe  définitivement  au  rang 
des  dieux. 

« En  cyprès  noirs,  changez  les  myrtes  d'hyménée...  ■■ 

0 Rosita!...  triste  retour  des  choses  humaines  : 
tant  va  la  cruche  à l’eau  qu’à  la  fin  elle  se  casse  ; 


Paul  regardait  avec  stupéfaction 


les  cheveux  de  Merced. 


154 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


tant  s'engouffrent  les  queues  de  mouton  dans 
un  estomac  élastique  qu'à  la  fin  il  se  rompt; 
tant  va  le  gosier,  si  cuirassé  qu'il  soit,  à l’eau- 
de-vie,  qu'un  jour  vient  où  il  se  consume... 
Mais  à quoi  bon  continuer  cette  fatale  litanie? 
Qu'il  suffise  de  savoir  qu'une  indigestion  hor- 
rible, surhumaine,  convulsionnait,  à la  suite  de 
ses  fraternelles  agapes,  Tidi-liou,  fils  des  dieux, 
au  milieu  des  lamentations  de  son  peuple 
consterné. 

11  se  roulait  littéralement  sur  le  sol,  malgré 
les  tasses  de  thé,  sucrées  au  miel  sauvage,  que 
Rosita  lui  préparait  sans  relâche  et  qu'il  trou- 


vait bien  fades;  ses  fils  l’entouraient,  à la  fois 
émus  et  surpris,  ne  trouvant  pas  logique  qu'un 
excès  de  victuailles  eût  pu  l'affaiblir  à ce 
point. 

Les  sorciers  avaient,  d'autorité,  envahi  la 
case;  ils  brûlaient  force  plumes  de  poulets  sur 
un  réchaud  d'or  ciselé  devant  les  fétiches  du 
logis,  afin  d'obtenir  la  guérison  du  malade  ; 
l’air  devenait  irrespirable,  mais  le  mieux  ne 
se  prononçait  pas,  au  contraire.  Entre  deux 
hoquets,  Tidi-liou  se  tourna  vers  Rosita  en 
balbutiant  : 

— Musique!.. . Sorcière  du  pays  des  blancs, 
musique  !... 

La  pauvre  reine,  les  yeux  remplis  de  larmes, 
décrocha  la  guitared’une  main  tremblante,  et  le 
lils  des  dieux  fit  signe  qui'  c’était  bien  cela  qu’il 
voulait. 

Elle  essaya  quelques  accords... 

— Non!.,,  non!  balbutia  Tidi-liou. 

Elle  s’approcha  tout  près  de  lui  : 

— Que  veux-tu?  lui  demanda-t-elle...  que 
veux-tu?... 

Un  des  négrillons  entonna  le  chant  de  guerre  j 


de  la  tribu,  en  claquant  les  doigts  en  mesure 
pour  faire  l’accompagnement. 

--  Non!.  . non!..,  dit  encore  le  roi  nègre. 

— Il  était  un  petit  navire?  chantonna  la  reine 
qui  avait  plutôt  envie  de  pleurer,  en  voyant 
son  mari  dans  un  si  triste  état,  quoique  l'idée 
d’une  issue  fatale  ne  se  fût  pas  encore  pré- 
sentée à son  esprit. 

— Non!...  non!...  mironton...  mirontaine. 

— Malborough  ! murmura  Rosita  d’une 
voix  qu’étranglait  à la  fois  l’émotion,  et  l'as- 
phyxiante fumée  des  plumes  de  poulets  qui 
se  consumaient  sans  relâche  aux  psalmodies 
incessantes  des  sorciers. 

La  reine  se  mit  à chanter,  Ti- 
di-hou  était  tout  oreilles,  malgré 
ses  souffrances,  et  ses  tremble- 
ments nerveux  suivaient  pres- 
que la  mesure,  tandis  que  ses 
yeux  convulsés  se  tournaient 
vers  la  sorcière  blanche  avec 
une  sorte  d’extase. 

— Elle  vit  venir  son  page, 
.Mironton,  ton  ton,  mirontaine 
Elle  vit  venir  son  page 
Tout  de  noir  habillé. .. 

Le  pauvre  monarque  eut  une 
syncope  dont  la  reine,  les  sor- 
ciers et  les  négrillons  eurent 
grand’peine  à le  tirer. 

— Encore!.,  dit-il  en  repre- 
nant ses  sens.  L’héritier  du  trône 
crut  que  c’était  de  l’eau-de-vie 
qu’il  demandait  et  courut  en 
chercher,  mais  Tidi-liou  détourna 
la  tête  avec  un  tel  dégoût,  que,  pour  faire 
disparaître  avec  une  attention  toute  filiale  le 
corps  du  délit,  les  négrillons  se  le  partagèrent 
séance  tenante. 

Ce  refus  avait  consterné  les  sorciers,  qui,  à 
partir  de  ce  moment,  n'augurèrent  plus  rien 
de  bon  de  l’état  du  malade. 

— Mironton...  mirontaine...,  balbutia  le 
moribond. 

Le  cœur  serré,  quoiqu'elle  fût  encore  sans 
inquiétude,  Rosita  reprit  la  chanson;  Tidi-hou 
dodelinait  de  la  tête  comme  un  vieux  chat  mélo- 
mane, et  semblait  regarder  dans  le  vague  la 
belle  dame  blanche  sur  sa  tour  et  le  page  tout 
de  noir  habillé. 

— Quittez  vos  habits  roses 
Mironton,  ton  ton,  mirontaine. 

Quittez  vos  habits  roses 
Et  vos  satins  brochés... 

La  main  de  Tidi-hou,  fils  des  dieux,  pendait 
inerte  sur  la  natte  qui  lui  servait  de  lit. 

G.  M, 


La  maiii  de  Tidi-Flou  pendait  inerte  sur  la  natte  qui  lui  servait  de  lit. 


(A  suivre.) 


LA  PHOTOGRAPHIE  DE  L’INVISIBLE 


loo 


La  photographie  de  l’invisible. 


Il  n'y  a guère  plus  de  six  semaines,  un  fait 
extraordinaire  mettait  en  rumeur  le  monde 
savant.  Un  professeur  allemand,  le  docteur 


Roentgen,  de  Wilrtzbourg,  venait,  après  de 
longues  recherches,  d'obtenir  un  cliché  pho- 
tographique d'une  espèce  toute  particulière. 

Ce  cliché  représente  le  sque- 
lette d’une  main  humaine,  vi- 
vante, squelette  que  l'appareil 
photographique  a été 
travers  les  muscles,  la  chair  et  la 
peau,  et  dont  il  a fixé  l'image. 

Pour  cela,  l'opérateur  a éclairé 
l'objet  •(c’est-à-dire,  dans  ce  cas 
particulier,  la  main  d'un  homme 
vivant)  à l'aide  de  rayons  que  les 
savants  appellent,  jusqu'à  nou- 
vel ordre,  « rayons  X »,  et  qui 
proviennent  du  passage  d'un 
courant  électrique  dans  un  tube 
de  xTerre  où  l'on  a d'abord  fait  le 
vide.  Ces  rayons,  dont  on  ignore 
encore  la  vraie  nature,  traver- 
sent la  peau,  la  chair,  les  mus- 
cles, le  bois,  le  carton,  comme 
les  rayons  du  soleil  traversent 
le  verre.  En  d'autres  termes,  des 
corps  opaques,  comme  le  bois, 
le  carton,  la  peau,  la  chair,  les  muscles,  sont 
transparents  pour  ces  rayons  qui  n'ont  sans 
doute  pas  encore  dit  leur  dernier  mot. 

Et,  de  même  que  l'on  peut,  à la  lumière  du 
soleil,  photographier  un  objet  placé  derrière 
une  vitre,  il  est  désormais  possible,  à la  lumière 
de  ces  rayons  encore  mal  connus,  d'atteindre, 


pour  en  lixer  limage,  un  objet  placé  derrière 
un  corps  opaque,  et.  soustrait  par  conséquent 
à l'action  de  la  lumière  ordinaire.  — On  remar- 
quera, dans  le  cliché  ci-contre 
représentant  le  squelette 
d'une  main  vivante,  que  le 
métal  de  la  bague  s’est  com- 
porté non  comme  les  muscles 
et  la  pe.au,  mais  comme  les 
os  eux-mêmes,  c'est-à-dire  est 
resté  opaque  aux  rayons  X. 

Depuis,  dans  tous  les  la- 
boratoires de  physique  du 
monde,  on  s'escrime  à répé- 
ter, à varier  la  surprenante 
expérience  imaginée  par  le 
professeur  Roentgen.  On  pho- 
tographie des  serrures  à tra- 
vers des  portes  closes,  des 
boussoles  ou  des  montres  en- 
fermées dans  des  éçrins  ou 
dans  des  boîtes.  Enfin,  chose 
plus  intéressante  encore,  on 
cherche  à appliquer  la  nou- 
velle découverte  à l'étude  des  maladies,  frac- 
tures, blessures  du  système  osseux  On  a pu 
déjà,  paraît-il,  redresser  un  pied  déformé. 


après  avoir  pris  une  image  du  squelette  de  ce 
pied. 

Enfants  qui  nous  lisez  aujourd’hui  et  à qui 
la  vie  réserve  des  années  nombreuses,  de 
quelles  étranges  merveilles,  de  quels  prodiges 
inattendus  vous  serez  un  jour  les  témoins! 

H. B. 


1 no  chaîne  de  montre  photographiée  à travers  les  parois  du  coffret  qui  la  contenait. 


156 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


Variétés. 


Le  passeport  «l’nii  chien.  — Le  nommé 
Owney,  « chien  de  la  poste  des  États-Unis  d’Amé- 
rique »,  possédait,  avant  sa  mise  à la  retraite,  un 
passeport  qui  lui  avait  été  délivré  en  bonne  et  due 
forme  par  le  consul  américain  au  Jqpon.  Voici 
quelques  passages  de  ce  document  : « Ce  passe- 
port est  délivré  au  chien  Owney  afin  qu’il  puisse 
voyager  à l’intérieur.  Le  chien  est  invité  à se 
conduire  d'une  manière  convenable  et  conciliante 
envers  les  autorités  et  le  peuple  du  Japon...  Il  est 
prié  d’observer  l’avis  ci -dessous  : 

« Le  porteur,  en  voyageant  à l'intérieur,  doit 
obéir  à tous  les  règlements  locaux.  Il  ne  lui  sera 
pas  permis  de  se  livrer  au  commerce,  de  conclure 
des  contrats,  de  louer  des  maisons  ou  de  résider 
à l’intérieur  du  pays.  Il  ne  lui  sera  pas  permis  de 
faire.usage. .d’armes  a feu  ni  de  chasser  eu  dehors 
des  concessions.  Il  lui  est  interdit  d’aller  à cheval 
voir  les  incendies,  et  de  négliger  de  payer  les 
péages  et  sa  place  à bord  des  bacs  à vapeur.  » 

Inutile  d'ajouter  qu’Owney  s’est  scrupuleuse- 
ment conformé  à la  plupart  de  ces  prescriptions. 

* * 

Herbier*  ancien*. — La  durée  de  la  conser- 
vation des  herbiers  dépend  de  l’habileté  et  des 
précautions  apportées  dans  la  préparation  des 
plantes,  et  un  peu  aussi  de  la  constitution  et  du 
choix  des  végétaux  On  cite  un  certain  nombre 
de  collections  qui  datent  d'une  époque  assez  loin- 
laine.  Tels  sont  : 

A Bâle,  l'herbier  de  Gaspar  Bauhin,  botaniste, 
mort  en  1582  ; 

A Paris,  a la  bibliothèque  du  Jardin  des  Plantes, 
dans  les  nouveaux  bâtiments  : l'herbier  deTour- 
nefort,  mort  eu  1708;  celui  de  Vaillant,  mort  en 
1722;  celui  de  Michaux,  mort  en  1802 ; 

A Londres,  au  Musée  britannique  : 

Celui  de  Wray,  mort  en  1705;  celui  de 
Kaempfer,  mort  en  1710. 

* 

* * 

L,e  café  de  bouton*.  — On  avait  cru  jus- 
qu’à présent  que  le  corozzo  ou  ivoire  végétal  ne 
servait  qu’à  faire  des  boutons;  or  il  paraît  qu’il  a 
d'autres  propriétés.  La  manipulation  du  corozzo 
donne,  eu  déchet,  une  poudre  blanche  qui, 
torréfiée,  possède  un  arôme  comparable  au  meil- 


REPONSES AUX  QUESTIONS  DU  NUMERO  :*G5. 

I Question  littéraire. 

Sedaine  (Michel-Jean),  auteur  dramatique,  né  â Paris  (1719- 
1797),  était  fils  d'un  architecte  pauvre.  Ayant  perdu  de  bonne 
heure  ses  parents,  il  se  lit  tailleur  de  pierres  pour  vivre;  mais 
il  lisait  et  étudiait  tout  en  faisant  ce  métier,  et  bientôt  il  le 
quitta  pour  se  livrer  aux  lettres  et  travailler  pour  le  théâtre. 
Il  a écrit  des  comédies,  des  livrets  d'opéra-comique,  d opéra, 
des  pièces  de  vers  II  fut  reçu  à l’Académie  française  en  1786. 
Ses  deux  meilleures  comédies,  restées  d'ailleurs  au  répertoire 
du  Théâtre-Français,  sont  : le  Philosophe  sans  le  saooir  et  la 
Gageure  imprévue. 

H.  Question  géographique. 

La  Floride  est  une  presqu’île  de  l'Amérique  du  Nord  et  l’un 
des  États  de  l’Union,  entre  le  Golfe  du  Mexique,  l'Atlantique, 
l’Etat  d Alabama.et  la  Géorgie.  Son  nom  lui  vient  de  ce  qu'elle 
fut  découverte  par  l'Espagnol,  Ponce  de  Léon,  en  1313,  le  jour 
des  Rameaux  (en  espagnol,  Pascua  Florida.  Pâques  fleuries). 


leur  « Bourbon  »>  ou  « Java  ».  Des  commerçanls 
peu  scrupuleux  s’en  serviraient,  parait-il,  pour 
opérer  des  mélanges  réputés.  Nos  pères  n’au- 
raient pas  trouvé  cela.  Je  café  de  boutons  de 
culottes*! 

* 

* * 

F»u*ses  nouvelle*  (par  noire  câble  spé- 
cial). — Le  savant  ingénieur  Pierre  Raplàtre 
vient  de  découvrir  au  Texas  une  très  importante 
mine  de  papier  mâché.  U y aurait,  paraît-il,  dans 
ce  gisement,  de  quoi  faire  des  boulettes  pendant 
plusieurs  siècles.  Nul  doute,  par  conséquent,  que 
cette  mine  ne  soit  bientôt  florissante. 

Sf 

A l’Ecole.  — Le  Maître:  — Voici  un  morceau 
de  fer.  Pour  en  faire  une  barre  comment  s’y 
prend-on  ? 

L'Elève.-??? 

Un  camarade  complaisant  souffle  : 

— .On  le  passe  au  laminoir. 

L'Élève,  qui  a mal  entendu  : 

— O11  lui  passe  un  habit  noir. 

* 

* * 

Centre  die  açravité.  — Qu'esl-ce  qu’il  a 
donc  Gustave,  à marcher  de  côté  comme  ça? 

— C’est  bien  simple.  Il  faisait  sa  raie  au  milieu 
depuis  sept  ans  et  sou  équilibre  a été  rompu 
depuis  huit  jours  qu’il  la  fait  sur  le  côté. 

REPONSES  A CHERCHER 

Les  invention*.  — De  quels  genres  d< 
voitures  attribue-t-on  l’invention  à Pascal? 

Etymologie.  — Que  signifie  l’expression 
<•  xMonter  sur  ses  grands  chevaux?  » Quelle  en  est 
l’origine? 

* 

* * 

Charade.  — Je  vous  rends  de  très  grands 
services,  et  cependant  vous  me  tournez  le  dos  : 
dites  ce  que  je  suis? 

Rébu*. 

L’oisiveté  /ent  q ma^ 

N nous  N 


III.  Étymologie. 

La  justice  se  rendait  autrefois  en  latin,  et  les  mots  debotat 
et  debotamt , d’où  est  venu  débouté , revenaient  fréquemment 
dans  les  protocoles. 

L’ordonnance  de  Viilers  Cotterets,  due  à François  Ier,  pres- 
crivit que,  dorénavant,  tous  les  arrêts  judiciaires  seraient 
prononcés,  enregistrés  et  délivrés  aux  parties  « en  langage 
maternel  français  ». 

Cette  célèbre  ordonnance  excita  le  mécontentement  des 
gens  do  robo  dont  elle  bouleversait  les  usages.  Ils  crurent  la 
ridiculiser  ou  disant  qu’elle  était  venue  «a  propos  de  bottes 
et  c'est  alors  que  fut  mise  en  vogue  cotte  expression,  employée 
pour  désigner  une  chose  faite  ou  dite  hors  de  propos  ot  sans 
motif  raisonnable. 

IV.  Calembredaine. 

C’est  l’Escaut,  puisque  l’ Escaut  griffe! 

Le  Gerant'  : MaURICC  TARDIEU. 


Toute  demande  ne  changement  d luiresse  ’ioit  être  accomnai/née  de  l'une,  lies  démit nés  bamles  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8"  année. 


N»  367 


10  centimes 


7 mars  1896. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


l’ABORNHisnt  : DR  as,  six  frascs  Armand  GO  Ll  N & C,e , éditeurs  êtrancbu  Tffr.  — paraitciiaqdbsauedi 

Part  «lu  !»«•  tic  Unique  mois.  5.  MIC  «le  Mézi^ros.  I*«ris  [ Tous  droits  réservés. 


La  promenade  interrompue 


158 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Chryséis  au 

La  fumée  des  plumes  de  poules  avait  envahi 
toute  la  case,  où  l'on  ne  se  voyait  plus  que 
comme  dans  un  nuage,  et  l'on  entendait,  au 
dehors,  dans  la  brousse,  jacasser  au  soleil  les 
perroquets  jaseurs... 

— Mironton...  mlrontaine... encore!.,  soupira 
la  voix  du  roi  qui  s’éteignait  dans  un  râle. 

— Monsieur  de  MalLiorough  est  mort. 

Mironton,  mironton,  mirontame, 

Monsieur  de  Malborough  est  mort, 

Est  mort  et  enterré... 

Tidi-hou,  fils  des  dieux,  était  mort,  lui  aussi, 
et  la  chanson  de  Rosita  se  termina  par  des 
hurlements  de  douleur. 


Les  funérailles  du  royal  descendant  de  Tous- 
saint Lavenette  eurent  lieu  le  surlendemain 
avec  tout  le  cérémonial  usité  en  pareil  cas.  La 
reine  régente,  les  yeux  en  boules  de  loto  à 
force  de  pleurer,  à moitié  pâmée  de  désespoir, 
édifia  tous  ses  sujets  par  ses  crises  de  nerfs;  le 
bûcher  éleva  bien  haut  ses  flammes  rouges  et 
sa  fumée  blanche,  les  oiseaux  s'enfuirent  a 
tire-d’aile  du  bouquet  de  bananiers,  les  tam- 
tams  et  les  trompettes,  tout  ce  qui  avait  servi 
à l’apothéose  du  colonel,  vint  rehausser  la  tas- 
tueuse  incinération  de  Tidi-hou,  fils  des  dieux. 
La  veuve  entendit  cependant,  avec  horreur, 
quelques  anciens  murmurer  contre  l’abandon 
des  saines  traditions  et  regretter  la  vieille  cou- 
tume qui  consistait  à manger  ses  morts,  ce 
qui,  du  moins,  ne  laissait  rien  se  perdre  et 
transmettait  plus  sûrement  les  vertus  des 
héros. 

Les  négrillons  témoignèrent,  eux  aussi,  du 
plus  profond  désespoir,  le  prince  héritier  se 
taillada  les  bras  avec  une  pierre  coupante  en 
jetant  des  cris  affreux,  et  la  danse  funèbre  des 
douzes  autres  fut  proportionnée  à leur  piété 
liliale.  Mais  les  anciens  disaient  aussi  qu'il  y 
avait  beaucoup  plus  d'union  dans  les  tribus  au 
temps  regretté  où  le  nouveau  roi  faisait  vendre 
comme  esclaves  ou  égorger  sur  le  bûcher  du 
défunt  tous  ses  frères  et  sœurs,  ce  qui  préve- 
nait toutes  les  révolutions  possibles  et  assu- 
rait la  tranquillité  du  pays. 

Rosita  ne  pût  s’empêcher  de  frissonner,  en 
entendant,  bien  malgré  elle,  ces  profonds  poli- 
tiques. Qu’allait-elle  devenir  chez  ces  gens, 
décidément  peu  civilisés,  maintenant  que  son 
cher  époux  n’y  était  plus?...  Ces  anciens,  dont 
les  discours  la  faisaient  frémir,  n’auraient  qu'à 
ressusciter  quelque  usage  du  même  genre 
relatif  aux  reines  douairières'?... 


1.  Voir  lo  il0  360  ou  Petit  Français  illustre,  p.  152. 


désert  is-W. 

Et  dans  l'air  adouci  du  soir  s’élevaient  les 
flammes  du  bûcher  qui  achevaient  de  consu- 
mer la  dépouille  mortelle  de  Tidi-hou,  fils  des 
dieux. 

Comme  quoi  Chriséis  découvrit  sa  vocation 
et  retrouva  sa  jupe 

Terrassés  par  la  soif,  la  fatigue,  la  chaleur 
terrible  du  milieu  du  jour,  les  Touareg  dor- 
maient dans  le  sable,  à côté  des  bêles  épuisées. 
Point  de  veilleurs,  pas  même  les  chiens  poul- 
ies garder  ; parmi  ceux-ci.  quelques-uns  affolés, 
hurlaient  sans  discontinuer;  les  autres  gisaient 
sur  la  sol,  pantelants,  la  gueule  haletante,  l'œil 
glauque,  mourants.  Le  sommeil,  qui  fait  oublier, 
planait  un  instant  sur  la  tribu  fugitive. 

Les  deux  petites  esclaves  sommeillaient  à 
demi  dans  les  bras  l’une  de  l'autre.  Les  pauvres 
enfants  étaient  dans  un  triste  état  : dévorées 
par  la  fièvre,  elles  se  soutenaient  à peine;  les 
maîtres  s’étaient  montrés  la  veille  plus  durs 
que  jamais,  et  Chryséis,  qu’un  soufflet  d’Aouka 
avait  renversée  dans  le  feu,  les  bras  cruel- 
lement brûlés,  le  visage  noirci,  était  presque 
méconnaissable.  Elle  avait  déliré  toute  la 
nuit,  pendant  que  Merced  éventait  son  front 
brûlant  et  pleurait  de  n'avoir  pas  même  une 
goutte  d’eau  pour  rafraîchir  ses  lèvres  : el  dans 
ses  paroles  incohérentes,  la  pauvre  fillette 
mêlait  le  nom  de  son  père  à ceux  de  Genséric, 
d’Amiloar,  d’Annibal,  tous  personnages  parfai- 
tement inconnus  de  Merced,  mais  que  la  petite 
Espagnole  supposait  être  de  grands  savants  de 
Paris  qu’avait  fréquentés  sa  compagne. 

...  Soudain  une  éclatante  fanfare  retentit  :1e 
désert  frissonna  lout  entier  aux  notes  joyeuses 
de  « la  casquette  »,  les  Touareg  bondirent  sur 
leurs  armes,  et,  sans  explications  préalables, 
une  fusillade  enragée  éclata. 

— Mon  père  !...  s’écria  Chryséis,  qui  se  trouva 
debout,  soudain  ranimée.  Que  Dieu  nous 
sauve  !... 


C’était,  comme  on  le  devine  aisément,  notre 
ami  Paul.  Il  avait  fait  marcher  ses  soldats 
pendant  l’heure  de  la  sieste,  pour  essayer  de 
surprendre  les  fugitifs,  et  cette  heureuse  tac- 
tique avait  réussit  au  delà  de  toute  espérance. 

Mais  il  avait  affaire  à forte  partie,  et  le  com- 
bat n’était  pas  égal.  Le  détachement  de  Paul, 
s’il  était  plein  d’ardeur  et  d’entrain,  était  pat- 
contre  peu  nombreux,  et  fatigué  par  la  longue 
étape  ; les  Touareg  étaient  de  robustes  et  vail- 
lants guerriers,  et,  quoique  ayant  souffert  de 


CHIiYSÉIS  AU  DÉSERT 


la  soif,  ils  défendaient  leur  peau  avec  une 
vigueur  et  une  énergie  incroyables. 

Le  mot  d'ordre  de  Paul  était  : « Attention  à la 
prisonnière  ! » et  d'un  commun  accord  les 
Français  dirigeaient  tous  leurs  efforts  vers  un 
retranchement  improvisé  où  devait  se  trouver 
Cliryséis. 

C'était  là,  en  effet,  dans  un  cercle  formé  par 
les  chameaux,  les  bâts,  les  litières  renversées, 
que  Sidi-el-Hadj  avait  rapidement  enfermé  les 
enfants  et  les  femmes.  Mais  les  Touareg,  qui 
sentaient  là  ce  qu'ils  avaient  de  plus  cher,  en 
défendaient  héroïquement  les  approches.  La 
fusillade  ne  s'arrê- 
tait pas,  etdesslou- 
auis,  réveillés  par 
l’attaque  et  par 
l'odeur  du  sang, 
bondissaient  en 
avant,  montrant 
leurs  yeux  flam  - 
boyants  et  leurs 
dents  féroces  ; ce 
ne  serait  pas  chose 
facile  que  de  forcer 
ce  ring1  improvisé. 

Déjà,  au  milieu 
des  femmes  éplo- 
rées , Aouka  se 
montrait  vraiment 
reine,  et  Chrvséis 
seule  pouvait  lui 
être  comparée 
comme  vaillance. 

La  jeune  femme 
était  assise  sur  le 
meilleur  des  méharis,  agenouillé,  mais  tout 
sellé,  tout  prêt  à partir  : 

— Si  nous  sommes  vaincus,  avait  dit  Sidi- 
el-Hadj,  essaie  de  fuir  : ne  t’inquiète  pas  de 
moi  ; si  je  suis  tué,  tu  me  feras  venger  par  les 
guerriers  de  mon  frère. 

C’était  la  chance  suprême  à tenter;  mais 
Aouka  n'en  voulait  profiter  qu’à  l'extrémité 
dernière.  Le  regard  altier,  le  visage  impassible, 
elle  était  aussi  tranquille  qu'un  jour  de  fête  au 
milieu  de  ses  femmes  : elle  suivait  de  ses  yeux 
bleus  très  fiers  les  péripéties  du  combat,  et  ne 
sortait  de  son  hautain  silence  que  pour  essayer 
de  relever  le  courage  de  ses  compagnes,  qui 
hurlaient  de  terreur  à chaque  pas  en  avant  que 
faisaient  les  Français. 

Ceux-ci  gagnaient  peu  à peu  du  terrain,  et 
Chrvséis  en  exultait  de  joie.  Debout  derrière  sa 
maîtresse,  un  bras  autour  de  la  taille  de  Merced, 
la  fillette  était  ressuscitée  : ses  yeux  brillaient, 
ses  joues  se  coloraient  et  volontiers  elle  eut 


(59 


battu  des  mains.  Son  enthousiasme  juvénile 
ressemblait  aussi  peu  au  courage  calme  et  un 
peu  dédaigneux  d’Aouka,  que  la  vibrante 
Française  à l'Orientale  fataliste  et  digne. 

L'odeur  de  la  poudre  grisait  littéralement 
Chryséis,  qui  n'avait  pas  l'air  de  se  douter  le 
moins  du  monde  qu'elle  courût  quelque  danger. 

— Ah  ! Merced  ! que  c’est  beau  une  bataille  ' 
disait-elle  à la  petite  Espagnole  qui  tremblai! 
comme  la  feuille...  Tiens  !...  tiens  ! regarde  !.. 
les  voilà  qui  escaladent  le  retranchement  !.. 
bravo,  sergent  !...  bravo  !...  Gare  au  cheik  !.. 
il  va  tirer  !...  Bon  ! ill’a  évité  !...Que  c’est  beau, 

Merced  ! que  c'est 
beau  !...  Ah  ! pour 
sûr,  si  j’eu  ré- 
chappe, je  n'épou- 
serai jamais  qu’un 
officier, et  je  le  sui- 
vrai à la  guerre  !... 

Lapauvre  Merced 
ne  l'écoutait  pas  ; 
elle  disait  son  cha- 
pelet, tressaillant  à 
chaque  sifflement 
des  balles  qui  s’en- 
trecroisaient au  - 
dessus  de  leurs 
têtes,  et  toutes  les 
Virgen  de  la  Cas- 
tille—et  il  yen  a — 
se  succédaient  dans 
ses  invocations. 

— Simla  Marin 
del  Pilori  Com- 
ment peux-tu  dire 
une  chose  pareille,  Catherine!...  Que  j'ai 
peur!...  Ayez  pitié  de  nous,  Virgen  del 
Rosario!  ... 

— Pauvre  chérie,  fit  Chryséis  en  l'embras- 
sant, tu  n’es  pas  fille  de  militaire,  toi!...  c'est 
de  famille,  vois  tu,  ces  idées-là!... 

— Cela  se  peut...  ah!...  un  soldat  tué...  là... 
tout  près!...  Maria  santissima j’en  mourrai, 
pour  sûr!... 

Cependant  les  assiégeants  étaient  assez  près 
pour  qu’on  pût  distinguer  leurs  visages,  et 
Chryséis  cherchait  des  yeux,  parmi  les  com- 
battants, le  père,  jadis  si  méconnu,  aujour- 
d'hui si  aimé,  si  ardemment  désiré... 

— Où  est-il  '?  se  demandait-elle  avec  an- 
goisse... je  ne  le  vois  pas  .. 

— Santa  Maria  de  Séville  !...  nous  sauverez- 
vous,  bonne  Mère  ? ,. 

— Victoire  !...  Merced  ! victoire!  les  Français 
gagnent  du  terrain...  Oh  !...  l’affreux  lévrier  qui 
saute  à la  gorge  du  sergent  !...  \h!...  il  l’a 


Paul  Itozel  saisit  Aouka  à la  gorge. 


I . Le  ring  ou  cercle  était  une  enceinte  de  sept  (ou  i ieurs  trésors.  Le  ring  fut  forcé  et  pris  par  Pépin,  iils  do 
neut’)  fortifications  où  les  Avares  (T 0)  avaient  entassé  . Charlemagne. 


160 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


tué...  ii  n'est  pas  mordu...  Est-ce  que  mon  père 
serait  en  embuscade  ? Il  a peut-être  repris  le 
plan  d'Annibal  à la  Trebia...  Tu  connais  le  plan 
d’Annibal,  Merced  ?... 

— Non,  Catherine,  je  ne  le  connais  pas,  ce 
gentilhomme...  Yirgen  de  los  Solores,  ayez 
pitié  de  nous... 

— Ici,  les . esclaves  !...  commanda  la  voix 
brève  d'Aouka. 

Un  grave  événement,  qui  perdait  les  Toua- 
reg, venait  de  se  produire. 

Sidi-el-Hadj  tombait  mortellement  frappé,  et 
ses  guerriers  en  désordre  livraient  passage  aux 
assaillants.  Le  faible  retranchement  allait  être 
forcé  : c'était  la  minute  suprême  pour  nos  deux 
fillettes... 

Elles  obéirent  cependant  à la  voix  de  la  maî- 
tresse. Blanche  comme  une  morte,  ses  yeux 
bleus  brillant  d’une  épouvantable  férocité, 
celle-ci  attira  d'une  main  de  fer  Chrvséis 
jusqu'il  elle  : 

— Misérable  Allé,  lui  dit-elle  d’une  voix  qui 
sifflait  entre  ses  dents  serrées,  c’est,  pour  toi, 
c’est  pour  te  reprendre,  que  les  tiens  m'ont  tué 
mon  mari,  le  plus  vaillant  et  le  plus  noble 
des  guerriers  de  la  tribu!...  Je  jure  par  la 
barbe  de  mon  père  qu'ils  ne  t'auront  pas 
vivante  ! 

Mais  la  petite  n’eut  pas  même  l’air  d'avoir 
entendu  ces  terribles  paroles;  elle  suivait  la 
bataille  d'un  regard  étincelant  : Paul  Rozel  et 
le  sergent  Jubier,  escaladant  les  méharis,  la 
touchaient  presque,  les  Touareg  fuyaient... 

— Victoire  !...  Victoire  ! criait  Paul. 

— A nous  !...  répondit  Catherine,  à nous!... 
et  vive  la... 

Elle  n’aclieva  pas,  Aouka,  bondissant  sur 
elle  comme  une  panthère,  l’avait  renversée  ; un 
genou  sur  sa  poitrine,  elle  brandissait  au-des- 
sus d’elle  un  poignard  affilé  : Chryséis  se  vit 

perdue Mais  en  même  temps,  et  comme 

dans  un  rêve,  elle  entrevit  Paul  Rozel  qui  sur- 
gissait entre  la  maîtresse  et  l'esclave,  saisis- 
sait Aouka  à la  gorge  et,  tenant  un  pistolet  par 
le  canon,  allait  assommer  la  mégère.  La  jeune 
fille  eut  un  cri  suprême  : 

— Ne  la  tuez  pas  !...  ne  la  tuez  pas  !... 

Et  elle  perdit  connaissance  pour  tout  de  bon. 


Quand  elle  revint  à elle,  elle  était  dans  les 
bras  de  Merced,  qui  riait  et  pleurait  à la  fois 
en  l'embrassant. 

Devant  elle  le  sergent  Gobain,  agenouillé, 
tenait  encore  la  gourde  d'eau-de-vie  dont  il 
avait  frictionné  ses  tempes,  et  Paul  Rozel, 
debout,  très  ému,  attendait  son  retour  à la  vie, 
A côté,  Jubier  ficelait  arlistement  Aouka  qui, 
insensible  en  apparence,  se  laissait  faire  sans 
résisLer. 

— Mon  père  ?...  demanda  tout  de  suite  Chry- 


séis, qui  redevint  toute  pâle  en  ne  voyant  pas 
le  colonel. 

— Sain  et  sauf,  mademoiselle,  mais  égaré 
sur  une  fausse  piste.  Comme  il  va  être  heu- 
reux !... 

— Et  moi  donc  ! murmura  la  fillette.  Lieute- 
nant, nous  vous  devons  la  vie,  ma  sœur  et 
moi... 

D'un  geste  plein  de  tendresse  elle  montrait 
Merced.  Le  jeune  homme  salua  la  fillette  et 
répliqua  gaiement  : 

— Il  était  grand  temps,  en  effet,  d’intervenir, 
mademoiselle  . 11  y avait  une  diablesse  qui  allait 
finir  notre  expédition  de  terrible  manière... 
Que  voulez-vous  qu’on  en  fasse  ?...  j'allais 
l'assommer,  ce  que  je  regretterais  mainte- 
nant, car,  enfin,  c'est  une  femme,...  et  c'est 
votre  voix  seule  qui  m'a  arrêté...  Ai-je  bien 
entendu?... 

Merced  leva  un  regard  anxieux  sur  son 
amie. 

— Oui,  lieutenant,  dit  Catherine  d’une  voix 
un  peu  tremblante.  Elle  m’a  fait  du  bien  en 
voulant  me  faire  du  mal,  et  si  je  suis  moins 
mauvaise  c’est  à Merced  et  à elle  que  je  le  dois. 
Et  maintenant  laissez  partir  ce  qui  reste  de  la 
tribu,  lieutenant,  je  vous  en  prie;  la  leçon  a 
été  bien  dure,  et  je  ne  voudrais  pas  que  ma 
délivrance  fût  marquée  par  des  représailles. 
N'est-ce  pas,  ma  chère  Merced?  c’est  bien  ce 
que  tu  veux?... 

La  fillette  sourit  doucement,  et  Paul  Rozel 
s’inclina  : , . 

— Votre  volonté  sera  respectée,  mademoi- 
selle. 

Et  Jubier,  lâchant  Aouka,  fit  le  salut  mili- 
taire : 

— Et  pour  lors,  ma  colonelle,  vous  voulez-t-y 
votre  cotillon  ?... 

Au  bercail. 

...  Et  les  cigognes  perchées  sur  la  grande 
mosquée,  et  les  flamants  roses  qui  se  mi- 
raient dans  les  marigots,  et  les  autruches  sans 
queue  jacassant  dans  les  rues  poussiéreuses  de 
la  ville  Sainte,  et  les  grands  lézards  se  chauf- 
fant au  soleil  sur  les  ruines  blanches,  et  les 
crapauds  plaintifs  des  canaux  embourbés  se 
racontaient  la  rentrée  triomphale  du  corps 
expéditionnaire  escortant  le  colonel  et  son 
enfant  retrouvée.  C'est  que  c'avait  été  une 
vraie  fête  dans  Tombouctou,  d’abord  parce  que 
le  colonel  était  adoré  par  ses  hommes  et  même 
par  la  population  indigène  qui  avait  appris 
à l'apprécier  ; ensuite  parce  que,  — c'est  le 
Marseillais  de  Déroulède  qui  T affirme  : 

...  Triompher  fait  toujours  plaisir.  » 

G.  M. 

(A  suivre.) 


LA  MORT  DU  CXD 


1 61 


La  mort  du  Cid’. 

FRAGMENT  DU  ROMANCERO 


I 

Eu  son  grand  palais,  à Tolède, 

Le  roi  don  Alphonse  songeait  : — 
Le  temps  où  Mahom  ravageait 
Sa  terre  a pris  fin,  grâce  à l'aida 
Que  lui  donna,  ([lie  donne  encor 
Le  bon  Cul,  le  Campéador. 


Tranquille,  il  siège  sur  son  trône. 
Le  Cid  détend  comme  un  lion 
Castille,  Galice,  Léon, 

Ces  trois  fleurons  de  sa  couronne, 
plus  de  bataille  à tout  propos; 

Il  a la  paix  et  le  repos. 


I.  Nos  jeunes  lecteurs  savent  que  don. Rodrigue  Draz  do 
Bivar,  mort  en  1099,  contribua,  plus  qu'aucun  autre  guerrier 
espagnol  du  xi°  siècle,  à refouler  les  Maures  dans  le  sud  de  la 
Penmsule hispanique.  Les  x’ois  qu'il  avait  vaincus  lui  donnèrent 
lo  titre  de  Saïd,  c'est-a-dire  « seigneur  »,  d'où  l'on  a fait  cul 
Son  autre  surnom,  le  Campéador,  correspond  assez  exactement 
à notre  mot  champion.  — La  légende  qui  fait  le  sujet  do  la  pièce 
ci-dessus  est  tirée  du  Romancero  General,  recueil  de  poèmes 
populaires  et  héroïques,  où  Corneille  a puisé  les  éléments  de 


sa  tragédie  le  Cid , chef-d'œuvre  que  tout  le  monde  connaît  — 
L’épée  favorite  du  Cid  s'appelait  Ttzona,  ou  plutôt  T/ son , 
c’est-à-dire  « glaive  ardent  »;  il  l’avait  enlevée  au  roi  maure 
qm  défendait  Valence,  elle  était  estimée  mille  marcs  d’or 
marc  valait  8 onces,  soit  environ  270  grammes).  - Son  cheval, 
Babiéca , avait  également  été  conquis  par  lui  au  siège  do 
Valence.  - Mahom  est  l'abréviation  de  Mahomet,  et  désigne 
les  sectateurs  de  ce  prophète,  ou  Mahométaus,  qui  sont  ici 
les  Maures. 


162 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


C'esl  assez,  pour  tenir  l'épée. 
D'un  bras  fidèle  et  jamais  las  : 
Tout  devant  lui  vole  en  éclats  ; 
La  puissance  maure  est  frappée 
On  peut  dormir  sur  son  trésor, 
Quand  veille  le  Campéador. 


Il 

Hais  une  rumeur  de  la  rue 
Monte  jusqu’au  royal  retrait  ; — 

Cris  de  douleur  et  de  regret 
Qu'en  bas  pousse  la  foule  accrue. 

Un  galop  s’arrête  au  portail  : 

Des  pas...  Roi,  voici  du  travail!... 

— Un  messager!...  Qu'on  l’introduise... 
L»e  Valence!...  Qu'apportez-vous  ?... 
Parlez  haut,  car  ne  suis  jaloux 

Des  faits  du  Cid,  quoi  que  l'on  dise. 

— Il  est  victorieux  et  mort, 

Sire,  le  bon  Campéador.  — 

Le  visage  du  roi  s'altère, 

Un  nuage  assombrit  ses  yeux  ; 

Il  penché  son  front  soucieux 
Vers  l’homme,  les  genoux  en  terre  : 

— Viens  ici,  près  de  moi,  debout  ! 

Parle  vite  et  franc,  dis-moi  tout  ! — 


III 

— Fatigué  de  mainte  victoire. 

Le  bon  Cid  dormait  sur  son  lit. 
Soudain,  il  s'éveille  et  pitlit. 
(Lui-même  m'a  conté  l'histoire.) 

Saint  Pierre  lui  touchait  le  bras. 

Lui  disant  : — « Bientôt  tu  mourras. 

Dieu  n'attend  pas,  quand  il  appelle. 
« Tu  seras  en  son  Paradis 
« Avant  que  les  Maures  maudits 
« Qui  suivent  Buear,  le  rebelle, 

<-  Soient  signalés  de  tes  remparts. 

« Pourtant,  Pâme  tranquille,  pars, 


« Bon  Cid!  Dieu  veut,  en  récompense 
« De  l'église  qu'à  Cardena 
« Ta  piété  me  dédia, 

■■  Qu’ignorant  ta  mort,  Bucar  pense 
« Dans  vos  rangs  voir  reluire  encor 
« Le  glaive  du  Campéador, 

a Et  que,  sans  soupçon  de  prodige, 

« Il  fuie  et  te  laisse  le  champ. 

« Au  trentième  soleil  couchant, 
n Cette  chose  adviendra,  le  dis-je. 

« A toi  de  trouver  les  moyens. 

ii  .Ma  voix  t’instruit,  instruis  les  tiens.  » 

Trente  jours  après,  sur  sa  couche, 

Au  matin,  le  bon  Cid  mourait. 

Et  Bucar  au  loin  se  montrait. 

Mais  il  nous  avait  de  sa  bouche 
Expliqué  les  desseins  prédits. 

Contre  un  les  Maures  étaient  dix  : 

Qu'importe?  Sortant  de  Valence 
Avec  nous,  droit  sur  son  cheval, 

Le  Campéador  sans  rival 
Apparaît.  Sa  dextre  balance 
Le  fer  qu’eu  bataille  il  gagna, 

L epée  ardente,  Tizona. 

11  est  vêtu  de  son  armure; 

Sous  lui  piaffe  Babiéca, 

Qu'éperon  jamais  ne  piqua  ; 

Sous  son  lieaume'on  croit  qu’il  murmure 
Les  ordres  dont  chefs  et  sergents 
Dirigent  et  poussent  les  gens. 

La  mêlée  est  folle  et  sanglante  : 

Les  armes  volent  en  morceaux; 

Les  corps  s’entassent  par  monceaux, 

Et  toujours,  d'une  marche  lente, 
Avancent,  sous  le  soleil  d'or, 

Les  restes  du  Campéador. 

Plus  qu'en  sa  vie  il  est  terrible, 

A la  fois  fantôme  et  de  chair. 

En  vain  les  Maures  vendent  cher 
Leur  vie  : il  va,  tragique,  horrible, 
Bravant  les  traits,  à travers  tout, 

Partout  frappé,  toujours  debout. 


| Wt  'WËrm 

1 

W ST  %-mM 

Vâï.î'.'.B'iJiH 

§1  v-ü'iBfcL, 

Peux  ais  le  fixent  à la  selle 
Et  maintiennent  son  front  hautain: 
Jlais  nul  ne  voit  son  œil  éteint. 

Ce  qui  brille,  c'est  l'étineelle 
Que  l'acier  tire  de  l’acier. 

Le  sang  jaillit,  niais  du  coursier. 


Enfin,  sur  la  plaine  rougie 
Qu’emplissent  les  cris  des  blessés 
Tordant  leurs  membres  convulsés, 
Le  soir  vient;  la  lune  élargie 
Éclaire,  en  montant,  un  charnier 
Que  Bucar  a fui  le  dernier. 


164 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Et  depuis  Valence,  Messlre, 

Nous  escortons  le  corps  du  mort. 
Pour  prix  de  son  posthume  effort, 
Dans  son  testament  il  désire 
Qu’on  l'enterre  en  ce  Cardeûa 
Qu’à  Pierre,  Apôtre,  il  dédia. 


IV 

L’homme  se  tut,  et  don  Alphonse 
Eut  grande  douleur  et  pleura 
Celui  que  nul  ne  lui  rendra. 

Mais  un  roi  longtemps  ne  s'enfonce 
En  d'inactil's  et  vains  regrets  : 

Son  devoir  court  et  sans  arrêts. 

Il  fit  donc  creuser  une  fosse 
A Cardeûa,  près  de  l'autel. 


Pour  y coucher  le  grand  mortel. 

La  mesure  se  trouva  fausse; 

Muscles,  tendons  étaient  durcis  : 

Le  Cul  voulait  dormir  assis. 

On  entendit  alors  Chimène 
Gémissante,  parler  au  roi  : 

— Sire,  disait-elle,  pourquoi 
Faut-il  sous  terre  qu'on  emmène 
Et  qu'on  cache  pendant  qu'il  dort. 
Mon  époux,  le  Campéador? 

Et  le  roi  dit  : — Je  veux  vous  plaire. 
Et  le  Cul , en  harnais  de  fer, 

L'épée  en  main,  rigide  et  fier. 

Fut  mis  et  reste  en  une  chaire. 

Droit  en  face  du  maître-autel, 

Mort,  sans  doute,  mais  immortel. 

IJ. -II.  Gaussebox. 


I>K S FREDAINES  DE  MIT AI/E 


165 


Les  fredaines  de  Mitaize  (Suite)'. 


Doux  dos  bûcherons  étaient  partis,  la  hache 
à l'épaule,  ils  allaient  commencer  une  coupe 
à peu  de  distance  ; deux  seulement  restaient, 
les  deux  plus  vieux,  sans  doute,  moins  forts 
et  moins  ingambes;  ils  s’étaient  étendus  près 
du  feu,  le  chapeau  sur  les  yeux  pour  faire  la 
sieste,  et  Mitaize  put  croire  qu'ils  dormaient, 
tout  comme  elle  venait  de  dormir  elle-même. 

Mais,  si  une  fatigue  plus  forte  que  sa  volonté 
l'avait  abattue,  un  mal  de  tête  violent  l'avait 
bientôt  réveillée  et,  dans  la  demi-somnolence 
qui  la  tenait  encore  étendue,  elle  perçut  un 
murmure  de  xroix  tout  près  d'eux.  Les  bûcherons 
causaient  a voix  basse  : 

— ,1e  te  dis  que  j’en  suis  sûr,  Mathieu,  ces 
petits-là  sont  les  propres  neveux  de  M.  Jean  Le 
Mauduy,  je  les  ai  vus  pas  plus  tard  que 
dimanche  à la  ville  et  ce  ne  serait  peut-être 
pas  un  mal  de  pousser  jusqu'aux  Molières  pour 
l’avertir  qu'ils  sont  ici. 

— Tu  dis  que  tu  es  sûr? 

— Oui,  père  Mathieu. 

— Alors,  vas-y  si  tu  veux,  un  peu  de  chemin 
à faire  n'est  pas  pour  t'effrayer.  Moi,  je  vais 
dire  aux  autres  qu'ils  fassent  leur  besogne 
sans  t’attendre  et  je  reviendrai  pour  retenir  les 
enfants  quand  ils  s'éveilleront. 

Les  deux  hommes  se  levèrent  et  disparurent 
sous  la  futaie.  Mitaize  s'étira  les  membres,  se  i 
mit  debout  avec  quelque  peine  et  secoua 
Daniel  qui  dormait,  profondément. 

— Que  veux-tu?  dit-il,  dès  qu'il  put  rassem- 
bler deux  idées. 

— Je  veux  partir,  fit-elle,  tout  de  suite,  tout 
dp  suite,  ou  nous  allons  manquer  le  train. 

Il  la  regarda,  surpris,  vaguement  alarmé  à 
la  vue  de  son  visage  enflammé,  de  ses  yeux 
luisants,  de  ce  je  ne  sais  quoi  d’abattu  et  de 
fiévreux  à la  fois  qu'il  remarquait  dans  ses 
mouvements. 

— Oh!  Mitaize,  Mitaize,  fit-il,  n'allons  pas 
plus  loin,  je  t'en  prie,  les  bûcherons  nous 
remettront  sur  le  chemin  des  Molières,...  je 
dirai  que  c’est  moi  qui  t’ai  emmenée,  si  tu 
veux,  si  tu  as  peur  que  l’on  te  gronde. 

— Je  n'ai  pas  peur  du  tout,  mais  décide-toi, 
voyons,  dit-elle  d’un  ton  saccadé,  viens-tu  ? 

— Oui,  je  viens,  murmura-t-il,  mais  vrai- 
ment, Marguerite,  que  penseront-ils  de  nous 
là-bas?  la  pauvre  Jeanne  qui  avait  tant  de 
plaisir  à te  voir,  Martial,  que  j’aimais  bien, 
après  tout?... 

— Je  serais  restée  si  les  Dorgebert  n’étaient 
pas  venus,  répondit-elle,  mais  je  ne  voulais 


pas  subir  leurs  grands  airs.  Tâchons  de  mar- 
cher plus  vite,  ici,  à la  descente... 

Elle  trébuchait  souvent,  dans  sa  hâte  à 
mettre  un  plus  grand  espace  entre  eux  et 
l’endroit  où  les  bûcherons  pouvaient  revenir 
d’un  moment  à l’autre  ; mais  elle  s’entêtait  à 
continuer  quand  même,  et  Daniel,  quoique 
édifié  sur  son  caractère  dominateur,  la  trouvait 
si  follemênt  obstinée  qu'il  ne  la  reconnaissait 
plus. 

Enfin,  ils  étaient  hors  de  la  forêt.  Debout 
fous  les  deux  sur  le  talus  couvert  d’herbe 
roussie,  ils  pouvaient  voir  la  plaine  abaisser 
devant  eux  ses  ondulations  revêtues  de  champs 
déjà  moissonnés,  jusqu'à  la  route,  là-bas, 
très  loin  encore  au  milieu  des  prairies. 

Comment  irait-on  jusque-là?... 

Le  regard  de  Mitaize  se  détourna  de  celui  de 
son  frère,  dans  lequel  il  eût  été  trop  facile  de 
lire  cette  question  qu'il  ne  formulait  pas.  et 
elle  se  remit  en  marche,  d’un  pas  assez  ferme 
encore. 

Le  soleil  était  chaud  sur  le  chemin  sans 
ombre  ; la  sueur  inondait  le  visage  des 
deux  petits  voyageurs,  attirant  des  nuées  de 
mouches  qui  les  harcelaient  de  leurs  piqûres. 

— Il  doit  au  moins  être  quatre  heures,  mur- 
mura Daniel  découragé,  je  suis  sûr  qu’on  nous 
! cherche.  Si  les  bûcherons  allaient  nous  pour- 
suivre... eux  qui  connaissent  la  route,  ils  nous 
rejoindront,  c'est  certain.  Penses-y,  Mitaize,  si 
nous  voyions  arriver  mon  oncle,  là,  (oui  d’un 
coup  !... 

Sur  le  visage  altéré  de  Mitaize  passa  la 
flamme  orgueilleuse  d'un  sourire  : 

— Oui,  si  je  n'avais  pas  pris  mes  précau- 
tions. Mais  j'ai  dit  à Yermer  que  j'avais  envie 
d'aller  au  Spitzemberg,  il  doit  l’avoir  raconté 
et  je  suis  sûre  qu'on  nous  cherche  de  ce 
côté-là  !.. 

— Sais-lu  bien  que  tu  es  joliment  rusée, 
Mitaize!  fit-il  sur  un  ton  admiratif  qui  la  flatta, 
mais  cela  ne  m’empêche'  pas  de  trouver  que 
nous  avons  tort.  Si  c’était  à recommencer,  je 
resterais  aux  Molières,  coûte  que  coûte. 

— Retournes-y,  dit-elle  avec  une  tranquille 
indifférence. 

Il  haussa  les  épaules  : 

— 11  n’est  plus  temps.  Je  suis  venu  jus- 
qu'ici, j’irai  jusqu’au  bout,  je  no  suis  pas  un 
lâcheur. 

— Oh!  je  puis  aller  seule,  la  station  n’est 
plus  loin. 

il  lui  indiqua  de  la  main  les  deux  clochers 


i.  Voir  le  n°  36G  du  Petit  Français  illustré , p.  1(G 


166 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


qui,  presque  en  faee  d'eux,  se  profilaient  sur 
le  ciel. 

— Près  duquel  se  trouve  la  station?  dit  il. 

— Nous  le  demanderons  tout  A l’heure. 

— A qui  donc?  vois-tu  quelqu'un  à portée 
dans  les  champs  ? 

— Allons  plus  loin,  insista-t-elle. 

Comme  ils  quittaient  le  talus  et  tournaient 
dans  un  étroit  chemin,  la  voiture  d'un  vannier 
ambulant  leur  barra  le  passage,  et  un  chien, 
couché  sous  la  voiture,  gronda  en  se  dressant, 
prêt  à mordre. 

Une  lemme  en  haillons,  qui  tressait  une 
corbeille  dans  l'étroit  carré  d’ombre  formé  par 
la  cahute  roulante,  les  regarda  venir  d'un  air 
peu  bienveillant,  mais,  quoique  Mitaize  eût 
grand’peur  du  chien,  elle  s'approcha  encore 
un  peu  et  demanda  poliment  : 

— Madame,  sommes-nous  bien  sur  le  chemin 
de  Saint-Michel? 

La  femme  ne  répondit  pas  tout  de  suite,  elle 
les  examinait  avec  attention,  puis  étendant  le 
bras  à gauche,  elle  indiqua  le  clocher  le  plus 
proche  : 

— Saint-Michel  est  lit,  dit-elle,  et  comme  le 
chien  montrait  les  dents  et  s'approchait,  elle 
le  rappela. 

— Vous  n'ètes  donc  pas  du  pays,  ques- 
tionna-t-elle,  que  vous  ne  connaissez  pas  les 
chemins?...  mais  vos  souliers  sont  déchirés, 
ma  petite  demoiselle,  attendez  un  peu,  je  vais 
appeler  un  de  nos  hommes  qui  vous  les  I 
raccommodera.  De  ses  mains  brunes,  elle 
retenait  le  manteau  que  Mitaize  avait  gardé 
sur  son  bras,  mais  la  petite  l'avait  senti  palper  i 
sa  poche,  et  avec  un  geste  de  dégoût,  elle  se 
rejeta  en  arrière. 

— Merci,  madame,  nous  ne  pouvons  pas 
nous  arrêter,  dit-elle. 

Mais  la  femme  tenait  toujours  le  manteau  et 
ne  semblait  pas  décidée  à le  lâcher;  alors 
Mitaize  le  lui  abandonnant,  saisit  la  main  de 
Daniel  guère  plus  rassuré  qu'elle-même,  et  les 
deux  enfants  se  mirent  à courir  droit  devant 
eux,  jusqu'à  se  sentir  hors  d’haleine. 

A la  Un,  Mitaize  épuisée,  s'arrêta  : 

— Oh!  Dany,  que  cette  horrible  femme  m’a 
fait  peur,  elle  voulait  me  voler,  j’en  suis  sûre... 
et  le  chien...  je  croyais  qu'il  allait  nous  pour- 
suivre... heureusement,  il  n'est  pas  venu;  le 
village  est  tout  près,  n'est-ce  pas,  continua- 
t-elle  en  passant  la  main  sur  son  visage 
couvert  de  sueur,  il  me  semble  que  je  n'v  vois 
plus,  je  tombe  de  fatigue. 

11  leur  fallut  suivre  longtemps  encore  la  route 
poussiéreuse  qu'ils  avaient  fini  par  rejoindre, 
puis  le  village  montra  ses  maisons  basses,  un 
peu  éeartées  les  unes  des  autres  et,  tout  au 
bout,  la  station  du  chemin  de  fer. 

En  face  de  celle-ci,  sur  le  mur  d’une  maison  1 


| neuve,  Daniel  put  lire  : « Antoine,  restaurant, 
loge  à pied  et  à cheval.  » 

— Maintenant,  Mitaize,  il  faut  demander  à 
dîner  ici;  cela  ne  doit  pas  coûter  très  cher, 
ajouta-t-il  timidement,  car  il  savait  quelle 
avait  peu  d'argent. 

Elle  jeta  sur  sa  robe  en  lambeaux,  sur  ses 
souliers  troués,  un  regard  humilié,  et,  avec  un 
grand  soupir  : 

— Entrons  tout  de  même,  dit-eüe,  mais  tu 
parleras,  toi,  je  n'ai  plus  la  force. 

Deux  ou  trois  enfants  jouaient  de  l'autre 
côté  du  chemin  ; ils  relevèrent  la  tète  pour  les 
voir  passer  et  Mitaize  s'imagina  qu  ils  se 
moquaient  d'eux;  aussi,  malgré  sa  fatigue,  se 
hâta -t- elle  de  gravir  le  perron  de  l'auberge  et 
de  pousser  la  porte  d'entrée. 

Au  premier  moment,  dans  la  grande  salle 
obscure  et  fraîche,  ils  ne  distinguèrent  rien  et 
comme  ils  restaient  debout  sur  le  seuil,  une 
voix  rude  cria  : 

— Fermez  la  porte,  hé  ! là-bas  ! pas  besoin 
de  laisser  entrer  les  mouches. 

Daniel  poussa  sa  sœur  en  avant  et  referma 
soigneusement  la  porte  derrière  eux,  puis  il 
s'avança  vers  un  coin  de  la  pièce  où  ses  yeux, 
qui  s’habituaient  à la  quasi  obscurité,  distin- 
guaient deux  ou  trois  hommes  attablés. 

- Qu'est-ce  que  vous  voulez,  petits  ? reprit 
la  voix,  nous  ne  faisons  pas  la  charité  aux 
vagabonds. 

— Nous  ne  sommes  pas  des  vagabonds! 
s’écria  Daniel  indigné,  et  si  nous  venons 
demander  à dîner,  nous  vous  paierons,  soyez 
tranquille. 

— Oh!  si  tu  paies!...  qu'est-ce  qu'il  te  faut, 
mon  garçon? 

— Ce  que  vous  avez  ; des  œufs,  un  potage, 
n’importe  quoi,  le  plus  vite  possible;  nous 
prenons  le  train  de  S heures. 

Une  grosse  femme  avait  déposé  son  tricot 
sur  la  table  : 

— On  va  vous  servir  tout  de  suite,  dit-elle. 

— Oh  ! oui,  tout  de  suite,  s'il  vous  plaît, 
murmura  Mitaize  dont  le  regard  ne  quittait  pas 
l'horloge  qui  marquait  4 heures  et  demie. 

Il  y eut  des  allées  et  venues  du  côté  de  la 
cuisine,  les  consommateurs  avaient  repris 
leurs  places  après  avoir  examiné  les  nouveaux 
venus,  et  la  petite  devina  qu'ils  parlaient  d'eux, 
car,  à plusieurs  reprises,  l'un  des  hommes 
se  retourna.  Mais  la  maîtresse  d'auberge  en 
servant  un  potage  coupa  court  à leurs 
remarques  et  le  potage  disparut  si  vite  que 
l’aubergiste  ne  put  s’empêcher  d'observer 
qu'on  leur  eût  fait  grand  tort  en  les  laissant 
attendre.  Comme  Daniel  se  levait,  pressé  de 
payer  et  de  partir,  il  les  retint  : 

— Oh  ! vous  avez  encore  plus  d'un  grand 
quart  d’heure,  fit-il  d'un  air  bonhomme  tout 


LES  FR  Eh AIN E S ME  MITAIZE 


tfi7 


(*n  comptant  sa  monnaie,  et  vous  avez  l'air  si 
fatigués  qu'il  vaut  mieux  attendre  le  train  ici. 
Vous  devez  venir  de  loin  comme  cela?... 

Daniel  regarda  sa  sœur  comme  pour  savoir 
ce  qu’il  pourrait  dire  et  son  hésitation  n’échappa 
pas  plus  à l’aubergiste  qu’à  l'homme  qui  les 
avait  regardés  tout  à l’heure  et  qui,  s’étant 
retourné  sur  sa  chaise,  les  examinait  avec 
attention. 

- Non,  de  pas  très  loin,  mais  nous  nous 
sommes  perdus  dans  la  forêt  et  nous  avons 


noms;  mais  Daniel,  qui  ne  voulait  pas  mentir 
et  que  ces  questions  énervaient,  répondit  très 
vite  : 

— A Paris,  monsieur;  mais  je  me  demande 
eu  quoi  le  but  de  notre  voyage  vous  intéresse? 

L’aubergiste  se  redressa  : 

— Pourquoi  cela  m’intéresse?  dit-il,  parce 
que,  depuis  qu'il  y a des  bohémiens  dans  le 
pays,  on  a volé  pas  mal  de  choses  dans  nos 
environs,  et  ce  ne  serait  pas  étonnant  qu'ils 
aient  des  affiliés  pour  emporter  d'ici  ce  qu’ils 
nous  onl  pris.  Peut-être  bien  que  vous  en  êtes 
tous  les  deux? 

Mitaize  eut  un  éclat  de  rire  nerveux,  tandis 
que  Daniel  ébauchait  un  geste  de  dénéga- 
tion : 

— Vous  vous  trompez,  fil  orgueilleusement 
la  petite,  nous  retournons  à Paris,  dans  notre 


La  femme,  de  ses  mains  brunes,  retenait  le  manteau. 


manqué  le  train  que  nous  devions  prendre. 

— Alors,  vousvenez  par  la  forêt?  fit  l'homme, 
ce  n'est  pas  le  chemin  des  voyageurs,  pourtant  ; 
voyez-vous,  monsieur  Antoine,  continua-t-il  à 
demi-voix  en  s'adressant  à l’aubergiste,  ces 
enfants-là  ont  quelque  chose  sur  la  conscience, 
vous  devriez  faire  chercher  le  garde  cham- 
pêtre. 

Mitaize,  toute  pâle,  s'était  levée  et  marchait 
vers  la  porte,  entraînant  son  frère.  Comment 
ces  gens-là  devinaient-ils  qu'elle  avait  quelque 
chose  sur  la  conscience?  peut-être  qu’il  était 
venu  aux  Molières,  celui  qui  parlait,  qu’il  les 
avait  vus,  qu'il  devinait  leur  fuite  et  qu’il 
s’amusait  à les  tourmenter? 

— Et  où  allez-vous,  si  ce  n’est  pas  être  trop 
curieux?  demanda  l'homme  qui,  debout,  cette 
fois,  les  avait  suivis  jusqu'au  seuil. 

Mitaize  hésita,  voulant  nommer  une  station 
du  voisinage  et  n'en  connaissant  pas  les 


famille,  nous  sommes  les  enfants  du  docteur 
Servaize,  un  médecin  très  connu. 

Elle  avait  cru  que  ce  nom,  ainsi  prononcé, 
allait  mettre  fin  à la  scène  et  forcer  les  paysans 
à des  excuses,  mais  l'aubergiste  s’était  tourné 
vers  ses  compagnons. 

— Servaize  ! qui  est-ce  qui  connaît  cela,  par 
ici  ? Personne,  pas  vrai,  les  amis?  Je  parie  que 
la  gamine  prend  ce  nom-là  au  hasard,  pour  ne 
pas  avouer  qu’elle  vient  du  camp  des  bohé- 
miens. 

Daniel,  du  coup,  perdit  patience. 

— Si  nous  étions  ce  que  vous  croyez,  dit-il, 
nous  n’aurions  pas  eu  besoin  de  venir  dîner  à 
l’auberge.  Et  comme  il  les  voyait  indécis,  il 
ajouta  : 

— Je  m'appelle  bien  Daniel  Servaize,  ma 
sœur  que  voici  est  bien  M"*  Marguerite  Ser- 
vaize... 

(.1  suivre). 


P.  F. 


168 


LE  PE  TIl  Eli  ALLAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


Tué  par  une  halle.  — Un  des  hippopo- 
tames du  jardin  zoologique  de  Berlin  vient  île 
mourir  atteint  d'une  balle  dans  l’estomac.  Cette 
nouvelle  n’aurait  en  soi  rien  d'extraordinaire  si 
l’on  n’ajoutait  que  ladite  balle  était  en  caoutchouc, 
et  cependant  rien  n'est  plus  vrai.  Voici  les  faits  : 

Il  y a quelques  temps,  des  enfants,  jouant  dans 
le  jardin  zoologique,  égarèrent  leur  balle  dans 
l’enclos  du  pachyderme.  Charmé  par  le  caractère 
élastique  de  cet  objet,  l’iiippopotame  l’avala;  mais 
il  ne  put  le  digérer  et  il  étouffa. 

Mœurs  d’aiitrefol».  — On  sait  qu’au 
Moyen  âge  et  jusqu’en  1783  les  différents  corps 
d’ouvriers  ou  de  marchands  étaient  organisés  en 
sociétés  ayant  des  règlements  et  des  privilèges 
particuliers.  Ces  associations  ôtaient  fermées  et 
l’exercice  de  leur  monopole  donna  souvent  lieu 
a des  abus. 

Ainsi,  sous  Louis  XV,  nous  voyons  des  corpo- 
rations demander  et  obtenir,  sous  prétexte  d'en- 
combrement et  de  concurrence  excessive,  des 
arrêts  qui  leur  interdisaient,  pendant  trente  et 
quarante  ans  de  suite,  de  recevoir  des  apprentis 
et  des  maîtres.  A Montpellier,  le  nombre  des 
orfèvres  fut  fixé  à 12;  à .Nîmes,  les  perruquiers 
réclamèrent  énergiquement  contre  un  arrêt  du 
parlement  qui  avait  autorisé  les  chirurgiens  à 
iriser  les  cheveux.  A Paris,  un  chapelier,  Lepré- 
vost,  s’était  lait  une  nombreuse  clientèle  en  fabri- 
quant des  chapeaux  avec  de  la  laine  mêlée  de 
soie;  mais,  comme  les  statuts  ne  mentionnaient 
que  la  laine  pure,  les  jurés  de  la  corporation 
vinrent  à plusieurs  reprises  saisir  ou  détruire  ses 
chapeaux,  sous  prétexte  qu’ils  n’étaient  pas 
conformes  aux  statuts. 

* 

Une  orlgluallté  «le  .1  .1  ltou««ean.  — 

Cet  écrivain,  qui  naquit  en  1712  et  mourut  en  1778, 
avait  une  manière  particulière  d’écrire  la  date 
de  ses  lettres.  Il  avait  pris  cette  manière  au  doc- 
teur Tronchin  (1709-1781),  premier  médecin  du 
duc  d'Orléans.  Il  partageait  l'année  par  deux 
chiffres,  placés  l’un  sur  l’autre,  l’inférieur  mar- 
quant le  numéro  du  mois  de  l’année,  et  le  supé- 
rieur le  quantième  de  ce  mois.  Ainsi  17  - 70  vou- 

2G 

lait.direle.9  février  1770. — Paris,  17  — 64  voulait 

dire  : Paris,  26  juin  1764. 

* 

Le  elilen  «In  boucher.  — Une  dame,  qui 


accompagne  sa  cuisinière  chez  le  bouclier,  re- 
marque sous  l’étal  un  gros  dogue. 

— Est-ce  que  votre  chien  ne  vous  mange 
jamais  de  viande?  demande- t-elle  au  marchand. 

— Oh!  non,  madame,  il  la  lèche  tout  au  plus. 

# * 

Maxime.  — Le  bien  ne  fait  pas  de  bruit,  et 
le  bruit  ne  fait  pas  de  bien. 

* 

Remède  ingénieux.  — La  maman  affolée  : 
— Docteur!  docteur!  que  dois-je  faire?  Bébé  vient 
d'avaler  un  paquet  d’aiguilles... 

Le  jeune  médecin  (qui  cherche  en  vain  dans 
sa  mémoire  un  antidote  contre  l’ingestion  des 
aiguilles)  : — Faites...  faites...  lui  avaler,  tout  de 
suite,  une  grosse  pelote... 

=r 

* ' 

o IIj«*  sont  trop  verts  >.  — Avez-vous  des 
homards,  ce  matin?  demande  à une  marchandu 
nolre  ami  Babylas. 

— Oui,  monsieur,  en  voici  de  très  frais. 

— Quel  ennui!  reprend  alors  Babylas  en  aper- 
cevant les  sombres  carapaces,  je  ne  les  aime  pas 
verts.  N’en  avez-vous  pas  de  plus  mûrs? 

REPONSES  A CHERCHER 

Questions  littéraires.  — De  quel  per- 
sonnage est-il  question  dans  le  quatrain  suivant 
et  quel  en  est  l’auteur? 

Tout  esprit  orgueilleux  qui  s’aime, 

Par  mes  leçons  se  voit  guéri, 

Et  dans  mon  livre  si  chéri 
Apprend  à se  haïr  soi-même. 

Phrases  à compléter.  — Quand  on  saura 
cette  nouvelle,  il  y aura  du  bruit  dans....  — Il  est 

comme  l’anguille  de : il  crie  avant  qu’on 

l’écorche.  — Quand  les  Français  rendront....,  les 
souris  mangeront  les  chats. 

Enigme. 

J’étends  les  deux  bras  sur  le  Rhône 
En  même  temps  que  sur  le  Pô  ; 

On  me  voit  assis  sur  un  trône; 

J’habite  au-dessus  de  Saint-Lô; 

Je  plane  sur  toutes  les  têtes; 

Je  préside  à toutes. les  fêtes  ; 

Je  nage  même  sur  le  moût, 

Et  surmonte  aussi  le  dégoût. 

Qui  me  voit  si  souvent  paraître, 

Sans  peine  doit  me  reconnaître. 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  SGG 
I.  Les  inventions. 

On  attribue  à Biaise  Pascal,  illustre  écrivain  et  géomètre 
français,  né  à Clermont-Ferrand  en  1623.  mortà  Pans  en  16G2, 
l'invention  do  la  brouette  et  du  baquet.  Tout  le. monde  connaît 
ia  brouette,  sorte  de  petit  tombereau  à uno  seule  roue  et  a 
deux  brancards  que  l'on  pousse  devant  soi  Quant  au  baquet, 
c’est  une  charrette  longue,  étroite,  sans  ridelles,  que  Von  peut 
laire  basculer  sur  ses  deux  roues.  Le  baquet  sert  surtout  au 
transport  des  tonneaux. 

II.  Étymologie. 

u Monter  sur  ses  grands  chevaux  » signifie  prendre  les 
choses  avec  résolution,  avec  hauteur,  se  gendarmer,  se  pré- 


j parer  h combattre.  Cette  locution  vient  do  ce  que  les  cheva- 
j tiers  allant  on  guerre  et  chevauchant  sur  despalefrois,  chevaux 
de  tajllo  moyenne,  d'allure  douce  et  qui  servaient  surtout  pour 
| los  voyages,  montaient,  pour  combattre,  leurs  destriers  ou 
dextriers , qui  étaient  des  chevaux  do  haute  taille.  Le  nom  de 
destrier  fut  donné  au  cheval  de  bataille  parce  que  l'écuyer  qui 
le  conduisait,  lo  tenait  à sa  droite  (en  latin,  dextra ) et  lorsque 
l ennemi  paraissait  il  le  présentait  à son  maître. 

III.  Charade 

Une  chaise, 

IV.  Rébus. 

j L'oisiveté  nous  entraîne  souvent  au  mal. 


Le  Garant  . MAdticu  TARDIEU. 


Toute  demau'te  de  changement  d’adresse  doit  être  accompagnée  de  L'une  des  dernieres  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8’  année  — N°  368 


10  centimes. 


14  mars  1886. 


LE 


Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L'ABONNEMEM  : IN  AN,  SI\  FRANCS 

Part  du  lrr  de  clinque  mois 


Armand  COLIN  & C“,  éditeurs 

5,  rue  de  Môiièros.  Paris 


ETR  ANGER  :Tfr.  — PARAIT  CHAQUE  SAMEDI 

Tous  droits  réservés. 


Ch.ry3êis  au  désert  — Rosita  était  soutenue  par  les  bras  robustes  de  NI.  Vcrdurou, 


170 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Chryséis  au 

C'avait  été  une  fête  parce  que  le  « carnet 
mondain  » est  peu  rempli  dans  le  centre  afri- 
cain et  que  le  retour  de  Chryséis,  qui  pour  les 
belles  commerçantes  d’ivoire  et  d’or  ciselé  était 
« la  Française  »,  formait  la  grande  attraction 
du  moment. 

Quant  à Paul  Rozel,  il  avait  grandi  d’une 
coudée  aux  yeux  de  ses  camarades.  C'était  à 
qui  lui  serrerait  la  main,  le  complimenterait 
sur  son  succès  et  lui  ferait  raconter  avec  détails 
son  heureuse  expédition. 

Le  pauvre  Paul  en  eût  perdu  la  respiration 
si  Lucien  ne  l’avait  relayé  de  temps  à autre 
en  racontant  l’entrée  triomphale  au  Tata,  et 
l'accueil  chaleureux  des  alliés  Bambaras. 
liais  il  avait  moins  de  succès  et  en  convenait  ; 

« car,  disait-il,  ce  n’est  pas  moi  qui  ai  retrouvé 
la  Toison  d’Or.  » 

— La  Toison,  nouvelle  édition  revue,  et  corri- 
gée môme,  ajoutait  Paul  Rozel.  Je  commence 
à croire  qu’il  n’y  a rien  de  tel  qu’une  saison  au 
Sahara  pour  terminer  l’éducation  des  jeunes 
personnes.  Si  je  suis  jamais  Président  de  la 
République,  ou  seulement  ministre  de  l'ins- 
truction publique,  je  ferai  établir  ici  une 
succursale  d'Écouen. 

— C'est  une  idée... 


Oui,  l'édition  était  revue  et  corrigée,  et 
Catherine  n’était  plus  Chryséis.  De  quel  cœur 
elle  avait  embrassé  son  père!  et  comme  elle 
était  loin,  la  ligue  anti-microbienne!  Et  avec 
quelle  tendresse  elle  lui  avait  présenté  « sa 
sœur  Merced!  » Le  bon  colonel,  tout  ému  en 
apprenant  ce  que  la  petite  Espagnole  avait  été 
pour  sa  fille,  avait  ouvert  les  bras  à l'orpheline, 
qui  croyait  rêver  et  demandait  qu’on  ne 
l’éveillât  pas. 

— La  gentille  enfant!  disait  le  lieutenant 
Charmes.  C’est  elle,  Paul,  elle  toute  seule,  qui 
a changé  la  Toison  d'Or. 

Et  la  Toison  d’Or,  comme  disait  Lucien,  avait 
commencé  l’éducation  de  Merced  « parce 
quelle  savait  mieux  que  personne  maintenant 
quels  sont  les  dangers  d’une  instruction  mal 
comprise.  » 

— Je  n'ai  rien  à t'apprendre,  en  retour,  moi, 
disait  la  Ailette  avec  tendresse  ; je  te  devrai 
tout,  Catherine. 

— Comme  tu  te  trompes  ! répliquait  vivement 
Chryséis.  C'est  moi,  moi  qui  te  serai  éternel- 
lement redevable  : car  c’est  toi  qui  m’as  appris 
que  j’avais  une  âme  et  un  cœur,  toi  qui  m'as 
rendue  à mon  père  telle  qu'il  m'avait  toujours 


désert  (Fin)'. 

souhaitée,  toi  qui  m'as  faite  heureuse,  enfin, 
en  m'apprenant  le  vrai  secret  du  bonheur. 

Et  ce  bonheur  était  bien  réellement  le  partage 
de  tous,  à commencer  par  le  colonel,  qui  eût 
volontiers  jeté  une  bague  au  .Niger,  pour  conju- 
rer le  mauvais  sort,  tant  il  était  surpris  parfois 
d'être  si  heureux  après  avoir  tant  souffert. 
Heureux,  bien  heureux,  il  l'était,  en  effet,  non 
seulement  d'avoir  retrouvé  sapetite  Catherine, 
mais  de  l'avoir  retrouvée  bien  meilleure  qu’il 
ne  l'avait  perdue;  Chryséis  et  Merced  avaient 
décrété  une  revue  consciencieuse  du  linge  et 
des  bagages  du  colonel;  Chryséis  et  Merced 
mettaient  la  main  à la  cuisine  et  ne  dédaignaient 
pas  de  prendre  les  recettes  indigènes  pour  les 
exécuter  plus  proprement  que  les  laptots.  Le 
soir,  lorsque  le  colonel  racontait  ses  angoisses 
et  ses  recherches  aux  deux  fillettes,  sur  la 
terrasse  en  pisé  de  son  habitation,  il  se  croyait 
à mille  lieues  de  la  ville  mystérieuse,  qui 
n'avait  plus  de  mystères  pour  lui  depuis 
longtemps. 


Il  y avait  huit  jours  déjà  que  la  jeune  fille 
était  retrouvée,  et,  sur  la  terrasse  baignée  par 
un  clair  de  lune  splendide,  le  colonel  racontait 
éloquemment  l'odyssée  de  Rosita  à Chryséis 
et  à Merced,  qui  riaient  et  admiraient  tour  à 
tour,  lorsqu'une  caravane  parut  à l'horizon 
Elle  fut  bientôt  tout  proche,  faisant  d’éner- 
giques signaux  et  agitant  un  pavillon  blanc. 

— Des  marchands,  sans  doute,  dit  M.  Verdu- 
ron  sans  s’émouvoir;  que  viennent-ils  faire  à 
une  heure  pareille'?  Us  peuvent  attendre  à 
demain  pour  entrer. 

— Ils  montrent  patte  blanche,  pourtant,  dit 
Chryséis. 

— Nuit  tombée,  ville  close,  déclara  le  colo- 
nel; ce  serait  trop  facile  vraiment  à MM.  les 
Touareg,  que  la  bonne  foi  ne  gène  guère,  s'ils 
pouvaient  entrer  ici  de  nuit  sous  un  burnous 
d'emprunt. 

— Et  si  c'était  tante  Rosita  qui  nous  donnait 
de  ses  nouvelles?...  reprit  Chryséis  en  riant; 
le  convoi  parti  lundi  pour  Ségou  avec  ma  lettre 
pour  elle  a dû  la  lui  faire  parvenir;  peut-être 
nous  envoie-t-elle  chercher  pour  faire  de  nous 
ses  dames  d'honneur? 

La  caravane  approchait  cependant,  et,  de  la 
terrasse  qui  dominait  le  mur  d'enceinte,  on  la 
voyait  dérouler  ses  méandres  au  son  d'une 
mélopée  véritablement  funèbre;  un  émissaire 
s'en  était  détaché  et  parlementait  avec  l’officier 
de  garde. 


1 Voir  le  n°  367  du  Petit  Français  illustré . p.  158. 


CHRYSÉIS  AU  DÉSERT 


171 


— Pardon,  excuse,  mon  colonel,  disait 
cinq  minutes  après  notre  ami  Jubier  en  appa- 
raissant sur  la  terrasse,  c'est  encore  une 
ambassade  de  feu  Tidi-liou,  qu'il  avait  l'hon- 
neur d'être  votre  beau-frère,  rapport  à M“  Ito- 
sita.  Mais  celle-là  n'a  pas  l'air  follichoime,  pas 
plus  que  leur  satanée  musique  1... 

— Peu  Tidi-hou?...  répéta  Chryséis. 

— Eh  bien!  qu'on  la  fasse  camper,  cette 
ambassade,  je  la  recevrai  demain  matin.  On 
ne  se  présente  pas  à dix  heures  du  soir. 


seule,  accoudée  au  rebord  : avait-elle  le  droit 
dé  troubler  ces  épanchements  de  famille?... 
Elle  n’en  avait  plus,  elle,  de  famille,  et  Cathe- 
rine, redevenue  une  demoiselle,  n'aurait-elle 
pas  honte  un  jour  de  la  petite  cueilleuse 
d’alfa?...  Que  serait  cette  tante,  cette  grande 
dame  sans  doute,  qui  arrivait  là? 

Une  grosse  larme  qu'elle  ne  songea  pas  à 
retenir  roula  silencieuse  sur  la  joue  de  la 
petite  lille. 

— Merced!...  Viens-tu,  Merced?  cria  tout  à 


De  la  terrasse,  le  colonel,  Chryséis  et  Merced  voyaient  approcher  une  caravane. 


— Sauf  excuse,  mon  colonel,  reprit  Jubier 
en  faisant  le  salut  militaire,  c'est  que  la  ban- 
lieue n’est  pas  sûre,  rapport  aux  Touareg,  ces 
demoiselles  le  savent  bien...  et  qu’il  y a avec 
eux  la  reine  elle-même,  qu’elle  a l'honneur 
d'être  la  sœur  à mon  colonel... 

— Ma  tante  est  là?  interrompit  Chryséis. 

— Oui,  ma  colonelle  et  qu’elle  a l'air  rude- 
ment vannée  par  le  voyage,  sauf  vot’res- 
pect... 

— C'est  différent,  dit  vivement.  M.  Verduron. 
Est-ce  qu'il  y aurait  déjà  de  la  brouille  dans  le 
ménage?... 

— Mais  non,  puisqu’il  est  mort...  murmura 
candidement  Jubier,  que  j'ai  eu  l'honneur  de 
l’annoncer  à mon  colonel. 

— C’est  bien,  sergent,  je  n'avais  pas  en- 
tendu; nous  vous  suivons. 

M.  Verduron  et  sa  Hile  disparaissaient  déjà 
dans  l'escalier  de  la  terrasse.  Merced  resta 


coup  Chryséis  en  reparaissant  au-dessus  de 
l'escalier,  vite!...  vite!... 

Et  prenant  la  main  de  son  amie,  elle  l’en- 
traîna dans  la  maison,  disant  affectueusement: 
— N'es-tu  pas  ma  sœur,  chérie?...  ma  tante 
est  la  tienne,  par  conséquent. 

Et  les  larmes  de  Merced,  taries  comme  par 
enchantement,  lurent  essuyées  par  un  baiser 
de  Chryséis. 


Le  colonel  était  dans  le  vestibule.  Sous  les 
reflets  vagues  jetés  par  la  lampe  fumeuse  sus- 
pendue à la  voûte  ronde,  on  voyait,  au  milieu 
d'un  cercle  de  pleureuses  nègres,  Rosita  tout 
éplorée,  soutenue  par  les  bras  robustes  de 
M.  Verduron. 

— O Sigisbert!...  mon  frère  bic-n -aimé, 
disait-elle;  tout  est  fini  pour  moi  en  ce 
monde!...  Tidi-liou!...  Tidi-hou,  ûls  des  dieux, 
mon  cher  époux!...  ton  loyal  allié!...  que  tu  as 


172 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


vu  si  plein  de  force  et  de  vie...  il  a rejoint  ses 
pères  ! 

Elle  s'arrêta  dans  une  explosion  de  sanglots 
immédiatement  imitée,  avec  un  ensemble  par- 
fait, par  la  troupe  des  pleureuses  noires. 

— Il  n'est  plus,  le  cœur  de  mon  cœur,  l'ame 
de  mon  Ame  ! la  grandeur,  la  bravoure,  la  fidé- 
lité, la  tendresse  réunies!...  liélas!...  le  poète 
l’a  dit  : 

Il  était  de  ce  monde,  où  les  plus  belles  choses 
Ont  le  pire  destin!... 

— Il  faut  se  raisonner,  ma  pauvre  sœur, 
dit  le  colonel  attendri  malgré  lui,  j’ai  été  veuf, 
moi  aussi! 

— Une  femme  n'est  pas  un  homme!... 
déclara  Rosita  avec  explosion!... 

Et  après  l’énoncé  de  cette  vérité  rudimen- 
taire, elle  gémit  de  plus  belle  : 

— Tidi-houL..  mon  cher  Tidi-hou! 

— Quand,  comment,  cela  est-il  arrivé? 

— Si  du  moins  j’avais  pu  me  sacrifier  pour 
ses  enfants!  gémit  Rosita  sans  répondre;  mais 
les  Anciens  ont  tout  de  suite  fait  choix 
d’épouses  pour  les  aînés,  dans  les  cases  des- 
quels vivront  les  autres!,..  et  comme  je  n'ai 
pas  de  ûls,  je  reviens  chez  toi,  Sigisbert,  pleu- 
rer à jamais  celui  que  j'ai  perdu,  en  attendant 
que  je  le  rejoigne,  ce  qui  ne  tardera  pas, 
j’espère!... 

Nouvelle  explosion  de  sanglots,  immédiate- 
ment imitée  par  les  pleureuses. 

— Si  tu  n’as  pas  de  üls,  chère  tante,  dit 
Chryséis  tenant  toujours  Merced  par  la  main, 
tu  auras  deux  filles,  et  deux  filles  plus  dociles 
que  ta  nièce  d’autan. 

Pour  la  première  fois  Rosita  regarda  Merced, 
et,  se  redressant  soudain,  l’examina  de  pied 
en  cap,  à travers  ses  larmes. 

— C’est  l'amie  dont  tu  me  parlais,  Chry- 
séis?... oui,  mes  enfants,  je  serai  une  mère 
pour  vous...  Et  je  tâcherai  de  vous  trouver 
des  époux  comme  celui  que  je  pleure... 

— Oh!  pour  ça,  non!  protestait  tout  bas 
Jubier,  pour  ça,  non!... 

— Viens  sur  la  terrasse,  Rosita,  dit  pater- 
nellement le  colonel,  nous  serons  plus  tran- 
quilles; sergent  Jubier,  veillez  à désaltérer  et 
héberger  ces  femmes. 

— Ayez  pas  peur,  mon  colonel,  répondit 
Jubier;  m'est  avis  que  rien  ne  consolera 
ces  particulières  comme  une  calebasse  de 
tafia... 

Et  ce  seul  mot.  en  effet,  avait  suffi  pour 
faire  étinceler  joyeusement,  sous  leurs  larmes 
de  commande,  les  yeux  éteints  des  pleureuses 
noires. 


ÉPILOGUE 

Où  l’on  fait  espérer  au  lecteur  bienveillant 
que  Chryséis  suivra  sa  vocation. 

...  Et  maintenant,  que  vous  dirais-je  que 
vous  ne  sachiez  ou  que  vous  ne  deviniez,  lec- 
teuis  aimables  qui  avez  bien  voulu  m’écouter 
jusqu’ici?  Le  colonel  Verduron  est  maintenant 
le  plus  heureux  des  hommes  et  Tombouctou 
lui  paraît  la  plus  enviable  des  garnisons. 

Tout  lui  semble  délicieux,  soit  que  Chryséis 

— redevenue  Catherine  maintenant  et  pour 
toujours,  bien  que  son  père  prétende  regretter 
son  joli  nom  grec,  — soit  que  Chryséis  rac- 
commode ses  chaussettes,  soit  que  Merced 

— qui  ne  dirait  plus  maintenant  d’Annibal 
qu’elle  ne  connaît  pas  ce  gentilhomme  — lui 
lise  les  campagnes  du  grand  vaincu  de  Rome, 
à l'étude  desquelles  il  s’est  remis  avec  entrain, 
voulant  aller,  dit-il,  à l'école  près  de  sa  fille. 

Son  opinion  sur  les  charmes  de  Tombouctou 
est  partagée,  vous  vous  en  doutez  bien  aussi, 
par  Paul  Rozel  et  Lucien  Charmes,  qui  ne 
pensent.plus  du  tout  à compter  les  autruches 
sans  queue,  et  attendent  joyeusement  les  dix- 
huit  ans  des  deux  fillettes  : c'est  l'époque  fixée 
par  le  colonel  pour  s’informer  si  Chryséis  n’a 
pas  changé  de  vocation  depuis  le  jour  de  la 
bataille,  et  si  Merced  poussera  le  dévouement 
jusqu’à  imiter  son  amie. 

D'autre  part,  j'ai  quelques  raisons  de  suppo- 
ser que  ces  demoiselles,  quoique  très  bien 
élevées  et  ne  faisant  aucune  différence  entre 
les  invités  du  colonel,  surveillent  toujours  un 
peu  plus  attentivement  la  cuisine  lorsque  les 
deux  lieutenants  doivent  être  de  la  fête.  Jubier 
et  Gobaiu  le  savent  bien,  et  quand  ils  voient 
les  deux  officiers  prendre  le  chemin  de  la 
maison  de  leur  chef,  ils  se  disent  : 

— VIA  le  lieutenant  qui  va  se  lécher  les 
moustaches  jusqu’aux  oreilles  des  sauces  de 
M.lu  Catherine...  fameuse  cantiue,  mon  vieux!... 

— Et  v'ià  le  lieutenant  qui  va  se  pâmer 
d'écouter  M”’  Merced  trimballer  ses  doigts  sur 
son  piano. 

— Ilein?...  mon  vieux,  ce  que  c'esl  que  de 
perdre  son  cotillon,  tout  de  même!... 

Et  madame  Rosita? 

« Rosita  Tidi-ha,  belle-fille  des  dieux  » ainsi 
que  le  portent  les  cartes  de  visite  noires  el 
blanches, — pommelées  comme  l'époux  regretté, 

— qu'elle  s’est  commandées  à Saint-Louis,  est 
de  plus  en  plus  inconsolable. 

Elle  s’est  fait  construire  une  maison  en  forme 
de  mausolée,  où  elle  a élevé  un  aulel  de  inarbre 
noir  et  blanc,  un  autel  enguirlandé  de  cyprès 
et  décoré  de  pains  à cacheter  multicolores. 


i.  Malherbe,  Stances  à Du  Perrier. 


LES  GATEAUX  MONSTRES 


173 


double  symbole  des  goûts  des  deux  nations,  i roi,  a renversé  Tune  des  lampes...  Le  malheur 
Là,  devant  les  sandales  de  cérémonie  de  | est  irréparable  : l'ouvrage  entier  a été  consu- 


Tidi-hou,  quelle  avait  emportées  subreptice- 


ment comme  des  reliques  bien  chères,  brûlent 
constamment  deux  lampes  à alcool  : 

Rosita  a choisi  ce  système  d'éclairage  par 
allusion  aux  préférences  du  bien-aimé  : 

— Il  l’aimait  tant!...  soupire-t-elle 
(c’est  de  l’alcool  que  je  veux  parler). 

Elle  a cependant  été  heureuse  de  re- 
voir sa  nièce  ; elle  s'est  prise  d’affection 
pour  Merced  et  veut  que  la  fillette  n'ac- 
cepte que  d'elle  la  dot  réglementaire. 

...  Mais  le  meilleur  de  son  cœur  est 
resté  là-bas,  sous  les  palmiers  du  pays 
Bambara...  Elle  cherche  à oublier  ses 
douleurs  en  écrivant  ses  mémoires. 

Faut-il  ajouter  que  ces  mémoires,  mis 
gracieusement  à notre  disposition,  nous 
ont  été  d'un  grand  secours  pour  la 
rédaction  de  cette  véridique  histoire?... 


Lecteur,  un  grand  malheur  vient  d'arriver. 
Une  dépêche  de  Saint-Louis  nous  parvient  à 
l'instant  même,  et  nous  apprend  que,  le  io  du 
mois  dernier,  M“  Rosita.  lisant  à haute  voix 
un  chapitre  de  ses  mémoires  aux  sandales  du 


Jubier  et  Gobaia  regardeut  les  deux  ofücicrs  prendre  le  chemin 
de  la  maison  du  colonel. 

| mé  : nous  devons  renoncer  à vous  l’offrir 
I un  jour.  fin.  G.  M. 


Les  gâteaux  monstres. 


Quand  j'étais  enfant,  j’étais  gourmand  lil 
m'en  est  même  resté  quelque  chose)  ; je  rêvais 
d'énormes  babas,  de  monstrueuses  pièces  mon- 
tées qu’on  aurait  pu  découper  à la  hache  pour 
mes  amis  et  pour  moi.  Je  me  souviens  même 
d'avoir  lu  avec  enthousiasme  un  livre  où  l’au- 
teur avait  imaginé  la  construction  d'une  de  ces 
merveilles  de  la  pâtisserie,  qui  s’élevait  comme 
un  palais  au  milieu  d'une  place  publique  : 
les  murs  en  étaient  d'une  pâte  succulente 
que  des  petits  pâtissiers  avaient  apportée  dans 
des  brouettes,  comme  le  font  les  maçons  pour 
le  mortier;  le  sucre  était  transporté  dans  des 
charrettes,  tant  il  en  fallait  pour  cette  pièce 
fantastique,  et  le  reste  à l'avenant. 

Malheureusement  ce  n'était  là  qu'une  histoire 
imaginée  à plaisir.  Cependant  on  fait  parfois  en 
Angleterre  des  pièces  montées,  qui  ne  sont  sans 
doute  pas  grosses  comme  des  maisons,  mais 
qui  sont  monstrueuses  quand  on  les  compare 
à celles  que  vous  admirez  aux  devantures  des 
pâtissiers,  — des  gâteaux  qui  pourraient 
assouvir  la  faim  de  tout  un  régiment. 


A tout  repas  de  noces,  en  Angleterre  , il  y a 
toujours  sur  la  table  un  wedding-cake  (ce  qui 
se  prononce  ouêding-quéke  et  qui  veut  dire 
tout  simplement  « gâteau  de  mariage  >>)  : 
c'est  une  pièce  de  pâtisserie  qu'on  se  paye 
toujours,  même  dans  le  mariage  le  plus  mo- 
deste. Quand  il  s'agit  d'un  mariage  riche,  la 
pièce  montée  est  d'autant  plus  considérable, 
d'autant  plus  volumineuse  et  magnifiquement 
décorée  que  les  mariés  appartiennent  à des 
familles  plus  importantes.  Jugez  alors  ce  qu'a 
dû  être  le  weddink-cake  de  la  reine  d'Angleterre 
actuelle,  la  reine  Victoria,  quand,  le  tO  fé- 
vrier f 840,  elle  a épousé  le  prince  Albert  ! Et  il 
n'y  avait  pas  qu'un  seul  gâteau,  il  y en  avait 
bien  deux  immenses,  et  cent  autres  petits,  qui 
furent  exposés  sur  la  table,  et  envoyés,  après 
la  cérémonie,  aux  familles  royales  des  quatre 
coins  du  globe.  L’un  des  monstres  pesait 
1 36  hüogs.,  c’est-à-dire  autant  que  deux  hommes 
de  bonne  taille,  et  il  n'avait  pas  moins  de 
4 mètres  de  circonférence;  on  y voyait  trois 
statues  moulées  en  sucre,  dont  les  plus  petites 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


174 


avaient  30  centimètres  de  haut;  le  gâteau  était 
orné  de  drapeaux,  de  nœuds  de  ruban,  et,  avant 
le  mariage,  20000  personnes  étaient  venues 
l'admirer  dans  l'atelier  du  pâtissier  qui  avait 
ou  la  mission  de  confiance  de  le  fabriquer. 

Au  mariage  du  prince  de  Galles,  en  1863, 
ie  wedding-cake  ne  pouvait  être  oublié,  et 
M.  Pagnier,  le  pâtissier  de  la  Reine,  un  véri- 
table artiste  en  son  genre,  en  avait  fabriqué, 
on  peut  dire  construit  un,  qui  n’avait  pas  moins 
de  i mètre  et  demi  de  haut!  C’était  un  vrai 
monument,  décoré  dans  le  haut  de  3 plumes 
d’autruche,  qui  constituent  les  armes  du  prince 
de  Galles.  Enfin,  nous  pouvons  citer  un  gâteau 
de  noces  encore  plus  extraordinaire  : il  fut  fait 
à l’occasion  du  Jubilé  delà  reine  Victoria,  c’est- 
à-dire  quand  on  célébra  le  cinquantième  anni- 
versaire de  son  avènement  au  trône,  et,  ce  qui 
est  à remarquer,  c’est  que  cette  merveille  sor- 
tait des  magasins  de  M.  Gunter,  celui-là  même 
qui  avait  fourni  un  des  gâteaux  monstres  du 
mariage  de  la  souveraine.  Il  avait  4 mètres  de 
haut,  autant  que  bien  des  petites  maisons  à 
la  campagne,  et  il  pesait  250  kilogs.  ; on  ne 
s'étonnera  point  quand  nous  dirons  qu’il  avait 
coûté  7 300  francs. 

C’est  qu’en  eilet  c’est  une  œuvre  longue 


et  difficile  que  de  fabriquer  une  pareille 
pièce  de  pâtisserie.  La  décoration  en  est  très 
compliquée  : des  statues,  des  oiseaux,  des  fleurs, 
des  fruits,  parfois  des  maisons,  et  tout  cela 
moulé  en  sucre  ou  fait  de  pâte.  Le  plus  souvent 
les  sujets  qui  ornent  le  gâteau  rappellent  la 
vie,  les  occupations  du  marié  ou  même  des 
deux  époux  : au  mariage  du  célèbre  amiral 
Markham,  qui  commanda  une  expédition  au 
pôle,  le  wedding-cake  portait  un  modèle  en 
sucre  du  navire  de  l’amiral,  pris  dans  une 
énorme  masse  de  sucre  qui  représentait  fidèle- 
ment un  « iceberg  »,  un  de  ces  énormes  blocs 
de  glace  qu'on  rencontre  dans  les  mers  polaires. 

Sans  raconter  en  détail  comment  se  font  ces 
gâteaux,  qu'il  nous  suffise  de  dire  qu'on  met 
parfois  six  mois  à en  préparer  un.  Enfin,  pour 
consoler  les  gourmands  qui  regretteraient  de 
ne  pas  approcher  d’un  de  ces  monstres,  ajou- 
tons qu'ils  sont  plus  étonnants  que  bons. 

A côté  de  ces  énormes  pièces  montées,  nous 
en  signalerons  une  minuscule,  de  sept  centi- 
mètres de  haut,  qui  a été  faite  par  un  des 
premiers  pâtissiers  de  Londres,  et  qui  était 
tout  simplement  destinée  à un  mariage...  de 
poupées. 

D.  B. 


Le  radeau  de  la  Méduse. 


Géricault  (Théodore)  naqmt  à Rouen  le  26  septembre 
1791  et  mourut  à Paris  le  26  janvier  1824.  Il  vint  u Paris 
en  1806,  entra,  en  1808.  dans  l’atelier  de  Carie  Vernet 
et,  peu  de  temps  après,  dans  celui  de  Guérin.  En  1811, 
passionné  pour  les  chevaux  et  les  scenes  militaires, 
il  s’engagea  dans  les  mousquetaires  du  roi,  et  quand, 
après  le  retour  de  file  d’Elbe,  son  régiment  fut 
licencié,  il  voyagea  en  Italie,  puis  fit,  vers  la  fin  de 
sa  vie,  un  séjour  de  trois  ans  a Londres  (1820-1823). 

Œuvres  principales;  au  Louvre  : Le  Radeau  de  la 
Méduse.  — Officiers  de  chasseurs  à cheval  de  la  garde 
impériale.  — Cuirassier  blessé.  — Course  de  chevaux  à 
Epsom. 

Le  Radeau  de  la  Méduse  est  considéré  comme 
un  des  chefs-d’œuvre  de  la  peinture  française 
de  notre  siècle. 

De  ses  attaches  avec  l'école  de  David,  Géri- 
cault  n'y  a conservé  que  les  qualités  de  dessin 
et  de  composition  enseignées  avec  tant  de  sévé- 
rité par  le  peintre  du  Sacre  de  Napoléon , en  y 
ajoutant  des  éléments  dramatiques  et  une 
vigueur  de  coloris  jusqu’alors  inconnus  chez 
nous. 

L’attention  populaire  était  encore  éveillée 
lorsque  Géricault  exposa  son  tableau;  la  frégate 
la  Méduse  faisait  route  vers  le  Sénégal,  portant 
à son  bord  400  hommes  d’équipage  et  passa- 
gers, lorsqu’elle  lit  naufrage  le  2 juillet  l8iô.  Les 


canots  ne  purent  recevoir  tous  les  passagers  et 
39  personnes  ftirenl  abandonnées  sur  un  radeau 
qui,  pendant  12  jours,  flotta  sur  l’Océan.  Le 
manque  d'eau,  de  vivres,  arma  les  naufragés 
les  uns  contre  les  autres,  et  leur  nombre  ne 
s'élevait  plus  qu’à  15  lorsqu’ils  furent  recueillis, 
à bout  de  forces,  presque  mourants,  par  ie 
brick  l 'Argus,  dont  le  tableau  montre,  à l’hori- 
zon, la  minuscule  silhouette. 

Sur  ce  radeau,  construit  d’épaves,  au  premier 
plan,  un  père  porte  la  main  sur  le  cœur  de  son 
fils  mourant  pour  en  sentir  les  battements  ; à 
gauche,  un  matelot  mort,  étendu;  au  centre, 
un  personnage  accroupi,  les  jambes  cachées 
par  un  cadavre  ; enfin,  dans  la  pari  ie  supérieure, 
les  officiers  et  l'équipage,  ranimés  par  l’espoir, 
qui  viennent  d’apercevoir  àl’horizonle  vaisseau 
libérateur  et  qui  tendent  les  mains  vers  lui,  se 
hissent,  de  toutes  leurs  forces,  en  agitant  des 
lambeaux  d'étoffe  pour  attirer  l’attention  sur 
leur  détresse. 

Géricault,  pour  reproduire  tous  les  détails  de 
ce  tragique  épisode,  ne  recula  devant  aucun 
sacrifice.  Il  s'efforça  de  retrouver  tous  les  sur- 
vivants du  drame  : il  se  rendit  au  Havre  pour 
des  études  d’après  la  mer  déchaînée  ; il  aban- 


LE  RADEAU  DE  I.A  MÉDUSE 


175 


donna  son  atelier  de  la  rue  dos  Martyrs  pour 
s'installer  au  faubourg  du  Roule  et  pour  se 
rapprocher  de  l'hôpital  Reaujon,  dont  le  voisi- 
nage lui  permettait  d'étudier  chaque  jour  les 
moribonds  ou  les  morts.  M.  Ch.  Clément,  dans 
son  ouvrage  sur  Géricault,  raconte  même  qu'un 
de  ses  amis,  ayant  eu  une  jaunisse  très  pro- 
noncée. Géricault  lui  proposa  de  faire  son 
portrait  en  lui  disant  : « Ah  ! mun  ami,  que 
vous  êtes  beau  ! » 

b ailleurs,  les  personnages  représentés  dans 


C’est  encore  un  de  ses  amis,  M.  Martigny,  qui 
posa. 

La  critique  d'alors  fut  très  sévère  pour  cette 
œuvre  nouvelle,  qui  dénotait  des  qualités  aux- 
quelles elle  n'était  pas  accoutumée.  Quelques 
rares  gens  de  goût,  entre  autres  le  peintre 
Gros,  la  louèrent  hautement.  Toutefois,  elle  ne 
fut  classée  que  la  onzième  sur  la  liste  des  prix, 
et  Géricault,  désabusé,  se  rendit  en  Angleterre 
avec  son  tableau  II  fut  exposé  à Londres 
où  on  pouvait  le  voir  moyennant  un  shilling 


Le  radeau  de  la  Méduse,  par  Th.  Géricault  (Musée  du  Louvre). 


son  tableau  sont  connus  : celui  qui  tend  les 
bras  vers  l'Argus,  est  le  capitaine  Corréard; 
celui  qui  est  placé  au  pied  du  mât,  le  chirur- 
gien Savigny;  Jamar,  un  ami  du  peintre,  a 
posé  pour  le  personnage  placé  entre  Savigny  et 
le  nègre  ; Delacroix,  pour  la  figure  appuyée  au 
radeau;  Dastier,  officier  d'état-major,  pour 
l’homme  vu  de  dos,  à la  droite  ; le  mulâtre, 
qu’on  hisse  sur  un  baril  était  un  modèle  connu 
dans  tous  les  ateliers,  et  qu'on  appelait 
Joseph. 

Géricault  commença  son  tableau  pendant 
l'hiver  de  1818  ; l’œuvre  était  prête  pour  le 
Salon  de  1819  et  fut  transportée  au  foyer 
du  Théâtre -Français,  salle  Favart,  où  avait 
lieu,  cette  année-là,  l'exposition.  Géricault 
s'aperçut  alors  que  la  partie  gauche  de  sa 
toile  était  un  peu  vide;  il  y ajouta  une  figure. 


(1  fr.  25)  et  ehaque  visiteur,  en  souvenir,  rece- 
vait une  gravure  au  trait,  due  à la  collaboration 
de  Géricault  et  de  Charlet.  Cette  exposition 
fut  fructueuse.  Elle  rapporta  1"  000  francs  à 
l'artiste. 

L’État,  qui,  aujourd'hui,  ne  consentirait  pas 
à se  défaire  de  cette  toile,  même  si  on  la  cou- 
vrait d'or,  hésita  beaucoup  avant  de  l’acquérir. 
Après  la  mort  de  Géricault,  on  fit  la  vente 
de  son  atelier  ; le  ministre,  sur  les  instances 
du  directeur  des  musées  royaux,  n'accorda 
qu’un  crédit  de  4 à 5 000  francs  ; les  enchères 
atteignirent  6 005  fr.  et  M . Dedreux-Darcy,  qui 
devint  acquéreur  de  cette  œuvre  désormais 
célèbre,  la  céda  à ce  prix  au  Ministère  des 
Beaux-Arts,  qui  l'accepta,  non  encore  sans 
quelques  hésitations. 


C.  G. 


176 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Les  finesses  de 

Dernière  finesse  de  Bertoldo  pour  échapper 
à la  pendaison. 

<•  Hélas!  hélas  ! se  disait  Bertoldo,  que  faire  ? 
Paroles  prononcées,  pierres  lancées  ne  retour- 
nent jamais  en  arrière.  « Décidément,  une 
once  de  liberté  dans  son  pays  fait  mieux 
qu'un  ldlog.  d’esclavage  dans  un  palais. 

<i  Voyons,  Bertoldo,  mon  toujours  plus  cher 
ami,  vas-tu  rester  court  en  la  plus  grave  affaire 
de  ta  vie?  Courage!  Qu'est  devenu  ton  génie 
d'invention  si  prôné  à la  cour  ? Es-tu  donc 
passé  maître-sot  en  quelques  heures  ? Cherche 
un  peu...  Y es-tu?...  Eh  bien!  mais  oui,  la 
voila,  lidée  libératrice!  Bertoldo,  Bertoldo, 
mon  petit  ami  chéri,  tu  n'es  pas  encore  pendu  ! » 

Et  s'approchant  du  roi  en  faisant  la  chatte- 
mite,  il  lui  dit  : 

— Mon  doux  sire,  puisque  tout  espoir  de 
pardon  m'est  interdit,  me  voici  prêt  à obéir  à 
tes  ordres  avec  résignation  et  courage;  mais 
avant  de  mourir,  je  te  demande  une  grâce 
dernière  que  ta  générosité  ne  peut  me  refuser. 

— Non,  certes,  mon  pauvre  Bertoldo;  point 
ne  serai  assez  cruel  pour  être  sourd  à ta  prière 
en  un  pareil  moment.  Que  désires-tu  dè  moi? 

— Deux  choses,  mou  doux  seigneur  : que  tu 
m'accordes  grâce  pour  le  malheureux  sbire 
que  j'ai  trompé,  et  que  tu  donnes  à tes  bour- 
reaux l'ordre  de  ne  me  pendre  qu'à  l'arbre  que 
je  choisirai  moi-même.  Si  tu  m'accordes  ces 
faveurs,  je  mourrai  content  et  te  bénirai. 

— N'est-ce  que  cela?  Accordé  ! Vous  enten- 
dez, vous  autres  : Bertoldo  ne  sera  pendu  qu'à 
l'arbre  qu'il  aura  choisi.  Et  maintenant,  adieu, 
mon  pauvre  ami,  il  faut  que  justice  se  fasse, 
mais  ton  compère  le  roi  en  a le  cœur  tout  marri. 

Bertoldo  baisa  la  main  du  souverain,  lui 
rendit  grâce,  et  disparut  avec  les  gardes  qui 
l'entraînaient. 

Si  quelque  esprit  malin  eût  pu  voir  à son 
aise  au  fond  du  cœur  d’Alboin,  peut-être  y 
eût-il  découvert  que  le  bon  sire  avait  parfaite- 
ment compris  la  métaphore  de  son  ancien 
favori,  mais  le  secret  des  sentiments  du  roi 
fut  bien  gardé,  et  la  reine  elle-même,  malgré 
toute  sa  finesse,  n'y  vit  que  du  feu. 

Toujours  est-il  que  Bertoldo,  conduit  par  ses 
gardes,  fut  promené  de  bois  en  bois,  de  forêts 
en  forêts,  dans  tous  les  coins  du  royaume,  et 
que,  bien  entendu,  jamais  aucun  arbre  ne  fut 
jugé  digne  de  servir  à sa  pendaison,  quelque 
pompeux  éloge  qu'on  lui  pût  faire  de  la  beauté 
de  ses  branches  et  de  son  feuillage. 


Bertoldo  (Suite)1. 

A force  de  courir  par  monts  et  par  vaux,  les 
gardes,  éreintés,  fourbus,  et  comprenant  enfin 
toute  la  malice  de  leur  prisonnier,  se  déci- 
dèrent à le  laisser  en  liberté  et,  forts  penauds, 
retournèrent  à Vérone  pour  rendre  compte  au 
roi  de  cette  nouvelle  aventure. 

Alboïn  parut  grandement  étonné  et  s'exclama 
sur  le  génie  de  cet  humble  paysan  qui  s'était 
sorti  à sa  gloire  de  tant  de  situations  critiques 
ou  désespérées. 

Toute  sa  colère  était  tombée  et  les  regrets 
venaient. 

Peu  de  temps  après  la  disparition  de  son 
favori,  une  grande  tristesse  s'empara  du  bon 
sire  et  il  donna  tous  les  signes  d'une  maladie 
de  langueur. 

Ses  médecins,  avec  lesquels  il  avait  eu  une 
entrevue  tenue  fort  secrète,  déclarèrent  que  la 
distraction  lui  était  absolument  nécessaire  et 
que,  comme  Bertoldo  était  l'homme  le  plus  gai 
et  le  plus  spirituel  de  l'Italie,  il  fallait  le 
rappeler  en  toute  hâte  à la  cour. 

La  reine,  qui  aimait  fort  son  royal  époux, 
n'en  demanda  pas  davantage  et  donna  son 
consentement. 

Des  envoyés  du  roi  furent  donc  chargés 
d'aller  chercher  Bertoldo  et  de  le  ramener  sans 
retard,  lui  affirmant  au  nom  de  leurs  Majestés 
que  tout  était  pardonné.  Mais  Bertoldo,  devenu 
prudent,  répondit  avec  sagesse  aux  envoyés  : 

— Dites  au  roi  de  ma  part  que  je  lui  rends 
grâce,  mais  que  plat  réchauffé  et  amitié  renouée 
ne  valurent  jamais  rien;  de  plus,  ma  liberté 
m’a  coûté  trop  cher  pour  qu'à  aucun  prix  je 
veuille  la  revendre. 

En  apprenant  le  refus  de  Bertoldo,  le  roi  fut 
désolé. 

Les  médecins,  après  un  nouvel  entretien 
secret,  ordonnèrent  un  voyage  au  royal 
malade,  et  ce  fut  précisément  du  côté  du  pays 
de  Bertoldo  qu'ils  lui  conseillèrent  de  se  diriger. 

La  montagne  s'entêtant  à ne  pas  vouloir 
venir  à lui,  il  alla  à la  montagne. 

— Ah!  mon  pauvre  Bertoldo,  si  tu  savais 
comme  je  m'ennuie!  Je  t’emmène!  cria-t-il  a 
son  favori  en  l'apercevant. 

— Jamais,  mon  bon  sire,  jamais  ! riposta 
notre  héros;  l'air  de  la  cour  tue  son  monde  ». 

Mais  il  eut  beau  protester  et  s'en  défendre,  le 
roi  l'enleva  bel  et  bien  et  le  ramena  à la  cour 
où  il  lui  obtint  les  meilleures  grâces  de  la 
reine. 

A.  de  G. 

(A  suivre.) 


1.  Von  le  u°  365  du  Petit  Français  illustré , p.  lit). 


LES  FREDAINES  DE  MITAIZE 


177 


Les  fredaines  de  Mitaize  (Suite} 


La  femme  de  l’aubergiste  intervint  : 

— A qui  ferez-vous  croire  cola  7 dit-elle.  Quand 
on  est  les  enfants  d'un  médecin  de  Paris,  on 
n'est  pas  habillé  comme  vous;  regardez-vous 
donc,  petite  effrontée,  et  avouez  que  vous  avez 


Daniel  s'était  précipité  vers  elle  : 

— Mitaize,  dit-il,  sois  raisonnable,  et  vous, 
madame,  et  vous,  messieurs,  laissez  ma  sœur, 
nous  ne  vous  avons  rien  fait,  nous  voulons 
partir. 


Mitaize  se  laissa  conduire  devant  la  glace  par  la  femme  de  1 aubergiste. 


ramassé  vos  nippes  dans  la  défroque  d'une 
demoiselle. 

Pâle  de  lionte  et  de  colère,  Mitaize  se  laissa 
conduire  devant  la  glace.  Hélas!  cette  femme 
avait  raison;  qui  eût  pensé  que  c’était  la  fille 
du  docteur  Servaize,  cette  fillette  au  visage 
liàlé  où  la  sueur  et  la  poussière  avaient  collé 
des  mèches  embrouillées  de  cheveux,  cette 
déguenillée  dont  les  vêtements  pendaient 
déchirés,  salis,  rendus  plus  lamentables  que 
de  vraies  loques  par  l’ancienne  fraîcheur  dont 
ils  portaient  encore  les  traces?  Et  tout  d'un 
coup,  elle  éclata  en  sanglots. 


ï.  Voirie  iln  367  du  Petit  Français  illustré,  p 165 


— Eli  ! eh  ! mon  jeune  coq,  pas  si  vite,  vous 
ne  nous  devez  rien,  c’est  vrai,  mais  qui  sait 
ce  que  vous  avez  fait  ailleurs?  vous  nous  dites 
que  votre  sœur  s'appelle  Marguerite  et  vous 
l’appelez  d’un  autre  nom...  C'est-y  un  nom  de 
chrétienne,  Mitaize?...  Et  l’aubergiste,  triom- 
phant, se  campa  les  poings  sur  les  hanches. 

Un  roulement  de  tonnerre  monta,  lointain 
d'abord,  puis  grandissant  et  faisant  trembler 
lesvolets  clos  de  l’auberge. 

— Le  train  ! murmura  Mitaize  qui  fit  un  vain 
effort  pour  gagner  la  porte. 

— Minute,  ma  petite,  avant  de  partir,  vous 


178 


LE  PETIT  FRANÇAIS  IU.IIVI'üE 


montrerez  vos  papiers  au  garde  champêtre... 

.Marguerite,  à bout  de  forces,  se  laissa  tom- 
ber sur  une  chaise  et  couvrit  de  ses  mains  son 
visage  brûlant.  Quelle  honte  ! n’eût-il  pas 
mieux  valu  subir  les  railleries  des  Dorgebert 
que  cette  injure  atroce  : être  pris  pour  des 
vagabonds? 

Et  clairement  elle  comprit  toute  l’ingratitude 
de  sa  conduite  envers  M.  et  M~  Le  .Mauduy, 
toute  la  laideur  de  son  action  quand  sa  folle 
vanité  les  avait  reniés,  et  pour  qui?...  pour 
des  gens  qui  ne  les  valaient  probablement 
pas. 

Cette  punition  inattendue  l’humiliait  jus- 
qu’au plus  profond  de  son  être,  mais,  brisée  de 
fatigue  et  aussi  de  frayeur,  elle  demeurait 
anéantie.  L’esprit  inventif  de  la  pauvre  Mitaize 
ne  lui  fournissait  plus  de  ressources  pour 
échapper  à sa  pénible  situation,  la  tète  lui 
tournait,  elle  croyait  sentir  le  sol  se  dérober 
sous  elle,  la  voix  lui  manquait. 

Daniel,  qui  d’ordinaire  se  laissait  conduire 
par  elle,  vit  bien  qu'il  ne  devait  plus  compter 
que  sur  lui-même,  et  se  tournant  vers  l’auber- 
giste : 

— Nous  n'avons  pas  de  papiers,  dit-il  hardi- 
ment, mais  si  notre  oncle,  M.  Jean  Le  Mauduy, 
des  Molières,  était  avec  nous,  vous  n’oseriez 
pas  nous  menacer  du  garde  champêtre. 

— Allons  donc,  vous...  les  neveux  de  M.  Jean? 
jamais  delà  vie  ! il  ne  vous  laisserait  pas  courir 
les  chemins  en  pareil  équipage  ! 

Il  se  tourna  vers  sa  femme.  Qu'en  dis-tu, 
Lisbeth?... 

— Je  dis  que  M""  Le  Mauduy  a vraiment 
marié  sa  nièce  à un  médecin  de  Paris,  et  si 
c'était  vrai  que  ce  soient  ses  petits-neveux... 

— Oui,  dit-il  plus  bas,  il  y a,  malgré  tout,  du 
louche  dans  l'affaire  et  j’ai  bien  envie  d’en- 
voyer, à tous  risques,  prévenir  M.  Jean.  S’il  ne 
connaît  pas  les  enfants,  il  le  dira;  s'ils  sont 
ses  neveux,  il  sera  peut-être  bien  aise  de  savoir 
où  ils  sont;  service  pour  service,  M.  Jean  m'a 
trop  bien  soigné  l’hiver  dernier  pour  que  je  ne 
fasse  pas  ce  que  je  pourrai. 

Daniel,  debout  près  de  sa  sœur,  attendait  la 
décision  de  l’aubergiste.  II  avait  bien  remarqué 
que  le  nom  seul  de  son  oncle  avait  produit  une 
impression  favorable  et  il  n'était  pas  loin  de 
souhaiter  qu’on  les  reconduisît  tout  simple- 
ment, car,  à mesure  qu’il  raisonnait  mieux,  il 
se  sentait  coupable,  et  il  en  voulait  cruellement 
à sa  sœur  de  l’avoir  entraîné  dans  cette  ridi- 
cule aventure. 

Cependant  Mitaize  était  trop  accablée  pour 
qu'il  lui  lit  des  reproches,  surtout  quand  ils 
n’étaient  pas  seuls  ; elle  s'appuyait  au  mur,  les 
yeux  bouflis,  le  visage  rouge,  comme  bour- 
souflé, elle  frissonnait  de  temps  en  temps  et 
toute  son  attitude  révélait  une  telle  lassitude  , 


que  le  jeune  garçon,  de  plus  en  plus  inquiet, 
lui  demanda  à voix  basse  : 

— Mitaize,  veux-tu  que  je  demande  une 
chambre  où  tu  pourras  te  reposer?  .. 

Elle  le  regarda  comme  si  elle  n'avait  pas 
compris. 

— La  tête  me  fait  mal,  murmura-t-elle  en  se 
mettant  debout...  je  voudrais...  je  voudrais... 

Elle  ne  put  achever,  et  pâlissant  jusqu'aux 
lèvres,  Marguerite  Servaize  se  trouva  mal  au 
grand  effroi  de  son  frère  et  des  assistants. 

La  femme  de  l'aubergiste  s’était  précipitée. 

— Vous  lui  avez  fait  trop  peur  aussi,  à cette 
petite,  dit-elle  avec  aigreur  à son  mari... 
tiens...  mais,  est-ce  quelle  aurait  pris  un 
coup  de  soleil,  que  son  cou  est  si  rouge?... 
peut-être  bien  que  c'est  la  rougeole  aussi., 
voyez-vous,  elle  a de  petits  boutons.  Je  vais 
la  réchauffer;  toi,  Antoine,  tu  courras  aux 
Molières  tout  de  suite. 

L’enfant  revenait  à elle,  mais  l'espèce  de 
somnolence  qui  la  tenait  encore  ne  lui  laissait 
plus  l'entière  conscience  de  ses  actes  et  Daniel, 
désolé,  s'attribuant  cette  fois  tous  les  torts, 
demanda  le  premier  qu'on  fît  chercher  son 
oncle  ou,  si  c'était  plus  facile,  un  médecin 
n’importe  où  : 

La  femme  réfléchit  une  seconde  ; 

— Il  vaudrait  encore  mieux  trouver  une 
voiture  pour  vous  reconduire,  dit-elle;  avant 
que  votre  oncle  ou  un  autre  médecin  soit  ici, 
il  peut  se  passer  bien  du  temps,  et  si  la  petite 
commence  une  maladie,  elle  sera  mieux  soi- 
gnée là-bas. 

— Oh  ! oui,  je  vous  en  prie,  trouvez  une  voi- 
ture, supplia  Daniel  horriblement  tourmenté 
par  la  vue  les  marbrures  rouges  qui  couvraient 
les  poignets  et  le  cou  de  Mitaize. 

Elle  grelottait  à présent,  une  petite  toux  la 
secouait,  et  la  mère  Antoine,  qui,  décidément, 
était  une  bonne  femme,  l’enveloppa  dans  un 
grand  châle  et  l’emporta  dans  sa  cuisine  où, 
provisoirement,  elle  l'installa  sur  un  fauteuil, 
près  du  feu,  pendant  qu’elle  lui  préparait  une 
infusion  de  tilleul  et  que  celui  qui,  tout  à 
l'heure,  parlait  du  garde  champêtre,  courait  au 
plus  vite  à la  recherche  d’uue  voiture. 

Mitaize  voulut  balbutier  un  remerciement, 
mais  la  mère  Antoine  ne  lui  permit  pas 
d'achever  : 

— M.  Le  Mauduy  est  trop  aimé  par  ici  pour 
qu'on  ne  cherche  pas  à lui  rendre  un  peu  du 
bien  qu'il  nous  fait,  dit-elle. 

Et  la  petite  fille,  pour  la  première  fois,  comprit 
le  peu  qu'elle  valait  par  elle-même,  la  sottise 
de  son  orgueil  et  elle  eut  regret  de  son  ingra- 
titude. 11  ne  lui  était  pas  possible  d'y  réfléchir 
beaucoup,  les  idées  se  confondaient  dans  son 
j esprit,  une  soif  ardente  la  dévorait  et  la  mère 
Antoine  hochait  la  tête,  plus  inquiète  qu’elle 


LES  FREDAINES  DE  MITAIZE 


179 


ne  l'avouait.  Quand  son  mari  vint  annoncer 
qu'un  de  leurs  voisins  allait  atteler,  elle  poussa 
un  soupir  de  soulagement  véritable. 

Des  roues  grincèrent  sur  la  route  et  Daniel 
qui  avait  entendu  une  voiture  s'arrêter  devant 
1 auberge,  s'élança  : 

— Il  est  impossible  que  Georges  soit  déjà 
prêt,  mon  jeune  monsieur,  dit  l'aubergiste, 
ce  doit  être  une  voiture  de  la  ville. 

il  allait,  très  déçu,  regagner  sa  place,  lorsque 


Milai?.?,  la  tête  appuyée  au  dos 


M”*  Dorgebert  semblait  sur  des  épines,  elle 
ne  répondit  pas  et  alla  droit  à la  cuisine  où 
Mitaize,  les  bras  abandonnés,  la  tète  appuyée 
au  dossier  de  son  fauteuil,  semblait  dormir. 
Fanny  Dorgebert  et  Marcelle  n’avaient  pas 
bougé,  elles  causaient  vivement  à son  frère 
et  à leur  amie;  à leur  air,  on  pouvait  deviner 
que  le  service  demandé  leur  plaisait  peu  et 
qu'elles  eussent  infiniment  préféré  ne  point 
le  rendre  que  d'écourter  leur  promenade. 


son  fauteuil,  semblait  dormir. 


des  rires  et  des  exclamations  joyeuses  réson- 
nèrent sur  le  perron  : 

— Oh!  madame,  je  vous  en  prie,  goûtons 
ici,  voulez-vous.  Maman,  dites  oui,  nous  ren- 
trerons à la  fraîcheur,  ce  sera  charmant. 

Un  trait  de  lumière  éclaira  l'esprit  bouleversé 
de  Daniel,  ces  voix  qu'il  venait  de  reconnaî- 
tre... c’étaient  celles  des  Dorgebert.  Ils  faisaient 
une  promenade  en  voiture  et  avaient  eu  l’idée 
de  s’arrêter  là  ; il  ne  songea  pas  un  instant  que 
llitaize  s’était  enfuie  pour  ne  pas  les  rencon- 
trer, il  ne  se  dit  pas  qu'il  serait  obligé  de  leur 
avouer  cette  parenté  dont  elle  avait  eu  honte, 
mais  il  courut  à eux,  leur  expliqua  brièvement 
qu'il  s’était  perdu  dans  les  bois  avec  sa  sœur, 
que  celle-ci,  fatiguée  et  malade,  ne  pouvait 
regagner  les  Molières  à pied  et  qu’il  les  sup- 
pliait de  les  emmener  ou  de  les  faire  reconduire. 


Mais,  on  venait  de  dire  que  Mitaize  était 
malade  et  elles  avaient  bien  compris  le  coup 
d'œil  impérieux  de  leur  mère,  qui  leur  interdi- 
sait de  quitter  la  salle. 

M™  Dorgebert  reparut  presque  aussitôt,  sui- 
vie de  la  maîtresse  de  l'auberge  : 

— Ma  brave  femme,  disait-elle,  il  ne  peut 
être  question  de  nous  charger  de  cette  petite, 
je  crains  que  sa  maladie  soit  contagieuse  et  je 
ne  dois  pas  exposer  mes  enfants  à la  contracter. 

— Madame,  je  vous  en  prie,  insista  Daniel, 
laissez-nous  seulement  la  voiture,  les  deux  che- 
vaux nous  conduiront  vite  et  le  conducteur 
reviendra  vous  chercher  aussitôt.  Pensez  que 
je  suis  seul  avec  Mitaize  et  qu'il  lui  faut  des 
soins  qu'on  ne  peut  pas  lui  donner  ici. 

P.  F. 


fA  suivre.) 


180 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


La  douane  et  le»  bolide».  — On  sait 
que,  parfois,  des  corps  appelés  bolides , errant 
dans  l’espace  céleste  avec  d énormes  vitesses,  se 
trouvent  échauffés  par  leur  frottement  contre 
l’atmosphère  de  notre  planète,  éclatent  et  tombent 
en  débris  qu’on  nomme  aérolithes.  Dernièrement, 
un  phénomène  de  cette  nature  s’est  produit  au- 
dessus  de  Madrid  : à une  hauteur  considérable 
du  sol,  un  bolide  a éclaté  avec  un  sourd  gronde- 
ment et  en  faisant  trembler  la  terre. 

A propos  de  la  chute  d'une  de  ces  'pierres  de 
tonnerre , on  raconte  l’anecdote  suivante  : Un 
jour,  un  bloc  de  fer,  fragment  d'un  bolide,  tomba 
dans  le  champ  d'un  fermier  bolivien.  Le  gouver- 
nement apprit  la  chose  et  intenta  un  procès  au 
fermier  pour  avoir  dans  sa  propriété  un  bloc  de 
fer  entré  dans  le  pays  sans  acquitter  les  droits  de 
douane.  Le  brave  homme  protesta,  alléguant  que 
ce  minerai  « lui  était  tombé  du  ciel  ».  — « Mais 
précisément,  lui  répondit-on,  si  cette  aubaine 
vous  tombe  du  ciel,  il  est  bien  juste  que  vous 
en  partagiez  le  prolit.  » Et  le  fermier  dut  payer. 

* 

* # 

IMiotOjsri’iipliic»  tléooi*» t i ves . — Pour 
décorer  les  vitres,  écrans,  paravents,  on  peut 
employer  avec  succès  les  clichés  photographiques 
transportés  sur  une  vitre  dépolie.  On  sait  quelle 
douceur,  quelle  finesse  de  ton  et  de  dessin  on 
obtient  avec  la  photographie  sur  verre. 

Partant  de  ce  principe,  on  peut  faire  des  pan- 
neaux de  différentes  dimensions,  sur  lesquels 
sont  disposés,  sans  aucun  encadrement,  des  por- 
traits, des  vues  et  souvenirs  de  tous  genres,  sorte 
d’album  perpétuellement  ouvert  sous  les  yeux, 
d’un  effet  très  décoratif  et  que  l’on  emploiera 
de  cent  façons.  Ce  procédé  donne  des  épreuves 
extrêmement  jolies  dont  le  groupement  prête  à 
une  variété  très  artistique. 

Le»  l>oiiIan.srei*».  — Avant  la  Révolution, 
il  n’était  pas  rare  de  compter,  dans  certaines 
professions,  autant  et  même  plus  d’entrepreneurs 
que  de  salariés;  mais  c’étaient,  en  général,  de 
plus  petits  entrepreneurs  qu’aujourd’hui.  C’est 
ce  qui  explique  leur  nombre  relativement  consi- 
dérable dans  plusieurs  villes  à cette  époque. 
Voici  un  exemple  pris  dans  une  profession  qui 


appartient  encore  aujourd’hui  à la  petite  indus- 
trie : en  1721,  Pans  avait  moins  de  600000  habi- 
tants et  757  boulangers,  soit  un  par  792  habitants; 
aujourd’hui,  2 448  000  habitants  et  1 522  boulan- 
gers, soit  un  boulanger  par  1 608  habitants 

.*  * 

Maxime.  — <>  Écoute  beaucoup  et  parle 
peu  ». 

* 

* * 

Le»  jfaîtés  «le  Fcngelgne.  — Cueilli  cette 
enseigne,  à Bordeaux,  a la  devanture  d'un  bour- 
relier : 

SELLERIE  RAVE. 

» A 

L'esprit  «l'autre foi».  — A un  dîner  chez 
le  ministre  de  la  justice,  deux  convives  impor- 
tants se  faisaient  attendre.  11  était  tard,  et  le 
garde  des  sceaux,  s’adressant  au  président  Dupin, 
fui  demandait  s il  ne  pensait  pas  qu’on  dût  faire 
servir. 

— Je  suis  de  cet  avis,  répondit  le  président, 
d'autant  plus  qu’en  dînant  nous  les  attendons, 
tandis  qu’en  les  attendant  nous  ne  dînons  pas. 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Question  littéraire.  — De  qui  est  le 

quatrain  suivant,  et  à qui  fut-il  adressé: 

Auteur  solide,  ingénieux, 

Qui  du  théâtre  êtes  le  maître, 

Vous  qui  fîtes  le  Glorieux , 

Il  ne  tiendrait  qu’à  vous  de  l’être. 

* 

* * 

Dicton.  — Que  signifie  l’ancien  dicton  : 

Qui  veut  la  guérison  du  mire 
Il  lui  convient  tout  son  mal  dire. 

* 

* * 

Géogrrapliie  aimi»ante.  — Citer  les  noms 
de  quatre  villes  de  France  qui,  lus  de  droite  a 
gauche,  donnent  quatre  noms  nouveaux  de  villes 
également  françaises? 


REPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  367 
I Questions  littéraires. 

Ces  vers  sont  de  Boileau  (1636-171 1),  fauteur  des  Satires, 
des  Épitres.  de  Y Art  poétique  et  du  Lutrin.  Ils  avaient  été 
composés  pour  être  mis  au  bas  du  portrait  du  moraliste  Jean 
de  La  Bruyère  (1645-1696),  l’auteur  célèbre  des  Caractères. 

II.  Phrases  à compléter. 

« Quand  on  saura  cette  nouvelle,  il  y aura  du  bruit  dans 
Landerneau.  » Se  dit  lorsqu’il  s'agit  d'une  nouvelle  qui  doit 
produire  une  grande  sensation.  Landerneau  est,  en  effet,  une 
petite  ville  du  Finistère  ordinairement  très  calme. 

Il  est  comme  l'anguille  de  Melun:  « Il  crie  avant  qu’on 
l’écorche.  » Ce  dicton  s'applique  aux  gens  douillets  qui 


poussent  des  cris  avant  qu’on  leur  ait  fait  aucun  mal  ; ou  bien 
encore,  dans  un  sens  figuré,  à ceux  qui  se  plaignent  avant 
qu’on  leur  ait  causé  aucun  tort. 

« Quand  les  Français  rendront  Airas,  les  souris  mangeront 
les  chats.  » La  ville  d’Arras,  qui  faisait  partie  du  domaine  de 
Charles  le  Téméraire,  fut  assiégée  par  Louis  XI,  après  la  mort 
de  ce  duc.  en  1477.  Les  habitants  avaient  éent,  dit-on,  sur  une 
de  leurs  portes 

Quand  les  Français  prendront  Arras. 

Les  souris  mangeront  les  chats. 

Une  fois  maîtres  de  la  ville,  les  Français  ôtèrent  le  p du 
premier  vers. 

TII.  Enigme. 

C'est  l’accent  circonflexe. 

Le  Gerant  : Maurice  TA  RDI  LU. 


Toute  demande  de  changement  d'adresse  doit  être  accompagnée  de  l’une  des  dernieres  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8”  année.  — N°  369 


10  centimes. 


21  mars  1896. 


LE 


Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L ABONNEMENT  : IN  AN,  SIX  FRANCS 

Part  ilu  i"  de  cliat|iic  mois. 


Armand  COLIN  & Cle.  éditeurs 


ETRANGER  Tfr.  — PARAIT  CHAQUE  SAMEDI 


5.  rue  «le  Jlé/ières.  Paris 


Tous  droits  ru  serves. 


Les  fredaines  de  Mitaize.  — L’onde  Jean  avait  saisi  Mitaizc  cl  l'avait  emportée  dans  la  maison. 


182 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Les  fredaines  de  Mitaize  [Smie] 


M“  Dorgebert  hésitait  : 

— Voyons,  Fanny,  continua  Daniel  en  s'adres- 
sant à la  plus  grande  des  jeunes  filles,  priez 
Madame  votre  mère  de  consentir,  si  vous  voyiez 
Mitaize... 

— Mais  justement,  je  ne  veux  pas  la  voir, 
se  récria-t-elle  dans  un  grand  élan  d’égoïsme, 
maman  a raison,  nous  ne  pouvons  pas  vous 
laisser  la  voiture,  ni  risquer  de  gagner  une 
maladie;  tout  ce  que  nous  pourrons  faire,  dès 
que  nous  serons  rentrés,  c’est  de  vous  envoyer 
une  autre  voiture. 

Fritz  Dorgebert,  lui,  s'avança  et  tendit  la 
main  à Daniel  indigné  de  cette  cruelle  réponse  : 

— Mon  pauvre  vieux,  dit-il  à demi  voix, 
quand  les  femmes  se  mêlent  d'avoir  peur,  U n'y 
a pas  moyen  de  compter  sur  elles,  vois-tu. 

L’aubergiste  venait  de  reparaître  à son  tour  : 

— Mon  petit  monsieur,  dit-il,  puisque  ces 
dames-là  ne  vous  aident  pas  de  bon  cœur,  n'y 
pensons  plus.  Nous  prendrons  la  voiture  de 
Georges,  et  je  vous  conduirai  par  la  traverse. 
Le  chemin  est  difficile,  mais  nous  gagnerons 
près  d'une  heure.  Y êtes-vous?... 

Daniel  salua  froidement  les  Dorgebert,  qui 
faisaient  mine  de  regagner  leur  voiture  et 
courut  à sa  sœur  : 

— Mitaize,  dit-il,  M~  Dorgebert  refuse  de  se 
charger  de  nous,  mais  nous  allons  partir  quand 
même  ; peux-tu  faire  quelques  pas  ? 

Elle  se  leva  péniblement. 

— Oui,  je  peux,  mais  j'ai  le  vertige,  et  les 
yeux  me  piquent,  la  femme  dit  que  ce  sera  peut- 
être  la  rougeole,  est-co  que  tu  le  crois,  dis  ?... 

— Bah!  üt-il,  personne  ne  le  sait,  ne  te  tour- 
mente pas  à l'avance,  ce  ne  sera  peut-être  rien. 
Donne-moi  le  bras,  je  t'aiderai  à marcher. 

Mais  la  mère  Antoine  s’empara  de  Mitaize 
qu’elle  enveloppa  étroitement  d’une  couver- 
ture, et,  l'emportant  comme  une  plume,  tra- 
versa la  salle  et  la  plaça  au  milieu  d’une  botte 
de  paille  fraîche  qui  servait  de  siège  de  fond 
à un  chariot  à échelles, 

Puis,  laissant  Daniel  monter  près  de  sa  sœur, 
elle  vint  au  maître  de  la  voiture  qui  escaladait 
les  brancards  et  lui  fit  à mi-voix  certaines 
recommandations. 

Ou  prit  la  traverse  au  trot  pesant  du  cheval  i 
de  labour.  Mitaize,  accotée  assez  commodément 
dans  la  paille  épaisse,  se  sentait  un  peu  mieux; 
avant  de  tourner  hors  du  village,  elle  montra 
à Daniel  un  breaclx  qui  filait  grand  train  sur  la 
route  : 

— Ce  sont  eux,  ils  se  sauvent,  n'est-ce  pas?  J 


i Voir  lo  ü°  3C8  du  Petit  Français  illustre,  p.  177. 


demanda-t-elle,  de  sa  voix  un  peu  rauque  et 
changée... 

Il  fit  signe  que  oui. 

— C'est  vilain,  ce  qu’ils  font,  Daniel. 

— C'est  affreux,  c'est  lâche,  cria-t-il,  je  ne 
leur  reparlerai  de  ma  vie,  refuser  un  pareil 
service  à des  amis  ! 

Elle  secoua  la  tête  : 

— C'est  que  maman  avait  raison,  ce  ne  sont 
pas  de  vrais  amis,  et  puis,  tu  sais...  peut-être 
que  moi,  à leur  place... 

Elle  n'aeheva  pas,  mais  il  comprit  qu'elle 
se  repentait  d'avoir  pris  trop  souvent  les 
Dorgebert  pour  modèles  et  que  la  leçon 
d'humilité  d'aujourd'hui  pourrait  lui  être 
salutaire. 

On  avançait  assez  lentement,  dans  le  chemin 
coupé  d'ornières  qui  filait  entre  des  haies 
envahies  par  les  ronces  et  les  liserons  ; Mitaize, 
au  bercement  régulier  du  charioL,  venait  de 
s'endormir  et  Daniel  veillait  à ce  qu'elle  ne 
sortît  pas  ses  mains  de  la  couverture  et  à ce 
que  son  chapeau  abritât  bien  son  visage,  mais 
le  pauvre  garçon  comptait  les  minutes.  A 
chaque  détour  du  chemin,  il  demandait  au 
conducteur  si  l’on  approchait.  Hélas  ! les 
Molières  étaient  loin. Invariablement,  l'homme, 
du  bout  de  son  fouet,  désignait  un  pointencore 
lointain  dans  la  montagne,  en  face  d eux  et  il 
semblait  à Daniel  qu'on  n’arriverait  jamais. 

Mitaize  ne  se  réveilla  pas  ; son  visage  était 
moins  enflammé,  mais  elle  avait  des  sursauts 
fébriles,  se  mettait  à tousser,  puis  retombait 
dans  sa  lourde  somnolence. 

Le  soir  tombaitquand  la  voiture  approcha  des 
Molières  et  que  Daniel  en  descendit  pour  courir 
vers  la  ferme;  mais  on  les  avait  aperçus,  et  ce 
fut  l'oncle  Le  Mauduy,  qui  rentrait  harassé,  cou- 
vert de  poussière,  avec  Yermer,  qui  se  pencha 
le  premier  sur  Mitaize.  Celle-ci  ouvrit  pénible- 
ment les  yeux,  et,  rappelée  par  sa  vue  au  sou- 
venir de  sa  récente  fredaine,  elle  voulut  parler. 

Mais  il  ne  le  lui  permit  pas  et,  comme 
M“  Le  Mauduy  accourait  les  bras  levés,  si 
effrayée  par  l'aspect  lamentable  des  fugitifs 
qu'elle  ne  trouvait  pas  un  mot,  l’oncle  Jean 
saisit  Mitaize  et  l'emporta  dans  la  maison, 
i — Tu  as  besoin  de  ton  lit  et  on  va  te  le 
bassiner,  ma  mie,  dit-il.  Ah!  tu  croyais  qu’on 
s'en  va  aisément  d'ici  avec  de  petites  jambes 
comme  les  tiennes  et  cela  t’ennuie  de  revenir, 
n'est-ce  pas?  Ne  crains  rien,  nous  prendrons 
j bientôt  le  chemin  de  fer  si  tu  te  laisses  bien 
! soigner. 


LES  FREDAINES  DIS  MIT  A I Z E 


isn 


Mitaize  ne  répondit  pas,  elle  eut  un  faible 
sourire.  Elle  n'avait  plus  du  tout  peur  de 
l’oncle,  il  faisait  très  bon  être  portée  ainsi,  et 
puis,  c’était  un  soulagement  inattendu  de 
n'avoir  pas  été  grondée,  de  sentir  sur  son  front 
moite  la  caresse  de  la  forte  main  du  vieillard. 

Elle  se  laissa  déshabiller  docilement,  et, 
quand  tante  Marie-Anne,  qui  se  penchait  pour 
la  border,  l'embrassa  doucement,  elle  lui  noua 


me  doute  bien  que  tu  te  repens,  mais  j’avais 
besoin  de  tout  savoir.  V présent,  je  tiens  ù 
n’être  pas  distrai  t de  la  Lâche  que  je  commence. 
Il  faut  guérir  ta  sœur,  et  si  je  suis  obligé  de 
m’occuper  de  toi,  si  je  puis  craindre  de  te  voir 
tomber  malade  aussi,  je  n'aurai  pas  la  liberté 
d’esprit  nécessaire.  Je  vais  donc  te  demander 
un  sacrilice. 

— Tout  ce  que  vous  voudrez,  mon  oncle. 


M.  Servaize  prit  entre  scs  doigts  le  poignet  amaigri. 


au  cou  ses  deux  bras  en  murmurant  d’une  voix 
faible  : Pardon  ! 

Puis,  épuisée  par  ce  semblant  d'effort,  la  I 
petite  fille  se  rendormit. 

Il  se  passa  de  longues  journées  avant  que 
M.  Le  Mauduy  pût  se  prononcer  sur  la  nature 
de  la  maladie.  L’éruption,  si  soudainement 
apparue,  n’avait  pas  continué  sa  marche  natu- 
relle, les  boutons  s’étalent  affaissés  . sans 
toutefois  disparaître  entièrement,  l’oppression 
s’aggravait  et  le  vieil  oncle  redoutait  des 
complications. 

Daniel  avait  voulu  s'installer  près  de  sa  sœur, 
mais  son  oncle  ne  le  lui  permit  pas  ; au 
premier  mot,  il  l'emmena  hors  de  la  maison 
et,  lui  parlant  comme  à un  homme,  ne  lui 
cacha  pas  ses  inquiétudes. 

Il  le  questionna  sur  leur  fuite,  voulut  en 
connaître  les  moindres  incidents,  et  comme  le 
jeune  garçon  s’accusait  : 

— Il  ne  s’agit  plus  de  cela,  mon  enfant  et  je 


— Eh  bien!  tu  vas  entrer  comme  pension- 
naire au  collège  de  Saïnt-Dié;  comme  on  est 
en  vacances,  lu  ne  suivras  pas  de  cours  régu- 
liers, mais  tu  prendras  des  leçons  et  je  serai 
sûr,  du  moins,  que  tu  te  trouves  en  bonnes 
mains. 

Rien  ne  pouvait  être  plus  pénible  à Dany  que 
cette  demande,  mais  il  avait  promis  ; du  reste, 
il  sentait  que  l'oncle  eût  pu  ordonner  au  lieu 
de  faire  appel  à son  bon  vouloir  Cependant  il 
ne  répondit  pas  tout  de  suite,  il  réfléchissait. 
C'était,  bien  la  peine  de  n’avoir  pas  voulu  être 
interne  à Paris  pour  le  devenir  dans  un  collège 
de  province,  disait  l’esprit  d’indiscipline;  mais 
Dany  ne  voulait  plus  l'entendre  et  quand 
l'oncle  reprit  : 

— Mon  ami,  j’ai  télégraphié  à ton  père  de 
venir,  j’ai  besoin  de  sa  présence  pour  diminuer 
ma  responsabilité,  et  vraiment,  tu  me  rendrais 
la  tâche  moins  lourde,  si  je  te  savais  hors  d’ici. 

Alors,  Daniel,  dominant  l'espèce  de  crainte 


m 


u:  petit  français  illustré 


qu'il  avait  toujours  éprouvée  près  de  son  oncle, 
.se  décida  : 

— Je  veux  bien,  mon  oncle,  dit-il  très  vile, 
mais  je  me  connais,  jè  suis  paresseux,  et,  si  je 
dois  travailler  seul,  je  ne  ferai  rien  qui  vaille, 
une  fois  les  premiers  jours  passés.  Sans  comp- 
ter que  je  serai  inquiet  de  la  pauvre  Mitaize,  et 
puis,  si  je  m’en  vais,  Martial  sera  privé  de  ses 
leçons,  celalui  fera  de  la  peine,  si  l’on  pouvait?... 
si  vous  vouliez  le  mettre  en  pension  avec  moi,  ; 
j'en  serais  bien  aise  et  papa  voudrait  peut-être  j 
payer  sa  pension  avec  l'argent  qu'il  me  donne 
pour  m'amuser? 

Le  vieillard  lui  tendit  la  main  : 

— C’est  convenu,  mon  brave,  et  ton  idée  n’est 
pas  pour  me  déplaire  : j’aime  les  gens  qui  se 
soucient  des  autres,  et  tu  peux  considérer  la 
chose  comme  faite.  Va  demander  à Martial  ce 
qu'il  en  pense  et  dis  à son  père  que  je  compte 
sur  son  consentement. 

La  joie  du  jeune  garçon  fut  si  sincère  que 
Daniel  en  trouva  son  propre  sacrifice  amoindri. 
Ce  qui  rendait  l'un  si  heureux  ne  devait  pas,  en 
somme,  être  si  pénible  pour  un  autre,  et  il  lit  ses 
préparatifs  sans  mauvaise  humeur;  seulement, 
avant  son  départ,  il  supplia  sa  tante  de  lui  faire 
parvenir  chaque  jour  des  nouvelles  de  Mitaize. 

— Et  surtout,  ajouta-t-il,  ne  me  cachez  rien, 
tante  Marie-Anne,  si...  si  elle  était  plus  mal, 
rappelez-moi;  vous  promettez,  n'est-ce  pas? 

— Sois  tranquille,  dit-elle  et  ne  te  mets  pas 
martel  en  tète,  nous  la  soignerons  si  bien  qu’elle 
guérira.  Yermer  ira  tous  les  jours  vous  voir  et 
vous  porter  des  nouvelles. 

Le  jeune  garçon  partit  donc,  satisfait  au  fond 
de  s’être  vaincu,  mais  surpris  de  l’espèce  de 
chagrin  ressenti  en  quittant  cette  maison  où  il 
était  venu  malgré  lui.  C'est  que  l'exemple  du 
travail,  de  la  simplicité  des  habitudes,  la  paisible 
î nRuence  de  ces  cœurs  droits  avaient  porté  leurs 
fruits.  Daniel  Servaize  s’était,  sans  le  vouloir, 
dépris  de  ses  anciens  défauts,  et  lorsqu'il  fit 
passer  devant  lui  Martial  pendant  que  la  petite 
porte  du  collège  retombait  sur  eux,  il  n'éprouva 
qu'un  sentiment  d'orgueil  légitime  en  songeant 
aux  progrès  qu'il  voulait  faire,  qu’il  ferait  à tout 
prix,  puisqu'il  en  avait  la  volonté. 

Ce  fut  une  quinzaine  longue  et  triste  pour  les 
gens  des  Molières  que  celle  qui  s'écoula.  M.  Ser- 
vaize, prévenu,  était  arrivé  en  toute  hâte  et  ne 
put  qu'approuver  le  traitement  employé  par  le 
vieux  médecin;  il  avait  dû  laisser  ignorer  à sa 
femme  la  maladie  de  Mitaize,  de  peur  qu'une 
émotion  trop  vive  anéantît  chez  elle  le  mieux 
qui  s’était  récemment  produit,  et  il  avait  coloré 
son  absence  du  prétexte  d'une  consultation  loin 
de  Paris. 

Quand  .Mitaize  le  vit  entrer,  elle  essaya  de  se 
soulever,  sans  pouvoir  y parvenir,  une  quinte 
de  toux  la  secoua  violemment  et  lui  ôta  la 


parole.  Le  père  était  devenu  très  pâle,  mais,  se 
dominant,  il  prit, entre  ses  doigts  son  poignet 
maigre,  et  comme.elle  le  regardait,  anxieuse,  il 
•s'efforça  de  sourire. 

— Je  suis  donc  bien  malade,  papa,  qu'on 
vous  a fait  venir  ? , 

— Mais  non,  fillette,  seulement  j'étais  un  peu 
■en  mal  de  vous  deux  et  . votre  maman  aussi, 
alors,  je  suis  venu. 

Elle  soupira,  puis  ; 

— Papa,  je  voudrais  bien  vous  dire  quelque 
chose  à l’oreille. 

Il  se  pencha  aussitôt. 

— Vous  ne  savez  pas,  j'ai  été  horriblement 
méchante  ici,  et  l'oncle  et  la  tante  sont  trop 
bons,  j'ai  du  regret... 

Elle  s’arrêta... 

— Dites-le-leur,  vous,  papa,  dites  aussi  que 
je  ne  recommencerai  plus  jamais. 

Très  ému  de  cette  confession  soudaine,  il 
s'efforça  de  paraître  gai  et,  menaçant  du  doigt 
la  petite  malade  : 

— C'est  beaucoup  promettre,  ma  mignonne; 
dès  que  tu  seras  sur  pied,  je  suis  sûr  que 
l'ancienne  Mitaize  se  réveillera  et  fera  des 
siennes,  comme  toujours. 

— Oh  ! papa,  lit-elle  avec  tant  de  confusion 
qu'il  ajouta  bien  vite  : 

— Mais  je  ne  demande  pas  mieux  que  d’avoir 
une  petite  fille  très  sage;  voyons,  Mitaize,  ne 
t’agite  pas,  laisse  tes  bras  sous  la  couverture, 
ce  sera  un  commencement  de  sagesse. 

Elle  obéit,  cherchant  sur  l’oreiller  une  place 
fraîche  pour  sa  tête. 

— Je  crains  une  scarlatine  de  mauvaise 
nature,  dit  M.  Servaize  au  vieil  oncle  dès  qu’ils 
se  retrouvèrent  seuls,  et  l'on  pourrait  demander 
une  sœur  pour  veiller. 

— Jamais  ma  femme  n’y  consentira,  pas 
plus  que  Madeleine. 

— Qui  est  Madeleine? 

— C’est  la  fille  aînée  du  garde  forestier 
Claudel,  mon  successeur  et  mon  voisin;  elle 
est  en  service  chez  nous,  et  l'on  peut  compter 
absolument  sur  elle. 

— Mais  cela  est  dangereux  ; il  ne  peut  être 
question  pour  une  jeune  fille  de  s’exposer  ainsi 
à la  contagion. 

M.  Le  Mauduy  hocha  la  tête  : 

— Dès  le  premier  jour,  j’ai  tenté  de  la  ren- 
voyer, dit-il,  je  n'y  ai  pas  réussi  ; elle  veut 
rester,  et  ses  parents,  auxquels  je  me  suis 
adressé  alors,  lui  ont  donné  raison.  Nos  mon- 
tagnards sont  têtus  et,  parce  que  la  brave  fille 
croît  nous  devoir  une  certaine  reconnaissance, 
rien  au  monde  ne  lui  fera  quitter  son  poste. 
Mitaize  est  aussi  en  sûreté  entre  ses  mains 
qu’entre  celles  d'une  garde-maladede  profession. 

P.  F. 


(A  suivre). 


MASTER  PtNCII  ET  SA  FEMME  J T D V 


18." 


Master  Punch  et  sa  femme  Judy. 


« Master  Punch  » est  en  Angleterre  ce  que 
Guignol  est  chez  nous,  et  plus  encore  : il  est 
plus  répandu  ; il  va 
dans  le  monde  officiel 
aussi  bien  que  dans  les 
carrefours  de  la  ville, 
ou  sur  la  place  du  mar- 
ché dans  les  villages. 

Comme  la  famille  royale 
d'Angleterre  compte 
beaucoup  d'enfants . 

Master  Punch  y est  ad- 
mis adonner  ses  repré- 
sentations; et  quand  le 
<i  montreur  » a su  plaire 
à l'auditoire,  il  a chance 
de  recevoir,  avec  une 
lettre  de  félicitations, 
l'autorisation  de  porter 
les  armes  royales,  et  le 
titre  de  « Royal  Punch 
and  Judy  ».  Dès  lors  il 
est.  désigné  à la  faveur 
populaire,  et  pour  peu 
qu'il  sache  profiler  de 
sa  veine,  il  est  en  route 
pour  la  fortune. 

« Master  Punch  »,  1! 
n'est  pas  besoin  de  le 
dire,  c'est  Polichinelle 
lui-même,  Punehinello, 

— le  héros  des  farces 
italiennes  au  moyen 
âge  et  aux  débuts  de  la 
Renaissance  ; la  troupe 
qui  l'accompagne  est 
faite,  pour  la  plupart, 
des  personnages  con- 
sacrés dans  les  comé- 
dies d'autrefois  ; Judy, 
l'épouse,  le  Baby,  Sea- 
ramouche,  devenu  le 
clown,  et  Toby,  le 
chien.  Selon  les  aven- 
tures prêtées  au  héros, 
la  troupe  s'augmente 
d'un  magistrat,  d’un 
docteur,  d'un  constable 
(juge)  — du  bourreau,  même.  Ce  sont  les 
comparses  tout  indiqués  dans  la  vie  du  bri- 
gand Polichinelle,  mais  on  ne  les  amène  que 
suivant  les  besoins  de  l'action  : tandis  qu'il 
n’est  pas  de  » Mr.  Punch  » possible  sans  Judy, 
Toby  et  Scaramouche. 

Si  Mr.  Punch,  Judy,  Scaramouche,  se  retrou- 


vent aussi  bien  chez  nous  que  chez  nos  voisins, 
c'est  en  Angleterre  seulement  — et  dans  les 


« Royal  Punch  and  Judy  » 

pays  de  langue  anglaise  — que  l'on  trouve 
l’intéressant  personnage  de  Toby. 

Toby  est  un  chien,  un  vrai  chien,  dressé  à 
remplir  son  rôle  avec  exactitude;  et  il  ne  fau- 
drait pas  croire  que  tous  les  rejetons  de  la 
gent  canine  soient  aptes  à tenir  le  personnage  . 
il  y faut  un  griffon  {mongrel),  rien  autre;  loule 


w, 


LE  PETIT  FIÎANÇAIS  ILLUSTRE 


aulre  race  est  incapable  de  garder  les  tra- 
ditions. Un  bon  « Tobv  » est  une  richesse  ; et 
comme  l’auditoire  rit  de  bon  cœur  lorsque  la 
brave  bête,  agacée  par  les  tracasseries  de 
Punch,  lui  attrape  le  nez  et  le  promène  ainsi 
autour  du  théâtre! 

Le  montreur  du  « Royal  Punch  and  Judy  » 
actuel  se  nomme  M.  Jesson  ; et  il  semble  que 
le  père  de  celui-ci  ait  été  l'original  du  person- 
nage si  pittoresque  de  <•  Short  »,  dans  l'œuvre 
de  Charles  Dickens.  — Le  Toby  qui  lient  l'em- 
ploi est  un  griffon  de  onze  ans,  et  depuis  1 âge 
de  quelques  mois,  il  remplit  sou  personnage  à 
la  grande  joie  de  tous  les  spectateurs.  Voilà  un 
brave  acteur,  qui  ne  connaît  ni  les  rhumes,  ni 
les  indispositions  subites, 
et  ne  laisse  jamais  « en 
plan  » les  spectateurs  ido- 
lâtres! 

Autrefois,  les  pauvres 
« montreurs  de  poupées  » 
étaient  vouées  à des  vicis- 
situdes sans  nombre;  ils 
allaient  par  les  chemins, 
qu'il  pleuve,  qu'il  neige 
ou  qu’il  vente  ; et  le 
« Toby  » de  la  troupe  par- 
tageait la  dure  vie  de  sou 
maître  ; aussi  disait-on  que 
jamais  plus  de  six  ans  un 
chien  ne  pouvait  tenir  le 
rôle.  Le  Toby  de  M.  Jesson 
démontre  le  progrès  qui  se 
fait  en  toutes  choses;  en- 
core succédait-il  à son  père,  qui  avait  vingt- 
deux  ans,  et  tenait  l'emploi  depuis  le  temps 
de  ses  dents  de  lait. 

C'est  qu’aujourd'hui  la  profession  est  pros- 
père ; les  malicieux  disent  même  qu’on  y fait 
fortune  plus  souvent  que  dans  le  commerce, 
les  beaux-arts,  le  journalisme  ou  les  mines 
d'or;  ce  qui  fait  que  cela  est  très  demandé.  Il  y 
faut  beaucoup  de  qualités  pour  réussir  : avoir 
de  l'esprit  pour  le  dialogue,  la  voix  aisée  pour 
les  chansons,  les  mains  adroites  pour  l'entre- 
tien et  le  maniement  dos  poupées,  enfin  les 
lèvres  souples  pour  l'emploi  du  « squeaker  » le 
petit  instrument  que  nous  appelons  » voix  de 
polichinelle  » ou  « pratique  » . Il  faut  savoir 
varier  les  réparties,  et  glisser  habilement  des 
actualités  piquantes  dans  le  dialogue  qui  reste 
le  fond  de  la  représentation,  surtout  dans  celui 
où.  Mr  Punch  cause  amicalement  avec  son  bon 
ami  le  clown. 

Ce  sont  des  broderies  que  le  montreur  ajoute 
au  texte  ordinaire,  — lequel,  lui,  ne  varie  guère. 

Voici  les  principales  dispositions  de  l’en- 
semble : 

Tout  d’abord,  Mr.  Punch,  dans  la  coulisse, 
fait  entendre  son  cri  particulier,  et  il  entre  en 


scène,  saluant  trois  fois  les  spectateurs  ; puis 
il  s'arrête,  et  fait  sa  petite  harangue  : 

« Mesdames  et  messieurs,  je  vous  prie, 
comment  allez-vous  ? 

« Si  vous  êtes  heureux,  je  suis  heureux  aussi. 

« Arrêtez-vous,etvoyez  mon  joyeux  petit  jeu; 

« Si  je  vous  fats  rire,  je  ne  vous  le  ferai 
pas  payer.  » 

Après  un  salut  il  se  retire,  et  on  l'entend 
chanter  dans  la  coulisse,  sur  quelque  air  popu- 
laire à la  mode,  ou  sur  l’air  de  M ilborough,  la 
chanson  : <■  Mr.  Punch  est  un  aimable  et  bon 
compagnon...  Son  habit  est  tout  rouge  et  jaune; 
et  si,  quelquefois,  il  va  dans  les  vignes  du 
Seigneur,  c’est  seulement  avec  ses  bons  amis.  » 


Tout  en  chantant  et  en  dansant,  il  entre; 
puis  il  appelle  sa  femme  : « Judy,  ma  chère 
j Judy  ! » 

Mais  c’est  Toby  qui  entre  ; donc,  scène 
deuxième.  Mr.  Punch  lui  fait  nulle  gentillesses, 
et  le  chien  lui  répond;  mais  bientôt  le  mauvais 
taquin  revient  à ses  habitudes  et  fait  kiss, 
kiss,  à l'innocent  Toby,  qui  se  fâche  et  aboie. 

— Vous  êtes  un  vilain,  un  désagréable  chien, 
dit  Punch,  en  le  frappant  de  son  bâton. 

Irrité,  Toby  saute  au  nez  du  méchant,  et 
Punch,  alors,  change  de  note  ; 

— Oh,  mon  nez!  mon  pauvre  nez!  O chère, 
chère!  mon  beau  nez!  Allez-vous-en, allez- vous- 
en,  méchant  chien  ! Je  vais  dire  cela  à votre 
maître...  O chère,  chère  Judy! 

Mais  pendant  qu'il  appelle  Judy,  Toby  se 
venge,  et  traîne  par  le  nez  Mr.  Punch  autour 
du  théâtre,  après  quoi  il  le  lâche,  et  s’enfuit. 

| M.  Punch  tient  son  pauvre  nez  des  deux 
j mains  et  appelle  le  maître  de  Toby,  Scara- 
ramouche,  le  clown,  qui  entre  bientôt,  un 
bâton  à la  main.  Ce  bâton  semble  dangereux 
] au  maître  coquin,  qui  se  tient  à distance;  la 
scène  qui  suit  est  une  petite  perle  dans  son 
genre.  (A  suivre.)  A.  L. 


Mr.  Punch  et  le  chien  Tubv, 


I.A  DAINE 


IS7 


La  laine. 


Vous  êtes-vous  jamais  demandé,  mes  jeunes 
amis,  comment  se  fabriquaient  les  vêtements 
de  laine  si  souples  et  si  commodes  dont  vous 
vous  habillez  quelquefois?  Avez-vous  jamais 
songé  au  rapport  qui  pouvait  exister  entre 
vos  costumes  brû- 
lants do  lawn- 
tennis  ou  de  bains 
de  mer  et  les  mou- 
tons que  vous 
rencontrez  dans 
vos  promenades, 
qui  se  poussent 
sur  la  route,  en 
soulevant  des  nua- 
ges de  poussière, 

.et  qui  bêlent  dé- 
sespérément à la 
vue  d'un  passant  ? 

On  vous  a dit  va- 
guement que  la 
laine  des  moutons 
servait  à fabri- 
quer les  habits 
qui  vous  couvrent 
le  jour  et  les  cou- 
vertures qui  vous 
abritent  la  nuit, 
mais  c'est  tout  ! 

Or,  cette  transfor- 
mation est  bien 
plus  longue,  bien 
plus  compliquée 
que  vous  ne  pen- 
sez. Nous  sommes 
loin,  aujourd'hui, 
des  matrones  ro- 
maines qui  fi- 
laient paisible  - 
ment  la  laine  ou 
des paysannes qui 
font  tourner  leurs  fuseaux  agiles,  l'hiver  au 
coin  du  feu,  et  sur  le  pas  de  leur  porte  en  été. 
Avec  les  exigences  modernes,  tout  le  monde 
veut  des  vêtements  de  laine,  tout  le  monde  en 
porte,  lia  donc  fallu  trouver  des  moyens  expé- 
ditifs et  commodes  pour  satisfaire  aux  besoins 
de  tous.  De  là  est  née  l'industrie  du  filage  et  du 
tissage  de  la  laine. 

De  même  que  pour  un  civet,  il  faut  un  lièvre, 
de  même  pour  faire  une  étoffe  de  laine  il  faut 
un  mouton.  Que  dis-je,  un  mouton?  des  mil- 
liers et  des  milliers  de  moutons.  Bien  que  la 
France  on  nourrisse,  sur  les  plateaux  désolés 
dos  Causses,  dans  les  vallées  des  Vosges  ou 
dans  les  prairies  normandes,  de  nombreux 


troupeaux,  elle  ne  suffit  pas  aux  exigences  des 
fabricants.  D'ailleurs  la  laine  du  mouton  fran- 
çais n’est  pas  ld  meilleure.  Elle  casse  souvent 
et  ne  donne  pas  une  étoffe  bien  solide.  Il  n’y  a 
guère  que  les  manufactures  du  Midi  (Mazamet 
et  Castres , par 
exemple  ) qui  se 
servent  de  ces  toi- 
sons  parce  qu’elles 
reviennent  beau- 
coup moins  cher. 
Aux  grandes  fa- 
briques du  Nord, 
à celles  qui  tis- 
sent les  étoffes 
les  plus  épaisses, 
il  faut  des  mou- 
tons spéciaux,  les 
moutons  mérinos. 
Notre  Champagne 
crayeuse  en  élève 
bien  unpelilnom- 
bre , mais  que 
pourrait-on  faire 
avecquelques  mil- 
liers de  moutons? 
Aussi  a-t-il  fallu 
s'adresser  à l'é- 
tranger. 

Il  y a,  au  delà 
des  mers,  de  vas- 
tes régions  peu 
habitées  et  où 
se  nourrissent,  à 
notre  intention , 
d’immenses  trou- 
peaux de  mou- 
lons. En  Australie, 
par  exemple,  les 
pâturages  s'éten- 
dent sur  des  cen- 
taines de  kilomètres  carrés,  et  il  n'est  pas 
rare  qu'un  seul  propriétaire  possède  jusqu'à 
cent  mille  têtes  d’animaux  à la  fois.  Quand 
ces  armées  de  moutons  se  mettent  en  route 
sous  la  surveillance  de  quelques  bergers  à 
cheval  elles  défilent  pendant  des  heures.  Il 
n'est  pas  rare  do  voir  un  train  stopper  pendant 
quatre  ou  cinq  heures  devant  les  colonnes 
pressées  de  ces  animaux  et  attendre  patiem- 
ment que  ce  fleuve  vivant  ait  cessé  de  s'écou- 
ler. Dans  certaines  parties  de  l'Amérique  ou 
dans  les  fraîches  et  vertes  vallées  de  l'Irlande 
et  de  l'Angleterre  vivent  aussi  de  nombreux 
moutons  condamnés  à une  mort  prématurée. 
Tous  les  mois,  de  gros  vaisseaux  emportent  à 


Moulinage  de  la  laine 


188 


LE  PETIT  FINANÇAIS  ILLUSTRE 


Londres  ou  au  Havre  les  toisons  arrachées  à 
ees  victimes.  Les  fabricants  viennent  les 
acheter  par  centaines  de  mille  à la  fois  et  les 
transportent  à leur  tour  dans  les  combles  de 
leurs  usines. 

C'est  maintenant  que  le  vrai  travail  va  com- 
mencer. Toute  cette  laine  n'apas;  naturellement, 
la  même  valeur.  La  laine  des  cuisses  est  trop 
courte  et  trop  dure;  on  s'en  débarrasse  à vil 


grés.  Elles  y restent  un  quart  d'heure  environ, 
séchées  en  dessous  par  un  feu  très  vif,  rafraî- 
chies au-dessus  parmi  courant  d'air  énergique, 
il  n’y  a pas  de  microbes  qui  soient  assez  robus- 
tes pour  résister  à un  pareil  régime.  Quand  la 
laine  sort  des  étuves,  elle  est  d'une  blancheur 
éclatante  et  d'une  propreté  méticuleuse.  Sou- 
vent même  le  but  a été  dépassé  ; cette  laine 
! est  si  scche  qu'il  est  impossible  de  la  travailler. 


. wr  _/  i 

rv;<  S -.-..-Sp-  iT- 

i&SÈjh 

Filage  de  la  laine. 


prix  \u  contraire,  celle  de  l'épaule  et  celle  du 
dos  est  de  qualité  supérieure.  Suivant  que  la 
laine  est  plus  ou  moins  liaute,  plus  ou  moins 
fine,  ou  la  réserve  pour  une  fabrication  ou  pour 
une  autre.  La  meilleure  donnera  les  étoffes  a 
trame;  les  moins  bonnes  les  étoffes  à chaîne. 
Or,  il  faut  une  grande  habitude  et  un  coup 
d'œil  exercé  à ceux  qui  font  ce  premier 
triage. 

Mais  cette  laine  est  sale,  couverte  de  pous- 
sières, d'aspérités  et  de  nœuds  ; elle  est  de  cou- 
leur brune,  presque  noire  ; elle  poisse  les  mains 
et  se  casse  facilement.  Il  convient  donc  de  lui 
donner,  avant  tout,  cotte  couleur  blanche  si 
agréable  à l’œil  et  cette  souplesse  si  douce  au 
toucher.  Iles  ouvriers  plongent  toutes  ces  toi- 
sons dans  d'immenses  cuves  remplies  d'eau 
chaude  ; nuis,  toutes  ruisselantes,  elles  sont 
étendues  dans  des  étuves  chauffées  à 70  de-  i 


On  l'humecte  alors  d'huile  d'olive  pour  qu’elle 
puisse  glisser  plus  facilement  : cotte  opération 
porte  le  nom  bizarre  d'ensimage. 

Voyez-vous  ces  gros  cylindres  garnis  de 
nombreuses  aiguilles  et  ce  treuil  mobile  qui 
circule  en  dessous.  La  laine  sera  disposée  sur 
^ le  treuil  et  les  mille  pointes  des  aiguilles  la 
: pénètrent  avec  autant  de  soin  et  plus  de  rapi- 
dité que  le  coiffeur  le  plus  expérimenté  pourrait 
le  faire  pour  notre  chevelure.  D'un  cylindre 
la  laine  passe  à un  deuxième,  puis  à un  troi- 
sième. Un  petit  couteau  qu'actionne  la  vapeur 
détache  d'un  coup  sec  la  laine  ainsi  travaillée, 
et  nous  verrons  sortir  pendant  de  longues 
heures  un  long  ruban  blanc  et,  brillant  qui 
tombe  soigneusement  dans  de  profonds  paniers 
en  tôle.  La  laine  est-elle enfhl  prête  à être  filée? 
Quelle  erreur!  Vous  ne  sommes  pas  au  bout  de 
nos  peines.  (.4  suiore. ) C.  Q. 


MON  ONCLE  LE  GÊNÉ R AL-MAJ O U 


189 


Mon  oncle  le  général-major. 


Il  disait  : « La  volonté  c’est  tout;  la  colère, 
ce  n'est  rien.  » 

C'était  un  homme  froid,  ou  plutôt  d'allure 
froide,  car  Pâme  était  sensible,  enfantine, 
presque  timide.  Mais  il  savait,  sc.  dompter  par 
une  énergie  peu  commune  de  l'esprit.  C'était 
factice  peut-être,  mais  il  n'en  arrivait  lias 
moins  à des  résultats  surprenants. 

Je  me  souviens  — et  tout  le  monde  se  sou- 
vient de  cette  aventure  dont  on  parla  long- 
temps à mots  couverts,  et  qui  le  rendit  célèbre 
dans  l'armée... 

Mon  oncle  était  alors  commandant  de  la 
place  de  Dombow,  sur  la  petite. rivière  Volska. 

Les  troupes  murmuraient.  Je  ne  sais  trop  ce 
qu'il  y avait.  Quelques  officiers  et  sous-officiers 
se  montraient  d'une  rigueur  excessive.  Il  y 
avait  un  certain  capitaine  Eolossof,  une  tête 
de  dogue  rageur  que  je  vois  toujours,  qui  par 
son  injustice  et  sa  brutalité  avait  attiré  sur  lui 
l’exécration.  Si  Eolossof  ne  savait  pas  se  faire 
aimer,  il  ne  savait  pas  non  plus  se  faire  res- 
pecter, et  ses  hommes  étaient  les  plus  indociles 
du  régiment. 

D'ailleurs  il  soufflait  cette  année-là  une  espèce 
de  mauvais  vent.  Dans  plusieurs  garnisons  de 
l'ouest,  des  faits  graves  s'étaient  produits.  : 
L'Empereur  en  avait  été  informé,  et  il  avait 
dit,  paraît-il  : 

« Je  veux  que  la  discipline  soit  mieux 
observée.  » 

Tout  le  monde  avait  tremblé  sous  la  parole 
impériale,  et  les  chefs  plus  encore  que  les 
soldats. 

Et  puis  l'Allemagne  bougeait.  D’inquiètes 
rumeurs  couraient,  des  rumeurs  de  guerre 
prochaine.  11  fallait,  en  effet,  que  l’ordre  fût 
exemplaire. 

A Dombow,  mon  oncle  avait  une  position 
difficile.  Il  sentait  bien  ce  qu'il  y avait  de  fondé 
dans  le  mécontentement  sourd  des  soldats; 
mais  il  sentait  mieux  encore  la  nécessité  de 
maintenir  l'ordre.  Il  ne  voulait  pas  qu'il  se 
passât  chez  lui  ce  qui  s'était  passé  ici  ou  là  et 
avait  motivé  l'observation  de  l'Empereur. 

Un  matin,  l'adjudant  se  présenta  chez  mon 
oncle  avant  l'heure  habituelle.  Le  général  se 
disposait  justement  à me  donner  ma  leçon 
d'équitation.  J'avais  douze  ou  treize  ans,  et  je 
sautais  déjà  comme  un  Cosaque.  11  est  vrai 
que  mon  oncle  était  un  excellent  professeur. 
Mais  la  leçon  qu’il  me  donna  ce  jour-là  valut 
mieux. 

— Eh  bien,  qu’y  a-t-il,  Sergueïef  Alexandro- 
vitch?  dit  mon  oncle. 

— Mon  général,  fit  l’adjudant  d’une  voix 


inquiète, il  y a eu  hier  au  soir  de  l'agitation  dans 
j les  chambrées.  Cette  brute  de  Eolossof  en  a 
! tant  fait  que  les  hommes  se  seraient  concertés, 

J d'après  les  bruits  qu'on  a pu  recueillir,  pour  se 
livrer  à une  manifestation  contre  lui.  L'agi- 
tation gagne  de  proche  en  proche.  On  craint 
une  mutinerie.  L'esprit  est  très  mauvais,  cp 
matin. 

— Il  n'y  a pas  eu.de  faits  précis? 

— Non;  mais  Votre  Excellence  ferait  peut- 
être  bien  de  prendre  des  mesures  de  prudence, 
pour  éviter  un  scandale. 

Mon  oncle  réfléchit  un  instant. 

— C'est  bien,  dit-il.  J'irai  tout  à l'heure  moi- 
même  passer  l’inspection. 

L'adjudant  eut  une  grimace  significative.  Il 
pensait,  sans  doute,  que  ce  n'était  pas  préci- 
sément, cela,  une  mesure  de  prudence.  Mais  il 
ne  répliqua  rien.  Mon  oncle  n'aurait  pas  sup- 
porté que  Ton  discutât  une  de  ses,  décisions. 

Un  quart  d'heure  après,  mon  oncle  se  diri- 
geait à petits  pas  du  côté  des  casernes.  Il  avait 
mis  sa  casquette  de  tous  les  jours,  un  peu  plus 
enfoncée  sur  le  front  que  d'habitude,  seule- 
ment. Son  sabre  faisait  tan!  tan!  contre  les 
amas  de  boue  gelée. 

Moi,  je  m'étais  glissé  sur  ses  talons;  puis, 
par  un  long  détour,  en  courant,  j'étais  allé  me 
blottir  derrière  la  berge  de  la  Volska,  les  pieds 
sur  la  glace.  De  là,  je  le  voyais  venir,  fumant 
tranquillement  son  papiros  (cigarette),  le  ventre- 
un  peu  lourd  sur  ses  jambes  trapues.  Eten  face 
de  moi,  entre  les  grands  bâtiments  ocre  de  la 
caserne,  je  voyais  aussi  la  file  des  soldats  dont 
les  derniers  se  perdaient  en  ombres  vagues 
dans  le  fin  brouillard  du  matin.  Des  comman- 
dements partaient;  on  entendait  la  voix  rogue 
de  Eolossof  qui  hurlait  des  jurons. 

Tout  à coup,  il  se  fit  un  grand  silence,  après 
ce  bruissement  rapide  des  soldats  qui  rec- 
tifient leurs  positions. 

Le  général  venait  d'apparaître  entre  les  deux 
piliers  du  portail  inachevé  qui  servaient 
d'entrée  à la  cour  principale. 

Quelques  officiers  se  détachèrent  aussitôt.  Il 
les  entretint  un  instant.  Puis  il  s’avança  sur  le 
front  des  troupes,  en  lançant  le  traditionnel  : 

— Salut,  mes  enfants! 

Pour  la  première  fois,  sans  doute,  depuis 
que  l’armée  russe  existe,  les  soldats  ne  répon- 
dirent pas  au  salut  de  leur  chef.  Un  pareil  man- 
quement était  épouvantable.  Tout  le  inonde  le 
comprit,  et  les  plus  braves  parmi  les  officiers 
se  mirent  à trembler.  Ce  ne  pouvait  être  que 
le  prélude  d'une  effroyable  rébellion. 

Et  cependant  les  troupes  restaient  immo- 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


190 


biles,  l'arme  au  bras,  dans  un  ordre  parfait,  i 
Le  sang-froid  de  ces  hommes,  qui  venaient 
de  commettre  un  crime,  n'en  était  que  plus 
efîrayan;. 

La  face  de  mon  oncle  avait  rougi,  comme  j 
sous  un  soufflet. 

Il  s’avança  plus  au  milieu  et  répéta  à plus 
forte  voix  : 

— Salut,  mes  enfants  ! 

Un  imperceptible  frémissement  courut, 
comme  une  crispation  : mais  pas  une  voix  ne 
répondit.  L’angoisse  me  saisit  à tel  point  que 
mes  tempes  se  mirent  à transpirer  abon- 
damment. 

Alors,  le  général  se  dirigea  sur  la  première 
compagnie,  qui  était  justement  celle  du  capi- 
taine Kolossof,  et  dit  brièvement  : 

— L’appel! 

Un  sous-officier,  livide,  se  mit  en  devoir  de 
faire  l’appel  : 

— Pétrof'... 

Mon  oncle  interrompit  d'un  geste.  Il  ordonna 
à Pétrof  de  faire  trois  pas  en  avant.  Pétrof  fit 
trois  pas  en  avant.  C’était  un  grand  garçon 
imberbe,  aux  paupières  clignotantes,  l'air  un 
peu  souffreteux  des  paysans  des  gouverne- 
ments du  nord. 

— Salut,  Pétrof!  dit  mon  oncle. 

Pétrof  devint  blanc  comme  un  linge,  ses 
paupières  cessèrent  de  clignoter,  et  l'on  vit 
alors  ses  petits  yeux  gris,  où  passait  une  lueur 
de  défi.  Il  ne  répondit  pas. 

Mon  oncle  attendit  quelques  secondes,  puis, 
sans  ajouter  autre  chose,  il  prit  dans  sa  poche 
son  revolver,  le  débarrassa  de  sa  gaine,  l’arma 
minutieusement,  visa  Pétrof  au  cœur  et  fit  feu. 

Le  corps  tomba  lourdement,  et  l’on  entendit 
le  fusil  claquer  sur  la  terre  battue  avec  un  bruit 
de  ferraille. 

Le  général  fit  signe  de  continuer. 

— Valoubief  ! appela  le  sous-ofiicier,  plus 
mort  que  vif. 

Avant  même  qu'on  le  lui  eût  ordonné, 
Valoubief  avait  fait  trois  pas  en  avant.  Son 
pied  gauche  frôlait  la  capote  du  cadavre  de  I 
Pétrof. 

— Salut,  Valoubief!  dit  le  général-major. 

Valoubief  avait  une  figure  rose  de  poupon. 

sur  laquelle  commençait  à friser  une  légère 
moustache.  Ce  devait  être  un  fils  de  marchand. 
Mon  onde  le  regarda  bien  en  face,  comme  pour  , 
le  transpercer,  mais  d’un  regard  où  il  y avait 
plus  de  supplication  que  de  menace.  Le  soldat 
hésita,  jeta  des  yeux  désespérés  sur  ses  cama- 
rades; puis  il  raidit,  comme  pour  dire  : j’ai  ; 
juré!  et  ses  lèvres  demeurèrent  closes. 

Mon  oncle  le  visa  au  cœur,  comme  l’autre  ; I 
et  une  seconde  après,  le  cadavre  de  Valoubief 
s'abattait  sur  celui  de  Pétrof. 

— A la  suite,  fit  mon  onde. 


Le  sous-officier  voulut  continuer,  mais  la 
voix  s'arrêta  daus  son  gosier.  Mon  oncle  lui 
prit  la  feuille  des  mains,  et  ce  fut  lui-même 
qui  appela  le  numéro  trois. 

Ce  numéro  trois  se  nommait  Bourovsky.  il 
s’avança,  presque  verdâtre  de  peur,  les  jambes 
flagellantes,  et  tout  le  monde  crut  qu’il  allait 
tomber  avant  d’avoir  achevé  son  troisième  pas. 
Mais  par  miracle  il  se  tint  debout,  tandis  que 
la  parole  de  mon  onde  retentissait  une  nou- 
velle fois  dans  la  vaste  enceinte,  et  le  saluait 
par  son  nom. 

— Salut,  Bourovsky!... 

Alors,  dans  le  silence  solennel,  dans  la  tension 
extrême  de  toutes  ces  émotions,  on  perçut  — 
mais  l’acuité  de  la  minute  ôtait  telle  que  ce  fut 
entendu  certainement  jusqu’aux  derniers  rangs 
des  files,  là-bas,  dans  le  brouillard  — on  perçut 
un  vague  bredouillement,  Tinflme  filet  de  voix 
du  misérable  Bourovsky,  qui  balbutiait  : 

— Salut,  Votre  Excellence  ! 

Aussitôt,  de  partout,  de  toutes  les  com- 
pagnies, de  toutes  ces  poitrines  d'hommes  qui 
venaient  d'ètre  si  terriblement  secouées,  un 
même  cri,  une  clameur  immense  s'éleva,  rou- 
lant de  rang  en  rang  avec  le  fracas  du 
tonnerre  : 

— Salut,  Votre  Excellence!...  Salut,  Votre 

Excellence!  ! 

Des  larmes  jaillissaient  des  yeux,  des  sanglots 
partaient  de  toutes  parts...  C’était  la  révolte 
manquée  qui  crevait  maintenant  comme  un 
orage...  Les  officiers,  blêmes  d'émoi,  se  pres- 
saient autour  de  leur  sauveur.  Affalé  contre  un 
mur,  Kolossof  défaillait.  Seul,  le  général-major 
demeurait  calme. 

J’avais  bondi  hors  de  la  Volska;  jo  m'étais 
précipité  sur  mon  onde,  et  je  lui  baisais  la 
main  avec  transport.  Je  m'aperçus  seulement 
alors  qu'il,  tremblait. 

— Ah!  tu  as  vu  ça,  petit?  me  dit-il.  Dieu 
veuille  que  tu  n'aies  jamais  à exercer  d’autorité 
que  sur  toi-même! 

Et  je  sentis  bien  qu'il  les  aurait  tous  tués 
les  uns  après  les  autres,  plutôt  que  de  céder, 
quitte  à se  tuer  lui-même  ensuite. 

Un  rapport  très  détaillé  sur  cette  affaire  fut 
adressé  eonfldentielleinent.  à l’Empereur.  l’eu  de 
temps  après,  mon  oncle  fut  déplacé  et  envoyé 
dans  une  garnison  du  centre.  Mais  il  reçut  en 
même  temps  les  insignes  de  lieutenant-général 
et  la  croix  de  Saint- Vladimir.  L.  D. 


Choses  et  autres 


PAR  HENRIOT 


— Ernest,  tu  as  oublié  le  coup  de  pied  que  je  t’ai  administré 
hier...  tu  recommences. 

— Oui  papa.  . Lo  Ministre  a dit  qu'il  ne  fallait  pas  abuser 
de  la  mémoire  des  collégiens. 


— Hé  bien,  tu  sais...  tu  en  as  de  la  veine  !...  Ta  bécane  n’a 
rien.. . mais  rien  du  tout  ' 


— Oh  ! oh  ! c’est  la  première  fois  que  vous  chassez  ? et  qu’est- 
ce  que  c'est  que  ce  cor? 

— j’ai  remarqué  que  tous  les  grands  chasseurs  en  emportaient 
toujours  un  avec  eux  pour  attirer  le  gibier. 


— Je  t’avais  bien  dit  que  ça  ne  t’amuserait  pas  , 

Ou  est-ce  que  c'est  que  la  ioloqraphw  ? 

— Rien...  c'est  avec  ça  qu’on  fait  des  cartes  de  visite. 


— \h  ! mon  Dieu...  ma  femme  qui  sc  trouve  mal 

— Voilà!  voilà!...  Monsieur,  je  vais  lui  donner  un  peu  d air 
avec  ma  pompe  ! 


— Tournez  l’aiguille  à droite  ! 

— Mais,  monsieur  lo  Magistrat,  je  vais  faire  dérailler  un  train' 
--  Justement  ! il  faut,  pour  mon  enquête,  que  je  voie  comment 

s'est  produit  le  dernier  accident  I 


192 


1. K IM  ! I l'  KliANÇAIS  1I.LUSTHÉ 


Variétés. 


Mii»l<iuc  sileneicMiMe.  — Il  existe,  paraît- 
il,  a New  York,  une  « école  muette  de  piano  ». 

Dans  cel  établissement,  le  piano  ordinaire  est 
aboli  et  remplacé  par  des  tables  garnies  de  cer- 
tains appareils,  claviers  muets  sur  lesquels  les 
doigts  peuvent  être  exercés  comme  sur  un  véri- 
table piano. 

Or,  bien  que  la  pratique  de  ces  appareils  soit 
parfois,  dit-on,  très  pénible  pour  les  malheureux 
élèves  dont  les  doigts  manquent  de  souplesse, 
ils  paraissent  toutefois  présenter  un  grand  avan- 
tage pour  les  voisins  des  débutants,  qui  ne  sont 
plus  forces  de  subir,  dans  les  mêmes  morceaux 
mille. ibis  répétés,  les  mêmes  accords  faux  et  les 
mêmes  fausses  notes.  En  un  mot,  cet  instrument 
de  musique  (?)  est  peut-être,  comme  tous  les 
autres,  un  instrument  de  torture  pour  les  doigts 
des  débutants,  mais  au  moins  ce  n’en  est  pas  un 
pour  les  oreilles  des  indifférents. 

* 

* * 

Le  doyen  «le»  cliicn».  — On  regarde 
généralement  comme  arrivés  à un  âge  assez 
avancé  des  chiens  de  douze  ou  quinze  ans.  Aussi 
a-t-on  récemment  signalé  aux  curieux  un  chien 
courant  qui  habite  aux  environs  de  Washington, 
aux  États-Unis  Né  en  juin  1870,  il  aurait  actuelle- 
ment plus  de  vingt-cinq  ans  et  demi. 

Grand  chasseur  naguère,  ce  vénérable  quadru- 
pède est  maintenant  obligé  de  renoncer  à la 
chasse.  Il  est  d’ailleurs  très  sourd,  et  la  goutte  et 
l’àge  ont  déforme  ses  pattes.  Néanmoins  il  jouit, 
parait-il,  de  toutes  ses  facultés  « intellectuelles  ». 

La  plu»  grande  ferme  «In  monde.  — 

Le  record  de  l’exploitation  agricole  est  détenu 
par  la  ferme  de  T Américain  C.  Warren,  dans 
l’Etat  de  Wyoming.  Elle  a un  contour  de  soixante- 
quinze  fois  100  milles  anglais,  ou  environ  12  mille 
kilomètres,  et  d’immenses  troupeaux  comprenant 
chevaux,  bovins,  moutons,  chèvres,  porcs  et 
buffles  demi-sang.  L’inventaire  nous  apprend  que 
ces  vastes  pâturages  nourrissent  journellement 
400  chevaux,  20000  bêtes  à cornes  et  plus  de 
doOOOO  moutons. 

* 

* * 

Encre»  »ympa«  hi«iuc».  — On  appelle 
ainsi  des  encres  qui  ne  laissent,  dans  des  condi- 
tions ordinaires,  aucune  trace  visible  des  carac- 
tères formés.  Les  plus  simples  sont  le  jus  de 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  368. 

I.  Question  littéraire. 

Ces  vers  furent  adressés  par  Voltairo  (1691-1778)  au  poète 
Destouches,  auteur  do  comédies  à tondaucos  morales  et  d'une 
facture  ingénieuse.  Né  à Tours  en  1680,  Destouches  fut,  dans 
sa  jeunesse,  acteur,  puis  soldat;  enfiu  il  entra  dans  la  carrière 
diplomatique.  Après  la  mort  du  Régent  il  so  consacra  tout 
entier  aux  lettres.  Il  fat  reçu  à l'Academie  en  1723.  II  s'est 
appliqué  surtout  a poursuivre  les  ridicules  et  les  travers, 
comme  l'indiquent  les  titres  de  ses  ouvrages  : Le  Curieux 
impertinent , 1 Ingrat,  l 'Irrésolu,  le  Médisant,  l'Ambitieux, 
l' Arcla- Menteur,  Y Envieux,  etc  ..  Ses  chefs-d'œuvre  sont:  le 
Philosophe  marié  et  le  Glorieux,  dont  parle  Voltaire  dans  son 
quatrain.  Ces  deux  comédies  sont  en  cinq  actes  et  en  vers.  A 
I âge  do  soixante  ans,  Destouchos  cessa  d’ecrire  pour  le  théâtre, 
et.  jusqu'à  sa  mort  (1754),  il  ne  s'occupa  plus  que  d’études 
théologiques. 


citron  ou  le  jus  d’oignon  Lorsqu’on  écrit  avec 
ces  liquides  sur  une  feuille  de  papier  blanc,  les 
caractères  demeurent  invisibles,  mais  ils  repa- 
raissent aussitôt  si  l’on  approche  légèrement  le 
papier  du  feu. 

Un  l>on  traie  — Êtes-vous  toujours  ennuyé 
par  les  poules  de  votre  voisin?  demandait  à 
Babylas  un  de  ses  amis. 

— Non,  il  les  lient  enfermées  maintenant. 

— Comment  avez-vous  pu  arriver  a ce  résultat? 

— Tous  les  soirs  je  semais  des  œufs  dans  mon 

gazon,  et  je  les  enlevais  tous  les  matins  sous  les 
yeux  de  mon  voisin. 

U’inutilité  «le»  précautions.  — Madame 
(s’adressant  à la  l onne)  : Il  me  semble,  ma  fille, 
que  vous  prenez  pour  manier  ces  porcelaines 
fort  peu  de  précautions. 

La  bonne.  — N’ayez  pas  peur, madame.  Elles  sont 
si  légères  quelles  ne  me  feraient  aucun  mal, 
même  si  elles  me  tombaient  sur  les  pieds. 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Qiic»ti«m  littéraire.  — Que  signifie  ce 
proverbe  : 

« Au  bout  de  l’aune  faut  le  drap?  » 

Etymologie.  — Qu’est-ce  que  Plessis-lès- 
Tours  ? Que  signifie  le  mot  « lès  » dans  ce  nom 
composé? 

* * 

Les  zéros.  — Etant  donné  3G  zéro'* 

disposés  en  carré,  en  ôter  6,  de  manière  qu’il  en 
reste  un  nombre  pair  dans  chaque  colonne,  en 
ligne  horizontale  et  en  ligne  perpendiculaire. 

0 0 0 0 0 0 

0 0 0 0 0 0 

0 0 0 0 0 0 

0 0 0 0 0 0 

0 0 0 0 0 0 

0 0 0 0 0 0 

* * 

Cal(‘i»il>redaine.  — Quel  est  le  mot  de  la 
langue  française  qui  a le  plus  d’n? 


IL  Dicton. 

Co  dicton  signilie  . Qui  veut  être  guéri  par  lo  médecin,  doit 
lui  dire  tout  son  mal  On  donnait,  eu  effet,  nu  moyen  Age.  lo 
nom  do  mires  aux  médecins.  Rappelons  qu'à  cette  époque  les 
médecins,  souvent  Juifs  ou  Arabes,  employaient  d'étranges 
remèdes  qui  attestcut  souvent  l'ignorance  et  la  superstition  du 
temps.  Jusqu'au  dix-huitième  siôclo  les  médecins  conservèrent 
des  signes  distinctifs,  en  particulier  la  robe  longuo  et  l usago 
de  la  langue  latine. 

III.  Géographie  amusante 

Néac  (Gironde)  et  Caen  (Calvados) 

Nonac  (Charente)  el  Canon  (Calvados). 

Nades  (Allier)  et  Sedan  (Ardennes). 

Sail  (Loire)  et  Lias  (Gers). 

Le  Gérant  : Mauricic  TARDIBL. 


Toute  demande  île  changement  d’adresse  aoit  tire  accomvo»ée  de  l’une  des  dernières  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8'  année.  — N”  370 


10  centimes 


28  mars  1896 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DLS  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L’ABONNBMENT  : t'N  AN,  $I\  FRANCS 


Armand  COLIN  & Cie,  éditeurs 


Part  ilu  l«f  de  chaque  mois 


5,  rue  de  Mczièrcs.  Pari*» 


ÉTRANGER  : ?fr.  — PARAIT  CHAQUE  SAIIBDI 

Tous  droits  réservés 


194 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


Une  histoire 

Deux  lettres  de  Beaucaire.  — Un  Sauvage!  — 
Conversation  avec  le  chef  de  gare.  — Barbis- 
soustes  et  Gastambidistes  ! — Enthousiasme  de 
l’épicier  Thomassin.  — M.  Barbissou,  pharma- 
cien de  1™  classe. 

Le  1"  avril  dernier  le  courrier  du  matin 
m'apporta  deux  lettres  timbrées  de  Beaucaire 
(Gard). 

La  première  était  conçue  en  ces  termes  : 

« Monsieur  et  cher  collègue, 

« Un  article  paru  sous  votre  signature  dans 
le  journal  La  Sentinelle  de  Seine-et-Marne , 
contiennes  allégations  suivantes  : « Nous  avons 
« tout  lieu  de  croire  que  Marius  Barbissou,  le 
« Sauvage  de  Beaucaire , n'est  qu'un  mythe  qui 
« doit  aller  rejoindre,  dans  le  domaine  des 
« légendes,  l’invalide  à la  tête  de  bois  » et  vous 
ajoutez  : « C’est  sans  doute  le  fruit  d'une  ima- 
« gination  surchauffée  par  le  soleil  du  Midi.  » 

« Eh  bien,  non,  non,  trois  fois  non,  monsieur 
et  cher  collègue,  Marius  Barbissou  n’est  ni  un 
mythe  ni  un  fruit,  et  vous  avez  eu  tort  de  tenir 
mi  suspicion  la  véracité  de  la  presse  beaucai- 
roise  : U existe  en  chair  et  en  os;  notre  cité  est 
lière  de  le  compter  au  nombre  de  ses  enfants  et 
de  le  posséder  dans  ses  murs...  et  puis,  après 
tout...  té...  si  vous  n'y  croyez  pas,  venez  donc 
le  voir. 

« En  attendant  nous  espérons  que  vous 
voudrez  bien  rectifier  et  nous  vous  prions 
d'agréer,  etc.,  etc... 

« Pour  la  rédaction  du  Progrès , 

« Roumeguevre,  aino.  » 

La  seconde  contenait  les  lignes  suivantes  : 
Monsieur, 

« Roumegueyre  vient  de  me  dire  que  vous 
contestiez  l’existence  de  notre  sauvage  et  que 
vous  aviez  écrit  cela  dans  les  journaux.  Eli 
bien  moi,  Jérôme  Barbissou,  qui  suis  le  père  du 
Sauvage,  je  vous  somme  d’insérer  une  rectifi- 
cation formelle,  dans  les  vingt-quatre  heures, 
entendez-vous,  ou  bien  ..  té,  Paris  n’est  déjà 
pas  si  loin  de  Beaucaire. 

« Je  vous  salue, 

« J.  Barbissou,  pharmacien  de  iT"  classe.  » 

Voilà  un  honorable  pharmacien,  pensais-je 
en  remettant  ces  deux  lettres  dans  leur  enve- 
loppe respective,  qui  me  semble  fort  en 
colère  ; son  écriture  est  irrégulière  et  tremblée... 
et  puis  cette  menace  ; « Té!  Paris  n’est  déjà 
pas  si  loin  de  Beaucaire..  » 


de  sauvage. 

Chose  étrange!  la  seule  lecture  de  ces  lettres 
méridionales  ne  tarda  pas  à me  faire  bouillir  le 
sang  dans  les  veines,  et  ce  fut  presque  avec 
l’accent  pétillant,  chantant,  des  gens  de  Beau- 
caire que  je  m'écriai,  bien  en  colère,  tout  à fait 
en  colère  : Té!  Beaucaire  n’est  déjà  pas  si  loin 
de  Paris,  les  chemins  de  fer  n’ont  pas  été  inven- 
tés pour  le  roi  de  Prusse  et  j'irai  te  trouver  dans 
ton  officine,  pharmacien  Barbissou  de  l”  classe. 

Vingt-quatre  heures  après,  je  débarquais  à 
Beaucaire. 

Vous  comprendrez  aisément  que  ma  colère 
avait  eu  le  temps  de  s'apaiser,  de  sorte  qu'en 
approchant  de  la  station  je  m’étais  demandé 
à diverses  reprises  bien  sérieusement,  si  vrai- 
ment le  but  de  mon  voyage  n’était  pas  quelque 
peu  puéril.  Faire  830  kilomètres  à propos  d'un 
sauvage!...  mais  j'étais  bien  excusable,  ce  sau- 
vage de  Beaucaire  était  un  sauvage  célèbre,  qui 
faisait  parler  de  lui,  dont  les  aventures  aussi 
véridiques  que  merveilleuses  défraya ient  toutes 
les  conversations,  dont  les  farces  désopilantes 
dilataient  toutes  les  rates...  Je  redoutais  cepen- 
dant d'être  mystifié  par  ces  gens  du  Midi  qui 
n’ont  pas  leurs  pareils  pour  raconter  des  his- 
toires et  dont  l'imagination  ardente...  enfin, 
n’insistons  pas. 

Comme  je  n’avais  pu  prendre  langue  dans  le 
wagon  et  me  renseigner  sur  l’objet  de  mon 
voyage,  j’avisai  aussitôt  sur  le  quai,  en  descen- 
dant du  train,  un  gros  homme  à l'aspect  très 
avenant  et  qu'à  sa  casquette  galonnée  je  re- 
connus être  le  chef  de  gare. 

Je  l’abordai  poliment  et  lui  posai  la  question 
suivante  : 

— Monsieur  le  chef  de  gare,  connaissez- vous 
à Beaucaire  M.  Barbissou,  pharmacien  de... 
1"  classe? 

11  eut  comme  un  soubresaut,  me  regarda 
avec  stupéfaction  et  me  répondit  : 

— Comment!  vous  ne  connaissez  pas  Bar- 
bissou ! 

11  allait  ajouter  sans  doute  : mais  d’où  venez- 
vous  donc!  êtes-vpus  un  Iroquois,  un  Canaque, 
un ...  ? lorsqu’il  remarqua,  fort  à propos,  mon  air 
naïf  etsans  malice  d'homme  du  Nord,  et  s'écria  : 

— Eh  parbleu,  si  je  connais  Barbissou! 
l’excellent  Barbissou!,.. 

— Et,  lui  demandais-je  avec  quelque  hésita- 
tion..., est-il  vrai  qu’un  sauvage...? 

— Un  sauvage!  mais  c'est  Marius,  le  fils  de 
Barbissou... 

— Alors,  c'est  donc  bien  vrai,  le  sauvage  de 
Beaucaire  existe?... 

— S’il  existe!  mais  cher  monsieur  regardez- 
moi  bien.  Je  n’ai  pas  l’air  d’avoir  la  berlue, 


UNE  HISTOIRE  UE  SAUVAGE 


195 


n’est-ce  pas...  liein eh  bien  je  l’ai  vu  des- 
cendre de  wagon,  il  y a juste  aujourd’hui 
quatre  jours:  il  s’est  précipité  dans  mes  bras 
(car  il  faut  vous  dire  que  Barbissou  est  un  ami 
à moi,  un  vieil  ami  à moi  et  que  j’ai  vu  Marius 
tout  petit,  haut  comme  ça),  il  m’a  fait  une  peur 
terrible  ce  « couquïn  » de  Marius  ; ce  sont  ses 
cheveux  rouges  qui  me  l’ont,  fait  reconnaître, 
car,  quant  au  reste,  il  était  méconnaissable. 
Figurez-vous,  cher  monsieur...  mais  vous  le 
verrez,  c’est  en  ce  moment  la  grande  curiosité 
de  Beaucaire...  ce  sontceux-là  de  l’autre  côté  du 
Rhône,  — et  du  doigt  le  chef  de  gare  me  dési- 
gnait Tarascon,  — qui  enragent...  leur  Tartarin 
est  enfoncé  et  la  Tarasque  n’est  plus  qu’une 
hôte  sans  conséquence. 

— A propos  de  bêtes,  monsieur  le  chef  de 
gare,  voudriez-vous  me  dire  quels  sont  ces  ani- 
maux que  je  vois  là-bas  sous  le  hangar?... 

— Eh!  précisément, c’est  le  marsupiau  géant 
et  le  casoar  empaillé  que  notre  sauvage  a rap- 
portés de  ses  lointains  voyages;  ils  sont  destinés 
au  Musée  de  la  ville.  Voilà,  cher  monsieur,  ce 
qui  vous  convaincra  de  l’existence  de  Marius 
Barbissou... 

— Je  viens  de  Paris  tout  exprès  pour  faire 
sa  connaissance. 

Le  chef  de  gare  parut  flatté  et,  me  prenant  à 
part,  loin  des  oreilles  indiscrètes,  il  me  dit  : 

— 11  y a une  chose  que  vous  ne  savez  pas  : 
vous  tombez  en  pleine  révolution!... 

— Comment...  en  pleine  révolution?  .. 

— Je  m'explique.  Beaucaire  est  partagé  en 
deux  camps  ennemis... 

— Les  Grecs  et  les  Troyens!  m’écriai-je. 

— Non,  cher  Monsieur,  les  Gastambidistes  et 
les  Barbissoustes. 

— Hein?  que  dites-vous? 

— Les  Gastambidistes  tiennent  pour  la  muni- 
cipalité et  les  Barbissoustes  pour  le  sauvage. 

Et,  me  retenant  par  un  bouton  de  mon  habit, 
il  me  glissa  dans  le  tuyau  de  l’oreille  : 

— Moi  je  tiens  pour  Barbissou.  Vive  le 
sauvage  ! 

— Alors  vous  m’indiquerez  où  se  trouve  la 
demeure  de  cet  excellent  pliarmaeien,  afin  que 
j’aie  l'honneur  de  lui  faire  visite. 

— Comment  donc!  Vous  voyez  d’ici  la  rue  qui 
débouche  en  face  la  gare  ; suivez-la,  prenez  la 
première  rue  à droite,  ensuite  la  seconde  à 
gauche,  vous  verrez  une  maison  peinte  en 
vert,  c’est  là. 

Je  le  quittai  après  une  vigoureuse  poignée 
de  main  et  je  pris  la  direction  indiquée;  aux 
vitrines  de  tous  les  commerçants,  libraires, 
épiciers,  cafetiers,  se  voyaient  des  photogra- 
phies représentant  de  face,  de  trois  quarts,  de 
profil  un  affreux  sauvage  qui,  un  anneau  dans 
le  nez,  sur  la  tête  des  plumes  de  perroquet 
plantées  dans  une  touffe  de  cheveux,  semblait 


vous  regarder  d'un  air  féroce,  sans  doute  à 
cause  du  tatouage  bizarre  qui  enluminait  son 
visage;  au-dessous  de  chaque  photographie, 
se  lisait,  en  gros  caractères,  l'inscription  sui- 
vante ; Marias  Barbissou,  le  sauvage  de  Beau- 
caire. Parfois  on  avait  ajouté  à la  main  ; Vive 
le  sauvage!  vive  le  héros  de  Beaucaire  ! et  je 
lus  même  : A bas  Gastambide ! 

L’épicier,  qui  avait  exposé  dans  sa  devanture, 


J'abordai  poliment  le  chef  de  gare. 


entre  des  paquets  de  bougies  et  des  boîtes  de 
sardines,  artistement  étagées,  la  photographie 
du  « Sauvage  »,  agrémentée  de  cette  dernière 
inscription,  était,  à coup  sûr,  un  Barbissouste  ; 
il  s’avança  sur  le  seuil  de  sa  boutique  et,  avec 
une  familiarité,  toute  méridionale,  me  dit  : 

— Hein!  vous  le  regardez,  c’est  lui! 

— J’espère  bien,  répondis-je,  le  voir  au 
naturel,  et  je  vais  de  ce  pas  chez  M.  Barbis- 
sou. 

— Vous  êtes  étranger,  je  le  vois,  s’écria 
l’épicier,  vous  ne  savez  peut-être  pas  où  i'. 
demeure,  je  vais  vous  y conduire. 

Et  il  me  fit  signe  de  le  suivre. 

Tout  en  marchant,  l’épicier  me  disait  : 

— Depuis  que  notre  Marius  est  de  retour,  il  y 
a plus  de  joie  à Beaucaire  qu’il  n’y  en  a dans 
tout  l’univers. 

— C’est  à ce  point  là? 

— C’est  comme  je  vous  le  dis. 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


I9fi 


— En  effet,  vous  paraissez  bien  contents, 
fis-je  observer. 

— Eh  oui!  nous  sommes  contents;  il  y avait 
trop  longtemps  que  ceux  (le  Tarascon  nous 
échauffaient  les  oreilles  avec  leur  Tnrtarin...  on 
n'entendait  parler  que  de  ce  Tartarin;  nous 
autres  de  Beaucaire  nous  n'étions  rien  du  tout., 
c’était  à ne  plus  passer  le  pont...  Maintenant  le 
vent  a tourné,  leur  Tartarin  est  vieux,  usé,  il 
ne  peut  même  plus  voyager,  et  nous  avons, 
nous  autres,  notre  sauvage  ; celui-là  en  a vu 
des  pays!...  et  il  faut  l’entendre  raconter  ses 
voyages,  cela  vous  transporte  d’enthousiasme. 
Quand  je  pense  que  le  maire,  ce  cornichon  de 
Gastambide,  lui  a refusé  la  grande  salle  de  la 
mairie,  je  pourrais  sortir  de  ma  peau!... 

— Et  pourquoi  votre  sauvage  voulait-il  la 
grande  salle  de  la  mairie? 

— Té!...  C’était  pour  nous  réunir  dans  cette 
salle.  Marius  devait  nous  raconter  ses  aven- 
tures... Mais  voilà,  Gastambide  n’a  pas  voulu, 
et  depuis  ce  temps  il  ne  cesse  de  faire  des 
misères  à notre  sauvage...  Ah!  si  je  le  tenais 
en  ce  moment  comme  je  vous  tiens... 

— Lâchez-moi,  monsieur  l'épicier,  vous  me 
serrez  à m’étouffer  et  vous  me  secouez  comme 
un  prunier!  Sapristi...  vous  n’y  allez  pas  de 
main  morte... 

— Eh  bien  ! je  le  mettrais  la  tête  en  bas  dans 
un  tonneau  de  mélasse  ! 

— Voyons...  calmez-vous...  je  ne  suis  pas 
Gastambide. 

— Vous  avez  de  la  chance,  car  j’ai  voué  une 
haine...  mortelle  à ce  magistrat  municipal  qui 
empêche  les  autres  de  danser  en  rond  et  de 
s’amuser.  Gastambide  n’est  pas  du  Midi,  c’est 
un  homme  du  Nord,  un  rien  du  tout...  il  n’a 
pas  de  rate...  c’est  un  trouble  fête...  Mais  nous 
voici  devant  la  maison  de  Barbissou,  le  célèbre 
inventeur  de  la  pâle  pectorale  des  princes  de 
Zanzibar  et  du  sirop  dépuratif  des  Radjahs,  je 
vous  laisse...  sans  adieu,  hein?  je  m’appelle 
Thomassin  et  suis  tout  à votre  service. 

— Merci  etsans  rancune,  lui  dis-je  en  ouvrant 
la  porte  de  la  pharmacie  de  1"  classe  où  le  nom 
de  Jérôme  Barbissou  s'étalait  en  lettres  d’or. 
Au  bruit  de  la  sonnette.  Un. petit  homme,  entre 
deux  âges,  gros  et  rond  comme  une  futaille,  au 
teint  coloré  et  dont  les  petits  yeux  pétillaient  de 
malice  et  de  bonne  humeur  sous  des  bésicles 
à larges  verres,  qui  lisait. le  journal,  assis  dans 
son  comptoir,  leva  la  tête  et  me  regarda  par 
dessus  ses  lunettes.  Voyant  sans  doute  que  je 
n’étais  pas  de  Beaucaire,  il  se  leva  à demi  en 
retirant  sa  calotte  de  velours  à gland  d’or,  cequi 
me  permit  d’apercevoir  un  crâne  aussi  reluisant 
et  dépourvu  de  cheveux  qu’une  bille  d’ivoire. 

Je  m’avançai  vers  lui  sans  répondre  à son 
salut,  tout  en  tirant  de  mon  portefeuille  la 
lettre  qu’il  m’avait  adressée  et  je  lui  demandai  : 


— Vous  êtes  bien  M.  Barbissou,  pharmacien 
de  1”  classe? 

Il  me  regarda  tout  étonné  et  répondit  : 

— Eli!  qui  voulez-vous  donc  que  je  sois?  est- 
ce  que  je  ressemble  au  Grand-Turc? 

— Puisque  vous  êtes  M.  Barbissou,  vous 
reconnaissez  cette  lettre? 

— Té!  c’est  la  lettre  que  j’ai  envoyée  à ce 
monsieur... 

— Ce  monsieur,  c'est  moi,  et  je  trouve  que 
vous  n'êtes  pas  poli,  et  je... 

Mais  je  n’eus  pas  le  loisir  d’achever;  le  phar- 
macien Barbissou  s’était  précipité  dans  mes 
bras  en  s’écriant  : 

— Ah!  c’est  vous  le  monsieur  de  Paris...  et 
vous  venez  de  Paris  exprès  pour  voir  notre 
sauvage...  ah!  mon  cèr  ami,  comme  c’est  gen- 
til ..  c’est  un  triomphe  pour  notre  cause... 
je  vais  faire  venir  Roumegueyre...  et  nous 
allons  rédiger  un  article  pour  le  Progrès. 
Gastambide  n’a  qu’à  se  bien  tenir...  voilà  ce 
que  nous  allons  dire...  oui  voilà...  tenez...  quel- 
que chose  comme  cela  : » Un  des  plus  illustres 
écrivains  de  la  capitale,  délégué  par  la  presse 
parisienne  tout  entière,  porteur  des  sympathies 
de  tous  les  habitants  du  Nord  de  la  France  pour 
le  sauvage  de  Beaucaire,  désireux  de  protester 
contre  les  procédés  inqualifiables  du  sieur  Gas- 
tambide... est  venu  pour  assister  à la  seconde 
audition  des  voyages  de  Marius  Barbissou...  « 

— Mais  je  ne  suis  le  délégué  de  personne  et 
je  ne  porte  rien  du  tout!  m’écriai-je.  Qu’est-ce 
que  vous  me  racontez  là?  je  ne  connais  pas  les 
procédés  de  Gastambide... 

J’aurais  aussi  bien  fait  de  crier  dans  le 
désert,  le  pharmacien  Barbissou  ne  m’écoutait 
pas.  Planté  au  milieu  de  la  pharmacie,  il  gesti- 
culait et  lançait  d'une  voix  sonore,  — avec  cet 
accent  pétillant  de  Beaucaire,  qui  réchauffe  et 
transporte,  cet  accent  inimitable,  dont  je  vou- 
drais pouvoir  ponctuer  ce  récit  afin  de  lui 
donner  toute  sa  saveur  locale.  — les  phrases 
ronflantes  de  son  prochain  article  : les  bocaux 
s'entrechoquaient  et  les  fioles  en  vibraient  sur 
les  étagères.  Il  s’arrêta  enfin,  s’épongea  le  front 
et  me  dit,  cette  fois  bien  posément,  d’un  ton 
convaincu  : 

— C’est  un  coup  de  massue  pour  Gastam- 
bide, il  n’en  reviendra  pas.  . 

— Puisque  cela  vous  fait  plaisir,  cela  m'est 
égal,  répondis-je,  mais  je  lie  comprends  rien  à 
toutes  vos  histoires  et  je  ne  veux  pas  être  mêlé 
à vos  luttes  intestines. 

— Après  tout,  vous  avez  raison,  me  dit-il,  je 
ne  vous  demande  pas  de  prendre  tout  de  suite 
parti  pour  l’un  ou  pour  l’autre,  vous  resterez 
neutre  pour  l’instant...  comme  la  Suisse...  mais 
je  ne  vous  donne  pas  vingt-quatre  heures  pour 
devenir  un  ardent  Barbissousle. 

(A  saiore). 


E.  P. 


MASTER  PUNCH  ET  SA  FEMME  JUDY 


197 


Master  Punch  et  sa  femme  Judy  < f»)'. 


Scaràmo u ch e . — Hallo ! Mr.  Punch,  qu'est-ce 
que  vous  avez  fait  à mon  pauvre  chien  ? 

Pl’NCH  (reculant  devant  le  bâton  et  se  tenant  dans  le  coin 


air  populaire-  Il  atteint  Scaramouche  d’un  léger  coup, 
comme  par  accident). 

Scaramouche.  — Vous  jouez  très  bien, 


de  la  scène).  — Ah î mon  bon  ami!  Comment  I Mr.  Punch;  maintenant,  laissez-moi  essayer 

aussi.  Je  vous  donnerai 
une  leçon  de  violon  (il 

prend  le  bâton  et  danse  sur  le 
môme  air,  portant  à Punch 
un  rude  coup  en  arrière  de 

la  tête).  Voilà  de  la  douce 
musique  pour  vous! 

Punch.  — Je  n'aime 
pas  votre  jeu  autant 
que  le  mien  Laissez- 
moi  jouer  encore  (il 

prend  le  bâton  el  danse  comme 
auparavant;  tout  en  dansant, 
il  va  derrière  Scaramouche 
et,  d’un  coup  violent,  lui  enlève 
tout  net  la  tête  de  dessus 
les  épaules) . Comment 
Mr.  Punch  et  Mrs  Judy.  troUVeZ-VOUS  cet  ail’-Cl, 

mon  bon  ami?  C’est  de 


allez-vous?  Je  suis  content  de  vous  voir  si 
bien.  (A  parti  Je  voudrais  vous  voir  bien  loin, 
avec  votre  vilain  grand  bâton. 

Scaramouche.  — Vous  avez  battu  et  maltraité 
mon  pauvre  cliien , 

Mr.  Punch! 

Punch.  — Il  a meurlri 
et  maltraité  mon  pauvre 
nez,  M.  Scaramouche. 

Qu'avez-vous  là,  mon- 
sieur?... 

Scaramouche.  — Où? 

Punch.  — Dans  votre 
main? 

Scaramouche.  — Un 
violon. 

Punch.  — Un  violon! 

Quelle  jolie  chose  c’est, 
un  violon  ! Savez-vous 
en  jouer,  de  ce  violon? 

Scaramouche.  — Venez 
ici  ; je  vais  essayer  ! 

Punch.  — Non  ; je  vous 
remercie,  je  puis  très  bien  entendre  la  musique 
là  où  je  suis. 

Scaramouche.  — Alors  vous  essayerez  vous- 
même.  Savez-vous  jouer? 

Punch  (venant  vers  lai).  — Je  n’en  sais"  rien, 
tant  que  je  n’ai  pas  essayé.  Laissez-moi  voir! 

(Il  prend  le  bâton  et  va  et  vient  lentement,  en  chantant  un 


| douce  musique,  hein?  Hi!  hi!  hi!  (Riant  et  jetant 
au  loin  le  bâton).  Vous  n’entendrez  plus  jamais  un 
autre  air,  aussi  longtemps  que  vous  vivrez, 
I mon  garçon  ! (Il  chante  en  dansant  l'air  de  « Mal- 


Mr.  Punch  et  le  « policcmau  ». 

borough  »,  ou  quelque  autre,  puis  appelle).  Judy!  Jlldy! 

ma  chère  Judy!  ne  pouvez-vous  répondre, 
ma  chérie? 

Judy  (en  dehors).  — Bon  ! Qu’est-ce  qu’il  vous 
faut,  Mr.  Punch? 

Punch.  — Venez  ici,  j’ai  besoin  de  vous  ! 

Si  Punch  a besoin  de  Judy.  Judy  est  peu 


1.  Voir  le  n°  360  du  Petit  Français  illustré,  p.  186. 


198 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


empressée,  car  elle  connaît  le  personnage;  elle 
s’en  méfie  et  répond  à ses  empressements  pai- 
lles railleries  narquoises  ; alors  Punch  demande 
le  Baby,  et,  cette  fois,  Judy  obéit  : elle  va 
chercher  l'enfant.  Punch  exulte. 

Tout  d'abord.  Punch  dorlote  avec  amour  le 
poupon,  le  berce,  lui  chante  ses  plus  jolies 
chansons  et  joue  avec  lui. 

.Mais  aux  agaceries  do  son  papa,  Baby  ne 
tarde  pas  à répondre  par  des  cris. 

Punch.  — Qu'est-ce  qu'il  y a?  Pauvre  petit  ! Il 
a mal  au  cœur,  je  crois  bien  (l'entant  crie,  Punch 
essaie  de  le  distraire.  Il  s'assied,  et  le  berce  sur  ses  genouxj. 
Cher  petit!  (appelant)  Judy!  l’enfant  a mal  au 
cœur  ! 

L’enfant  continue  à crier,  et  Judy  ne  vient 
pas  ; alors  le  coquin  change  de  ton,  et  comme 
le  petit  «rie  toujours,  il  le  cogne  plusieurs  fois 
contre  le  mur;  l'enfant  hurle  de  plus  belle; 
alors,  en  eolère.  Punch  le  jette  par-dessus  bord, 
parmi  les  spectateurs,  en  disant  : 

« Allez  au  diable,  méchant,  criard,  insup- 
portable enfant!  » 

Et  content  de  son  haut  fait,  il  chante  et  danse 
de  plus  belle. 

Judy  revient  et  réclame  le  petit.  C’est  une 
scène  terrible. 

« Où  est  l’enfant?  demande  Judy. 

--  Parti;  il  est  allé  dormir! 

Je  l'ai  entendu  crier.  Où  esl-il  ? 

— Comment  le  saurais-je? 

- Je  vous  ai  entendu,  vous  faisiez  crier  le 
pauvre  mignon... 

— Je  l'ai  jeté  par  la  fenêtre. 

A ce  tranquille  aveu,  Judy  éclate  en  impré- 
cations et  pleure,  mais  veut  se  venger. 

<■  Oh!  vous  êtes  un  cruel,  un  horrible 
brigand!  Je  vais  vous  faire  payer  cela!  » 

Elle  sort,  et  revient  bientôt  avec  un  bâton, 
passe  derrière  Punch  et  le  frappe  à la  tète 
pendant  qu’il  n’y  prend  pas  garde. 

Le  brigand  demande  grâce,  mais  en  vain. 
Judy,  furieuse,  le  poursuit,  le  frappe  à coups 
redoublés,  en  criant  : 

i.  Méchante,  cruelle  brute  ! Je  vous  appren- 
drai à jeter  mon  enfant  par  la  fenêtre  ! » 

Alors  Punch  reprend  l’offensive,  se  jette  sur 
Judy,  lui  arrache  le  bâton,  et  tape  dessus  à son 
tour;  Judy  est  bientôt  à terre,  — c’est-à-dire  la 
tète  sur  la  plate-forme  du  théâtre  ; mais  elle 
continue  â résister. 

Punch,  continuant  i frapper.  Je  pense  que  je  vous 
rendrai  bientôt  calme! 

Judy,  levant  encore  in  tête  ■ Non  ! 

Punch  ln  frappe  de-nouveau,  et  les  coups  se  suivent  jus- 
qu’à ce  que  Judy  reste  sans  vie  Maintenant,  SÎ  VOUS 
êtes  satisfaite,  je  lé  suis  aussi,  (s'apercevant  qu'elle 
ne  bouge  plus).  Là,  allons-nous  en,  Judy,  ma  chère. 
Je  ne  vous  battrai  pas  davantage  ; personne  ne 
veut  votre  mort;  c’est  seulement  pour  rire. 


Avez-vous  pris  le  mal  de  tête?  Allons!  — (n 
pousse  le  corps  du  bout  de  son  bâton,  et  dit)  : Perdre 
une  femme  c’est  gagner  une  fortune. 

Et  le  premier  acte  finit,  le  rideau  tombe  sur 
le  corps  gisant  de  l’infortunée  Judy. 

Le  second  acte  débute  par  l’apparition  solen- 
nelle du  magistrat,  qui  se  promène  lentement, 
et  tout  à coup,  sur  le  milieu  de  la  scène, 
s’arrête  : son  cou  à ressort  s'allonge  jusqu’à 
ce  qu'il  paraisse  aussi  long  que  le  reste  du 
corps.  Tout  le  monde  a vu  cela  à Guignol,. et 
chacun  sait  le  fou  rire  qui  prend  les  enfants 
devant  ce  spectacle. 

Punch,  d’ailleurs,  poursuit  le  cours  de  ses 
.coquineries  ; après  une  course  à cheval,  il  tombe 
et,  se  croyant  tué,  il  appelle  à l'aide;  un  doc- 
teur arrive. 

Tandis  que  le  docteur,  penché  sur  lui. 
cherche  son  mal  avec  sollicitude.  Punch  lui 
met  le  doigt  dans  l'œil.  Le  docteur  se  sauve 
en  criant  : » Mon  œil,  mon  œil  ! » et  le  scélérat 
reste  en  scène,  dansant  et  chantant  : 

— Le  docteur  est  simplement  un  âne,  mes- 
sieurs, de  penser  que  je  me  sois  cassé  comme 
verre,  messieurs  ; je  suis  seulement  tombé 
sur  l'herbe,  messieurs. 

Mais  tandis  que  Punch  danse  et  se  réjouit  de 
ce  bon  tour  joué  à son  ami  le  docteur,  celui-ci 
entre  avec  un  grand  bâton,  et  en  administre  de 
solides  raclées  à son  diable  de  client. 

— Qu’est-ce  que  cela,  docteur? 

— Une  médecine,  monsieur  Punch,  une 
médecine  pour  votre  mal. 

— Je  n'aime  pas  cette  médecine;  elle  me 
donne  mal  à la  tète. 

— C'est  que  vous  n'en  avez  pas  pris  assez. 
En  voilà  encore... 

Et  le  docteur  le  poursuit  de  tous  les  côtés  du 
théâtre  : à la  fm  il  le  tient  dans  un  coin  et  le 
corrige  do  main  de  maître.  Mais  Punch,  dans 
un  effort  désespéré,  arrache  lo  bâton  au  doc- 
teur, et  à son  tour  le  poursuit,  le  frappe,  jus- 
qu'à ce  que  mort  s'en  suive. 

Alors,  joyeux  et  triomphant,. il  commence  un 
vacarme  terrible  avec  une  grosse  clochette; 
un  officier  intervient  pour  le.  faire  taire  : cela 
incommode  les  voisins.  Après  un  dialogue 
encore  facétieux,  un  combat  s'engage,  et  c'est 
encore  un  cadavre  à la  charge  de  Mr.  Punch. 

Dans  le  bon  vieux  drame,  Punch  triomphait 
ainsi  successivement  de  la  justice  humaine,  du 
juge  et  du  bourreau  - voire  même  du  diable. 
Mais  aujourd’hui  le  sentiment  de  l’équité 
domine  celui  de  la  révolte;  Punch  baisse  la 
tète  devant  le  « policeman  » qui  lui  demande 
compte  de  ses  scélératesses  et  il  finit  par  rece- 
voir une  bonne  correction.  Rien  no  réjouit  les 
enfants  comme  cela,  nous  a dit  un  des 
meilleurs  « montreurs  de  poupées  ». 

A.  L. 


L industrie  de  la  laine  : machines  a peioner  et  a carder. — On  no  se  figure  pas  l'importance  de  certaines  «le  nos  usines  de  tissage-  Quelques-unes  d'entre  elles  occupent  plus  de 
700  ouvriers  ou  ouvrières,  l.e-.  salles  de  tissage  '.uses  li  ml  à bout  auraient  une  longueur  de  six  kilomètres  et  certaines  de  ces  «ailes  «Viennent  sur  *"  mètres  l.a.  au  milieu  d'un  \ icarnio 
assourdissant,  fonctionnent  plus  de  200  métiers  de  tissa je,  pendant  que  HOOO  broches  peignent  sans  interruption  la  lame  nécessaire.  Chaque  malin,  un  millier  de  kilogrammes  de  lame  entrent  à la 
fabrique,  cl  chaque  soir  le  lissage  en  rend  une  quantité  à peu  près  égale 


LA  LAINE 


200 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


La  laine  (Fin)1. 


Certains  des  fils  sont  trop  grands,  d’autres 
trop  petits;  quelques-uns  se  cassent;  d’autres 
se  nouent.  Vite  voici  une  autre  machine, 
la  machine  d'étirage  qui  doublera  les  lils,  com- 
pensera les  inégalités  et  nousdonneraun  ruban 
bien  égal. 

Notre  laine  a déjà  pris  un  aspect  séduisant  ; 
mais  que  diriez-vous  si  vos  vêtements  vous 
salissaient  et  s’engluaient  à vos  doigts?  Que 
diriez-vous  si  les  machines  encrassées  s'arrê- 
taient brusquement  ? il  faut,  encore  une  fois, 
faire  la  toilette  de  la  laine.  On  va  la  débarrasser 
de  son  huile  en  laplongeant  dans  une  eau  chaude 
et  savonneuse.  C'est  ce  qu'on  nomme  le 
lissage. 

Le  ruban  passe  maintenant  sous  la  peigneuse 
qui  ne  conserve  que  les  mèches  d’égale  lon- 
gueur, les  assemble  en  rubans  uuiformes  et 
laisse  tomber  en  dessous  les  fils  trop  longs  ou 
trop  courts.  Ce  résidu  s'appelle,  en  terme  de 
métier,  la  bloitsse.  Mais,  dans  une  industrie  bien 
entendue  rien  ne  se  perd.  Ces  blousses  seront 
vendues  au  dehors  et  serviront  à fabriquer  les 
fils  cardés. 

Est-ce  fini  cette  fois?  Non,  car  un  vêtement 
ainsi  fabriqué  serait  d’un  tissu  grossier  qui  vous 
écorcherait  cruellement.  Pour  que  le  ruban  soit 
d'une  finesse  extrême,  on  l’étirera  de  nouveau, 
trois  ou  quatre  fois  encore,  pour  avoir  un  tilde 
laine  digne  de  vous  habiller. 

Maintenant  voici  venir  enfin  le  tissage.  Ces 
rubans  enroulés  autour  de  bobines  seront  dis- 
posés sur  des  roues  que  l’on  appelle  des  rouis. 
Chacun  d’eux  sera  passé  à travers  un  autre  fil 
disposé  transversalement  et  qu'on  désigne  sous 
le  nom  de  lame.  Il  faudra  encore  nouer  et  ren- 
trer les  lils  récalcitrants  qui  tenteraient  de  s’af- 
franchir de  l’alignement.  Enflnl'ouvrier  s'assied 
en  face  du  métier  ainsi  disposé  ; une  navette 
circule  à travers  le  voile  léger  des  fils;  dans 
quelques  heures  l’étoffe  pourra  être  expédiée 
aux  tailleurs  qui  l'attendent. 

Si  vous  avez  bien  compté,  cela  fait  quatorze 
opérations  successives  qu'a  dû  subir  la  laine 
depuis  le  jour  ou  elle  a été  arrachée  du  dos  du 
mouton  jusqu'au  moment  où  elle  fait,  sous 
forme  d’étoffe,  son  entrée  dans  le  monde;  qua- 
torze opérations  qui  ont  demandé  une  vingtaine 
de  mains  différentes  et  qui  toutes  ont  contribué 
à peigner,  à lustrer,  à égaliser,  à Mer  et  à tisser 
le  ruban.  Quand  bien  même  les  opérations  se 
succéderaient  sans  interruption,  il  faudrait  au 
moins  dix  jours  pour  fabriquer  la  moindre 
pièce  d’étoffe.  En  réalité,  on  compte  beaucoup 


plus  le  temps  ; ce  n'est  guère  qu’après  un  mois 
que  l’étoffe  est  prête  à être  livrée. 

On  raconte  cependant,  qu'à  l’exposition  de 
Vienne  de  1873,  un  ('dateur  a pu  fabriquer  à 
l'empereur  d'Autriche  un  costume  complet  en 
onze  heures  et  quelques  minutes.  Le  souve- 
rain, après  avoir  vu  la  laine  brute  qui  devait 
servir  à cette  confection,  assista  à ses  bril- 
lantes et  rapides  métamorphoses  et  put,  le  soir 
même,  revêtir  le  costume  attendu.  L’histoire 
ne  dit  pas  qu'il  fut  bien  solide  et,  dans  tous  les 
cas,  ce  sont  là  jeux  de  prince. 

On  ne  se  figure  pas  l’importance  de  certaines 
de  nos  usines  de  tissage.  Quelques-unes  d’entre 
elles  occupentplus  de720  ouvriers  ououvrières. 
Les  salles  de  tissage  mises  bout  à bout  auraient 
une  longueur  de  six  kilomètres.  Là,  au  milieu 
d’un  vacarme  assourdissant,  fonctionnent  plus 
de  200  métiers  de  tissage,  pendant  que  U 000 
broches  peignent  sans  interruption  la  laine 
nécessaire.  Chaque  matin,  un  millier  de  kilos 
de  laine  entrent  à la  fabrique,  et  chaque  soir  le 
tissage  en  rend  une  quantité  à peu  près  égale. 

Quelle  activité!  Au  centre  de  l’usine,  une 
machine  immense  s’essouffle  avec  une  hâte  fié- 
vreuse pour  distribuer  la  force  motrice  néces- 
saire pour  activer  toutes  les  broches  et  mettre 
en  mouvement  tous  les  métiers.  La  vapeur 
actionne  une  roue  colossale  sur  laquelle  tourne 
pendant  des  heures  une  courroie  de  dimensions 
gigantesques,  et  cette  vapeur,  force  invisible, 
commande  à toute  l'armée  d’ouvriers.  C’est  là 
que  liât  le  cœur  de  cet  organisme  compliqué. 
Que  la  machine  s'arrête  et  tout  devient  silen- 
cieux et  mort,  qu’elle  se  mette  en  marche,  et 
tout  reprend  sa  vie.  L'humble  flocon  de  laine  lui 
doit  sa  transformation.  Devenu  étoffe  brillante 
et  bigarrée,  il  quittera  l’usine,  courra  le  monde 
et  les  aventures.  Elle  finira  un  jour,  suivant  les 
hasards  de  la  destinée,  dans  la  garde-robe  d'un 
millionnaire  ou  sur  le  dos  d’un  nègre  perdu  au 
centre  de  l'Afrique.  C.  G. 


1.  Voir  lo  na  369  du  Petit  Français  illustré,  p.  187. 


LES  FREDAINES  DE  MITAIZE 


201 


Les  fredaines  de  Mitaize  isvite j’. 


Durant  les  quelques  jours  que  M.  Servaize 
resta  aux  Molières,  il  trouva  en  Madeleine 
une  aide  habile,  toujours  prête,  jamais  lasse; 
et,  comme  il  la  remerciait,  elle  sourit  ; 

— Cela  me  connaît,  les  enfants  malades, 
Monsieur;  j'ai  cinq  frères  et  sœurs,  ils  ont 
tous  eu  la  rougeole,  et  je  les  ai  soignés. 

— Mais  ceci  est  plus  grave  que  la  rougeole, 
mademoiselle;  vous  pourriez  gagner  la  maladie 
et  en  conserver  des  traces. 

— Bail  ! dit-elle  gaiment,  vous  me  dites  cela 
pour  me  faire  peur  et  me  renvoyer,  mais  je  ne 
m'en  irai  pas  ; M-  Le  Mauduy  aurait  bien  trop 
d'ouvrage,  et  j'aimerais  mieux  cent  fois  être 
malade  que  la  sentir  se  fatiguer  toute  seule. 

Il  n'msista  plus,  comprenant  qu'il  finirait 
parla  blesser,  et  ces  pénibles  jours  se  passèrent 
sans  que  Madeleine  consentît  à prendre  plus 
de  quelques  heures  de  repos  ; enfin,  une  détente 
se  produisit  dans  l’état  fiévreux  de  la  malade  : 
l'éruption  d'abord  avortée  envahit  tout  le  corps 
avec  une  rare  violence  ; mais , si  le  visage 
boursoufflé  de  Mitaize  était  devenu  horrible, 
au  moins  le  danger  était  écarté.  M.  Servaize 
partit  rassuré  — il  ne  pouvait  rester  davantage 
— mais,  lorsqu'il  embrassa  Mitaize  en  lui  pro- 
mettant de  revenir  dans  quelques  jours,  elle 
lui  dit  ; 

— Embrassez-moi . papa,  voulez-vous'?  et 
dites  à Dany  que  je  ne  serai  plus  jamais  vani- 
teuse, ni  méchante;  je  sais  bien  que  ma  laide 
figure  ne  l’empêchera  pas  de  m'aimer. 

— Ta  laide  figure  se  guérira,  ma  mignonne, 
et  très  vite  même,  à condition  que  tu  ne  com- 
mettes pas  d’imprudence.  Je  compte  sur  ta 
promesse,  ma  chère  petite  fille  ; je  veux  pou- 
voir dire  à ta  maman  quelles  lionnes  résolu- 
tions tu  as  prises,  cela  lui  fera  tant  de  plaisir! 

— Vous  reviendrez,  papa? 

— Oui,  dans  huit  jours  et,  peut-être,  si  ta 
maman  va  bien,  te  l'amènerai-je. 

Mitaize  tint  parole.  Elle  n’essaya  pas  une 
seule  fois  de  désobéir,  bien  qu'elle  en  eût  assez 
souvent  envie  ; elle  n'eût  pas  été  lâchée 
d'essayer  si  l'une  des  fantaisies  difficiles  a 
contenter,  dont  elle  était  coutumière,  avait 
chance  de  révolutionner  la  maison,  mais  elle 
il 'osa  pas  ; M-  Lé  -Mauduy  avait  une  façon  si 
douce  et  en  même  temps  si  ferme  de  dire  : non, 
que  Mitaize  sentait  bien  que  toute  insistance 
serait  inutile.  Quant  à Madeleine,  elle  n’était 
que  la  suppléante  de  sa  maîtresse  et  ne  faisait 
rien  sans  la  consulter. 

Par  un  changement  étonnant,  la  personne 
que  Mitaize  préférait  avoir  près  d'elle,  c'était 


l’oncle  Jean  : lui  seul  la  soulevait  doucement, 
lui  seul  lui  donnait  volontiers  un  peu  de  raisin 
. ou  un  quartier  d’orange  pour  apaiser  sa  soif  ; 
■ de  temps  en  temps,  il  lui  racontait  une  histoire. 
Oli!  ces  histoires,  si  amusantes,  si  drôles, 
Mitaize  en  raffolait,  et,  s'il  n'était  pas  resté 
entre  eux  le  souvenir  de  certaines  choses 
désagréables,  ils  eussent  été  vraiment  très 
bons  amis. 

Lui,  n'avait  pas  l’air  de  se  souvenir,  mais  elle 
se  souvenait  trop,  et,  sans  un  reste  de  mau- 
vaise honte,  elle  aurait  essayé  de  savoir  s'il 
lui  en  voulait  beaucoup. 

Un  jour,  la  convalescence  étant  en  bonne 
voie,  on  avait  installé  la  petile  dans  un  grand 
fauteuil  devant  la  fenêtre  ouverte  ; M"”  Le 
Mauduy,  son  tricot  a la  main,  ses  lunettes  sur 
le  nez,  agitait  ses  aiguilles  comme  si  elle  eût  dû 
fournir  de  bas  tout  le  village  ; devant  la  maison, 
Madeleine  étendait  du  linge  dans  le  pré;  Yermer 
emmanchait  une  bêche,  pendant  que  Jack,  la 
tète  penchée,  suivait  tous  ses  mouvements. 

Dans  la  forêt  touchée  par  l’automne,  des  tons 
rouillés  marquaient  la  place  des  hêtres  au 
milieu  des  sapins  d'un  vert  noir,  et,  dans  l’air 
pur.  les  moucherons  dansaient  au  soleil  ; les 
poules  bigarrées  gloussaient  en  ramenant  leui 
couvée  ; les  abeilles  et  les  bourdons  filaient 
au-dessus  des  résédas  et  des  roses  du  jardinet, 
pendant  que  les  cigales  emplissaient  l'air  de 
leurs  stridentes  crécelles. 

Mitaize  s'enfonça  dans  son  fauteuil  d’un  air 
de  béatitude  : 

— Qu'il  fait  bon  ici  ! murmura-t-elle. 

Et.  tout  de  suite,  elle  se  repentit  d’avoir  parlé, 
en  remarquant  l'air  étonné,  quasi  incrédule  de 
la  vieille  dame,  et  surtout  le  sourire  de  l'oncle  ; 
ah  ! comme  il  avait  vite  retrouvé  sa  malice. 

Aussi  la  petite  fille  ne  put-elle  le  supporter, 
et  elle  répéta  avec  une  pointe  d'entêtement  : 

— Oui,  il  fait  bon...  Ne  riez  pas,  mon  oncle, 
je  sais  à quoi  vous  pensez...  à une  petite  fille 
très  sotte  et  très  méchante  qui  vous  a causé 
beaucoup  d’enuuis  et  qui  vous  en  cause  encore. 

Tante  Marie-Anne  laissa  tomber  son  tricot  et 
fit  semblant  d’essuyer  les  verres  de  ses  lunettes 
qui  n’en  avaient  pas  besoin,  mais  l’oncle,  très 
sérieux,  posa  sa  forte  main  brune  sur  l’épaule 
de  la  convalescente  ; 

— Ne  parlons  pas  des  ennuis  d'aujourd'hui, 
ma  mie,  ils  sont  finis,  puisque  te  voici  vail- 
lante , les  autres,  eli  bien  ! ils  sont  finis  égale- 
ment, puisque  tu  regrettes  de  nous  les  avoir 
donnés.  En  t'amenant  ici,  je  savais  que  tu  n'y 
venais  pas  de  bon  gré  et  je  n'ai  tendais  pas  la 


i.  v, 


le  n°  369  du  Petit  Français  illustré , p.  18.2 


202 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


moindre  reconnaissance  ; je  savais  que  notre 
compagnie  n'avait  rien  pour  te  plaire,  que  tu 
nous  prenais  pour  des  sauvages,  grâce  à cer- 
taines idées  vaniteuses  dont  tu  avais  la  tête 
farcie,  mais  tes  parents  espéraient  qu’un  séjour 
ici  te  serait  profitable  comme  à ton  frère,  je 
t’ai  donc  amenée  volontiers,  et  ce  qui  devait 
arriver  est  arrivé.  Après  t’être  ennuyée  beau- 
coup, tu  t'habitues  à nos  vieilles  figures,  tu  ne 


— Ah  ! ah  ! tu  ne  serais  pas  fâchée  de  retrou- 
ver monsieur  ton  frère.  Il  n’aura  la  clé  des 
champs  que  dans  huit  jours;  d’ici  là,  tu  ne 
pourras  tourmenter  que  Madeleine  et  Fermer. 

— Mais  je  ne  les  tourmenterai  pas,  se  récria 
Mitaize,  ne  voulant  pas  qu’on  mît  en  doute  la 
sincérité  de  ses  résolutions. 

— Je  n’en  répondrais  pas,  fit  l’oncle,  mais 
tranquillise-toi,  je  n’exigerai  pas  la  perfec- 


On  avait  installé  Mitaize  dans  un  grand  fauteuil  devant  la  fenêtre  ouverte. 


te  déplais  plus  autant,  et  tout  est  bien  si  tu 
comprends  enfin  qu'on  peut  être  heureux  par- 
tout, même  sans  luxe,  sans  étalage  de  belles 
robes.  Il  suffit  de  faire  toujours  ce  qu’on  doit,  de 
s’accoutumer  à obéir,  ce  qui  paraît  terrible 
d'abord  et  qui  n’est  qu'une  habitude  comme  tant 
d’autres.  Tu  ne  te  sauveras  plus  maintenant, 
dit-il  en  caressant  la  blonde  tête  qui  se  baissait 
avec  confusion,  parce  que  tu  sais  qu'on  t'aime 
ici,  même  quand  on  te  gronde,  et  tu  ne  voudras 
plus  nous  causer  d'inquiétudes.  Pourtant, 
j’avoue  que  si  tu  n’avais  pas  été  malade,  je 
t'aurais  administré  à ton  retour,  une  fouettée 
d'importance. 

— Jean  !...  implora  tante  Marie-Anne. 

— C'est  bon,  c'est  bon,  lit  le  vieillard,  on 
peut  en  parler  puisque  la  maligne  pièce  nous 
a forcés  de  nous  occuper  d'elle  autrement 

. — Mon  oncle,  est-ce  que  Dany  ne  reviendra 
pas  bientôt? 


tion  en  un  seul  jour,  nous  saurons  nous 
contenter  d'une  sagesse  par  à peu  près;  sans 
cela,  gare  aux  rechutes. 

— Comme  vous  êtes  bon!  murmura-t-elle 
d'un  ton  câlin. 

— Tous  les  oncles  le  sont,  Mitaize. 

— Pas  tant  que  vous,  oncle  Jean'. 

— Flatteuse,  va,  dit-il,  c’est  que  moi,  je  suis 
trop  laid,  tu  sais  bien,  alors  il  faut  que  je  me 
le  fasse  pardonner. 

— Oh!  mais,  vous  n’êtes  pas  toujours  bon, 
s’écria-t-elle,  ainsi,  vous  ne  l'êtes  pas  du  tout 
en  ce  moment,  quand  j'ai  dit  cela,  j’espérais 
vous  fâcher  et  je  croyais  vous  faire  repartir 
sans  nous. 

Tante  Marie-Anne  souriait. 

— J'ai  toujours  pensé  que  tu  te  corrigerais, 
Mitaize,  il  était  impossible  de  supposer  que  tu 
conserverais  ce  détestable  caractère,  cela 
n'était  pas  naturel. 


LES  FREDAINES  DE  MITAIZE 


203 


— J'étais  toujours  méchante  chez  nous, 
dit-elle  avec  franchise  ; d’abord,  c’est  la  faute 
de  Fanny  Dorgebert  : elle  est  si  menteuse,  si 
colère  que  je  l’imitais  un  peu  trop.  A présent, 
c'est  fini,  je  dirai  à maman  le  vilain  tour  que 
sa  mère  nous  a joué  et  je  ne  la  verrai  plus, 
puis  toutes  mes  amies  le  sauront. 

— Et  tu  réponderas  à un  mauvais  procédé 
parmi  autre?... 

— C'est  bien  juste,  n'est-ce  pas,  ma  tante? 


— Juste...  peut  être,  mais  pas  digne  le  moins 
du  monde  de  ta  sagesse  toute  neuve. 

— Ah!  c’est  vrai,  fit-elle  ennuyée,  eh  bien! 
je  ne  dirai  rien  à mes  amies,  mais  je  ne  fré- 
quenterai plus  Fanny,  je  ne  pourrais  pas  m’em- 
pêcher de  lui  dire  son  fait. 

— Tu  feras  ce  que  dira  ta  maman,  petite,  elle 
ne  demande  qu’à  le  garder  près  d'elle  et  à te 
voir  devenir  raisonnable  et  bonne. 

(A  suivre.)  P.  F. 


Boîte  aux  lettre*  — L'éminent  M.  Polyxène 
Biltentoqae,  professeur  d’astronomie  physiologique 
irrationnelle  à l'École  normale  supérieure  d'apiculture, 
a bien  voulu  nous  communiquer  la  lettre  suivante 
qu'il  vient  de  recevoir.  Nous  lui  en  adressons,  au  nom 
des  lecteurs  du  Petit  Français  illustré,  nos  sincères 
remerciements. 

Monsieur  et  illustre  maître, 

La  dernière  lois  que  j'ai 
eu  l'honneur  de  vous  voir 
il  votre  laboratoire,  nous 
sommes  tombés  d'accord 
pour  reconnaître  que  cette 
lin  du  dix-neuvième  siècle 
était  marquée  par  une 
éruption  vraiment  prodi- 
gieuse d'inventions  et  de 
découvertes. 

11  semble  que  la  Science 
Moderne  veuille  procéder 
par  bonds.  La  nature  ne  lait 
pas  de  sauts  (si  ce  n’est  avec  un  o),  dit  un  adage 
scientifique,  mais  la  science  ne  se  gêne  pas 
pour  exécuter  d’extraordinaires  cabrioles  en 
avant. 

Eli  bien!  j’apporte  aujourd'hui  ma  contri- 
bution au  trésor  scientifique  du  dix-neuvième 
siècle  expirant!  Je  veux  que  vous  soyez,  cher 
et  illustre  maître,  le  premier  informé  dune 
découverte  dont  vous  ne  méconnaîtrez  certai- 
nement pas  l'immense  portée. 

J ai  trouvé  le  moyen  de  fixer  et  conserver  le 
feu  et  la  flamme  en  les  portant  à la  congé- 
lation dans  un  appareil  frigorifique  spécial, 
et  de  les  découper  ensuite  à la  scie  mécanique 
en  tablettes  de  vingt-cinq  centimètres.  Ces 
tablettes  de  flamme,  désormais  incombustibles, 
mises  dans  des  boîtes  en  fer  blanc,  comme 
les  sardines,  sont  prêtes  à être  expédiées  par 
colis  postal  ou  autrement. 

Pour  se  servir  de  mes  conserves  de  feu  de 
bois,  charbon  ou  chandelle,  il  suffit  de  les 
mettre  réchauffer  trois  minutes  au  bain-marie; 
elles  durent  ensuite  indéfiniment,  sans  usure 
très  appréciable,  une  tablette  de  flamme 
pouvant  faire  tout  un  hiver. 

Vous  voyez  d'ici  les  avantages  : économie 


formidable  pour  le  chauffage  et  l’éclairage, 
facilité  de  transport  précieuse  pour  les  voyages 
dans  les  régions  polaires,  propreté,  etc. 

Le  gouvervement  lapon,  mis  par  des  indis- 
crétions de  laboratoire  au 
courant  de  mes  recherches, 
m'offre  déjà  des  sommes  et 
des  honneurs  considérables, 
des  croix  de  commandeur  de 
tous  ses  ordres  enrichis  de 
diamants  en  givre,  une  statue 
équestre  en  neige  éternelle  à 
ériger  dans  sa  capitale,  sur 
une  grande  place  publique, 
au  milieu  du  cercle  polaire  illuminé  par  mon 
procédé,  etc.,  si  je  consens  à lui  réserver  les 
cinquante  mille  premières  tablettes  de  flamme. 

Avec  le  noble  dédain  du  lucre  qui  me  carac- 
térise, j'ose  le  dire,  je  laisserai  à une  société 
par  actions  le  soin  d'exploiter  ma  décou- 
verte, me  contentant  d'une  simple  prime  de 
75  millions  pour  la  première  année. 

J’ai  fixé  à votre  intention  la  flamme  d’une 
pipe  que  vous  recevrez  par  ce  courrier.  Elle 
pourra  vous  durer  deux  ans,  mais  n’oubliez  pas 
de  la  mettre  d’abord  trois  minutes  au  bain-marie. 

Veuillez  agréer,  Monsieur  et  illustre  maître, 
l’assurance  de  mon  profond  respect. 

Théodule  Asenbrouck, 
do  l' Académie  des  sciences  de  Flvssemugue. 

Ci-joint  mon  portrait  photographié  que  vous 
m’avez  demandé  pour  votre  laboratoire. 


26  mars  1896 


204 


LE  PETIT  EU  ANC  AIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


La  doyenne  «les  elmttes.  — Après  Je 
doyen  des  chiens,  que  nous  avons  signalé  derniè- 
rement, la  doyenne  des  chattes.  Celle-ci  est 
encore  plus  âgée  que  celui-la.  Née  en  18G8,  elle 
compte,  en  effet,  aujourd'hui  vingt-huit  hivers,  et 
ronronne,  à l’heure  qu’il  est,  dans  la  loge  de  son 
maître,  le  concierge  du  palais  national  de  Ram- 
bouillet. Cette  vénérable  bête  a,  parai L-il , encore 
bon  pied,  bon  œil  et,  à l’occasion,  assez  bonne 
dent  pour  croquer  les  souris  qui  passent  à sa 
portée. 

« * 

Un  volcan  à vendre.  — Dans  quelques 
jours,  annonce  un  journal  anglais,  en  la  salle  des 
ventes  de  Tokenhouse-Yard,  a Londres,  sera  mise 
aux  enchères  la  montagne  de  Vulcano,  le  fameux 
volcan  de  l’archipel  des  îles  Lipari,  non  loin  des 
côtes  de  la  Sicile. 

Il  paraît,  ajoute  sérieusement  l'informateur, 
que,  contrairement  à l’usage,  l’objet  de  la  vente 
ne  figurera  pas,  au  préalable,  dans  la  salle 
d’exposition  de  l’établissement. 

* 

Une  noce  imnt»g,i'ucli<iiic.  — Une  noce, 
comme  on  en  voit  rarement,  a été  dernièrement 
célébrée  à Plouhinec,  dans  le  département  des 
Côtes-du-Nord.  Elle  a duré  trois  jours,  et 
douze  cents  personnes  y assistaient. 

Aux  nombreux  repas  qui  ont  été  servis,  cette 
armée  d’invités  a consommé  36  veaux,  3 bœufs, 
15  sacs  de  pommes  de  terre,  400  pains  de  6 livres, 
le  tout  arrosé  de  25  barriques  de  cidre. 

Et  pourtant  le  grand-père  de  la  mariée  n’a  pas 
pu,  dit-on,  s’empêcher  de  s’écrier:  « Mes  enfants, 
tout  cela  n’est  rien  à côté  des  noces  bretonnes 
d’autrefois  ; de  mon  temps  on  avait  bon  appétit, 
tandis  qu’aujourd’hui  mes  convives  ont  mangé 
comme  des  petits  oiseaux!  » 

* 

r x * * 

Une  !>cpinici*c  (lan§  une  oreille.  — A 

l’automne  dernier,  une  fillette  de  sept  ans,  dont  le 
père  habite  Bellegarde-Coupy, dans  l’Ain,  se  four- 
rait dans  l’oreille  des  graines  de  platane.  Depuis 
ce  moment  elle  ne  s'était  aperçue  de  rien  ; mais, 
ces  jours  derniers,  elle  ressentit  de  violentes  dou- 
leurs dans  l’oreille  et  dut  garder  la  chambre  : 
c’était  une  graine  qui  venait  de  germer.  Les 
parents  ne  lurent  pas  peu  surpris,  en  effet,  de 
voir  dans  l’oreille  de  leur  enfant  une  jeune 
pousse  de  platane.  Le  père,  avec  beaucoup  de 
précautions,  retira  cette  végétation  et  la  petite 
fille  n’éprouva  plus  aucune  douleur.  Mais  il  était 


temps,  car  la  plante  aurait  pu  causer  de  graves 
accidents.  — Celte  histoire  vraie  est  dédiée 
aux  enfants  désobéissants  qui  ont  la  manie  de 
s'introduire  toutes  sortes  d’objets  dans  labouche, 
dans  le  nez...  et  dans  les  oreilles. 

* 

* # 

maximes.  — Il  ne  faut  jamais  dire  d’une 
chose  raisonnable  qu’elle  est  impossible.  (C.  de 
Rému  s at.) 

On  compte  les  défauts  de  celui  qui  se  fait 
attendre. 

* 

r * * 

Economie  pratique.  — Dans  un  petit 
village  des  bords  de  la  Marne  éclate  un  incendie. 

On  court  à la  mairie. 

— M’sieu  le  maire,  vile  les  pompes!  Y a le 
feu  ! 

— Mes  pompes  ! s’écrie  le  maire  avec  stupé- 
faction, mes  pompes  neuves  !...  Pour  qu’on  me 
les  abîme...  merci  ! 

•* 

* * 

Entre  gourmets.  — Deux  fins  buveurs 
sont  à table.  Le  domestique  apporte  une  fiole 
couverLe  de  poussière  et  de  toiles  d’araignées. 
On  déguste  ce  vieux  vin  en  cherchant  son  âge. 
La  bouteille  se  vide. 

— Cette  fiole  a au  moins  quinze  ans,  dit  le 
premier. 

— Ah  ! dit  l’autre  avec  un  soupir,  elle  est  bien 
petite  pour  son  âge. 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Le  costume.  — A quelle  sorte  de  vêtement 
Robespierre  a-t-il  laissé  son  nom  ? 

* 

* * 

Aritlimcti«iiic  amusante.  — Huit  per- 
sonnes conviennent  de  dîner  ensemble  tous  les 
jours,  jusqu’à  ce  qu’elles  se  soient  assises  à table 
en  épuisant  toutes  les  manières  possibles  de  varier 
l’ordre  des  convives. 

Combien  de  fois  doivent  dîner  ensemble  ces 
huit  personnes? 

* 

* * 

Problème  nlplinbèt iifiic.  — Trouvez  un 
mot  contenant  les  cinq  voyelles  avec  une  seule 
consonne. 

* 

* * 

Calembredaine.  — Quel  est  le  contraire 
d’un  ver  de  vase? 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMERO 
I.  Question  littéraire. 

Dans  la  locution  « Au  bout  de  l’aune  faut  le  drap  »,  le  mot 
faut  no  vient  pas  du  verbe  falloir , mais  du  verbe  faillir,  dont 
il  est  une  forme  ancieu'no,  et  qui  signifie  être  au  bout,  au 
terme.  Par  conséquent,  co  proverbe  veut  dire  : A force 
d'auner,  do  mesurer,  on  arrive  au  bout  do  la  pièce  do  drap 
— et,  dans  un  sens  figuré,  — toutes  choses  ont  leur  fin. 

I.  Étymologie. 

Plessis-lès-Tours  est  un  village  d'Indre-et-Loire,  situé  à un 
kilomètre  au  sud  de  Tours.  Ou  y voit  les  restes  d'un  château 
fameux  où  résida  et  mourut,  en  1483,  le  roi  Louis  XI. 

Daus  ce  nom,  lès  est  mis  pour  le:,  préposition  ancienne 
signifiant  : à coté  de,  proche  de,  tout  contre;  co  qui  s’explique 
bien  ici.  d après  la  courte  distance  qui  sépare  Le  Plessis  de 


Tours.  On  disait  do  même  autrefois  : Saint-Denis-lez-Paris. 
Lez  à le:  signifiait  côte  à côte. 

III.  Les  36  zéros. 

0 0 0 0 0 0 

0 0 X X 0 0 

oxoxo  0 

o X X 0 0 0 

0 0 0 0 0 0 

0 0 0 0 0 0 

IY.  Calembredaine. 

Centaine  (cent  rt). 

Le  Gerant  .-Maurice  TARDIEU. 


Toute  demande  de  chantjemenl  d'adresse  doit  être  accompar/née  de  l'une  des  dernières  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8’  année.  — N”  371 . 


10  centimes. 


4 avril  1896. 


LE 


Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L'ABONNEMENT 

Part  du  1«' 


LTV  AN,  SIX  FRANCS 

de  chaque  mois. 


Armand  COLIN  & C ",  éditeurs 

5.  rue  de  Hc/îères,  Paris 


ÉTR  ANGER  Tfr  — PAR  AIT  CHAQUE  S AMEDI 

Tous  droits  réservés. 


Les  fredaines  de  Mitaiz9.  — Les  demoiselles  Drancy  accompagnaient  Mi  laize  au  cours. 


206 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Les  fredaines  de  Mitaize  (Suite)'. 


A ce  moment,  maître  Jack,  fatigué  de  sa 
longue  station  près  de  son  maître,  s'en  vint  en 
sautillant  vers  la  maison  et  sauta  sur  l'appui 
de  la  fenêtre,  juste  comme  Mitaize  achevait  de 
parler. 

« Mitaize  ! Mitaize!  »,  cria-t-il  en  se  rengor- 
geant. 

La  petite  avait  étendu  la  main,  au  risque  de 
recevoir  un  coup  de  bec,  mais  Jack,  tout  à fait 
bon  prince,  se  plaça  gravement  sur  le  bras  de 
son  fauteuil  pour  becqueter  plus  à l’aise  cer- 
taines miettes  de  biscuit  qu’il  avait  aperçues. 

— Le  pauvre  oiseau  ne  m’en  veut  plus, 
dit-elle,  et  toi,  Yermer,  tu  n'es  plus  fâché?... 

Yermer  rougit. 

— Non,  mademoiselle,  je  ne  peux  pas  rester 
fâché  contre  vous,  ce  serait  offenser  mes  maî- 
tres, mais,  sur  le  moment,  quand  j’ai  lait  courir 
tout  le  monde  jusqu'au  Spitzemberg,  rapport 
à ce  que  vous  m'aviez  dit,  j’ai  joliment  enragé. 
Çà,  c’était  encore  pis  que  d’avoir  tordu  le  cou 
à Jack;  vous  me  preniez  pour  une  bête,  sauf 
respect,  mademoiselle,  et  voyez-vous,  on  a son 
petit  amour-propre.  Je  ne  pouvais  pas  croire 
cela  de  vous,  et  je  m’entêtais  à vous  chercher 
là-bas,  si  Georget  ne  m’avait  point  dit... 

11  s'arrêta  et  se  mordit  les  lèvres. 

— Qu’est-ce  qu’il  t’a  dit,  Georget?  voyons. 

Devant  l’embarras  de  Yermer,  M.  Le  Mauduy 

prit  la  parole  : 

— Eh  bien!  ma  mie,  Georget  a dit  tout  sim- 
plement à Yermer  : Ta  M"*  Mitaize  qui  te  fait 
croire  qu'elle  vient  ici  doit  être  ailleurs,  c’est 
une  mauvaise  gale,  et  voilà!... 

Mitaize  se  souleva,  furieuse  : 

— Georget  me  le  paiera!  cria-t-elle;  puis,  se 
reprenant  : 

— 11  me  le  paierait,  si  je  n'étais  pas  changée, 
corrigea-t-elle,  et  c’est  heureux  pour  lui  que  je 
le  sois,  parce  qu’il  verrait,  le  polisson! 

— Bravo,  Mitaize,  fit  la  voix  de  Daniel  qui 
arrivait  par  les  prés  sans  avoir  été  aperçu. 

Et  comme  M.  Le  Mauduy  voulait  gronder. 

— Ne  grondez  pas,  mon  oncle,  je  vais  repar- 
tir tout  de  suite,  si  vous  voulez,  mais  je  suis 
venu  vous  chercher,  Martial  est  malade,  il 
ne  l’avoue  pas,  tant  il  a peur  d’être  obligé  d'in- 
terrompre son  travail;  alors  j’ai  obtenu  la 
permission  de  vous  prévenir;  devant  vous,  il 
n’osera  pas  nier  et  il  se  soignera. 

M.  Le  Mauduy  se  leva  : 

— J’espère  que  ce  n’est  rien  de  grave,  dit-il. 

— H travaille  trop,  mon  oncle,  pour  ne  pas 
perdre  une  minute  de  son  mois  d’études;  j’ai 


\ beau  faire,  je  suis  joliment  dépassé.  Mais,  j’ai 
pensé  à vous  demander  une  chose...  je  crois 
que  cela  le  guérirait  et  que...  je  ne  m’en  trou- 
verais pas  plus  mal... 

— Qu’est-ce  que  c’est,  mon  garçon? 

— Ce  serait  de  le  laisser  au  collège  tout  à 
fait;  s'il  était  sûr  de  pouvoir  y achever  ses 
classes,  il  ne  se  tuerait  plus  à travailler  nuit 
et  jour,  comme  il  l’a  fait  depuis  notre  entrée  et 
alors...  j’aimerais  à rester  interne  avec  lui. 

— Toi  ! s’exclama  Mitaize  au  comble  de  la 
surprise,  c’est  toi  qui  veux  être  interne,  mais 
tu  te  sauveras  par-dessus  les  murs  au  bout 
d’un  mois  ! 

— Jamais  de  la  vie;  quand  tu  n’es  pas  là, 
riposta-t-il,  je  ne  fais  pas  la  moitié  de  sottises, 
tu  le  sais  bien,  et  si  j’ai  Martial  avec  moi,  je 
n'en  ferai  plus  une  seule,  c’est  un  bon  garçon, 
lui,  il  vaut  mieux  que  Fritz  Dorgebert,  et  Paul 
Drancy  et  tous  les  autres. 

— Nous  verrons,  nous  verrons,  dit  l’oncle; 
en  attendant,  je  vais  toujours  le  voir;  dis  à 
.Madeleine  de  nous  accompagner,  il  ne  faut  pas 
effrayer  ses  parents  sans  raison,  mais  on  peut 
compter  sur  .Madeleine. 

Daniel  était  déjà  dans  le  pré  et,  lorsqu'il 
reparut  avec  la  jeune  fille,  Mitaize  appela 
celle-ci  : 

— Veux-tu  bien  prendre  mon  jeu  d’histoire 
de  France,  Madeleine?  tu  diras  à Martial  que  je 
le  lui  donne. 

— C’est  trop  beau,  mademoiselle,  il  ne  voudra 
pas. 

— Mais  je  veux  qu'il  l'aie,  moi,  tu  lui  diras 
que  cela  me  fait  plaisir  de  le  lui  donner; 
recommande  lui  aussi  de  se  bien  soigner,  pour 
que  l’année  prochaine,  tout  le  monde  se  trouve 
ici  bien  portant. 

— Tu  reviendras  donc  l’an  prochain?  fit 
M“*  Le  Mauduy,  dès  qu’elles  furent  seules.... 

— A moins  que  vous  ne  me  vouliez  plus, 
tante. 

— Je  te  voudrai  toujours,  mignonne,  tu  le 
sais  bien. 

— Dites,  tante  Marie-Anne,  est-ce  que  vous 
ne  pourriez  pas  vous  passer  de  Madeleine? 
maman  serait  si  contente  de  l’avoir,  et  moi,  qui 
l’aime  beaucoup,  je  suis  sûre  que  je  serais  plus 
sage  avec  elle  qu’avec  une  nouvelle  bonne  que 
je  ne  connaîtrais  pas  du  tout. 

La  vieille  dame  l’embrassa  : 

— Quand  ton  père  arrivera, je  lui  en  parlerai, 
petite,  mais  il  faut  te  coucher  et  bien  dormir 
en  attendant. 


1 Voir  lo  n“  370  du  Petit  Finançais  illustre,  p.  201. 


LES  FREDAINES  DE  MITAIZE 


207. 


Mitaize  regagna  docilement  sa  chambre  et 
son  lit  où  elle  ne  trouva  que  de  beaux  rêves, 
résultat  naturel  du  contentement  de  soi-même 
qu'elle  éprouvait  et  des  bonnes  résolutions 
qu’elle  avait  prises. 

Le  plus  grand  calme  régna  les  jours  suivants 
dans  la  maison  des  Matières.  .Martial,  qui  n’avait 
souffert  que  d'un  excès  de  travail,  était  de 
retour,  en  mémo  temps  que  Daniel,  qu'on  rap- 
pelait pour  ]ouir  d'un  reste  de  vacances. 

Lorsque  M™  Servaize  arriva  avec  son  mari, 
ce  fut  une  grande  joie  pour  elle  de  retrouver 
Dany,  fortifié  par  le  bon  air  de  la  montagne, 
Mitaize,  un  peu  maigre  encore  mais  très  gran- 
die, la  mine  raisonnable  d'une  petite  personne 
bien  élevée,  si  différente  de  la  Mitaize  tapageuse 
et  volontaire  d’autrefois,  que  M.  Servaize  déclara 
bien  haut  qu  on  la  lui  avait  changée. 

Après  quelques  jours  passés  ensemble, 
Mitaize  devait  reprendre,  seule  avec  ses  parents, 
la  route  de  Paris,  car  Daniel  persistait  dans  sa 
résolution  et  accompagnait  Martial  au  collège 
de  Saint-Dié. 

I inspecteur  des  forêts  obtenait  bourse  entière 
pour  le  jeune  Claudel  et  M.  Servaize  se  char- 
geait du  trousseau  ; le  plus  grand  désir  du  brave 
enfant  était  satisfait  et  Daniel  se 
réjouissait  de  sa  joie. 

La  discipline,  qu'il  avait  haïe, 
ne  lui  inspirait  plus  la  moindre 
crainte,  tant  l’émulation  en  mas- 
quait les  côtés  pénibles  ; l'an- 
cienne paresse  avait  disparu 
avec  les  anciens  anus  et  les 
anciens  plaisirs,  et,  si  Daniel 
persévérait,  on  pou- 
vait bien  augurer  de 
l'avenir. 

Mitaize,  malgré  son 
changement  appa- 
rent, donnait  encore 
des  inquiétudes  a 
M1"*  Servaize,  qui  ne 
pouvait  la  croire 
guérie  de  sa  ridicule 
vanité,  de  sa  déso- 
béissance habituelle. 

Que  deviendraient 
ses  bonnes  résolu- 
tions lorsqu'elle  se 
retrouverait  avec  ses  anciennes  compagnes  ?... 

Jusqu'alors,  aux  reproches  de  sa  mère, 
Mitaize  n’avait  jamais  répondu  que  par  des 
cûlineries  et  par  des  promesses  vite  oubliées  et 
personne  ne  pouvait  prévoir  si  le  mieux  d'au- 
jourd'hui serait  durable '?  Elle  en  parlait  un  soir, 
assise  devant  la  maison  avec  le  vieux  couple, 
tandis  que  Mitaize  aidait  Daniel  et  Martial  à 
tendre  des  plateaux  dans  le  pré,  au  bord  du 
ruisselet,  pour  la  pêche  aux  écrevisses  : 


— Voici  nos  vacances  finies,  soupira-t-elle. 
Si  du  moins  Mitaize  continuait  à être  docile! 
Mais  elle  ne  le  sera  dIus  hors  d'ici,  j'en  ai  peur. 


M utre  Jack  sauta  sur  1 appui  rtc  la  fenêtre. 


— Pourquoi  donc,  ma  nièce?  interrompit  le 
vieillard.  Vous  pouvez,  dès  a présent,  l'accom- 
pagner et  la  surveiller;  quand  vous  ne  le  pour- 
rez pas,  faites-vous  suppléer  par  Madeleine; 
lors  même  que  l’enfant  regimberait  un  peu, 
tenez  bon,  elle  vous  en  respe.ctera  davantage. 
Tant  qu  elle  s'est  laissé  dominer  par  de  mau- 
vaises amies,  elle  est  allée  d'instinct,  à ce  qui 
l'amusait  : la  toilette,  les  réunions,  les  papo- 
tages. Elle  était  en  train  de  se  rendre  insup- 


208 


LE  PETIT  FRAN 


portable;  maintenant  elle  s'est  placée  à un 
autre  point  de  vue  : elle  a connu  de  pauvres 
gens,  honnêtes,  lions,  parfaitement  estimables; 
elle  s’est  d'abord  étonnée  de  n’ètre  au  milieu 
d’eux  qu’une  petite  1111e  comme  les  leurs, 
sachant  des  choses  que  celles-ci  ignorent,  mais 
ignorant  aussi  beaucoup  de  choses  nécessaires 
que  les  autres  connaissent.  Sa  maladie  a été 
une  grande  leçon  ; il  s’est  fait,  dans  son  esprit, 
tout  un  petit  travail  dont  je  ne  suis  pas  mécon- 
tent. Elle  est  violente,  orgueilleuse,  mais  ne 
manque  pas  de  droiture;  laissez-la  reprendre 
sa  vie  ordinaire  et  attendez. 

Huit  jours  plus  tard,  Mitaize,  rentrée  à Paris, 
retournait  au  cours  sous  la  surveillance  de 
Madeleine  et  y retrouvait  ses  amies.  Laure 
Drancy  se  précipita  à sa  rencontre  et,  dans  le 
premier  l'eu  des  causeries,  personne  ne  remar- 
qua l’air  embarrassé  de  Fanny  Dorgebert. 

.Mais  comme  Mitaize  ne  fit  aucune  allusion  à 
leur  dernière  rencontre,  la  grande,  fille  reprit 
vile  son  aplomb;  elle  n'était  pas  loin  de  penser 
que  Mitaize,  humiliée  du  misérable  équipage 
dans  lequel  ses  amies  avaient  pu  la  voir,  lui 
saurait  plutôt  gré  de  ne  pas  rappeler  l'incident. 
Mais  Laure  et  Hermine  Dranç.y  avaient  entre- 
pris le  récit  de  leurs  vacances  : elles  avaient 
noué  des  relations  avec  une  famille  installée 
à Villers  tout  près  d'eux,  on  s'était  promis  de 
se  voir  souvent... 

— Et  toi,  Mitaize,  à quoi  as-tu  passé  ton 
temps  dans  les  Vosges  ? 

— J'ai  eu  la  scarlatine,  répondit  Mitaize  que 
ces  questions  ennuyaient  passablement. 

— Oh!  quel  ennui...!  on  aurait  dit  que  tu 
avais  un  mauvais  pressentiment,  tu  sais,  tu  11e 
comptais  pas  t'amuser. 

— Je  me  suis  pourtant  bien  amusée,  répondit 
la  petite,  je  n'ai  été  malade  qu’à  la  fin. 

— C’est  donc  pour  cela  que  tu  ne  m'as  pas 
écrit?  Aussi  je  n’ai  pas  pu  donner  ton  adresse 
à Fanny  qui  me  la  demandait. 

— Elle  n’en  a pas  eu  besoin,  nous  nous 
sommes  vues  quand  même,  répondit  Mitaize 
avec  un  peu  d'énervement. 

Fanny  avait  pincé  ses  lèvres  minces. 

— C’est  une  bien  jolie  excursion  que  les 
Molières,  pour  les  gens  qui  ne  s'y  arrêtent  pas, 
du  moins;  des  futaies  splendides,  des  points 
de  vues  ravissants,  mais  pas  l'ombre  de  confor- 
table; comment  tes  parents  ont-il  pu  vous 
envoyer  là?  Que  pouviez-vous  devenir  dans  un 
pareil  endroit.  Je  comprends  que  tu  te  sois 
sauvée,  Mitaize,  car  tu  te  sauvais,  n’est-ce  pas 
quand  nous  t’avons  rencontrée? 

Mitaize  était  devenue  écarlate...  Cette  peste 
de  Fanny...  Elle  eut  envie  de  lui  lancer  quelque 
phrase  «pertinente,  mais  elle  se  contint: 

— Tout  le  monde  a été  parfait  pour  nous, 
dit-elle  avec  simplicité,  et  nous  nous  y sommes 


Ç AIS  ILLUSTRÉ 


trouvés  si  bien  que  nous  y retournons  l'année 
prochaine;  Je  dis  nous,  c’est  moi  qu'il  faut 
dire  puisque  Daniel  a prié  papa  de  l’y  laisser, 
il  est  interne  au  collège  de  Saint-Dié. 

— Vraiment  ! fit  Laure  Drancy,  mes  frères 
vont  regretter  de  perdre  leur  copain  ; heureuse- 
ment, M"“  Darlot  ont  un  frère  avec  qui  Paul  est 
très  bien,  il  Ta  invité  à venir  le  voir  à Sceaux, 
on  ira  en  bande  au  premier  jour  pour  inau- 
gurer la  pelouse  du  tennis. 

— Ce  n'est  pas  aux  Molières  qu’on  pourrait 
installer  un  jeu  quelconque,  remarqua  Fanny. 
Mitaize  a beau  dire,  sa  mère  a été  positivement 
barbare  de  l’y  envoyer. 

Cette  fois,  Mitaize  éclata.  Elle  avait  assez  du 
mensonge  et  des  vilenies  qu’il  entraîne,  il 
fallait  qu’elle  avouât  la  première  de  ses  sot- 
tises, celle  qui  en  avait  inspiré  tant  d’autres 
et  que,  jusqu’alors,  Daniel  et  l’oncle  seuls 
connaissaient. 

— Je  ne  suis  pas  allée  du  tout  chez  des  gens 
vulgaires  ou  mal  élevés,  dit-elle,  j’étais  chez 
un  oncle  et  une  tante  de  maman,  et  j’ai  tout  à 
fait  honte  de  n’avoir  osé  le  dire  à personne 
quand  je  suis  partie.  Je  vous  entendais  toutes 
parler  de  villas,  de  châteaux,  et  aller  dans  une 
simple  ferme  m'humiliait  si  fort  que  je  n’ai 
pas  voulu  reconnaître  que  nous  serions  chez 
des  parents.  Daniel  m'en  a fait  assez  de 
reproches,  mais  je  me  suis  entêtée  ; il  m’écoute 
toujours,  Danv,  vous  savez,  alors,  il  s’est  tu. 

— Et  dans  laquelle  de  ces  horribles  maisons 
étiez-vous?  demanda  Fanny  avec  une  appa- 
rente commisération. 

— Dans  la  plus  horrible  sans  doute,  fit  Mitaize 
narquoise,  une  hutte  véritable  que  l’oncle  a 
jugée  indigne  d'abriter  ta  précieuse  personne, 
puisqu'il  ne  t'a  pas  offert  d’y  entrer,  bien  qu'il 
soit  le  plus  hospitalier  des  hommes.  Je  ne  sais 
que  depuis  peu  combien  il  a ri  quand  vous  lui 
avez  offert  un  pourboire. 

En  ce  moment,  Mitaize  se  tourna  vers  Made- 
leine immobile  : 

— Tu  étais  là  quand  il  est  rentré,  toi,  dit- 
elle,  n’est-ce  pas  qu’il  s’est  moqué  devant  tante 
Marie-Anne  des  personnes  qui  l’avaient  pris 
pour  un  bûcheron? 

— C’est  vrai,  mademoiselle,  mais  M.  Le  Mau- 
duy  a dit  que  ces  dames  pouvaient  très  bien 
se  tromper  en  le  voyant  vêtu  de  sa  blouse  et 
chaussé  de  gros  souliers  ; l’habit  fait  quel- 
quefois le  moine,  vous  savez,  mademoiselle, 
et  des  étrangers  ne  pouvaient  pas  savoir. 

— Alors,  ce  n’était  pas  un  bûcheron,  le 
bonhomme  à qui  nous  avons  parlé,  c'était  ton 
oncle?  dit  Fanny  piquée  des  sourires  des  autres 
jeunes  filles.  Mes  compliments,  Mitaize,  tu  as 
des  gens  distingués  dans  ta  famille... 


IA  TOUR  DE  LONDRES 


209 


La  Tour  de  Londres. 


La  Tour  de  Londres  vue  do  la  Tamise.  — Brouillard  du  malin.  (Dessin  médit,  d'après  nature,  par  A.  Bobioa). 


La  capitale  de  l'Angleterre  a conservé  sa 
Bastille,  la  célèbre  Tour  de  Londres,  qui  remonte 
à Guillaume  le  Conquérant.  C'est,  à bien  des 
titres,  le  plus  intéressant  de  ses  monuments, 
celui  qui,  au  centre  de  la  ville  moderne,  dans 
le  tourbillon  commercial  et  industriel  battant 
ses  vieilles  pierres  avec  les  eaux  de  la  Tamise, 
évoque  les  siècles  les  plus  rudes  de  l’histoire 
d' Angleterre,  mille  souvenirs  et  bien  des  som lires 
légendes. 

Sur  les  bords  du  fleuve,  entre  la  Cité  qui 
brasse  tant  de  milliards  d'affaires  et  les  Docks 
où  tout  aboutit,  dans  les  fumées  de  tant  de 
navires  venus  de  toutes  les  mers  du  globe,  une 
masse  de  pierre  colossale  surgit,  une  tour 
carrée  énorme,  entourée  d’une  ceinture  d’autres 
tours  plus  petites,  quoique  encore  importantes, 
reliées  par  un  mur  crénelé  qu'eutoure  un 
large  fossé.  C'est  la  Tower  of  London , jadis 
forteresse,  palais  et  prison  d'État  tout  à la 
fois,  aujourd'hui  arsenal  historique  et  musée. 
Que  de  drames  a-t-elle  vus  et  combien  d'événe- 
ments se  sont  déroulés  dans  ses  murs  ! 

Il  y eut  d’abord,  dit-on,  une  forteresse 
romaine  sur  ce  point.  Le  duc  Guillaume  de 
Normandie,  pour  s'établir  fortement  dans  sa 
conquête,  construisit,  vers  1078,  le  formidable 
donjon  carré  appelé  la  Tour  Blanche,  par  les 
soins  d'un  de  ses  compagnons  de  la  conquête, 
l’évêque  de  Rocbester,  vaillant  guerrier  et 
ingénieux  architecte  militaire.  Les  successeurs 
de  Guillaume  modifièrent  la  forteresse,  appor- 
tèrent des  changements  ou  des  adjonctions 
considérables  suivant  les  progrès  de  l’art  mili- 


taire. Un  autre  évêque,  gouverneur  de  la  Tour, 
une  centaine  d’années  après  sa  construction, 
agrandit  fortement  ses  défenses  extérieures. 
Puis,  dans  la  suite  des  âges.  Henri  III,  Édouard  l" 
et.  d’autres  ajoutèrent  . ucore  des  murailles  et 
des  tours  à celles  qui  déjà  donnaient  une  si 
imposante  physionomie. 

L’ensemble  de  la  forteresse  actuelle  couvre 
un  énorme  espace  ; son  rempart  continu,  cré- 
nelé ou  percé  de  larges  embrasures  où  s'allon- 
gent des  gueules  de  canons,  est  flanqué  de 
douze  grosses  tours,  différentes  de  structure  et 
de  force,  presque  toutes  surmontées  ou  accom- 
pagnées de  tourelles  carrées. 

Dans  l'intérieur,  autour  de  la  Tour  Blanche 
qui  occupe  le  centre,  à la  façon  des  donjons  de 
la  première  époque  du  moyen  âge,  se  groupent 
des  édifices  nombreux,  maisons  de  fonction- 
naires, casernements,  magasins  de  l’armée,  et 
une  église. 

L’entrée  de  la  Tour  est  à l'angle  sud-ouest, 
donnant  sur  la  Tamise,  à la  Lions  gale.  Porte 
des  Lions,  ancien  emplacement  de  la  ménagerie 
que  les  rois  entretenaient  à la  Tour  et  qui  fut 
conservée  par  tradition  presque  jusqu'à  notre 
époque  Passé  la  Porte  des  Lions,  on  se  trouve 
devant  la  Middle  Tower , ouvrage  avancé  situé 
cil  dehors  du  fossé  et  formant  un  beau  massif 
de  deux  tours  rondes  et  deux  tours  carrées,  en 
arrière  desquelles  un  pont  de  pierre  franchille 
fossé  et  aboutît  à la  Tour  Byward,  seconde 
porte  entre  deux  sombres  tours  rondes,  magni- 
fique repoussoir  pour  les  Unitermes  rouges 
des  soldats  de  garde  ou  pour  les  gardiens  de 


210 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


la  Tour  avec  qui  Ton  fait  ici  connaissance. 

C'est  un  petit  corps  particulier  composé  de  I 
vieux  soldats,  dont  l'organisation  et  l’uniforme  | 


datent  du  temps  de  S.  M.  Henry  VIII,  le  roi 
Barbe-Bleue,  prince  magnifique  qui  lulta  de 
somptuosités  avec  François  I"  de  France,  au 
Camp  du  Drap  d'Or.  Ce  corps,  les  Yeomen  de  la 
garde,  était  alors  composé  de  gentilshommes  ; 
ce  sont  maintenant  de  vieux  guerriers  dont  les 
barbes  blanches  cadrent  parfaitement  avec  les 
antiques  et  sévères  maçonneries.  Ils  sont  vêtus 
d'un  large  pourpoint  rouge  et  portentsurla  poi- 
trine les  trois  fleurs  emblématiques  delà  Grande- 
Bretagne,  surmontées  de  la  couronne  royale  :1a 
rose  d'Angleterre,  le  chardon  d'Écosse  et  le 
trèfle  d'Irlande.  Des  bas,  des  souliers  A rosettes 
rouges  et  blanches,  une  collerette  plissée  et  un 
chapeau  seizième  siècle  complètentle  costume. 

Les  braves  gardiens  de  la  Tour  qu’on  ren- 
contre sous  quelque  voûte  sombre,  appuyés 
sur  leur  pertuisane,  donnent  l'illusion  de  figures 
du  moyen  âge  que  le  temps  n'aurait  pas  osé 
toucher  dans  leur  forteresse.  Il  est  vrai  qu’ils  ne 
portent  ce  vieil  uniforme  au  complet  que  dans 
les  grands  jours  et  que,  le  plus  souvent,  ils 
revêtent  sous  le  pourpoint  un  simple  pantalon 
noir  qui  leur  retire  de  leur  majesté. 

Le  nom  populaire  de  ces  gardiens  est  Bee- 
featers,  nom  étrange  qui  signifie  littéralement 
«>  mangeurs  de  bœuf  »,  mais  qui  n'est  qu'une 
corruption  du  mot  français  buffetier  (attaché  au 
service  de  la  table,  du  buffet),  vieux  souvenir 
du  temps  où  les  mots  et  les  usages  de  France 
étaient  en  honneur  à la  cour  d’Angleterre. 

Le  gouverneur  de  la  forteresse  porte  le  titre 
de  Connétable  de  la  Tour.  C’est  généralement  un 
grand  personnage,  qui  se  contente  du  titre  hono- 
rifique et  fait  remplir  ses  fonctions  par  le  Lieu- 
tenant de  la  Tour.  Les  vieux  usages,  à la  Tour, 
sont  aussi  soigneusement  conservés  que  les 


vieux  titres.  Chaque  soir,  à onze  heures,  le  gar- 
dien-chef à la  tète  d'une  patrouille  fait  la  ronde 
de  corps  de  garde.  Au  : Qui  va  là  ? dont  l'inter- 
pelle la  sentinelle  de  chaque  poste,  un  colloque 
s’engage.  Le  gardien-chef  répond  : « Les  clés. 

— Quelles  clés?  — Les  clés  de  Sa  Majesté  la 
Heine.  — Clés  de  la  Reine  passez,  tout  va  bien! 

— Dieu  bénisse  la  reine  Victoria.  — Amen  ! » 
répond  la  sentinelle. 

La  scène  est  fort  jolie.  Par  malheur  les  visi- 
teurs du  jour  ne  peuvent  avoir  l’agréable 
aubaine  de  cette  pittoresque  patrouille. 

Une  seconde  porte,  une  arcade  basse  et  som- 
bre, sous  la  Bloody-ïower  — la  Tour  Sanglante 

— donne  entrée  dans  l'enceinte  intérieure  ; 
nous  sommes  en  pleine  tragédie  avec  la  Tour 
Sanglante,  la  porte  nous  en  paraît  tout  de  suite 
plus  noire.  Suivant  la  tradition,  c'est  dans 
cette  tour  qu'én  1483  furent  assassinés  les 
enfants  d’Édouard  IV.  Un  drame  de  Casimir 
Delavigne,  un  tableau  de  Paul  Delaroehe 
ont  mis  ce  meurtre  fameux  dans  toutes  les 
mémoires. 

Ce  fut  un  des  plus  lamentables  épisodes  des 
longues  guerres  entre  les  deux  partis,  York 


et  Lancastre,  qui  s'arrachaient  successivement 
la  couronne. 

(A  suivre). 


A R. 


UNE  FAÇON  DE  VOYAGER  PEU  COMMUNE 


211 


Une  fnçoi»  «le  voyager  peu  eoinnnuie 

— Il  y a quelque  temps,  un  jeune  Indou  de 
quinze  ou  seize  ans  ayant  été  sévèrement 
grondé  par  ses  parents,  et  se  sentant  sans 
doute  la  vocation  des  grands  voyages,  avait 
résolu  de  quitter  la  maison  paternelle  et  de  se 
sauver  bien  loin.  L’enfant  habitait  Kulbarga; 
e'esl  une  ville  fort  impoi  taule  ou  passe  la 
ligne  ferrée  appelée  Chemin  de  fer  de  la  pénin- 
sule indienne  et  de  Madras,  et  qui  réunît 
Madras,  sur  la  côte  est,  à Bombay  sur  la  côte 
ouest.  Kulbarga,  ou  Gulbarga,  est  a moitié  che- 
min entre  ces  deux  villes. 

L'enfant,  persuadé  qu'il  saurait  bien  se  tirer 
d'affaire  dans  une  grande  cité  comme  Bombay, 
avait  décidé  de  s'y  rendre.  La  distance  était 
énorme,  des  centaines  de  kilomètres,  mais  le 
chemin  de  fer  était  là.  Toutefois  il  se  présentait 
une  légère  difficulté  : notre  jeune  Indou  n’avait 
pas  un  sou  dans  sa  poche  ou  plutôt  pas  un 
aima,  pour  employer  le  nom  d’une  monnaie  du 
pays,  qui  vaut  quelque  chose  comme  deux  sous. 

Ce  n’ét.ut  pas  pour  l’embarrasser.  11  pénètre 
sur  la  voie,  sans  qu'on  l’aperçoive,  ce  qui  est 
bien  facile  là-bas  ; il  se  glisse  sous  le  train  dès 
que  celui-ci  est  en  gare,  et,  au  moyen  de  ces 
amples  vêtements  que  portent  les  Orientaux, 


il  se  fait  un  espèce  de  siège  assez  peu  confor- 
table et  assurément  peu  sûr  sous  un  des 
xvagons,  en  attachant  ces  vêtements  aux  tiges 
métalliques  nombreuses  qui  se  trouvent  tou- 
jours sous  un  wagon  de  chemin  de  fgr.  Le 
train  part,  l’emportant  ainsi  accroché,  et  il  par- 
court une  distance  de  plus  de  300  kilomètres 
sans  qu’on  l’aperçoive  aux  arrêts  du  train. 
Cependant,  à la  station  de  Dixal, un  de  ces  em- 
ployés qui  se  promènent  le  long  des  voitures 
avec  un  long  marteau,  dont  ils  frappent  les 
roues  pour  s’assurer  qu'elles  ne  sont  pas  fêlées, 
aperçoit  un  bout  de  manteau,  lire  bon  gré  mal 
gré  de  sa  cachette  le  propriétaire  dudit  man- 
teau, et  le  remet  à la  police.  Notre  jeune  voya- 
geur fut  ramené  à sa  famille  après  une  semonce 
pour  s’être  fait  transporter  sans  payer  sa  place. 

Pareille  chose  est,  parait-il,  fréquente  dans 
l’Inde;  on  nous  a même  parlé  d’une  femme 
qu’on  a trouvée  assise,  entre  deux  wagons,  sur 
ces  espèces  de  gros  champignons  qu’on  appelle 
des  tampons  et  qui  empêchent  les  voitures  de 
se  choquer  violemment.  Quand  on  l’a  décou- 
verte, elle  avait  déjà  parcouru  au  moins  vingt 
kilomètres  dans  cette  position  aussi  dangereuse 
qu’incommode. 

D.  B. 


212 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Une  histoire  de  sauvage  (suite)'. 


Le  récit  du  pharmacien  Barbissou.  — La  foire 
de  Beaucaire.  — Le  colonel  Séraphin.  — L'acci-  | 
dent.  — Dévouement  de  la  famille  Barbissou.  — 
Horribles  angoisses!  — Utilité  des  toiles  de 
tente. 

— Ce  qui  vous  préoccupe  le  plus  pour  le 
moment,  continua  Barbissou,  c'est  de  savoir 
comment  Marius  est  devenu  un  sauvage.  Je 
vais  vous  raconter  cela,  il  11'est  que  dix  heures; 
nous  avons  le  temps;  vous  déjeunerez  avec 
nous,  hein'?  vous  verrez  notre  sauvage  et  vous 
assisterez  a la  conférence;  maintenant  que  je 
vous  tiens  je  ne  vous  lâche  plus. 

— Le  sauvage  n'est  pas  là,  demandais-je'? 

— Non,  il  est  allé  au  collège  pour  la  première 
lois  depuis  son  retour  et  je  suis  curieux  de 
savoir  ce  que  dira  M.  le  Principal  lorsqu'il  le 
verra  arriver  en  sauvage.  Ses  camarades  vont 
avoir  l'occasion  de  se  dilater  la  rate...  Mais  ne 
perdons  pas  notre  temps,  je  vais  vous  mettre 
au  courant  de  ce  qui  s'est,  passé. 

U'un  geste  amical,  le  pharmacien  Barbissou 
me  désigna  un  siège  dans  son  comptoir,  entre 
deux  bocaux  de  quassia  amara  et  de  boruscalix 
slronlinia  et,  après  s’être  mouché  bruyamment, 
commença  en  ces  termes  : 

- Je  ne  dirai  pas  que  la  haine  que  ce  Gastam- 
bide  nous  témoigne  remonte  dans  la  nuit  des 
temps,  ce  serait  aller  trop  loin,  et  bien  que  je 
sois  du  Midi,  je  neveux  rien  exagérer  ; mais  nous 
n'avons  pas  cessé  de  nous  combattre.  J'ai  mes 
partisans,  il  a les  siens;  depuis  quelques  années, 
cependant,  on  se  tenait  de  part  et  d'autre  sur  la 
défensive,  lorsque,  l'année  dernière,  à pareille 
époque,  l’accident  de  la  foire  est  venu  jeter  de 
l'huile  sur  le  feu,  et,  dès  que  nous  nous  sommes 
connus,  nous  sommes  tombés  en  arrêt  l'un 
devant  l'autre  comme  deux  coqs!  Ah!  ce  Gas- 
tambide,  si  je  le  tenais,...  si  je  le  tenais  comme 
je  vous  tiens,  je  lui  ferais  avaler  un  tonneau 
d'huile  de  ricin! 

— Voyons,  ne  me  bousculez  pas  comme  cela, 
monsieur  le  pharmacien!  Déjà  en  venant, l'épi- 
cier Thomassinm’asecoué  comme  un  prunier... 
si  cela  continue... 

— Vous  avez  raison,  excusez-moi...  c'est  plus 
fort  que  moi.  Ce  qui  vous  intéresse  le  plus  ce 
n'est  pas  ce  Gastambide,  c’est  le  sauvage,  et  je 
vais  vous  raconter  son  départ  ; vous  connaîtrez 
le  reste  par  lui-même,  puisque  vous  assisterez, 
cette  après-midi,  à sa  conférence. 

La  sonnette  de  la  porte  d’entrée  se  mita  tinter 
et  un  jeune  garçon  entra  tout  essoufflé,  disant  ; 


— Je  viens  chercher  la  potion  pour  M.Ouradou 

— Ah!  c’est  vrai,  la  potion  Ouradoü,  s'écria 
M.  Barbissou...,  reviens  dans  un  quart  d’heure, 
elle  sera  prête. 

— J'avais  oublié  cette  potion,  ajouta-t-il  en  se 
levant  et  en  prenant  sur  l'un  des  rayons  de  son 
officine  un  mortier,  dans  lequel  il  versa  une 
substance  blanchâtre  ; mais  cela  ne  fait  rien,  si 
vous  le  permettez  je  vais  procéder  à sa  confec- 
tion tout  en  vous  racontant  la  chose;  et  toi, 
« lou  pitiou  » viens  la  chercher  dans  un  quart 
d'heure,  elle  sera  prête. 

— Je  commence  : chaque  année, le  22  juillet, 
s'ouvre  la  célèbre  foire  de  Beaucaire  ; on  vous 
dira,  mou  cher  ami,  que  notre  foire  n’a  de  rivales 
que  celles  de  Leipzig,  de  Francfort,  de  Nov- 
gorod et  autres  lieux;  cela  est  vrai,  et  vous 
ferez  bien  de  le  croire.  L’année  dernière,  Gas- 
tambide, qui  venait  d'être  nommé  maire  et  qui 
voulait  faire  de  la  popularité,  fit  venir  de  Tou- 
louse le  Grand  Cirque  Olympien  ftouqueyrolles 
et  s'aboucha  avec  un  certain  Séraphin,  aéro- 
naute  de  sou  état,  lequel,  montant  un  grand 
ballon  qui  s'appelait  « le  Beaucairois  »,  devait 
s'élever  dans  les  airs  à quatre  heures  de 
l’après-midi,  après  le  concert  donné  par  la 
fanfare  municipale. 

« 11  faut  vous  dire  que,  depuis  sa  plus  tendre 
enfance,  Marius  avait  manifesté  un  goût  extraor- 
dinaire pour  les  ballons.  Sa  tante  Palmyre,  qui 
ne  savait  rien  lui  refuser,  ne  cessait  de  lui 
apporter  cos  petits  ballons  rouges  que  l’on 
trouve  chez  les  marchands  de  jouets,  et  notre 
Marius  passait  son  temps  à confectionner  de 
petites  nacelles  on  papier,  dans  lesquelles  il 
plaçait  des  grains  de  plomb,  selon  la  force 
ascensionnelle  du  ballon;  notre  salle  à man- 
ger était  remplie  de  ballons  qui  montaient 
et  descendaient,  et  quand  notre  bonne  Proser- 
pine ouvrait  la  porte  de  sa  cuisine,  ce  qui  faisait 
un  courant  d'air,  les  ballons  se  mouvaient  dans 
la  pièce  comme  de  véritables  ballons  dans  les 
nuages,  qui  étaient  figurés  par  la  fumée  de  ma 
pipe.  Aussi  lorsque,  quelques  jours  avant 
l’ouverture  de  la  foire,  on  vit  s'étaler  sur  les 
murs  de  grandes  afliches  multicolores  sur 
lesquelles,  au-dessous  du  nom  du  capitaine. 
Séraphin,  imprimé  en  grands  caractères,  se 
voyait  un  immense  ballon  qui  planait  dans 
l'espace,  tandis  que  l’aéronaute,  debout  dans  la 
nacelle,  saluait  la  foule,  son  chapeau  dans  la 
main  droite,  et  agitait  de  la  main  gauche  le 
drapeau  tricolore,  notre  Marius,  qui  était  cepen- 
dant devenu  un  grand  garçon,  ne  se  tint  pas 


1.  Voir  lo  u°  370  du  Petit  Français  illustre,  p.  19 ’t. 


UNE  HISTOIRE  DE  SAUVAGE 


213 


de  joie,  il  comptait  les  jours,  les  heures,  les 
minutes,  je  dirai  même  les  secondes. 

« Enfin,  ce  jour  tant  désiré  arriva.  L'Indépen- 
dant, qui  est  le  journal  de  Gastambide,  comme 
le  Progrès , rédigé  par  Roumegueyre,  est  un 
journal  à moi,  annonça  le  matin  que  le  ballon, 
accompagné  du  capitaine  Séraphin,  était  dans 
nos  murs.  Ce  ballon,  c’était  Gastambide  qui 
l'avait  fait  venir  et,  pour  ce  motif,  je  ne  serais 
pas  allé  le  voir,  parce  que  tout  ce  qui  vient  de 
ce  Gastambide  me  fait  bouillir,  ..  bondir,  sortir 
de  ma  peau,  ah!  si  je  le  tenais...  mais  je  ne 


à 1 aide  de  cordages,  car  il  semblait  impatient 
de  s’élancer  dans  les  airs.  Nous  réussissons  à 
nous  frayer  un  passage  au  milieu  de  la  foule  et 
nous  approchons  de  l’enceinte  réservée,  inter- 
dite au  public. 

Dans  cette  enceinte,  un  homme  se  prome- 
nait, les  mains  derrière  le  dos,  surveillant  les 
préparatifs  du  départ  : c’était  le  capitaine  Séra- 
phin ; je  le  reconnus  tout  de  suite  à sa  casquette 
à huit  galons  d’or,  une  casquette  d’amiral.  Tu 
vas  l'appeler  commandant,  me  dis-je,  c'est  un 
homme  vaniteux,  cela  se  voit  il  sa  casquette 


Barbissou  et  moi  étions  assis  dans  lo  comptoir. 


voulais  pas  faire  de  peine  à Marias  et  j'avais  dû 
lui  promettre  que  je  l'accompagnerais.  Vers 
deux  heures,  Marius  ne  tenait  plus  en  place;  du 
champ  de  foire  montait  une  rumeur  confuse  qui 
était  parfois  dominée,  selon  la  direction  du  vent, 
par  les  sons  éclatants  et  mélodieux  de  l'orgue- 
trompette  qui  excitait  la  course  tournoyante 
des  chevaux  de  bois  du  grand  manège  Phocéen, 
tenu  par  Laurent  aîné,  qui  vient  chaque  année 
de  Mmes  exprès  pour  la  circonstance  Ma 
femme  et  mes  deux  filles,  Themistoclea  et 
Epaminonda,  étaient  déjà  prêtes.  Nous  partons. 
Marius  tenait  en  laisse  notre  chien  Brutus. 

« Il  ne  nous  faut  pas  cinq  minutes  pour 
arriver  au  champ  de  foire.  Au  tournant  de  la 
rue  des  Bœufs,  Marius  s’écrie  en  brandissant 
le  bras  ; « le  voilà  ! » 

« En  effet,  on  apercevait  le  ballon  qui,  déjà  à 
moitié  gonflé,  se  balançait,  se  dandinait  sous  la 
poussée  du  vent.  On  l'avait  maifitenu  au  sol 


et,  en  le  flattant,  il  te  laissera  entrer  dans 
l’enceinte  réservée. 

« Alors,  de  ma  voix  la  plus  aimable,  je  me 
mets  à crier  : « Commandant!  > il  se  retourne, 
je  le  salue,  il  me  salue  et  je  lui  dis  : « Com- 
mandant, j'ai  un  service  à vous  demander...  .. 

■<  Il  me  répond  d'un  ton  brusque  : « C'est 
complet.  » 

« Vous  comprenez  mon  étonnement  à cette 
réponse.  Je  lui  demande  alors  ce  qui  est 
complet. 

«Eli  parbleu!  me  répond-il,  le  nombre  de 
mes  passagers,  j’enlève  le  fils  du  percepteur  et 
un  lieutenant  du  29*  avec  la  permission  de  son 
colonel.  » 

« Oh!  m'écriai-je,  mon  cher  colonel,  je  n'au- 
rais jamais  osé  vous  demander  une  faveur 
pareille,  ce  que  je  désirerais  obtenir  de  votre 
extrême  amabilité  ce  serait  l’autorisation  de 
pénétrer  avec  ma  famille  dans  l'enceinte 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


214 


réservée,  parce  que,  voyez-vous,  celui-là  (et 
je  désignais  Marius)...  c’est  un  aéronaute. 

« Il  allait,  par  ma  foi,  me  tourner  le  dos  sans 
me  répondre  lorsque  je  m'écriai  : « Mais  écoutez- 
moi  donc,  mon  général,  je  suis  Barbissou,  le 
pharmacien  Barbissou,  honorablement  connu 
à Beaucaire,  à l’arascon,  à vingt,  à cinquante 
lieues  à la  ronde,  je  suis  le  directeur  du 
Progrès...  » 

« 11  était  un  peu  impatienté,  je  le  reconnais 
et  je  l'excuse,  il  avait  assez  à faire  à surveiller 
son  ballon,  il  me  répondit  : « Eh  bien,  entrez. ..  » 

« Je  ne  me  le  fis  pas  répéter.  En  moins  de 
temps  qu’il  n’en  faut  pour  le  dire,  nous 
étions  déjà  dans  l’enceinte,  auprès  du  ballon, 
qui  devenait  de  plus  en  plus  gros;  c’était 
merveille  de  le  voir  s'arrondir  à mesure  que 
le  gaz  pénétrait  dans  ses  vastes  flancs,  et  il 
se  dandinait,  se  balançait,  faisait  le  beau,  et 
voilà  Marius  qui  se  précipite  vers  la  nacelle, 
je  vois  le  capitaine  Séraphin  froncer  le  sourcil, 
je  crie  à Marius  : « Ne  touche  à rien  ! M.  Séraphin 
ne  serait  pas  content.  » .Th  bien  oui,  il  voulait 
tout  voir,  il  examinait  les  cordages,  les  sacs 
de  lest.  M.  Séraphin  cherchait  maintenant  à 
se  concilier  mes  bonnes  grâces,  il  me  deman- 
dait de  faire  dans  le  Progrès  l'éloge  de  son 
ascension,  quand,  tout  à coup,  j’entends  un 
grand  bruit,  les  câbles  se  tendent,  le  capitaine 
s'aplatit  par  terre  comme  si  on  lui  eut  donné 
un  croc  en  jambe,  je  regarde,...  une  rafale  de 
vent  (ce  ne  pouvait  être  que  le  mistral)  allait 
emporter  le  ballon,  les  cordages  craquaient  les 
uns  après  les  autres  comme  de  simples  ficelles, 
jecrie  : « Marius  où  es-tu?  » je  l’aperçois  dans  la 
nacelle,  je  m'élance  avec  la  rapidité  de  l'éclair, 
je  me  cramponne  au  rebord,  Sophie  (c’est  ma 
femme)  se  jette  sur  moi,  me  prend  à bras  le 
corps  et  mes  deux  filles  lui  saisissent  les 
jambes,  l’étreignent  et  se  cramponnent  à elle 
avec  l’énergie  du  désespoir. 

ic  Nous  nous  étions  tous  compris,  il  ne  fallait 
pas  que  ce  coquin  de  ballon  emportât  dans  les 
airs  notre  Marius,  nous  voulions  le  maintenir 
à terre  par  notre  poids,  au  risque  de  nous 
casser  le  cou,  de  nous  briser  les  jambes. 

« Mais,  aidé  par  ce  brusque  coup  de  vent,  le 
ballon  était  déjà  parti  en  moins  de  temps  qu'il 
ne  m'en  faut  pour  vous  le  raconter,  il  nous 
enlevait  comme  une  plume  : en  une  seconde 
nous  étions  à plus  de  cinquante  mètres  de 
hauteur,  nous  tenant  toujours  accrochés  les 
uns  aux  autres... 

« Alors  (on  se  souvient  de  ces  choses  toute 
sa  vie  et  on  se  rappelle  ce  qu’on  s’est  dit  dans 
des  circonstances  pareilles)  je  me  dis  : tu  es 
perdu,  mon  pauvre  Barbissou,  et  avec  loi  ta 
famille  entière  ; vous  11e  pouvez  monter  dans 
la  nacelle,  et  tout  à l’heure  vous  dégringolerez 
de  cent  mètres  de  hauteur;  alors,  à moins  de. 


tomber  dans  le  Rhône  et  de  vous  y noyer,  vous 
serez  aplatis  comme  des  galettes  ou  bien  empa- 
lés sur  les  échalas  d'un  champ  de  vignes.  Ça 
n’est  vraiment  pas  drôle  ! 

« Tout  à l'heure  une  grande  rumeur  montait 
du  champ  de  foire,  l'orgue-trompette  jetait  les 
notes  stridentes  de  la  valse  du  Tutu-pan-pan; 
en  ce  moment  régnait  le  plus  profond  silence, 
tout  Beaucaire,  le  nez  en  l'air,  suivait  anxieu- 
sement les  péripéties  de  l'horrible  drame. 

« J’eus  un  accès  de  rage  folle.  Je  pèse  de  tout 
mon  poids,  un  formidable  hurrah  s’élève  de  la 
foule;  j’entends  distinctement:  Bravo,  Barbis- 
sou ! vive  Barbissou  ! 

« Le  vent  avait  cessé  tout  à coup,  le  ballon 
baissait,  je  redouble  d’efforts,  je  crie  à Sophie  et 
à mes  filles  : « Ne  lâchez  pas  ! courage  ! il  baisse, 
gonflez-vous,  faites-vous  bien  lourdes...  » 

« Il  s’abaissait,  en  effet,  doucement,  majes- 
tueusement ; nous  allions  être  vainqueurs,  la 
foule  battait  des  mains  ; je  jette  un  regard  au- 
dessous  de  moi  : on  s^  rapprochait  de  la  terre. 
11  était  temps,  j’étais  à bout  de  forces.  Alors 
je  me  dis  : tu  peux  te  vanter,  Barbissou,  d’avoir 
de  la  chance,  toi  et  toute  ta  famille  vous  en 
serez  quittes  pour  des  contusions  sans  gravité, 
cela  vaut  mieux  que  d’être  mort. 

« Tout  à coup  des  cris  de  désappointement, 
de  frayeur  s’élèvent  vers  moi;  une  immense 
clameur  s'élève,  le  ballon  remonte  lentement, 
mais  enfin  il  remonte,  et  le  vent,  le  « couquïn  » 
de  vent,  faisait  encore  des  siennes. 

« Cette  fois,  nous  étions  perdus;  je  me  mis 
à crier  : ah!  ma  pauvre  Sophie!  J'entendis  des 
sanglots,  les  cris  de  mes  pauvres  filles.  Le 
ballon  montait,  montait.  Je  sentis  mes  bras 
faiblir;  les  uns  après  les  autres,  mes  doigts  se 
détachaient  de  la  nacelle,  je  n’en  pouvais  plus. 
L’espace  d'une  seconde,  je  me  retins  encore 
suspendu  par  les  pouces  ; je  fermai  les  yeux, 
je  jetai  un  cri  terrible,  je  lâchai  prise 

« Té!  Je  vois  à votre  air  étonné  que  vous 
allez  me  demander  comment  il  se  fait  que, 
tombé  de  près  de.  50  mètres  de  hauteur,  je  sois 
ici  présent,  en  train  de  vous  raconter  cet  événe- 
ment extraordinaire  tout  en  préparant  une 
potion  pour.M.Ouradou...  je  vais  vous  le  dire... 

« Ah  ! c’est  une  singulière  sensation  que  l’on 
éprouve  en  tombant  de  pareille  hauteur.  La 
tête  vous  tourne,  vous  avez  le  vertige,  il  semble 
que  vous  vous  abîmez  dans  des  profondeurs 
sans  fin...  eh  bien!  mon  cher  ami,  cela  ne 
manque  pas  de  charme,  je  dirai  même  que  l'on 
éprouve  un  véritable  plaisir.... 

« Tout  à coup  je  reçus  un  coup  formidable 
dans  le  dos,  je  me  sentis  rebondir  à plus  de 
dix  mètres  do  hauteur,  et  je  vis  auprès  de 
moi  Sophie  et  mes  deux  filles,  qui  rebondis- 
saient comme  des  balles  élastiques.  Nous  étions 
tombés  sur  la  toile  du  Grand  Cirque  Olym- 


UNE  HISTOIRE  DE  SAUVAGE 


213 


pien  Rouqueyrolles1.  Cette  toile, neuve  et  soli- 
dement tendue,  venait  de  nous  sauver  la  vie. 

« Et  je  me  souviens  très  bien  que  je  repris 
tout  à fait  mes  esprits  au  moment  où  je  dégrin- 
golais sur  la  pente  en  compagnie  de  Sophie  et 
de  mes  deux  filles.  Heureusement  que,  sur  le 
rebord  du  toit,  se  trouvaient  fixés  de  larges 
tableaux  sur  lesquels  M.  Rouqueyrolles,  pro-  ! 
priétaire  du  Grand  Cirque  Olympien,  avait  fait 
peindre  les  exercices  équestres  et  autres  qu'il 
donnait  en  représentation;  autrement,  vous 
comprenez  bien  que,  de  cette  hauteur,  nous 
risquions  encore  de  nous  rompre  le  cou. 

— Et  le  ballon  ? 

— Le  « coquin  » de  ballon  emportait  notre 
Marins  dans  l'immensité,  ce  n’était  plus  qu’un 
point  dans  l’espace,  un  pépin  de  raisin  (oun 
péping  dé  raising!....), 

— Et  Marius? 

— Il  vous  fera  lui-même  le  récit  de  ses 
aventures.  » 

Au  collège.  — Un  sauvage  qui  veut  continuer 
ses  études.  — Observations  très  justifiées  de 
l'excellent  M Rosencoeur.  — Le  terrible  fauve  ! 
— Trois  innocentes  victimes. 

Pendant  que  le  pharmacien  Barbissou  me  | 
racontait  comment  Marius  avait  été  enlevé  par 
un  ballon  à l’affection  de  sa  famille,  voici  ce  ] 
qui  se  passait  au  collège  : 

Quelques  instants  après  l’entrée  des  externes, 
et  alors  que  les  classes  devaient  être  com- 
mencées, le  portier,  qu’on  appelait  familière- 
ment le  père  Thomas  et  qui,  comme  tous  ses 
confrères,  joignait  à ses  fonctions  de  Cerbère  i 
celle  beaucoup  plus  lucrative  de  marchand  de  ; 
gâteaux  poussiéreux  et  de  sucres  d’orge  avariés 
à l’usage  des  élèves  fortunés  qui  pouvaient  i 
disposer  de  quelque  argent  de  poche  (il  faisait 
cependant  crédit,  bien  que  cela  lui  fût  formel- 
lement Interdit,,  vit  arriver  Marius  Barbissou. 

Le  père  Thomas  avait  reçu  l’injonction  for- 
melle de  M.  le  Principal  d avoir  à refuser  la  j 
porte  au  sauvage  s’il  venait  se  présenter,  car  1 
notre  héros  avait  fait  annoncer,  quelques  jours 
auparavant,  par  le  Progrès,  qu'il  se  rendrait 
au  collège  en  sauvage  et  qu’il  continuerait  ses 
études  en  sauvage  ; il  était  devenu  sauvage  el 
entendait  rester  sauvage  malgré  M.  le  Principal, 
suspecté  de  gastambidisme.  Mais  la  porte  était  j 
entr’ouverte  ; Marius  la  poussa  et  le  père  Thomas  j 
n’eut  rien  à refuser;  de  sorte  que  le  sauvage, 
ses  livres  tout  neufs  sous  le  bras,  passa  devant  j 
le  bonhomme  stupéfait  et  ahuri,  lui  lança  un  i 
regard  farouche  qui  le  terrifia,  un  vrai  regard  de  ! 
sauvage  et,  le  poussant  dans  sa  loge,  l'enferma  j 
a douille  tour  ; puis  il  traversa  la  cour,  prit  le 


premier  corridor  à droite  et  s'arrêta  devant  une 
porte,  au-dessus  de  laquelle  on  lisait,  en  belles 
lettres  romaines  : Classe  cle  rhétorique. 

Marius  prêta  l’oreille;  à travers  la  porte,  il 
entendait  M.  le  professeur  Rosencoeur  qui 


Le  ballon  nous  enlevait  comme  une  plume. 

expliquait  la  règle  des  supins  eu  u,  et  l’élève 
Menessou,  qui  sans  doute  n’avait  pas  très  bien 
écouté,  répétait,  disant  « . Les  supins  en  u... 
en  u...  en  u...  » 

11  tourna  le  bouton  et  entra...  brusquement. 
(A  suivre ).  E.  P. 


1 C est  le  cirque  dont  il  est  si  souvent  question  dans  Robert  I n°*  53-60).  Ce  cirque  était  encore  dirigé  par  Rouqueyrolles  aîné 
le  Diable  et  C‘*  iVoir  la  2e  année  du  Petit  Français  illustré,  I surnommé  le  Prince  du  Congo. 


210 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


Variétés. 


La  courte- pointe.  — Tout  le  monde 
connaît  ces  petites  couvertures  de  lit  appelées 
rouvre-pieds  ou  courtes-pointes,  et  cependant  peu 
de  personnes,  sans  doute,  se  sont  demandé  d'où 
vient  ce  dernier  nom.  L'elymologie  du  mot  est 
curieuse.  Il  n’y  a là  ni  courte  ni  pointe.  Une  cou- 
verture n’est  pas,  en  effet,  une  pointe  longue  ou 
courte.  L’expression  vient  du  latin  culcitu  puncta, 
couverture  piquée,  d’où  en  français  coulte  pmncte. 
Comme  le  terme  coulte  n’était  pas  compris  du 
vulgaire,  il  a été  métamorphosé  en  courte,  jouant 
ainsi  le  rôle  d’adjectif,  tandis  que  pointe  (c’est-à- 
dire  piquée)  est  devenu  substantif.  Voila  comme 
l’ignorance  de  l’étymologie  a doté  la  langue 
française  d’un  mot  qui  s’entend  aujourd’hui  très 
bien,  mais  qui  n’a  pourtant  aucun  sens. 

* • 

* ❖ 

La.  fçiieiion-»cc**ét»ire.  — Il  y a de  par  le 

monde,  dit-on,  des  petits  écoliers  très  paresseux 
qui  ont  bien  de  la  peine  à apprendre  a lire,  à 
écrire,  à calculer.  Quoique  nous  n’en  croyons 
rien,  il  est  cependant  curieux  de  signaler,  par 
contre,  l’application  et  la  facilité  extraordinaires 
d’un  certainchimpanzé  femelle  du  nom  deJobauna. 
Cette  bête,  qui  n'est  pas  bête  du  tout,  apprend  à 
écrire  sous  la  haute  surveillance  de  M.  Mac-Kay, 
directeur  du  Central-Park-Zoo,  de  New- York. 
Elle  fait  des  progrès  très  sensibles,  paraît-il,  et 
son  maître  songerait  même  à se  l’attacher  comme 
secrétaire. 

* 

^ £ * 

Épouvantail  odoriférant.  — On  dit  que 

Todeur  du  pétrole  est  particulièrement  désa- 
gréable aux  animaux  sauvages,  comme  en  témoi- 
gne l’expérience.  On  a grand’ peine,  en  certaines 
contrées,  au  moment  des  récoltes,  à se  débarrasser 
de  l incommode  voisinage  des  sangliers  et  des 
cerfs.  Ou  fait  bien  quelques  battues,  on  va  bien  de 
temps  à autre  à l’affût,  mais  cela  11e  suffit  pas. 
Aussi  un  garde  a-t-il  imaginé  un  procédé  très 
ingénieux  et  qui  donne  les  meilleurs  résultats. 

Il  fiche  en  terre,  dans  les  champs  qu’il  s’agit 
de  protéger,  quelques  baguettes  de  0,50  à 0,60  c. 
de  long.  Il  les  fend  au  bout  et  y fixe  un  chiffon 
quelconque  qu’il  imbibe  de  pétrole,  en  renouve- 
lant celui-ci  quand  l’odeur  en  esL  devenue  trop 
faible.  Jamais  les  sangliers,  les  cerfs,  les  che- 
vreuils ou  même  les  simples  lièvres  ne  se  sont 
hasardés  sur  les  champs  ainsi  parfumés. 


Le*  unîtes  «le  l’en&cigriie.  — Une  bonne 
enseigne  au-dessus  d’un  magasin  d’habillements: 

N'ALLEZ  PAS  VOUS  FAIRE  VOLER  AILLEURS  ! 

VENEZ  ICI! 

r * * 

Echange  «le  bon»  pi*océ«Ie«.  — Com- 
ment? Babylas,  vous  11'étiez  pas  a l'enterrement 
de  ce  pauvre  Durand,  un  de  vos  intimes,  de  vos 
plus  anciens  amis  ! 

— Monsieur,  je  ne  vais  à l’enterrement  de  mes 
amis  que  lorsqu'ils  prennent  la  peine  de  venir 
au  mien. 

Preuve  Irréfutable.  — Un  commis  bien 
frisé  et  pommadé  s'adressant  à une  cliente  : 

— Vous  avez  tort,  madame,  de  11e  pas  vous 
décider...  Cette  soie  est  inusable,  absolument 
inusable...  Toutes  les  personnes  à qui  .j’en  ai 
vendu  viennent  m'eu  redemander... 

Mot  «renfantJ  — Regarde  donc,  ma  petite 
Suzette,  la  jolie  famille  de  lapins  ! Tu  vois,  le 
papa,  la  maman,  les  enfants... 

— Et  la  bonne  ? 

REPONSES  A CHERCHER 


Question  liistori«|«ic.  — Qu  appelle-t-on 
le  vœu  du  paon  ? 

Charade. 

Je  viens  sans  qu’on  y pense, 

Je  meurs  à ma  naissance, 

Et  celui  qui  me  suit 
Ne  viens  jamais  sans  bruit. 


Rébus  arra]>bi«i«ic. 


L L L 

L L L L L L 

L L L L L L LL  L 

L L L 

II.  LL  L L 

L LL  L L L L L L 

* 


* * 

Petit  casse-tête.  — Avec  chacun  des 
groupes  de  lettres  suivants  former  un  mot,  puis 
mettre  les  mots  trouvés  dans  un  ordre* tel  qu’ils 
forment  une  maxime  de  morale  pratique  : 

Trot  orcivi  c'ioora  a tes  maigrenet  tmuoé  sarino. 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  3VO. 

I.  Le  costume. 

Robespierre  (1759-179*),  membre  de  la  Constituante,  puis  de 
la  Convention,  a laissé  son  nom  à une  certaine  sorte  ùg  gilet 
blanc,  à grands  revers  et  à deux  rangs  de  boutons,  fort  à la 
mode  en  1793.  Ces  gilets  ètaieut  ornés  d'attributs  brodés, 
généralement  d'une  guillotine. 

Depuis  les  premiers  siècles  do  la  Gaule,  on  a porté,  en 
France,  des  vêtements  faisant  office  de  gilets,  mais  ce  n’est 
guère  quo  sous  Louis  XIV,  à l'époque  où  parut  1 habit  à la 
française,  que  le  gilet  prit  la  forme  générale  qu'il  a conservée, 
à travers  les  changements  do  la  mode,  jusqu'à  nos  jours.  Au 
dix-huilième  siècle,  le  luxe  des  gilets  en  vint  à la  folie  Jes  élé- 
gants les  ornaiout  des  accessoires  les  plus  extravagants  et  les 
taisaient  broder  de  figures  et  de  scènes  variées.  Sous  la  Révo- 
lution, les  ornements  des  gilets  à la  Robespierre  furent  beau- 


coup plus  simples,  mais  les  boutons  en  étaient  énormes.  Puis 
lesmuscadmsetlos incroyables, sous  le  Directoire,  ramenèrent 
le  luxe  des  gilets.  Enfin,  en  1830  et  en  18 4-8.  on  essaya  de 
renouer  la  tradition  des  gilets  à la  Robespierre,  mais  cette 
résurrection  fut  do  courto  duree. 

II.  Arithmétique  amusante. 

Les  huit  convives  doivent  dîuer  40  320  fois,  c'est-à-dire 
pendant  110  ans,  170  jours,  et,  on  tenant  compte  des  années 
bissextiles,  pendant  110  ans,  143  jours. 

III.  Problème  alphabétique. 

Oiseau. 

IV.  Calembredaine. 

Un  vase  de  verre. 

Le  Gérant:  Maurice  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d'udresse  doit  être  accompagnée  de  l'une  des  dernieres  bandes  et  de  >0  centimes  en  timbres-poste. 


8P  année.  — N»  372. 


10  centimes. 


11  avril  1896. 


Cadets  de  la  marine  anglaise  dans  les  vergues  du  vaisseau  école  Worcester 

d après  une  photographie  de  MM.  Symmous  et  Tluelc,  de  Londres. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DLS  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L'ABONNEMENT 

UN  AN,  SIX  FRANCS 

Armand  COLIN  & C‘e,  éditeurs 

ETRANGER  : 7 Tr.  — PAR  AIT  CHAQUE  SAMEDI 

Part  du  1er 

le  citaqae  mois 

5,  rue  de  Mézlèrcs,  Paris 

Tous  droits  réservés 

218 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


Une  histoire  de  sauvage  [Suite)  ' . 


A la  vue  du  Sauvage,  M.  Roseneœur  se  leva 
dans  sa  chaire,  ébahi,  rajustant  ses  lunettes 
pour  mieux  voir,  et  aussi  toute  la  classe  se 
leva  comme  un  seul  homme.  Les  pension- 
naires étaient  mis  au  courant  par  les  externes 
de  ce  qui  se  passait  à Beaucaire  ; ils  savaient 
tous  que  le  Sauvage  avait  affirmé,  dans  le 
Progrès,  qu’il  se  rendrait  en  classe,  malgré 
M.  le  Principal. 

Le  Sauvage  avait  tenu  parole! 

Alors  l’enthousiasme  juvénil  et  l'exubé- 
rance méridionale  ne  connurent  plus  de 
bornes  : 

— Té  ! c’est  bien  lui,  s’exclamaient  les  pen- 
sionnaires en  écarquillaut  les  yeux,  — car  depuis 
son  retour,  ils  n’avaient  pas  encore  vu  ce 
fameux  sauvage, — nous  le  reconnaissons  à ses 
cheveux  rougçs,  vé  ! il  a tout  de  même  changé, 
hein  I et,  montés  sur  les  tables,  levant  les  bras, 
brandissant  leurs  règles  et  leurs  porte-plume, 
les  élèves  de  rhétorique,  secoués  comme  par  un 
courant  électrique,  lancèrent  avec  ensemble 
un  formidable  cri  : Vive  le  Sauvage!  vive 
Harbissou  ! 

— Messieurs!  criait  M.  Roseneœur,  essayant 
de  dominer  le  tumulte  en  frappant  sur  son 
pupitre  avec  sa  règle,  messieurs  !... 

On  ne  l’écoutait  pas  et  le  Sauvage  s’était 
avancé  jusqu'au  pied  de  la  chaire  et  là,  superbe, 
impassible,  il  saluait  en  tirant  la  touffe  de  che- 
veux rouges  qui  se  dressait,  armée  de  plumes 
aux  couleurs  nationales,  sur  le  sommet  de  sa 
tête,  puis,  faisant  signe  de  la  main  qu'il  allait 
parler,  ce  qui  eût  aussitôt  pour  effet  de  rétablir 
le  silence,  il  demanda  très  polimentà  M.  Rosen- 
coeur  : 

— Excellent  monsieur  Roseneœur,  après  une 
année  d’absence  je  suis  bien  content  de  vous 
revoir,  où  dois-je  me  placer? 

M.  Roseneœur  répondit,  d’un  ton  très  digne, 
avec  une  nuance  de  sévérité  dans  la  voix,  mais 
avec  la  douceur  et  la  politesse  dont  il  ne  se 
départait  en  aucune  circonstance  : 

— Votre  place  n’est  pas  ici,  .Alarius  Barbissou. 
elle  est  au  milieu  de  ces  peuplades  sauvages 
dont  vous  portez  encore  le  costume... 

— Té  ! jene  puis  cependant  pas  me  détatouer, 
s’écria  Marius... 

— Je  ne  demande  pas  que  vous  vous... 
détatouassiez,  continua  doucement  M.  Rosen- 
cœur,  mais,  dites-moi,  jeune  Barbissou,  ne 
pourriez-vous  enlever  ces  plumes  multico- 
lores qui  ornent  votre  chef,  cet  anneau  sus- 
pendu à votre  appendice  nasal?..,  quand  vous 


viendrez  dans  une  tenue  plus  en  rapport  avec 
les  progrès  de  la  civilisation,  je  puis  vous  dire, 
de  la  part  de  M.  le  Principal,  que  vous  trou- 
verez place  sur  ces  bancs.  En  attendant,  je  me 
■ vois  dans  la  triste  nécessité  de  vous  prier  de 
sortir. 

Mais  le  Sauvage  n’avait  pas  attendu  la  fin  du 
petit  discours  de  M.  Roseneœur  et  il  s’était 
installé  au  banc  d’honneur,  à côté  de  Per- 
ruchot,  le  meilleur  élève  de  la  classe. 

Aussi  M.  Roseneœur  dût-il  ajouter  : 

— Vous  m’avez  entendu,  Marius  Barbissou? 

Marius  répondit  : 

— Je  regrette  de  vous  contrarier,  monsieur 
Roseneœur,  de  mon  temps  vous  étiez  le  meil- 
leur professeur  et  l'homme  le  plus  estimable 
du  collège,  nous  vous  aimions  tous... 

— ...  C’est  encore  vrai,  s’écrièrent  les  élèves 
qui,  malgré  tout,  rendaient  justice  àla  douceur 
et  à la  patience,  devenues  proverbiales,  de 
M.  Roseneœur. 

— Eh  bien,  continua  Marius,  cela  me  fait  de 
la  peine  de  vous  contrarier,  mais  Gastambide 
a fait  dire  dans  son  journal  que  je  n'aurais  pas 
l'impudence  de  venir  en  sauvage  m'asseoir  sur 
ces  bancs,  j’y  suis  venu,  je  m’y  suis  assis  et 
j’y  reste!  Té!  pourquoi  donc  ne  pourrais-je  pas 
continuer  mes  études  en  sauvage?  qu'est-ce  qui1 
cela  peut  faire?...  Si  Gastambide  ne  s’était  pas 
mêlé  de  tout  cela... 

— C’est  très  bien,  interrompit  M.  Roseneœur. 
je  sais  ce  qui  me  reste  à faire.  Levez-vous, 
Perruehot,  et  priez  M.  le  Censeur  de  vouloir 
bien  se  rendre  dans  ma  classe. 

Au  nom  de  M.  le  Censeur,  tous  les  élèves,  qui 
s'étaient  approchés  du  Sauvage  et  contem- 
plaient curieusement  son  tatouage  multicolore, 
se  hâtèrent  de  regagner  leurs  places  respec- 
tives, il  y eût  un  frémissement.  M.  Peyron  était 
un  homme  terrible,  craint  et  redouté;  quelques 
années  auparavant  un  rhétorieien,  né  malin, 
lui  avait  donné  un  surnom  qui  lui  était  resté, 
on  l’appelait  Le  Fauve;  jamais  surnom  ne 
l'ut  mieux  mérité,  car  cet  homme  taillé  en 
colosse  au  cou  de  taureau,  à la  crinière 
de  lion  et  à la  barbe  hirsute,  ne  parlait  pas, 
il  rugissait  et  quand,  appelé  par  quelque 
professeur  dans  une  classe  indisciplinée,  il 
lançait  de  sa  voix  qui  faisait  trembler  les 
vitres,  en  roulant  des  yeux  féroces,  conges- 
tionné, hérissant  ses  moustaches  : « Si  vous 
bougez,  si  vous  remuez  seulement  le  petit  doigt, 
je  vous  mets  tous  en  marmelade  et  je  bois 
votre  sang  comme  un  verre  d’eau  sucrée!  » 


I.  Voir  le  il0  371  du  Petit  Français  illustré,  p.  21£. 


U >TE  HISTOIRE  DE  SAUVAGE 


219 


personne  ne  soufflait  mot  ; terrifiés,  les  élèves  l 
retenaient  leur  respiration,  on  eût  entendu 
voler  une  petite  mouche. 

L annonce  de  la  venue  du  terrrible  censeur 
produisit  son  effet  accoutumé,  et,  pendant  que 
Perruchot,  qui  s'était  levé,  se  dirigeait  vers 
la  porte.  M.  Rosencœur  fermait  sa  grammaire 
latine,  après  avoir  soigneusement  marqué  la 
page,  ôtait  ses  lunettes  qu  il  posait  sur  la  gram- 
maire et  disait,  toujours  très  doucement  : 

— Je  reprendrai  la  leçon  quand  Marius 
Barbissou,  cognomine  barbaro,  aura  quitté 
ces  lieux. 

Perruchot  grimpa 
les  escaliers  quatre 
à quatre  et.  arriva  chez 
le  censeur;  il  frappa 
timidement  à la  porte, 
une  voix  répondit, 
comme  un  coup  de 
tonnerre  : 

— Entrez! 

Comme  toujours  Le 

Fauve  était  de  fort 
mauvaise  humeur, 
mais  ce  matiii-Ià  il 
était  encore  de  bien 
plus  mauvaise  hu- 
meur que  de  coutume;  en  apercevant  Perru- 
chot, les  veines  de  son  cou  de  taureau  se  gon- 
flèrent et  se  mirent  à saillir  comme  des  cordes 
à violons,  il  devint  rouge  comme  une  tomate 
bien  mûre  et  c'est  à peine  s'il  put  articuler, 
transporté  de  fureur  : 

— Comment!...  c'est  toi..  Perruchot...  le 
fort  en  thème...  l'espoir  du  collège..,  c'est  toi., 
tu  auras  le  double,  entends-tu  le  double  ! 

Terrifié,  Perruchot  balbutia  : 

— C’est  M Rosencœur  qui.  . 

— Ali  ! tu  raisonnes,  rugit  le  fauve  tu  auras 
le  quadruple  . entends-tu.  le  quadruple  et 
il  se  rqit  à crier  : Jean  ! Jean  ! 

— Voilà!  Monsieur,  dit  en  entrant,  le  garçon 
qui  se  tenait  dans  son  antichambre. 

Il  faut  bien  dire  ici.  pour  l'intelligence  de  ce 
récit  que  chaque  fois  qu'un  élève  était  renvoyé 
de  classe  il  devait  se  rendre  chez  le  censeur 
chargé  d’appliquer  la  punition  ; on  savait  d’ail- 
leurs en  quoi  elle  consistait,  c'était  selon 
l'humeur  du  Fauve  et  la  qualité  de  l’élève  un 
nombre  respectable  de  vers  à copier  dans  une 
des  cellules  qui  se  trouvaient  sous  les  combles, 
et  le  pain  sec  par-dessus  le  marché;  Jean,  un 
garçon  de  réfectoire,  était  chargé  de  saisir  les 
délinquants,  de  les  mettre  sous  clef  et  il  devait 
à ces  fonctions  le  surnom  de  Jean  Poigne. 

C'est  en  vain  que  Perruchot  voulut  protes- 
ter. il  était  déjà  saisi  par  la  forte  main  de 
Jean  Poigne,  entraîné,  porté,  entièrement  ahuri 
et  prêt  à fondre  en  larmes,  puis  jeté  dans  l'une 


des  cellules  où  se  trouvaient  une  plume,  un 
encrier  et  quelques  feuilles  de  papier  blanc- 
Jean  Poigne  redescendit,  satisfait;  il  venait 
de  mettre  en  cage  un  oiseau  rare,  le  premier 
prix  d'excellence,  le  fort  en  thème  de  la  rhéto- 
rique, un  sujet  de  concours  général. 

Quelques  instants  après,  l'élève  Ribieyre, 
envoyé  par  M.  Rosencœur  qui,  comme  sœur 
Anne,  ne  voyant  rien  venir,  commençait  à 
s'impatienter,  frappa  timidement  à la 
porte  de  M.  le  Censeur. 

- Entrez!  rugit  celui-ci. 


Marias  saluait  on  t-rant  sa  touffe  de  cheveux  rouges 

L’élève  Ribieyre,  dont  les  gros  yeux,  à fleur 
de  tète,  exprimaient  toujours  l'ahurissement  le 
plus  complet,  et  qui  était  d'une  timidité  exces- 
sive, déjà  eflrayé  par  le  rugissement  du  Fauve 
et  aussi  par  le  bruit  que  lui-même,  venait  de 
faire  en  tournant  le  bouton  de  la  porte,  entra, 
tremblant  de  peur  et,  lorsque  Le  Fauve  lui  eût 
jeté  de  côté  un  regard  foudroyant,  l’infortuné, 
fasciné  comme  l'innocent  petit  oiseau  par  le 
regard  du  serpent  venimeux,  resta  cloué  au  sol, 
il  essaya  vainement  d'ouvrir  la  bouche. 

— En  voilà  assez  ! cria  le  censeur,  Jean!  Jean! 

Jean  fit  son  apparition,  empoigna  l'innocent 
Ribieyre  qui  le  suivit  docilement;  c'était  un  bon 
élève,  depuis  peu  au  collège  et  qui  n'avait  pas 
encore  fait  connaissance  avec  les  cellules  ; il 
comprit  vaguement  qu’il  était  puni,  mais  il 
éprouvait  un  immense  soulagement  de  se 


220 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


trouver  hors  de  la  présence  du  Fauve  ; arrivé  en 
haut  de  l’escalier,  quand  Jean  Poigne  ouvrit  une 
des  cellules  il  se  mit  alors  à fondre  en  larmes, 
frotta  ses  gros  yeux  ronds  de  la  paume  des  deux 
mains  et  sanglota  : 

— « Hi  lai  !.. . je  n’ai  rien  fait  ». 

Pauvre  Ribieyre  ! 

Cinq  minutes  après,  ce  fut  Menessou,  dépêché 
par  M.  Rosencœur  dont  l'inquiétude  augmentait 
à mesure  que  ses  messagers  disparaissaient 
sans  qu'une  solution  vint  mettre  un  terme  au 
désordre  provoqué  dans  sa  classe  par  la  pré- 
sence du  Sauvage,  ce  fut  donc  le  paresseux, 
Tindéerottable,  le  cancre  Menessou  qui  vint 
innocemment  frapper  à la  porte  de  M.  le 
Censeur. 

Menessou  semblait  triomphant  ; lui  qui,  d’ha- 
bitude, venait  là  en  rechignant,  les  mains  dans 
ses  poches,  les  yeux  baissés,  sachant  bien  ce 
qui  l'attendait,  il  était  cette  fois  chargé  d’une 
mission  de  confiance,  il  rayonnait. 

Aussi  ce  fut  le  sourire  sur  les  lèvres  qu'il 
tourna  le  bouton  de  la  porte  lorsque,  après 
avoir  frappé  avec  assurance,  il  eut  entendu  la 
terrible  voix  du  Fauve  crier  : 

— Entrez! 

M.  le  Censeur  écrivait,  il  leva  la  tête  et  ne  vit 
qu'une  chose  : Menessou,  et  Menessou  qui  sou- 
riait, la  bouche  fendue  jusqu'aux  oreilles. 

— • Hein  ! s'écria-t-il  en  se  levant  d’un  bond, 
tu  ris...  tu  oses  rire...  tu  me  nargues!... 

— Mais,  m’sieu,  répondit  Menessou  en  le 
regardant,  le  nez  en  l’air,  avec  assurance... 

— Tais-toi!  rugit  Le  Fauve. 

Menessou  était  un  des  clienls  habituels  de 
Jean  Poigne  et,  comme  celui-ci  l'avait  vu  entrer, 
il  se  tenait  déjà  derrière  lui,  ses  larges  mains 
grandes  ouvertes,  semblables  à deux  battoirs 
de  blanchisseuse. 

— Empoigne-le,  celui-là,  commanda  Le 
Fauve. 

Menessou  ne  riait  plus,  il  était  abasourdi. 
Cependant,  sa  conscience  ne  lui  reprochant 
aucun  méfait,  il  reprit  aussitôt  son  assurance 
et  s'écria  : 

— Mais,  m’sieu,  laissez-moi  vous  expliquer  .. 

— Tu  raisonnes,  rugit  Le  Fauve,  cinq  cents 
lignes  de  plus  à copier,  entends-tu,  Menessou, 
cinq  cents!... 

Et  comme  Jean  Poigne  l’entraînait, Menessou, 
devenu  rageur,  cria  encore  à moitié  étranglé  : 

— Mais,  m'sieu,  c'est  une  commission. .. 

— Mil-le  lignes  ! cria  Le  Fauve  en  scandant  les 
syllabes,  mil-le  lignes  do  plus!  et  il  ferma  la 
purte  avec  violence,  faisant  trembler  la  cloi- 
son. 

— Ah!  ça,  c’est  trop  fort!  disait  Menessou  en 
montant  l’escalier.  Pour  une  fois  que  je  ne 
le  mérite  pas... 

Et  il  essaya  de  se  dégager  de  l’étreinte  de 


Jean  Poigne;  mais  celui-ci  le  tenait  ferme  par 
sa  cravate,  aussi  Menessou  balbutia,  presque 
suffoqué  : 

— C’est  bon...  je  ne  bouge  plus...  laissez- 
moi...  je  connais  le  chemin...  ce  n’est  pas  une 
main  que  vous  avez,  c’est  un  étau. 

Jean  Poigne  parut  flatté;  il  lâcha  Menessou, 
mais  en  le  suivant  de  près,  par  mesure  de 
précaution. 

Et,  tout  en  montant,  Menessou  disait  : 

— Elle  est  forte  celle-là!  C'est  M.  Rosencœur 
qui  m'envoyait  pour  prévenir  M.  le  censeur... 

— De  quoi  donc  ? demanda  Jean  Poigne. 

— Après  tout,  continua  Menessou,  puisque 
c’est  comme  cela  qu'on  me  traite.. .mille lignes... 
ah  ! bien,  merci,...  plus  souvent  que  je  ferai 
encore  la  commission  par-dessus  le  marché! 

Jean  Poigne  fit  entrer  Menessou  dans  la 
troisième  et  dernière  cellule. 


C’est  le  Sauvage  ! — Ce  qui  se  passait  dans  la 
classe  de  rhétorique.  — De  l’influence  du  papier 
comme  moyen  de  civilisation.  — Voilà  Le  Fauve! 
— Un  coup  de  sang.  — Où  le  Sauvage  perce  le 
cœur  du  Fauve.  — Quatre  cuvettes.  — Conver- 
sion inattendue  : Vive  Barbissou  ! 

M.  Peyron,  le  terrible  Fauve,  achevait  d’écrire 
sa  lettre,  interrompue  trois  fois  par  la  venue 
des  messagers  de  M.  Rosencœur,  lorsque,  de 
nouveau,  on  frappa  à sa  porte. 

— Encore  un  autre,  cria-t-il  en  jetant  son 
porte-plume,  et  toujours  de  la  classe  de  rhéto- 
rique. sans  doute;  cette  fois,  il  voyait  rouge,  et 
ce  fut  d’un  ton  féroce  qu’il  cria  et  appela  en 
même  temps  : 

— Entrez!...  Jean! 

La  porle  s’ouvrit,  il  bondit  de  .son  fauteuil 
et...  se  trouva  nez  à nez  avec  le  concierge,  le 
père  Thomas. 

C’était  toujours  en  tremblant  que  celui-ci 
abordait  le  terrible  censeur;  mais  il  faut  bien 
reconnaître  qu'il  ne  l’avait  jamais  vu  aussi  fort 
en  colère;  aussi,  tournant  et  retournant  entre 
ses  doigts  sa  casquette  graisseuse,  il  resta 
un  moment  interdit,  les  paroles  ne  lui  ve- 
naient pas. 

— Eh  bien!  qu'y  a-t-il?  rugit  Le  Fauve. 

Alors,  après  avoir  respiré  une  bonne  fois 

pour  se  donner  du  courage,  le  père  Thomas 
répondit,  d’une  voix  étranglée  : 

— M.  le  Censeur...  voilà...  c’est  le  Sauvage. 

— Quel  sauvage?  demanda  le  censeur  qui 
ne  comprenait  pas. 

— Le  Sauvage...  Marius  Barbissou. 

— Marius  Barbissou! 

E.  P. 


(A  suivre). 


I.A  TOUR  DE  LONDRES 


221 


vit  mourir  tragiquement  plus  d’un  de 
ses  nobles  prisonniers.  Édouard  IV’,  vic- 
torieux des  Lancastriens,  avait  pour 
frère  Richard,  duc  de  Glocester,  âme 
de  Caïn  dans  un  corps  contrefait,  un 
monstre,  boiteux,  bossu,  étique  et 
féroce.  Pendant  qu’Édouard  régnait, 
Glocester  maître  de  la  Tour  attendait 
son  heure. 

Édouard,  mort  en  1483,  laissait  deux 
jeunes  enfants  dont  Richard  de  Gloces- 
ter se  déclara  le  protecteur  et  qu'il 
enferma  à la  Tour.  Deux  mois  après  la 
mort  d’Édouard,  Glocester  se  fit  pro- 
clamer roi  et,  pour  débarrassersa  route 
des  deux  fils  de  son  frère,  il  donna 
l’ordre  au  gouverneur  de  la  Tour  de 
les  mettre  à mort.  Sur  le  refus  du  gou- 
verneur, trois  hommes,  Tyrrel,  Eorest 
et  Dighton,  se  chargèrent  du  meurtre. 

Une  nuit,  ces  malheureux  enfants  furent 
étouffés  dans  cette  Tour  Sanglante  et 
on  les  enterra  sous  un  escalier  de  la 
Tour  Blanche,  où,  longtemps  après, 
leurs  squelettes  ont  été  retrouvés. 

Devant  la  Tour  Sanglante  s’ouvre 
dans  le  rempart  extérieur,  sous  un 
bâtiment  carré  à tourelles,  une  porte  basse 
qui  mérite  une  mention  spéciale.  C’est  la  Porte 


La  Tour  Blanche,  vue  prise  de  la  Tamise. 

roi  Henry  VI  de  Lancastre,  jeté  pieds  et  poings 
liés  à la  Tour  pendant  que  sa  femme  Marguerite 


1.  Voir  lo  n«  371  du  Petit  Français  illustre , p.  209. 


La  Tour  de  Londres  (Suite)  \ 


La  Tour  de  Londres,  dans  ces  longues  guerres, 
joua  surtout  le  rôle  de  prison,  mais  cette  prison 


| des  Traîtres,  donnant  sur  la  Tamise  ; c’est  par  là 
I qu’étaient  amenés  les  prisonniers  d’État  débar- 
quant sans  être  vus  de  personne  sous  la  voûte 
même  de  la  prison.  Combien  sont  entrés  jadis 
par  cette  Traitors  Gale,  qui,  pendant  de  longues 
années,  ont  langui  ensuite  au  fond  des  nom- 
breux cachots  pratiqués  dans  les  tours,  et  sur  les 
murailles  desquels  on  peut  lire  maintes  inscrip- 
tions lamentables  ! Combien  après  avoirsouffert 
plus  ou  moins  longtemps,  ont  été  torturés  dans 
ces  murailles,  ont  été  décapités  sur  le  terre- 
plein  au  pied  de  la  T our  Blanche,  ou  bien , quand 
on  voulait  donner  plus  d’éclatà  l’exécution,  sur 
la  Tower  Hill,  la  colline  située  au  nord,  en 
dehors  des  fossés  du  château. 

Les  péripéties  de  la  guerre  des  Deux  Roses 
ont  amené  ici  comme  prisonnier  le  malheureux 


La  Tour  Sanglante 


222 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


d'Anjou  orrait  avec  son  fils  dans  les  forêts,  où 
la  pitié  de  quelques  voleurs  lui  sauvait  la  vie. 
Il  y végéta  plus  de  dix  ans,  à moitié  fou,  en  fut 
tiré  par  une  victoire  de  sa  femme  Marguerite, 


La  Porte  des  Traîtres. 


remonta  sur  le  trône  pour  quelques  mois,  en 
fut  précipité  bientôt  par  une  définitive  défaite 
et  rejeté  à la  Tour,  où  il  trouva  bientôt  la  mort 
parles  soins  de  Richard  de  Glocester,  en  1471. 

A cet  effroyable  duc  de  Glocester,  la  tradition 
reproche  encore  un  autre  meurtre,  celui  de  son 
frère  Georges,  duc  de  Clarence.  Celui-ci,  en  lutte 
avec  son  frère  Édouard  IV,  avait  été  emprisonné 
en  1468  dans  la  Bowyer-Tower,  tour  des  arcs 
ou  des  archers,  au  nord  de  la  Tour  Blanche. 
Glocester  donna  à son  frère  Clarence,  ivrogne 
et  débauché,  une  fin  digne  de  lui  : il  le  fit 
noyer  dans  un  tonneau  de  vin  de  .Malvoisie. 

Cet  énorme  cube  de  maçonnerie  qu'est  la 
Tour  Blanche,  mesurant  une  quarantaine  de 
mètres  sur  les  côtés  et  vingt-huit  mètres  de  hau- 
teur, avec  des  murs  qui  ont  seize  pieds  d'épais- 
seur, est  soutenu  de  hauts  contreforts  et  flanqué 
de  quatre  tourelles  aux  angles. 

L’intérieur  renfermant  des  pièces  de  toute 
grandeur  qui  furent  des  prisons,  des  salles 
nombreusesait  une  curieuse  chapelle,  constitue 
aujourd’hui  un  très  riche  musée  où  sont 
conservées  des  armures  historiques,  une  grande 
quantité  d'armes  curieuses,  et  différents  sou- 
venirs. La  chapelle  Saint-John,  aux  rudes 
piliers  romans,  était  la  chapelle  royale,  aux 
temps  où  les  rois  habitaient  la  Tour  et  tenaient 
leur  cour  dans  l’immense  Palais-Forteresse. 
Les  murailles,  nues  aujourd’hui,  ont  vu  bien 
des  cérémonies  fastueuses  et  passer  bien  des 


princes  heureux  ou  malheureux,  les  rois  san- 
glants de  la  rude  période  du  moyen  Sge,  les 
Plantagenets,  les  Lancastres,  puis  les  Tudors, 
j Henri  VIII,  Élisabeth,  qui  ne  laissèrent  pas  non 
plus  sans  ouvrage  la  hache  du  bourreau  de  la 
Tour;  elles  ont  vu  le  prince  Noir  au  retour  de 
ses  campagnes  victorieuses  et  le  roi  Jean  de 
France,  pris  à Poitiers... 

Dans  la  grande  salle  du  Conseil,  un  certain 
nombre  de  cavaliers  bardés  de  fer  se  tiennent 
la  lance,  l'épée  ou  la  hache  d’armes  au  poing, 
assemblée  imposante  de  chevaliers  de  diffé- 
rentes époques,  à côté  d'hommes  de  pied, 
d’archers  ou  d’arbalctriers  dont  l’équipement 
présente  également  le  plus  grand  intérêt.  Ce 
sont  armures  historiques  ayant  été  portées  aux 
batailles  d'autrefois  par  des  rois  ou  de  nobles 
seigneurs.  On  y voit  l’armure  du  malheureux 
Henri  VI  qui  souffrit  si  longtemps  et  mourut 
à la  Tour,  celle  d’Édouard  IV,  son  rival  victo- 
rieux, puis  les  armures  de  princes  du  seizième 
siècle,  d'aspect  moins  rébarbatif  que  les  précé- 
dentes, celle  d’Henri  VII,  celle  d'Henri  VIII  très 
ornée,  de  même  que  les  pièces  de  protection 
de  son  cheval  où,  parmi  les  ornements,  à côté 
de  la  rose  d’Angleterre,  le  lys  de  France  sym- 
bolise les  prétentions  des  rois  anglais  sur  la 
terre  de  France.  Une  autre  armure  de  tournoi 
a encore  appartenu  à Henri  VIII,  elle  est  plus 
richement  décorée,  et  couverte,  ainsi  que  l'ar- 
mure du  cheval,  de  rinceaux,  de  sujets  divers 
et  d’ornements  héraldiques. 

Voici  ensuite  des  figures  historiques  du  dix- 


La  chapelle  Saint-John. 


septième  siècle  et  la  fin  des  grandes  armures, 
derniers  échantillons  du  vieil  art  de  l’armurier. 
Georges  Villiers,  duc  de  Buckingham,  le  comte 
d'Armedel,  le  comte  de  Strafford,  Jacques  I",  le 


LA  TOUR  DE  LONDRES 


223 


général  Monk,  qui  ramena  les  Stuarts  après  le 
règne  de  Cromwell,  lord-protecteur  de  la  répu- 
blique d'Angleterre.  Ce 
ne  sont  plus  les 
chevaliers  bardés  de 
fer  jusqu’au  bout  des 
pieds,  ils  ne  portent 
plus  que  la  cuirasse, 
les  spallières  et  quel- 
ques tassettes  sur  les 
cuisses,  les  énormes 
bottes  de  cuir  de  l'épo- 
que remplaçant  les 
jambards. 

Quelques  casques  du 
temps  de  la  Révolution 
d’Angleterre  sont  à re- 
marquer, casques  des 
fantassins  de  Cromwell 
ou  de  ses  régiments  de  cuirassiers  surnommés 
les  Côtes  de  fer.  L'infortuné  Charles  I",  que  les 


Armures  du  seizième  siècle. 


hommes  qui  portèrent  ces  casques  et  bran- 
dirent ces  piques  ou  ces  vieux  mousquets 
jetèrent  à bas  du  trône, 
est  là  aussi,  représenté 
par  une  armure  com- 
plète, à lui  offerte  par 
la  Cité  de  Londres, 
alors  qu’il  n’était  en- 
core que  prince  de 
Galles. 

Combien  de  ces  ar- 
mes accrochées  pêle- 
mêle  aux  murailles  se 
sont  dressées  l’une 
contre  l’autre  et  rou- 
gies  dans  le  sang  des 
guerres  civiles,  lon- 
gues guerres  de  York 
contre  Lancastre  ou 
guerres  du  Parlement  contre  la  Royauté! 

( A suivre).  A.  R. 


Boîte  au*,  lettres.  — L'illustre  Th.  Asenbrouck  n'a 
pas  voulu  être  moins  gracieux  que  son  éminent  corres- 
pondant envers  les  lecteurs  du  Petit  Français  illustre. 
II  nous  communique,  et  nous  nous  empressons  de  oublier, 
la  réponse  ci-dessous,  qu’il  vient  de  recevoir  du  savant 
professeur  Polyxène  Billentoque. 

Monsieur  et  très  illustre  confrère, 

Votre  acte  de  haute  cour- 
toisie m'honore,  et  votre 
découverte  si  remarquable 
et  si  féconde  du  feu  congelé 
enflamme  mon  enthou- 
siasme. J’ai  froidement  ré- 
fléchi aux  conséquences  que 
peut  avoir  votre  belle  in- 
vention et  plus  j’y  pense 
plus  j’en  deviens  un  chaud 
partisan.  Je  vais  faire  une 
ardente  propagande  et  je  brûle  de  me  signaler, 
moi  aussi,  par  quelque  brillant  trait  de  génie. 

En  attendant,  permettez  moi  d’apporter  ma 
petite  pierre  à votre  édifice.  J'ai  fait  cette  re- 
marque, que  les  chevaux  des  petites  voitures 
parisiennes  ne  dévorent  pas  l’espace,  peut-être 
parce  qu'ils  ne  sont  pas  habitués  à dévorer 
grand’chose.  Ne  pourriez-vous  pas  m’envoyerà 
titre  de  spécimen  quelques  tablettes  de  feu  de 
pur-sang  habitué  à brûler  le  pavé?  On  en  mettrait 
chaque  matin  quelques  grammes  sousles  sabots 
des  chevaux  de  fiacre,  qui  iraient  alors  à une 
allure  plus  vive  et  nous  feraient  ainsi  gagner 
un  temps  précieux.  On  aurait  soin  bien  entendu 
de  protéger  leurs  sabots  au  moyen  d'un  « para- 
corne  » incombustible  en  amiante  ou  oxyde  de 


Zirconium,  afin  qu'il  n’y  ait  que  le  pavé  de 
brûlé. 

Merci  de  votre  feu  de  pipe.  Mais  êtes-vous 
bien  sûr  de  ne  pas  vous  être  trompé  de  boîte  ? 
A peine  eus-je  allumé  ma  pipe  que  je  fus  pris 


d'une  folle  envie  d'aller  au  palais  de  l’Industrie 
où  je  me  rendis  acquéreur  des  3 bœufs  gras, 
de  4 moutons  et  de  6 porcs.  Ne  m'auriez-vous 
pas,  par  mégarde,  envoyé  une  tablette  du 
« feu  des  enchères  ». 

Agréez,  monsieur  et  illustre  confrère,  l’assu- 
rance de  ma  scientifique  sympathie. 

Polyxène  Billentoque, 

Professeur  d’Astrononne  physiologique  irrationnelle 
à l’École  normale  supérieure  4'Apiçulture. 

P.-S.  — Ci-joint  ma  photographie. 


224 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Les  finesses  de  Bertoldo  (Fin)1. 


Maladie  et  mort  de  Bertoldo. 

Peu  à peu,  Bertoldo  devint  le  conseiller 
intime  de  Leurs  Majestés,  mettant  à les  servir 
tout  le  zèle  de  son  esprit  si  fin,  leur  donnant 
tout  le  dévouement  de  son  brave  cœur  ; aussi, 
pendant  les  quelques  années  qu'il  passa  auprès 
du  couple  royal,  toutes  choses  marchèrent 
avec  bonheur  et  justice  dans  le  royaume. 

Mais,  hélas!  il  n’est  en  ce  monde  si  bonne 
chose  qüi  ne  finisse.  Bertoldo,  privé  de  sa 
nourriture  habituelle  et  sollicité  de  prendre 
part  aux  festins  délicats  servis  aux  officiers  du 
roi,  où  ne  manquaient  ni  les  vins  généreux,  ni 
les  liqueurs  exquises,  vit  sa  santé  s’altérer  peu 
à peu  ; enfin  il  tomba  très  dangereusement 
malade,  au  grand  chagrin  du  roi  et  de  la  reine. 

Les  médecins  administrèrent  au  malade 
toutes  sortes  de  remèdes,  lui  appliquant 
emplâtres  sur  emplâtres,  onguents  sur  onguents. 

Tout  cela  eût  peut-être  fait  merveille  sur  de 
grands  seigneurs  et  des  gens  de  cour,  mais  le 
pauvre  Bertoldo  n’en  fut  que  plus  malade.  Il 
voyait  très  clairement  son  état  et  demandait 
avec  instance  qu’on  lui  donnât  pour  tout 
traitement  une  bonne  soupe  de  farine  de  maïs 
et  une  croûte  de  pain  frottée  de  sel  et  d’ail,  à 
la  mode  de  son  village.  Cela  fit  pousser  des 
cris  de  paon  aux  médecins,  qui  déclarèrent 
que  leur  malade  voulait  se  suicider. 

Hélas  ! pour  le  plus  grand  malheur  du  pauvre 
diable,  Alboïn  n’osa  contrarier  ces  membres 
omnipotents  des  hautes  facultés  d'Italie,  si 
bien  qu’avec  leur  aide  respectable  le  regretté 
Bertoldo  passa  de  vie  à trépas. 

Le  roi  et  la  reine  en  furent  inconsolables. 
La  cour  partagea  leurs  regrets,  car  il  avait  été 
bon  et  serviable  pour  tous. 

Sous  l'oreiller  de  feu  Bertoldo,  l'on  trouva, 
enveloppé  dans  de  vieux  mouchoirs,  un  testa- 
ment en  bonne  et  due  forme  qui  fut  aussitôt 
porté  au  roi.  Sa  Majesté  fit  mander  en  toute 
hâte  le  notaire  par  lequel  cet  acte  avait  été 
dressé,  et  qui  arriva  incontinent. 

— Lis-moi  ce  grimoire,  lui  dit  le  roi,  car, 
avec  votre  coutume  de  baragouinages  extra- 
vagants, je  n'eute.nds  rien  à votre  langage. 

— Cependant,  Sire,'  si  vous  aviez  jeté  un 
coup  d’œil  sur  celui-ci,  vous  auriez  vu  combien 
la  façon  en  est  unie,  car  ne  travaillant  que  pour 
de  pauvres  artisans  et  paysans,  il  faut  que 
je  me  fasse  comprendre  d'eux. 

— Comment  te  nommes-tu’? 

— Simple  Duhameau. 


— Il  est  certain  que  ton  nom  te  convient  A 
merveille;  mais  toute  ta  corporation  devrait 
avoir  saint  Embrouille  pour  patron.  Allons,  lis- 
nous  ce  testament. 

Voici  cet  acte  mémorable  que  le  roi  Alboïn 
fit  placer  dans  les  archives  du  royaume  : 

« Moi,  Bertoldo,  fils  de  Bertolazo,  sain  d’es.prit 
><  et  de  corps,  j’écris  ici  mes  dernières  volontés. 

« Je  lègue  mon  chapeau  au  grand  maître  des 
« cérémonies,  afin  que,  le  plaçant  dans  la 
t<  grande  salle  du  palais  au  bout  d'un  béton, 
« il  en  fasse  un  épouvantail  pour  la  gent 
« courtisanesque,  trop  portée  à la  flatterie,  au 
« mensonge,  à la  délation. 

« Je  lègue  mon  habit  au  premier  pauvre  qui 
i<  passera,  afin  qu'aux  jours  d’hiver,  quand  il 
" aura  chaud,  il  songe  ù prier  pour  mon  âme. 

« Je  lègue  mes  souliers  au  grand  trésorier 
« du  roi,  pour  qu'ils  l’aident  à marcher  dans  le 
« chemin  de  la  probité. 

« Enfin,  et  j'ai  gardé  ceci  pour  la  bonne 
K bouche,  je  lègue  à mes  bien-aimés  souve- 
ii  rains...  un  bon  conseil,  qui  est  la  plus  pré- 
n cieuse  chose  du  monde  : — Qu'ils  s’habituent 
« de  plus  en  plus  à se  faire  l’oreille  fine,  afin 
« d'entendre  jusqu’au  plus  petit  mot  que  leur 
« murmurera  dame  Conscience  ; en  l’écoutant, 
■I  ils  feront  le  bien;  en  faisant  le  bien,  ils  seront 
n heureux.  Je  les  prie  de  garder  un  sou- 
« venir  à leur  fidèle 

« Bertoldo.  » 

Le  roi  et  la  reine  ne  purent  retenir  leurs 
larmes  à la  lecture  de  cet  admirable  document 
et  se  jurèrent  de  suivre  fidèlement  le  conseil 
de  cet  ami  dévoué. 

Alboïn  fit  enterrer  son  vieil  ami  avec  les 
plus  grands  honneurs,  et  la  cour  prit  le  deuil. 

Pour  perpétuer  la  mémoire  de  cet  incompa- 
rable ami,  le  roi  et  la  reine  des  Lombards  firent 
graver  en  lettres  d’or,  sur  la  pierre  de  sa 
tombe,  cette  épitaphe  : 

Ci-gît  llertold,  homme  de  bien, 

Grand  esprit,  grand  cœur,  grand  courage, 
Qui  fut  au  roi  bon  ami,  bon  soutien; 

11  vécut  et  mourut  en  sage. 

Car  il  n'est  plus  ! Las  ! les  sombres  destins 
Voulant  ravir  cette  Ame  précieuse 
Inspirèrent  au  roi  l’idée  aventureuse 
De  remettre  Bertold  aux  soins...  des  médecins. 

Les  vers  ne  valaient  rien,  mais  ils  étaient  du 
roi  et  passèrent  à la  postérité. 

A.  df.  G. 


1 Voirie  n#  368  du  Petit  Français  illustré , p.  170. 


LES  FREDAINES  DE  MITAIZE 


225 


Les  fredaines  de  Mitaize  (h»i'. 


Madeleine  fit  un  geste  indigné,  s’avança  d'un 
pas,  puis  se  recula  en  regardant  Mitaize  d’un 
air  anxieux.  Celle-ci  n’avait  pas  sourcillé,  elle 
était  seulement  un  peu  pâle  : 

— L’oncle  et  la  tante  Le  Mauduy  sont  très 
bons,  très  considérés  et  très  aimés  dans  le 
pays,  cela  vaut  mieux  que  de  ressembler  à 
certaines  gens  distingués  qui  ont  un  bien 
mauvais  cœur.  Mais  je  ne  peux  pas  en  vouloir 
à ceux  qui  les  dédaignent,  puis- 
que j’ai  commencé  par  là; 

Fanny  a raison,  mesdemoiselles, 
je  me  sauvais  quand  elle  m'a 
rencontrée  et  je  puis  bien  le 
dire  devant  elles,  parce  que  cette 
sottise-là,  je  l’ai  faite  pour  que 
la  vérité  ne  se  découvre  pas. 

Si  M”  Dorgebert  nous  avait 
trouvés  chez  l'oncle,  on  aurait 
su  tout  de  suite  que  je  l avais 
fait  passer  pour  un  ancien  do- 
mestique, et  j’ai  eu  si  peur  qu’il 
le  sût  que  j’ai  entraîné  Daniel 
à se  sauver  avec  moi.  J’aurais 
mieux  fait  de  rester,  il  m'aurait 
pardonné  cette  bètise-là  avec 
bien  d’autres,  tandis  que  j'ai 
manqué  de  mourir  de  fatigue, 
sans  compter  que  j’ai  gagné  la 
fièvre  en  route,  et  que,  sans 
les  soins  de  l’oncle  et  de  la 
tante,  je  ne  me  serais  pas 
guérie. 

On  entrait  dans  la  salle  et  la 
conversation  se  trouva  interrompue,  mais 
Marguerite  soulagée,  joyeuse  par  sa  confes- 
sion volontaire,  travailla  mieux  qu’elle  ne 
le  faisait  d’ordinaire.  Ce  n’était  que  cela,  avouer 
ses  torts?  Vraiment  c’était  peu  de  chose,  elle 
avait  cru  plus  difficile  l’aveu  qu’elle  s’était 
imposé. 

On  se  retrouva  à la  sortie,  mais  Fanny  Dor- 
gebert, prétextant  une  course,  ne  s'attarda  point 
à causer  ; seules  les  demoiselles  Draucy,  qui 
devaient  suivre  le  même  chemin  que  Mitaize, 
l’accompagnèrent,  et  la  petite  Juliette  Drancy 
ne  put  s'empêcher  de  lui  demander  : 

— Où  as-tu  été  quand  tu  t’es  sauvée,  dis, 
Mitaize  ? 

Mitaize,  qui  croyait  avoir  épuisé  la  question 
ne  répondit  pas  tout  de  suite,  elle  se  demandait 
s’il  était  bien  nécessaire  de  prêter  à rire  et  de 
donner  des  détails  de  son  aventure,  dont  le 
récitparcourrait  le  cercle  deses  connaissances; 


puis  il  faudrait  accuser  les  Dorgebert,  et  elle 
s'était  promis  de  l’éviter. 

Mais  Juliette  insista  et  Mitaize  finit  par  tout 
dire,  la  grande  faim  qu’ils  avaient  eue,  la  ren- 
contre des  bûcherons,  leur  course  en  forêt, 
enfin  sa  rentrée  aux  Molières  dans  un  chariot 
à échelles. 

— C’est  quand  on  te  reconduisait  que  tu  as 
rencontré  les  Dorgebert? 


Mitaize  courut  embrasser  la  petite  paralytique 

— Non,  fit  Mitaize,  c’était  avant,  mais  il 
paraît  que  quelqu’un  avait,  devant  eux,  parlé 
de  la  rougeole,  aussi  la  bande  entière  s’est 
sauvée  et  je  serais  restée  sans  secours,  car  le 
pauvre  Dany  perdait  la  tête,  sans  les  maîtres  de 
l’auberge  qui  m'ont  ramenée  chez  mon  oncle. 

— Ce  n’est  pas  gentil  des  Dorgebert,  déclara 
Juliette. 

— Non,  bien  entendu,  mais  tu  penses...  la 
rougeole...  on  n'aimerait  pas  la  gagner,  et 
.Marguerite  a dû  le  comprendre,  dit  la  grande 
sœur. 

— Je  ne  l'ai  pas  compris  ce  jour-là,  je 
t’assure,  fit  Mitaize,  je  ne  raisonnais  pas  si 
bien  et  Dany  était  joliment  furieux,  mais  tout 
cela  est  passé.  Ma  maladie  a eu  l'avantage  de 
me  prouver  combien  mon  oncle  et  ma  tante 
sont  bons,  et  vous  savez,  ils  y ont  eu  du  mérite, 
car  il  n’y  a pas  de  mauvais  tours  que  je  ne  leur 
aie  joués. 


1.  Voir  le  n°  371  du  Petit  Français  illustré  p 206. 


228 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


— Et  tu  y retournes  l’année  prochaine?... 

— Je  crois  bien,  avec  plaisir,  va  ! 

Juliette  se  pencha  vers  elle. 

— Est-ce  que  vraiment  tu  demeurais  dans 
une  hutte,  ma  pauvre  Milaize? 

— Pourquoi  pas  dans  un  terrier,  Juliette,  dit 
la  petite  lille  en  riant  ; la  maison  Le  Mauduy 
n'est  ni  un  château,  ni  une  villa,  mais  avec 
son  petit  jardin,  son  verger  en  pente  jusqu'au 
ruisseau,  elle  est  très  agréable,  je  t’assure.  Et 
puis,  quand  elle  ne  le  serait  pas!  ajouta  Mitaize, 
en  relevant  la  tête...  c’est  là  que  j’ai  appris 
bien  des  choses  bonnes  à savoir;  je  sais  coudre 
maintenant,  je  brode,  je  tricote,  j’aide  maman 
à surveiller  la  maison. 

— Tu  sais  encore  te  vanter,  Mitaize?... 

— Tiens,  c’est  vrai,  fit-elle,  ah!  vous  pensez 
bien  qu’on  ne  se  corrige  pas  de  tout  à la  fois, 
et  puis...  je  ne  vous  ai  pas  dit  que  je  faisais 
ces  choses-là  très  bien,  je  commence.  Seule- 
ment là-bas,  Daniel,  qui  a pour  camarade  un 
garçon  travailleur,  est  capable  de  devenir  un 
très  bon  élève,  alors,  moi,  je  n'ai  qu’à  travailler 
de  mon  côté.  Maman  m’avait  prédit  que  tante 
Marie-Anne  me  rendrait  sage,  et  vrai,  la  pauvre 
tante  a eu  de  la  peine,  mais,  à présent,  pour 
lui  plaire,  je  ferais  beaucoup. 

Laure  eut  un  geste  de  doute  discret  que 
Mitaize  ne  releva  pas;  elle  savait  se  dominer 
maintenant.  Mieux  encore  qu’avant  son  retour, 
elle  éprouvait  le  peu  de  consistance  de  ces 
amitiés  de  surface  qu’on  croit  si  solides  et  qui 
sont  réellement  si  fragiles;  Laure  Drancy,  à la 
place  de  Fanny  Dorgebert,  ne  se  serait  pas  plus 
quelle  exposée  à la  contagion  pour  son  amie, 
et  Mitaize  ne  s’en  étonna  pas. 

Comme  elles,  elle  avait  été  égoïste,  person- 
nelle, sous  les  dehors  d'une  politesse  irrépro- 
chable ; il  avait  appartenu  aux  deux  vieillards, 
à une  petite  infirme  et  aussi  à la  bonne  Made- 
leine de  lui  montrer  d’autres  façons  d'agir,  de 
lui  faire  comprendre,  par  leur  exemple,  que  la 
vanité  est  un  odieux  défaut,  parfois  même  une 
petitesse,  et  qu’on  ne  doit  pas  agir  on  vue  de 
l’opinion  du  monde. 

Une  fois  dans  la  bonne  voie,  Mitaize  n’en 
devait  plus  sortir. 

L’année  suivante,  M"' Servaize,  pas  encore  très 
vaillante,  mais  cependant  guérie,  arriva  avec  I 
Mitaize,  à Saint-Dié,  le  jour  même  de  la  distri-  I 
bution  des  prix  du  collège.  Daniel  l’en  avait 
priée  et  elle  eut  la  joie  de  le  couronner  à 
diverses  reprises.  M.  Le  Mauduy  et  tante  Marie- 
Anne,  assis  près  de  la  jeune  femme,  aux  pre-  . 
miers  rangs  des  spectateurs,  applaudissaient 
franchement  aux  succès  de  leur  neveu,  succès 
bien  dépassé?  par  ceux  de  Martial  qui  s’était 
mis  tout  à coup  hors  de  pair. 

Mitaize  avait  bien  éprouvé  encore  un  mou- 
vement de  déplaisir  lorsque,  à l'arrivée,  son 


premier  coup  d’œil  était  tombé  sur  la  simple 
robe  de  laine  brune  de  M“  Le  Mauduy,  sur  son 
bonnet  à trois  rangs  de  dentelles,  et  sur  le 
i châle  de  cachemire  un  peu  court,  croisé  étroi- 
i tement  sur  son  buste,  mais  la  vieille  dame 
recevait  tant  de  témoignages  de  sympathie, 
tant  de  respectueux  saluts;  l’oncle  lui-même 
recevait  et  rendait  tant  de  poignées  de  main 
que  la  petite  fille  put  se  convaincre  que,  pour 
eux,  du  moins,  l'estime  ne  se  mesurait  pas  à 
la  mise,  et,  honteuse  déjà  de  son  court  réveil 
de  vanité,  elle  se  glissa  près  de  tante  Marie- 
Anne  quelle  ne  quitta  plus. 

On  partit  ensemble  pour  les  Molières  dans 
un  immense  landau  que  M“  Servaize  avait 
fait  retenir,  taudis  qu'une  autre  voiture  suivait 
avec  les  bagages.  Madeleine  et  le  père  Claudel 
grimpèrent  près  du  cocher,  les  deux  collé- 
giens et  Mitaize  s’installèrent  sur  le  devant, 
M“  Laure  Servaize  dans  le  fond  entre  l’oncle 
et  la  tante,  et,  tandis  qu’on  montait  la  côte 
au  pas  : 

— Te  souviens-tu,  Marguerite,  c’est  ici 
qu’en  arrivant  nous  avons  failli  nous  battre 
pour  une  fraise;  nous  n’étions  pas  toujours 
d’accord,  tu  sais  bien,  l’an  dernier. 

— Oui,  mais  c'était  l’an  dernier,  fit-elle  d'un 
ton  qui  indiquait,  à n'en  pas  douter,  qu'il  y 
avait  un  abîme  entre  ce  temps-là  et  le  présent. 

La  maison  du  garde  se  montrait  à travers  les 
arbres  et  la  mère  Claudel  accourait,  le  coin  de 
son  tablier  retroussé,  et  tout  émue  en  voyant 
Martial,  chargé  de  livres  et  de  couronnes,  des- 
cendre de  la  voiture  pour  courir  à elle. 

Tout  le  monde  l’avait  imité,  et  Mitaize,  à la 
vue  de  la  petite  paralytique  dont  le  pile 
visage  souriant  s’appuyait  aux  vitres  claires, 
s’élança  dans  l’allée  de  la  maison  et  courut 
l’embrasser  : 

— Ma  chère  petite  Jeanne,  dit-elle,  que  je 
suis  contente  de  te  voir,  que  je  suis  contente 
d’être  ici,  je  viendrai  souvent,  va,  ou  plutôt,  tu 
: viendras,  toi. 

— Je  ne  pourrai  pas,  mademoiselle,  mais 
cela  ne  fait  rien,  si  vous  voulez  bien  vous 
déranger  quelquefois,  ce  sera  la  même  chose. 

— Tu  viendras,  je  te  dis. 

Elle  montra  du  doigt  un  fauteuil  mécanique 
qu’on  descendait  devant  la  maison  forestière. 

— J’ai  pensé  à toi  tout  le  temps,  Jeannette, 
j’ai  profité  de  tes  conseils  pour  devenir  un  peu 
plus  sage  et  papa  m’a  laissé  choisir  une  récom- 
pense. C’est  cela  que  j’ai  choisi  et  tu  n’auras 
plus  besoin  qu’on  te  porte  dehors,  tu  marcheras 
seule,  tu  verras. 

Les  yeux  brillants  de  Jeanne  s’emplirent  de 
larmes,  elle  voulut  parler,  remercier;  Mitaize 
ne  lui  laissa  pas  placer  un  mot. 

— Je  me  sauve,  dit-elle,  à bientôt,  à tout  à 
l’heure  : tante  Marie-Anne  doit  m’attendre  et 


LES  FREDAINES  DE  MITAIZE 


227 


ta  mère  va  t'amener  dans  le  fauteuil  neuf. 

Elle  gagna  le  seuil  en  deux  bonds  et  ne 
rejoignit  les  siens  qu'à  la  ferme  dont  la  porte, 
ouverte  toute  grande  par  Yermer  endimanché, 
laissait  voir  la  table  mise  et  le  dîner  servi. 

Madeleine  courut  enlever  sa  robe  des  di- 
manches pour  reprendre  son  costume  de  tra- 
vail, puis,  forçant  sa  maîtresse  à présider  le 
repas,  elle  se  mit  seule  à la  besogne. 

M.  Le  Mauduy  avait  voulu  que  pour  les  Clau- 
del, ce  jour-là  fut  un  jour  de  fête,  et 
ils  durent  tous,  même  les  plus  petits, 
accepter  la  cordiale  hospitalité  de 
leurs  voisins. 

Pas  un  instant,  Mitaize  n'eut  à 
faire  effort  pour  se  mettre  au  niveau 
de  la  gaîté  générale,  elle  se  montra 
bonne  camarade  avec  les  babys  inti- 
midés, combla  d'attentions  Jeanne 
et  Martial  et  ne  s'oublia  pas  une 
seule  fois. 

Elle  ne  comprenait  plus  comment 
elle  avait  osé  mépriser  le  milieu 
honnête  et  simple  qu'elle  retrouvait 
avec  joie;  elle  n’osait  se  souvenir  de 
ses  sottises  passées  qu'avec  une 
confusion  véritable,  et  son  premier 
jour  de  vacances  se  passa  plus 
joyeux  que  ne  s’était  passé  celui  de 
l'année  précédente. 

Lorsqu'après  le  dîner  les  Claudel 
et  leur  famille  eurent  regagné  la 
maison  forestière,  M”  Servaize  s'ins- 
talla sous  le  grand  noyer  près  de 
tante  Marie-Anne,  tandis  que  l’oncle 
fumait  sa  grosse  pipe  à quelques 
pas  plus  loin,  et  Daniel  s’assit  avec 
Mitaize  à l’entrée  du  jardin  fleuri  de 
dahlias  et  de  soleils. 

— Comment  vont  les  Dorgebert? 
demanda  le  jeune  garçon? 

— Les  pauvres  gens,  fit  la  petite, 
ils  sont  ruinés,  tu  sais,  je  te  l’ai  écrit,  mais  on 
espérait  leur  garder  quelque  chose,  et  il  n'est 
rien  resté  du  tout,  quand  les  affaires  ont  été  ter- 
minées. On  a vendu  leur  château,  leur  mobilier 
de  Paris  et  on  a cru  que  M”  Dorgebert  mourrait 
de  chagrin  ; Fanny  et  Marcelle  sont  parties  pour 
la  campagne,  chez  un  parent  qui  s'en  charge, 
en  attendant , Fritz  vient  de  s'engager.  Maman 
est  allée  les  voir  très  souvent,  il  paraît  que 
personne  n’y  allait  plus. 

— Et  toi,  Mitaize,  y es-tu  allée  aussi  ? 

— Oui,  répondit-elle,  et  je  t’assure  qu'ils 
m'ont  fait  de  la  peine,  j’ai  mieux  compris  encore 
combien  tante  Marie-Anne  et  maman  avaient 
raison  de  vouloir  me  faire  travailler. 

— Alors,  c’est  tout  à fait  sérieux,  tu  tra- 
vailles, toi  ?...  pas  beaucoup,  je  pense  ?. . 

Elle  le  regarda,  non  sans  tristesse  : 


— Si,  je  t’assure,  je  fais  de  mon  mieux,  pour- 
quoi n'aurais-je  pas  autant  de  bonne  volonté 
que  toi,  Dany?...  je  comprends  que  tu  doutes 
j'étais  si  méchante  l'année  dernière,  mais,  c'est 
Uni,  va. 

Tout  à coup,  Y'ermer  parut  à la  fenêtre  de  la 
cuisine,  la  cage  de  Jack  à la  main,  et  sur  son 
visage  épanoui,  une  si  grande  expression  de 
joie  naïve  que  Daniel  lui  demanda  ; 

— Qu’est-ce  qui  t’arrive,  mon  vieux? 

Yermer  ne  répondit 
pas,  il  cligna  de  l'œil  et 
ouvrit  la  cage.  L'oiseau, 
remis  en  liberté,  sauta 
hors  de  la  maison,  et  la 
tête  inclinée,  ses  vifs 
yeux  noirs  fixés  sur  le 
groupe  des  habitants 
de  la  ferme,  il  cria  de 
sa  voix  enrouée  ; 


ttaize,  la  tète  sur  les  genous  de  sa  mère,  restait  immobile. 

« Mitaize!  Mitaizeibonne  Mitaize,  où  es-tu?...» 

— Mon  bon  Yermer,  s’écria  la  petite  touchée, 
c'est  toi  qui  as  pris  la  peine  de  le  lui  apprendre, 
combien  d'heures  il  a dû  te  falloir  pour  cela  !.. 
mais  tu  me  fais  bien  plaisir. 

Sur  le  visage  ridé  de  tante  Marie-Anne,  sur  le 
visage  souriant  de  M”  Servaize,  aussi  bien  que 
dans  l'air  satisfait  du  vieil  oncle,  se  lisait  une 
grande  joie  et  une  grande  confiance  en  l’avenir. 

La  petite  s’était  glissée  près  de  sa  mère  et,  la 
tête  appuyée  sur  ses  genoux,  restait  immobile, 
très  heureuse  dans  la  calme  tranquillité  de  cette 
douce  réunion  de  famille.  Désormais,  elle  ren- 
dait affection  pour  affection  à ceux  qui  l’avaient 
aimée,  elle  apprenait  à obéir,  à suivre  les  avis 
de  ceux  qui  voulaient  avant  tout  son  bonheur; 
les  fredaines  de  Mitaize  étaient  bien  fîmes. 

P.  F. 


228 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés, 


Les  chiens  et  les  crocodiles.  — R y a 

dans  l'île  de  Madagascar  de  nombreux  troupeaux 
île  chiens  qui  circulent  en  liberté  dans  le  pays. 
Il  y a aussi  de  nombreux  troupeaux  de  crocodiles 
qui  se  baignent  dans  les  rivières  marécageuses. 
Or,  les  bons  caïmans  aiment  tellement  les  chiens 
qu’ils  les  mangent,  tandis  que  les  chiens  aiment 
si  peu  les  caïmans  qu’ils  inventent  toutes  sortes 
de  ruses  pour  éviter  leur  fâcheuse  rencontre. 
Ainsi,  lorsqu’il  leur  faut  passer  l’eau,  ils  se 
réunissent  d’instinct  en  une  compagnie  de  six,  dix 
ou  plus,  se  portent  au  bord  de  la  rivière  et  aboient 
tant  qu’ils  peuvent.  Aussitôt,  accourent  de  tous 
côtés  les  caïmans,  qui  déjà  se  régalent  par  la 
pensée.  Mais,  lorsque  les  horribles  hôtes  sont 
toutes  réunies,  les  chiens  partent  tous  ensemble 
au  grand  galop,  remontent,  la  rive,  et  vont  rapi- 
dement passer  la  rivière  à deux  ou  trois  cents 
mètres  en  amont.  De  sorte  qu’il  ne  reste  plus  aux 
crocodiles  déçus  qu’a  verser,  dans  leur  colère, 
quelques-unes*  de  ces  larmes  dont  on  parle  tant. 
* 

* * 

Le  doyen  des  rosiers.  — Après  le  chien 
de  Washington  et  la  chatte  de  Rambouillet, 
dont  nous  avons  parlé  précédemment,  le  doyen 
des  rosiers  du  monde. 

Ce  rosier  serait  celui  qui  existe  dans  le  cime- 
tière de  Hildesheim,  petite  localité  du  Hanovre. 
La  tige  primitive  est  morte  depuis  longtemps, 
mais  de  nouvelles  tiges  se  sont  frayé  un  chemiu 
a travers  les  crevasses  d’un  mur  et  sont  venues 
couvrir  toute  la  chapelle  de  leurs  branches,  sur 
une  hauteur  et  une  largeur  de  12  mètres. 

D'après  la  tradition,  ce  rosier  aurait  été  planté 
vers  1 an  800  par  Charlemagne.  L’église  ayant  été 
brûlée  au  onzième  siècle,  la  racine  de  l’arbrisseau 
continua  à croître  dans  le  sous-sol.  Ce  rosier,  est 
en  tout  cas,  mentionné  dans  un  poème  écrit  en 
1690. 

* * 

Un  tueur  de  tigres.  — Le  grand  chasseur 
Wetzel,  dont  les  exploits  en  Cochinchine  rappel- 
lent ceux  du  célèbre  Gérard,  dit  « le  tueur  de 
lions  »,  vient  de  mourir  à Saïgon,  après  une 
longue  maladie. 

11  avait  vingt-deux  ans  de  colonie  et  le  grade 
de  garde  des  forêts  de  2*  classe. 

On  peut  évaluera  cinquante  environ  le  nombre 
de  tigres  qu’il  a tués  depuis  son  arrivée  dans  notre 
colonie,  et  à plus  de  quatre-vingts  les  grands 
pachydermes,  éléphants  ou  rhinocéros,  que  sa 
terrible  carabine  a mis  a mal. 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  371 . 

I.  Question  historique. 

Le  paon  était  appelé,  dans  les  siècles  de  chavalcrie,  le 
noble  oiseau,  et  sa  chair  était  regardée  comme  la  viande  des 
preux.  Aussi,  dans  les  festins,  avaut.de  découper  le  paon,  sou- 
vent un  chevalier  se  lovait  pour  prononcer  un  vœu  (F audace, 
qu'on  appelait  vœu  du  paon,  et  qui  augmentait  la  solennité  de 
la  réunion  ; par  exemple,  il  jurait  de  porter,  dons  lo  prochain 
combat,  le  premier  coup  de  lance  à l'ennemi,  de  planter,  le 
premier,  un  étendard  6ur  lo  mur  d'une  ville  assiégée.  On  pas- 


Pile  ou  face.  — Tout  le  monde  connaît  ces 
deux  termes,  par  lesquels  on  désigne  l’endroit  et 
l’envers  d'une  médaille  ou  d’une  monnaie.  Autre- 
fois on  disait  croix  et  pile,  parce  que  les  anciennes 
monnaies  royales  représentaient  d’un  côté  une 
croix  et  de  l’autre  des  piliers.  Or,  bien  après  que 
ces  signes  eurent  disparu,  on  continua  d’em- 
ployer ces  deux  mois,  et  le  mot  pile  a môme 
subsisté  jusqu’à  nos  jours.  Quant  au  nom  de 
croix , il  a été  remplacé  par  celui  de  face. 

* 

*■  * 

Maximes.  — Un  bienfait  reproché  tint  toujours 
lieu  d’offense. 

(Racine). 

Lesbonsmots  sont  souvent  demauvaisesactions. 

. * ' * 

A récole.  — Le  maître  : Quel  est  le  roi  qu’on 
a surnommé  le  Chevelu  ? 

Tous  les  élèves,  en  chœur  .-Charles  le  Chauve  ! 

Los  saîiéis  «le  renseigne.  — Lu  à la 
vitrine  d'un  tapissier: 

GRAND  CHOIX  DE  TAPISSERIES  ANCIENNES 
Haute  nouveauté 


RÉPONSES  A CHERCHER 

Question  Iiistoi*i«|iie.  — Qu’appelait-on 

mauvais  garçons  au  moyen  âge? 

* 

* * 

Étym«»loÿçic.  — D’où  vient  l’expression  avoir 
maille  à ptu  tir  avec  quelqu'un  ? 

* * 

Problème  ^éo&i’aplii«|iie.  — Trouver 

douze  noms  géographiques  qui  se  lisent  de 
gauche  à droite  et  de  droite  à gauche,  sans  être 
dénaturés. 

Aimg-raninio. 

RREEENO 

Reconstruire  avec  les  lettres  ci-dessus  une 
solution,  qui,  si  elle  est  juste,  ne  le  soit  pas. 

soit  ensuite  le  paon  aux  autres  chevaliers,  et  chacun  d’eux 
tenait  à se  signaler  par  la  bizarrerie  de  son  vœu. 

II.  Charade 

L’éclair  et  lo  tonnerre. 

III.  Rébus  graphique. 

Citadelle  ( Six  tas  faits  avec  la  lettre  L). 

IV.  Petit  casse-tète. 

Avoir  aigrement  raison  c’est  avoir  à moitié  tort. 

Le  Gérant  : Mauricic  TARDIEU. 


Toute  demande  de  chanycment  d'adresse  doit  être  accompagnée  de  l'une  des  derniéi'es  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres  poste. 


8"  année  — N‘  373 


10  centimes. 


18  avril  1896 


LE 


Petit  Français  illustré 


JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


1 

L'ABONNEMENT  VIS  AN.  SIX  FRANCS 

Part  du  l«r  de  chaque  mois 

Armand  COLIN  & C‘e,  éditeurs 

5.  rue  de  NIézières,  Paris 

ETRANGER  Tfr.  — PARAIT CHAQDE SAMEDI I 

Tous  droits  réservés. 

L’ambulancière  de  Madagascar.  — Henri  s’adressa  au  capitaine  Gaulard  pour  voir  le  général  Metzinger. 


230 


LE  PETIT  FU ANÇAIS  ILLUSTRÉ 


L’ambulancière 


Au  quartier  général. 

Le  29  février  1893,  le  Shamrock  entrait  en  rade 
de  Majunga  ayant  à bord  le  général  Metzinger, 
commandant  en  chef  provisoire  du  Corps  Expé- 
ditionnaire. Dès  le  lendemain,  un  jeune  homme 
etune  jeune  tille,  en  grand  deuil,  se  présentaient 
à la  porte  de  la  Maison  Shakadam,  où  le  quartier 
général  avait  été  installé. 

La  consigne  était  formelle  : défense  de  laisser 
entrer  personne,  en  dehors  du  service.  Aussi 
les  deux  visiteurs  furent-ils  impitoyablement 
repoussés  par  le  planton,  tirailleur  algérien  du 
plus  beau  noir. 

Sans  se  décourager,  ils  s'éloignèrent  de 
quelques  pas  seulement,  attendant  sans  doute 
qu'une  heureuse  circonstance  leur  permît  de 
franchir  cette  porte  si  bien  gardée. 

Le  hasard  parut  en  effet  vouloir  les  favoriser, 
car  au  bout  de  quelques  minutes  un  officier  en 
tenue  de  campagne,  avec  le  triple  galon  d'or  sur 
la  manche  de  son  veston,  sortit  de  la  maison, 
tenant  à la  main  une  liasse  de  papiers  qu'il 
feuilletait  d’un  air  très  absorbé. 

Mû  par  une  inspiration  soudaine,  le  jeune 
homme  en  deuil  s'avança  et,  abordant  poliment 
l'officier  : 

— Mou  capitaine,  lui  dit-il,  je  désirerais 
parler  au  Général. 

— Impossible  ce  matin,  Monsieur  ! répondit 
l'officier  assez  brusquement.  Le  Général  ne 
reçoit  personne.  Nous  avons  de  la  besogne  par- 
dessus la  tète  et  vous  comprenez... 

— Il  faut  pourtant  que  je  le  voie! 

— Oui,  il  le  faut!  ajouta  la  jeune  fille,  en 
s'approchant  à son  tour. 

Surpris,  le  capitaine  regarda  l’étrangère, 
vraiment  touchante  à voir  dans  ses  vêtements 
de  crêpe,  et  dont  le  petit  ton  résolu  contrastait 
d’une  façon  piquante  avec  la  fraîcheur  et  la 
grâce  de  ses  dix-sept  ans. 

— Mon  Dieu,  Mademoiselle,  dit-il  d'une  voix 
radoucie,  je  ne  demanderais  pas  mieux  que 
de  vous  être  agréable,  mais  je  vous  assure 
que  ce  n’est  pas  possible.  L'ordre  est  pour  tout 
le  monde. 

— Je  suis  sûre,  reprit-elle  en  souriant  genti- 
ment,. que  si  vous  voulez  bien  essayer,  vous 
obtiendrez  de  Monsieur  le  Général  qu'il  consente 
à nous  recevoir.  Ce  que  nous  avons  A lui  dire, 
mon  frère  et  moi,  est  de  la  plus  grande  impor- 
tance pour  nous,  et  ne  peut  manquer  de  l’inté- 
resser aussi  lui-même. 

— Écoutez,  Mademoiselle,  répondit  le  capi- 
taine ébranlé,  je  veux  bien  essayer,  mais  j’ai 


de  Madagascar. 

peur  de  ne  point  réussir.  Le  Général  n’est 
pas  de  très  bonne  humeur;  en  débarquant 
nous  n’avons  rien  trouvé  de  prêt,  et  il  faut 
que  nous  fassions  tête  à tout;  nous  sommes 
débordés.  Le  moment  est  vraiment  bien  mal 
choisi. 

— C’est  que  nous  ne  l’avons  pas  choisi,  Mon- 
sieur; nous  l’attendons  depuis  si  longtemps  et 
avec  tant  d'impatience!  dit  doucement  la  jeune 
fille,  en  glissant  encore  du  côté  de  l’offlcier  un 
regard  persuasif. 

— Je  vais  me  faire  rabrouer  de  la  belle  façon  ! 
Enfin,  je  ne  peux  pas  vous  refuser  ce  qui  semble 
vous  tenir  si  fort  au  cœur.  Voulez-vous  me 
donner  vos  noms? 

— Henri  et  Marguerite  Berthier-Lautrec. 

Faisant  signe  au  planton  de  s’effacer  pour 
les  laisser  passer,  il  introduisit  les  deux  jeunes 
gens  dans  une  antichambre  assez  vaste  ; les  y 
laissant,  il  frappa  légèrement  à une  porte,  et 
entra  sans  attendre  de  réponse. 

Puis  d’autres  portes  s’ouvrirent  et  se  fermè- 
rent; à travers  une  cloison,  qui  ne  devait  pas 
être  fort  épaisse,  on  entendit  des  éclats  de  voix, 
qui  semblaient  indiquer  que  la  négociation 
n’allait  pas  toute  seule.  Enfin  les  choses 
finirent  sans  doute  par  s’arranger,  car  on  dis- 
tingua bientôt  ces  paroles  prononcées  avec  une 
rondeur  quelque  peu  narquoise  : 

— Ah!  bien,  si  elle  est  aussi  jolie  que  cela, 
je  ne  m'étonne  plus  que  vous  en  parliez  avec 
tant  de  feu.  Ce  Gaulard!  je  vous  reconnais 
là!  Allez  me  chercher  votre  jolie  personne,  et 
tâchez  surtout  quelle  ne  reste  pas  trop  long- 
temps. Aujourd'hui,  nous  avons  d’autres  chiens 
à fouetter. 

La  « jolie  personne  » rougit  jusqu’aux  oreilles, 
tout  en  lançant  du  côté  de  son  frère  un  sou- 
rire de  triomphe.  Presque  aussitôt  le  capi- 
taine Gaulard  reparut  et  dit  aux  deux  jeunes 
gens  que  le  Général,  fort  occupé,  chargeait  le 
colonel  Lebreton,  un  de  ses  principaux  officiers, 
de  les  recevoir  à sa  place;  puis  il  les  lit  passer 
chez  celui-ci,  en  leur  recommandant  de  ne  pas 
trop  prolonger  leur  visite. 

— Vous  avez  demandé  à voir  le  général?  dit 
le  colonel  en  s'inclinant  poliment. 

Alors  Henri  Berthier-Lautrec  raconta  avec  une 
émotion  communicative  les  tristes  événements 
qui  les  avaient  laissés  orphelins  tous  deux  à 
quinze  cents  lieues  de  Paris,  où  ils  étaient  nés 
et  où  ils  avaient  grandi.  Leurs  parents  avaient 
quitté  la  France  dix-liuit  mois  auparavant  pour 
venir  à Madagascar  avec  un  capital  assez  impor- 
tant, sur  les  conseils  d'un  vieil  oncle  à eux  établi 


L'AMBULANCIÈRE  DE  MADAGASCAR 


231 


depuis  longtemps  déjà  à Manakarana,  dans  la 
province  de  Boueni.  Eux-mêmes  s'étaient  instal- 
lés i't  Maevasamba,  près  de  la  baie  de  Narinda, 
pour  y faire  de  la  culture;  mais,  à peine 
l'exploitation  ouverte,  la  maladie  du  pays, 
l'inexorable  fièvre,  s'était  abattue  brusquement 
sur  leur  mère  et  l'avait  emportée  en  moins  de 
douze  heures;  leur  père,  au  désespoir,  était 
tombé  peu  à peu  à une  maladie  noire,  à un 
dégoût  et  un  détachement  de  tout;  et  alors  la 
charge  et  la  responsabilité  de  l’exploitation  leur 
étaient  incombées  à 
eux  deux,  malgré 
leur  jeunesse  et  leur 
inexpérience;  jus- 
qu’au jour  où,  leur 
père  ayant  enfin  re- 
pris avec  son  intel 
ligence  et  son  éner- 
gie ordinaires  la 
direction  de  son 
œuvre,  l’avenir  s'é- 
tait annoncé  sous 
de  meilleures  cou- 
leurs . Puis , de 
nouveau,  le  malheur 
avait  fondu  sur  leur 
maison  : leur  père, 
attiré  dans  un  guet- 
apens,  avait  été  lâ- 
chement assassiné 
par  une  bande  de 
Sakalaves  Fahavalos 
aux  gages  du  gou- 
verneur du  Boueni 
lui-même  , Rama- 
sombazaha.  Leur 
oncle,  les  voyant  si 
jeunes , abandonnés 
aux  périls,  aux  embûches,  aux  charges  de 
toute  sorte,  sans  autre  protection  que  celle 
de  quelques  domestiques  dévoués,  les  avaient 
engagés  à liquider  au  plus  vite  leurs  affaires 
pour  retourner  en  France,  ou  tout  au  moins 
pour  venir  s’installer  chez  lui  à Manakarana; 
mais  ils  avaient  refusé  énergiquement  de 
quitter  le  coin  du  monde  où  leurs  parents 
étaient  morts,  bien  résolus  à reprendre 
l'œuvre  entreprise  par  leur  père,  dès  qu’ils 
seraient  parvenus  à faire  châtier  ses  assassins. 
Leur  joie  avait  été  grande  en  apprenant  l'im- 
minence de  la  guerre,  puis  le  débarquement 
du  Corps  Expéditionnaire,  et  ils  étaient  accou- 
rus aussitôt  à Majunga  pour  se  présenter  au 
Général  commandant  en  chef. 

Le  jeune  homme  sut  trouver,  surtout  en  rap- 
pelant les  détails  navrants  du  meurtre  de  son 
père,  des  paroles  si  touchantes  que  sa  sœur 
éclata  on  sanglots  et  que  le  colonel,  ému  lui- 
rnème,  les  assura  tous  deux  de  son  vif  intérêt. 


— Ce  que  jg  vous  demande,  mon  colonel, 
répondit  Henri,  c'est  de  venger  la  mort  de  notre 
père,  en  faisant  châtier  ses  assassins  comme 
ils  le  méritent. 

— Je  vous  promets,  en  ce  qui  me  concerne, 
dit  le  colonel,  de  m’employer  de  mon  mieux 
pour  vous  donner  satisfaction, 

— Ce  n'est  pas  tout,  mon  colonel.  Je  n'oublie 
pas  non  plus  que  je  suis  Français.  S’il  ne  m'est 
pas  possible  en  raison  de  mon  âge  de  solliciter 
de  vous  un  fusil  et  une  place  dans  le  rang,  je 

pourrais  du  moins, 
grâce  à ma  connais- 
sance du  pays,  de  la 
langue,  des  habitu- 
des des  Malgaches, 
vous  rendre  quel- 
ques services  comme 
secrétaire,  interprète 
ou  simple  guide. 

— Ah!  pour  cela, 
ce  n'est  pas  aussi 
facile  que  vous  pen- 
sez, répondit  le  co- 
lonel. I.ci , tout  le 
monde  est  classé, 
numéroté,  immatri 
culé.  Vous  ne  ren- 
trez dans  aucun  de 
nos  cadres,  et  je  ne 
vois  pas  trop  com- 
ment je  pourrais  uti- 
liser votre  bonne 
volonté.  D'ailleurs , 
vous  n'êtes  pas  seul, 
vous  ne  pouvez  pas 
abandonner  Made - 
moiselle  dans  un 
pays  si  peu  sûr  et 
au  milieu  de  circonstances  si  troublées. 

— Oh  ! ne  vous  inquiétez  pas  de  moi, 
Monsieur  le  colonel  ! dit  Marguerite. 

— Notre  oncle  est  installé  dans  d'excellentes 
conditions  à Manakarana,  ajouta  Henri.  11  adore 
ma  sœur  et  ne  demande  qu'à  la  prendre  avec 
lui  jusqu'à  la  ûn  de  la  campagne. 

— Allons  ! je  vois  que  vous  avez  réponse  à 
tout,  conclut  le  colonel.  Je  tâcherai,  avec  le 
chef  d'État-major,  de  trouver  un  joint  pour 
vous  attacher  au  quartier  général.  Revenez  me 
voir  dans  deux  ou  trois  jours,  je  vous  dirai  si 
la  chose  est  possible. 

La  revanche  de  l'oncle  Daniel. 

Trois  jours  après,  Henri  Berthier-Lautree  se 
présentait  à la  Résidence  de  France,  où  le  quar- 
tier général  avait  été  transporté.  Mais  il  se 
heurta  à des  consignes  extrêmement  rigou- 
reuses, et  cette  fois  personne  ne  se  trouva  là  à 
point  nommé  pour  l'aider  à les  franchir.  En 


. - , 


V.  ‘ __ 

Los  soldats  s'arrêtent  devant  les  mercanlis. 


232 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


vain  il  insista,  protestant  que  c’était  le  colonel 
Lelireton  lui-même  qui  lui  avait  dit  de  venir, 
qu'il  le  recevrait.  Comme  ce  n’était  pas  pour 
affaires  de  service,  on  ne  l'écouta  même  pas, 
et  il  dut  se  retirer  finalement,  sans  toutefois 
se  décourager. 

Deux  autres  tentatives  n’ayant  pas  eu  un 
meilleur  résultat,  Henri  se  souvint  fort  à propos 
de  l'obligeance  que  lui  avait  montrée,  à lui  et  à 
sa  sœur,  un  des  officiers  d’ordonnance  du 
Général,  le  capitaine  Gaulard,  et  résolut  de 


L’oncle  Daniel  chez  le  colonel  Lcbreton. 


recourir  de  nouveau  à son  entremise.  Il  eut 
assez  de  chance  pour  mettre  la  main  le  jour 
même  sur  l’aimable  officier,  qui  se  montra  cette 
fois  encore  très  gracieux. 

— Il  ne  faut  pas  vous  étonner  que  nous 
vous  ayons  un  peu  oublié,  lui  dit-il.  11  faut 
faire  face  à tous  et  à tout.  Mais  je  vous  pro- 
mets de  saisir  le  premier  moment  favorable 
pour  rappeler  au  colonel  votre  offre  de  mettre 
à notre  disposition  votre  connaissance  des 
gens  et  do  la  langue  du  pays.  Laissez  nous 
encore  quelques  jours  pour  nous  retourner,  et 
je  m'engage  à vous  obtenir  une  réponse  qui, 
je  l’espère,  vous  donnera  toute  satisfaction. 

Henri  remercia  chaleureusement  le  capitaine 
Gaulard  et  regagna  la  petite  maison  indienne 
où  il  s’était  installé  avec  sa  soeur  pour  suivre 
de  plus  près  son  affaire.  Il  y trouva  leur  oncle 
Daniel  Rertliier-Lautrec,  le  vieux  colon  de 
Manakarana,  arrivé  une  heure  auparavant. 


C'était  un  homme  grand  et  fort,  malgré  ses 
soixante-deux  ans,  au  teint  bronzé  par  le  soleil 
et  dont  l’allure  générale  annonçait  l'énergie,  la 
décision  et  l’habitude  du  commandement. 

En  apprenant  de  la  bouche  de  son  neveu 
dans  quel  embarras  se  débattait  le  haut  com- 
mandement, Daniel  poussa  les  hauts  cris. 

— .le  me  doutais  bien  que  ça  ne  marchait 
pas  ! dit-il.  Je  n'ai  fait  que  traverser  la  ville,  et 
ce  que  j’ai  vu  m’a  suffi.  Tous  ces  soldats  qui 
vont  et  viennent,  les  mains  dans  les  poches, 
autour  des  tas  de  patates,  que  les  Comoriens  et 
les  gens  de  la  Côte  leur  vendent  vingt  fois  ce 
qu’elles  valent  ; se  bousculant  pour  entrer  dans 
les  paillottes,  où  les  mercantis  leur  versent 
une  absinthe  de  contrebande  ; pendant  que  les 
bâtiments  et  les  baraquements  n’avancent  pas. 
C’est  pitoyable  ! 

Malgré  tout  ce  qu’on  essaya  pour  le  retenir, 
dès  le  lendemain  matin,  le  diable  d'homme  se 
dirigea  vers  la  Résidence,  avec  l’idée  formelle 
d’arriver  jusqu’au  colonel  Lebreton  et  de  lui 
expliquer  carrément  sa  façon  de  penser. 

Deux  heures  après,  plus  furieux  que  jamais, 
il  revenait  trouver  Henri. 

— Eh  bien?  lui  dit  celui-ci,  vous  avez  vu  le 
colonel?  Comment  vous  a-t-il  reçu? 

— Il  m’a  flanqué  à la  porte.  Mais  c’est  égal, 
jo  ne  lui  ai  pas  mâché  ce  que  j'avais  sur  le 
cœur.  Croirais-tu  que  d’abord  il  ne  voulait  pas 
me  recevoir  et  qu’il  a fallu  que  je  fasse  un 
boucan  de  tous  les  diables  à sa  porte  pour 
qu’on  me  laissât  entrer?  Alors  nous  avons  causé 
tranquillement  pendant  quelque  temps.  Tout  à 
coup  voilà  mon  homme  qui  saute  au  plafond,  en 
criant  comme  un  sourd:  « Est-ce  que  vous 
vous  figurez  que  nous  ne  savons  pas  tout  ça 
aussi  bien  que  vous?  Mais  qu’est-ce  que  vous 
voulez  que  nous  y fassions  ? Est-ce  notre  faute, 
à nous,  si  cet  animal  de  Brinckbuvn,  qui  portail 
la  plus  grande  partie  des  chalands  et  des  canon- 
nières, s’est  laissé  bêtement  aborder  dans  le 
détroit  de  Messine,  ce  qui  l’a  forcé  de  relâcher 
à Malte  je  ne  sais  combien  de  temps  pour  faire 
réparer  ses  avaries?  Est-ce  notre  faute,  à nous, 
si  ces  sauvages  de  roi  Tsialanaet  de  reine  Binao, 
qui  devaient  nous  amener  des  Sakalaves  par 
milliers,  n’en  ont  pas  amené  du  tout.  Et  puis, 
après  tout,  je  suis  bien  bon  de  vous  écouter. 
Est-ce  que  c’est  vous  qui  nous  procurerez  les 
bateaux  qui  nous  manquent?  Est-ce  que  c’est 
vous  qui  nous  fournirez  les  porteurs  et  les 
auxiliaires  indigènes  dont  nous  avons  besoin? 
Non,  n’est-ce  pas  ? Et  bien,  alors,  faites-nous  le 
plaisir  de  nous  laisser  tranquilles!  Serviteur  ! >> 
Et  là-dessus  il  ouvre  la  porte,  et  me  voilà 
dehors.  Je  crois  même  que,  si  je  n’étais  pas 
parti  tout  seul,  il  m’aurait  parfaitement  poussé 
par  les  épaules.  Mais  j’aurai  ma  revanche  ! 

(A  suivre).  A.  B. 


LA  TOUR  DE  LONDRES 


233 


La  Tour  de  Londres  (*■«)*. 


Les  salles  voisines  renferment  aussi  des 
curiosités  de  toutes  sortes,  grandes  figures 


Casques  du  temps  de  Cromwell. 


équestres,  arcs,  arbalètes,  arquebuses,  canons 
même,  heaumes,  boucliers,  épées  à deux  mains, 
salades  et  morions,  hallebardes  de  toutes  les 


Une  pièce  d’artillerie  chinoise. 


formes.  Parmi  ces  guerriers  à cheval  couverts 
de  fer,  une  figure  de  femme  attire  l'attention  : 
habillée  de  riche  brocart,  la  fraise  autour  du 
cou,  coiffée  d'une  couronne  de  perles,  c’est  la 
reine  Élisabeth,  montée  sur  une  haquenée 
qu'un  page  tient  par  la  bride. 

Autres  curiosités  d'ordres  différents  : le 
casque  à cornes  de  bélier  d'un  bouffon  de 
Henri  VIII  et  le  billot  des  exécutions,  qui  n'a 
que  trop  servi,  on  le  voit  aux  profondes 
entailles  du  bois.  Les  derniers  prisonniers 
décapités  sur  ce  billot  furent  trois  lords 
écossais  : Balmerino,  Lovât  et  Kilmarnock,  pris 
dans  le  dernier  soulèvement  du  dernier  des 
Siuarts,  Charles-Édouard,  en  1743  Une  hache 
de  bourreau,  à côté,  a ses  états  de  service  aussi  ; 
elle  a servi  à trancher  la  tète  du  comte  d’Essex, 
sous  Élisabeth. 

Les  tours  de  l'enceinte  sont  au  nombre  d'une 
douzaine  et  presque  toutes  ont  dans  leurs  an- 
nales des  souvenirs  historiques  nombreux  et 
bien  sombres  pour  la  plupart.  Nous  avons  parlé 
de  la  tour  Sanglante  ; la  tour  Beauchamp  ne  lui 
cède  en  rien  et  ne  le  cède  à aucune  autre  tour 


pour  le  nombre  et  la  qualité  des  prisonniers 
que  gardèrent  ses  fortes  murailles,  ni  pour  les 
scènes  dramatiques  auxquelles  elle  a servi  de 
théâtre.  C'est  une  grosse  tour  ronde  flanquée 
de  deux  tourelles  carrées,  sans  autres  ouver- 
tures qu'une  ou  deux  fenêtres  étroites  et  des 
archères,  ouvertures  en  croix  pour  les  arba- 
lètes ou  les  arquebuses. 

La  tour  Beauchamp  fut  la  prison  des  femmes 
du  Barbe-Bleue  royal,  Henri  VIII.  Nous  avons  vu 
son  armure  de  noces,  pour  ainsi  dire,  portée 
par  lui  au  tournoi  donné  pour  les  fêtes  de  son 
mariage  avec  Catherine  d’Aragon,  armure 
couverte  des  chiffres  entrelacés  et  des  armes 
réunies  des  deux  époux.  Catherine  était  la  tante 
de  Charles-Quint  ; n'osant  faire  plus,  il  se 
contenta  de  la  répudier,  pour  épouser  Anne  de 
Boleyn.  En  1536,  on  fit  une  magnifique  récep- 
tion de  la  jeune  reine  à la  Tour  de  Londres  ; eu 
1339,  Anne  revint  comme  prisonnière  dans  la 
forteresse.  Henri  VIII  trouva  des  juges  pour 
prononcer  contre  elle  la  peine  de  mort  et 
l'arrêt  fut  exécuté  dans  cette  cour,  peut-être 
sur  le  billot  que  nous  avons  vu  tout  à l'heure. 

Le  lendemain  même  du  supplice,  le  roi  épou- 
sait Jeanne  Seymour.  Celle-ci  mourut  peu  après 
de  mort  naturelle,  évitant  le  sort  d’Anne  Boleyn  ; 
mais  pour  une  autre  de  ses  épouses  le  roi 
Henri  VIII  fit  encore  intervenir  le  bourreau  de 
la  Tour.  C’était  Catherine  Howard,  nièce  du  duc 
de  Norfolk.  Elle  ne  fut  pas  longtemps  reine  ; 


La  peine  Élisabeth  et  son  page 


1-  Voir  le  n°  372  du  Petit  Français  illustre,  p.  221 


234 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


peu  de  mois  après,  la  prison  d'Anne  Boleyn  la 
recevait  et  elle  allait,  à vingt  ans,  porter  sa  tête 
sur  le  même  billot. 

Entre  Jeanne  Seymour  et  Catherine  Howard, 
Henri  VIII,  sur  la  foi  d'un  portrait  peint  par 
Holbein,  avait  épousé  Anne  de  Clèves;  mais  à 
l’arrivée  de  la  princesse,  le  roi  trouva  probable- 
ment que  le  peintre  avait  flatté  son  modèle,  car 
il  renvoya  la  jeune  princesse  à son  père. 
Cependant,  le  bourreau  de  la  Tour,  en  cette 
occasion,  eut  encore  à paraître  ; le  roi  lui 
envoya  le  ministre  qui  lui  avait  remis  le  por- 
trait et  conseillé  le  mariage,  et  fit  décapiter  à la 


La  Tour  Beauchamp. 


Tour  Thomas  Cromwell,  qui  précédemment 
avait  été  l’instrument  de  ses  férocités. 

La  fille  d'Henri  VIII  et  de  Catherine  d’Aragon, 
la  reine  Marie  Tudor,  que  l’histoire  appelle 
Marie  la  Sanglante,  envoya  aux  cachots  de  la 
tour  la  malheureuse  Jeanne  Grey,  arrière-petite- 
fille  d’Henri  VII,  qu'on  avait  voulu  lui  opposer. 
La  prison  de  Jeanne  Grey  était  dans  la  Tour  de 
briques  ; cependant  on  trouve  son  nom  gravé 
sur  le  mur  d’une  des  chambres  de  la  tour 
Beauchamp,  parmi  beaucoup  d’autres  noms. 
C’était  son  mari,  que  la  tour  Beauchamp  gardait 
alors;  tous  deux  sortirent  bientôt deprison  pour 
être  décapités,  elle  au  pied  des  tours,  lui  sur  la 
colline  en  dehors  de  l’enceinte. 

Marie  la  Sanglante  avait  une  sœur,  fille  d’Anne 
Boleyn,  destinée  à devenir  la  grande  Élisabeth, 
eUe  l'avait  emprisonnée  dans  la  Tour  de  la 
Cloche;  située  derrière  la  tour  Byward.  Sortie 
de  prison  pour  occuper  le  trône,  Élisabeth  ne 
laissa  pas  la  Tour  manquer  de  prisonniers,  ni 
la  hache  de  l’exécuteur  se  rouiller.  Le  favori 
d’Élisabeth,  Robert  Devereux,  comte  d’Essex, 
eut  pour  prison  la  tour  qui  porte  aujourd'hui 
son  nom,  à côté  de  la  tour  Beauchamp,  et  fut 
décapité  au  pied  de  la  chapeUe  Saint-Pierre. 


Parmi  les  plus  célèbres  de  la  longue  liste  des 
captifs  de  la  Tour,  il  faut  citer  encore  : sir  Walter 
Raleigli,  au  commencement  du  dix-septième 
siècle,  qui  passa  de  longues  années  dans  un 
cachot  situé  dans  la  Tour  Blanche  et  fut  déca- 
pité en  1618,  tandis  que  sa  femme,  emprisonnée 
aussi,  ayant  perdu  la  raison  après  une  évasion 
manquée,  mourait  à la  Tour  ; lord  Strafford,  mi- 
nistre de  Charles  I",  sacrifié  par  celui-ci  dans  sa 
lutte  contrele  Parlement  et  décapité  également... 
Cette  petite  église  Saint-Pierre,  qui  occupe 
l’angle  nord-ouest  de  la  forteresse,  entre  les 
tours  Beauchamp  et  Devereux,  possède  aussi 
son  cimetière.  Combien  de  malheureuses  vic- 
times, illustres  ou  inconnues,  ont  trouvé  dans 
ce  tragique  coin  de  terre  le  repos  définitif, 
après  des  années  passées  au  fond  des  cachots, 
ou  après  l’échafaud  ; combien,  depuisles  nobles 
pris  dans  les  batailles  de  la  guerre  des  deux 
Roses  jusqu'aux  partisans  des  Stuarts,  condam- 
nés au  siècle  dernier  ! C'est  là  que  dorment 
Anne  Boleyn,  Jeanne  Grey  et  son  mari,  le 
comte  d’Essex.  Catherine  Howard  et  nombre 
d’autres  décapités  à la  Tour. 

La  Tour  de  Londres,  dans  sa  longue  existence 
n’a  jamais  eu  à subir  les  attaques  d’aucun 
| ennemi  étranger  ; la  guerre  civile  seule  l'a 
touchée  quelquefois.  Son  rôle  a été  celui  d’une 
résidence  royale  et  surtout  celui  d'une  prison. 
A la  Révolution,  le  protecteur  Cromwell  jeta 
dansses  solides  cachots  bon  nombre  de  partisans 
, de  Charles  I",  et  quand  Monk  eut  rendu  le 
trône  à Charles  II,  d’anciens  révolutionnaires 
ayant  trempé  dans  la  mort  de  Charles  I"  vinrent 
les  remplacer  au  fond  des  tours,  ou  porter  leur 
tête  sur  l’échafaud  de  la  Tower-Hill. 

Plus  tard  ce  ne  fut  plus  qu'un  arsenal.  En 
1841,  un  terrible  incendie,  commencé  dans  la 
Bowyer-Tower,  dévasta  les  bâtiments  de  cet 
arsenal,  au  pied  de  la  Tour  Blanche,  et  détrui- 


L'exercice  dans  les  fossés  de  la  Tour. 


LA  TOUR  DE  LONDRES 


235 


sit  une  immense  quantité  d’armes  de  toutes 
sortes.  Par  bonheur  on  put  préserver  la  Tour 
Blanche  et  les  collec- 
tions historiques. 

La  forteresse  de  la 
Tour  garde  encore 
auj  ourd'hui  les  joyaux 
de  la  couronne  d’An- 
gleterre, diamants  , 
sceptres , couronnes 
et  ornements  royaux 
d'une  considérable  va- 
leur, mais  pour  la  plu- 
part modernes,  les  an- 
ciens joyaux  insignes  ou  objets  précieux  de  la 
monarchie  ayant  été  vendus  parla  Révolution. 

La  Tour  est  caserne  aussi  pour  quelques 


Masque  du  bouffon  de  Henri  VIII. 


compagnies  de  superbes  grenadiers  à tuniques 
rouges,  dont  on  voit  en  passant  de  petits  pelo- 
tons évoluer  et  faire  l'exercice  au  fond  des 
larges  fossés. 

Enveloppée  par  l’immense  Londres  moderne 
aux  quatre  millions  d'habitants,  la  vieille  Tour 
silencieuse  dans  le  tumulte  affairé  des  docks  et 
du  fleuve,  demeure  comme  une  leçon  d'histoire 
chargée  de  raconter  aux  générations  entraînées 
dans  le  tourbillon  mo- 
derne, les  âges  trou- 
blés, les  grandeurs 
et  les  violences  du 
passé,  les  horreurs 
et  les  magnificences 
lointaines. 

A.  R. 


La  falsification  des  perle».  — Quelque 
extension  qu'ait  prise  la  fabrication  des  perles 
depuis  le  début  de  ce  siècle  les  femmes  des 
Pharaons  elles-mêmes,  s'il  faut  en  croire  une 
Revue  polonaise  à laquelle  nous  empruntons 
ces  intéressants  détails,  n’auraient  pu  jurer  de 
l’authenticité  des  perles  qu’elles  portaient. 

Les  Arabes  de  l’antiquité,  qui  recueillaient 
l’huître  perlière  sur  la  portion  immergée  des 
côtes  de  la  mer  Rouge,  pratiquaient  couram- 
ment, pour  rendre  plus  lucrative  leur  profes- 
sion, si  périlleuse  il  est  vrai,  quelque  chose 
qui  n'était  pas  positivement  de  la  falsification, 
mais  qui  correspondait  bien  à ce  que  l’argot 
commercial  moderne  appelle  du  « truquage  ». 
Ils  savaient  que  la  perle  est  une  sécrétion 
morbide.  A l’aide  d’une  pointe  métallique,  ils 
blessaient  les  mollusques,  et  ceux-ci  sécré- 
taient en  conséquence  une  sorte  de  pus  qui 
bientôt  se  solidifiait  à l'air  en  des  globules 
ressemblant  si  étonnamment  aux  perles  natu- 
relles, que  la  plupart  des  personnes,  même 
les  plus  méfiantes  et  les  plus  compétentes,  s'j 
trompaient. 

C’est  donc  à tort  que  l’on  attribue  à Linné  la 
; première  découverte  de  la  fabrication  des  perles 
authentiques.  On  sait  qu’en  1760  il  informa  le 
gouvernement  de  son  pays  de  la  possibilité  de 
cette  fabrication,  et  que,  devant  le  scepticisme 
qui  lui  fut  opposé,  il  vendit  à un  marchand, 
pour  cinq  cent  ducats,  le  secret  dont  il  pensait 
être  l’unique  détenteur,  car  il  est  douteux  au 
fond  qu’il  ait  eu  connaissance  de  la  méthode 
arabe. 

Les  Chinois  se  livrent  à la  même  fabrication 
depuis  un  temps  immémorial.  Le  principal  des 
nombreux  établissements  qu’ils  y ont  consacrés 
se  trouve  près  de  Canton  et  occupe  des  milliers 
d'ouvriers.  C’est  là  évidemment,  et  non  ailleurs, 


qu’il  faut  chercher  l’origine  de  la  désignation  de 
Rivière  des  Perles,  donnée  au  bras  de  mer  qui 
baigne  la  grande  cité  de  la  Chine  méridionale. 

Avec  les  Vénitiens,  nous  abordons  la  falsifi- 
cation proprement  dite.  Ils  remplissaient  d'une 
infime  gouttelette  de  mercure  des  globules  de 
verre  coloré,  et  le  tour  était  joué.  Ce  procédé 
avait  été  à ce  point  perfectionné,  que  ceux  qui 
l’exploitaient  acquéraient  rapidement  une  for- 
tune énorme,  et  que  la  République,  ayant 
besoin,  dans  une  des  phases  de  son  intermi- 
nable lutte  avec  l’empire  ottoman,  d'une 
somme  considérable,  n’eut  pour  la  trouver  qua 
confisquer  les  biens  des  trois  ou  quatre  no- 
tables de  la  corporation.  Encore  aujourd'hui, 
c’est  à Murano  qu’est  le  centre  principal  de  la 
fabrication  des  fausses  perles  de  prix,  et 
celles-ci  ont  gardé  dans  le  commerce  le  nom  de 
perles  vénitiennes. 

11  est  bon  d’ajouter  que  la  France  — n'en 
soyons  pas  plus  fiers  — a surpassé  Venise  dans 
l'art  de  cette  falsification,  depuis  le  dix-sep- 
tième éiècle. 

Un  jour,  un  certain  Jaequin,  patenôtrier  de 
son  état,  autrement  dit  fabricant  de  chapelets, 
se  promenant  dans  son  jardin,  fut  frappé 
d’apercevoir  un  miroitement  irisé  en  un  cer- 
tain point  de  la  surface  du  bassin  qui  ornait 
une  allée.  Il  examina  le  phénomène,  et  cons- 
tata qu'il  était  causé  par  le  groupement  d’écailles 
perdues  par  les  petits  poissons  dont  le  bassin 
était  peuplé.  11  recueillit  les  parcelles  nacrées, 
et  après  maints  tâtonnements  parvint  à en 
composer  une  sorte  de  vernis  qu'il  appela 
1'  « essence  d’Orient  »,  et  qui  donnait  aux  glo- 
bules de  verre  que  l'on  en  imprégnait  l'appa 
rence  de  perles  de  la  plus  belle  eau. 

Telle  estl’origine  de  la  fabrication  des  fausses 
perles  de  prix,  dites  pertes  françaises. 


236 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Une  histoire  de 

— Oui,  M.  le  ceuseur,  répondit  le  père 
Thomas,  il  est  entré  tout  à l'heure  au  collège... 
je  serais  venu  plus  tôt  prévenir  M.  le  censeur... 

— Le  Sauvage  est  ici?  s'écria  le  censeur 
d'une  voix  de  tonnerre. 

— C'est  comme  j’ai  l'honneur,  répondit  le 
père  Thomas,  en  ne  cessant  de  saluer  de  la 
tête. 

— Et  vous  l'avez  laissé  entrer? 

— 11  m'a  bousculé,  M.  le  censeur,  il  m’a 
regardé  d'un  air  féroce... 

— Thomas! 

— M.  le  censeur... 

— Je  vous  supprime  jusqu'à  nouvel  ordre 
la  vente  des  sucres  d'orge  et  pâtisseries. 

— Que  M.  le  censeur  me  laisse  lui  expli- 
quer... 

— Taisez-vous...  où  est-il  ce  Sauvage? 

— Je  ne  sais  pas,  M.  le  censeur;  il  est  entré, 
il  a traversé  la  cour... 

Ce  lut  comme  un  trait  de  lumière  dans  l'esprit 
de  M.  le  censeur  : Perruchot,  Ribieyre,  Menes- 
sou  lui  avaient  été  dépêchés  par  M.  Rosen- 
cœur;  est-ce  que  Menessou,  entraîné  au  cachot 
par  Jean  Poigne,  ne  parlait  pas  de  commission?.. . 
il  sauta  sur  son  chapeau,  l’enlonça  sur  sa  tête 
d’un  seul  coup,  bouscula  le  père  Thomas,  ferma 
la  porte  derrière  lui  à toute  volée,  pan!... 
renversa  Jean  Poigne,  qui  se  trouvait  malen- 
contreusement sur  son  passage,  et  dégringola 
l'escalier. 

En  bas,  dans  la  classe  de  rhétorique,  l'aiguille 
tournait  lentement  sur  le  cadran  et,  du  haut  de 
sa  chaire,  l'infortuné  M.  Rosencœur  ne  voyait 
rien  venir;  le  terrible  Barbe-Bleue,  qui  devait 
le  délivrer  du  Sauvage,  n’arrivait  pas  ; II . Rosen- 
cœur, pris  d'uue  vague  inquiétude,  se  deman- 
dait ce  que  cela  voulait  dire;  ses  messagers 
avaient  disparu  comme  par  enchantement,  il 
pouvait  à bon  droit  soupçonner  le  cancre 
Menessou  de  s'être  allé  promener  dans  les  cours, 
mais  il  savait  pouvoir  compter  sur  Perruchot 
et  sur  Ribieyre,  qui  étaient  deux  bons  élèves. 
Qu’est-ce  qu'ils  pouvaient  donc  bien  faire? 
pourquoi  ne  revenaient-ils  pas?  c’était  à n'y 
rien  comprendre. 

Et,  à mesure  que  le  temps  s’écoulait,  les  élèves, 
que  l’annonce  de  la  venue  du  terrible  Fauve 
avait  remplis  de  crainte  et  d’effroi,  reprenaient 
peu  à peu  confiance,  ils  se  disaient  que  le  Fauve 
devait  être  sorti  puisqu'il  n'était  pas  déjà  là, 
en  train  de  les  foudroyer  avec  ses  regards  de 
feu  et  de  les  faire  trembler  au  son  de  sa  voix 
de  tonnerre  comme  tremblaient  les  vitres  dans 


sauvage  {Suite)1. 

leurs  châssis.  Les  plus  hardis  descendirent 
les  gradins,  se  rapprochèrent  de  Marins  ; des 
colloques  animés  succédèrent  bientôt  aux 
chuchottements  discrets  ; éearquillant  les  yeux, 
chacun  admirait  les  tatouages;  Marius  était 
accablé  de  questions. 

L'élève  Ouradou  mouilla  son  doigt  et 
demanda  au  Sauvage  la  permission  de  frotter 
pour  voir  si  « ça  s’en  irait  ». 

— Eh!  tu  peux  bien  frotter  tant  que  tu  voudras, 
répondait  le  Sauvage,  c’est  dans  la  peau  et  je 
mourrai  avec... 

— Et  cet  oiseau-là?  demandait  le  même 
Ouradou,  en  désignant  un  perroquet  rouge,  dont 
la  queue  multicolore  venait  s’épanouir  sur  le 
visage  de  Marius  et  se  déroulait  en  spirales 
autour  de  ses  yeux. 

— C'est  le  perroquet  sacré,  répondait  Marius, 
il  a été  exécuté  de  la  propre  main  de  Son  Altesse 
Sérénissitne  la  reine  des  Papouins. 

impuissant  àrétablir le  silence, M.  Rosencœur 
était  resté  dans  sa  chaire,  très  digne,  les  mains 
croisées  sur  sa  grammaire  latine,  les  yeux  fixés 
sur  la  porte  d’entrée,  s'attendant  à chaque 
instant  à voir  apparaître  le  censeur  qui  devait 
rétablir  l'ordre  et  procéder,  en  un  tour  de  main, 
à l’expulsion  du  Sauvage;  mais  peu  à peu  et 
sans  trop  s'en  rendre  compte,  il  prêta  l’oreille 
aux  explications  données  par  Marius;  elles 
l’intéressaient  vivement.  N'avait-il  pas  fait, 
quelques  années  auparavant,  une  étude  remar- 
quable sur  les  tatouages  usités  dans  les 
peuplades  sauvages,  ouvrage  couronné  par 
l’Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres 
et  dans  lequel  il  démontrait  que  ces  pauvres 
sauvages  avaient  été  naturellement  amenés, 
par  la  force  des  choses,  à reproduire  sur  leur 
propre  peau  les  objets  familiers  qui  se  présen- 
taient à leur  vue,  et  cela  parce  qu'ils  ne  connais- 
saient pas  l’usage  du  papier,  des  plumes  et  de 
l'encre  de  la  petite  vertu,  d'où  il  concluait  que, 
si  les  sauvages  avaient  à leur  disposition  « ce 
qu'il  faut  pour  écrire  »,  ils  ne  se  serviraient  plus 
de  leur  peau;  aussi  son  étude  était-elle  inti- 
tulée : De  l'influence  (lu  papier  comme  moyen 
de  civilisation;  c’était  un  volume  in-8"  qui 
tenait  son  rang  dans  la  « Bibliothèque  de  la 
civilisation  » , ladite  bibliothèque  à l'usage 
des  explorateurs. 

Donc,  M.  Rosencœur,  captivé  parles  explica- 
tions de  Marius  qui  racontait  dans  quelle  mémo- 
rable circonstance  et  comment  il  avait  é té  tatoué, 
écoutait  de  ses  deux  oreilles;  comme  tous  les 
grands  savants,  il  devait  être  nécessairement 


1 Voir  le  n°  372  du  Petit  Français  illustré , p.  218. 


UNE  HISTOIRE  DE  SAUVAGE 


237 


distrait,  il  oublia  qu'il  était  professeur,  que 
quelques  minutes  auparavant  il  avait  envoyé 
quérir  le  Fauve,  il  descendit  de  sa  chaire  et,  tirant 
une  loupe  de  sa  poche,  il  se  mît  à examiner 
curieusement  les  tatouages  du  sauvage. 

Cependant,  une  vague  anxiété  régnait  dans 
la  classe,  on  avait  entendu  au  loin  un  bruit  de 
portes  fermées  avec  violence  et  les  élèves  se 
disaient:  « le  voilà,  il  vient...  » 

Tout  à coup  la  porte  s’ouvrit,  violemment,  et 
alla  battre  le  mur. 

C'était  lui  ! 

D’un  coup  d'œil  il  aperçut  les  élèves  groupés 
autour  du  Sauvage  et,  au  milieu  d’eux, 
M.  Rosencœur,  pétrifié,  sa  loupe  à la  main,  qui 
le  regardait. 

Il  croisa  les  bras  et  s'avança  lentement  au 
milieu  de  la  classe.  Personne  ne  soufflait  mot. 

Il  s’arrêta  tout  à coup,  les  jarrets  tendus, 
faisant  bomber  sa  poitrine,  regarda  Marius 
Barbissou  et,  du  doigt  montrant  la  porte, 
mugit  d'une  voix  de  tonnerre  : 

— Sortez! 

Alors,  au  milieu  de  l'émotion  générale, 
le  Sauvage  se  leva.  O11  croyait  qu'il  allait  se 
diriger  vers  la  porte  et  obéir  à l'injonction 
du  terrible  Fauve,  lorsque,  sorti  du  banc,  il 
tourna  à droite  et  gravit  lentement  les 
degrés  de  la  chaire  que  venait  de  quitter 
M.  Rosencœur. 

Ce  trait  d’audace  eut  pour  effet  de  dimi- 
nuer la  crainte  inspirée  par  le  Fauve,  et  les 
visages  s'épanouirent  lorsqu’on  vit  Marins, 
debout  dans  la  chaire,  secouer  la  tête,  ce  qui 
faisait  tressaillir  ses  plumes  tricolores,  cla- 
quer des  dents  comme  un  chimpanzé  et 
rouler  des  yeux  féroces,  des  yeux  de  sau- 
vage, en  faisant  des  gestes  étranges. 

— Ah  ! tu  ne  sors  pas,  « couquïn  »,  rugit  le  „ 
Fauve,  que  rien  ne  pouvait  intimider,  tu  me 
nargues,  sauvage  de  malheur!...  Papouin 
maudit ...  pomme  de  discorde...,  toi  qui  mets 
Beaucaire  en  révolution...,  toi  qui  empoisonnes 
l’existence  de  mon  ami  Gastambide...,  toi 
qui.... 

Il  n'acheva  pas,  les  paroles  s'étouffèrent  dans 
sa  gorge  ; de  rouge  qu'il  était,  il  devint  bleu, 
de  bleu  violet,  et  de  violet  noir,  il  battit 
l’air  des  mains  et  tomba  sur  le  dos,  tout  d une 
pièce. 

— Au  secours  ! s'écria  M.  Rosencœur. 

— Au  secours  ! s'écria  la  classe  tout  entière, 
ouvrant  les  portes  et  se  répandant  dans  les 
corridors,  au  secours  ! 

Marius,  à la  vue  du  Fauve  abattu  aux  pieds 
de  la  chaire  comme  par  un  coup  de  massue, 
s'était  précipité  à son  secours.  En  un  tour  de 
main  il  eût  défait  le  nœud  de  sa  cravate,  puis, 
le  dépouillant  prestement  de  sa  redingote  pen- 
dant que  ses  camarades  stupéfaits,  épouvantés 


le  regardaient  faire,  il  déchira  la  chemise  et 
mit  à nu  le  bras  gauche  du  Fauve. 

Et,  sur  ce  bras,  se  trouvait  tatoué  un  petit 
cœur! 

Ce  terrible  Fauve,  qui  semblait  n'avoir  pas 
de  cœur  là  où  il  se  trouve  généralement,  en  avait 
un  sur  le  bras!  Et  ce  qu'il  y avait  de  plus 
curieux,  c'est  qu'au  milieu  de  ce  cœur,  écrits 
très  lisiblement,  se  voyaient  ces  mots  : <•  Perce- 
moi!  » 

— Je  vais  le  saigner,  dit 
le  Sauvage,  prêtez-moi  un 
canif. 

— Voilà,  répondit  Tho- 
rnassin , en  lui  donnant 


Le  Fauve  » renversa  Jean  Poigne  qui  se  trouvait  malencontreusement 
sur  son  passage. 

un  canif  avec  une  lame  longue  et  effilée. 

Le  Sauvage  palpa  le  bras,  choisit  son  endroit, 
c’était,  précisément  au  milieu  du  cœur  que  se 
trouvait  la  bonne  place  ; avec  une  sûreté  de 
main  digne  d'un  de  ces  praticiens  célèbres  que 
l’on  nomme  les  princes  de  la  science,  il  enfonça 
la  lame,  le  sang  jaillit. 

— Une  cuvette,  demanda  le  Sauvage. 

— Prenez  la  mienne,  dit  M Rosencœur,  qui 
était  sur  le  point  de  se  trouver  mal,  là...  dans 
mon  placard. 

— Et  courez  vite  chercher  le  médecin,  dit 
Marius  en  plaçant  la  cuvette  sous  le  bras  du 
Fauve,  de  sorte  que  le  sang  s’écoulait  dans  cette 
cuvette,  la  remplissant  rapidement,  un  sang 
noir  et  épais  : c’était  tout  le  mauvais  sang  que 
faisaient  au  terrible  Fauve  les  élèves  du  collège 
et  qu’il  se  faisait  aussi  à lui-même,  le  pauvre! 
il  faut  bien  le  reconnaître. 


238 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


— Comme  il  en  a du  sang!  disait  Ouradou, 
ahuri. 

— Une  autre  cuvette,  demanda  Marius. 

Les  élèves  se  précipitèrent  dans  la  classe 
voisine  et  rapportèrent  une  seconde  cuvette; 
les  classes  avaient  été  subitement  interrompues 
à l'annonce  de  l'événement  qui  venait  de  se 
passer;  on  criait  dans  les  corridors  : M.  Peyron 
a un  coup  de  sangue!  Comme  une  traînée  de 
poudre,  le  bruit  s’était  en  même  temps  répandu 
de  l’arrivée  du  Sauvage  et  de  la  mort  du  Fauve  ; 
on  allait  même  jusqu'à  dire  que  le  Sauvage 
avait  percé  le  cœur  du  Fauve  et  qu’il  perdait 
tout  son  sang,  ce  qui  était  vrai  d’ailleurs;  de 
toutes  parts  les  professeurs  accouraient  et 
les  élèves  se  pressant  à la  porte,  s’étouffant, 
montés  sur  les  tables,  assistaient  à ce  curieux 
spectacle  d'un  Sauvage  qui,  penché  sur  le 
terrible  Fauve,  qui  semblait  mort,  lui  tenait 
le  bras  et  veillait  consciencieusement  au 
remplissage  de  la  cuvette. 

— Une  autre  cuvette!  cria  Marius. 

— Cela  n'est  pas  étonnant,  disait  JL  Barbichon, 
le  professeur  de  quatrième,  si  ce  pauvre  M.  Pey- 
ron était  d'une  irascibilité  excessive  : c’est  le 
sang  qui  le  gênait. 

— Encore  une  cuvette!  cria  Jlariu. . 

Des  élèves  zélés  galopèrent  dans  les  corridors 
à la  recherche  des  cuvettes  et  revinrent  des 
dortoirs  rapportant  onze  récipients. 

Deux,  trois,  cinq,  neuf  cuvettes  furent  rem- 
plies. Et  le  sangue  coulait  toujours,  le  Fauve 
semblait  inépuisable  ! 

A la  treizième  cuvette,  le  Fauve  poussa  un 
profond  soupir  : de  noir  il  redevint  violet,  de 
violet  bleu,  de  bleu  rouge  et  de  rouge  blanc, 
et  il  ouvrit  un  œil...  qu’il  referma  aussitôt,  car, 
vision  étrange,  fantastique,  il  venait  d’aperce- 
voir un  sauvage;  croyant  sans  doute  s’ètre 
trompé,  il  ouvrit  l’autre  œil  et  revît  le  même 
sauvage;  il  ferma  alors  obstinément  ses  deux 
yeux,  faisant  une  grimace  des  plus  comiques  et 
cherchant  à rassembler  ses  esprits  qui  flottaient 
dans  le  vague. 

Heureusement,  le  Dr  Potardin  arrivait,  tout 
essoufflé;  il  eut  bien  de  la  peine  à se  frayer  un 
passage  à travers  la  foule  qui  encombrait  les 
corridors,  ainsi  que  la  classe  de  rhétorique.  Par- 
venu enfin  auprès  du  Fauve,  il  eut  un  coup  d’œil 
satisfait  à la  vue  des  treize  cuvettes  remplies 
jusqu'au  bord,  auprès  desquelles  sept  autres 
récipients  semblaient  attendre  leur  contenu  ; 
encore  une  cuvette,  dit-il,  en  frappant  dans  la 
paume  de  la  main  droite  du  censeur,  cela  fera 
le  compte  ; mais  qui  donc  a eu  la  bonne  idée 
de  débarrasser  mon  brave  Peyron  de  tout  ce 
mauvais  sang  qui  devait  sûrement  l’étouffer. 

— C’est  Marius  Barbissou,  répondit  M.  Rosen- 
cœur,  rassuré  maintenant  par  la  présence  du 
D'  Potardin. 


— Le  Sauvage!  s'écria  le  Dr  Potardin.  Viens 
dans  mes  bras,  sur  mon  cœur,  tu  as  sauvé 
mon  pauvre  Peyron  ! 

Qui  est-ce  qui  fut  bien  étonné,  à ce  moment, 
ce  fut  le  pauvre  Peyron  qui,  ouvrant  tout  à 
coup  les  deux  yeux,  vit  le  Sauvage  dans  les 
bras  du  D'. Potardin.  Il  se  mit  sur  son  séant, 
ayant,  cette  fois,  réussi  à rassembler  ses  esprits 
pendant  que  le  docteur  opérait  la  ligature  de 
l’artère  et  lui  bandait  le  bras. 

— Tu  as  encore  delachance,  disait  le  docteur 
en  serrant  fortement  la  bande,  et  tu  peux  te 
vanter  de  revenir  de  loin  ; sans  le  Sauvage,  tu 
allais  retrouver  tes  aucêtres  dans  les  Champs- 
Élyséens. 

Et  comme  le  Fauve  le  regardait  de  ses  gros 
yeux  ronds  encore  injectés  de  sang,  le  docteur 
ajouta  ; 

— Mais  oui...  mais  oui,  tu  lui  dois  une 
fameuse  chandelle. 

— Alors,  c’est  lui...  balbutia  le  Fauve. 

— C’est  lui  qui  a percé  le  cœur  que  je  t’avais 
tatoué  sur  le  bras,  afin  que  l’on  connût  bien, 
en  cas  d’accident,  la  place  de  la  veine  artérielle, 
et  il  a eu  là  une  fameuse  idée  ; sans  lui,  je  te 
le  répète... 

Le  Fauve  s’était  mis  sur  ses  deux  jambes  et, 
ouvrant  les  bras,  il  s'écria  d’une  voix  bien 
affaiblie. 

— Viens  sur  mon  cœur,  Marius  Barbissou, 
et  c’est  maintenant  entre  nous  à la  vie  et  à la 
mort!  Je  déserte  le  drapeau  des  Gastambidistes, 
je  passe  chez  les  Barbissoustes  avec  armes  et 
bagages.  Vive  Barbissou  ! Vive  le  Sauvage  ! Je 
deviens  encore  plus  sauvage  que  toi  ! 

Les  spectateurs  de  cette  scène  attendrissante 
avaient  tous  les  larmes  aux  yeux  ; bientôt  de 
toutes  les  poches  sortirent  les  mouchoirs,  et 
chacun,  incapable  de  contenir  son  émotion,  se 
moucha  bruyamment,  puis  un  formidable  cri 
de  : Vive  Barbissou  ! fit  trembler  les  vitres  et 
se  répercuta  dans  les  longs  corridors. 

Le  tumulte,  les  cris  provoqués  par  cet  inci- 
dent étaient  parvenus  jusqu'aux  oreilles  de 
M.  le  Principal  qui,  dans  son  cabinet,  était 
plongé  dans  la  lecture  des  Annales  de  Tacite. 
M.  le  Principal  était  un  homme  d’étude,  doux 
ettimide,  qui  se  reposait  sur  le  Fauve  du  soin 
de  discipliner  l'ardente  jeunesse.  Aussi  il  ne 
bougea  pas  de  son  fauteuil  ; mais,  comme  le 
tumulte  continuait  et  allait  toujours  progres- 
sant, il  se  décida,  bien  à regret,  à descendre. 

U arriva  encore  assez  à temps  pour  voir  un 
gigantesque  monôme  se  dérouler  dans  la  cour; 
le  Sauvage  marchait  en  tête;  derrière  lui,  les 
mains  posées  sur  ses  épaules,  venait  Ouradou, 
puis  tous  les  élèves.  Il  vit  ledit  monôme  se 
diriger  vers  la  grande  porte  et  sortir  en  tirant 
la  langue  au  père  Thomas , ahuri  par  tant 
d'événements,  terriûépar  la  présence  du  San- 


UNE  HISTOIRE  DE  SAUVAGE 


239 


vage,  étourdi  par  le  formidable  eri  de  : Vive 
Barbissou!  que  chacun  lui  jetait,  en  passant, 
dans  les  oreilles.  De  temps  en  temps,  il  levait 
les  bras  au  ciel,  comme  pour  le  prendre  à 
témoin  de  son  impuissance  à s'opposer  à 
l'écoulement  de  ce  torrent. 

Hilarité  intempestive  du  jeune  Laurent.  — 
Le  monôme.  — Où  je  puis,  pour  la  première 
fois,  admirer  le  fameux  Sauvage.  — Distribu- 
tion de  pastilles  de  menthe.  — Dispersion  de 
la  manifestation  barbissouste.  — Un  sauvage 
mouillé.  — Dne  invitation.  — Arrivée  triom- 
phale de  Tartarin. 

Le  jeune  garçon,  qui  était  venu  quelques 
instants  auparavant  chercher  la  potion  de 
M.  Ouradou,  entra  tout  à coup  comme  un 
boulet  dans  la  pharmacie,  se  laissa  tomber  sur 


— Quand  tu  auras  fini,  tu  me  feras  plaisir, 
entends-tu,  Laurent?  s’écria  M.  Barbissou  en  se 
levant,  rouge  de  colère. 

— Hî  ! hi  ! hi  ! voilà...  c'est  si  drôle...  lii  ! hi  ! 
hi  ! tout  le  collège  est  sorti... 

— - Comment  cela?...  le  collège  est  sorti? 

— Et  oui  ! en  ce  moment,  ils  tournent  autour 
de  la  mairie...  ils  se  suivent  à la  queue  leu 
leu...  et  ils  chantent  quelque  chose  que  je  n’ai 
pu  comprendre  . et,  quand  Gastambide  s’est 


Le  sang  du  « Fauve 


s'écoulait  dans  la  cuvette 


une  chaise,  tout  essoufflé  ; puis,  quand  il  eut 
repris  sa  respiration,  il  fut  secoué  par  un  accès 
de  fou  rire  : hi  ! hi  ! hi  ! hi  ! hi  ! hi  ! 

M.  Barbissou  le  considéra  sévèrement  du 
haut  de  son  lorgnon,  les  lèvres  pincées,  et  lui 
demanda  d'un  ton  de  dignité  blessée  : 

— Laurent,  est-ce  que  tu  prends  le  sanc- 
tuaire de  la  science  pour  une  boutique  de  la 
foire?... 

Mais  Laurent  se  tenait  les  côtes  et  pleurait 
de  rire. 

— Est-ce  que  tu  ne  pourrais  pas  te  comporter 
autrement? 

— Hi  ! hi  ! hi  ! 

— M'expliqueras-tu,  enfin,  les  motifs  de  ce 
rire  intempestif  au-dessous  du  buste  d'Hippo- 
crate qui  te  considère  d’un  air  courroucé? 

— Mil  hi!  hi!  ne...  vous  fâchez...  pas...  hi!  ' 

hi  ! hi  ! monsieur  Barbissou...  i 


| montré  à la  fenêtre...  ils  ont  crié  : . . puons 
Gastambide!... 

— Je  sais  ce  que  c'est,  dis-je  au  pharmacien, 
c’est  un  monôme... 

— Attendez...  cela  vient  du  grec,  interrompît 
j M.  Barbissou  en  posant  un  doigt  sur  son  front. 

— Cela  vient  du  grec...  comme  étymologie, 
et  aussi  de  Paris  comme  exportation;  et  je  ne 
sais  trop  comment  il  se  fait  qu’une  aussi  détes- 
table coutume  se  soit  introduite  dans  les  mœurs 
innocentes  des  coUégiens  de  Beaucaire...  mais 
tenez,  écoutez...  le  monôme  se  rapproche. 

En  effet,  une  grande  rumeur  s’élevait  par 
intervaUes  et  devenait  de  plus  en  plus  dis- 
tincte... Bientôt  on  entendit  retentir,  mugi  par 
deux  cents  voix  : 

« Conspuez  Gastambide!  » 

« Conspuez  ! » 

(A  suivre E . P. 


240 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


Le  lait  4l’tYiie»»c.  — Il  y a longtemps  que 
le  lait  d’âiiesse,  comme  le  lait  de  chevre,  sert  à 
l'alimentation.  L’exploitation  de  l'ànesse  laitière 
était  en  honneur  chez  les  peuples  anciens,  Grecs 
et  Romains,  et,  pendant  le  moyen  Age,  on  usait 
du  lait  d’ânesse  pour  le  traitement  de  certaines 
affections. 

Le  lait  d’ânesse  a été  vulgarisé  en  France  par 
un  médecin  juif  qui,  mandé  à Paris,  près  de 
François  1",  ne  lui  conseilla  autre  chose  que  du 
lait  cTànesse  qui  lui  réussit  très  bien.  La  mode 
s’en  répandit,  et,  plus  tard,  un  malade  plaisant 
crut  devoir  exprimer  sa  reconnaissance  par  le 
quatrain  suivant: 

Par  sa  bonté,  par  sa  substance, 

D’une  ânesse  le  lait  m’a  rendu  la  santé, 

Et  je  dois  plus,  en  cette  circonstance, 

Aux  ânes  qu’à  la  Faculté. 

* 

A propos  do  recensement.  — On  a pro- 
cédé, il  y a peu  de  temps,  au  recensement  de 
tous  les  habitants  de  la  France  ; or,  on  peut  voir 
aux  Archives  un  document  sur  un  recensement 
t<  par  feux  »,  ou  par  famille,  exécuté  dans  toute 
la  France  en  1328,  au  lendemain  de  1 avènement 
au  trône  de  Philippe  VI  de  Valois. 

Ce  recensement  constate,  entre  autres  choses, 
qu’il  se  trouve  « en  la  ville  de  Paris  et  de  Saint- 
Marcel  » 35  paroisses  et  61  098  feux,  ce  qui  don- 
nerait, à raison  d’une  moyenne  de  4 personnes 
par  feu,  250  000  habitants  environ. 

Depuis,  il  n’y  eut  plus,  jusqu’en  1801,  que  des 
évaluations  plus  ou  moins  fantaisistes. 

* 

Le»  pomme*  pou»*  tou».  — Ce  n’est  pas 
seulement  dans  le  pays  de  Cocagne  que  les  arbres 
fruitiers  bordent  les  routes,  o tirant  au  passant, 
pour  calmer  sa  soif,  des  pommes,  des  poires  et 
des  oranges.  Il  existe  en  France  môme  de  ces 
routes  généreuses.  En  effet,  l’automne  dernier, 
l’ingénieur  en  chef  du  département  de  la  Somme 
donnait  l’ordre  de  planter  sur  les  roules  du 
département  quinze  cents  pommiers  a cidre.  Ces 
arbres  présentent,  entre  autres  avantages,  celui 
de  ne  nuire  à la  végétation  environnante  que 
dans  un  périmètre  beaucoup  moins  grand  que  le 
peuplier,  généralement  employé.  Quant  à leurs 
pommes,  il  est  fort  probable  qu’elles  ne  tomberont 
pas  d’elles-mêmes  par  l’effet  d’une  trop  grande 
maturité. 

* 

Clicz  le  coiffeur.  — Le  garçon.  — Mon- 


sieur, vos  cheveux  sont  bien  clairsemés!  Vous 
devriez  mettre  quelque  chose  dessus... 

Le  client.  — C’est  ce  que  je  fais  plusieurs  fois 
par  jour. 

Le  garçon.  — Puis-je  vous  demander  ce  que 
vous  mettez? 

Le  client.  — Je  mets  mon  chapeau. 


Le»  ami»  île  Bal>y la».  — La  Maman.  — As- 
tu  à l’école  beaucoup  d’amis  de  ton  âge? 

Babylas.  — Ce  sont  les  seuls  qui  me  restent. 

La  Maman.  — Comment  cela? 

Babylas.  — Oui,  les  plus  petits  je  les  ai  rossés 
et  les  plus  grands  m’ont  rossé  à leur  tour. 

* * 

Une  in»cri|»tion.  — Lu  à l’entrée  d’un 
cimetière  de  campage  : 

« On  n’enterre  dans  ce  cimetière  que  les  morts 
vivant  dans  la  commune.  » 

REPONSES  A CHERCHER 

Quc»tio»  lii*tori<|iic.  — D’où  vient  le 
nom  de  Caligula? 

* ’ îi: 

Que»tion  littéraire.  — De  qui  est  le  qua- 
train suivant  et  de  quel  poète  y est-il  question? 

Du  théâtre  français  l’honneur  et  la  merveille, 

Il  sut  ressusciter  Sophocle  en  ses  écrits. 

Et,  dans  l’art  d’enchanler  les  cœurs  et  les  esprits, 
Surpasser  Euripide  et  balancer  Corneille. 

* * 

Onomatopée»  — Qu’est-ce  qu’une  onoma- 
topée? Qu’expriment  les  onomatopées  suivantes  : 

Glouglou.  — Cliquetis.  — Tictao.  — Ronron. 
Panpan.  — Crincrin. 

* ‘ * 

ülétng-ramme  ^éogrnpliiqiie.  — Chan- 
gez ma  lettre  initiale  et  vous  aurez  tour  à tour: 

Une  ville  de  la  Prusse  rhénane  célèbre  par  son 
eau  ; 

Une  ville  d’Italie  fameuse  par  ses  saucissons  et 
son  école  de  peinture  ; 

Une  région  delà  France,  naguère  marécageuse 
et  malsaine,  mais  qui  devient  de  jour  en  jour 
plus  hygiénique  et  plus  prospère; 

Un  royaume  d’Europe  plusieurs  fois  partagé. 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO 

I.  Question  historique. 

On  appela  mauvais  garçons  des  bandes  de  pillards  qui  déso- 
lèrent la  France  aux  xiv«,  xve  et  xvic  siècles.  Cos  mauvais 
garçons  étaient  souvent  des  soldats  mercenaires.  Ils  se 
rendirent  redoutables,  au  xiv°  siècle,  sous  lo  nom  de  Grandes- 
Compagnies , Tard-venus , Malandrins,  etc... 

II.  Étymologie. 

L’expression  avoir  maille  à partir  avec  quelqu'un  veut  dire 
avoir  quelque  démêlé  avec  lui  et,  propromont,  quelque 
différend,  comme  si  l’on  avait  une  maille  à partager.  La  maille 
était  une  petite  monnaie  de  cuivre  qui  valait  la  moitié  d’un 
denier.  Ou  remarquera  que  dans  cette  locution  le  verbe 
partir  signifie  diviser  en  plusieurs  parts.  Partir,  fort  pou 


; usité  aujourd’hui  au  sens  do  partager,  a conservé  ce  sens 
I dans  les  composés  départir,  répartir. 

111.  Problème  géographique. 

Savas  (Ardèche).  — Sarras  (Ardècho).  — Noron  (Calvados). 

— Sees  (Orne)  — Sajas  (Haute-Garonne).  — Sos  (Lot-et 
Garonne).  — Erre  (Nord).  — Esso  (Charente).  — Eve  (Oise) 

— Eüe  (Alpes-Maritimes).  — Afa  (Corse).  — Sus  (Basses- 
Pyrénées). 

IV.  Anagramme. 

ERRONÉE. 


Le  Gérant  : Maurice  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d’adresse  doit  être  accompagnée  de  l'i 


des  den 


bandes  et.  de  ;»0  centimes  en  timbres-poste. 


8'  année.  — N°  374. 


1 0 centimes 


25  avril  1896 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L’ABONNEMENT  l 

AN.  SIX  FRANCS 

Armand  COLIN  & C‘°.  éditeurs  \ m 

ANGER  TG  — PARAIT  CIIAOIIE  SAMEDI 

l*,.H  .«Il  IT  «le 

ctniijnc  mois 

5,  rue  «1e  Mézièrcs.  Paris 

To«is  'Irnlts  réservés. 

Une  histoire  de  sauvage.  — Tarlann  s avançait  suivi  de  la  fanfare  de  Tarascon. 


242 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Une  histoire  de  sauvage 


Voilà  ta  potion,  dit-il  à Laurent,  en  lui 
mettant  dans  la  main  une  bouteille  cachetée 
et  étiquetée,  tu  diras  à Ouradou  d’en  prendre 
une  cuillerée  toutes  les  heures...  et  maintenant 
prends  la  poudre  d'escampette,  je  ne  veux  pas 
te  voir  rire  sur  le  seuil  de  mon  officine. 

Et,  très  digne,  après  avoir  rajusté  son 
lorgnon  et  enfoncé  sur  son  crâne  chauve  sa 
calotte  de  velours  noir  à gland  d’or,  le  phar-  | 
macieu  Barbissou  se  campa  fièrement  devant 
sa  porte,  la  main  droite  enfoncée  dans  son  J 
gilet  ; c’était  une  pose  qu’affectionnait  Napoléon  1 
premier. 

Une  immense  clameur  retentit  : 

Conspuons  Gastambide, 

Conspuez. 

La  figure  du  pharmacien  Barbissou  rayonna 
et,  se  penchant  vers  moi,  il  me  dit  : 

Ce  Gastambide  n’a  que  ce  qu’il  mérite... 
cette  fois  la  guerre  est  ouvertement  déclarée 
et  je  passe  le  Rubicon... 

A toutes  les  fenêtres  de  la  rue  apparaissaient 
des  tètes  effarées  et  curieuses,  tous  les  bouti- 
quiers avaient  déserté  leurs  comptoirs  et  à la 
vue  du  monôme  partirent  de  tous  côtés, 
comme  les  fusées  d’un  feu  d’artifice,  des  éclats 
de  rire  bruyants,  de  ces  éclats  de  rire  du 
Midi  qui  remplissent  l’air  d’ondes  sonores  et 
résonnent  comme  des  éclats  de  fanfare. 

En  ce  moment  la  tête  du  monôme  arrivait 
devant  la  pharmacie  et  il  me  fut  enfin  permis 
do  contempler  dans  toute  sa  gloire  le  fameux 
sauvage  de  Beaucaire. 

Ce  sauvage  était  vêtu  d'une  culotte  et  avait  aux 
pieds  des  bottines  à élastiques  dans  lesquelles  i 
devaient  se  trouver  des  chaussettes,  c’était  là 
tout  son  habillement,  son  buste  découvert  était 
tatoué  de  la  plus  étrange  façon  ; des  perroquets 
fantastiques  étalaient  sur  sa  personne  leur 
plumage  multicolore,  entrecroisaient  et  dérou- 
laient leurs  queues  en  spirales  et  en  courbes 
savantes,  s’épanouissaient  sur  sa  figure,  lui 
traçant  autour  des  yeux  comme  une  paire  de 
lunettes  ; dans  toute  cette  variété  de  couleurs 
le  rouge  dominait  et  donnait,  à la  physionomie 
du  sauvage  un  aspect  étrange;  sa  bouche  tou- 
jours ouverte  dans  un  rire  continuel  était  fen- 
due jusqu’aux  oreilles.  On  devinait  que  ce  grand 
sauvage  était  doué  d’une  bonne  humeur  et 
d’une  gaieté  inépuisables. 

C’était  du  reste  un  grand  garçon  d’une  quin- 
zaine d’années  environ,  monté  sur  une  paire 
de  jambes  qui  n’en  finissaient  plus  (il  rentrait 


évidemment  dans  la  catégorie  des  échassiers) 
et  dont  la  tète  emmanchée  d'un  long  cou  était 
ornée  à son  sommet  d’une  touffe  de  cheveux 
du  plus  beau  rouge  dans  laquelle  étaient 
plantées  trois  plumes  de  je  ne  sais  quel  oiseau; 
elles  étaient  rouges,  blanches  et  bleues  et  ne 
laissaient  aucun  doute  sur  le  patriotisme  du 
héros  de  Beaucaire. 

Parvenu  devant  la  pharmacie,  le  monôme 
s’arrêta  et  vint  s'enrouler  autour  du  sauvage 
qui  so  trouva  ainsi  en  occuper  le  centre, 
puis  une  clameur  formidable  s'éleva  : Vive 
Barbissou  ! 

A la  fenêtre  du  1"  étage  M”"  Barbissou, 
flanquée  d'Épaminonda  et  de  Tliemistoclea,  fit 
son  apparition  et  fut  saluée  d'une  immense 
acclamation  à laquelle  ces  dames  répondirent 
en  agitant  leurs  mouchoirs. 

Quant  au  pharmacien  Barbissou  il  pleurait 
d’attendrissement.  Cependant  il  parvint  à sur- 
monter son  émotion  et  s’écria  : Ardente 
| jeunesse  de  Beaucaire  !... 

11  eut  beau  crier,  il  ne  parvint  pas  à se  faire 
entendre  au  milieu  des  cris,  des  hurlements, 
des  mugissements  et  des  rires  sonores  qui 
partaient  à chaque  instant  de  la  foule  amassée 
devant  la  pharmacie  et  à laquelle  s’étaient 
joints  un  grand  nombre  d'habitants  de  Beau- 
caire qui  s’étaient  empressés  de  saisir  cette 
occasion  pour  dérouiller  leur  gosier  et  criaient 
en  conséquence.  Quelques  partisans  du  maire 
Gastambide  s’étalent  glissés  dans  cette  gran- 
j diose  manifestation  barbissousle  et  déchaî- 
| naient  des  tempêtes  de  protestation  quand 
ils  lançaient  d’une  voix  stridente  un  « Vive 
Gastambide  ».  Fatigué  sans  doute  de  dépenser 
son  éloquence  en  pure  perte,  le  pharmacien 
| me  saisit  par  le  bras  et  m’entraîna  dans  la 
j pharmacie;  une  inspiration  subite  lui  était 
venue,  il  prit  deux  bocaux  de  pastilles  de 
I menthe,  m’en  remit  un  en  disant  : « Nous  allons 
leur  distribuer  des  pastilles;  quand  ils  auront 
la  bouche  pleine  ils  ne  crieront  plus  et  alors  je 
pourrai  placer  mon  discours.  » 

Idée  sublime,  m'écriai-je,  en  m’emparant  du 
bocal  et,  animés  d’une  noble  ardeur,  nous 
voilà  tous  deux  lançant  les  pastilles  de  menthe 
à la  volée,  « l’ardente  jeunesse  •>  les  attrapait 
avec  une  rare  dextérité  après  avoir  salué  par 
un  formidable  cri  de  « Vive  Barbissou  » la 
libéralité  du  pharmacien;  quand  les  bocaux 
! furent  vides  celui-ci  lit  signe  qu'il  allait  parler, 
et  comme  nos  collégiens  avaient  la  bouche 
pleine  il  s’établit  un  silence  relatif. 


1.  Voir  lo  n°  373  du  Petit  Français  illustré,  p.  236. 


UNE  HISTOIRE  DE  SAUVAGE 


243 


Alors  le  pharmacien  enfonça  sa  main  gauche 
dans  son  gilet  et  leva  la  main  droite  dans  un 
geste  qui  commandait  l'attention  (c’était  le 
geste  de  Mirabeau)  et  s’écria  d’une  voix 
forte  : 

« Ardente  jeunesse  de  Beaucaire,  Tarascon  a 
sa  Tarasque.  Marseille  à sa  Canebière,  Nîmes 
a ses  arènes,  Dijon  a son  pain  d’épice,  Beau- 
caire a son  sauvage;  ce  sauvage  c’est  notre 
gloire...  » 

Il  ne  put  en  dire  davantage,  tout  à coup  les 
fenêtres  du  premier  étage  de  la  maison  d’en 
face  s'ouvrirent  et  trois  solides  gaillards  lan- 
cèrent à toute  volée  sur  la  foule  attentive 
des  seaux  d’eau  projetés  avec  une  telle  vio- 
lence que  l'infortuné  pharmacien  vint  rouler 
au  milieu  de  sa  boutique  aux  pieds  du  buste 
d'Hippocrate  et  que  la  foule,  cédant  aux  averses 
qui  s'abattaient  sur  elle  sans  relâche,  se  dis- 
persa au  milieu  des  cris  de  protestation,  et  il 
faut  bien  le  dire,  hélas  ! de  quelques  épithètes 
malsonnantes  lancées  à l'adresse  de  l’herboriste 
de  I~  classe  Romatour  qui,  étant  le  concurrent 
du  pharmacien  Barbissou,  devait  nécessaire- 
ment professer  des  opinions  Gastambidistes  et 
avait  organisé  cette  contre-manifestation. 

Enfin  une  dernière  douche  vigoureusement 
lancée  eut  raison  du  sauvage  quia  ce  moment, 
ouvrant  la  bouche  afin  d’inviter  ses  camarades 
en  rupture  de  ban  à réintégrer  le  domicile 
collégial,  manqua  d’en  être  suffoqué. 

Je  m'attendais  à voir  le  pharmacien  se 
relever  furieux,  montrer  le  poing  à son  rival 
l’herboriste  de  l"  classe  et  s'écrier  : Par  la 
rhubarbe,  tu  me  paieras  cela,  Romatour  ! Quel 
fut  mon  étonnement  en  voyant  Barbissou  se 
relever,  s'asseoir,  tirer  son  mouchoir  de  sa 
poche  et  s’éponger  de  son  mieux  en  disant 
d’un  ton  très  reposé,  très  calme  : « Voilà  un  bon 
tour,  auquel  je  ne  m'attendais  pas,  eh  ! eh  ! 
Romatour  a bien  pris  ses  dispositions...  les 
fenêtres  se  sont  ouvertes  tout  à coup...  Nous 
lui  rendrons  la  monnaie  de  sa  pièce,  n’est-ce 
pas,  Marius  ? » 

Rien  ne  saurait  mieux  exciter  la  compassion 
qu'un  sauvage  mouillé;  le  pauvre  Marius  pré- 
sentait  aux  yeux  des  civilisés  un  spectacle 
piteux,  sa  touffe  de  cheveux  ne  se  dressait  plus 
sur  sa  tête  semblant  menacer  le  ciel,  et  les 
plumes  qui  l'ornaient  pendaient...  lamentable- 
ment; ce  fut  dans  cet  état  peu  flatteur  pour  son 
amour-propre  de  sauvage  qu’il  me  fut  présenté  ; 
il  me  serra  la  main  néanmoins,  m'affirmant 
qu'il  était  enchanté  de  faire  ma  connaissance. 

— C'est  le  délégué  de  la  presse  parisienne, 
disait  le  pharmacien,  tout  en  s'épongeant,  le 
porteur  des  sympathies  des  gens  du  Nord...  le 
plus  illustre  écrivain  de  la  France... 

El  je  protestais,  m'efforçant  de  modérer  son  î 
enthousiasme  pour  ma  personne,  je  n’y  pus  ! 


parvenir  qu'en  lui  faisant  observer  qu’il  était... 
mouillé  et  qu'il  ferait  bien  de  changer  de 
vêtements. 

— Je  cède  à vos  instances,  me  dit-il,  mais 
vous  êtes  la  modestie  personnifiée,  et  si  vous 
voulez  me  faire  un  grand  plaisir,  monsieur  le 


La  foule,  cedant  aux  averses  qui  s’abattaient  sur  elle  sans  relâche, 
sc  dispersa. 


Parisien,  eh  bien  restez  à déjeuner  avec  nous, 
sans  façon,  à la  bonne  franquette,  nous  sommes 
tous  comme  cela  dans  le  Midi  ; a deux  heures 
vous  assisterez  à la  conférence  et  vous  enten- 
drez notre  sauvage  raconter  ses  aventures. 
Vous  avez  une  rate  ?... 

— Dame...  je  suppose. 

— Elle  se  dilatera,  soyez  tranquille,  surtout 
si  l'épicier  Thomassïn  s’en  mêle...  coBnne c’est 


244 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


probable;  en  voilà  un  enragé...  mais  vous 
acceptez  n'est-ce  pas? 

— Té!  m’écriai-je,  j’accepte. 

Ainsi  voyez,  me  dit-il  avec  un  fin  sourire,  il 
n’y  a pas  une  heure  que  vous  êtes  avec  nous, 
et  vous  avez  déjà  l'accent  du  Beaucaire. 

— C’est  contagieux,  répondis-je,  ainsi  que 
votre  gaieté  ; moi  qui  étais  morose  comme  tous 
les  gens  du  Nord  je  suis  devenu  gai  comme  une 
bergeronnette,  je  ris  de  vous  voir  rire,  je  partage 
votre  enthousiasme,  je  ne  me  suis  jamais  tant 
amusé  et  je  regrette  den’être  pas  un  de  vos  conci- 
toyens; au  moins  vous  autres  vous  comprenez 
la  vie;  la  gaieté  est  saine  et  la  joie  fortifie. 

Je  pris  place  à la  droite  de  M”  Barbissou  qui 
était  une  petite  femme  vive  et  sémillante,  mais 
comme  elle  ne  joue  aucun  rôle  dans  ce  récit 
je  n'en  parlerai  pas  davantage.  i\l"“  Themis- 
toclea  et  Epaminonda  étaient  deux  jeunes  filles 
bien  sages  qui  se  .pâmaient  d’admiration 
devant  le  sauvage  leur  frère  et  qui  ne  ces- 
saient, tout  en  mangeant,  de  le  dévorer  des 
yeux;  tout  allait  bien,  je  racontais  à M.  Barbis- 
sou  les  nouvelles  de  la  capitale,  je  m’essayais, 
moi  faible  homme  du  Nord,  à avoir  un  peu  de 
l’esprit  de  ces  hommes  du  Midi;  le  sauvage 
parlait  de  venir  à Paris  et  me  demandait  de  le 
présenter  aux  ministres  et  au  chef  de  l’État, 
lorsque  fut  malencontreusement  prononcé  le 
nom  de  Gastambide. 

Aussitôt  le  pharmacien  Barbissou  partit 
comme  une  fusée. 

— Ah!  le»  couquïn!  » et  sans  cet  autre  couquïn 
de  Romatour  je  prononçais  un  discours,  mais 
j'ai  reçu  un  formidable  jet  d’eau  dans  la  bou- 
che; si  je  n’étais  retenu  par  les  convenances, 
car  je  ne  veux  pas  user  de  ce  procédé,  je 
demanderais  au  vétérinaire  de  i " classe,  l’excel- 
lent M.  Peyrecave,  de  nous  prêter  ses  grosses 
seringues,  nous  pourrions  les  mettre  en  batte- 
rie aux  fenêtres  du  1"  étage,  mais...  je  le 
répète,  cela  serait  peu  convenable  de  faire 
usage  de  ces  instruments,  et  je  ne  veux  pas 
mettre  les  torts  de  mou  côté. 

— Nous  prendrons  la  lance  qui  nous  sert  à 
arroser  le  jardin,  s’écria  Marius. 

— Mais  nous  n’attaquerons  pas  les  premiers, 
dit  M.  Barbissou,  nous  ouvrirons  le  feu  si 
Romatour  veut  arroser  nos  partisans;  mais  je 
n’y  pense  pas,  il  est  bientôt  une  heure  et  c’est 
à deux  heures  que  commence  la  conférence. 

— Et  vous  avez  déjà  une  trentaine  de  per- 
sonnes réunies  devant  votre  porte,  dis-je  au 
pharmacien,  en  regardant  par  la  fenêtre,  et 
tout  le  monde  est  muni  d'une  chaise. 

— Eli  oui,  je  n’aurais  jamais  eu  assez  de 
sièges  pour  tout  ce  monde  et  je  leur  ai  recom- 
mandé de  s'en  munir  lorsque  je  leur  ai  fait 
annoncer  la  conférence. 

Et,  devant  la  porte,  la  foule  des  Barbissoustes 


grossissait  à vue  d'œil,  les  conversations 
allaient  leur  train,  on  commentait  avec  anima- 
tion les  incidents  de  la  matinée,  c’était  un  feu 
roulant  de  plaisanteries  dont  le  pétillement 
incessant  était  accompagné  de  cris  et  de  rires. 

Voilà  de  la  gaité,  me  disais-je  ; ah  ! que  ces 
gens  du  Midi  sont  heureux  et  comme  ils  s'amu- 
sent et  comme  il  feraitbon.de  vivre  ici... 

Mes  réflexions  furent  interrompues  par 
M.  Barbissou  qui,  me  touchant  le  bras,  me  dit, 
tout  en  prêtant  l'oreille,  avec  un  enthousiasme 
que  je  ne  puis  décrire  ; 

— Le  voilà! 

— Qui  donc,  demandai-je? 

— Lui!  Tartarin!  Il  avait  promis  de  venir, 
il  vient;  il  amène  lafanfarç  de  Tarascon. 

— Enfin!  m’écriai-je,  je  vais  donc  voir  ce 
Tartarin  qui  a tant  fait  parler  de  lui. 

— Vous  le  verrez,  s'écria  M.  Barbissou, 
enthousiasmé;  en  voilà  un  homme,  je  cours, 
je  vole  à sa  rencontre. 

Déjà  il  dégringolait  le  petit  escalier,  et  me 
penchant  alors  par  la  fenêtre,  je  vis  déboucher 
de  la  rue  des  Bœufs  une  troupe  nombreuse, 
précédée  d'un  gros  homme,  court,  sanguin, 
qui  souriait,  montrant  toutes  les  dents  et  fai- 
sant sans  cesse  de  la  main  un  salut  amical 
pour  répondre  aux  cris  de  : Vive  Tartarin  ! qui 
saluaient  son  passage.  Derrière  lui  venait  la 
fanfare  suivie  par  une  foule  de  citoyens  taras- 
eonnais  qui  tous  portaient  sur  leur  tête  une 
chaise,  et  tout  ce  monde  marchait  d'un  pas 
alerte  et  sautillant  aux  accords  rythmés  et 
mélodieux  de  la  célèbre  valse  du  Tutu-pan -pan. 

Et  encore,  derrière  cette  foule,  venaient  qua- 
tre hommes  d'équipe  de  la  0“  P.-L.-M.,  portant 
un  casoar  empaillé  et  un  marsupiau  géant, 
également  empaillé.  C’étaient  les  animaux  que 
j’avais  aperçus  le  matin  même  remisés  sous  le 
hangar  de  la  gare  de  Beaucaire. 

Déjà  M.  Barbissou  était  sur  le  perron  de  sa 
pharmacie,  levant  les  bras  au  ciel,  et  Tartarin 
dès  qu’il  l’aperçut  en  fit  autant. 

Bientôt  les  deux  hommes  furent  dans  les  bras 
l'un  de  l’autre,  et  au  milieu  des  cris  enthou- 
siastes de  : Vive  Barbissou  ! vive  Tartarin  ! 
je  pus  percevoir  la  conversation  suivante  ; 

— Enfin!  te  voilà,  mon  bon! 

— Oui,  me  voilà,  cher  ami. 

— Que  je  t’embrasse! 

— Et  moi  que  je  te  serre  sur  mon  cœur  ! 

— Mon  bon  Tartarin! 

— Mon  cher  Barbissou  ! 

— Quel  honneur  pour  nous  ! Quel  succès 
pour  les  Barbissoustes,  Gastambide  en  aura  la 
jaunisse. 

Et  Tartarin,  se  dégageant  de  l’étreinte  de  M.  Bar- 
bissou, lui  dit  d’un  ton  énergique  et  sérieux; 
j'avais  promis  de  venir,  je  suis  venu,  me  voilà! 

(A  suivre).  E.  P. 


«a 


AMBROISE  THOMAS 


243 


Ambroise  Thomas. 


Ambroise  Thomas,  le  doyen  des  composi- 
teurs do  musique  français,  est  mort  le  12  février 
dernier  dans  sa  8b*  année.  Depuis  1871,  il  était 
directeur  du  Conservatoire,  ou  il  avait  succédé 
A Auber  et,  malgré  son  grand  âge,  il  continuait 
à remplir  ses  fonctions  avec  une  activité  infa- 
tigable. Tous  les  professeurs  et  les  élèves 
vénéraient  ce  beau 
vieillard  à la  figu- 
re austère  et  mé- 
lancolique enca- 
drée de  barbe  et 
de  longs  cheveux 
gris,  et  qui,  pen- 
dant lapériode  des 
concours  de  fin 
d'année,  de  la  tri- 
bune ou  il  présidait 
le  jury , suivait 
avec  une  attention 
que  rien  ne  lassait 
les  épreuves  des 
concurrents. 

Que  de  joyeu- 
ses émotions  lors- 
que Ambroise  Tho- 
mas agitait  sa 
sonnette  et,  après 
avoir  fait  appeler 
les  heureux  lau- 
réats, leur  annon- 
çait : « Monsieur, 
mademoiselle,  le 
jury  vous  a dé- 
cerné un  premier 
prix.  » Le  vieux  maître  restait  impassible  en 
apparence,  mais  son  cœur  devait  goûter  un 
véritable  charme  à proclamer  ces  récompenses 
et  à se  souvenir  du  temps  lointain  où  lui-même 
était  là,  studieux  élève  de  cette  école,  et  où  le 
président  d'alors  eut  tant  de  fois  à appeler  sou 
nom. 

Ambroise  Thomas  avait  seize  anslorsqu'il  vint 
à Paris  suivre  les  cours  du  Conservatoire.  Né  à 
Metz  en  )81i,  fils  d'un  professeur  de  musique, 
a l’âge  de  quatre  ans  il  avait  commencé  l'étude 
du  solfège,  et  à sept  ans,  celle  du  piano  et  du 
violon.  Cet  enfant  bien  doué,  très  laborieux, 
qui  avait  appris  la  langue  musicale  presque  en 
même  temps  que  sa  langue  maternelle,  était 
déjà  un  artiste  quand  il  entra  dans  les  classes 
de  notre  École  nationale;  aussi,  chaque  année 
fut-elle  marquée  pour  lui  d'un  nouveau  succès  : 
il  remporta  le  premier  prix  de  piano,  le  premier 
prix  d’harmonie,  et  enfin,  en  1832,  le  grand 
prix  de  composition  musicale,  le  prix  de  Rome, 


dont  les  lauréats  passent  trois  années  à Rome, 
pensionnaires  de  la  villa  Médicis. 

C'était  le  septième  élève  de  Lesueur  qui 
obtenait  cette  suprême  récompense,  et  il  aimait 
à conter  que  son  maître  l'appelait  familière- 
ment sa  noie  sensible,  pour  cette  raison  d'abord 
— mes  jeunes  lecteurs  savent  sans  doute  que 
cette  note  est  la 
septième  de  la 
gamme,  — puis  à 
cause  de  son  ex- 
trême sensibilité 
nerveuse. 

Il  profita  de  son 
séjour  en  Italie 
pourvisi ter  Naples, 
Florence,  Bologne, 
Venise,  Trieste  et, 
de  là,  alla  à Vienne 
De  retour  à Paris, 
il  fit  jouer  à l'O- 
péra-Comique,  en 
1837,  un  petit  acte, 
la  Double  Échelle, 
qui  réussit  bril- 
lamment. Dès  lors 
commença  pour 
Ambroise  Thomas 
une  période  de 
production  inces- 
sante; il  a écrit 
de  la  musique  de 
chambre,  des  mor- 
ceaux religieux, 
des  chœurs  d’or- 
pliéon,  etc.  Parmi  les  œuvres  dramatiques 
sorties  de  sa  plume  prodigieusement  féconde, 
les  plus  connues  sont  le  Caïd,  le  Songe  d'une 
nuit  (Télé  et  surtout  les  deux  opéras  qui  l'ont 
rendu  célèbre  et  ont  étendu  sa  renommée  dans 
le  monde  entier  : Mignon  et  Hamlet.  C'est 
dans  sa  villa  de  File  d'Uliec,  au  bord  de  l'Océan, 
qu'Ambroise  Thomas  a composé  la  musique 
de  Mignon,  dont  la  jolie  gavotte,  les  douces  et 
rêveuses  mélodies  sont  devenues  vite  popu- 
laires. 

Le  13  mai  1894,  on  célébrait  à l'Opéra-Comique 
la  1 000*  représentation  de  Mignon.  Ce  fut  une 
fête  sans  précédent,  où  le  vieux  maître  fut 
salué  par  les  acclamations  d'uu  public  respec- 
tueux et  enthousiaste.  A cette  occasion,  il  fut 
nommé  grand-croix  de  la  Légion  d'honneur  : 
c'est  le  premier  musicien  qui  ait  été  élevé  à 
cette  dignité,  la  plus  haute  de  l'ordre.  Ambroise 
Thomas  était,  depuis  1831,  membre  de  l’institut. 

Ce  grand  artiste  fut  un  homme  de  cœui  et  de 


2M 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


bien  et  il  laisse  le  souvenir  d'une  longue  car-  j 
rière  honnêtement  et  nob’ement  remplie.  Pen- 
dant la  guerre,  il  a donné  un  bel  exemple  de  ( 
patriotisme  : déjà  sexagénaire,  il  a voulu  faire  j 
son  devoir  de  citoyen,  prendre  son  rang  parmi 
ceux  qui  veillaient  sur  Paris  assiégé;  et  ce  fut 
un  spectacle  réconfortant  pour  les  plus  jeunes 
de  voir  ce  vieillard  monter  la  garde  sous  la 
neige,  avec  la  croix  de  commandeur  brillant 
sur  sa  vareuse  de  garde  national. 

On  peut  lui  appliquer  les  belles  paroles  de 
11.  Lavisse  que  le  Petit  Français  publiait  dans 
son  numéro  du  la  février  dernier  : 

« Ceux-là  aussi  sont  de  vaillants  ancêtres  qui 


ont  travaillé  dans  les  écoles,  écrit  de  beaux 
ouvrages,  composé  de  beaux  poèmes.  Us  ont 
honoré  l’esprit  français.  » 

C’est  ce  vaillant  ancêtre  que  la  foule  qui  s’était 
jointe  au  cortège  est  venue  saluer  le  jour  des 
obsèques  d’Ambroise  Thomas,  et  M.le  Ministre 
de  l’Instruction  publique,  après  avoir  rappelé  le 
rôle  bienfaisant  de  l’artiste,  qui  soulage  les 
misères  morales  de  l’humanité  en  berçant  ses 
chagrins  par  des  rythmes  harmonieux,  a eu 
raison  de  dire  : « La  Eranee  tout  entière, 
respectueusement  inclinée  sur  votre  tombe, 
vous  remercie  dans  un  suprême  adieu!  » 

M.  M. 


T 


Fausse  alerte.  — Les  comédiens  qui 
jouaient  ce  soir-là  à Rueil  n’arrivèrent  qu’extrê- 
mement  tard.  M.  de  Lisieux  prit  plaisir  aux 
violons;  M"”  de  Vendôme  ne  se  lassait  point  de 
voir  danser  mademoiselle  sa  fille.  Enfin  l’on 
s'amusa  tant  que  la  petitepointedujour(c'était 
dans  les  plus  grands  jours  de  l'été)  commençait 
à paraître  quand  l'on  fut  au  bas  de  la  descente 
des  Bonshommes,  à Chaillot.  Justement  au  pied 
le  carrosse  arrête  tout  court.  Comme  j’étais  à 
l'une  des  portières  avec  .M"’  de  Vendôme,  je 
demandai  au  cocher  pourquoi  il  arrêtait  et  il 
m - répondit  avec  une  voix  fort  étonnée  : « Vou- 
lez-vous que  je  passe  par-dessus  tous  les  diables 
qui  sont  là  devant  moi?  » Je  mis  la  tête  hors  de 
la  portière,  et  comme  j’ai  toujours  eu  la  vue 
fort  basse,  je  ne  vis  rien.  M”  de  Choisy,  qui 
était  à l’autre  portière  avec  M.  de  Turenne,  fut 
la  première  qui  aperçut  du  carrosse  la  cause  de 
la  frayeur  du  cocher;  je  dis  du  carosse,  car  cinq 
ou  six  laquais  qui  étaient  derrière  criaient  : 

« Jésus!  Maria!  « et  tremblaient  déjà  de  peur. 
M.  de  Turenne  se  jeta  hors  du  carrosse  au  cri 
de  M™  de  Choisy.  Je  crus  que  c’étaient  des 
voleurs;  je  sautai  aussi  hors  du  carrosse;  je 
pris  l'épée  d'un  laquais,  je  la  tirai,  et  j'allai 
joindre  de  l'autre  côté  JL  de  Turenne,  que  je 
trouvai  regardant  fixement  quelque  chose  que 
je  ne  voyais  pas.  Je  lui  demandai  ce  qu’il  regar- 
dait, et  il  me  répondit  en  me  poussant  dü  bras 
et  assez  bas  : « Je  vous  le  dirai  ; mais  il  ne  faut 
pas  épouvanter  ces  femmes  » qui,  dans  la  vérité, 
hurlaient  plutôt  qu'elles  ne  criaient.  Voiture 
commença  un  Oremtts;  vous  connaissez  peut- 
être  les  cris  aigus  do  M”*  de  Choisy;  Jl“*  de 
Vendôme  disait  son  chapelet;  M’’”  de  Vendôme 
se  voulait  confesser  à M.  de  Lisieux,  qui  lui 
disait  : « Ma  hile,  n’ayez  point  de  peur;  vous 
êtes  eu  la  main  de  Dieu  » ; et  le  comte  de  Briou 
avait  eutouné,  bien  dévotement,  à genoux,  avec 
tous  nos  laquais,  les  litanies  de  la  Vierge.  Tout 
cela  se  passa,  comme  vous  vous  pouvez  ima- 
giner, en  même  temps  et  en  moins  de  rien.  [ 


AI.  de  Turenne,  qui  avait  une  petite  épée  à son 
côté,  1 avait  aussi  tirée,  et  après  avoir  un  peu 
regardé,  comme  je  vous  l’ai  déjà  dit,  il  se  tourna 
vers  moi  de  l’air  dont  il  eût  demandé  son  dîner 
et  de  l'air  dont  il  eût  donné  une  bataille,  avec 
ces  paroles  : « Allons  voir  ces  gens-là.  — Quelles 
gens  ? n lui  repartis-je  ; et  dans  le  vrai  je  croyais 
que  tout  le  monde  eût  perdu  le  sens.  11  me 
répondit  : « Effectivement,  je  crois  que  ce 
pourrait  bien  être  des  diables.  » Comme  nous 
avions  déjà  lait  cinq  ou  six  pas  du  côté  de  la 
Savonnerie  et  que  nous  étions,  par  conséquent, 
plus  proches  du  spectacle,  je  commençai  à 
entrevoir  quelque  chose,  et  ce  qui  m’eu  parut 
fut  une  longue  procession  de  fantômes  noirs, 
qui  me  donna  d’abord  plus  d’émotion  qu  elle 
u’en  avait  donné  à M.  de  Turenne,  mais  qui, 
par  la  réflexion  que  je  Ils  que  j’avais  longtemps 
cherché  des  esprits  et  qu’apparemment  j’en 
trouvais  en  ce  lieu,  me  fit  faire  un  mouvement 
plus  vif  que  ses  manières  ne  lui  permettaient 
de  faire.  Je  fis  deux  ou  trois  sauts  vers  la  pro- 
cession. Les  gens  du  carrosse,  qui  croyaient  que 
nous  étions  aux  mains  avec  tous  les  diables, 
firent  un  grand  cri,  et  .ce  ne  furent  pourtant 
pas  eux  qui  eurent  le  plus  de  frayeur.  Les 
pauvres  Auguslins  réformés  et  déchaussés,  que 
l’on  appelle  les  Capucins  noirs,  qui  étaient  nos 
diables  d’imagination,  voyant  venir  à eux  deux 
hommes  qui  avaient  l’épée  à la  main,  l’eurent 
très  grande;  et  l’un  d'eux,  se  détachant  de  la 
troupe  nous  crie  : « Messieurs,  nous  sommes 
de  pauvres  religieux  qui  ne  faisons  mal  à per- 
sonne, et  qui  venons  de  nous  rafraîchir  uu  peu 
dans  la  rivière  pour  notre  santé.  » 

Nous  retournâmes  eu  carrosse,  Al.  de  Turenne 
et  moi,  et  nous  dûmes  constater,  avec  des  éclats 
de  rire,  que  celui  de  nous  deux  qui  avait  paru 
armé  du  plus  grand  courage  et  dont  le  visage 
trahissait  le  moins  d’émotion  était  précisément 
celui  qui  se  sentait  le  moins  rassuré. 

[Mémoires  du  Cardinal  de  ItelZj. 


UNE  BICYCLETTE  DE  30  SOUS 


247 


Une  bicyclette  de  30  sous. 


Depuis  quelques  années,  l<t  bicyclette  est 
devenue  un  instrument  de  sport  intéressant  et  1 
à la  mode  — De  nombreuses  modifications  y 
ont  été  apportées,  son  commerce  a pris  une  1 
grande  extension,  et  les  prix  en  ont  beaucoup 
diminué;  malgré  cela  la  bicyclette  est  souvent 
trop  chère  pour  bon  nombre  de  ses  amateurs. 
Voilà  qu'il  vient  d’être  trouvé  un  nouveau 
modèle  de  machine  qui  n'est  certes  pas  le 
dernier  mot  des  perfectionnements  de  la  mé- 
canique, mais  est  le  dernier  mot  du  bon 
marché,  ce  qui  est  à considérer.  Elle  n’a  pas  ! 
été  construite  par  un  savant  ingénieur,  mais 
par  un  jeune  garçon  que  le  désir  a rendu  ingé- 
nieux. Rêvant  de  posséder  une  bicyclette,  mais  J 
dans  une  situation  sans  doute  trop  modeste 
pour  s’en  procurer  une  chez  le  bon  faiseur, 
f.  Dodson,  qui  est  âgé  de  quatorze  ans  et 
Américain,  naturellement,  a fabriqué  lui-même 
toutes  les  pièces  de  la  machine  qui  sont  en 
bois.  La  selle,  formée  de  bandes  de  cuir,  est 
munie  d une  vis  qui  permet  de  les  tendre  quand 
elles  se  relâchent.  La  roue  est  en  bois  égale- 


ment, et  la  chaîne  de  transmission  est  rem- 
placée par  une  courroie  de  cuir  percée  de 
trous.  Et  le  tout,  façonné  et  ajusté,  revient  à 
environ  I fr.  80. 

Certes  cela  est  moins  léger  que  les  bicyclettes 
de  courses,  moins  confortable  que  les  machines 
à pneumatiques,  mais  c'est  si  solide  ! Quelques 
personnes,  en  regardant  notre  gravure,  trouve- 
ront peut-être  la  plus  récente  création  de  l’in- 
dustrie du  cycle  d'un  style  un  peu  bien  primitif 
et  disgracieux  comme  bicyclette  de  daine. 
Mais  on  ne  peut  pas  avoir  tout  à la  lois,  et  c'est 
déjà  bien  beau  que  ce  petit  échafaudage  de  30 
sous  roule  et  se  tienne  en  équilibre.  Le  proprié- 
taire-constructeur a parcouru  avec  sa» bécane  » 
d'assez  longs  espaces;  il  a même,  nous  dit-on, 
traversé  New-York  au  milieu  de  l'active  circu- 
lation des  voitures. 

Si  l'on  en  croît  le  dessin,  le  chemin  que  suii 
j la  bicyclette  dans  sa  marche  n'est  pas,  il  est 
j vrai,  toujours  parfaitement  rectiligne;  mais 
j qu’importe!  par  ce  chemin  sinueux  le  jeune 
I inventeur  arrivera  peut-être  à la  gloire?  P.  P. 


248 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


Madagascar  (Suite)'. 


L’ambulancière  de 

wr,  voici  quelle  lut  la  revanche  de  l'oncle 
Daniel.  Le  lendemain  même  de  sa  visite  malen- 
contreuse au  quartier  général,  il  repartait  pour 
Manakarana,  où  il  restait  quelques  jours  ; puis 
un  beau  matin  il  reparut  eu  rade  de  Majunga, 
à la  tète  d'une  véritable  petite  flotille,  composée 
de  bâtiments  de  toute  sorte,  baleinières,  cha- 
lands, pirogues,,  chaloupes,  boutres  arabes, 
avec  pour  vaisseau  amiral  un  brick  marchand, 
la  Ville  de  Paris.  Toutes  ces  embarcations, 
petites  ou  grandes,  étaient  montées  par  envi- 
ron six  cents  indigènes,  recrutés  moitié  dans  le 
personnel  des  comptoirs  du  vieux  négociant, 
moitié  dans  la  région  avoisinant  Manakarana, 
grâce  aux  cordiales  relations  qu’il  entretenait 
avec  les  chefs  des  principaux  villages.  Tout 
ce  monde  débarqua  en  bon  ordre  sous  la  sur- 
veillance de  Daniel,  puis,  après  s'être  formé 
en  cortège,  traversa  la  ville  au  milieu  de  la 
curiosité  générale  et  vint  se  masser  devant  la 
petite  maison  indienne  habitée  par  Henri  et  sa 
sœur,  où  leur  oncle  était  également  descendu. 

Quant  à celui-ci,  il  se  rendit  directement  à la 
Résidence  ; il  y arriva  juste  au  moment  où  le 
colonel  Lebreton  en  sortait  pour  monter  à che- 
val et  prendre  la  tète  d'une  petite  colonne  qui 
partait  en  reconnaissance  dans  la  direction  de 
Marovoay.  Avec  son  aplomb  ordinaire,  le  vieux 
colon  s’approcha  en  soulevant  son  chapeau. 

— C'est  encore  vous,  monsieur?  dit  le  Colonel 
d'un  air  rogue,  en  reconnaissant  son  original 
visiteur  de  la  semaine  précédente. 

— Oui,  mon  Colonel!  répondit  l'oncle  Daniel, 
sans  se  laisser  démonter  par  cet  accueil  glacial. 
Vous  m'avez  demandé  l'autre  jour  si  j’avais  des 
bateaux  à vous  offrir  pour  remplacer  ceux  qui 
vous  manquent  et  des  auxiliaires  indigènes 
pour  vous  tenir  lieu  de  ceux  dont  vous  avez 
besoin.  Je  ne  vous  ai  rien  répondu  sur  le 
moment!  mais  aujourd'hui  je  viens  vous  dire 
qu'il  y a en  rade  de  Majunga,  à l’heure  qu'il 
est,  un  brick  marchand,  cinq  chalands,  deux 
baleinières,  vingt-cinq  pirogues,  dix  chaloupes 
et  dix-huit  boutres  arabes  de  cinquante  tonnes 
chacun,  le  tout  m'appartenant  ou  loué  par  moi; 
qu'en  outre,  devant  la  maison  que  j’habite,  au 
quartier  de  .Marofotonu,  six  cents  indigènes 
vigoureux  et  bien  portants,  amenés  par  moi 
de  Manakarana  ou  des  environs,  se  trouvent 
réunis.  Embarcations  et  indigènes  sont  à 
votre  service,  mon  Colonel,  et  attendent  vos 
ordres. 

— Ah  ! lit  le  Colonel  en  montant  sur  le  cheval 
qu’un  planton  lui  amenait,  et,  regardant  le 


vieux  Daniel  en  face,  il  ajouta  ce  simple  mot  : 
Combien? 

Daniel  devint  cramoisi  jusqu'à  la  racine  des 
cheveux;  mais,  se  contenant  ; 

— Mon  Colonel,  dit-il,  je  me  nomme  Daniel 
Berthier-Lautree , négociant  à Manakarana. 
Rien  que  j’aie  quitté  mon  pays  depuis  de  lon- 
gues années,  je  n'en  suis  pas  moins  resté  aussi 
bon  Français,  aussi  bon  patriote  que  personne. 
Je  ne  vous  vends,  ni  ne  vous  loue  mes  bateaux, 
ni  mes  hommes;  je  les  mets  simplement  à 
votre  disposition,  sans  vous  de  mander  pour  cela 
aucune  rétribution  ni  indemnité. 

Ceci  fut  dit  avec  une  si  parfaite  dignité  que 
le  Colonel  en  fut  retourné  du  coup.  Jetant  les 
guides  de  son  cheval  au  planton,  il  mit  pied  à 
terre  et,  tendant  la  main  à l’oncle  Daniel  : 

— Pardonnez-moi,  monsieur  Bertliier-Lau- 
trec,  lui  dit-il  avec  une  cordialité  émue.  Jusqu’à 
présent  je  n'ai  guère  vu  dans  ce  pays  que  des 
pêcheurs  en  eau  trouble,  et  des  mercantis  à 
l'affût  de  quelque  coup  à faire.  Si  je  vous  disais 
que  ce.  matin  même  j'ai  fait  jeter  à la  mer 
cinquante  caisses  de  mauvaise  absinthe  et 
d’autres  liqueurs  abominablement  falsifiées. 
Vous  m'excuserez  donc  de  n’avoir  pas  cru  tout 
d’abord  à un  désintéressement  aussi...  insolite. 
Vos  généreuses  propositions  vont  nous  rendre 
un  très  grand  service;  je  les  accepte  donc  avec 
reconnaissance  et  vous  remercie,  monsieur 
Berthier-Lautree,  en  mon  nom  personnel  et  au 
nom  de  la  France. 

Puis,  devenus  les  meilleurs  amis  du  monde, 
le  Colonel  et  Daniel  prirent  divers  arrangements 
pour  tirer  parti  le  plus  rapidement  et  le  plus 
avantageusement  possible  des  embarcations  et 
des  six  cents  homjnes  mis  à la  disposition  des 
divers  services  de  la  Marine  et  de  la  Guerre. 

— C’est  égal,  dit  le  bon  Daniel  en  racontant  la 
chose  à Henri,  si  tu  avais  vu  la  tête  du  Colonel 
quand  il  a reconnu  qu’il  s’était  fourré  le  doigt 
dans  l'œil  sur  mon  compte,  c’en  était  comique. 
Je  m'étais  promis  d’avoir  ma  revanche  ; je  l’ai 
eue  et  complète. 

Mort  du  colonel  Gillon. 

Le  capitaine  Gaulard  n'avait  pas  oublié  la  pro- 
messe qu’il  avait  faite  à Henri  de  le  rappeler  au 
souvenir  du  colonel  Lebreton.  Sans  doute  aussi 
celui-ci  saisit  l'occasion  de  remercier  l’oncle  en 
faisant  plaisirau  neveu.  Toujours  est-il  que  quel- 
ques jours  après  Henri  recevait  par  un  planton 
du  quartier  général  sa  commission  régulière 


1.  Voir  le  h®  373  du  Petit  Français  illustré,  p.  230 


249 


L'AMBU  L \NCIÈHI! 


d’attaché,  à titre  auxiliaire,  au  service  des  ren- 
seignements de  la  première  brigade. 

Henri  était  ravi;  U allait  donc  pouvoir  trou- 
ver l’application  de  ses  connaissances  spé- 
ciales, de  son  patriotisme  et  de  son  activité. 

Ce  qui,  dès  le  premier  jour,  le  frappa  d'une 
réelle  admiration,  ce  fut  l’entrain  inaltérable 
des  soldats,  leur  gaîté  poussée  parfois  jusqu'à  la 
gaminerie,  au  milieu  des  circonstances  les  plus 
pénibles,  échangeant  entre  eux  des  lazzi,  ou 
chantant  des  couplets  grotesques  sur  ■■  Madame 
Gascar  .1,— la  seule  manière  logique,  disaient-ils, 
de  prononcer  Madagascar  —,  ou  sur  « Ramasse- 
l-on-Bazar  » comme  ils  appelaient  Ramasomba- 
zaba.  le  féroce  gouverneur  du  Boueui,  comman- 
dant en  chef  des  troupes  de  cette  province. 
Quand  les  voitures  en  fer  dites  voitures  Lefebvre 
restaient  en  plan  dans  un  passage  trop  difficile, 
ils  poussaient  en  riant  à la  roue,  apostrophant 
de  belle  façon  les  malheureux  conducteurs 
kabyles,  donnant  à la  fois  le  coup  d’épaule  et 
le  coup  de  langue.  Les  officiers  étaient  les 
premiers  à montrer  à leurs  hommes  l’exemple 
du  dévouement  et  de  l’endurance,  prenant  la 
pioche  eux-mèmes  ou  poussant  la  brouette, 
aün  de  remonter  le  moral  de  ceux  que  la 
fatigue  finissait  par  abattre.  Mais  ce  qui  aurai! 
mieux  valu  encore  pour  faire  oublier  aux 
hommes  toutes  leurs  épreuves,  c’eût  été  une 
bonne  rencontre  avec  l’ennemi,  et  jusqu'ici  il 
ne  semblait  aucunement  pressé  de  se  montrer. 

Le  Général  aurait  voulu  pousser  immédia- 
tement jusqu’à  Marovoay.  Malheureusement, 
des  pluies  incessantes  jointes  aux  marées 
d’équinoxe  ayant  considérablement  grossi  le 
lit  du  fleuve  Betsiboka  et  inondé  ses  rives,  il 
n’y  avait  plus  moyen  de  se  faire  accompagner 
par  l’artillerie,  et  cependant  elle  était  d’autant 
plus  indispensable  que  les  canonnières  de 
haute  mer  ne  pouvaient  pas  aborder  en  face  de 
Marovoay  Dans  ces  circonstances  le  Général 
préféra  remettre  à un  peu  plus  tard  l’occupa- 
tion de  cette  place;  puis,  comme  il  ne  voulait 
pas  imposer  à ses  soldats  un  séjour  prolongé 
au  milieu  des  palétuviers  et  des  marais  de 
Miadana,  il  rentra  avec  eux  à Majunga,  laissant 
seulement  à Maliabo  et  à un  autre  village 
nommé  Mevarano  un  nombre  d'hommes  suffi- 
sant pour  conserver  les  avantages  que  sa 
marche  hardie  lui  avait  valus. 

La  semaine  suivante  le  temps  étant  rede- 
venu plus  favorable,  il  reprit  les  opérations. 
Les  Hovas  ne  tinrent  pas  devant  l’élan  de  nos 
troupes,  et  se  sauvèrent  dans  toutes  les  direc- 
tions. Dans  la  place  si  rapidement  enlevée 
on  trouva  une  mitrailleuse,  vingt  canons, 
deux  mille  obus,  plus  quinze  cents  bœufs  envi- 
ron et  de  forts  approvisionnements  de  riz.  O11  y 
trouva  en  outre  les  somptueux  costumes  mili- 
taires que  Ramasombazaha  revêtait  dans  les 


)E  MADAGASCAR 


grandes  circonstances,  la  sagaie  d'argent  qui 
était  l’insigne  de  sa  dignité  et  jusqu'à  une 
correspondance  volumineuse  qu'il  n’avait  pas 
eu  le  temps  d’emporter  avec  lui  dans  sa  fuite 
précipitée. 


Aussitôt  après  la  prise  de  Marovoay,  le  géné- 
ral Metzinger,  apprenant  l'arrivée  de  l'affrété 
Nolre-Damc-du-Sahtt,  h bord  duquel  le  général 


Les  soldais  ppfparaieul  la  roule  sur  le  passage  des  voilures. 


Duchesne  avait  pris  passage,  se  hâta  de  revenir 
à Majunga  pour  remettre  le  commandement 
au  Général  en  chef  du  corps  expéditionnaire. 

Du  premier  jour,  le  général  Duchesne  se 
montra  l’homme  de  la  situation  : chaque  ser- 
vice reçut  des  instructions  nettes  et  parfaite- 
ment limitées  ; les  multiples  travaux  de  Majunga 
reçurent  une  impulsion  nouvelle  et  énergique. 

Puis,  voulant  tout  voir  par  lui-même,  le 
Général  moiita  à cheval  et  visita  minutieuse- 
ment la  ligne  des  postés  échelonnés  sur  la 
route  entre  Majunga  et  Marovoay;  partout 
son  premier  soin  fut  d’examiner  les  instal- 
lations du  service  de  la  Santé  et  de  rappeler 
aux  officiers  que  ce  seraient  ceux  qui  auraient 
le  moins  de  malades  qui  seraient  les  mieux 
notés  ; il  recommanda  de  prendre  les  précau- 
tions les  plus  rigoureuses  contre  le  soleil 
et  donna  les  instructions  les  plus  sévères 
pour  qu'en  aucun  cas,  malgré  le  manque 
presque  absolu  des  moyens  de  transport,  les 
troupes  ne  fussenl  à court  de  vivres.  Cette  acti- 
vité infatigable,  cette  conscience  scrupuleuse 
qui  ne  négligeait  rien  rendirent  le  Général 
rapidement  populaire  auprès  des  soldats,  heu- 
reux de  voir  leur  chef  se  prodiguer  sans 


2a0 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


compter,  et  partager  leurs  fatigues  comme  le 
plus  jeune  des  sous-lieutenants.  Seuls,  les 
débitants  de  boissons  qui  s'étaient  abattus 
comme  une  pluie  de  sauterelles  dans  les  cases 
de  Majunga  firent  la  grimace,  car  la  vigilance 
du  commandant  en  chef  ne  laissa  pas  que  de 
contrarier  singulièrement  le  développement 
menaçant  de  leur  industrie.  Ces  sages  précau- 
tions étaient  d'autant  plus  indiquées  que  l'état 
sanitaire,  par  suite  de  la  prolongation  anor- 
male de  la  mauvaise  saison  et  plus  encore  de 


Les  tirailleurs  algériens  à Murovoay. 

la  nécessité  où  Ton  s’était  trouvé  de  faire 
camper  les  troupes  dans  des  régions  maréca- 
geuses et  de  les  employer  a l’établissement  de 
la  route,  prenait  une  tournure  inquiétante.  Les 
compagnies  du  génie  étaient  les  plus  éprou- 
vées, avec  les  tirailleurs  algériens  et  le 
200«  de  ligne. 

Ce  régiment,  composé  généralement  de 
volontaires  trop  jeunes,  avait  heureusement 
pour  chef  un  homme  de  haute  valeur,  aussi  j 
vigilant  pour  ce  qui  concernait  le  soldat  que 
prêt  à payer  de  sa  personne  en  toutes  cir- 
constances, le  colonel  Gillon.  Avant  de  quitter 
Marseille,  le  colonel  Gillon  avait  pris  soin  de 
faire  distribuer  à chacun  de  ses  hommes  une 
courte  note  relative  aux  mesures  d’hygiène  à 
observer  au  cours  de  l'expédition. 

« A Madagascar,  disait  cette  note,  vous  aurez 
il  vous  défendre  contre  trois  ennemis  bien  plus 
redoutables  que  les  Hovas  : le  soleil,  la  lièvre 
et  la  dysenterie. 

« Contre  ces  trois  ennemis  vous  avez  le 
casque,  l’eau  bouillante  et  la  ceinture  de 
flanelle. 

« Vous  ne  devrez  jamais  sortir  sans  casque, 
car  même  sous  un  ciel  nuageux  le  soleil  est  I 


mortel.  Dans  les  haltes  nevous  couchez  jamais 
sur  la  terre  qui  est  plus  chaude  que  l’air  et 
vous  empoisonnerait  par  ses  miasmes.  Bornez- 
vous,  pour  vous  reposer,  à vous  asseoir  surle  sac. 

« Vous  ne  sortirez  jamais  à jeun  et  ne  boirez 
que  de  l’eau  bouillie  avec  du  thé  et  du  café. 

« Pour  éviter  les  refroidissements  du  ventre 
et  conséquemment  la  dysenterie,  vous  ne 
quitterez  pas  votre  ceinture  de  flanelle. 

« Voilà  ce  qu’il  faut  faire. 

« Ce  qu’il  ne  faut  pas  faire  sous  aucun  pré- 
texte, c’est  boire  de  l'alcool  et 
manger  des  fruits  qui,  même 
s'ils  ressemblent  aux  nôtres, 
renferment  de  violents  poi- 
sons. 

« Eu  suivant  ces  recom- 
mandations, vous  reviendrez 
en  Francepourla  récompense 
de  vos  victoires.  » 

Hélas  ! en  dictant  ces  con- 
seils si  pratiques,  si  judi- 
cieux, l’excellent  colonel  Gil- 
lon ne  se  doutait  pas  qu’il 
serait  lui-même  une  des 
premières  victimes  de  ce 
climat  meurtrier,  contre  le- 
quel il  mettait  si  bien  en 
garde  ses  soldats. 

On  a su  depuis,  du  reste, 
qu’il  souffrait  déjà  depuis 
deux  ans  d’une  maladie  d’en- 
trailles. Lorsqu’il  avait  été 
désigné  pour  commander 
le  200”  de  ligne  qu’on  allait  créer  de  toutes  pièces 
avec  des  volontaires  pris  dans  divers  régiments, 
il  était  à Rayonne,  à la  tête  du  49'  de  ligne.  Au 
moment  de  partir  pour  rejoindre  son  nouveau 
poste,  il  avait  consulté  le  médecin-major  de 
son  régiment,  qui  lui  avait  répondu  : 

— Mon  colonel,  c’est  la  vérité  que  vous  me 
demandez?  Mon  devoir  est  de  vous  la  dire. 
Dans  l’état  de  santé  où  vous  vous  trouvez, 
partir  pour  une  campagne  aussi  pénible  que 
sera  celle  de  Madagascar,  c’est  aller  volon- 
tairement au-devant  de  la  mort. 

— J’ai  été  choisi  sur  mes  notes  par  le  général 
Duchesne,  avait  répliqué  le  colonel.  Je  ne  puis 
refuser  un  poste  d’honneur.  C’est  mon  devoir 
que  j'accomplis.  Advienne  que  pourra! 

Le  médecin-major  du  49°  n’avait  que  trop 
raison.  Dès  le  départ  de  Marseille  et  surtout 
pendant  la  traversée  de  la  mer  Rouge,  l’état 
du  colonel  s’était  sensiblement  aggravé;  et, 
lorsque  Y Uruguay , à bord  duquel  il  se  trouvait, 
arriva  à Majunga,  le  malheureux  officier 
débarqua  dans  de  bien  mauvaises  conditions 
pour  résister  efficacement  aux  inévitables 
épreuves  de  l'acclimatement. 

(A  suivre).  A.  B. 


Ce  gros  malin  de  Camember. 


— Oh!  'nais  ça  c’est  une  belle  pipe...  parce  que  c'est  vous, 
je  vous  la  laisserai  à 4fr.  50,  Mais  j’y  perds,  M’sieu  le  sipeur, 
j’y  perds. 

Camember  trouve  la  somme  un  peu  forte  pour  ses  faibles 
ressources 


Tout  à coup  Camember  sort  de  sou  abîme  et  émerge  de  son 
océau.  lia  éclair  de  génie  illumine  sa  mâle  physionomie.  — 
<<  Je  crois,  s'écrie-t-il,  que  j’ai  trouvé  le  moyen  de  remplacer 
Dagoberle  d une  façon  economique'  » 


El  Camember  attendit  patiemment  le  mois  de  décembre  - 
— Mamz’elle  Victoire,  que  nous  sommes  au  30  décembre  et 
que  je  m'ai  subjugué  à votre  vis-à-vis  d'él rennes  et  autres  à 
seule  lin  de  vous  parfumer  de  l'admiration  mstampétueuse  dont 
à laquelle  j'ai  celui  de  me  pavoiser  en  regard  de  vos  veux  de 
tir  tourelle. 

— Che  suis  gonf.ise,  monsieur  C.ameinpro  ’ 


4lors  Camember  se  plonge  dans  un  abîme  de  perplexités  et 
nage  dans  un  océau  d’iuccrlitudes.  — « f/est  cher,  se  dit-il,  il 
faht  cependant  que  je  remplace  Dagoberte.  » C'est  sa  vieille  pipe 
que  l’ingénieux  sapeur  désignait  sous  ce  nom  parce  qu’elle  av.-ut 
jugé  à propos  de  se  culotter  de  travers. 


— Sfsieu  l’épicier,  vous  n aurenez  pas  des  bonbons  qu’il  y 
en  aurait  beaucoup  pour  pas  cher 

— Si  fait,  militaire,  nous  en  avons  depuis  0 fr.  ;>ü  ledcmi-kilo. 

— Voilà  justement  mou  affaire!  donnez-m’eu  un  demi  kilo. 


— Oh  ! je  vous  parle  de  pipes  comme  je  vous  dirais  « mou  sac  » . 
tout  simplement  pour  vous  dire  qu’il  y a dos  i loques  pipes  chez 
manie  l dosie  (gros  malin,  va  ' ). 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


Duel  de  locomotives.  — l a locomotive  ! 
joue  un  grand  rôle  dans  l'imagination  des  Amé- 
ricains : c'est  une  vérité  dont  sont  convaincus  les  j 
lotit  jeunes  leclëurs  de  Jules  Verne.  Naguère,  les 
Yankees  organisaient  une  course  de  bicycle  contre 
locomotive;  ils  ont  fait  mieux.  Les  partisans  des 
locomotives  électriques  et  à vapeur  discutaient 
furieusement  a Chicago,  lorsqu'ils  eurent  l'idée 
d’un  duel  entre  les  deux  machines  les  plus 
«<  représentatives  » de  chaque  type.  On  attacha 
ces  deux  machines  dos  à dos  et,  à un  signal 
donné,  on  les  lit  tirer  en  sens  contraire.  La  loco- 
motive électrique  fut  honteusement  entraînée 
par  sa  rivale  à vapeur,  que  les  électriciens  dédai- 
gneux déclaraient  pourtant  condamnée  à s'échouer 
bientôt,  instrument  archaïque,  dans  quelque 
musée  rétrospectif.  Des  paris  énormes  ont  été 
gagnés  et  perdus  sur  ce  duel  pour  le  championnat 
de  la  locomotive. 

* 

* * , 

An  polo  eu  l Millon.  — Sans  attendre  qu  on 

ait  des  nouvelles  certaines  de  M.  Nansen,  parti  1 
à la  découverte  du  pôle  nord,  on  organise  en  ce  ! 
moment  une  autre  expédition  dans  le  même 
bul,  qui  provoque  un  très  vif  intérêt  dans  le 
monde  scientifique. 

Un  aérostat,  d’une  force  ascensionnelle  capable  ; 
de  porter  l’explorateur,  M.  André,  et  deuxcompa-  | 
gnons,  sera  gontlé  et  lancé  des  îles  du  Spitzberg,  . 
au  commencement  de  l’été  de  1896.  Le  ballon 
emportera,  y compris  le  lest,  les  vivres  et  les 
instruments  d'observation,  un  poids  de  3 000  kilo- 
grammes; son  imperméabilité  calculée  lui  per- 
mettrait un  séjour  de  trente  jours  en  l’air,  il  a 
élé  payé  o 1000  francs  et  serait,  dans  une  cer- 
laine  mesure,  dirigeable.  Mais  M.  André  compte 
.partir  un  jour  ou  le  vent  soufilera  du  sud,  et  croit,  j 
d’après  la  théorie  acceptée  des  mouvements 
cycloniques,  qu’une  bourrasque  venant  du  nord 
le  rejettera  adroite,  sur  les  côtes  de  la  Sibérie. 
En  cette  prévision,  il  apprend  en  ce  moment 
les  dialectes  des  peuplades  tongouses  qui  habitent 
ces  contrées. 

L'un  des  ascensionnistes  de  cette  expédition 
si  extraordinairement  aléatoire  et  périlleuse  est 


le  géologue  Eckliolm,  nouvellement  marié. 
Md,°  Eckholm,*fue  son  mari  est  venu  récemment 
chercher  en  France,  avait  sollicité  l’honneur  de 
partager  les  dangers  du  voyage.  On  n’a  pas  pu 
ou  voulu  le  permettre  et  elle  accompagnera  seu- 
lement les  voyageurs  à Norskear,  où  aura  lieu, 
en  août  probablement,  le  départ  du  ballon. 

Le  roi  de  Suède  a prévenu  les  Esquimaux  qu’ils 
verront  passer  dans  le  ciel  un  objet  de  forme 
extraordinaire,  afin  que,  avertis,  iis  ne  s’effraient 
pas. 

* 

* * 

Comment  Kuonaparte  devint  Bona- 
parte. — Le  27  mars  1796  le  futur  empereur 
arrivait  à Nice  pour  prendre  en  remplacement 
de  Schérer  le  commandement  suprême  de  l’armée 
des  Alpes.  Et  ce  jour-là  il  signa  Bonaparte  pour  la 
première  fois. 

* 

*•  * 

Mot  d'enfant. — Bien  imprévues,  les réllexions 
de  Toto  : eu  jouant,  il  se  donne  un  coup  dont  la 
place  noircit  à vue  d'œil. 

C’est  moi  qui  ne  voudrais  pas  être  nègre! 
s’écrie-t-il.  Ça  fait  si  mal  quand  on  a seulement 
un  tout  petit  bout  de  la  peau  noir! 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Cbarade. 

Mon  premier  appelle  à la  chasse 
Stop  qui  saute  hors  de  mon  dernier 
L'architecte  cherche  la  place 
Où  doit  figurer  mon  entier. 

* 

* * 

Problème  de  nom*  locaux  — De  quel 

nom  désigne-t-on  les  habitants  : 

tu  De  Draguignan  : 2°  de  Pamiers  ; 3°  de  Pontar- 
lier;  4°  de  Pout-à-Mousson  ; 5°  de  Lavaur;  6°  de 
Lons-le-Saunier;  7°  de  Meaux;  8°  de  Nancy; 
9°  de  Neufchâteau. 

Mot  carré. 

D’abord  une  prohibition 
Puis  un  chef  a la  mine  Gère 
Un  mot  marquant  la  possession 
Et  pour  finir,  une  rivière. 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  OU  NUMÉRO  373. 

I.  Question  historique. 

Caliqula  (Caïus-Cæsar-Augustus-Gormanicus)  est  le  troi- 
sième des Douze-Cosars.  Fils  de  Germanicus  et  d'Agrippine,  il 
se  rendit  célèbro  par  ses  cruautés  et  ses  excès  inouïs.  Il 
périt,  après  quatre  ans  de  règne,  assassiné  per  un  parti  do 
conjurés  dont  sou  odieuse  conduite  avait  attiré  la  vengeance. 
Son  enfance  s'était  passée  dans  les  camps  romains,  et  ce 
furent  les  soldats  qui  lui  donnèrent  le  surnom  de  Caligula 
{petite  calige)  parce  qu  il  portait  la  caliga , chaussure  de  l’in- 
fanterie romaine. 

II.  Question  littéraire. 

Cos  vers  furent  écrits  par  Boileau  pour  mettre  au  bas  du 
portrait  de  Racine,  le  grand  poeto  tragique.  Racine  naquit  on 
1639  à La  Ferté-Milou.  Fils  d'un  contrôleur  du  grenier  à sel, 
I d fît,  à Port-Royal,  de  solides  études  et  étudia  partieulière- 
■ nient  les  poètes  latins  et  grecs.  Deux  odes  lo  firent  connaître 
dos  lettrés  et  le  mirent  do  bonne  heure  on  relation  avec 
Boileau,  Molière  ot  La  Fontaine.  Racine  fit  jouer  successive- 
ment La  Thébaïde,  Alexandre,  Andromnque,  Les  Plaideurs , 
Brilannicus , Bérénice,  Bajazet,  Mithridate , Iphigénie,  Phèdre. 
— Esther  |lil8«)  et  Athahc  (1691),  tragédies  tirées  de  l'Écriture 
sainte,  furent  jouées  par  les  demoiselles  de  Saint-Cyr. 

Boileau  professait  pour  les  œuvres  de  Racine  lapins  grande 


admiration,  et  lorsque  l'apparition  de  Phèdre  et  d ’Athalie 
souleva  contre  Racine  ot  la  cour  et  la  ville.  Boileau  soutint 
jusqu'au  bout  son  ami. 

Racine,  outre  son  thé&tro,  a laissé  des  cantiques  spirituels , 
des  épigrammes , des  discours  académiques,  un  Abrégé  de  l' His- 
toire de  Port-Royal,  etc...  Il  mourut  en  1699. 

III.  Onomatopées. 

On  appelle  onomatopée  un  mot  dont  lo  sou  est  imitatif  do  la 
chose  qu’il  signifie.  C'est  ainsi  que  le  nom  do  coucou  a été 
donné  au  chant  de  certain  oiseau  et  à cet  oiseau  même  par 
imitation  de  son  chant.  Ainsi  les  onomatopées  proposées 
expriment  respectivement  . 

Lo  bruit  d’un  liquide  s'échappant  d'une  bouteille.  — Le 
bruit  produit  par  des  corps  sonores  qui  s'entrechoquent.  — Le 
bruit  occasionné  par  un  mouvement  régulier.  — Le  bruit 
fait  par  un  chat  pour  marquer  son  contentement.  Un  bruit 
soudain  répété  souvent.  Le  bruit  produit  par  un  mauvais 
violon,  ot,  par  suite,  un  mauvais  violon. 

IV.  Métagramme  géographique. 


Le  Gérant  : Mauricic  TARDIEU 


Joute  demande  de  changement  d'adresse  aoit  être  accompagnée  <ie  l'une  des  dernières  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8"  année.  — N»  375 


10  centimes. 


2 mai  1896. 


LE 


Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L ambulancière  de  Madagascar  — Marguerite  monte  en  filanzane- 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


2 ii 


L’ambulancière  de 

Malgré  cela,  tout  entier  à ses  devoirs  de  chef,  il 
se  prodigua  pour  entraîner  ses  hommes,  organi- 
sant dans  tous  ses  détails  la  marche  du  régiment 
vers  l’intérieur,  surveillant  lui-même  l’installa- 
tion des  campements  et  leur  ravitaillement.  Bien 
qu’épuisé  par  la  dysenterie,  il  ne  voulut  laisser 
à personne  le  soin  de  conduire  son  cher  régi- 
ment à Marovoay  et  prit  une  part  brillante  aux 
opérations;  mais  il  avait  trop  présumé  de  ses 
forces  : vaincu  par  le  mal,  il  dut  entrer  à l’infir- 
merie volante  organisée  dans  le  Rova  même  de 
Marovoay.  Refusant  encore  de  croire  à la 
gravité  de  son  état,  il  se  fit  simplement 
porter  comme  malade  à la  chambre  et  continua 
de  gérer  le  200"  et  d’expédier  les  affaires  cou- 
rantes. 

Quelques  jours  après,  cependant,  malgré  son 
indomptable  énergie  et  son  désir  de  garder  le 
commandement  de  son  régiment,  il  fallut 
bien  qu'il  se  soumît  aux  prescriptions  for- 
melles du  médecin-major  et  qu’il  consentît 
à se  laisser  transporter  à l'hôpital.  Il  y arriva 
très  fatigué,  et  navré  surtout  d’ètre  obligé 
de  quitter  son  cher  200*.  Dès  le  lendemain, 
son  état  s’étant  encore  aggravé,  on  jugea 
indispensable  de  le  transporter  à Majuuga,  où 
l’on  serait  plus  à même  de  le  soigner  comme  il 
avait  besoin  de  l’être. 

Sans  débarquer  à terre,  il  fut  transbordé 
aussitôt  sur  le  transport  le  Shamrock,  trans- 
formé en  hôpital  militaire.  Mais,  en  dépit  des 
soins  empressés  qui  lui  furent  prodigués, 
le  malheureux  officier  était  trop  affaibli  par 
l’extraordinaire  dépense  d'énergie  qu’il  avait  dû 
faire  depuis  le  commencement  de  sa  maladie 
pour  pouvoir  se  rétablir;  il  mourut  dans  la  nuit 
du  12  au  13  juin,  moins  encore  de  son  mal  que 
de  la  patriotique  obstination  avec  laquelle  il 
avait  lutté  contre  lui  pour  conserver  son  com- 
mandement. 

Il  fut  enterré  le  13  juin  au  cimetière 
européen  de  Majunga.  A ses  obsèques,  une 
émotion  intense  étreignit  tous  les  cœurs,  et 
plus  d’une  moustache  grisonnante  sut  mal  dis- 
simuler les  grosses  larmes  qui  coulaient  des 
yeux  sur  le  passage  du  vaillant  et  malheureux 
colonel,  derrière  lequel  un  groupe  d’officiers 
portait  une  immense  feuille  de  palmier  en  guise 
de  drap  mortuaire. 

Les  opérations  ne  pouvant  être  interrompues, 
le  lieutenant-colonel  Bizot,  qui  avait  pris  pro- 
visoirement le  commandement  du  200",  pendant 
la  maladie  de  son  chef,  fut  désigné  pour  lui 
succéder  définitivement. 


Madagascar  (suite)'. 

Vigoureux  officier,  chez  lequel  l’énergie  virile 
et  l’esprit  de  décision  se  rencontrent  à un  degré 
éminent,  militaire  dans  l’âme,  «troupier  fini  », 
très  tolérant  en  même  temps  et  plein  de  solli- 
citude pour  ses  subordonnés,  le  colonel  Bizot 
était  l’homme  le  plus  propre  à déployer  les 
qualités  de  commandement  indispensables  dans 
les  douloureuses  circonstances  que  son  régi- 
ment venait  de  traverser,  et  à maintenir  le 
moral  et  l’entrain  de  ses  hommes. 

Suivant  l’expression  du  pauvre  colonel 
Gillon,  le  commandement  du  200”  était  entre 
bonnes  mains. 

Une  ambulance  improvisée. 

Mise  au  courant,  par  une  lettre  de  son  frère, 
des  tristes  phases  et  du  fatal  dénoûment  de  la 
maladie  du  pauvre  colonel,  Marguerite  Berthier 
en  fut  douloureusement  affectée.  Elle  savait 
déjà,  toujours  par  Henri,  que  les  cas  de  fièvre, 
d'anémie  paludéenne,  de  dysenterie,  devenaient 
de  plus  en  plus  fréquents  et  que  les  services  de 
Santé  commençaient  à être  fort  occupés.  Son 
oncle  se  rendait  à Majunga  une  fois  par  semaine 
au  moins  pour  avoir  des  nouvelles,  et  en 
rentrant  il  lui  faisait  des  récits  qui  la  terri- 
fiaient. L’affluence  des  malades  fournis  par 
les  corps  d’avant-garde,  surtout  par  ceux 
employés  à l’établissement  des  routes  et  des 
ponts,  par  le  génie  et  le  200”  de  ligne,  tournait 
à l’encombrement.  Les  médecins  ne  savaient 
plus  où  donner  de  la  tête. 

Le  cœur  navré,  Marguerite  se  désolait  de  ne 
rien  pouvoir  pour  soulager  toutes  ces  misères  ; 
elle  aurait  voulu  se  dévouer  à ces  pauvres 
malades,  s'employer  à les  soigner,  essayer  de 
les  guérir,  ou  tout  au  moins  d’adoucir  leurs 
souffrances.  Elle  ne  pouvaitplus  penseràautre 
chose  ; elle  voyait  dans  son  imagination  les 
visages  émaciés  de  ces  malheureux  soldats, 
abandonnés  presque  sans  soins,  malgré  le  zèle 
du  personnel  médical,  et  attendant,  tout  grelot- 
tants de  fièvre,  qu’il  y eût  un  coin  de  libre 
dans  un  des  hôpitaux.  Enfin  elle  n’y  tint  plus  ; 
un  matin  elle  déclara  à son  oncle  qu’elle  avait 
décidé  d’installer  une  ambulance,  ou  un  sana- 
torium plutôt,  dans  leur  maison  de  Maevasamba, 
abandonnée  depuis  l’ouverture  de  la  campagne 
sous  la  garde  de  quelques  domestiques  de 
confiance,  mais  demeurée  en  état,  toute  meu- 
blée, tout  aménagée,  prête  en  un  mot  à être 
habitée.  Stupéfait,  le  vieux  Daniel  leva  furieu- 
sement les  épaules. 


1.  Voir  le  n«  374  du  Petit  Français  illustré,  p.  248. 


L'AMBULANCIÈRE  DE  MADAGASCAR 


25o 


— Mais,  mon  petit  (c'était  le  mot  dont  il  se 
servait  le  plus  souvent  quand  il  s’adressait  à sa 
nièce),  s’écria-t-il  ; une  ambulance  ! c’est  toute 
une  histoire  à installer,  à diriger,  à entretenir  ! 
Tu  n'y  penses  pas  ? 

— Je  ne  pense  qu’à  cela,  au  contraire,  mon 
cher  oncle;  et  ce  n'est  qu'après  de  mûres 
réflexions  que  je  me  suis  décidée. 

— De  mûres  réflexions,  toi,  mon  petit!  Tiens! 
Tu  m'amuses  avec  tes  mûres  réflexions  ! 

— Voyons,  mon  oncle,  ne  vous  laites  pas 


— Oui,  oui,  le  meilleur  des  administrateurs, 
l'administrateur  idéal. 

— Au  moins,  peut-on  savoir...? 

— Et  qui  pourrait-ce  être  sinon  vous,  le  plus 
charitable  et  le  plus  généreux  des  hommes, 
avec  vos  vilains  airs  bougons?  s’écria  la  jeune 
fille,  en  se  jetant  au  cou  de  son  oncle. 

Puis,  sans  laisser  au  vieux  Daniel,  complè- 
tement ahuri,  le  temps  de  se  remettre,  elle 
ajouta: 

— Oui,  oui,  je  vous  connais  mieux  que  per- 


plus méchant  que  vous  n'êtes  et  éeoutez- 
moi.  D’abord,  vous  savez  que  la  maison 
est  grande  ; ce  n'est  donc  pas  la  place  qui 
nous  manquera.  Le  rez-de-chaussée  et  le 
premier  pourront  aisément,  à eux  seuls, 
loger  dix  malades,  chacun  dans  sa  cham- 
bre. — Oh  ! j’ai  fait  mon  compte,  j’ai  mes 
dix  chambres,  en  supprimant,  bien  en- 
tendu, le  vestibule,  le  salon  et  la  salle 
à manger. 

— Et  ta  chambre,  à toi?  tu  la  supprimes 
aussi? 

— Bien  sûr.  Moi,  je  suis  solide  et  bien 
portante.  Je  m'arrangerai  un  petit  coin 
n'importe  où.  Mais  laissez-moi  continuer. 

Au  deuxième,  je  compte  que  nous  pour- 
rons installer  dix  autres  chambres,  dont 
trois  à deux  lits.  Ça  nous  fait  donc  vingt- 
six  lits  de  disponibles.  La  salle  de  bains, 
la  salle  de  douches  sont  toutes  prêtes.  La 
pharmacie,  je  la  mets  dans  la  serre. 

— Tu  mets  la  pharmacie  dans  la  serre! 

C'est  parfait  ! Et  les  remèdes,  c’est  toi  qui 
les  fabriqueras,  dans  la  serre,  et  qui  les 
appliqueras  aussi  sans  doute?  Tu  seras 
à la  fois  le  pharmacien,  le  médecin  et  le 
reste? 

— Je  serai  simplement  l'infirmière.  Le 
médecin,  ce  sera  notre  excellent  docteur 
Hugon.  Et  je  suis  sûre  qu'au  lieu  de  se  mo- 
quer de  moi  comme  vous,  il  ne  demandera  qu'à 
m'aider,  lui.  Il  est  assez  malheureux  qu'ou  n ait 
pas  voulu  accepter  ses  bons  offices  au  quartier 
général,  sous  prétexte  que  le  service  de  Santé 
était  au  grand  complet. 

— Alors  tu  crois  sérieusement  que  Hugon, 
en  admettant  qu'il  consente,  et  toi,  vous  suffi- 
rez à faire  marcher  une  ambulance? 

— Oh  ! ça,  non.  Il  nous  faut  encore  quelqu’un 
qui  ait  l’habitude  de  commander  et  de  diriger, 
quelqu’un  d'intelligent,  d'actif,  de  pratique, 
pour  se  charger  de  toute  la  partie  adminis- 
trative, s’occuper  des  approvisionnements, 
recruter  et  gouverner  le  personnel,  etc. 

— Enfin  tu  avoues  que  tu  ne  suffiras  pas  à 
tout  ; c’est  heureux. 

— Bien  entendu.  Mais  ce  n’est  pas  là  ce  qui 
m'inquiète.  J’ai  mon  affaire  sous  la  main. 

— Ah  ! Tu  as  ton  affaire? 


Transport  du  colonel  Gillon  à terre. 


sonne,  mieux  que  vous-même  ; et  c'est  pour 
cela  que  je  vous  aime,  malgré  vos  gros  sourcils 
froncés.  Vous  avez  beau  toujours  gronder, 
je  sais  parfaitement  que  non  seulement  vous 
n’avez  jamais  dévoré  personne,  mais  que  bien 
au  contraire  vous  seriez  plutôt  homme  à em- 
jiêcherles  gens  d'être  dévorés.  Est-ce  que  vous 
n'avez  pas  été  le  premier,  après  avoir  crié 
comme  un  sourd  contre  la  façon  dont  l'expé- 
dition avait  été  préparée  et  engagée,  à courir 
à Majunga  vous  mettre  à la  disposition  du 
Général,  vous,  vos  bâtiments,  votre  personnel 
et  tous  les  Comoriens,  les  Somalis  et  les 
Makoas  que  vous  aviez  pu  recruter  autour  de 
vous?  Et  maintenant,  monsieur  mon  oncle, 
voyons  si  vous  aurez  le  courage  de  me  dire  en 
face  que  vous  refusez  d’ètre  le  directeur, 
l'administrateur,  l’économe,  le  factotum , le 
vrai  maître  en  un  mot  de  notre  ambulance. 

Le  vieux  Daniel  adorait  sa  nièce,  et  si  parfois 


230 


LH  PETIT  EU AN  ÇA IS  ILLUSTRE 


il  lui  résistait  il  n'en  Unissait  pas  moins  par 
faire  ce  qu'elle  voulait,  il  est  vrai  qu’elle  était 
adorable,  cette  petite  Marguerite,  et  que  jamais 
elle  ne  voulait  que  des  choses  bonnes  et  géné- 
reuses. Attendri  par  le  touchant  emballement 
de  la  jeune  fille  plus  encore  que  convaincu  par 
son  argumentation,  il  céda,  comme  toujours; 
tout  au  plus  essaya-t-il  de  couvrir  sa  retraite 
par  un  semblant  de  protestation. 

— Écoute,  mon  petit,  dit-il,  puisque  tu  tiens 
tant  à ce  que  je  sois  le  directeur  de  ton  ambu- 
lance, je  ne  demande  pas  mieux  que  d’essayer. 
Nous  verrons  bien  ce  qui  sortira  do  tout  cela  et 
lequel  aura  finalement  raison,  ou  d'une  petite 
folle  comme  ma  nièce,  ou  d’une  vieille  bête 
comme  ton  oncle. 

— A la  bonne  heure  ! Vous  voilà  redevenu 
tout  à fait  gentil.  J'étais  bien  sûre  que  vous  ne 
vous  feriez  pas  prier  trop  longtemps. 

— C'est  bon!  c’est  bon!  Et  alors,  mademoi- 
selle l'infirmière,  quand  comptez-vous  com- 
mencer? 

— Quand?  Mais  tout  de  suite 

— Tu  nous  laisseras  bien  le  temps  de  nous 
retourner? 

— Mais  pas  du  tout,  au  contraire.  Pensez 
donc  à ces  convois  de  malades  qui  arrivent 
tous  les  jours  de  l'intérieur,  — c'est  vous  qui 
me  l'avez  raconté  — et  qui  encombrent  les 
hôpitaux,  les  ambulances  et  le  sanatorium. 
Est-ce  que  ça  ne  vous  serre  pas  le  cœur  de  pen- 
ser qu'en  ce  moment  peut-être  un  brave  petit 
marsouin  ou  un  pauvre  légionnaire  va  mou- 
rir, faute  de  place,  à la  porte  de  l'hôpital? 
Quand  nous  n'en  sauverions  qu’un  seul,  mon 
oncle,  ne  croyez-vous  pas  que  nous  serions 
largement  payés  de  nos  peines? 

— Alors? 

— Alors,  mon  bon  oncle,  demain  matin  nous 
partons  tous  les  deux  pour  Maevasamba,  oii 
nous  mettons  rapidement  tout  en  ordre.  Au 
fait,  si  nous  emmenions  le  docteur  Hugon,  il 
pourrait  nous  donner  de  bons  conseils  pour  nos 
arrangements;  il  verrait  en  même  temps  ce 
qui  pourrait  manquer  à notre  stock  de  médi- 
caments. Puis,  quand  tout  sera  prêt,  vous 
repartirez  bien  vite  et  vous  gagnerez  Majunga, 
où  vous  irez  trouver  le  directeur  du  service  de 
Sauté  — qui  vous  connait  bien,  d’ailleurs  — et 
vous  lui  direz  : « Mon  cher  docteur,  je  viens 
vous  informer  que  nous  avons  installé  à Mae- 
vasamba, dans  une  situation  exceptionnelle- 
ment favorable,  une  ambulance,  un  sanato- 
rium, — dites  un  sanatorium,  ça  le  flattera, 
cet  homme  de  l’art!  — largement  pourvu  de 
tout,  et  prêt  à recevoir  vingt-six  convales- 
cents, qui  y trouveront  tous  les  soins  néces- 
saires à leur  état,  sous  la  direction  d'un  excel- 
lent praticien,  le  D'  Hugon.  Conliez-nous  donc 
ceux  de  vos  malades  en  voie  de  guérison  qu'un 


changement  d'air  achèvera  de  remettre;  cela 
vous  fora  de  la  place  pour  les  autres  et  nous 
nous  engageons  à vous  rendre  au  bout  d’un 
mois  ou  deux  vos  pensionnaires  plus  forts  et 
plus  solides  que  jamais.  Et  pour  cela  nous  ne 
vous  demandons  rien  du  tout;  c’est  pour  le 
plaisir  et  pour  l'honneur  que  nous  travaillons.  » 

— Tiens!  mon'  petit,  tu  es  un  ange!  dit  le 
vieux  Daniel  eu  embrassant  sa  nièce.  C'est 
entendu;  tout  ce  que  tu  voudras,  on  le  fera. 

Dès  le  lendemain  matin,  suivant  ce  quelle 
avait  décidé,  la  future  infirmière  montait  dans 
son  filanzane,  accompagnée  de  son  oncle  et  du 
Ir  Hugon.  Celui-ci  avait  accepté  tout  de  suite  le 
rôle  et  la  mission  qui  lui  avaient  été  attribués  ; 
depuis  la  mort  de  madame  Berthier-Lautrec, 
qu'il  n'avait  pu  empêcher,  ayant  été  prévenu 
malheureusement  trop  tard,  il  s'était  attaché 
profondément  à Marguerite  et  jamais  il  n'aurait 
eu  le  courage  de  lui  rien  refuser. 

Quant  à l'oncle  Daniel,  il  était  maintenant 
plein  d’enthousiasme.  Il  ne  se  souvenait  même 
plus  d’une  seule  des  réserves  qu'il  avait  faites 
de  prime  abord.  11  était  ravi  de  la  perspective 
du  bien  à faire  et  des  services  à rendre,  et  puis 
aussi  de  l'aliment  que  cela  devait  donner  à son 
activité  naturelle,  condamnée  au  repos  depuis 
l'interruption  du  mouvement  commercial. 

Le  surlendemain  de  leur  départ  de  Manaka- 
rana,  nos  voyageurs  arrivaient  à Maevasamba, 
mi  ils  trouvaient  tout  en  fort  bon  état.  Comme 
l'avait  prévu  Marguerite,  il  suffirait  de  quel- 
ques jours  pour  approprier  la  maison  à sa 
nouvelle  destination. 


ta 


POUM  ET  LE  ZOUAVE 


257 


Poum  et  le  zouave. 


Poum,  gentleman  de  huit  ans,  friand  de  tar- 
tines et  gobe-la-lune,  menait  dans  un  grand 
jardin  une  vie  de  langueur  fiévreuse,  un  songe 
continu  dont  la  rêvasserie,  les  yeux  ouverts, 
ne  différait  pas  sensiblement  des  rêves  qu'il 
formait  la  nuit,  les  yeux  clos.  Des  jeux,  des 
gourmandises,  des  craintes,  l'émerveillement 
et  la  stupeur  de  vivre,  des  désobéissances,  un 
éloignement  des  siens,  qui  le  grondaient,  un 
attrait  pour  les  domestiques  et  les  animaux, 
tissaient  de  sensations  nuancées  la  trame 
vivante  de  sa  mince  personnalité 
Il  s’ennuyait  fort,  un  jour  que  ses  parents 
l avaient  laissé  par  pénitence  à la  maison,  et  il 


avait  épuisé  toutes  les  ressources  de  son  esprit 
inventif,  tracassé  le  chien,  rempli  ses  souliers 
à la  pompe,  eu  très  peur  d'un  cafard,  bâillé  aux 
mouches,  craché  dans  le  bassin,  appelé  de  tout 
son  désir,  puis  voué  à l'exécration  son  amie 
Louisette,  parce  quelle  ne  venait  pas,  humé  en 
l'air  les  cheveux  pommadés  de  la  petite  fille, 
rêvé  qu'il  était  le  Pape,  décidé  qu'il  serait 
soldat  et  qu'il  couperait  les  têtes  des  ennemis, 
convoité  pour  le  jour  de  l'an  une  boîte  à 
musique,  appelé  mentalement  son  vieux  pro- 
fesseur, le  père  Moinot,  un  « sale  moineau  », 
récité  la  leçon  du  lendemain  : « Les  fleuves 
principaux  delà  France  sont  . sont..  »,  sans  en 


18 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


pouvoir  déclarer  un  seul,  sur  quoi,  un  dégoût 
précoce  de  tout  l'avait  envahi,  et  avec  l’extra- 
vagance d'un  Néron  qui  aurait  luSchopenhauer, 
ledit  Poum  s’était  mis  d’abord  à sauter  à cloche- 
pied  le  long  des  allées,  en  arrachant  toutes  les 
feuilles,  puis  à faire  la  locomotive  : « Phou! 
Pliou!  Phou!  » en  entrant  dans  la  salle  à man- 
ger pour  y chiper  quelque  fruit,  quand  — ô 
stupeur  ! — un  être  rare  et  dont  la  singularité 
devait  le  hanter  désormais  lui  apparut  ! 

C’était  un  zouave. 

Perché  sur  une  échelle,  en  culotte  rouge  et 
souquenille  de  toile,  ce  zouave  peignait  les  boi- 
series du  plafond.  Il  ne  parut  pas  surpris  qu’une 
locomotive  entrât  ainsi  dans  une  salle  à manger, 
et  cria  : 

— Cornichon!  Dix  minutes  d’arrêt!  Buffet! 

Poum  restant  partagé  entre  le  saisissement  et 

le  doute  si  Cornichon  devait  s’interpréter  comme 
une  plaisanterie  oucommeune  insulte,  le  zouave 
abaissa  sur  lui  un  regard  de  chat-pard,  montra 
des  dents  culottées  en  bouts  de  pipe,  et  grave, 
le  pinceau  à hauteur  de  l’œil  : 

— Salut,  mon  colonel  ! 

Poum  prit  un  air  digne,  celui  avec  lequel  son 
papa  rendait  le  salut  aux  factionnaires,  en  éle- 
vant à demi  son  avant-bras  à cinq  galons. 
Bienveillant,  il  daigna  même  dire  : 

— Si  votre  échelle  n’est  pas  solide,  vous 
pourriez  bien  tomber. 

— Ça  me  guérirait  du  torticolis  ! dit  le  zouave 
qui,  haussant  et  déclanchant  son  cou  d’une 
façon  bizarre,  fit  un  terrible  moulinet  avec  sa 
tête,  comme  s’il  se  préparait  à la  lancer  dans 
le  jardin. 

Un  cri  en  partit  à Poum,  de  terreur  et  d’ad- 
miration. 

— Tiens,  dit  le  zouave  très  vexé,  v’ià  mon 
œil  qui  vient  de  tomber!  Cherchez  donc,  s’il 
vous  plaît,  là,  sous  l’échelle,  à gauche  ! 

Effectivement,  sa  paupière  gauche,  fermée, 
suggérait,  dessous,  un  réceptacle  vide. 

— C’est  la  seconde  fois  que  ça  m’arrive, 
quand  je  remue  la  tête  trop  fort.  L’autre  fois, 
c’était  à la  chasse  en  Tarcarie,  chez  Barbari, 
mon  ami.  Un  crocodille  l’a  bouffé! 

— Je  ne  vois  pas  d’œil  par  terre,  dit  Poum 
qui  cherchait,  à demi  crédule,  tant  le  flegme  du 
zouave  l’impressionnait. 

L’homme  lit  une  cabriole,  dégringola  de  l’é- 
chelle sur  le  parquet,  capta  dans  sa  fuite 
bizarre  et  zigzagante  un  objet  invisible  et  se  le 
réintégra,  en  l’aplatissant  d’une  tape,  dans 
l’orbite. 

— Tiens,  Mathieu!  Comment  vas-tu,  mon 
vieux  ? 

Il  rouvrit  la  paupière,  ses  deux  yeux  au 
complet. 

Poum,  soulagé,  se  mit  à rire.  Le  zouave  aussi. 

— Juste  comme  le  crocodille,  fit-il.  Il  se 


rigolait  tant  d’avoir  avalé  mon  œil  que.  le  voilà 
qui  le  restitue,  sauf  votre  respect,  à la  façon 
de  ma  grand’mère,  quand  elle  s’empiffrait  des 
pièces  de  cent  sous. 

Poum  ouvrit  de  grands  yeux. 

— Vous  ne  me  croyez  pas  ? demanda  le 
zouave.  Peut-être  que  vous  n’avez  jamais 
entendu  parler  de  ma  grand’mère,  Barbe 
Scaramoucha,  rue  de  la  Ficelle,  à Crakenville- 
les-Voleurs.  Elle  est  bien  connue,  pourtant  ! 

Poum  déclara,  très  ferme,  quoique  poli  : 

— Je  ne  la  connais  pas. 

— Avez-vous  une  pièce  de  cent  sous'? 

Poum  secoua  négativement  la  tête. 

— Et  une  pièce  de  quarante  sous? 

— Pas  davantage. 

— Vous  avez  bien  une  pièce  de  dix  sous!  dit 
cet  homme  avec  une  ironie  si  impérative  que 
Poum  s’extirpa,  inquiet  d’avance  pourtant,  une 
pièce  toute  neuve  du  fond  de  sa  poche,  où  elle 
voisinait  avec  une  toupie  et  un  soldat  de 
plomb. 

— N'y  a pas  de  mérite,  un  enfant  l’avalerait. 
N’importe!  Ouap! 

Dans  cet  aboi,  le  zouave  escamota  la  pièce. 

— Oh!  rendez-la-moi ! supplia  Poum. 

L’autre  ouvrit  de  grands  yeux  : 

— Mais  puisque  je  l'ai  avalée! 

— Oh!  rendez-moi  ma  pièce  ! 

— Ecoutez,  il  faut  que  je  travaille,  la  peinture 
n’attend  pas  ! Et  votre  papa,  donc  ! 

Il  lit  mine  de  regrimper  à l’échelle. 

— Ma  pièce  ! gémit  Poum. 

Le  zouave,  soupçonneux,  dit  alors  d’un  air 
d’inquisiteur  : 

— Êtes-vous  sûr  que  ce  soit  de  l’argent  et 
pas  du  plomb? 

— C’est  dix  sous,  en  argent,  tout  neuf! 

— Mais  en  êtes-vous  tout  à fait  sûr? 

Son  ton  extraordinaire  marquait  une  angoisse 
telle  que  Poum  balbutia  : 

— Pourquoi? 

— Si  votre  pièce  est  fausse,  autant  me  le  dire 
tout  de  suite.  Je  suis  un  homme  mort. 

Il  se  prit  le  ventre,  convulsa  ses  traits  : 

— C’est  une  pièce  fausse.  Je  suis  empoisonné  ! 
11  se  tordit. 

— il  n’y  a qu’un  remède.  Pas  un  mot  1 
N'appelez  personne.  Un  bon  cigare  me  sauverait 
ou  une  pincée  de  tabac.  Est-ce  qu’il  n’y  a pas 
de  tabac  ici?  Ah!  que  je  souffre!  Attendez,  j'ai 
entendu  dire  qu’un  verre  de  rhum,  en  pareil 
cas...  Cfla!  mon  Dieu!  quelle  torture!  Ou  seule- 
ment du  kirsch...  Ah!...  Ah!  Ah!  là  là! 

Poum  se  précipita  sur  le  buffet,  atteignit  un 
flacon,  versa  un  verre  à bordeaux  plein,  le 
tendit  au  zouave  qui  roulait  des  yeux  blancs. 

— Ah!  ah!  Merci!  (Il  but.)  C’est  du  — ouye! 
— ah!  qu’il  est  fort!  — du  (il  clappa  sa  langue) 
schnick  coupe  en  quatre  numéro  un. 


LA  VIE  DE  COLLÈGE  AU  SIÈCLE  DERNIER 


Ço9 


Il  se  renversa  le  reste  dans  le  gosier  et  dit  : 

— Plus  de  danger,  la  pièce  est  fondue  ! 

Il  asséna  sur  Poum  un  regard  clair,  irréfra- 
gable. 

— Fondue,  psst!  dissoute!  évaporée! 

— Ma  pièce  ! recommença  Poum. 

Le  zouave  lui  dit,  compatissant  et  professoral . 

— Il  y avait  une  reine  qui  s'appelait  Cléo- 
pâtre, du  temps  de  saint  Antoine.  Elle  avait 
avalé  ses  boucles  d’oreilles,  en  perles,  pour 
faire  sa  tête.  Elle  but  un  grand  pot  de  vinaigre 
et  digéra  le  tout,  sans  ça,  macache  bono!  Ça  lui 
restait  sur  l'estomac  ! 

Il  ajouta,  pensif  : 

— C’est  pas  des  blagues.  Tenez,  moi  qui  vous 
parle,  je  suis  franc-maçon.  Regardez,  j’ai  la 
marque. 

Il  releva  sa  manche  : sur  son  bras  blanc, 
tiqueté  de  poils,  un  tatouage  bleu  figurait  un 
cœur  traversé  d'une  flèche  : 

— C'est  pour  vous  dire  quelesfrancs-maçons, 
quand  on  révèle  leurs  secrets,  on  peut  être  sur 
qu'un  fantôme  vous  percera  le  cœur  et  vous  fera 
mourir.  Ainsi,  une  supposition  : vous  diriez 
comme  ça,  à votre  papa,  que  vous  m'avez  parlé, 
vous  raconteriez  ce  qui  s’est  passé  entre  nous 
— (le  zouave  le  regardait  fixement,  d’horrifique 
manière),  — eh  bien,  la  nuit,  quand  tout  le 
monde  dort,  voilà  une  main  qui  sort  de  dessous 
votre  lit,  une  tète  de  mort  qui  s’avance,  et... 

Le  zouave  s'arrêta  court,  médusé,  comme  si 
le  fantôme  lui  apparaissait,  tandis  qu'une  voix 
foudroyante,  échappée  à une  bouche  hérissée 


| d'une  moustache  blanche,  ricanait  dans  le  fond 
I de  la  salle  : 

— Continuez,  zouave,  continuez! 

Poum  fit  un  saut  de  carpe  eu  reconnaissant 
le  colonel,  sou  papa,  qui  dit  sévèrement  sans 
le  regarder  : 

— Rendez  ses  dix  sous  à ce  petit  imbécile! 

Le  zouave  devint  rouge,  plus  rouge  que  sa 
culotte,  et  restitua  la  pièce.  Poum  la  prit, 
content  de  la  revoir,  mais  humilié  d’être  appelé 
imbécile  devant  son  mystificateur. 

Le  colonel  regardait  le  buffet  ouvert,  le 
carafon  décoiffé,  le  verre  vide.  Il  y eut  un 
grand  silence,  pendant  lequel  il  mâchait  sa 
moustache  : 

— Mon  cognac  est-il  bon?  demanda  t-il  enfin, 
sarcastique  et  terrifiant. 

Silence  du  zouave,  la  main  sur  la  couture  du 
pantalon. 

— Mon  cognac  est-il  bon?  répéta-t-il  plus 
fort. 

Alors,  plus  faible  qu'un  souffle,  indiscer- 
nable, la  voix  du  zouave  : 

— Oui,  mon  colonel! 

— Charmé  de  l'apprendre!  Eh  bien,  mon 
garçon,  cela  vous  a donné  du  courage?  Ne  vous 
privez  pas  de  travailler  parce  que  je  suis  là! 

Le  zouave  bondit  sur  l’échelle  et  se  mit  à 
badigeonner  vertigineusement  la  corniche, 
transpercé  par  l’œil  de  lynx  de  son  chef,  tandis 
que  Poum,  lui,  se  faisait  tout  petit  et  palpait 
sa  pièce  en  évitant  de  renifler! 

P.  M. 


La  vie  de  collège  au  siècle  dernier. 


A l'égard  de  noire  collège,  son  caractère 
distinctif  était  une  police  exercée  par  les  éco- 
liers sur  eux-mêmes.  Les  chambrées  réunis- 
saient des  écoliers  de  différentes  classes,  et 
parmi  eux  l’autorité  de  l’âge  ou  celle  du  talent, 
naturellement  établie,  mettait  l’ordre  et  la 
règle  dans  les  éludes  et  dans  les  mœurs  Ainsi 
l’enfant  qui,  loin  de  sa  famille,  semblait  hors 
de  la  classe  être  abandonné  à lui-même,  ne 
laissait  pas  d’avoir  parmi  ses  camarades  des 
surveillants  et  des  censeurs.  On  travaillait 
ensemble  et  autour  de  la  même  table  ; c’était 
un  cercle  de  témoins  qui,  sous  les  yeux  des 
uns  et  des  autres,  s’imposaient  réciproquement 
le  silence  et  l’attention. 

Un  usage,  que  je  n'ai  vu  établi  que  dans  ce 
collège,  y donnait  aux  études,  vers  la  fin  de 
l'année,  un  redoublement  de  ferveur.  Pour 
monter  d’une  classe  à une  autre,  il  y avait  un 
sévère  examen  à subir,  et  l'une  des  tâches  que 


nous  avions  à remplir  pour  cet  examen  était 
un  travail  de  mémoire.  On  s’y  prenait  de  loin; 
et  ce  travail,  pour  ne  pas  empiéter  sur  nos 
études  accoutumées,  se  faisait  dès  le  point  du 
jour  jusqu’à  la  classe  du  matin.  Il  se  faisait 
dans  la  campagne,  où,  divisés  par  bandes,  et, 
chacun  son  livre  à la  main,  nous  allions  bour- 
donnant comme  de  vrais  essaims  d'abeilles. 
Dans  la  jeunesse,  il  est  pénible  de  s’arracher 
au  sommeil  du  matin  ; mais  les  plus  diligents 
de  la  bande  faisaient  violence  aux  plus  tardifs; 
moi-même  bien  souvent  je  me  sentais  tirer  de 
mon  lit  encore  endormi;  et  si  depuis  j’ai  eu 
dans  l'organe  de  la  mémoire  un  peu  plus  de 
souplesse  et  de  docilité,  je  le  dois  à cet 
exercice. 

Les  nouveaux  venus,  les  plus  jeunes,  appre- 
naient des  anciens  à.  soigner  leurs  habits, 
leur  linge,  à conserver  leurs  livres,  à mé- 
nager leurs  provisions.  Tous  les  morceaux 


260 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


de  lard,  de  bœuf  ou  de  mouton  que  l'on 
mettait  dans  la  marmite,  étaient  proprement 
enfilés  comme  des  grains  de  chapelet  ; et, 
si  dans  le  ménage  il  survenait  quelques 
débats,  la  bourgeoise  en  était  l’arbitre.  Quant 
aux  morceaux  friands  qu’à  certains  jours  de 
fêtes  nos  familles  nous  envoyaient,  le  régal  en 
était  commun  et  ceux  qui  ne  recevaient  rien 
n'en  étaient  pas  moins  conviés.  Je  me  souviens 
avec  plaisir  de  l’attention  délicate  qu’avaient 
les  plus  fortunés  de  la  troupe  à ne  pas  faire 
sentir  aux  autres  cette  affligeante  inégalité. 
Lorsqu’il  nous  arrivait  quelqu'un  de  ces  pré- 
sents, la  bourgeoise  nous  l’annonçait,  mais  il 
lui  était  défendu  de  nommer  celui  de  nous  qui 
l’avait  reçu,  et  lui-même  il  aurait  rougi  de  s’en 
vanter.  Cette  discrétion  faisait,  dans  mes  récits, 
l’admiration  de  ma  mère. 

Nos  récréations  se  passaient  en  exercices  : 
en  hiver,  sur  la  glace  et  au  milieu  de  la 
neige;  dans  le  beau  temps,  au  loin  dans 
la  campagne,  à l’ardeur  du  soleil;  et  ni  la 
course,  ni  la  lutte,  ni  le  pugilat,  ni  le  jeu  de 
disque  et  de  la  fronde,  ni  l'art  de  la  natation, 
n’étaient  étrangers  pour  nous.  Dans  les  cha- 
leurs, nous  allions  nous  baigner  à plus  d’une 
lieue  de  la  ville;  pour  les  petits,  la  pêche  des 
écrevisses  dans  les  ruisseaux;  pourles  grands, 
celle  des  anguilles  et  des  truites  dans  les 
rivières,  ou  la  chasse  des  cailles  au  filet,  après 
la  moisson,  étaient  nos  plaisirs  les  plus  vifs; 
et,  au  retour  d'une  longue  course,  malheur  aux 
champs  d’où  les  pois  verts  n’étaient  pas  encore 
enlevés!  Aucun  de  nous  n’aurait  été  capable  de 
voler  une  épingle;  mais  dans  notre  morale  il 
avait  passé  en  maxime  que  ce  qui  se  mangeait 
n'était  pas  un  larcin.  Je  m'abstenais  tant  qu'il 
m’était  possible  de  cette  espèce  de  pillage; 
mais,  sans  y avoir,  coopéré,  il  est  vrai  cepen- 
dant que  j'y  participais.  Faire  comme  les  autres 
me  semblait  un  devoir  d’état  dont  je  n’osais 
me  dispenser,  sauf  à capituler  ensuite  avec 
mon  confesseur,  en  restitutant  ma  part  du 
larcin  en  aumônes. 


£,es  favoris  fin  Slinli.  — Ne  croyez  pas 
que  je  veuille  faire  un  mauvais  jeu  de  mot, 
mais  je  vous  assure  que  le  Shah  de  Perse  aime 
tout  particulièrement  les  chats  : il  en  possède 
au  moins  une  cinquantaine  qu’il  adore  et  qui 
ont,  dans  son  palais,  une  pièce  spéciale  où  ils 
vivent  en  familie,  soignés  par  des  domestiques 
attachés  à leur  personne.  Quand  le  Shah  va  en 
voyage,  il  ne  manque  point  de  les  emmener 
avec  lui  : on  les  transporte  à dos  de  cheval 
dans  de  magnifiques  cages  ornées  de  velours. 

Le  préféré  était,  récemment,  un  animal 
magnifique  nommé  Bebr  Kahn,  ce  qui  signifie 
en  persan  le  » Prince  Tigré  » : quand  son  maître 


Cependant  je  voyais  dans  une  classe  au- 
dessus  de  la  mienne  un  écolier  dont  la  sagesse 
et  la  vertu  se  conservaient  inaltérables,  et  je 
me  disais  à moi-même  que  le  seul  bon  exemple 
à suivre  était  le  sien;  mais,  en  le  regardant 
avec  des  yeux  d’envie,  je  n’osais  croire  avoir 
le  droit  de  me  distinguer  comme  lui.  Amalvy 
était  considéré  dans  le  collège  à tant  de  titres, 
et  tellement  hors  de  pair  au  milieu  de  nous, 
qu’on  trouvait  naturel  et  juste  l'espèce  d’inter- 
valle qu'il  laissait  entre  nous  et  lui. 

Dans  ce  rare  jeune  homme,  toutes  les  qualités 
de  l’esprit  et  de  l’âme  semblaient  s'être 
accordées  pour  le  rendre  accompli.  La  nature 
l’avait  doué  de  cet  extérieur  que  l’on  croirait 
devoir  être  réservé  au  mérite.  Je  le  voyais 
arriver  au  collège  ayant  toujours  à ses  côtés 
quelques-uns  de  ses  condisciples,  qui  étaient 
fiers  de  l’accompagner.  Social  avec  eux  sans 
être  familier,  il  ne  se  dépouillait  jamais  de  cette 
dignité  que  donne  l’habitude  de  primer  entre 
ses  semblables. 

La  croix,  qui  était  l’emblème  de  cette  pri- 
mauté, ne  quittait  point  sa  boutonnière;  pas 
un  même  n’osait  prétendre  à la  lui  enlever.  Je 
l’admirais,  et,  toutes  les  fois  que  je  l’avais  vu,  je 
m’en  allais  mécontent  de  moi-même.  Ce  n’était 
pas  qu’à  force  de  travail  je  ne  fusse,  dès  la 
troisième,  assez  distingué  dans  ma  classe  ; mais 
j’ayais  deux  ou  trois  rivaux;  Amalvy  n’en  avait 
aucun.  Je  n’avais  point  acquis  dans  mes 
compositions  cette  constance  de  succès  qui 
nous  étonnait  dans  les  siennes,  et  j’avais  encore 
moins  cette  mémoire  facile  et  sûre  dont  Amalvy 
était  doué.  U était  plus  âgé  que  moi;  c’était  ma 
seule  consolation,  et  mon  ambition  était  de 
l’égaler . En  démêlant,  autant  qu’il  m'est  pos- 
sible, ce  qui  se  passait  dans  mon  âme,  je  puis 
dire  avec  vérité  que  dans  ce  sentiment  d'ému- 
lation ne  se  glissa  jamais  le  malin  vouloir 
de  l'envie  : je  ne  m’affligeais  pas  qu'il  y eût 
au  monde  un  Amalvy,  mais  j’aurais  demandé 
au  ciel  qu'il  y en  eût  deux,  et  que  je  fusse  le 
second . Marmontel. 


prenait  ses  repas,  il  était  toujours  à ses  côtés 
et  il  happait  assez  souvent  quelque  bon  mor- 
ceau au  passage.  Aujourd'hui,  Bebr  Kahn  a 
disparu  d'une  façon  quelque  pou  tragique  : un 
jour,  il  ne  se  présenta  point  à l’appel  de  son 
royal  maître,  on  le  chercha  partout,  mais  en 
vain.  Le  Shah  apprit  qu’un  de  ses  serviteurs 
avait  le  « Prince  Tigré  » en  haine,  sans  doute 
pour  quelque  coup  de  griffe  bien  appliqué  et 
qu’il  avait  voulu  le  faire  disparaître.  On  pou- 
vait donc  légitimement  le  soupçonner,  et,  pour 
venger  Bebr  Kahn,  le  Shah  a fait  enfermer 
son  serviteur  en  prison  pour  la  vie.  La  justice 
est  expéditive  en  Perse.  D.  B. 


UNE  HISTOIRE  DE  SAUVAGE 


261 


Une  histoire  de  sauvage  (»)'. 


— Entrez,  cliers  Barbissoustes,  s'écria  le 
pharmacien,  en  ouvrant  à deux  battants  les 
portes  de  la  pharmacie,  on  se  réunit,  dans  le 
jardin,  il  y a de  l'ombre  et  vous  serez  au  Irais. 

Et  tous  les  Barbissoustes  firent  irruption 
dans  le  jardin  qui  lut.  bientôt  bondé.  I.e  phar- 
macien avait  fait  d'avance  le  sacrifice  de  ses 


attendait  avec  impatience  l'arrivée  de  Marins 
qui,  de  son  côté,  préparait  son  entrée;  il  dis- 
posait auprès  de  la  fenêtre  du  i"  étage,  don- 
nant sur  le  jardin,  son  marsupiau  et  son 
casoar  empaillés.  En  bas,  dans  le  jardin,  une 
table  recouverte  d'un  tapis  vert,  sur  celte 
table  une  sonnette  ou  plutôt  une  cloche;  auprès 


Tous  les  Barbissoustes  firent  irruption  dans  le  jardin  c(ui  fut  bientôt  bondé 


plates-bandes;  un  carré  de  tulipes,  pour  les- 
quelles il  avait  un  faible,  fut  envahi  malgré  les 
fils  de  fer  qui  devaient  les  protéger.  Chacun  se 
casait  comme  il  pouvait,  ou  plantait  sa  chaise 
dans  le  sol  meuble  et  on  s'asseyait  dessus,  la 
place  était  prise  ; aussi  les  auditeurs  s'étaient- 
ils  placés  sans  aucun  ordre; ce  qu'il  y a de  cer- 
tain c'est  que  le  jardin  était  bondé,  une  épingle 
ne  fût  pas  tombée  à terre.  Serré  contre  le  tronc 
d un  poirier,  le  gros  M.  Peyrecave,  vétérinaire 
de  i”  classe,  qui  avait  gracieusement  mis  son 
artillerie  à la  disposition  de  Barbissou,  était 
cramoisi  et  cependant  il  n'eût  pas  donné  sa 
place  pour  un  plat  de  bouillabaisse. 

Et  de  celte  foule,  une  rumeur  s'élevait,  on 


de  cette  table.  Barbissou,  très  entouré,  très 
félicité.  La  cloche  fait  entendre  un  son  fêlé. 
Barbissou  réclame  le  silence  et  s'écrie  : 

— Je  propose  à l'honorable  assemblée  de 
nommer  président  notre  bon  ami  Tartarin. 

Toutes  les  mains  se  lèvent  et  de  toutes  les 
poitrines  sortie  cri  de  ; Vive  Tartarin I Vive 
Tarascon!  Puis  douze  vice-présidents,  huit 
secrétaires  sont  nommés  afin  que  les  plus 
influents  parmi  les  Barbissoustes  puissent  dire 
en  rentrant  a leurs  épouses  : j'étais  du  bureau. 
O vanité  humaine! 

On  jetait  les  noms  : Peyrecave,  Thomassin, 
Donadille...  ; à la  nomination  du  douzième,  une 
voix  s’écria  : 


1.  Voir  lo  n°  374  du  Petit  Français  illustré , p 242 


MMMHMHlIflaMll 


262 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


— Té,  nous  sommes  tons  du  bureau.  Pour- 
quoi est-ce  que  Ton  nomme  des  vice-présidents? 

— C’est  cela,  dit  le  gros  Peyrecave,  nous 
sommes  tous  vice-présidents,  comme  cela  tout 
le  monde  sera  content. 

Et  Tartarin  prend  place  au  fauteuil  de  la 
présidence  d'un  air  souriant  et  bon  entant,  il 
agite  la  cloche,  au-dessus  de  sa  tête  la  fenêtre 
s'ouvre  brusquement  et  Marius  apparaît. 

— Té,  le  voilà,  s'écrient  cinquante  voix... 
Vive  le  Sauvage  ! 

Ouverture  de  la  première  conférence.  — Expul- 
sion d’un  commis  voyageur.  — La  pendaison  de 
Brutus.— Et  le  ballon  montait  toujours  ! — Les  va- 
riations atmosphériques.  — Efficacité  de  la  pâte 
pectorale  des  princes  de  Zanzibar.  — Résurrection 
de  Brutus.  — Terrible  situation.  — La  zone 
mortelle  ! 

C’était  un  enthousiasme  indescriptible  et  il 
devint  bien  plus  indescriptible  encore  quand 
on  vit  entrer  M.  Peyron,  le  terrible  censeur, 
devenu  Barbissouste,  qui  donnait  le  bras  à M.  le 
Principal,  suivi  de  M.  Rosencoeur  et  d’une  délé- 
gation composée  des  trois  innocents  Perruchot, 
Ribieyre,  Menessou  que  le  Fauve  avait  mis  sous 
clef;  c’était  un  dédommagement.  Barbissou 
courut  à leur  rencontre,  se  confondit  en  remer- 
ciements, réussit  à les  installer  quelque  part  et 
tout  heureux  glissa  ces  mots  à l'oreille  det 
Tartarin  : 

— Gastambide  va  en  faire  une  maladie,  nous 
avons  pour  nous  l’Université. 

— Et  l'armée  ? demanda  Tartarin,  un  peu 
inquiet... 

— J'ai  essayé  de  convaincre  le  capitaine  de 
gendarmerie  qui  la  représente...  il  est  resté 
impénétrable... 

— Il  n'a  rien  dit  ? 

— Si,  il  m’a  dit  : je  ne  prends  parti  ni  pour 
vous  ni  pour  Gastambide,  seulement  si  vous 
troublez  l’ordre  je  vous  mettrai  tous  deux  à la 
raison,  sans  distinct-i-on. 

— Ah  ! ah  ! et  la  magistrature  ? 

— Se  tient  sur  la  réserve,  dit  le  pharmacien; 
le  juge  de  paix,  qui  la  représente,  hésite,  il 
attend... 

— Il  ne  t'a  rien  dit? 

— Si,  si,  faites-vous  pincer,  m’a-t-il  dit,  en  fla- 
grant délit  d'attroupement,  de  cris  séditieux; 
que  vous  soyez  Barbissoustes  ou  Gastam- 
bidistes,  cela  m’est  égal,  je  condamne. 

— Et  le  clergé? 

Oh!  le  clergé,  tu  sais,  Tartarin,  qu’il  ne  faut 
pas  le  mêler  à nos  luttes  intestines  ; la  religion 
est  au-dessus  dé  toutes  les  misères  de  la  pauvre 
humanité,  c’est  ce  que  m’a  fait  très  justement 
remarquer  M.  le  curé,  et  il  a mille  fois  raison. 

— Si  on  commençait,  demanda  Tartarin. 


— C'est  le  moment,  répondit  le  pharmacien, 
l’auditoire  commence  à donner  quelques  signes 
d’impatience,  il  faut  le  laisser  un  peu  s’impa- 
tienter, mais  cependant  il  y a une  limite,  je 
crois  qu'il  est  à point,  ouvre  la  séance. 

Tartarin  se  mit  à agiter  furieusement  sa 
cloche,  et  de  sa  voix  chaude  et  sonore  dit  posé- 
ment : La  séance  est  ouverte,  la  parole  est  au 
sauvage  Marius  Barbissou,  et  il  ajouta,  levant 
la  tête  vers  celui-ci  : Tu  peux  commencer, 
Marius.. 

Le  sauvage  se  pencha  trois  fois  sur  la  barre 
d’appui  de  la  fenêtre,  tira  trois  fois  sa  touffe 
de  cheveux  pour  saluer  l’assistance  et  d’une 
voix  vibrante,  avec  cet  accent  entraînant  et 
pétillant  que  je  ne  puis  malheureusement 
reproduire,  commença  en  ces  termes  : 

Comment  je  suis  devenu  un  sauvage  ! Voilà 
ce  que  vous  désirez  savoir,  chers  Barbissoutes 
de  Tarascon  et  de  Beaucaire  ; je  m’efforcerai  de 
satisfaire  votre  ardente  curiosité,  je  vous 
raconterai  les  aventures  extraordinaires,  les 
voyages  merveilleux  que  j'ai  accomplis  dans 
les  espaces  infinis  où  scintillent  les  étoiles, 
dans  les  profondeurs  de  la  mer  immense;  vous 
saurez  comment,  devenu  le  jouet  des  flots  cour- 
roucés, j’abordais  enfin,  après  mille  péripéties, 
sur  ce  rivage  hospitalier  où  le  roi  de  la  tribu 
des  Pingouins  m’accueillit  avec  tous  les  égards 
qui  sont  dus  à un  citoyen  de  Beaucaire.  ( Très 
bien,  vifs  applaudissements!) 

11  y a un  an,  à pareille  époque,  c’était  la  foire 
de  notre  ville,  un  gigantesque  ballon  devait,  à 
cette  occasion,  s’élever  dans  les  airs...  Vous 
savez  ce  qui  arriva  : monté  dans  la  nacelle 
malgré  la  défense  de  mon  vénérable  père  (ah  ! 
mesdames  et  messieurs,  la  désobéissance  est 
toujours  cruellement  punie!  [C'est vrai)  le  ballon 
m’enlevait  dans  l’immensité,  tenant  suspendue 
au  rebord  de  sa  nacelle,  dans  un  sublime 
dévouement...,  comme  une  grappe  humaine..-, 
ma  famille  tout  entière.  ( Frémissement  dans 
l'auditoire.) 

Et  quand  elle  tomba,  d’une  hauteur  de  cin- 
quante mètres,  sur  la  toile  du  grand  Cirque 
Olympien  Rouqueyrolles... 

Toile  de  première  qualité,  s'écria  une  voix 
retentissante  et  dont  les  sons  vibraient  comme 
ceux  d’un  trombone;  et  celui  auquel  elle  appar- 
tenait, montant  sur  une  chaise,  se  mit  à faire 
pleuvoir  sur  l'auditoire  une  nuée  de  prospectus, 
débitant  avec  volubilité  les  paroles  suivantes  : 
toiles  pour  bâches,  pour  toitures,  toiles  imper- 
méables, goudronnées,  huilées,  de  la  célèbre 
maison  Tiffany  et  C“  de  Marseille,  la  première 
maison  du  monde,  connue  dans  tout  l’Univers... 

Tartarin  agita  sa  cloche  et  se  mit  à dire,  très 
rouge,  très  en  colère...  Je  vous  retire  la  parole. 
Est-ce  que  nous  sommes  venus  ici  pour  entendre 
votre  réclame?...  Mais  le  commis  voyageur  con- 


UNE  HISTOIRE  DE  SAUVAGE 


263 


tinuait  son  monologue  d'une  voix  qui  dominait 
le  son  fêlé  de  la  cloclie  et  faisait  pleuvoir 
les  prospectus  multicolores  qu’il  tirait  de  ses 
poches  inépuisables. 

— Eli  bien,  s'écria  le  pharmacien,  ne  vous 
gênez  pas,  faites  comme  chez  vous...  Quand 
vous  aurez  Uni. 

Mais  le  commis  voyageur  ne  finissait  pas. 

— Expulsez-le,  cria  Tartarin,  impatienté. 

Vingt  paires  de  bras  se  saisirent  du  commis 

voyageur,  et  pendant  qu'il  était  en- 
levé et  porté  au  dehors  il  n'en  conti- 
nuait pas  moins  son  boniment  au 
milieu  des  rires,  des  cris  et  des  pro- 
testations. 

Et  une  nuée  de  prospectus  lan- 
cés avec  vigueur  par-dessus  le  mur 
du  jardin  vint  encore  s'abattre  sur 
l'auditoire. 

— Maintenant,  continue,  Marius,  dit 
le  président  Tartarin,  je  te  redonne 
la  parole. 

Je  n'avais  pas  été  le  témoin,  conti- 
nua Marius,  du  dévouement  de  ma 
famille,  la  violence  du  choc,  au  dé- 
part du  ballon,  m'avait  jeté  tout 
étourdi  dans  la  nacelle.  Lorsque  je 
revins  de  mon  évanouissement,  j’étais 
dans  les  nuages...  le  ballon  montait 
dans  l'immensité  avec  la  vitesse  d’un 
boulet  de  canon,  il  sifflait  en  fen- 
dant l’air!  (OA ! oh!)  Je  me  dresse  tant 
bien  que  mal  sur  mes  jambes,  je 
jette  un  regard  au-dessous  demoi  et... 
que  vois-je  ? 

Brutus,  mon  pauvre  chien  Brutus, 
se  balançait  dans  le  vide,  pendu  à sa 
laisse  que  j'avais  attachée  solidement 
à la  nacelle  lorsque  j'avais  commis 
l’imprudence  d'y  monter  ; le  pauvre 
tirait  une  langue  aussi  longue  que 
celle  de  ma  petite  sœur  Epaminonda  lors- 
qu'elle lèche  sa  tartine  de  confitures.  (Ah  ! ah!) 

Je  parviens  à hisser  Brutus  dans  la  nacelle, 
la  pauvre  bête  ne  donnait  plus  signe  de  vie. 
Je  la  frictionne,  je  l’appelle  par  son  nom,  je 
desserre  le  collier;  hélas  ! peines  inutiles.  Et  ce 
fut  alors  que  j’éprouvai  un  grand  chagrin  et 
que  je  ressentis  tout  le  poids  de  la  solitude. 
Précisément  à ce  moment  le  ballon  traversait 
une  couche  de  nuages  tellement  épaisse  que 
je  me  trouvais  presque  dans  l’obscurité.  J'avais 
des  idées  noires,  cela  se  conçoit,  et  je  me 
plaignais  ! j'avais  pitié  de  moi!  Je  me  disais  - 
Mon  pauvre  Marius,  te  voilà  dans  une  jolie 
situation,  que  diable  allais-tu  faire  dans  cette 
nacelle;  le  moins  qui  te  puisse  arriver,  pauvre 
garçon,  ce  sera  de  tomber  dans  la  mer  ou  bien 
de  monter  si  haut,  si  haut  dans  les  airs  que  tu 
ne  reviendras  jamais  ! jamais! 


Et  le  ballon  montait  toujours  ! il  avait  tra- 
versé les  nuages  noirs  et  se  baignait  main- 
tenant dans  la  radieuse  lumière  de  l'astre  du 
jour.  Je  me  sentis  renaître,  la  confiance  fit 
place  au  découragement;  tout  à coup  une  idée 
lumineuse  me  traverse  l'esprit  Et  la  soupape, 
m'écriai-je,  est-ce  que  la  soupape  est  faite 
pour  le  roi  de  Prusse  ? Té,  Marius,  tu  n’as  qu'à 
tirer  sur  la  corde,  elle  s’ouvrira,  le  gaz  s'échap- 
pera et  lentement  tu  redescendras  sur  cette 


Tartarin  se  mit  1 agiter  furieusement  sa  cloche 

terre  que  tu  n'aurais  jamais  dû  quitter.  ( Marques 
d'assentiment.) 

Je  cherche  la  corde,  je  ne  la  trouve  pas,  je 
regarde  avec  attention,  elle  était  restée  accrochée 
au  filet  du  ballon,  tout  en  haut,  bien  au-dessus 
de  la  couronne  ; impossible  de  la  saisir  sans 
risquer  une  chute  qui,  de  la  hauteur  à laquelle 
je  me  trouvais,  eût  été  probablement  mortelle. 

C’est  même  certain,  opina  le  président 
Tartarin  d'un  ton  sentencieux. 

J’étais  donc  sans  aucun  espoir,  à la  merci  de 
ce  monstre  qui  m'emportait  dans  l'espace  et  qui 
montait,  montait  toujours.  Ce  fut  alors  que  je 
fis  appel  à toute  ma  force  d'âme,  je  mis  mes 
mains  dans  mes  poches  et  je  sifflai  la  valse  du 
Tutu-panpan;  pour  l’instant  c’était  ce  que 
j'avais  de  mieux  à Taire.  (Très  bien.) 


264 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


Les  villes  décorées  de  la  Lésion 
d'honneur.  — Les  villes  de  Belfort  et  de  Ram- 
bervillers  viennent  d’être  autorisées  par  le  prési- 
dent de  la  République  à placer  dans  leurs  armes  la 
croix  de  la  Légion  d’honneur. 

Seul  un  décret  présidentiel  peut  accorder  cet 
honneur  aux  villes  qui  se  sont  distinguées  par 
leurs  actes  patriotiques,  et  pour  lesquels  figure 
un  dossier  a la  grande  chancellerie. 

Jusqu’à  présent,  cinq  villes  seulement  avaient 
droit  à faire  figurer  la  croix  de  la  Légion  d’hon- 
neur dans  leur  blason  municipal;  ces  villes  sont  : 
Chalon-sur-Saône,  Tom  nus,  Saint-Jean-de-Losne, 
Roanne  et  Châteaudun.  Voici  donc  le  nombre 
augmenté  de  deux. 

Les  trois  premières  furent  décorées  en  1815  par 
Napoléon  Ier  en  raison  de  leur  belle  conduite  pen- 
dant l’invasion  de  1814.  — La  ville  de  Roanne, 
bien  qu’ayant  eu  le  môme  mérite,  ne  fut  décorée 
qu'en  1864. 

Ln  1877,  Châteaudun  reçut  la  croix  de  la  Légion 
d’honneur  pour  son  héroïque  résistance  faite  a 
l'invasion  allemande  en  1870. 

Belfort  supporta  un  siège  qui  dura  105  jours,  et 
un  bombardement  de  73  jours. 

En  1870  les  gardes  nationaux  défendaient  Ram- 
bervillers.  Ils  finirent  par  succomber  devant  le 
nombre  des  Allemands  qui  abusant  de  leurs  droits 
de  vainqueur  assassinèrent  en  plein  jour  quantité 
d’hommes,  de  femmes  et  d’enfants. 

Il  est  bon  de  faire  remarquer  aussi  que  peu 
nombreux  sont  les  régiments  décorés  de  la  Légion 
d'honneur.  Ceux  dont  les  étendards  portent  la 
croix  sont  : les  51%  57%  76”,  90°  régiments  d'in- 
fanterie, le  1"  bataillon  de  chasseurs,  les  2e  et 
3°  régiments  de  zouaves,  le  3°  régiment  de  tirail- 
leurs algériens  et  le  1"  régiment  de  chasseurs 
d’Afrique. 

* * 

Architecture  siiuéricniuc.  — C’est  un 
joli  efi'ort  que  celui  des  architectes  américains, 
qui  ont  construit,  à New-York,  l’hôtel  à vingt- 
trois  étages  de  l’American  Surety  Company.  Ces 
artistes  dans  le  genre  colossal  veulent  faire 
mieux.  « De  plus  en  plus  fort  »,  se  sont-ils  dit, 
tout  comme  chez  Nicolet. 

Ils  se  proposent  donc  d’élever  un  édifice  sans 
pareil.  Sera-t-il  palais,  caserne,  banque  ou 
magasin?  Ils  l'ignorent.  Ce  qu’ils  savent,  c’est 
qu’il  aura  deux  cents  étages,  s’élèvera  à une 
hauteur  de  900  mètres  (pauvre  tour  Eiffel  !), 
occupera  120  000  mètres  carrés,  contiendra 
100000  appartements  et  pourra  héberger  400  000 
locataires. 

* * 

Fleurs  s»r< iiiciclle*.  — L'imitation  des 


fleurs  est  un  art  charmant  qui  demande  autant 
de  goût  que  d'adresse. 

Les  fleurs  en  étoffe  teinte  soie,  salin,  batiste, 
velours,  sont  les  plus  usitées.  On  en  fait  égale- 
ment avec  de  légères  feuilles  de  cire,  spéciale- 
ment préparée,  et  qui  se  prête  à merveille  à ce 
genre  de  travail. 

La  cire  habilement  teinte  et  modelée  rend  bien 
le  doux  éclat  des  pétales.  On  emploie  depuis  peu 
de  temps  la  moelle  d'araina,  plante  exolique 
qui  se  travaille  dans  la  perfection  et  qui  donne 
une  illusion  parfaite  de  la  nature.  Parmi  les  tra- 
vaux féminins,  c'est  un  de  ceux  qui  méritent  le 
plus  d’encouragement  et  pour  lequel  les  adeptes 
se  passionnent  en  s'y  appliquant.  Il  faut,  eu  effet, 
une  véritable  étude  et  du  talent  pour  arriver  à 
découper,  nuancer,  peindre,  en  un  mot,  copier 
une  fleur.  On  complète  l'illusion  en  y inlrodui- 
sant  un  parfum  subtil,  dans  lequel  on  a soin  de 
faire  toujours  entrer  une  faible  partie  d’essence 
de  clous  de  girofle. 

* 

* * 

Mot  «renfmit.  — Bonjour,  Pierre  ; tu  viens 
de  l’école? 

— Oui,  mon  oncle. 

— Tu  travailles  bien? 

— Oh!  oui,  mon  oncle. 

— Et  qu’est-ce  que  lu  fais  à l'école? 

— J’attends  qu’on  sorte. 


REPONSES  A CHERCHER 

Les  sept  cygnes.  — Quels  sont  les  sept 
écrivains  qui  ont  reçu  le  surnom  de  Cygnes  et 
dont  les  sept  initiales  sont  représentées  par  les 
lettres  capitales  de  ce  vers  : 

Chacun  Fait  Pas  à Pas  son  Pénible  Voyage. 

Métng'raiiiiiie. 

Passant  trop  près  de  mon  premier, 

Vous  avez  taché  mon  deuxième; 

Comment  ce  malheur  réparer? 

En  recourant  à mon  troisième. 

Mot  ou  losange. 

Ce  qu’on  voit  à la  fin  d’un  bal. 

Un  très  répugnant  animal, 

Un  cri  par  lequel  on  acclame 
Un  chien  très  agile,  très  vif. 

Ce  qu’un  chemin  de  fer  réclame. 

Un  simple  pronom  possessif. 

Le  commencement  d’une  rame. 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  *fcT4. 

I.  Charade. 

Corniche. 

IL  Problème  de  noms  locaux 

i°  Los  Dracéens  ; i°  Les  Apaniéens  ; 3°  Les  Pontissalions  ; 
J0  Les  Mussipontains  ; 5°  Los  Vauriens;  0°  Les  Lédoniens; 
7°  Les  Meldois  ; 8U  Les  Nancéens  ; !)°  Les  Néocaslriens. 


211.  Mot  carré. 

VETO 
K M I H 
TIEN 
ORNE 


Le  Gérant  : Maurice  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d adresse  doit  être  accompagnée  de  l'une  des  liernieres  bandes  et  de  n O centimes  en  timbres-poste . 


8'  année.  — N°  376. 


10  centimes. 


9 mai  1896. 


LE 


Petit  Français  illustré 


JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L’ABONNEMENT  • 

N AN,  SIX  FRANCS 

Armand  COLIN  & C‘°,  éditeurs 

ÉTRANGER  ; T fr.  — PAR  AIT  CHAQUE  SAMEDI 

Part  du  l«r  <1 

chaque  mois 

5,  rue  de  Méilèrcs,  Paris 

Tous  droits  réservés 

Une  kistoite  de  sauvage  — Je  voyais  la  terre  diminuer  progressivement  de  grosseur. 


266 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Une  histoire  de  sauvage  (suite )'. 


« Mais  ne  croyez  pas  que  notre  célèbre  valse 
pouvait  me  distraire,  je  ne  dis  pas  des  sen- 
timents de  crainte,  d'épouvante  qui  pouvaient 
m’assaillir  dans  une  circonstance  aussi  critique, 
un  enfant  de  Beaucaire  n'a  jamais  connu  la 
crainte  ( Bravo ! bravo!),  mais  bien  du  magni- 
fique spectacle  qui  se  déroulait  à mes  regards; 
sous  mes  pieds,  les  nuages  roulaient  leurs 
masses  épaisses,  s’amoncelaient,  diversement 
colorés  par  les  rayons  du  soleil,  au-dessus  de 
ma  tête,  c’était  l'immensité  ! 

« Et  le  ballon  montait  toujours!  A mesure  et 
comme  il  se  rapprochait  des  derniers  nuages, 
d’une  blancheur  éblouissante  qui  flottaient  à 
ces  altitudes,  je  ressentis  une  vive  sensation 
de  froid,  ces  nuages  étaient  formés  de  flo- 
cons de  neige  et  bientôt  la  nacelle,  les  cor- 
dages, l’enveloppe  du  ballon  furent  hérissés  de 
petites  aiguilles  de  glace  ; grâce  à cette  circons- 
tance, le  ballon,  alourdi,  resta  en  suspension 
au  milieu  de  ces  nuages,  il  ne  montait  plus. 

« Je  grelottais  do  froid,  j’avais  le  bout  du  nez 
gelé,  mais  je  n’en  sifflais  pas  moins  la  valse  du 
Tutu-panpan.  (Bravo!  bravo!)  Et  s’il  m’était 
permis  de  donner  un  conseil  aux  honorables 
personnes  qui  me  prêtent  leur  bienveillante 
attention  je  les  dissuaderais  d’aller  se  pro- 
mener dans  les  nuages  à cause  des  variations 
de  la  température,  tantôt  dans  un  courant 
d’air  froid,  tantôt  dans  un  courant  d’air 
chaud  ; elles  se  verraient  obligées  de  passer 
leur  temps  à s’habiller  et  à se  déshabiller, 
elles  risqueraient  de  devenir  les  victimes  des 
coryza  ou  rhumes  de  cerveau,  des  rhumes  ou 
fluxions  de  poitrine,  des  bronchites,  des  pneu- 
monies, à moins  que...  (Marques  d'attention),  à 
moins  qu'elles  ne  se  soient  munies  d’une  de 
ces  excellentes  boîtes  de  pâte  pectorale  des 
princes  de  Zanzibar,  spécialité  de  mon  honoré 
père  le  pharmacien  Barbissou.  (Ah!  ah!) 

« Car  c’est  une  de  cespastilles  qui  me  sauva  la 
vie.  Grelottant  de  froid,  perclus,  transi,  je  dus 
interrompre  notre  célèbre  valse  pour  lui  deman- 
der des  forces  et  combattre  l'oppression  qui 
commençait  à me  gagner  ; je  ne  l'eus  pas  plutôt 
avalée  que  je  ressentis  un  immense  soulagement 
et  une  sorte  de  chaleur  intérieure;  un  feu  qui 
faisait  fondre  la  glace  autour  de  moi.  (Oh!  oh!) 

« Quelques  instants  après,  du  reste,  le  ballon 
se  dégageait  des  nuages  glacés  qui  l’environ- 
naient et  se  trouvait  de  nouveau  exposé  aux 
rayons  du  soleil,  ce  qui  eut  pour  effet  de  dilater 
le  gaz  contenu  dans  son  enveloppe  et  par  consé- 
quent de  lui  donner  une  nouvelle  force  ascen- 


sionnelle, il  montait,  montait  toujours  ! Mainte- 
nantau-dessus  de  ma  tète,  iln’y  avait  plus  aucun 
nuage,  c'était  l’immensité,  le  vide  et  il  me 
semblait  que  l’azur  du  ciel  s'assombrissait  de 
plus  en  plus. 

« Tout  à coup,  j’entends  un  faible  gémisse- 
ment, je  regarde;  Brutus  donnait  quelques 
signes  de  vie,  je  le  frictionne  énergiquement,  il 
ouvre  un  œil,  puis  l’autre;  ô bonheur!  je  n’étais 
plus  seul,  perdu  à ces  hauteurs...  vertigineuses. 
J’avais  un  compagnon,  un  ami,  il  se  mit  avec 
peine  sur  ses  quatre  pattes,  me  regarda  d’un 
œil  étrange,  et  au  lieu  de  me  prodiguer,  comme 
de  coutume,  les  marques  de  son  attachement,  il 
se  mit  à aboyer  faiblement,  le  son  s’étranglait 
dans  sa  gorge.  Je  me  dis  : il  proteste  contre  sa 
pendaison,  je  comprends  cela  et  j’aurais  tort  de 
lui  en  vouloir;  après  tout  c’est  bien  de  ma  faute 
si  nous  sommes  tous  deux  dans  cette  situation... 
élevée  mais  périlleuse.  J’étends  la  main  pour 
le  caresser,  il  gronde  sourdement,  et  me  montre 
les  dents.  Comment,  lui  dis-je,  tu  ne  reconnais 
donc  pas  ton  maître,  Marius  Barbissou,  celui 
qui  t’a  élevé  et  qui  t’a  sauvé  la  vie,  car  Rou- 
mestan  voulait  te  noyer  dans  le  Rhône  alors 
que  tes  yeux  s’ouvraient  à peine  à la  lumière 
du  jour?  Voyons,  mon  bon  Brutus...,  mais  je 
n’eus  pas  le  temps  d’en  dire  davantage,  il  se 
jette  sur  moi,  cherchant  à me  mordre;  ses  yeux 
étaient  injectés  de  sang,  sa  gueule  é mimante; 
alors  je  compris  tout,  il  était  enragé  !... 

«Et  le  ballon  montait  toujours!  A des  hau- 
teurs... vertigineuses  je  me  trouvais  dans  une 
petite  nacelle  en  société  d’un  chien  enragé  ! 
Quelle  épouvantable  situation  (Quelques  frémis- 
sements dans  L'auditoire).  Je  n’avais  d'autre 
alternative  que  de  me  jeter  dans  les  airs  la  tête 
en  bas,  pour  éviter  ses  morsures  ou  bien  de  me 
laisser  mettre  en  pièces,  car  je  n’étais  pas  de 
taille  à lutter  avec  Brutus.  Cependant  je  n’avais 
pas  peur,  un  enfant  de  Beaucaire  ne  connaît  pas 
iapeur  (Triple  salve  de  bravos].  Sans  perdre  mon 
sang-froid  je  réussis  une  première  fois  à l’éviter 
en  me  jetant  de  côté,  puis  lestement  je  saute  sur 
le  rebord  de  la  nacelle;  là,  j'étais  à l’abri  de  ses 
morsures,  car  chaque  fois  que  d’un  bond  il 
cherchait  à saisir  mes  mollets  dans  sa  gueule 
éeumante,  je  m’enlevais  à la  force  des  bras  au 
moyen  des  cordages,  ensuite  je  reprenais  pied 
sur  le  rebord  de  la  nacelle,  puis  je  recommen- 
çais le  même  manège. 

«Et  le  ballon  montait  toujours  ! Cette  terrible 
situation  ne  pouvait  durer  bien  longtemps, 
mes  forces  s'épuisaient,  déjà  il  avait  réussi 


1 Voir  le  n°  375  du  Pâtit  Français  illustré,  p.  261. 


UNE  HISTOIRE  DE  SAUVAGE 


267 


à m'arracher  le  bas  de  mon  pantalon  qu'il 
se  mit  à déchirer  avec...  rage,  lorsque  tout 
à coup,  par  un  caprice  de  chien  enragé,  il  cessa 
de  bondir  et  se  mit  à déchirer  à belles  dents  le 
fond  de  la  nacelle  ; il  en  arrachait  l'osier,  ne 
sachant  pas,  le  pauvre,  qu'au  dessous  de  lui... 

,<  Eh  bien!  je  n'hésite  pas  à l'affirmer,  per- 
sonne, fût-ce  même  un  Anglais,  ne  s'est  trouvé 
dans  une  pareille  situation.  (C'est  vrai,  c'est 
vrai.  Vive  ta  France  !) 

» Heureusement,  je  vis  tout  à coup  l'infortuné 
Brutus  trembler  sur  ses  pattes,  il  fit  entendre  un 
dernier  aboîment  (jamais  chien  n'aboya  à de 
telles  hauteurs)  et  tomba  sur  le  flanc;  la  crise 
rabique  était  passée.  Voyant  qu’il  ne  remuait 
plus,  je  ils  appel  à tout  mon  courage  ; avec  pré- 
caution je  descendis  dans  la  nacelle,  je  commen- 
çai, cela  se  conçoit,  par  m’assurer  de  la  solidité 
du  plancher,  car  enfin,  si  tout  à coup...  ( Frémis- 
sement dans  t’a«ditoire.)Heureusementilpouvait 
encore  me  supporter...  il  craquait  bien  un  peu 
cependant...  il  fléchissait...  (Assez!  assez!)  La 
laisse  de  Brutus  était  encore  attachée  à la 
nacelle,  doucement  je  lui  remets  son  collier  et 
rapidement  je  le  saisis  par  le  cou.  je  le  soulève 
avec  peine  et  je  le  précipite  dans  le  vide... 

« Il  y eut  un  choc  terrible...  la  nacelle  osciHa 
d'une  façon  inquiétante,  le  plancher  fit  entendre 
desinistres  craquements. ..Heureusement il  tint 
bon.,  .je  venais  d'échapper  à un  redoutablepéril  1 

« Et  le  ballon  montait  toujours  ! • 

« Ce  futalors  que  jemesouvins.avecangoisse, 
de  ce  que  nous  disait  un  jour  notre  savant  pro- 
fesseur M.  Roseneœur  (tous  les  regards  se  diri- 
gent vers  M.  Roseneœur  gui  sourit  avec  modes- 
tie), il  nous  disait  : à 5,000  mètres  d'altitude 
commence  pour  l'homme  la  zone  dangereuse; 
aucun  être  humain  ne  peut  atteindre  la  hauteur 
de  10,000  mètres  sans  périr,  c'est  la  zone 
mortelle  ! 

« A quelle  hauteur  me  trouvais-je  alors,  je 
l'ignore,  je  ne  l’ai  jamais  su,  je  ne  le  saurai 
jamais...,  toujours  est-il  que  je  devins  haletant, 
j'aspirais  l’air  comme  un  soufflet  de  forge,  un 
air  qui  devenait  de  plus  en  plus  rare.  Bientôt 
mes  yeux  s'injectèrent  de  sang,  mes  oreilles 
bourdonnèrent,  je  ressentis  une  soif  ardente  et... 

Le  vertige  de  la  hauteur.  — 76  000  lieues  par 
seconde.  — La  lune.  — Interruption  de  l’épicier 
Thomassin  — Une  discussion  confuse.  — Le 
Soleil.  — Nouvelle  interruption  dudit  Thomassin. 
— Les  planètes.  — Les  soleils  et  les  mondes.  — 
Voyage  dans  l'infini. 

« Saisi  d'un  effrayant  vertige,  il  me  sembla  que 
j'étais  emporté  Ldans  l’immensité,  vers  ces 
sombres  hauteurs  que  tout  à l'heure  j’avais  vu 
béantes  au-dessus  de  ma  tête,  avec  la  vitesse 
de  la  lumière,  je  franchissais  75  000  lieues 
par  seconde.  (Oh!  oh!) 


« Je  tiens  d'abord  à protester,  dit  le  sauvage, 
contre  ces  interruptions  qui  me  paraissent 
exprimer  quelque  doute  sur  la  véracité  de  mon 
récit,  et  je  prie  M.  le  professeur  Roseneœur  de 
m’arrêter  si  mes  paroles  ne  sont  pas  conformes 
aux  données  de  la  science.  Est-il  vrai  que  la 
lumière  franchisse  73  000  lieues  par  seconde? 

— "'6  000  répondit  M.  Roseneœur. 


Je  m’enlevais  à la  force  des  bras  au  moyen  «les  cordages. 

— Té,  je  ne  dis  pas  le  contraire,  cria  l’épicier 
Thomassin,  mais  toi,  est-ce  que  lu  peux  franchir 
73  000  lieues... 

— Puisqu’il,  avait  le  vertige,  crièrent  plu- 
sieurs voix. 

— C’était  le  vertige  qui  l’emportait,  un 
effrayant  vertige,  dit  le  vétérinaire  Peyrecave.le 
sauvage  vient  de  le  dire.  (Ah!  ah!  c'est  différent.) 

— La  séance  continue,  cria  le  président,  en 
agitant  la  cloche. 

— Oui,  mes  amis,  dit  Marius,  j’étais  attiré  vers 
l'infini  par  quelque  mystérieuse  puissance  avec 
une  force  invincible  et.  je  voyais  la  terre  dimi- 
nuer progressivement  de  grosseur,  j apercevais 
encore  distinctement  l'Europe,  l’Afrique,  et  la 
plus  grande  partie  de  l'Asie,  éclairées  d'une  vive 


268 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


lumière  que  rendait  encore  plus  éclatante  la 
masse  sombre  des  océans  qui  entourent  ces 
continents;  en  une  seconde  et  demie  je  passais 
devant  la  lune  (Chut,  chut,  écoulez).  Le  paysage 
lunaire  s’offrait  à mes  regards  dans  toute  son 
étrangeté,  dans  toute  sa  désolation.  Çà  et  là, 
des  blocs  de  rochers,  entassés  dans  un  pêle- 
mêle  indescriptible,  s’élevaient  à de  grandes 
hauteurs,  affectaient  les  formeslesplus  diverses 
et  semblaient  un  amoncellement  de  ruines 
gigantesques.  Au  loin  s’étendaient  les  immenses 
plaines  du  milieu  desquelles  émergeaient,  par 
groupes,  les  montagnes  creuses  et  les  pics 
dentelés;  des  crevasses  profondes  sillonnaient 
le  sol  qui  n’était  composé  que  de  laves  durcies, 
de  sables  et  de  blocs  de  rochers.  Ce  paysage 
était  éclairé  d’une  lumière  blanche,  éblouis- 
sante pour  les  parties  exposées  aux  rayons  du 
soleil.  Nulle  atmosphère  ne  donnait  aux  objets 
cette  diversité  de  couleurs,  ces  teintes  variées 
des  choses  de  la  terre,  nul  vent  ne  soufflait  sur 
ces  plaines  arides,  aucun  nuage  ne  se  voyait 
dans  ce  ciel  toujours  sombre...  (Très  bien.' 
s'écrie  M.  Peyron,  voilà  une  belle  tirade!) 

— Et  les  habitants  de  la  lune,  demanda 
l’épicier  ïhomassin. 

— Je  n'ai  pas  eu  l’honneur  de  faire  leur 
connaissance,  répondit  Marius,  pour  la  bonne 
raison  qu'il  n’y  en  a pas.  Comment  pourraient- 
ils  exister  sur  ce  globe  privé  d’atmosphère,  où 
les  pierres  et  le  sable... 

— L’autruche  mange  des  pierres,  interrompit 
Thomassin,  elle  se  nourrit  de  petits  cqilloux... 

— L’autruche  est  herbivore,  fit  timidement 
remarquer  M.  Rosencœur. 

— Elle  respire,  fit  observer  le  vétérinaire 
Peyrecave. 

— C’est  possible  (Oh!  oh!),  cria  Thomassin, 
parce  qu’il  y a de  l’air,  mais  dans  la  lune 
(Assez!  assez!)...  l'autruche...  (Assez!  assez!) 

— Qu’est-ce  que  vient  faire  ici  cette  autruche 
dans  la  lune,  cria  à son  tour  le  président  qui  domi- 
nait le  tumulte  de  sa  voix  puissante,  enselevant 
et  en  brandissant  sa  cloche,  je  rappelle  à l’ordre 
l’interrupteur.  (Très  bien!)  Continue,  Marius. 

— Je  continue,  mon  président,  car  je  viens 
d’employer  le  temps  que  nous  a fait  perdre 
M.  Thomassin  à me  rapprocher  du  soleil;  je 
viens  de  parcourir  37  000  060  de  lieues  !... 

— Té,  tu  dois  être  bien  fatigué,  cria  encore 
l'incorrigible  Thomassin. 

« L’astre  du  jour  se  présentait  à mes  regards 
éblouis... 

— Tu  aurais  dû  ne  pas  oublier  tes  lunettes 
fumées... 

— Ah  ! mes  chers  amis,  comment  n’ai -je  pas  été  ; 
vaporisé,  volatilisé  comme  une  goutte  d’eau  par  ; 
un  fer  rouge,  en  approchant  de  cette  fournaise,  ! 
de  cette  masse  de  feu  gigantesque  dontle  volume  \ 
égale  quatorze  cent  mille  fois  celui  de  la  terre  ! : 


« Tout  à l’heure  la  lune  m’avait  offert  l’image 
de  l’immobilité  du  silence  éternel,  ses  rochers 
amoncelés  semblaient  de  gigantesques  sépul- 
cres ; maintenant  s’étendait  devant  mes  regards 
un  océan  de  feu  sans  rivages,  un  océan  de 
flammes  qui  embrasait  le  ciel.  De  cette  masse 
incandescente  s’élevaient  jusqu'à  500  ooo  kilo- 
mètres de  hauteur  des  jets  de  flamme;  des  mon- 
tagnes de  feu,  de  la  dimension  de  la  terre,  s’épa- 
nouissaient dans  l’atmosphère  incendiée,  se 
développaient  en  nuages  de  lumière  ou  retom- 
baient en  pluie  de  feu  sur  cet  océan  qui  toujours 
brûle;  dans  une  atmosphère  vaporeuse  mais 
transparente  flottaient  des  gaz  en  combustion 
et  parfois,  au  sein  de  ces  masses  de  matières 
incandescentes,  des  cratères  s’ouvraient,  telle- 
ment grands,  que  la  terre  tout  entière  s’y  serait 
abîmée  comme  une  pierre  au  fond  d'un  puits  ! 

— Elles  taches  du  soleil,  cesfameuses  taches... 

— M.  Thomassin...  (Assez,  chut,  écoutez!) 

..  Qui  font  chez  nous  la  pluie  et  le  beau 
temps  à ce  que  l’on  dit.  ( Mouvement  iC atten- 
tion.) 

— Je  les  ai  vues,  monsieur  Thomassin,  mais 
je  ne  saurais  de  même  que  nos  plus  illustres 
astronomes  en  déterminer  la  nature. 

— Oh  ! je  te  demande  cela,  petit  Marius, parce 
que,  si  tu  m’avais  prévenu... 

— Eli  bien,  monsieur  Thomassin? 

— J’ai  dans  mon  magasin  quelques  bonbonnes 
d'excellente  benzine  (Oh!  oh!  rires).  I-Iein!  quelle 
gloire  pour  Beaucaire  si  tu  avais  détaché  le 
soleil.  (Rires,  bràvos.  Vive  Thomassin!) 

— Mais  il  n’y  en  a que  pour  ce  Thomassin,  dit 
le  président,  devenu  jaloux,  à l’oreille  de  son 
voisin  ; il  est  temps  que  cela  finisse  parce  que 
je  ne  me  retiens  plus... 

— Té!  cria  encore  Thomassin,  je  te  propose... 

Mais  il  n’eût  pas  le  temps  d’achever,  le  prési- 
dent agitait  sa  cloche  avec  frénésie  et  criait  : — 
Je  rappelle  à l’ordre  l’interrupteur  Thomassin. 

— Avec  inscription  au  procès-verbal,  dit  une 
voix  moqueuse. 

— Oui  ! répondit-il,  avec  inscription  au  pro- 
cès-verbal, et  s’il  continue  je  prononce  la 
censure,  je  fais  procéder  à son  expulsion  par 
la  force  armée  ! Continue  lou  piliou. 

— Je  prie  notre  fidèle  partisan  l’épicier 
Thomassin  de  ne  plus  m’interrompre,  dit  Marius, 
notre  rate  ne  peut  toujours  se  dilater,  il  faut 
la  laisser  un  peu  se  reposer;  tout  à l’heure, 
soyez  sans  crainte,  elle  s'épanouira  de  nouveau 
comme  une  bonne  rate  du  Midi,  mais  pour 
l’instant  je  demande  l’attention  et  le  sérieux  de 
l'auditoire,  parce  que  je  vous  parle  de  choses 
sérieuses,  admirables,  sublimes,  et  que  cette 
vision  des  merveilles  célestes  est  conforme  aux 
données  de  la  science.  (Mouvement  d! attention.) 

E.  P. 


(A  suivre.) 


COMMENT  PEUT-ON  SAVOIR  LE  TEMPS  QU'IL  FERA 


269 


Gomment  peut-on  savoir  le  temps  qu’il  fera? 


Pour  savoir  le  temps  qu’il  fera,  me  direz- 
vous,  c'est  bien  simple  : il  suffit  de  regarder  un 
baromètre.  Tout  le  monde  sait  ce  que  c'est  : 
cela  a la  forme  d’un  cadran  comme  celui  d’une 
pendule  autour  duquel  il  y a des  chiffres  et  tout 
à côté  les  mots  : très  sec,  beau  fixe,  beau  temps, 
variable,  pluie  ou  vent,  grand  vent,  tempête.  Si 
l’aiguille  qui  se  déplace  sur  le  cadran  indique 
le  beau  fixe,  on  sort  avec  sa  canne;  si  elle 
marque  pluie  ou  vent,  on  prend  son  parapluie  ; 
si  elle  indique  variable,  les  gens  prudents 
prennent  leur  parapluie  et  les  autres  leur 
canne  Et  pourtant,  parfois  cet  instrument— je 
parle  du  baromètre  — trompe  ceux  qui  ont  en 
lui  trop  de  confiance.  On  est  sorti  avec  son 
parapluie  et  il  fait  beau  toute  la  journée  ; on  a 
pris  sa  canne  et  on  rentre  le  soir  trempé  jus- 
qu’aux os.  C'est  donc  alors  qu'il  ne  vaut  rien  : 
non,  mais  il  faut  comprendre  ce  qu’il  vous  dit 
et  c’est  ce  que  je  vais  tâcher  de  vous  expliquer. 

D’où  tombe  la  pluie?  M.  de  La  Palice,  qui 
était  un  grand  savant,  a dit  que  c'était  des 
nuages.  Qu'est-ee  qui  amène  les  nuages?  Le 
même  savant  apprend  que  c'est  le  vent  ou  du 
moins  le  ventqui  vientd'une  certaine  direction. 
11  semble  donc  que,  lorsque  nous  saurons 
quelle  est  cette  direction,  il  suffira  de  regarder 
une  girouette  et  quand  elle  indiquera  le  mau- 
vais côté,  nous  saurons  aussi  qu'il  pourra  bien 
pleuvoir,  puisque  ce  vent-là  amène  la  pluie 
Vous  pourriez  en  conclure  que  le  baromètre 
serait  avantageusement  remplacé  par  une 
girouette.  C’est  assez  mon  avis  pour  le  but  que 
nous  nous  proposons  qui  est  tout  modestement 
de  savoir  le  matin  le  temps  qu'il  fera  dans  la 
journée,  mais  vous  allez  voir  que  le  baromètre 
n'est  pas  inutile  non  plus. 

Les  nuages  sont  donc  de  l’eau  en  suspension 
dans  l'air  et  qui  ne  demande  qu’à  tomber.  Pour 
être  ainsi  en  l’air,  cette  eau  a dû  monter  de  la 
surface  de  la  terre  où  elle  se  trouve.  C'est  la 
ebaleur  du  soleil  qui  transforme  cette  eau  en 
vapeur—  absolument  comme  elle  se  transforme 
en  vapeur  dans  une  bouillotte  sur  le  feu,  cette 
vapeur  que  l’on  voit  sortir  par  le  goulot  quand 
l’eau  s’échauffe  — et  c'est  cette  vapeur  qui 
forme  les  nuages.  Lorsque  ces  nuages  se 
refroidissent,  la  vapeur  se  transforme  en  eau, 
elle  tombe  et  c'est  cette  eau  que  nous  appelons 
la  pluie. 

Les  nuages  doivent  donc  se  former  au-dessus 
des  endroits  où  il  y a de  l’eau.  Il  s’en  forme 
quelques-uns  au-dessus  des  glaciers;  le  soleil 
fond  en  partie  la  surface  de  la  glace,  la  trans- 
forme en  eau,  puis  en  vapeur.  D’autres  au- 
dessus  des  lacs  ou  des  rivières,  et  vous  avez 


certainement  remarqué  quelquefois  le  matin 
au-dessus  des  rivières  un  brouillard  blanc  qui 
se  dissipe  quand  le  soleil  devient  fort;  c’est 
qu’alors  les  nuages  s'élèvent  peu  à peu.  Mais 
la  plus  grande  quantité  des  plus  épais  se  forme 
au-dessus  de  la  mer,  comme  c’est  naturel.  Donc 
le  vent  qui  nous  amènera  le  plus  de  nuages  et 
par  suite  le  plus  de  pluie  sera  celui  qui  viendra 
de  la  mer;  donc,  en  France  ce  sera  le  vent 
d’ouest  ou  de  sud-est. 

Au  contraire  les  vents  d’est,  de  nord  ou  de 
sud  qui  viennent  de  la  terre,  11’amèneront  pas 
de  nuages  ou  des  nuages  très  légers  et  par  suite 
pas  de  pluie.  Alors  c'est  bien  simple  : quand 
la  girouette  indiquera  que  le  vent  vient  du 
sud-ouest  ou  de  l'est,  il  faudra  se  défier  de  la 
pluie  : si  elle  indique  un  autre  côté  il  y aura 
des  chances  pour  qu'il  fasse  beau. 

Il  est  bien  évident  que  ce  que  nous  venons 
de  dire  ne  s’applique  pas  à tous  les  pays  et 
qu'il  peut  y en  avoir  où  le  vent  d'ouest  n’amène 
pas  le  mauvais  temps.  Mais  restons  en  France. 

Il  est  pourtant  certain  que  le  baromètre 
indique  quelque  chose,  puisque  de  toute  éternité 
on  s’y  est  confié  et  que  les  inscriptions  qui  sont 
autour  ont  dû  y être  mises  par  des  gens  qui 
s'y  connaissaient.  Voyons  donc  ce  qu'il  veut 
dire. 

J'ai  expliqué  que  le  beau  et  le  mauvais  temps 
étaient  dus  uniquement  à la  direction  du  vent. 
Vous  savez  que  nous  vivons  dans  une  épaisseur 
d'air  de  6 ou  7 kilomètres  de  hauteur  qui  entoure 
toute  la  terre.  Cet  air  est  extrêmement  facile  à 
remuer  et  c’est  quand  il  se  déplace  rapidement 
qu'on  dit  qu’il  y a du  vent.  Le  baromètre,  au 
moyen  d'un  appareil  dissimulé  par  le  cadran 
dont  nous  parlions  tout  à l'heure  et  qui  fait 
seulement  mouvoir  l’aiguille,  indique  tout 
simplement  la  hauteur  d'air  qu'il  y a au-dessus 
de  lui.  Si  elle  est  grande,  le  baromètre  est  haut 
et  l'aiguille  marque  : Beau  temps  ; si  elle  est 
petite,  le  baromètre  marque  : Pluie  ou  vent. 

Supposez  maintenant  qu’au-dessus  de  nos 
têtes  il  se  forme  un  grand  trou  dans  cet  air, 
son  épaisseur  sera  faible,  le  baromètre  sera 
bas  et,  comme  je  viens  de  le  dire,  l'aiguille 
indiquera  : Pluie  ou  vent.  Ce  grand  trou  ne  peut 
subsister,  pas  plus  qu’il  ne  peut  y avoir  de  trou 
dans  l’eau  qui  remplit  un  bassin,  parce  que 
toute  l’eau  qu'il  y a autour  se  précipite  dedans 
pour  le  combler.  L’air  fait  de  même;  tout  l'air 
voisin  se  précipite  vers  le  trou  : il  se  déplace, 
donc  il  fait  du  vent.  C’est  bien  ce  qui  indique  le 
baromètre.  Seulement,  le  vent  n’arrive  pas  tout 
de  suite  au  moment  où  le  trou  arrive  sur  nos 
têtes;  le  baromètre  a donc  marqué  qu’il  ferait 


270 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


du  vent  avant  que  ce  vent  ne  se  produise,  et 
cela  peut  se  faire  deux  ou  trois  jours  à l’avance. 
C'est  là  l’avantage  du  baromètre  qui  permet  par 
suite  de  prévoir  quelque  temps  d’avance  s’il 
fera  du  vent. 

Si,  au  contraire,  l’épaisseur  de  l’air  est  grande, 
le  baromètre  est  haut,  tout  est  calme,  il  n’y  a I 
pas  de  raison  pour  qu’il  fasse  du  vent  et  il 
marque  beau  fixe. 

Vous  voyez  donc  que  les  indications  du  cadran 
sont  exactes  en  ce  sens  que  les  plus  grands 
vents  venant  en  France  de  l'ouest  ou  du  sud- 
ouest,  lorsque  le  baromètre  baisse,  c’est  qu'il  y 
aura  de  la  pluie.  Seulement,  vous  comprenez, 
en  même  temps  que  ces  indications  peuvent 
être  fausses  pour  d’autres  pays  où  il  peut  faire 
beaucoup  de  vent  sans  qu'il  pleuve. 

En  réalité,  le  baromètre  sert  surtout  aux 
marins  auxquels  il  est  extrêmement  précieux 
parce  que  le  vent,  d’où  qu'il  vienne,  les  intéresse, 
puisque  c'est  lui  qui  rend  la  mer  mauvaise 
quand  il  est  fort,  llfaut,  en  effet, ajouter  que  ce 
trou,  dont  je  vous  parlais  tout  à l'heure  et  que 
l'on  appelle  une  dépression,  lorsqu’il  est  formé 
se  déplace  souvent  avec  une  grande  rapidité. 
C'est  un  tourbillon  d'air  qui  augmente  de  sa 


vitesse  celle  du  vent  qui  se  précipite  vers  lui. 
Au  fur  et  à mesure  qu'il  approche,  le  baromètre 
baisse  ; quand  il  s’éloigne,  le  baromètre  remonte 
et,  chose  curieuse,  c’est  quelquefois  seulement 
quand  le  baromètre  commence  à remonter  que 
le  vent  se  déclare.  Les  marins  connaissent  bien 
! ces  particularités  et  étudient  surtout  la  façon 
dont  le  baromètre  baisse.  S’il  baisse  très  rapi- 
dement, c’est  que  la  dépression  se  rapproche 
avec  une  grande  vitesse  et  alors  le  mauvais 
temps  est  sûr.  S’il  baisse  lentement,  au  contraire, 
il  faut  aussi  se  défier,  mais  le  danger  est  moins 
grand.  Plus  il  baisse,  plus  aussi  le  vent  sera 
violent,  et  s’il  est  très  bas  c’est  une  grande 
tempête,  mais  le  baromètre  ne  dit  rien  sur  la 
direction  dans  laquelle  elle  viendra. 

Pour  en  revenir  à la  girouette  qui,  elle, 
n’indique  que  la  direction  du  vent,  il  est  très 
facile  de  compléter  ses  indications.  Le  vent  du 
nord  venant  des  pays  froids  amène  de  l'air  froid. 
Au  contraire,  les  vents  du  sud  amènent  de  la 
chaleur.  Et  alors,  avec  ces  quelques  connais- 
sances-là,  il  est  assez  simple  de  savoir  à peu 
près  exactement  le  temps  qu’il  fera  sans  sortir 
de  chez  soi,  il  n’y  a qu’à  regarder  une  girouette 
et  à consulter  le  petit  tableau  suivant  : 


NORD 

NORO-EST 

EST 

SUO-EST 

SUD 

SUD-OUEST 

OUIST 

NORD-OUEST 

Été 

Beau  temps. 
Frais. 

Beau  temps. 
Frais. 

Beau  temps. 
Tiède. 

Beau  temps. 
Chaud. 

Beau  temps. 
Chaud. 

Pluie  ou  renl. 
Tiède. 

Pluie  ou  Tent. 
Tiède. 

Variable. 

Frais. 

Hiver.  . 

Beau  temps. 
Froid. 

Beau  temps 
Froid. 

Beau  temps. 
Frais. 

Beau  temps. 
Tiède. 

Beau  temps. 
Tiède. 

Neige  ou  pluie. 
Tiède. 

Neige  ou  pluie. 
Tiède. 

Variable. 

Froid. 

11  est  évident  que  si,  dans  le  courant  de  la 
journée,  le  vent  vient  à changer  de  direction 
le  temps  change  aussi.  Mais  ces  variations-là 
sont  rares,  et  Ton  n’a  rien  à se  reprocher  si  Ton 
s'est  conformé  aux  règles  ci-dessus  qui  sont 
une  simple  affaire  de  bon  sens. 

Ou  se  sert  aussi  quelquefois  pour  prévoir  le 
temps  d’autres  petits  instruments  que  vous 
avez  certainement  vus,  mais  qui  étaient  autre- 
fois,je  ne  sais  pourquoi,  beaucoup  plus  en  hon- 
neur qu'aujourd’hui.  L’un  de  ces  petits  appareils 
représente  un  moine  qui  met  son  capuchon 
quand  il  va  pleuvoir  et  qui  le  retire  quand  il 
fait  beau.  Ils  sont  construits  autrement  que  le 
baromètre  et  ce  qui  les  fait  marcher,  c’est  le 
plus  ou  moins  d’humidité  de  l’air. 


On  a dit,  ce  doit  être  encore  M.  de  La  Palice 
ou  Gribouille,  qu’il  n’y  avait  rien  de  plus 
humide  que  l’eau.  Quand  il  va  pleuvoir,  il  y a 
de  l’eau  dans  l'air  : autrement  dit,  l'air  est 
humide;  quand  il  fait  très  beau,  l'air  est  sec. 

Si  Ton  prend  un  cheveu,  un  cheveu  ordinaire, 
assez  long  bien  entendu  et  qu'on  le  tende 
pendant  qu’il  est  sec,  aussitôt  qu’il  devient 
humide,  il  se  détend.  Ce  cheveu  est  attaché 
d'un  bout  aux  pieds  du  moine  et  de  l'autre  à 
son  capuchon.  S’il  fait  beau,  l’air  est  sec,  le 
cheveu  aussi  : le  moine  a son  capuchon  main- 
tenu en  arrière  par  le  cheveu  ; s’ilva  pleuvoir, 
l’air  est  humide,  le  cheveu  se  détend  et  le 
capuchon  retombe  sur  la  tête  du  moine. 

M.  C. 


LA  MÉDAILLE  DE  SAUVETAGE 


271 


La  médaille  de  sauvetage. 


MONOLOGUE 

Personnage.  — Un  enfant  de  12  S 15  ans,  vêtu  a volonté,  une  médaille  de  sauvetage  à la  boutonnière  ou  sur  la 
poitrine. 

Accessoires  — Médaille  de  sauvetage  (voir  au  bas  do  la  page  272). 


(Il  entre  flèroment  et  commence  d un  air  épanoui;.  Mais  ! 
oui!  C'est  bien  moi!  (Montrant  sa  médaille).  Cette 
médaille  est  bien  à moi!  Elle  m'a  bien  été 


décernée  par  monsieur  le  maire  de  Saint-Remy-  | 
sur-Deule  pour  faits  de  haute  bravoure  : un  l 
sauvetage  (détachant  les  syllabes)  « exceptionnelle-  I 
ment  dangereux  » comme  dit  le  Journal  ce  J 
matin  (Scrutant  l'auditoire).  Ab  ! je  vois  votre  éton- 
nement! Vous  vous  demandez  comment  le  plus 
poltron  des  poltrons  de  l'École  a pu  se  risquer 
une  fois  en  sa  vie  à sortir  des  règles  de  la  plus 
élémentaire  prudence*? (Un  temps;  puis  d'une  voix 
sombre).  C'est  vrai!  J'ai  toujours  eu  un  trac  à ne 
pas  oser  monter  seul  sur  une  balançoire.  (Chan- 
geant de  ton  . gai).  Mais  je  n'en  rougis  plus,  puis- 
que (montrant  sa  médaille)  j'ai  fait  mes  preuves  ! 
(Très  simple.)  Voici  comment  la  vocation  me  vint  : 
(un  temps)  Seul,  parmi  tous  mes  camarades,  je 
ne  savais  pas  nager.  Heu!...  (n  hésite  et  se  dit  n 
mi-voix  en  se  caressant  le  menton)  je  ne  sais  pas 

encore  très  bien  ! Pour  faire  passer  ma  frayeur 
de  l’eau,  papa  m'avait  promis  (il  montre  scs  doigts) 
dix  sous  si  je  plongeais  la  tête  dans  n’importe 
quelle  eau. 

J'avais  essayé  dans  ma  cuvette  (a  piongo  le  torps 


en  avant  et  imite  quelqu'un  qui  plonge  la  tête  dans  une 
cuvette).  Glou!  Bele!  Bele!  Bele!  (n  se  relève).  U 
n'y  avait  pas  assez  d’eau  ! Je  la  buvais,  j’inon- 
dais le  plancher,  et  j'étais  grondé. 

J'avais  essayé  au  bain  chaud  (mystérieux)  dans 
le  silence  de  la  cabine.  Les  yeux  fermés,  d'une 
main  je  me  pinçais  le  nez  (il  se  pince  le  nez  et  terme 
tes  yeux),  de  l’autre  je  tenais  le  cordon  de  la  son- 
nette (il  étend  le  bras  droit)  en  cas  d’accident.  A 
peine  ma  bouche  avait-elle  disparu  dans  le 


liquide  de  l'établissement  que  je  l’ouvrais 
toute  grande  pour  appeler  (criant)  # au  secours  ! 
au  secours  ! » (Il  rouvre  les  yeux,  ouvro  la  bouche  très 
grande  en  appelant  au  secours  et  fait  avec  les  bras  des 
gestes  désespérés). 

Au  bain  froid,  j'avais  été  jusqu'aux  oreilles; 
mais  j'avais  entendu  un  tel  brouhaha  que 
j'avais  cru  à une  cataracte  m'inondant  l'inté- 
rieur par  mes  trompes  d’Eustaclie.  — J'y  avais 
renoncé. 

Quant  ànager,  la  théorie  marchait  à merveille. 
A sec,  j'étais  de  première  force.  A plat  ventre 
sur  un  pliant,  personne  ne  m’en  remontrait 


272 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


pour  les  mouvements  décomposés  : un!... 
deusse  !..  Un  !...  deusse  ! (il  décompose  lentement  en  se 
penchant  le  plus  possible  en  avant  les  mouvements  de  nata- 

tîon).  J’avais  même  eu  un  prix,  un  second  prix, 


de  natation  sèche.  Mais  quand  je  passais  à la 
pratique  : Un  !...  deusse  (gestes  vifs  et  désordonnés 
de  quelqu'un  qui  ne  sait  pas  nager)1.  Uil  !...  deusse  ! je 
coulais  à pic! 

Pour  forcer  ma  timidité,  je  pris  une  résolu- 
tion énergique  : devant  tous  mes  camarades 
réunis,  je  déclarai  un  jour  (solennel)  à haute  et 
intelligible  voix  que  je  savais  enfin  nager. 

Au  premier  bain,  il  allait  donc  falloir  nager 
ou  ne  pas  survivre  à ma  honte. 

Nagerc’était  problématique,  mais  me  suicider 
jamais;  je  n'en  aurais  jamais  eu  le  courage.  Brr! 

Nous  arrivions  au  moment  décisif.  Le  maître 
venait  de  sonner  la  cloche  et  nous  accourions 
pour  nous  jeter  à l’eau  (il  presso  la  débit). 

Alors,  d’une  barque  descendant  la  rivière  (il 
s'arrête  brusquerament).  Mais  non  ! VOUS  ne  me 
croirez  pas  ! (interrogeant  du  regard).  Si  ? (poursuivant) 
Eh  bien  ! d’une  barque  de  promeneurs,  des 
voisins,  qui  habitaient  à côté,  sur  la  berge, 
tombe  à l’eau  un  petit  chien.  Un  cri  perce  l’air 


et  un  enfant  se  jette  à sa  suite,  sans  doute  pour 
rattraper  le  toutou. 

Ici  nous  entrons  dans  le  drame  (jeter  brusque-  fl 
ment  et  avec  chalour  ce  qui  suit)  : la  mère  Se  précipite 
à son  tour  pour  sauver  son  enfant,  puis  — puis 
je  ne  voulus  pas  en  voir  davantage.  Les  sauver 
tous  était  impossible.  Mes  camarades,  les 
passants  pétrifiés  restaient  cloués  à leur  place, 
anéantis  par  l'horreur  de  la  situation. 

Alors,  je  m’élance  (un  léger  temps)  en  sens 
inverse  à la  rivière.  Je  m’enfuis  vers  l'habi- 
tation de  ces  gens,  j’ouvre  la  porte  du  chenil 
à la  mère  du  pauvre  petit  toutou  en  train  de 
se  noyer  et  je  crie  de  toutes  mes  forces  : « Va 
chercher  ! Apporte  ! » 

La  brave  chienne  tirant  son  petit,  le  petit 
chien  tirant  l’enfant,  l’enfant  remorquant  sa 
mère,  la  mère  le  père,  le  père  le  batelier  et  le 
batelier  son  bateau,  tout  le  monde  fut  sauvé, 
grâce  à ce  que  le  Journal  appelle  mon  incom- 
parable présence  d’esprit.  Les  naufragés  atter- 
rirent sans  encombre  et  mes  camarades  me 
portèrent  en  triomphe  ! 

(plus  calme).  Eh  bien,  vous  me  croirez  si  vous 
voulez,  mais  depuis  ce  jour-là,  pour  ne  pas  faire 
mentir  ma  médaille  sur  laquelle  est  écrit  le  mot 
« Bravoure  »,  je  plonge  ma  tête  dansia  cuvette 
et  je  commence  à faire  quelques  brasses  ; une  ! 
deusse  ! une  ! deusse  ! (mouvement  de  natation  des 
bras  bien  exécutés)  comme  ça  sans  se  presser.  Je 
vous  certifie  que  si  le  gouvernement  se  déci- 
dait à donner  des  médailles  de  sauvetage  à 
tous  les  poltrons,  il  n’y  aurait  plus  en  France 
que  des  braves  à trois  poils  (il  sort  très  digne). 

H.  B. 


Décorations  françaises. 


Croix  (ou  plaque)  de  grand-officier  Croix  de  chevalier  Médaille  militaire, 

de  la  Légion  d honneur.  de  la  Légion  d'honneur. 


Palmes  académiques. 


Tonkin. 


Gravures  extraites  du  Dictionnaire  des  Connaissances  pratiques,  par  1£.  Bouamt,  page  23V.  Relié,  toile,  6 francs.  ARMAND  COLIN  et  C>«,  éditeurs. 


L’AMBULANCIÈRE  DE  MADAGASCAR 


273 


L’ambulancière  de  Madagascar  (suite)*. 


Un  supplément  de  couchettes  et  de  literie, 
ainsi  qu'un  fort  approvisionnement  de  quinine 
et  de  quelques  autres  médicaments,  voilà  sur- 
tout ce  qu'il  était  urgent  de  faire  venir;  l’oncle 
Daniel  s'en  chargea.  Sur  les  instances  de  sa 
nièce,  il  la  laissa  achever,  avec  le  D'  Hugon, 
les  dernières  installations  et  regagna  Manaka- 
rana,  où  il  s'embarqua  aussitôt  pour  Jlajunga. 
Il  s’agissait  main- 
tenant de  voir  le 
directeur  du  ser- 
vice de  Santé  et 
de  lui  demander 
de  distraire  de 
l'hôpital  n°  I,  ou 
du  Shamrock, 
vingt-six  conva- 
lescents pour  les 
diriger  sur  l'am- 
bulance de  Maeva- 
samba.  L'excel- 
lent homme  se  fi- 
gurait qu'il  allait 
être  reçu  à bras 
ouverts  et  que  son 
offre  généreuse 
serait  acceptée 
avec  force  remer- 
ciements; grande 
fut  sa  surprise 
en  constatant  que 
lachuse  n’était  pas  si  simple  qu'il  l’avait  pensé. 

Au  quartier  général,  où  il  ne  fut  pas  reçu 
sans  peine,  on  l'envoya,  avec  de  bonnes  pa- 
roles, au  service  de  Santé;  là,  on  lui  opposa 
toute  sorte  de  règlements  administratifs;  on 
verrait,  on  étudierait,  on  lui  donnerait  une 
réponse;  il  devait  comprendre  qu'une  affaire 
aussi  importante  ne  pouvait  pas  se  traiter 
légèrement;  ils  avaient  la  responsabilité  des 
hommes,  etc. 

Le  brave  Daniel  insista  longuement,  mais 
sans  rien  gagner.  Heureusement  encore  qu'il 
était  fort  connu  à Jlajunga;  autrement  on  l'eût 
carrément  envoyé  promener,  sans  autre  forme 
de  procès;  il  n'en  décolérait  pas.  Il  revint  à la 
charge  quand  même  ; mais  tout  ce  qu'il  put  obte- 
nir, à force  de  pas  et  de  démarches,  ce  fut  la  pro- 
messe qu’on  enverrait  prochainement  à Jlaeva- 
samba  un  médecin-major  de  première  classe 
pour  visiter  l’installation  de  l’ambulance,  ses 
conditions  climatériques  et  hygiéniques,  les 
ressources  qu'elle  offrait  au  point  de  vue  du 
confortable,  des  soins,  des  médicaments. 


Si  le  rapport  du  médecin-major  était  favo- 
rable, alors  seulement  on  pourrait  envoyer  à 
ladite  ambulance  des  anémiés  et  des  convales- 
cents assez  solides  pour  supporter  la  traversée 
en  boutre  de  Majungaà  Manakaranaet  le  voyage 
en  ülanzane  de  Manakarana  à Maevasamba. 

Faute  de  mieux,  le  vieux  Daniel  dut  se 
contenter  de  ce  maigre  résultat;  mais  il  était 
de  fort  méchante 
humeur  lorsqu’il 
quitta  Jlajunga. 

Infirmière  et 
Capitaine. 

Quand  il  rentra 
à Maevasamba, 
l'oncle  Daniel 
n’était  pas  encore 
calmé.  Jlarguerite 
le  consola  très 
gentiment  en  lui 
persuadant  que, 
somme  toute,  elle 
n'était  pas  autre- 
ment fâchée  d'a- 
voir encore  quel- 
ques jours  de 
répit  devant  elle, 
attendu  que  ses 
petites  installa- 
tions avaient  demandé  un  peu  plus  de  temps 
qu'on  ne  l’avait  pensé  et  n'étaient  pas  encore 
tout  à fait  prêtes. 

Le  Dr  Hugon  réclamait,  de  son  côté,  un  appa- 
reil distiHatoire,  dans  la  crainte  que  l'eau  du  ruis- 
seau d'Antsingo,  qui  alimentait  .Maevasamba, 
ne  vînt  à s'altérer  quelque  jour,  pour  une  cause 
ou  pour  une  autre.  Il  désirait  également  une 
machine  à fabriquer  de  la  glace  qui,  pendant 
les  heures  chaudes  de  l'après-midi,  pourrait 
rendre  d'inappréciables  services. 

— Tu  auras  ton  appareil  distiHatoire,  dit 
Daniel  à son  vieil  ami.  Quant  à ta  machine  à 
fabriquer  de  la  glace,  j’en  ai  vu  une  montée  à 
Majunga  par  un  individu  de  Bourbon  et  qui 
fonctionne  parfaitement;  je  te  promets  de  t’en 
rapporter  une  semblable;  à mon  prochain 
voyage.  — A ce  propos,  tu  n’as  pas  idée,  mon 
vieil  Hugon,  des  changements  que  j'ai  trouvés 
en  arrivant  à Jlajunga.  La  ville  est  presque 
européanisée,  ou  francisée,  maintenant.  C’est 
au  point  que  j’avais  quelque  peine  à m’y 
retrouver,  et  Dieu  sait  pourtant  si  je  la 


Étonnement  des  indigènes  à la  vue  d’un  lieutenant  eu  bicyclette. 


1 Voir  le  n°  3T5  du  Petit  Français  illustré,  p.  254. 


274 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


connais  dans  les  coins  et  les  recoins  ! Les  an- 
ciennes rues,  étroites  et  tortueuses,  ont  été 
nettoyées,  redressées,  élargies,  et  les  vieilles 
cases  construites  à l'arabe  qui  les  bordaient 
remplacées  par  des  maisons  bâties  à l’euro- 
péenne. 

On  a installé  des  trottoirs  avec  un  éclai- 
rage superbe.  Des  faubourgs  s’élèvent  petit 
à petit  sur  de  nouveaux  tracés.  En  même 
temps  que  d’aspect,  les  rues  ont  changé  de 
nom  ; il  y a maintenant  l’avenue  de  France,  la 
rue  du  Primauguet,  la  rue  de  la  Résidence,  la 


vieux  Hugon,  il  y a maintenant  un  restaurant 
à Majunga,  un  grand  restaurant  en  bois, 
construit  de  toutes  pièces  par  trois  économes 
des  Messageries  maritimes.  C’est  là  que  man- 
gent presque  tous  les  officiers,  il  y a aussi  un 
cercle,  le  Cercle  français,  avec  des  terrasses 
élevées  qui  donnent  sur  la  mer.  J’y  ai  passé  la 
soirée,  en  compagnie  de  nombreux  consom- 
mateurs, tant  civils  que  militaires,  qui,  leur 
besogne  terminée,  venaient  y chercher  un  peu 
de  brise  et  commenter  les  nouvelles  du  jour. 

Cependant  le  temps  passait  et  le  fameux 


rue  Laborde,  la  rue  Sylvain-Roux,  il 
y a même  l’avenue  du  Bois-de-Bou- 
logne;  d’ici  peu  sans  doute  on  y 
pourra  voir  les  belles  Malgaches  fai- 
sant la  roue  en  de  mirifiques  équi- 
pages attelés  de  bœufs,  pendant  que  nos  plus  bril- 
lants officiers  caracoleront  dans  l’allée  cava- 
lière. En  attendant,  j'ai  failli  moi  même  y être 
écrasé  par  un  jeune  sous-lieutenant  monté  sur 
une  bicyclette  et  qui  filait  comme  le  vent 
devant  les  yeux  ahuris  de  la  population  noire. 

Mais  c’est  le  mouvement  du  port  surtout  qui 
est  extraordinaire;  j'y  ai  vu  à la  fois  jusqu'à 
quarante  ou  cinquante  bateaux  de  différents 
tonnages  à l'ancre  dans  la  rade,  où  naguère 
encore  on  voyait  tout  juste  un  seul  bateau  des 
Messageries  maritimes,  le  Mpanjaka,  et  de  loin 
en  loin  un  navire  de  guerre.  J’ai  compté  quinze 
à vingt  affrétés  de  gros  tonnage,  cinq  bâti- 
ments de  guerre  et  une  légion  de  boutres 
arabes. 

Du  matin  au  soir  le  port  est  sillonné  par 
des  embarcations  et  des  remorqueurs  de 
toute  taille  et  de  toute  forme,  employés  au 
débarquement  des  voiliers  arrivés  de  Bourbon, 
de’  Maurice,  de  Zanzibar,  des  Comores,  du  Cap 
ou  de  l’Amérique,  avec  d’énormes  stocks  de 
marchandises  et  une  foule  d’émigrants  de  toute 
couleur  venant  chercher  fortune  à l’abri  de 
notre  drapeau.  Enfin,  sais-tu  où  j’ai  dîné,  et  fort 
bien  dîné,  ma  foi!  la  veille  de  mon  départ? 

— Chez  Justin  Leroy,  ton  correspondant. 

— Non  pas,  mais  au  restaurant!  Oui,  mon 


Eq  rade  de  Majunga. 

médecin-major  de  première  classe  annoncé  ne 
se  montrait  pas  vite  à Maevasamba.  Déjà  le 
bouillant  Daniel  commençait  à perdre  patience, 
lorsqu'il  arriva  enfin.  Après  une  visite  minu- 
tieuse de  toutes  les  installations,  il  déclara  que 
rien  ne  laissait  à désirer.  Le  docteur  rédigea 
son  rapport  séance  tenante,  et  promit  de 
le  remettre  lui-même  au  chef  du  service  de 
Santé,  aussitôt  qu’il  serait  rentré  à Majunga. 

Malgré  ces  belles  promesses,  huit  jours,  dix 
jours,  deux  semaines  s'écoulèrent  encore  sans 
qu'on  entendît  parler  de  rien  de  nouveau  à 
Maevasamba.  Il  y avait  de  quoi  désespérer  ! 

Enfin,  n’y  tenant  plus,  le  vieux  Daniel 
déclara  que,  si  le  lendemain  le  convoi  de  conva- 
lescents promis  n’arrivait  pas,  il  irait  lui-même 
à Majunga  le  chercher.  Et  le  lendemain,  en 
effet,  n’ayant  rien  vu  venir,  il  monta  dans  son 
filanzane  et  se  mit  en  route.  Cette  fois  encore, 
en  arrivant  à Majunga,  il  se  heurta  aux  mêmes 
formalités  administratives  qui  l’avaient  si  fort 
irrité  à son  précédent  voyage;  mais  il  tint  bon, 
résolu  à ne  point  repartir  sans  avoir  obtenu 
! satisfaction.  Tout  en  courant  la  ville  pour 


L'AMBULANCIÈRE  DE  MADAGASCAR 


275 


tâcher  d'employer  ses  relations  à faire  fléchir 
la  rigueur  absurde  des  règlements,  il  n'oublia 
point  les  acquisitions  que  lui  avait  demandées 
le  Dr  Hugon.  Mais  là  encore  sa  patience,  qui 
n'était  pas  excessive,  comme  on  a pu  en  juger, 
devait  être  mise  à une  rude  épreuve.  Il  put  se 
procurer  assez  facilement  un  appareil  distilla- 
toire  et  une  machine  à faire  de  la  glace;  mais, 
lorsqu'il  voulut  acheter  le  supplément  de 
médicaments  qui  lui  manquait,  ce  fut  une 
autre  affaire.  L’affluence  extraordinaire  que  les 
événements  avaient  attirée  à Majunga  avait  eu 
pour  conséquence  immédiate  la  raréfaction  et 
par  suite  le  renchérissement  exagéré  des  den- 
rées de  toute  sorte.  Le  marché,  Installé  sur  la 
place  principale,  était  assez  bien  approvisionné, 
mais  tout  s'y  vendait  dix  fois  plus  cher  que  dans 
les  conditions  normales  : la  bière  — et  quelle 
bière!  — 2 francs  la  bouteille;  les  saucissons 
8 et  10  francs  le  kilo;  les  pruneaux  30  et  40 
sous  la  livre;  le  beurre  — du  soi-disant 
beurre  d'Isigny  — 4 francs  les  500  grammes; 
le  fromage  de  Hollande,  une  petite  boule  dessé- 
chée, 8 francs;  le  savon  de  ménage,  — un  des 
' articles  les  plus  demandés,  on  se  battait  pour 
en  avoir!  — 2 francs  le  kilo;  et  le  reste  en  pro- 
portion. Les  drogues  n’étaient  pas  moins  chères, 
d’autant  qu'elles  commençaient  à devenir  rares. 
La  quinine  elle-même  manquait  à Majunga. 
Tout  ce  que  put  recueillir  le  vieux  Daniel,  en 
battant  les  divers  quartiers  et  en  fouillant  les 
cases  des  innombrables  mercantis  établis  dans 
la  ville,  ce  fut  un  certain  nombre  de  bouteilles 
d’eau  minérale  qu’on  lui  vendit  1 fr.  75  la 
pièce,  bien  qu'elles  ne  continssent  que  de  l’eau 
légèrement  chargée  de  bicarbonate  de  soude. 

Furieux,  il  prit  le  parti  de  télégraphier  direc- 
tement à ses  correspondants  de  Marseille,  la 
maison  Cassoute  frères,  de  lui  expédier  par  le 
prochain  courrier  un  fort  approvisionnement 
de  quinine,  d'ipéca,  de  teinture  d’iode,  de 
bandes,  de  charpie,  de  vins  de  Coca  et  de 
Banyuls,  et  de  diverses  eaux  minérales. 

Justement  le  câble  destiné  à relier  Majunga 
à la  France  par  Mozambique  avait  été  inauguré 
et  livré  au  public  depuis  déjà  deux  mois.  Jus- 
qu'alors, en  effet,  la  voie  la  plus  courte  pour 
télégraphier  en  France  était  d’envoyer  la 
dépêche  à Port-Louis,  la  capitale  de  Maurice, 
qui  correspondait  avec  l’Europe  par  YEaslem 
Telegraph  Company  ; or  l'aviso  le  Papin , pré- 
posé à ce  service,  ne  mettait  pas  moins  de  deux 
jours  pour  franchir  les  500  milles  qui  séparent 
Port-Louis  de  Tamatave;  soit  quarante-huit 
heures  de  perdues  pour  aller  confier  à des  mains 
anglaises  le  sort  d’un  cablo-gramme  auquel  les 
circonstances  pouvaient  donner  parfois  une 
haute  gravité.  Aussi  l’immersion  du  câble,  long 
de 740 kilomètres,  entre  Majunga etMozambique 
avait-elle  élé  une  des  premières  opérations 


exécutées  à l’ouverture  de  la  campagne;  ce 
travail,  d’une  utilité  si  urgente,  avait  admira- 
blement réussi  et  dans  un  délai  remarqua- 
blement court  ; dix  jours  avaient  suffi  pour  le 
mener  à bonne  fin,  et  depuis  le  3 avril  la  ligne 
fonctionnait  parfaitement.  Bien  que  les 
dépêches  envoyées  par  cette  voie  dussent 
encore  emprunter  YEaslem  Telegrapli  Com- 
pany à partir  de  Mozambique,  l’opération  si 
heureusement  et  si  rapidement  conduite  de 
l’immersion  de  notre  câble  avait  eu  le  don 
d'exaspérer  nos  bons  amis  les  Anglais,  qui  se 
montraient  chaque  jour  plus  hargneux  et  plus 
hostiles. 

Tout  en  étant  ouverte  aux  dépêches  privées, 
la  nouvelle  ligne,  établie  surtout  en  vue  des 
besoins  du  corps  expéditionnaire,  n’était  pas 
encore  très  accessible  au  public  civil;  non 
seulement  le  prix  des  Iransmissions  était  très 
élevé  — dix  francs  par  mot  — mais  encore 
aucune  dépêche  ne  pouvait  être  expédiée  sans 
le  visa  du  Général,  et  les  messages  chiffrés 
n'étaient  pas  admis. 

Sur  ce  point,  toutefois,  le  vieux  Daniel  eut 
assez  facilement  cause  gagnée.  En  l'absence 
du  Général,  le  Colonel  commandant  la  place 
visa  tout  de  suite  sa  dépêche  ; et,  dès  le 
lendemain,  il  recevait  par  la  même  voie  la 
réponse  de  la  maison  Cassoute  frères,  l’avisant 
que  l'envoi  demandé  serait  fait  par  le  Yang- 
Tsé,  des  Messageries  maritimes,  courrier 
de  Madagascar  et  de  Maurice,  lequel  devait 
partir  de  Marseille  le  23  courant 

Quelques  jours  après,  Y Ambohimanga,  l'un  des 
petits  vapeurs  loués  au.  sultan  de  Zanzibar  pour 
le  service  du  Betsiboka,  arrivait  de  Marovoay 
avec  vingt-cinq  hommes  indisponibles,  c'est- 
à-dire  profondément  anémiés  à la  suite  d'une 
atteinte  de  fièvre,  et  qui  n’étaient  guère  bons 
qu’à  être  rapatriés  Or  le  steamer  affrété  la  Pro 
vence  venait  justement  de  prendre  la  mer 
avec  six  cent  cinquante-quatre  convalescents 
de  la  Guerre  et  de  la  Marine,  et  il  ne  devait  pas 
y avoir  de  nouveau  départ  pour  France  avant 
une  quinzaine  au  plus  tôt.  D’autre  part,  l'hô- 
pital de  Majunga  était  comble,  ainsi  que  le 
Shamrock  et  le  Vin-Long,  ce  dernier  récemment 
transformé,  lui  aussi,  en  hôpital  flottant.  Quant 
au  Sanatorium  de  Nossi-Comba  et  aux  autres 
sanatoria  installés  sur  les  hauts  plateaux  de  la 
Réunion,  à Saint-Denis,  Saint-François  et  Sala- 
zie,  ils  n’avaient  qu'un  très  petit  nombre  di 
lits  disponibles  ; de  sorte  qu’on  ne  savait  ou 
caser  les  nouveaux  arrivants. 

Daniel  offrit  au  Service  de  Santé  de  s’en  char- 
ger et  de  les  emmener  tous  à Maevasamba. 
Cette  fois  la  nécessité  pressante  fit  passer  par- 
dessus règlements  et  formalités,  et  la  propo- 
sition du  vieux  colon  fut  acceptée. 

(A  suivre }.  A.  B. 


276 


LE  PETIT  EU  ANC  AIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


Origine  du  nom  de  Carcassonne.  — 

Un  chef  de  ces  Sarrasins  qui  s’avancèrent  jusque 
dans  la  France  s’était  fait  roi  de  Carcassonne, 
selon  l’usage  des  Sarrasins  de  donner  le  titre 
magnifique  de  royaume  à leurs  moindres  posses- 
sions conquises. 

Il  se  nommait  Balahac. 

Dans  une  sortie  qu’il  fit  pendant  le  siège  que  fit 
de  celte  ville  l'empereur  Charlemagne,  il  fut  pris 
et  pendu. 

11  laissait  une  veuve,  femme  d’un  grand  courage 
et  d’une  grande  capacité,  nommée  Carcasse,  nom 
devenu  dans  la  suite  aussi  ridicule  pour  une 
femme  qu’il  fut  illustre  alors  par  les  exploits  de 
cette  héroïne. 

Sa  représentation  se  voit  encore  sur  la  porte  de 
la  cité  avec  l’inscription  Garcas  sum,  dont  la 
corruption  a sans  doute  donné  le  nom  à la  ville. 

La  veuve  de  Balahac  entreprit  de  le  venger  et 
soutint  le  siège.  Pressée  par  la  famine,  elle 
employa  un  stratagème  qui  n’eut  pas  le  succès 
quelle  en  attendait.  Elle  fit  jeter  par-dessus  les 
murailles  un  porc,  après  lui  avoir  fait  manger 
deux  boisseaux  de  blé. 

Comme  elle  l'avait  prévu,  les  assiégeants  s’en 
saisirent,  l’ouvrirent  et  en  conclurent  qu'on  ne 
manquerait  pas  sitôt  de  blé  dans  une  place  où 
l’on  en  rassasiait  jusqu’aux  porcs. 

Cependant  la  ville  ne  tarda  pas  à se  rendre. 

Carcasse  reçut  avec  bonne  volonté  la  proposi- 
tion du  baptême.  Elle  se  fit  chrétienne  et  Charle- 
magne lui  laissa  la  seigneurie  de  la  ville. 

Bien  des  carcasses  ne  sont  pas  aussi  favorisées. 
* 

* * 

Curieuse  particularité.  — L’année  1893 
a présenté  une  particularité  astronomique  remar- 
quable. Le  vendredi  saint  (12  avril)  les  astres  qui 
ont  gravité  autour  du  soleil  occupaient  la  position 
exacte  qu’ils  avaient  au  firmament  le  jour  où  le 
Christ  est  mort  sur  la  croix.  C’est  la  première 
fois  que  cela  s’est  produit  depuis  1862  ans.  Nous 
disons  1862  ans,  car  on  sait  que  l’ère  chrétienne 
date  de  la  naissance  de  N.  S.  et  non  de  sa  mort 
qui  eut  lieu,  selon  la  tradition,  lorsqu’il  avait 
33  ans.  Donc,  le  vendredi  saint  dernier,  a 4 heures 
20  minutes  du  matin,  la  lune  a passé  devant  l'épi 
de  la  Vierge  et  a caché  cette  constellation  pendant 
plus  d’une  heure. 

* 

Hlalice  d'enfant. — Chariot  n’a  que  six  ans 
et  il  n’aime  pas  qu’on  l’ennuie.  Un  ami  de  la 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  3?5. 


I.  Les  sept  cygnes. 

1.  André  Chénier,  Le  Cygne  de  Byzance. 


Fénelon, 

Platon, 

Pindaro, 

Shakspearo, 

Pope, 

Virgile, 


Cambrai. 
l’Académie. 

I>ircé  ou  Thébain. 
l’Avon. 

Windsor. 

Mantouc. 


Bien  d'autres  écrivains  ont  été  surnommés  des  Cygnes,  nous 
ne  citons  que  les  plus  célébrés. 


maison,  chauve  comme  un  œuf,  lui  donne  à tout 
propos  des  conseils.  Chariot,  fais  ceci...  Chariot, 
fais  cela... 

Chariot,  n’y  tenant  plus,  passe  la  main  dans  ses 
cheveux  longs  et  bouclés,  et  d’un  air  triomphant 
il  dit  à ce  commandant: 

— Fais-en  autant,  gros  malin! 


Entendu  ;Y  un  examen.  — Un  élève  cité 
comme  un  des  plus  forts  de  sa  classe  se  présente 
à un  examen  : « Quel  fut  le  premier  inventeur? 
interroge  l’examinateur. 

— Adam,  répond  le  candidat  d’un  air  assuré. 

— Ah  ! Et  voulez-vous  me  dire  pourquoi? 

— Parce  qu’il  inventa  la  brosse  qui  porte  son 
nom  ! ! ! ! ! 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Questions  à répondre.  — Trouver  douze 
villes  de  deux  syllabes  dans  les  vingt-quatre 
syllabes  suivantes  : 

Tetur.  — Ffho.  — Tes.  — Très.  — Tiers.  — Ce. 
— Lac.  — Non.  — Non.  — Val.  — Lou. — Re.  — 
P-oi.  Cas.  — (jçil.  — Pfi.  — Sen.  — 'Dez.  — Nan. 
— Lis.  — Tho.  — Hans.  — La.  — Lu. 


Questions  géographiques.  — Quel  est 

Je  département  le  plus  boisé? 

Quel  est  le  plus  grand  lac  de  France? 

Quel  est  le  premier  chemin  de  fer,  avec 
locomotives,  construit  en  France? 

* 

* * 

Proldèuie  nniiisnnt.  — Disposer  les 
9 chiffres,  1,  2,  3,  4,  5,  6,  7,  8,  9,  dans  les  9 cases 
de  la  figure  ci-dessous,  de  telle  façon  que  le  total 
des  3 chiffres  de  chaque  ligne  verticale,  horizontale 
et  diagonale  soit  égale  à 15.  - 


IL  Metagramme. 

Peinturo  — Ceinture  — Teinture. 

111.  Mots  en  losange. 

L 

VER 

VIVAT 

LEVRIER 

RAILS 

TES 

R 

Le  Gérant  .-Maurice  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d'adresse  doit  être  accompagnée  de  l'une  des  dernières  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8”  année.  — N«  377. 


10  centimes. 


16  mai  1896. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


La  Diligence  (Composition  inédite,  par  Denis). 


278 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


L’ambulancière  de  Madagascar  ( suiie )’. 


Le  joui’  même,  la  Ville-de-Paris  levait  l’ancre, 
ayant  à bord  les  deux  officiers  et  les  vingt- 
trois  soldats  amenés  par  l’ Ambohimanga.  Sauf 
un  des  officiers,  aucun  d’entre  eux  ne  paraissait 
trop  gravement  atteint  pour  que  le  changement 
d'air  et  un  régime  reconstituant  n’eussent  pas 
raison  de  leur  état  d’anémie.  Daniel  emportait 
en  outre  la  machine  à faire  de  la  glace  et 
l’appareil  distillatoire  réclamés  par  le  D'  Hu- 
gon,  ainsi  que  trois  cents  bouteilles  d'eaux 
minérales,  tout  ce  qu’il  avait  pu  rafler  chez 
les  mercantis  de  Majunga,  en  attendant  l’envoi 
que  devait  lui  apporter  le  Yang-Tsé. 

La  première  étape,  c'est-à-dire  la  courte  tra- 
versée à bord  de  la  Ville-de-Paris,  fut  rapi- 
dement franchie,  sans  fâcheux  incident.  Ce  fut 
à Manakarana  seulement  que  les  difficultés 
commencèrent.  Il  fallut  tout  d’abord  — ce  qui 
n’était  pas  chose  aisée  pendant  ces  temps  trou- 
blés — trouver  immédiatement  des  filanzanes 
et  des  porteurs  en  quantité  suffisante  pour  trans- 
porter jusqu’à  Maevasamba,  non  seulement 
les  vingt-cinq  convalescents,  mais  encore  les 
nombreuses  caisses  dans  lesquelles  Daniel 
avait  entassé  un  fort  supplément  de  literie  et 
de  lingerie  pour  les  besoins  de  l’ambulance. 
Heureusement  l'excellent  colon  était  débrouil- 
lard, il  envoya  immédiatement  des  hommes  de 
confiance  battre  les  villages  voisins,  et,  grâce  à 
sa  situation  considérable  dans  la  région  et  à sa 
réputation  de  générosité,  il  eut  en  moins  de 
vingt -quatre  heures  autant  d'hommes  et  autant 
de  filanzanes  qu’il  lui  en  fallait.  Il  organisa 
aussitôt  sa  petite  caravane  et  se  mit  en  route 
après  avoir  envoyé  en  avant  un  courrier 
prévenir  Marguerite  et  le  D'  Ilugon  de  sa 
prochaine  arrivée. 

Lorsque  le  convoi  parvint  en  vue  de  Maeva- 
samba, tout  était  prêt  à le  recevoir;  une 
heure  après,  chacun  des  vingt-cinq  nouveaux 
pensionnaires  de  l’ambulance  était  installé  dans 
un  bon  lit  garni  de  sa  moustiquaire,  sous  la 
direction  du  docteur,  qui  se  contenta  d'un 
examen  sommaire  pour  ne  pas  ajouter  à la 
fatigue  du  voyage. 

Dès  le  premier  jour,  Marguerite  se  révéla 
infirmière  consommée,  il  faut  dire  qu'elle  met- 
tait à sa  délicate  besogne  le  meilleur  de  son 
cœur  et  cet  instinct  quasi  maternel  qui  existe, 
en  germe  tout  au  moins,  chez  presque  toutes 
les  femmes.  Là  où  elle  excella  surtout,  ce  fut 
dans  l'art  de  faire  oublier  à ses  malades  qu’ils 
étaient  des  malades  ; s’ingéniant  à écarter  de 
leurs  yeux  ce  qui  pouvait  le  leur  rappeler;  dis- 


simulant adroitement,  à l’aide  d’un  pan  de 
rideau,  d’un  paravent,  d’un  bout  d’étoffe  de  cou- 
leur claire,  l'attirail  peu  réjouissant  des  flacons 
et  des  remèdes  ; égayant  même  l'atmosphère  de 
chaque  chambre  avec  des  petits  riens  coquets, 
des  images  de  journaux  illustrés,  des  photogra- 
phies encadrées  ou  quelque  fleur  piquée  dans 
un  verre  de  Bohême  ou  de  Venise.  Elle  avait 


mis  au  pillage  tous  ses  bibelots,  son  petit 
trésor  de  jeune  lille,  ne  trouvant  rien  d’assez 
beau,  rien  d’assez  gai  surtout  pour  ses  chers 
malades. 

La  première  fois  que  le  vieux  Daniel  avait  vu 
les  fleurs  de  Marguerite,  il  les  avait  jetées  bru- 
talement par  la  fenêtre,  en  disant  à sa  nièce 
qu'elle  était  folle  de  mettre  des  fleurs  auprès 
des  malades,  que  rien  n’était  plus  mauvais  pour 
eux.  La  pauvre  Marguerite  en  aurait  pleuré  ! elle 
avait  justement  choisi  les  fleurettes  les  plus 
inoffensives,  celles  qui  n’avaient  point  d’odeur, 
ou  qui  en  avaient  à peine.  Et,  par  le  fait,  per- 
sonne ne  semblait  s’en  être  mal  trouvé  ; tout  au 
contraire,  à partir  du  jour  où  les  fleurs  eurent 
disparu  par  ordre  du  vieux  Daniel,  la  dépres- 
sion physique  et  morale,  si  préjudiciable  à la 
guérison  des  anémies  paludéennes,  montra  une 
tendance  marquée  à revenir.  Consulté  en. 
cachette  par  Marguerite,  le  D’ Ilugon  fit  entendre 
raison  à l’oncle  féroce,  qui  se  contenta,  pour 


1.  Voir  lo  n°  37C  du  Petit  Français  illustre',  p.  273. 


L AMBULANCIÈRE  DE  MADAGASCAR 


279 


toute  vengeance,  de  lui  répondre  en  bougon- 
nant : 

— Oh  ! toi  ! elle  te  fait  faire  tout  ce  qu'elle 
veut,  cette  petite!  Elle  te  dirait  d'avaler  une 
couleuvre  grosse  comme  mon  bras , que  tu 
l’avalerais  ! 

— Et  avec  plaisir  encore  ! riposta  gaîment 
Hugon. 

— Vieille  bête,  va  ! grommela  Daniel  entre 
ses  dents,  et  il  sortit  furieux. 

Ce  qui  ne  l'empêcha  pas,  du  reste,  cinq 
minutes  plus  tard, 
de  n'y  plus  penser 
du  tout. 

Tout  marchait 
donc  le  mieux  du 
monde  dans  la  plus 
confortable  et  la 
plus  coquette  des 
ambulances.  Soi- 
gnés, dorlotés, 
gâtés  comme  peu 
d’entre  eux  l'a- 
vaient jamais  été, 
malades  et  conva- 
lescents se  réta- 
blissaient à vue 
d'œil.  Seul,  un  des 
officiers,  le  plus 
sérieusement  at- 
teint, était  toujours 
dans  un  état  des 
plus  précaires. 

Depuis  son  ar- 
rivée à Maeva- 
samba , il  n'était 
pas  encore  sorti 
de  la  prostration 
profonde  où  l'a- 
vaient plongé  les 
secousses  du  voyage.  Ce  n’était  pas  sans  peine 
qu’on  arrivait  à lui  faire  prendre  un  œuf  ou 
un  verre  de  lait.  Et  cependant  il  fallait  le 
soutenir  à tout  prix. 

— Ne  vous  découragez  pas,  disait  à Margue- 
rite le  docteur  Hugon  : si  on  l’écoutait,  il  se 
laisserait  parfaitement  mourir,  ce  gaillard-lâ! 

L’œsophage  se  refusant  à accepter  aucun 
aliment  solide, Marguerite  essaya  d’y  glisser  de 
la  viande  crue  hachée  Deux  fois  de  suite,  le 
malade  eut  des  nausées  et  rejeta  la  viande. 
Sans  se  lasser,  Marguerite  recommença  jus- 
qu'à ce  que  la  viande  eut  passé.  Enfin,  la  pros- 
tration céda  quelque  peu,  mais  la  faiblesse 
restait  extrême;  personne  ne  pouvait  tou- 
cher le  pauvre  malade  sans  qu'il  poussât  des 
gémissements  d'enfant,  le  moindre  bruit  lui 
brisait  le  tympan  et  la  lumière  lui  causait  une 
véritable  douleur;  aussi  était  on  obligé  de  le 
laisser  dans  une  demi-obscurité. 


Une  nuit  que  Marguerite  entrait  doucement 
dans  sa  chambre,  elle  s'aperçut  à la  faible  lueur 
de  la  veilleuse  voilée  encore  par  un  large  écran, 
que  les  yeux  du  m Jade,  creusés  profondément 
par  la  lièvre,  étaient  grands  ouverts  et  se 
posaient  sur  elle  avec  une  sorte  d'égarement. 

— Vous  n'avez  besoin  de  rien?  dit-elle,  en 
s'approchant  du  lit.  Voulez-vous  boire? 

— Merci,  ma  sœur!  articula  le  malheureux 
officier  d'une  voix  à peine  intelligible. 

Trompé  par  le  costume  de  nuit  de  Marguerite, 

une  ample  robe  de  chambre  de  couleur  som- 
bre et  sur  la  tête  une  mantille  de  dentelle 
qui  ressemblait  vaguement  à une  cornette, 
il  avait  pris  sans  doute  la  jeune  fille  pour 
une  religieuse  d’hôpital. 

Quand  on  l'avait  amené  de  Majunga,  il 
était  dans  un  tel 
état  de  faiblesse 
que  c'est  à peine 
s'il  avait  eu  con- 
science de  la  tra- 
versée, des  deux 
journées  de  filan- 
zane  et  de  son  ins- 
tallation dans  la 
meilleure  chambre 
de  l’ambulance  ; 
aussi , en  repre- 
nant possession 
pour  la  première 
fois  de  son  intelli- 
gence, avait-il  pu 
se  croire  dans  un 
hôpital,  avec  une 
sœur  de  charité  à 
son  chevet. 

Le  lendemain , 
toutefois,  l'amélio- 
ration s’étant  main- 
tenue, il  se  rendit  mieux  compte  des  choses. 
Quand  Marguerite  reparut,  il  comprit  son 
erreur  et,  fixant  la  jeune  fille  avec  des  yeux 
surpris,  il  dit 

— Où  suis-je? Et  qui  êtes-vous? 

— Vous  êtes  chez  desamis,  répondit  Margue- 
rite simplement. 

— Par  pitié,  mademoiselle,  insista-t-il.  J’aila 
tête  encore  si  faible!  Dites-moi  que  je  ne  suis 
pas  fou,  ou  que  je  ne  rêve  pas.  Il  me  semble 
que  je  vous  ai  déjà  vue.  Où  ? Je  ne  sais  jias,  je 
ne  me  souviens  plus.  Mais  je  vous  reconnais. 

— Voulez-vous  bien  ne  pas  parler  autant  ! 
dit  Marguerite  vivement  sans  autrement  ré- 
pondre. Vous  allez  me  faire  gronder  par  notre 
bon  docteur.  Justement,  voici  l'heure  de  sa 
visite.  Je  me  sauve. 

Et,  légère  comme  un  oiseau,  elle  quitta  la 
chambre  Elle  avait  reconnu,  elle  aussi,  le  mal- 
heureux officier  dès  le  premier  moment,  mal- 


280 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


gré  sa  figure  amaigrie,  rendue  plus  effrayante 
encore  par  une  barbe  de  deux  mois.  Dans  cet 
ordre  d’idées,  les  jeunes  filles  ont  des  yeux 
particulièrement  pénétrants.  Elle  n’avait  même 
pas  eu  besoin  de  consulter  la  feuille  des  hospi- 
talisés délivré  à l’oncle  Daniel  par  le  Service  de 
Santé  de  Majunga  et  qui  portait  en  tête  : 

« Gaulard,  Georges,  capitaine  breveté,  atta- 
ché à l’état-major  du  Général  de  brigade,  com- 
mandant le  1"  groupe;  33  ans;  fièvre,  anémie 
paludéenne.  » 

Henri  retrouve  les  assassins  de  son  père. 

Quand  Henri  Bertliier-Lautrec  et  sa  sœur 
s’étaient  séparés  vers  le  milieu  de  mars,  Henri 
pour  prendre  possession  de  son  poste  auprès 
du  colonel  Lebreton  et  Marguerite  pour  aller 
s’installer  chez  son  oncle  à Munakarana,  la 
jeune  fille  avait  fait  promettre  à son  frère  de 
leur  envoyer  de  ses  nouvelles  aussi  fréquem- 
ment que  les  circonstances  et  ses  occupations 
le  lui  permettraient.  Tout  d’abord  les  lettres  du 
jeune  attaché  au  Service  des  renseignements 
de  la  1"  brigade  étaient  arrivées  assez  réguliè- 
rement; puis,  à mesure  qu'il  pénétrait  dans  l'in- 
térieur avec  son  chef,  elles  étaient  devenues  de 
plus  en  plus  rares  pour  s'espacer  davantage 
encore  lorsque  le  colonel  Lebreton  eût  dépassé 
Suberbieville  ; en  outre,  Marguerite  et  son 
oncle  ayant  sur  ces  entrefaites  quitté  Manaka- 
rana pour  Maevasamba,  les  lettres  si  impatiem- 
ment attendues  ne  leur  parvenaient  plus  qu’avec 
un  mois,  et  parfois  davantage,  de  retard. 

C'est  ainsi  que  Marguerite  ne  reçut  que 
vers  la  fin  de  juillet  la  lettre  suivante, 
que  son  frère  lui  avait  adressée  du  camp 
d’Ankaboka  dans  les  premiers  jours  de 
juin  : 

« Ma  chère  Marguerite, 

Une  grande  nouvelle,  tout  d'abord.  Les 
principaux  assassins  de  notre  père  sont 
tombés  entre  nos  mains  par  une  suite  de 
circonstances  vraiment  merveilleuses  et 
ils  viennent  d’expier  leur  crime.  Dès  au- 
jourd'hui une  partie  de  la  tâche  que  je 
m'étais  fixée  se  trouve  donc  accomplie; 
mais  j'espère  bien  ne  pas  m’en  tenir  là  et 
venger  plus  complètement  encore  la  mort 
du  meilleur  et  du  plus  tendre  des  pères. 

Voici  maintenant  quelques  détails  sur 
cette  extraordinaire  aventure.  Tu  sais  que 
par  ma  fonction  je  suis  chargé  plus  par- 
ticulièrement d’interroger  les  Hovas  et  les 
Sakalaves  qui  tombent  entre  nos  mains. 

A la  fin  de  mai,  des  faits  de  brigandage 
s’étant  multipliés  dans  la  région  d’Anka- 
boka, le  général  Duchesne  x-oulut  faire 


un  exemple  et  donna  l’ordre  d’aller  saisir 
chez  lui  Salima,  roi  des  Sakalaves,  véhé- 
mentement soupçonné  d’avoir  provoqué,  ou 
tout  au  moins  favorisé,  les  meurtres  et  les 
pillages  dont  ses  sujets  s'étaient  rendus  cou- 
pables. Il  faut  te  dire  que  ce  madré  person- 
nage, presque  aussitôt  après  le  débarquement 
du  colonel  Lebreton  à Majunga,  était  venu  en 
grand  tralala  faire  sa  soumission  et  protester 
de  son  dévouement  à la  France  ; après  quoi,  la 
conscience  tranquille,  il  était  retourné  chez  lui 
et  avait  repris  ses  petites  habitudes,  c’est-à- 
dire  qu'il  s’était  livré  ouvertement,  ou  sous 
main,  aux  exactions  de  tout  genre,  vols, 
pillages,  etc.,  dont  il  tire  le  plus  clair  de  ses 
ressources.  Le  drôle  méritait  donc  une  bonne 
leçon.  Deux  officiers  du  2*  bataillon  du  200*,  le 
capitaine  Deniau  et  le  lieutenant  Paris,  se 
chargèrent  avec  le  lieutenant  Pierre,  chef  du 
port  d'Aukaboka,  d’aller  à eux  trois  mettre  la 
main  sur  Salima  et  de  le  ramener  au  camp 
mort  ou  vif;  ils  partirent  tranquillement,  le 
revolver  à la  ceinture , gagnèrent  rapidement 
le  village  où  résidait  Salima,  s’emparèrent 
de  sa  personne  sans  difficulté  et  le  rame- 
nèrent avec  eux.  On  l'enferma  au  milieu  du. 
camp  dans  une  case,  où  il  fut  gardé  à vue  par 
deux  factionnaires.  Le  lendemain,  je  reçus 
l'ordre  de  procéder  à son  interrogatoire.  Il 
commença  par  vouloir  m’éblouir  en  me  décla- 
rant d’un  ton  emphatique  qu’il  était  très  riche, 
qu’il  possédait  un  trésor  de  deux  cent  mille 
piastres  et  un  nombre  incalculable  d’esclaves 
et  de  bœufs. 


(.4  suiore).  A.  B. 


LA  POUDRE  SANS  FUMÉE 


281 


La  poudre  sans  fumée. 


Tir  av  e poudre  ordïuane  (U'après  me  photographie  instantanée) 


Il  est  aisé  de  comprendre  combien  il  est 
commode  d'avoir  une  poudre  qui  ne  fasse  pas 
de  fumée  : un  chasseur  qui  tire  sur  un  lièvre 


qu'il  peut  constater  si  le  lièvre  a roulé  à terre 
ou  s'il  continue  à filer,  en  prenant  ses  jambes  à 
son  cou,  manière  de  marcher  pas  commode  du 


ne  voit  pas,  une  fois  le  coup  parti,  si  son 
gibier  a été  touché.  C’est  seulement  quand 
s'est  dissipé  le  nuage  de  fumée  (ou  plus  exacte- 
ment peut-être  de  vapeur)  formé  par  la  déto- 
nation de  la  cartouche,  c'est  seulement  alors 


tout,  comme  dit  la  chanson.  Dans  ce  cas,  on 
remet  vite  en  joue  et  on  fait  feu  encore  une 
fois,  en  tâchant  de  mieux  viser. 

A la  guerre,  lorsqu’on  a affaire  à un  ennemi 
qui  fond  sur  vous,  en  un  instant  on  l'a  ajusté 


282 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


et  on  a pressé  sur  la  détente.  Mais  si  vous 
l'avez  manqué  par  trop  de  précipitation,  il  est 
déjà  sur  vous  avant  que  vous  ayez  pu  le  voir, 
aveuglé  que  vous  avez  été  par  la  fumée  de 
votre  cartouche,  en  supposant  que  vous  vous 
serviez  de  l’ancienne  poudre  à canon. 

Celle-ci  d'ailleurs  avait  encore  un  autre  incon- 
vénient. Non  seulement  elle  vous  cachait  pen- 
dant un  temps  plus  ou  moins  long  les  gens  sur 
lesquels  vous  tiriez,  mais  elle  vous  empêchait 
de  vous  cacher.  Vous  aviez  beau  vous  dissi- 
muler derrière  un  buisson  ou  un  tronc  d’arbre, 
la  fumée  qui  s’en  échappait,  au  moment  où 
vous  faisiez  usage  de  votre  arme,  apprenait  à 
votre  adversaire  d'où  partait  la  balle  qui  venait 
do  siffler  à ses  oreilles,  et  il  savait  ainsi  de  quel 
côté  il  avait  à riposter  ou  à s’abriter.  11  n’y  a 
pas  de  fumée  sans  feu;  c'est  du  point  où  on  en 
voyait  s’élever  qu'on  avait  fait  feu. 

Aujourd’hui,  avec  la  poudre  sans  fumée 
découverte  par  M.  Vieille,  l’ennemi  sur  lequel 
vous  tirez  entend  bien  le  bruit  de  la  détonation 
et  le  sifflement  du  projectile.  Il  se  rend  compte 
que  la  balle  vient  de  ce  côté-ci  ou  de  ce  côté-là, 
delà  gauche,  par  exemple. Mais  il  y a à gauche 
bien  des  endroits  où  vous  pouvez  être  posté, 
et  il  lui  est  impossible  de  savoir  si  vous  êtes 
derrière  cette  meule  de  paille,  ou  dans  un  fossé 
invisible,  derrière  cette  haie-ci  ou  abrité  par  ce 
pan  de  mur  ou  installé  dans  cette  maison.  Ce 
n’est  pas  drôle  de  recevoir  des  balles,  c’est 
encore  moins  drôle  d’en  recevoir  sans  savoir 
d’où  elles  partent,  parce  qu’on  n'a  pas  la  satis- 
faction de  se  venger.  Et  c'en  est  une...,  à la 
guerre.  On  ne  va  pas  sur  le  champ  de  bataille 
pour  être  mis  hors  de  combat,  mais  pour  mettre 
hors  de  combat  les  soldats  de  l'armée  ennemie. 
C'est  triste,  assurément,  bien  triste  même,  et 
très  contraire  à la  philanthropie.  Mais  la  guerre 
ne  peut  se  faire  qu'à  cette  condition. 

Vous  comprenez  donc  sans  peine  quel  chan- 
gement considérable  l'invention  de  M.  Vieille  a 
dû  apporter  aux  conditions  de  la  guerre,  à la 
physionomie  des  batailles  et  à ce  qu’on  appelle 
la  tactique.  Les  deux  dessins  ci-contre  vous 
montrent  un  même  peloton  exécutant  un  feu  de 
salve  avec  l’ancienne  poudre  d'abord  qui  fait 
devant  le  front  un  masque  blanc  opaque,  un 
rideau  gênant  et  révélateur,  puis  avec  la  nou- 
velle poudre  qui  donne  à peine  un  jet  de 
poussière  avec  une  fugitive  lueur,  qu’il  est  aisé 
de  dissimuler  en  se  plaçant  derrière  un  pli  de 
terrain  ou  de  hautes  herbes. 

A la  vérité,  il  se  trouve  des  gens  pour  pré- 
tendre que  le  tir  sans  fumée  n’est  pas  sans 
avoir  quelques  inconvénients  : du  moins  n’a- 
t-il  pas  l’avantage  de  soustraire  le  tireur  à 
l’émotion  que  lui  fait  éprouver  hi  vue  du  dan- 
ger. De  même  que  l’autruche  se  cache  la  tête 
en  face  du  péril,  de  même  il  arrive  qu’un  pol- 


I tron  ferme  les  yeux  au  moment  où  va  lui  être 
porté  un  coup.  Un  certain  instinct  le  pousse  à 
ne  pas  vouloir  regarder  ce  qui  va  se  passer. 
Aussi  certains  militaires  pensent-ils  que  le  sol- 
dat regrettera  parfois  le  bandeau  que  la  fumée 
pouvait  mettre  temporairement  sur  ses  yeux. 
Mais  ce  sont  là  de  simples  hypothèses,  et 
ces  considérations  théoriques  n’ont  empêché 
aucune  #nation  d’adopter  des  poudres  plus  ou 
moins  analogues  à la  nôtre. 

Ce.M.  Vieille,  dont  j’ai  parlé,  est  un  ingénieur 
français.  Il  sort  de  l’École  polytechnique,  et  il 
a eu,  pour  maîtres,  M.  Berthelot  qui  vient  d’être 
ministre,  et  M.  Sarrau,  deux  grands  savants, 
membres  l’un  et  l’autre  de  l’Institut,  tl  a rendu 
un  service  considérable  à notre  pays  en  arri- 
vant, par  ses  recherches  scientifiques,  à la 
préparation  chimique  qui  s'appelle  la  «poudre 
sans  fumée  ». 

Cette  appellation,  soit  dit  en  passant,  n'est 
pas  très  exacte.  Le  mot  poudre  s’applique  à des 
objets  qui.  sont  à l’état  de  grains  très  tins  : il 
est  presque  synonyme  de  poussière.  On  dit  : du 
tabac  en  poudre,  pour  parler  du  tabac  à priser, 
et  vous  connaissez  tous  la  poudre  qu’on  emploie 
pour  sécher  l’encre,  à défaut  de  papier  buvard. 
Déjà  on  avait  détourné  ce  mot  de  son  acception 
primitive  en  l’appliquant  à de  gros  grains  dont 
certains  étaient  plus  volumineux  que  le  poing. 
On  1 applique  maintenant  aune  substance  assez 
analogue,  en  apparence,  à de  la  colle  à bouche, 
et  qu'on  découpe,  soit  en  petits  fragments  gros 
comme  des  pépins  de  groseille  pour  les  car- 
touches des  fusils,  soit  en  longues  lamelles, 
semblables  à des  copeaux  de  bois,  pour  les 
gargousses  des  canons. 

Cette  substance  s'enflamme  difficilement; 
aussi  est-on  obligé  de  mettre  dans  les  gargousses 
des  canons  un  peu  d'ancienne  poudre,  sans 
laquelle  elle  aurait  grand’peine  à prendre  feu. 
II  en  résulte  que  le  tir  de  l’artillerie  fait  un  peu 
de  fumée,  oh!  très  peu.  De  plus,  le  vent  des 
pièces  soulève  toujours  de  la  terre  et  du  sable,  si 
le  sol  est  sec.  Enfin,  l’éclair  du  coup  est  assez 
brillant.  Il  en  résulte  que  l’artillerie  se  cache 
moins  aisément  que  l'infanterie.  Néanmoins, 
le  progrès  accompli  par  l’adoption  du  nouvel 
explosif  est,  pour  elle  aussi,  considérable. 

Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  l’Académie 
des  sciences  ait  décerné  à M.  l’ingénieur  Vieille 
un  prix  de  20000  francs  pour  ses  beaux  travaux. 
Mais  ce  savant,  aussi  modeste  et  désintéressé 
que  laborieux  et  habile,  n’a  pas  voulu  garder 
cette  somme  qu'il  avait  pourtant  si  bien  gagnée. 
Il  l’a  partagée  entre  le  personnel  placé  sous 
ses  ordres,  comme  si  tous  ses  ouvriers  avaient 
été  les  collaborateurs  de  son  oeuvre.  S'il  leur 
a donné  l'argent,  il  a conservé  la  gloire,  et 
nous  ne  devons  lui  marchander  ni  l'estime,  ni 
la  reconnaissance.  E.  M. 


LC  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


283. 


v(  Ta  bourdonner  dans  sa  corbeille  . » 


L’Abeille. 

par  Hégésippe  Moreau  (1810-1838). 


Comme  l’abeille  fugitive 
Qui  fait  son  miel  en  voyageant, 

Le  chansonnier  de  rive  en  rive 
Va  bourdonnant  et  voltigeant, 
Comme  elle  du  myrte  à la  treille 
Il  recommence  vingt  détours  : 

Vole,  vole,  petite  abeille. 

Vole,  vole,  vole  toujours. 

Hélas!  je  rampais,  demi-nue. 

Sans  ailes  d’or,  sans  aiguillon. 
Quand  tout  mon  essaim  vers  la  nue 
S’envole  dans  un  tourbillon; 

Mais  Dieu  me  sourit.  Dieu  qui  veille 
Sur  un  insecte  sans  secours, 

Me  dit  : » Vole,  petite  abeille. 

Vole,  vole,  vole  toujours  ». 

« Loin  des  tourbillons  de  poussière 
Que  lont  les  grands  et  leurs  laquais, 
Dans  la  mansarde  ou  la  chaumière 
Murmure  à de  joyeux  banquets; 

Mais  en  fuyant  pique  à l’oreille 
Les  Midas  qui  peuplent  les  cours  : 
Vole,  vole,  petite  abeille, 

Vole,  vole,  vole  toujours. 


« Oui,  garde  bien,  pauvre  orpheline, 
Un  dard  caché  pour  les  méchants; 
Mais  si  quelque  vierge  enfantine 
Cueille  des  bluets  dans  les  champs, 
Va  bourdonner  dans  sa  corbeille 
Et  fais-la  rêver  aux  amours  : 

Vole,  vole,  petite  abeille, 

Vole,  vole,  vole  toujours. 

« Mon  souille  a reverdi  la  terre 
Teinte  du  sang  des  oppresseurs; 
Longtemps  l'éclat  du  cimeterre 
Sur  l'Hymelte  ellïaya  les  sœurs; 
Mais  à la  Grèce  qui  s’éveille 
La  Liberté  rend  ses  beaux  jours  : 
Vole,  vole,  petite  abeille. 

Vole,  vole,  vole  toujours.  » 

Moi,  dans  les  paroles  divines 
Je  me  confie,  et  sans  savoir 
Si  sur  des  fleurs  ou  des  épines 
Il  faudra  m’endormir  le  soii. 

Quand  vient  la  brise  je  sommeille, 

Et  je  m'abandonne  à son  cours  : 
Vole,  vole,  petite  abeille. 

Vole,  vole,  vole  toujours. 


284 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Une  histoire  de  sauvage  (suite)'. 


Alors,  pris  d'un  vertige  qui  dépassait  encore 
en  rapidité  la  vitesse  de  la  pensée,  je  traverse 
les  espaces  infinis,  je  vois  les  soleils  sans 
nombre,  de  toutes  dimensions  et  de  toutes 
couleurs,  suspendus  dans  l'immensité  sans 
bornes,  animés  de  vitesses  prodigieuses,  sou- 
tenus dans  le  vide  immense  et  disséminés  à 
des  distances  incommensurables  les  uns  des 
autres  sur  l'équilibre  des  lois  divines  de  la 
gravitation  universelle;  chaque  soleil  attire 
chaque  soleil,  ils  se  sentent  tous  à travers  l'im- 
mensité, subissent  leurs  influences  mutuelles 
et  glissent  silencieusement  dans  le  vide  éternel 
emportés  par  l'attraction  de  chacun  et  de  tous. 

Et,  retenus  autour  d'eux  par  leur  chaleur 
rayonnante,  tournent  les  planètes, les  mondes, 
équilibrés  les  uns  par  les  autres  ; il  me  sembla 
que  pendant  des, milliards  d'années  je  voya- 
geais ainsi,  plus  rapide  que  la  pensée,  au  milieu 
des  soleils  et  des  mondes  ; mais  plus  loin,  tou- 
jours plus  loin,  flamboyaient  encore  les  soleils 
et  tournaient  autour  d’eux  les  mondes  auxquels 
ils  dispensaient  la  chaleur,  le  mouvement  et 
la  vie.  Parfois  passaient  rapides,  les  astres 
errants,  les  morceaux  des  mondes,  des  terres 
rayées  du  Livre  de  vie  et  qui  allaient  s’en- 
gloutir dans  la  masse  incandescente  des  soleils, 
fournissant  ainsi  à leur  activité  un  nouvel 
élément  ! 

Et  après  ces  milliards  d'années,  animé  de 
cette  vitesse  plus  rapide  que  le  rayon  lumi- 
neux, plus  prompte  que  la  pensée,  je  n'avais 
pas  fait  un  seul  pas  dans  l'immensité  et  ma 
pensée  se  sentit  confondue  et  humiliée  devant 
l'éternité  de  la  durée  et  l'infini  de  l’espace. 

(Tris  bien,  très  bien,  triple  salve  d' applaudis- 
sements.) 

Est-ce  que  maintenant  on  peut  rire  un  peu? 
demanda  Thomassin. 

Déjà  je  m’éloignais  du  soleil,  non  plus  avec 
la  vitesse  de  la  lumière,  "6  000  lieues  par 
seconde,  mais  avec  la  rapidité  de  la  pensée  ; 
mon  esprit  seul  traversait  les  espaces,  j’avais 
laissé  dans  la  nacelle  du  ballon  ce  corps 
périssable  ; cette  enveloppe  mortelle  qui  retient 
notre  âme  captive  sur  cette  goutte  de  boue  que 
l'on  nomme  la  Terre!  Avec  la  rapidité  de  la 
pensée  je  sortais  de  la  sphère  d’attraction  de 
notre  Soleil,  je  vis  suspendue  autour  de  lui, 
glissant  silencieusement  dans  l’espace  évoluant 
sur  elles-mêmes,  animées  de  vitesses  prodi- 
gieuses, les  planètes  sœurs  de  la  nôtre,  je  me 
sentis  attiré  par  une  force  irrésistible  vers  cette 
petite  étoile  de  la  constellation  d’HercuIe  vers 


laquelle  notre  soleil  nous  emporte  tous,  terre, 
lunes,  planètes  et  je  vis  alors  que  ce  que  nous 
appelons  des  étoiles  ne  sont  autre  chose  que 
des  soleils  encore  plus  grands,  encore  plus 
actifs  que  le  régulateur  de  notre  monde,  je 
m’élançais  vers  l’étoile,  vers  le  soleil  de  la 
constellation  australe  du  Centaure  qui  se  trouve, 
de  toutes  les  étoiles,  la  plus  rapprochée  de  la 
Terre  bien  que  sa  lumière,  à raison  de  75  000 
lieues  par  seconde,  mette  encore  trois  ans  et 
huit  mois  à parvenir  jusqu’à  nous,  j'atteignis 
encore  une  de  nos  plus  proches  voisines,  l’étoile 
Vega  de  la  constellation  de  la  Lyre,  dont  le 
rayon  lumineux  emploie  vingt  et  un  ans  et 
trois  mois  pour  franchir  la  distance  qui  nous 
sépare  d’elle  ! 

La  descente.  — En  pleine  mer.  — Voyage  sous- 
marin.  — Les  merveilles  de  l'océan.  - Inter- 
ruptions de  l'épicier  Thomassin  — Les  arbres  et 
les  fleurs  vivantes.  — Indignation  présidentielle. 

• — Les  méduses.  — Les  forêts  sous-marines.  — 
La  pieuvre  ! — Le  collège  est  empoisonné  ! 

J’avais  été  le  jouet  de  ce  phénomène  bien 
connu  des  aéronautes  et  que  l’on  nomme  le 
vertige  de  la  hauteur;  je  n’avais  pas  à m’en 
plaindre  puisque,  pendant  tout  le  temps  qu’avait 
duré  mon  évanouissement,  dû  à la  raréfaction 
de  l'air,  j'avais  parcouru,  sous  l’influence  de 
je  ne  sais  quelle  hallucination,  des  milliards 
de  milliards  de  lieues  dans  les  espaces  célestes, 
et  je  fais  ici  appel  à l’autorité  de  M.  le  pro- 
fesseur Rosencœur,  tout  ce  que  j’ai  vu,  tout  ce 
que  je  vous  ai  raconté  sur  les  merveilles  des 
cieux  n’est-il  pas  conforme  aux  données  de  la 
science  (.1/.  Hosencceur  fait  un  signe  d'appro- 
bation). 

Mais  à mesure  que  le  ballon  descendait,  car 
peu  à peu  le  gaz  hydrogène,  qui  est  très  subtil, 
s'échappait  de  son  enveloppe,  bien  qu'elle  fût 
composée  de  plusieurs  tissus  superposés  en- 
duits d’un  épais  vernis,  je  me  sentais  renaître, 
l’air  rentrait  dans  mes  poumons. 

Bientôt  le  ballon  traversa  de  nouveau  des  cou- 
ches d’air  dont  la  température  était  très  variable  ; 
il  fut  saisi,  emporté  par  ces  courants  aériens, 
froids  ou  chauds,  perpétuellement  en  lutte 
dans  l'atmosphère  et  qui  engendrent  les  tem- 
pêtes; de  nouveau  il  se  trouva  au  milieu  des 
nuages,  tantôt  diversement  colorés,  tantôt 
obscurs  lorsque  leur  épaisseur  ne  permettait 
pas  aux  rayons  du  soleil  de  les  pénétrer;  parfois 
un  mince  rayon  filtrait  à travers  leur  masse  et 


1.  Voir  le  n°  376  du  Petit  Français  illustré,  .p.  266. 


UNE  HISTOIRE  DE  SAUVAGE 


285 


ressemblait,  au  milieu  de  l'obscurité,  à une 
coulée  de  lave  étincelante. 

Le  ballon  descendait  toujours! 

Enfin  une  éclaircie  se  fit  entre  les  nuages  et 
j'aperçus,  à perte  de  vue,  une  surlace  unie, 
miroitante,  qui  brillait  sous  les  rayons  obli- 
ques du  soleil  couchant. 

C'était  la  vasfe  mer  ! la  mer  immense  ! 

La  descente  du  ballon  devenait  de  plus  en 
plus  rapide;  de  la  hauteur  à laquelle  je  me 
trouvais,  j'embrassais  un  vaste  horizon;  sur 
cette  immense  surface,  je  cherchais  vainement 
une  voile,  la  fumée  d'un  steamer;  je  compris 
alors  que  je  me  trouvais  en  dehors  des  routes 
habituelles  suivies  par  les  navires;  je  n'avais 
pas  à compter  sur  le  secours  des  hommes  ! 

Je  l’avoue,  j’eus  un  moment  de  découra- 
gement, je  me  plaignis  : « Mon  pauvre  Marius, 
me  disais-je,  te  voilà  encore  dans  une  belle 
situation,  cette  fois  c'est  fini!  bien  fini  ! » 

Mais  cela  ne  dura  pas  longtemps;  je  me  sou- 
vins que ‘j'étais  de  Beaucaire  ( très  bien!)  Je 
résolus  de  lutter  contre  la  mauvaise,  contre 
l'implacable  fortune,  et  je  me  posai  la  question 
suivante  : « Qu’est-ce  tu  as  de  mieux  à faire?  » 

Je  répondis  de  suite  à cette  question  en 
disant  : « Ce  que  tu  as  de  mieux  à faire  c'est 
de  maintenir  le  ballon  dans  les  airs  aussi  long- 
temps que  cela  te  sera  possible,  et  quand  tu 
verras  uu  navire,  tu  feras  des  signaux  de 
détresse;  (C'est  cela!)  on  mettra  une  chaloupe 
à la  mer  et  on  viendra  te  recueillir,  pauvre 
naufragé  que  tu  es  ! ».  . 

La  descente  du  ballon  devenait  de  plus  en 
plus  rapide,  je  n'avais  pas  un  instant  à perdre  ; 
je  m'efforce  de  détacher  la  corde  à l’extrémité 
de  laquelle  pendait  le  corps  inerte  de  l’infor- 
tuné Brutus,  c’était  un  poids  dont  je  pouvais 
me  débarrasser;  mais  cette  corde,  gonflée  par 
l'humidité,  était  tellement  serrée  que  je  ne 
pus  parvenir  à la  détacher;  je  cherche  mon 
couteau,  je  l’avais  égaré. 

Le  ballon  ne  descendait  plus,  il  tombait!... 

J'enlève  ma  veste,  mes  souliers,  mon  pan- 
talon lui-même,  je  les  jette  par-dessus  bord, 
je  me  débarrasse  de  tout  ce  qui  avait  du  poids. 
Cependant  je  dois  à vérité  de  reconnaître  que, 
même  dans  cette  circonstance  critique,  en  pré- 
sence de  la  mort  qui  m'attendait,  je  ne  pus 
consentir  à me  défaire  de  cette  boîte  de  pâte 
pectorale  des  princes  de  Zanzibar...  (Interrup- 
tions... ah!  ah!). 

Pendant  une  minute  à peine  le  ballon  ralentit 
sa  chute  ; ce  fut  une  minute  d'angoisse  ; les 
doigts  ensanglantés,  je  m’efforçai  de  détacher 
la  corde  qui  supportait  Brutus;  allégé  d'un  poids 
aussi  considérable,  le  ballon  devait  remonter 
et  se  maintenir  encore  quelque  temps  dans  les 
airs.  J'essayai  de  la  couper  avec  mes  dents. 
Hélas!  peine  inutile!  Et  dans  mon  angoisse,  il 


me  semblait  que  c'était  le  poids  de  Brutus  qui 
m'entraînait  dans  l’abîme,  dans  ce  tombeau,  le 
plus  vaste  des  tombeaux...  celui  où  Ton  ne 
retrouve  pas  ses  morts.  (Frémissements  dans 
L'auditoire.) 

Maintenant  le  ballon  précipitait  sa  chute  avec 
une  vitesse  vertigineuse...  la  tête  me  tournait, 
mes  jambes  vacillaient,  je  tombai  dans  le  fond 
de  la  nacelle  et...  je  m'évanouis.  . j'étais  en 
proie  au  vertige  de  la  profondeur! 

Il  me  sembla  que  la  nacelle  s'enfonçait  dans 
la  mer,  attirant  à elle  le  ballon  dégonflé  ; elle 
longeait  les  parois  presque  verticales  d'une 
montagne  sous- marine  dont  le  sommet  se 
trouvait  à peine  à vingt  mètres  de  profondeur; 
le  sable  s’était  accumulé  dans  les  anfrac- 
tuosités des  rochers,  et  au  milieu  des  herbes 
marines  se  jouaient  une  multitude  de  poissons, 
de  formes  et  de  couleurs  variées;  ils  nageaient 
autour  de  la  nacelle  avec  souplesse  et  agilité, 
et  je  n 'affirmerai  rien  de  contraire  à la  vérité 
en  disant  que  leurs  gros  yeux  ronds  mani- 
festaient à n’en  pas  douter  un  certain  éton- 
nement de  voir  dans  leur  élément  une  nacelle 
et  un  ballon,  choses  qu'ils  n’avaient  pro- 
bablement jamais  encore  eu  l'occasion  de 
contempler  (Approbation). 

— Et  ils  chantaient  en  chœur  la  valse  du 
Tutu-panpan,  s’écria  l'épicier  Tliomassin  (Rires 
dans  l'auditoire). 

Monsieur  Tliomassin,  cria  le  président,  je 
vous  rappelle  à Tordre!  ( Très  bien!  Très  bien! 
continue  Marius.) 

Après  les  merveilles  des  cieux,  il  m'était 
permis  d'admirer  les  merveilles  de  la  mer. 

Car  c'étaient  de  véritables  merveilles  qui 
s'offraient  à mes  regards;  tous  ces  poissons, 
dont  les  écailles  scintillantes  reflétaient  les 
plus  vives  couleurs  et  .les  nuances  les  plus 
variées,  ne  le  cédaient  en  rien  pour  la  beauté 
de  leur  parure  aux  oiseaux  et  aux  papillons  de 
la  terre,  et  j'en  comparais  l'éclat  à ces  pierres 
précieuses,  topazes,  saphirs  et  émeraudes  que 
nous  pouvons  admirer  à la  vitrine  de  notre 
concitoyen  Meynardet,  ici  présent,  qui  est, 
comme  chacun  sait,  le  premier  joaillier-bijou- 
tier du  département.  (Très  bien!) 

Aucune  région  de  notre  terre  ne  saurait  vous 
donner  l'idée  de  l'exubérance  de  vie  qui  se 
manifeste  dans  la  mer  : ici  des  crevettes  se 
jouent  entre  les  herbes,  des  hippocampes  enla- 
cent leur  queue  autour  des  tiges  marines  et  se 
tiennent  tout  droit,  dressant  leur  tête  qui  res- 
semble à celle  d'un  cheval;  là  des  anguilles, 
au  dos  cendré  et  au  ventre  d'un  blanc  laiteux, 
glissent  sur  le  sable  et  se  dissimulent  entre 
les  herbes;  plus  loin,  des  écailles  étincellent 
moirées  de  vert  brillant  ou  de  bleu  sombre, 
des  formes  vagues  laissent  sur  leur  passage 
des  lueurs  azurées  et  fuient  avec  plus  de  rapi- 


286 


I.E  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


dite  qu'un  vol  d'oiseaux  effarouchés;  ce  sont 
des  fuites  précipitées,  des  attaques  et  des  ruses 
continuelles.  Une  raie,  qui  avait  jusqu'à  trois 
mètres  de  longueur,  posée  à plat  ventre  sur  le 
sable  avec  lequel  elle  se  confondait,  se  tient 
en  embuscade;  elle  semble  dormir;  mais  tout 
à coup,  d'un  coup  de  sa  longue  queue  armée 
de  griffes,  elle  atteint  un  poisson  quelle  saisit 
et  engloutit  aussitôt;  une  autre,  nageant  entre 
deux  eaux,  agite  ses  larges  nageoires  ainsi 
qu'un  aigle  agite  ses  ailes  et  se  précipite  sur 
sa  proie  avec  la  rapidité  de  l'éclair. 

Et,  dans  les  cavités  du  rocher,  les  crabes, 
immobiles,  les  pinces  en  avant,  attendent 
patiemment  qu'une  proie  vienne  à passer  à 
leur  portée;  quelques-uns  sont  gigantesques; 
leur  carapace  est  envahie  par  les  plantes 
marines  et  incrustée  de  coquillages.  Tout  à 
coup,  l'obscurité  se  fait;  au-dessus  de  ma  tête, 
des  poissons,  en  quantité  innombrable,  passent 
à la  surface  de  la  mer,  c’est  un  banc  de  harengs 
dont  les  écailles,  d'un  bleu  verdâtre  et  d’un 
blanc  argenté,  produisent  des  lueurs  phospho- 
rescentes. 

— Et  la  baleine,  crie  l’épicier  Thomassin,  qui 
a la  manie  d’interrompre,  as-tu  vu  la  baleine’.' 

— 11  n'y  en  avait  probablement  pas  dans  ces 
parages,  répond  Marius... 

— C’est  bien  dommage,  elle  t’aurait  avalé, 
toi  et  ton  ballon,  et  tu  aurais  pu  nous  dire  ce 
qu'elle  avait  dans  le  ventre... 

— Si  M.  Thomassin  continue  à m’inter- 
rompre... 

— Té,  tu  ne  serais  pas  mort  pour  cela,  est-ce 
que  Jonas  n'est  pas  resté  trois  jours  dans  le 
ventre  d’une  baleine?  (Ah!  ah!) 

— .Monsieur  Thomassin... 

— Et  il  faisait  du  feu  là-dedans,  il  se  servait 
de  son  huile  pour  faire  frire  les  poissons  quelle 
avalait...  (Oh!  oh!) 

— Tu  nous  ennuies  avec  ta  baleine,  nous  ne 
sommes  pas  venus  ici  pour  entendre  tes  his- 
toires, s’écrie  le  président,  en  brandissant. sa 
cloche.  Continue,  Marius. 

a Le  ballon  descendait  toujours;  les  algues 
devenaient  plus  abondantes.  Ces  plantes 
marines  qui  n'ont  pas  de  racines  et  sont  nour- 
ries et  portéespar  la  mer,  revêtaient  les  formes 
les  plus  étonnantes  et  les  plus  bizarres.  Les 
unes  ressemblaient  à de  longues  lanières  que 
les  courants  faisaient  onduler  (car  je  reconnus 
que  la  mer  était  sans  cesse  agitée,  de  même 
que  l'atmosphère,  par  des  courants  dont  la 
principale  cause  était  due  à la  différence  de  la 
température  des  eaux),  les  autres  se  déroulaient 
semblables  à de  larges  rubans,  à des  écharpes 
transparentes.  Comme  elles  n’étaient  pas  encore 
trop  éloignées  de  la  surface,  elles  présentaient 
toutes  les  nuances  du  plus  beau  vert. 

Et  à mesure  que  le  ballon  descendait  dans 


l’abîme,  le  paysage  sous-marin  qui  s'offrait  à 
mes  regards  émerveillés,  prit  un  aspect  tout 
different;  les  polypiers,  ces  arbres  aux  bran- 
. elles  dénudées,  desquels  sortent  des  fleurs 
; vivantes  aux  couleurs  éclatantes,  prenaient 
leur  point  d’appui  sur  les  flancs  du  rocher,  dans 
i «toutes  les  anfractuosités,  les  anémones,  fleurs 
animées,  épanouissaient  leurs  couronnes  de 
tentacules  ou  s’étendaient  sur  les  fonds  de 
sable,  parmi  les  hérissons  et  les  étoiles  de  mer 
aux  formes  bizarres,  comme  un  parterre  de 
. renoncules  variées;  les  unes  étaient  d'un  blanc 
de  lait,  les  autres  d'un  beau  violet  tendre,  leur 
collerette,  de  couleur  aussi  éclatante  mais  tou- 
jours différente  de  celle  de  leur  corps,  ajoutait 
encore  à la  beauté  de  leur  parure.  Qu’un  petit 
ver,  une  crevette,  un  poisson  nouvellement 
éclos,  vint  se  mettre  étourdiment  à leur  por- 
tée, aussitôt,  par  un  brusque  mouvement,  la 
fleur,  ou  plutôt  l’animal  vorace  poussait  l’im- 
prudente victime  vers  sa  bouche  béante  et 
i l'engloutissait... 

Le  rire  sonore  de  l’épicier  Thomassin  vint 
encore  une  fois  interrompre  le  récit  de  Marius 
et  il  criait,  en  se  tenant  les  côtes  : 

Des  plantes  sans  racines,  lii  lii  hi...  et  des 
fleurs  qui  mangent  des  petits  poissons, 
hi  hi  hi  !...  Tiens,  Marius,  tu  me  feras  mourir  de 
rire...  Jamais  je  ne  me  suis  tant  amusé.,. 

— C'est  cependant  l’exacte  vérité,  j’en  appelle 
à la  science  de  M.  Roseneœur... 

M.  Roseneœur  se  leva  et  dit  : 

— C'est  l’exacte  vérité,  Marius  n’invente  rien 
et...  M.  Thomassin  est  un  ignorant  ( Très  bien! 
très  bien!) 

Sans  rien  dire , le  président  s’était 
levé,  il  était  rouge  de  colère,  il  retirait  sa 
veste... 

— Laissez-moi  empoigner  Thomassin  et  le 
mettre  dehors,  rugit-il... 

Mais  le  pharmacien  l’entoura  de  ses  liras, 
cherchant  à le  retenir  et  lui  cria  dans  l'oreille, 

■ au  milieu  du  tumulte  soulevé  par  cet  incident  : 

— Comment!...  mettre  Thomassin  à la 
porte...  Mais  c’est  le  plus  chaud  de  nos  parti- 
sans... Retiens-toi,  mon  président. 

Le  président,  déjà  tout  essouflé,  remit  sa 
veste;  puis  il  consentit,  non  sans  quelque  vio- 
lence, à s’asseoir  de  nouveau  dans  le  fauteuil 
présidentiel  et,  quand  le  tumulte  se  fut  un 
peu  calmé,  Marius  s’écria  : 

— Je  comprends  la  noble  indignation  de  notre 
président,  mais  je  lui  demande  de  mettre  un 
frein  à son  juste  courroux,  M.  Thomassin  me 
fait  signe  qu’il  ne  m’interrompra  plus. 

En  effet,  l'incorrigible  interrupteur  avait  mis 
un’doigt  sur  sa  bouche  et  restait  immobile, 'les 
yeux  fermés. 

E.  P. 


(A  suivre.) 


Troisième  début  de  Gamember. 


hommes  du  régiment.  Naturellement,  Camember  qui  a déjà 
débuté  se  présente,  flanqué  de  Cancrelat  Étant  donné  leur 
expérience  bien  connue  des  choses  du  théâtre,  ils  sont  aussitôt 
agrées. 


Le  depbnsbur  de  la  jeune  opprimée  (au  traître).  — Misérable  ! 
je  pourrais  t’anéantir  ! Regarde  cette  bougie  : (Camember 
s’apprête)...  Pan  ! 

PffFt  ' fait  Camember.  Malheureusement  ec  fallacieux  Can- 
crelat a collé  sur  le  trou  une  invisible  pelure  d'oiguon. 


Le  traître  (gracieusement).  — On  a trois  coups. 

Camember  (illuminé  d’uue  idée  subite)  — Je  parie  14  sous 
que  le  trou  il  est  obstructionné  jusqu’à  la  3®  capucine.  Gueux  de 
Cancrelat  ' Tu  me  le  payeras  ! 


Le  Régisseur.  — Voici  ' Quand  le  défenseur  de  la  j^une 
opprimée  dira  au  traitre  « Tu  vois. cette  bougie!...  » faudra 
vous  préparer,  et  au  coup  de  pistolet  vous  soufflez  par  ce  trou 
la  ehandelîe  qur  est  derrière. 

Camember.  — Compris,  mon  régisseur: 


Le  défenseur  de  la  JEUNE  ofprimée  (ahuri).  — Je  ne  sais  ce  que 
j'ai  aujourd'hui  ' 

Le  traître  (aimablement).  — On  n’est  pas  toujours  bien 
disposé  1 Vous  pouvez  recommencer  ! 

Le  défenseur  — Pan  ' PEffiTlTt,  fait  Camember. 


Le  défenseur  (rageant,  bas  à Camember)  — Souffle  doue  plus 
fort,  animal  ! 

Pffft,  fait  Camember  aussitôt,  puis  il  ajoute  : Cette  fois,  je 
crois  que  ça- z- y- est! 

C’est  depuis  cette  époque  que  le  sapeur  fut  systématiquement 
refuse  comme  figurant. 


288 


LE  PETIT  EI1ANÇA1S  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


ILe  produit  d'un  simple  sou.  — A-t-on 
jamais  pensé  à ce  que  la  plus  petite  pièce  de 
monnaie,  un  simple  sou,  aurait  pu  produire  au 
31  décembre  1894,  si  elle  avait  été  placée  à la 
naissance  de  Jésus-Christ  et  capitalisée  depuis  à 
3 p.  100?  — Tout  simplement  la  modeste  somme 
de  100  sextillons  758  quintillons  472  quatrillons 
218  trillons  528  milliards  223321324  fr.  25.  Or, 
avec  le  revenu  à 3 p.  100  de  cette  somme,  chacun 
des  38  218  000  Français  pourrait  avoir  une  rente 
journalière  de  350528  552  510  fr.  60.  Tout  cela 
pour  un  sou! 

* 

* * 

L'ali*  «le  la  mer  et  «les  montagnes 
à domlelle.  — Un  savant  propose  de  mettre 
dans  le  commerce  des  bouteilles  d’air  pris  sur  les 
montagnes  ou  au  bord  de  la  mer.  Cet  air  serait 
liquéfié  sur  place  et  pour  avoir  l’air  pur  chez  soi, 
on  n’aurail  qu’à  déboucher  une  bouteille  d’air 
liquéfié,  liquide  bleuâtre  qui  reprendrait  aussitôt 
son  état  gazeux.  D’aprèsle  procédé  de  liquéfaction 
inventé  par  M.  Linde,  on  pourrait  obtenir  par 
heure  un  mètre  cube  d’air  à 70  p.  100  d’oxygène. 
Le  prix  de  revient  de  l’air  liquéfié  serait  peu  élevé. 

* 

* * 

Luc  leçon  «le  politesse.  — Un  ouvrier  est 
appelé  pour  faire  quelques  réparations  pressantes 
dans  un  appartement.  La  maîtresse  de  la  maison, 
qui  se  méfie  de  tous  ceux  qu’elle  ne  connaît  pas, 
appelle  sa  bonne  et  lui  dit  tout  haut  : 

— Amélie,  enlevez  d’ici  mon  coffret  à bijoux  et 
mettez-le  en  place  dans  la  chambre  voisine. 

Justement  froissé,  l’ouvrier  enlève  aussitôt  de 
la  poche  de  son  gilet  sa  chaîne  et  sa  montre  et  les 
tendant  à son  apprenti  : 

— François,  lui  dit-il,  va  porter  cela  chez  moi  : 
il  paraît  que  la  maison  n’est  pas  en  sûreté  ! 

❖ 

* * 

Aimalile  invitation.  — A l’occasion  du 
mariage  de  sa  fille,  un  bon  paysan,  qui  a fait 
fortune,  invite  quelques  personnages  de  la  haute 
société  à venir  assister  au  banquet  qui  doit  avoir 
lieu  après  la  cérémonie. 

Voici  comment  il  termine  sa  lettre  d’invitation  : 


...  Il  y aura  au  dîner  plusieurs  oies,  quelques 
dindons  et  un  cent  d’huîtres.  J’espère  que  vous  y 
serez. 

* 

* * 

Prière  touchante.  — La  maman  du  petit 
Henri  lui  recommande  de  prier  le  bon  Dieu  pour 
son  oncle  gravement  malade.  Le  soir,  avant  de 
se  mettre  au  lit,  l’enfant  fait  en  ces  termes  sa 
touchante  prière  : 

« Mon  Dieu,  conservez  mon  oncle  au  moins 
jusqu’aux  étrennes!  » 


RÉPONSES  A CHERCHER 

Problème  amusant.  — Un  monsieur 
demande  l’heure  qu’il  est  à un  passant.  Celui-ci 
lui  répond  : « Il  était,  il  y a un  quart  d’heure,  la 
moitié  du  quart  des  deux  tiers  de  douze  heures  » 
Quelle  heure  est-il  ? 

* 

* * 

Origines  curieuses.  — Quelle  est  l’origine 

des  locutions  proverbiales  suivantes  : 

1°  Après  cela  il  faut  tirer  l’échelle. 

2°  Après  moi  le  déluge. 

3°  Nettoyer  les  étables  d’Augias. 

* 

* Ht 

Géographie.  — Citez  deux  mers  qui  commu- 
niquent, dont  l’une  est  plus  élevée  que  l’autre,  et 
dites  par  quoi  elles  communiquent  entre  elles. 

* 

* * 

Logogriphc. 

Sur  mes  cinq  pieds  ie  suis  une  pierre  brillante 
Aux  retlets  azurés,  laiteuse  et  chatoyante. 

Sans  ma  tête,  je  suis  blême  et  perds  mes  couleurs, 
Indice  trop  certain  du  deuil  et  des  douleurs. 

Sur  mes  trois  derniers  pieds  je  deviens  une  bière 
Que  messieurs  les  Anglais  prétendent  la  première; 
Et  sur  deux  pieds,  enfin,  je  suis  un  petit  mot 
Qui,  seul,  ne  vous  dit  rien  : il  est  presque  de  trop. 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  ?6. 

I.  Questions  à répondre. 

Tournon  — Poitiors  — Rhodes  — Castres. 

Nantes  — Gaillac  — Nice  — Sentis. 

Thonon  — Laval  — Luro  — Louhans. 

IL  Questions  géographiques. 

1#  Le  département  des  Landes  (depuis  qu’on  a remplacé  par 
des  plantations  do  pins  les  flaques  d’eau  qui  au  commencement 
du  siècle  faisaient  de  ce  département  une  région  désolée). 
Ensuite  viennent  le  Var  et  les  Vosges.  Les  moins  boisés  sont  : 
la  Manche,  la  Vendée,  le  Finistère. 

2*  Le  lac  du  Bourget  en  Savoie. 

3°  Celui  de  Saint-Étienne  à Lyon  (établi  on  1826). 


IIL  Problème  amusant. 


Le  Gerant  Maurice  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d'adresse  doit  être  accompagnée  de  Tune  des  dernières  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8e  année. 


N»  378. 


10  centimes 


23  mai  1896. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L’ABONNEMENT  : UN  AN,  SIX  FRANCS 

Part  du  l«r  de  chaque  mois 


Armand  COLIN  & Cie,  éditeurs 

5,  rue  «le  Mézières,  Paris 


ETRANGER  Tfr  — PARAIT  CHAQUE  SAUEDi 

Tons  droits  réservés 


Buffles  attaqués  par  un  tigre 


290 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Une  histoire  de 

— Et  maintenant  je  continue,  dit  llarius  : 

« Le  ballon  descendait  toujours  ! Jeressentis  un 
léger  choc,  la  nacelle  venait  de  heurter  une 
masse  gélatineuse  qui  présentait  les  teintes  les 
plus  vives  et  les  reflets  les  plus  brillants; 
c'était  un  animal,  une  méduse.  Je  la  vis  s'éle- 
ver vers  la  surface  de  la  mer  et  j'en  aperçus 
plusieurs  autres  qui  flottaient  gracieusement 
au-dessous  de  moi,  en  forme  de  cloches  demi- 
transparentes,  tantôt  d'un  hleu  tendre,  tantôt 
d’un  rose  affaibli;  de  longs  filaments  partaient 
de  leurs  hords  dentelés  et  ressemblaient  à des 
racines. 

A mesure  que  le  ballon  accentuait  sa  des- 
cente, la  végétation  marine  revêtait  une  teinte 
de  plus  en  plus  sombre,  c’est  à peine  si  je  pou- 
vais distinguer  les  immenses  forêts  qui  tapis- 
saient les  parois  des  rochers  et  formaient  des 
massifs  impénétrables. 

Cependant  des  légions  d’animaux  parcou- 
raient encore  ces  abîmes  dans  tous  les  sens,  et 
comme  ils  se  trouvaient  à une  trop  grande  pro- 
fondeur pour  recevoir  la  lumière,  ils  produi- 
saient eux-mêmes  des  lueurs  phosphorescentes 
qui  éclairaient  leur  marche.  Des  animaux 
microscopiques  rayonnaient  dans  les  ténèbres. 
Des  bouquets  de  feu  lançaient  des  étincelles 
et  parfois  le  large  disque  d’argent  du  poisson 
lune  traversait  avec  majesté  le  tourbillon  des 
petites  étoiles,  puis,  tout  à coup,  l’obscurité  se 
faisait,  plus  profonde. 

Et  le  ballon  descendait  toujours!  Nul  bruit  ne 
venait  troubler  le  silence  des  mystérieuses  pro- 
fondeurs qu’il  venait  d'atteindre.  Je  me  sentais 
alors  oppressé  par  une  angoise  indéfinissable, 
une  sorte  de  torpeur  m’envahissait  lorsque 
j'aperçus,  à quelques  mètres  à peine,  deux 
yeux  énormes  briller  dans  l’obscurité,  comme 
ceux  des  chats,  d’une  lueur  phosphorescente; 
ce  regard,  immobile,  épouvantait  et  fascinait 
par  son  étrange  fixité.  J’aperçus,  adhérant  au 
rocher,  une  sorte  de  sac  épais,  lisse,  visqueux, 
offrant,  à une  extrémité,  une  grosse  tête  arron- 
die, avec  des  yeux  latéraux  énormes  et,  vers 
le  sommet,  une  bouche,  ou  pour  mieux  dire, 
un  bec  de  corne  dur  et  tranchant,  comme  celui 
d’un  perroquet;  autour  de  ce  bec  vibraient, 
dans  une  agitation  continuelle,  dix  bras  longs 
et  effilés,  sortes  de  trompes  munies  de  deux 
ou  trois  rangées  de  ventouses  ou  suçoirs. 
C’était  une  pieuvre! 

il  me  sembla  que  les  yeux  énormes  de  ce 
monstre  se  dilataient  dans  l'obscurité.  J’étais 
attiré  et  fasciné  par  la  fixité  et  l’étrangeté  de 


sauvage  e suite >*. 

leur  éclat.  J’allais  être  bientôt  à sa  portée; 
je  fis  un  effort  pour  échapper  à son  étreinte, 
mais  un  des  bras  gluants  de  la  bête  hideuse 
s’enlaça  autour  de  mon  cou,  ses  suçoirs.s'ap- 
pliquèrent  sur  mon  visage,  un  autre  entoura 
ma  taille,  mes  bras  furent  paralysés  et  en  un 
instant  je  fus  saisi,  étouffé,  attiré  vers  le  bec 
qui  s’entr'ouvrait  déjà  pour  me  déchirer, 
lorsque  je  poussai  un  cri  terrible...» 

Le  récit  du  sauvage  fut  interrompu  par  l’ar- 
rivée soudaine  du  père  Thomas,  le  concierge  du 
collège. 

il  était  tout  essoufflé,  la  sueur  ruisselait 
sur  son  visage  et  il  levait  les  bras  en  l’air, 
sans  pouvoir  parler.  Quand  il  eut  repris  le 
souffle,  il  s’écria  : 

— Ah!  monsieur  le  Principal!  monsieur  le 
Principal.  Ah!  monsieur  Peyron... 

— Eh  bien,  qu'y  a-t-il  donc,  parle...  expli- 
que-toi... cria  le  fauve. 

— Le  collège  est  empoisonné  ! 

— Comment...  qu'est-ce  que  tu  dis...  le 
collège  est  empoisonné'? 

— Ils  se  tordent  dans  des  souffrances  épou- 
vantables, les  pauvres  garçons!  Ah!  monsieur 
Peyron... 

Toutè  l’assistance  s’était  levée.  SI.  le  Princi- 
pal et  SI.  Peyron,  au  milieu  du  tumulte  soulevé 
par  cette  étonnante  nouvelle,  couraient  vers  la 
porte,  suivis  du  père  Thomas.  Tout  à coup,  le 
pharmacien  Barbissou  se  leva  à son  tour, 
frappé  d’une  inspiration  subite,  et  courut  à la 
pharmacie.  11  se  précipita  vers  le  rayon  qui,  le 
matin,  supportait  ses  bocaux  remplis  de  pas- 
tilles de  menthe;  il  en  restait  quelques-unes, 
il  les  prit,  les  goûta,  poussa  un  cri  et  se  laissa 
tomber  sur  la  chaise  qui  se  trouvait  au-dessous 
du  buste  d'Hippocrate.  Le  plus  grand  médecin 
de  l’antiquité  semblait  le  considérer  d'un  air 
narquois. 

Les  pastilles,  généreusement  distribuées  le 
matin  à « l’ardente  jeunesse  »,  étaient,  hélas! 
des  pastilles  d’ipécacuana!  Et  comme  elle  en 
avait  absorbé  des  quantités  considérables... 

Dans  son  désespoir,  l’infortuné  pharmacien 
enleva  sa  calotte  et  fit  mine  de  s’arracher  les 
cheveux  qu'il  n'avait  plus,  puis,  pensant  qu'il 
pourrait  être  utile  au  collège  et  contribuer  à 
son  désompoisounement,  il  saisit  deux  bocaux 
et,  de  toute  la  vitesse  de  ses  longues  jambes, 
prit  sa  course  dans  la  direction  du  collège,  suivi 
de  tous  les  Barbissoustes  qui  avaient  leurs 
enfants  placés  dans  cet  établissement  et  dont 
on  se  figure  aisément  l’anxiété. 


1.  Voir  le  n°  377  du  Petit  Français  illustré , p.  284. 


UNE  HISTOIRE  DE  SAUVAGE 


291 


Efficacité  de  la  pâte  pectorale.  — Quelques 
explications  du  pharmacien  Barbissou.  — Un 
mystérieux  entretien.  — L'arrêté  municipal.  — 
L'homme  apparent  et  l'homme  caché.  — Effer- 
vescence causée  par  l'arrêté  de  Gastambide , — 
Un  défi.  — Un  colis  suspect.  — Triomphe  du 
Sauvage.  — Le  siège  de  l'épicerie  Thomassin. 

— Quelle  alerte  ! monsieur  le  Parisien,  s'écria 
le  pharmacien  Barbissou  à son  retour  du 
collège.  J'en  suis 
encore  tout  ému, 
mes  jambes  fla- 
geollent,  je  n'en 
puis  plus...  heu- 
reusement , ce 
n’est  pas  grave... 
mais  ces  pauvres 
garçons  ont  été 
bien  malades... 

Songez  donc  un 
peu,  ils  ont  ab- 
sorbé le  contenu 
de  deux  bocaux 
de  pastilles  d'ipé- 
cacuana...  c'est 
un  vomitif  très 
énergique,  comme 
vous  le  savez  sans 
doute,  ce  sont  des 
pastilles  de  ma 
fabrication , elles 
ont  un  petit  goût 
de  menthe  an- 
glaise qui  les  rend 
délicieuses  à ava- 
ler.. Mais  ils  sont 
guéris  mainte  - 
nant  ; cette  pâte 
est  vraiment  une 
pâte  incompara- 
ble... 

—De  quelle  pâte 
s'agit-il  '?  deman- 
dai-je. 

— Mais  de  la 
pain  pectorale  des 
princes  de  Zanzibar  il  n'y  en  a pas  d'autre, 
c'est  la  seule  et  unique,  je  leur  en  ai  géné- 
reusement distribué  quelques  boîtes,  l'effet  a 
été  pour  ainsi  dire  instantané;  vous  compre- 
nez, je  tenais  à réparer  mon  ' erreur  de  la 
matinée.  V propos,  et  les  Barbissoustes,  et 
Barigoule1  '?... 

— Los  Barbissoustes  sont  rentrés  chez  eux, 
répondis-je,  et  M.  le  Président  est  parti  en 
donnant  le  bras  à votre  sauvage  . 


— Il  n’est  pas  fâché,  je  pense  ? 

— Euh  ! il  n’avait  pas  l’air  très  content,  mais 
Marius  a réussi  a le  calmer  et  il  a mis  cette 
interruption  de  séance  sur  le  compte  de 
Gastambide. 

— C’est  ce  qu’il  avait  de  mieux  il  faire, 
demain  nous  continuerons  la  conférence,  je 
vais  faire  prévenir  Barigoule,  et  vous  resterez 
avec  nous,  monsieur  le  Parisien,  je  vous  offre 
l'hospitalité,  allons...  acceptez  . 

— Bien  volon- 
tiers, répondis-je, 
je  ne  me  suis  ja- 
mais tant  amusé 
et  il  faut  venir 
chez  vous  pour 
apprendre  à rire. 

— N'est-ce  pas 
que  c'est  drôle  ? 
Mais  ce  n’est  pas 
fini.  Quand  les 
Barbissoustes  sup- 
poseront qu'il  y a 
dans  cette  histoire 
quelque  téné  - 
breuse  machina- 
tion de  Gastam- 
bide , — je  ne  le 
pense  pas  carentre 
nous,  Gastambide 
ne  pouvait  pas 
savoir  que  je  dis- 
tribuerais des  pas- 
tilles de  menthe 
a « l'ardente  jeu- 
nesse ’>  et  c'est. 
Thimothée,  mon 
garçon  de  labo- 
ratoire qui  a dû 
se  tromper  d’éti- 
quette, —les  ima- 
ginations vonttra- 
vailler,  et  la  lutte 
entre  les  deux  par- 
tis va  devenir  plus 
ardente.. .Mais  ras- 
surez-vous, mon- 
sieur le  Parisien,  nous  n'avons  pas  de  haine, 
nous  autres,  et  cela  se  passe,  comment  dirais- 
je...  à la  surface,  c'est  une  haine  factice,  vous 
comprenez,  et  au  fond,  c'esl  plutôt  pour  passer 
le  temps  agréablement  que  nous  luttons  les  uns 
contre  les  autres,  autrement  on  s’ennuierait 
trop.  Reaucaire  n’est  pas  Paris. 

Vers  les  dix  heures  du  soir,  entre  chien  et 
loup,  j'entendis  ouvrir  avec  précaution  la 
porte  de  la  pharmacie;  je  prêtai  l'oreille. 


I n tin  instant,  je  fus  saisis,  attiré,  Moult'’ 


i.  C'est  ainsi  que  nous  appellerons  désormais  le  Président,  M.  Alphonse  Daudet  nous  ayant  demandé  de  ne  pas  faire  usage 
du  nom  de  son  célèbre  héros  Tartarm. 


292 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


machinalement,  le  petit  escalier  en  spirale  qui 
donnait  accès  de  la  pharmacie  au  premier  étage, 
faisant  l'office  de  tuyau  acoustique,  j'entendis 
la  voix  du  pharmacien  qui  disait  : « Eh,  eh  ! ça 
va  bien,  ça  va  bien  ! » et  il  se  frottait  les  mains. 

Une  autre  voix,  que  j’entendais  moins  distinc- 
tement, répondait  : « Le  capitaine  de  gendar- 
merie... rapport...  préfet...  » Puis  ce  furent  des 
rires  étouffés  : « Chut!  disait  Barbissou,  le 
Parisien  est  là-liaut...  je  l’ai  gardé...  » La 
conversation  continua,  à voix  basse,  entre- 


coupée de  rires...  d'exclamations...  puis  la  porte 
delà  pharmacie  fut  ouverte,  Barbissou  disait  : 
« C’est  entendu.  — Oui,  oui,  répondait  la  voix... 
ne  me  ménage  pas...  cela  m'est  égal...  c’est  pour 
les  pauvres...  » puis  tout  rentra  dans  le  silence 

Et,  le  lendemain  matin,  comme  je  regardais 
par  la  fenêtre,  heureux  de  respirer  l’air  pur  des 
premières  heures  de  la  journée,  je  vis  arriver 
l'appariteur  de  la  mairie,  coiffé  de  son  képi 
galonné;  il  se  dirigea  vers  la  pharmacie,  monta 
les  trois  marches  du  perron  et  se  mit  à tam- 
bouriner du  poing  sur  la  devanture  de  la 
boutique  encore  fermée. 

Il  attendit  un  instant,  puis  levant  la  tête,  il 
m’aperçut,  retira  son  képi  et  me  demanda  : 

— Il  n’y  a donc  encore  personne  dans  la 
boutique  ? 

— Puisqu’on  ne  vous  ouvre  pas,  répondis-je, 
c’est  que  M.  Barbissou  n’est  iras  encore  des- 
cendu, mais  je  vais  le  prévenir. 


M.  Barbissou  était  occupé  à se  raser;  je  le 
mis  au  courant  de  la  visite  matinale  qui  lui 
était  faite... 

— Comment!  s’écria-t-il,  l’appariteur  de  la 
mairie ...  qu’esbce  qu’il  me  veut  encore  celui-là? 

Et,  la  figure  toute  barbouillée  de  savon,  il 
courut  à la  fenêtre  sur  la  rue  : 

— Eh  bien!  qu’est-ce  que  tu  me  veux,  Rou- 
mestan  g ? 

— Je  viens  te  notifier  quelque  chose. 

— Qu’est-ce  que  c'est? 

— Un  arrêté  de  .M.  le  Maire. 

— Pourquoi? 

— Il  te  défend  de  laisser  sortir  Marins  en 
sauvage  dans  les  rues  de  la  commune. 

— Hein  ? s’écria  le  pharmacien  rouge  de 
colère...  il  me  défend...  répète  voir  un  peu. 

— Eh!  ne  te  mets  pas  en  colère,  si  lu  ne 
veux  pas  recevoir  mon  arrêté,  je  vais  le  glisser 
sous  la  porte. 

Et  Houmestang  pliait  déjà  le  papier,  lorsque 
le  pharmacien  s'écria  : 

— Non!  non!  je  te  le  défends...  je  ne  veux 
pas  que  tu  introduises  quoi  que  ce  soit  dans 
ma  pharmacie. 

— Au  fait,  dit  Roumostang,  je  vais  te  le 
lancer  par  la  fenêtre,  cela  vaudra  mieux  et  tu 
11e  pourras  prétendre  11e  pas  l’avoir  reçu;  c'est 
toi-même  qui  m’as  appris  à l’école,  il  y a de 
celabien  longtemps,  à confectionner  des  flèches 
en  papier. 

— Vite,  me  dit  le  pharmacien,  fermons  la 
fenêtre. 

Mais  une  petite  table  placée  auprès  de  la 
fenêtre  le  gêna  dans  sa  manoeuvre  qui  ne  put 
être  assez  promptement  exécutée,  et  la  flècjie- 
arrêté  vint  s'abattre  au  milieu  de  la  chambre. 

Barbissou  ramassa  la  flèche,  la  déplia  et, 
tremblant  de  colère,  essaya  de  lire,  mais, 
comme  il  n’avait  pas  son  lorgnon,  il  me  tendit 
bientôt  le  papier.  Alors,  à haute  voix,  je  lus  ce 
qui  suit  ; 

« Arrêté  municipal, 

« Nous,  Maire  de  Beaucâire, 

« Attendu,  qu’un  certain  sauvage  persiste  à 
se  promener  dans  les  rues  de  notre  commune, 

« Attendu  que  ledit  sauvage  est  cause  de 
troubles  et  jette  la  perturbation  dans  notre 
paisible  population, 

« Arrêtons  : 

« 11  est  défendu  à ce  sauvage  du  nom  de 
Marius  Barbissou,  de  se  montrer  on  sauvage 
dans  les  rues  de  notre  commune,  sous  peine 
de  l'application  des  pénalités  portées  par  la  loi. 

« Fait  en  notre  mairie  de  Beaueaire,  le 
25  juillet  1894. 

« Le  Maire  ; 

« Signe  : GaSTÀMBIOE.  » 

(A  suivre’).  E.  P. 


LE  CINÉMA  l'IJ  G H AP  II E 


293 


Le  Cinématographe. 


Depuis  quelque  temps,  on  peut  voir  fonction- 
ner à Paris,  un  petit  appareil  des  plus  curieux  : 
c'est  une  lanterne  magique;  mais  une  lanterne 
magique  d'espèce  particulière  et  singulièrement 
perfectionnée.  Les  personnages  projetés  sur 
l'écran  blanc,  au  lieu  d’ètre  figés  dans  une 
immobilité  de  statues,  vont,  viennent, remuent, 
s’agitent,  donnant  aux  spectateurs  stupéfaits  la 
complète  illusion  de  la  réalité  et  de  la  vie.  On 
voit,  par  exemple,  apparaître  sur  l'écran  une 
scène  représentant  des  ouvriers  armés  de 
pioches,  de  pics,  de  leviers  et  qui  semblent 
occuper  à démolir  un  mur.  Seulement  tout, 
cela,  pour  le  moment,  est  immobile.  Mais  voilà 
(lue  la  scène  s’anime,  les  pioches,  les  pics, 
vigoureusement  maniés,  sapent  la  muraille,  les 
leviers  l’ébranlent,  le  contremaître  affairé 
s'agite  en  tous  sens.  Puis,  sous  l’effort  combiné 
des  démolisseurs,  le  mur  Oscille  sur  sa  base, 
s'incline  et  s’abat  enfin  sur  le  sol,  soulevant  un 
épais  nuage  de  poussière  derrière  lequel  dispa- 
raissent les  travailleurs  pour  reparaître  ensuite 
graduellement  lorsque  le  nuage  se  dissipe. 

Ce  n’est  certes  pas  la  première  fois  que  l'on 
essaie  de  projeter  des  Images  dites  animées; 
mais  ces  images  grossières,  plus  ou  moins 
habilement  macbiuées,  présentaient  toujours 
des  mouvements  saccadées  d’automates,  ne 
ressemblant  en  rien  à ceux,  pleins  de  naturel  et 
de  moelleux,  qu’exécutent  les  personnages  pro- 
jetés par  le  Cinématographe  : c'est  ainsi  que 
l'on  nomme  le  merveilleux  appareil  inventé 
par  MM.  Lumière,  de  Lyon. 

Ici,  c’est  la  nature  même  qui  est  prise  sur  le 
fait,  puisque  ce  sont  des  photographies  de 
scènes  réelles  que  l’ou  nous  fait  voir  : tantôt 
on  nous  montre  un  train  de  chemin  de  fer 
arrivant  en  gare  à toute  vitesse;  tantôt  c'est  la 
mer  qui  déferle  et  se  brise  en  écumant  sur 
le  sable  d'une  plage.  Et  tout  cela  est  d'une 
vérité  saisissante. 

Comment  MM.  Lumière  onl-ils  obtenu  ces 
surprenants  résultats  ? C'est  là  précisément  ce 
que  nous  allons  tâcher  de  vous  faire  comprendre. 

Quand  nous  regardons  un  objet  quelconque, 
l'image  de  cet  objet  vient  se  photographier  dans 
le  fond  de  notre  œil,  sur  la  membrane  sensible 
qui  s’y  trouve  et  qu'on  nomme  la  nHine.  Cette 
photographie  rétinienne,  ne  s’effaçant  que  gra- 
duellement, persiste  un  certain  temps  dans 
notre  œil,  même  si  nous  cessons  de  regarder 
l’objet  qui  l’a  produite,  \insi,  fixez  le  soleil 
couchant,  puis  fermez  les  yeux.  Vous  n’en 
continuerez  pas  moins  à voir  pendant  assez 
longtemps  l'image  du  soleil.  C'est  à ce  phéno- 
mène bien  connu  que  les  savants  ont  donné  le 


nom  de  persistance  des  impressions  lumineuses 
sur  la  rétine.  Pour  un  objet  moyennement 
éclairé , la  persistance  de  l'impression  est 
d’environ  1 30  de  seconde. 

Supposons,  dés  lors,  que  l’on  ait  réussi  à 
prendre,  au  moyen  d’un  appareil  approprié  t 
des  photographies  instanta- 
nées, se  succédant  à t/fb  de 
seconde,  d'un  cheval  qui 
trotte.  On.  aura  reproduit 
ainsi  en  i minute,  900  alti- 
tudes successives  de  l'ani- 
mal. 

Au  moyen  d’une  lan- 
terne magique,  projetons 
sur  une  toile  blanche  la 


photographie  n"  1 et,  quand  son  image  est  bien 
fixée  au  fond  cje  notre  œil,  éclipsons  cette  pho- 
tographie n"  1 en  faisant  passer  devant  la  lumière 
de  la  lanterne  un  écran  opaque  qui  la  masque 
pendant  1/40  de  seconde  seulement.  Comme 
la  persistance  de  l'impression  dure,  avons-nous 
dit, .1/30  de  seconde,  c’est-à-dire  plus  de  temps 
que  l’écran  n'en  met  à passer,  nous  ne  nous 
apercevrons  pas  de  l'éclipse  et  nous  croirons 
que  l'image  projetée  n’a  pas  quitté  la  toile 
blanche  qui  est  devant  nous  A peine  aurons- 
nous  remarqué  une  faible  diminution  de  l'éclai- 
rement. 

Mais  imaginons  que  nous  ayons  été,  assez 
habile  pour  profiter  du'  passage  rapide  de 
l'écran  afin  de  substituer  dans  la  lanterne  la 
photographie  n*  2 à la  photographie  n I : notre 


294 


I.E  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


œil,  qui  n’;i  pas  vu  s'effectuer  la  substitution, 
croira  et  nous  fera  croire  que  c’est  l’image  n"  1 
qui  s'est  modifiée  pour  prendre  l’attitude 
nouvelle  représentée  par  la  photographie  n*  2. 

Que  l'on  remplace,  de  même,  pendant  les 
périodes  d’éclipses  successives  et  rapides,  le 
n“  3 par  le  n"  2,  le  n”  4 par  le  n“  3 ...  et  ainsi  de 
suite  jusqu’au  n”  900  qui  arrive  au  bout  d’une 
minute  à succéder  au  n°  899,  il  est  clair  que 
l’œil  s'imaginera  avoir  toujours  eu  devant  lui 


l’image  primitive  n“  1 qui  se  serait  modifiée 
peu  à peu  de  façon  que  le  cheval  a paru  passer 
insensiblement  de  l’attitude  1 à l’attitude  900. 
Nous  croirons  donc  voir  trotter  le  cheval. 

Évidemment,  la  difficulté  était  d’opérer  ce 
remplacement  presque  instantané  d’une  photo- 
graphie par  la  suivante  pendant  le  passage  de 
l'écran  destiné  à masquer  la  lumière  de  la 
lanterne  c'est-à-dire  durant  une  très  petite 
fraction  de  seconde. 

Pour  cela,  les  900  photographies  sont  dispo- 
sées les  unes  au-dessous  des  autres  sur  une 
bande  flexible  de  13  mètres  de  long,  bande  que 
les  amateurs  de  photographie  connaissent  bien  1 
sous  le  nom  de  bande  pelliculaire. 

Des  trous  l sont  pratiqués  à la  base  de  chaque 
photographie  sur  la  bande  pelliculairo  qui, 
enroulée  sur  un  tambour  A,  se  rend  à un 
autre  tambour  B,  placéplus  bas.  Chaque  photo- 
graphie qui  se  trouve  devant  la  lumière  L,  sur 
lalignedes  oriliees  E,  F,  G,  peut  être  projetéesur 
la  toile  blanche  disposée  en  avant  de  l’appareil, 
à condition  toutefois  que  l’écran  T n’intercepte 
pas  la  lumière. 

La  substitution  des  photographies  de  la 
bande  pelliculaire  est  obtenue  au  moyen  d’une 
pièce  R qui  fait  descendre  par  saccades  cette  I 
bande  pelliculaire.  C’est  un  cadre,  guidé  par 
deux  verrous  V.  Grâce  à la  pièce  E qui  peut 
tourner  dans  le  sens  de  la  llèche  autour  du 


point  I,.  on  voit  que  le  cadre  peut  être  animé  d’un 
mouvement  de  va-et-vient,  de  haut  en  bas  et 
de  bas  en  haut.  Quand  la  pièce  E occupe  la 
position  E1,  le  cadre  est  en  haut.  Alors  deux 
pointes,  placées  en  M,M„  viennent  se  placer 
dans  les  trous  t de  la  bande  pelliculaire  B.  A ce 
moment,  l’écran  opaque  passe  et,  pendant  son 
passage,  la  pièce  E1,  en  tournant  autour  des 
point  I,  prend  la  position  E2,  tirant  le  cadre 
vers  le  bas  et  l’amenant  dans  la  position  2. 
Dans  ce  mouvement  de  descente  du  cadre,  les 
pointes  M,  engagées  dans  les  trous  de  la  bande 
pelliculaire  s’abaissent  aussi  et  emmènent  par 
conséquent  avec  elles  la  bande  pelliculaire.  La 
substitution  est  opérée,  l’écran  opaque  s’écarte 
et  c’est  la  photographie  suivante  qui  se  projette 
sur  la  toile  blanche. 

Pendant  que  la  projection  se  fait,  les 
pointes  .41  se  dégagent  des  trous  de  la  bande 
pelliculaire,  la  pièce  E,  dans  son  mouvement 
de  rotation,  revient  de  E2  en  E1  faisant  remonter 
le  cadre  et  ramenant  de  IL  en  M,  les  pointes 
qui  s’engagent  aussitôt  dans  les  deux  trous 
suivants  de  la  bande  pelliculaire,  et  le  même 
jeu  recommence  jusqu'à  ce  que  toute  la  bande 
y ait  passé. 

Quand  on  pense  que  le  mouvement  de  va-et- 
vient  du  cadre  s’effectue  13  fois  par  seconde, 
avec  une  merveilleuse  précision,  et  que  tous 
ces  mouvements,  parfaitement  réglés,  sont 
commandés  par  une  simple  manivelle  mue  à 
la  main,  onnepeut  trop  admirerla  remarquable 
ingéniosité  de  MM.  Lu- 
mière qui  ont  su,  par 
des  moyens  aussi  sim- 
ples, résoudre  un  pro- 
blème de  mécanique 
en  apparence  aussi 
compliqué. 

On  nous  pardonnera 
les  détails  un  peu  ari- 
des qui  précèdent, 
mais  nous  avons  pensé 
que  nos  jeunes  lec- 
teurs seraient  peut- 
être  heureux  de  savoir 
à quoi  s’en  tenir  sur 
cette  curieuse  inven- 
tion, bien  française, 
qui  a fait  récemment 
courir  tout  Paris,  et 

qu’ils  auront  très  probablement  bientôt  l’occa- 
sion de  juger  eux-mêmes,  car  l'instrument 
étant  de  très  petit  volume  est  facilement 
transportable  et  ne  manquera  pas  de  faire  d'ici 
peu  son  tour  de  France. 

C’est  là  assurément  un  des  progrès  les  plus 
intéressants  qui  aient  été  réalisés  depuis 
longtemps  dans  le  domaine  des  applications 
photographiques.  G-  C. 


wa 

üt 

O 

t 

O ÿ,  / — 

t -*7-77// 

WM 

m/ 

°t 

°t  P -=r 

LE  GOUTER  IMPROVISÉ 


295 


Le  goûter  improvisé. 


Le  père  Briocliard  est  bien  à plaindre!  C'est 
un  brave  homme  qui  peine  toute  l’année  pour 
élever  ses  cinq  garçons,  il  les  élève  militai- 
rement, je  vous  en  réponds. 

Et  cependant  il  y en  a deux  qui  font  le  tour- 
ment de  papa  Briocliard.  Ils  sont  si  gourmands, 
si  gourmands  qu'il  n’est  pas  sur  terre  de 
gourmands  pareils.  Chez  un  pâtissier,  c'est,  vous 
le  comprenez,  un  défaut  très  gênant. 

L’autre  jour,  Janot,  le  Benjamin,  le  plus 
gâté  de  toute  la  famille,  a commencé  à tra- 
vailler 

Eli  bien,  vous  vous  rappelez  comment 
monsieur  Janot  s'est  rendu  digne  de  la  confiance 
qu'avait  mise  en  lui  sou  papa  en  lui  confiant 
vingt-deux  gros  bâtons  de  sucre  d’orge?  Il  a 
choisi  le  plus  joli  morceau  ets'est  mis  à le  sucer 
sans  remords. 

Aujourd  liui  c’est  Jaquot.  l'aîné  des  cinq, 
celui  qui  devrait  donner  le  bon  exemple  à 
toute  la  maisonnée. 

Ab!  bien  oui,  le  bon  exemple!  11  lui  faudrait 
pour  cela  notre  pas  gourmand  et  ce  n’est  pas 
précisément  son  cas. 

Jaquot  avaitété  envoyé  par  son  père  chez  un 
des  plus  gros  clients  de  la  maison  pour  porter 
une  douzaine  de  petits  gâteaux. 

Après  de  nombreuses  recommandations, 
notre  garçon  était  parti,  le  panier  sur  la  tête, 
siffiottanl  d'un  air  dégagé,  sans  songer  à mal. 


Malheureusement,  Jaquot  ne  sait  pas  résister 
à la  tentation. 

Il  aperçoit  tout  à coup  Marius,  son  camarade, 
familièrement  appelé  « Boule-de-Suie  ». 

Ce  Boule-de-Suie  est  un  mauvais  sujet  que  le 
père  Bi  îochard  n’aime  guère  voir  en  compagnie 
de  Jaquot. 

A la  vue  de  la  corbeille,  la  frimousse  noire 
de  Boule-de-Suie  s'épanouit  de  joie  : 

— Tiens,  Jaquot,  bonjour! 

— Bonjour  Marius. 

— Tu  passes  bien  fier,  que  portes-tu  là? 

— Les  éclairs  au  chocolat,  laisse-moi,  je  suis 
pressé 

— Tu  me  les  montreras  bien  un  peu  ces 
éclairs,  rien  que  pour  voir  s'ils  sont  réussis  ? 

Du  moment  qu'on  met  en  doute  le  talent  de 
son  père,  Jaquot  ne  peut  hésiter.  Déposant  sa 
corbeille  sur  le  bord  du  trottoir,  il  entrouvre  le 
papier  de  soie  afin  de  montrer  à son  camarade 
les  alléchants  gâteaux. 

Mais  hélas!  la  tentation  est  trop  forte.  Le 
malin  Boule-de-Suie  n'a  pas  grand’peine  a 
persuader  à son  ami  de  partager  les  éclairs  et  la 
corbeille  est  bientôt  vide. 

Pauvre  Jaquot!  quels  remords,  quand,  son 
ami  parti,  il  lui  fallut  retourner  chez  lui  l'oreille 
basse.  Vous  jugez  du  l’indignation  du  père 
Briocliard1...  Jaquot  a passé  mi-mauvais  quart 
d'heure,  mais  avouez  que  c'était  bien  mérité. 


296 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


L’ambulancière  de 

Pressé  par  mes  questions,  Salimase  défendit 
comme  un  beau  diable  d'avoir  trempé  dans 
les  brigandages  qui  lui  étaient  reprochés,  et 
rejeta  toute  la  responsabilité  desdits  brigan- 
dages sur  un  autre  chef,  nommé  üako,  et 
sur  les  Fahavalos.  J’eus  beau  le  tourner  et 
le  retourner  dans  tous  les  sens,  le  rusé 
compagnon  ne  sortit  pas  de  là  ; et,  bien  que 
son  intervention  directe  ne  fit  point  de  doute 
pour  moi,  il  me  fut  impossible  de  l’établir. 
Force  fut  donc  de  le  laisser  bénéficier  du 
défaut  de  preuves  formelles  ; toutefois  on  le 
retint  enfermé  sous  bonne  garde.  En  même 
temps  on  envoyait  à Marolambo  saisir  Bako  ; 
celui-ci  protesta  également  de  son  innocence, 
mais  il  déclara  connaître  les  coupables,  et  dési- 
gna des  villages  où  ils  avaient  amené  quelques 
femmes  et  un  grand  nombre  de  bœufs  ; il 
s’offrait  même  à aller  chercher  les  femmes 
et  les  troupeaux  de  bœufs.  On  le  prit  au  mot, 
et  on  l'envoya,  flanqué  d'une  escorte  respec- 
table, dans  les  villages  en  question  ; les  voleurs 
avaient  déguerpi,  bien  entendu,  quand  on  y 
arriva,  mais  on  trouva  les  femmes  et  les 
bœufs,  et  on  les  ramena  au  camp.  Sur  ces 
entrefaites,  Salima,  continuant  ses  révélations, 
m’avoua  qu’il  connaissait  une  bande  de  Saka- 
laves  et  de  Fahavalos  qui  pillaient  la  région  du 
bas  Betsiboka.  Cette  fois,  je  demandai  à me 
charger  moi-mème  de  l'opération.  Je  pris  avec 
moi  quelques  bons  tireurs  de  la  8"  compagnie 
du  200"  et  j'allai  reconnaître  consciencieuse- 
ment les  bords  du  fleuve  ; je  surpris  trois  chefs 
de  Fahavalos  àl'entrée  d'un  petit  village  aban- 
donné; mais  la  bande  elle-même  s’était  divisée 
et  portée  à la  fois  sur  Maroabo  et  sur  Mahabo. 
Nous  partîmes  à sa  poursuiteet  nous  réussîmes 
à nous  emparer  de  trois  autres  chefs  que  nous 
ramenâmes  le  soir  même,  avec  les  trois  pre- 
miers, au  camp  d'Ankaboka. 

Je  procédai  à l'interrogatoire  de  mes  prison- 
niers et  n’eus  pas  de  peine  à reconnaître  qu’ils 
étaient  coupables  tous  les  six  d’une  série  de  vols, 
de  pillages,  de  meurtres,  d’incendies,  avec  cette 
circonstance  aggravante  qu’ils  avaient  trouvé 
moyen  de  commettre  tous  ces  brigandages  au 
nom  de  la  France,  en  se  servant  pour  cela  de 
faux  laissez-passer  signés  du  colonel  Lebre- 
ton.  Le  Conseil  de  guerre,  réuni  deux  jours 
plus  tard,  les  condamna  tous  les  six  à mort, 
après  de  courts  débats  où  je  figurai  au  double 
titre  d’interprète  et  de  témoin.  On  les  emmena 
aussitôt;  mais  à peine  avaient-ils  passé  le  seuil 
de  la  case  où  s'était  tenue  la  séance  du  Conseil 


Madagascar  (sm<e)\ 

qu'on  entendit  le  bruit  d'une  bousculade  fu- 
rieuse et  des  cris  confus.  Je  sortis  précipitam- 
ment, et  quelle  ne  fut  pas  ma  surprise  en 
reconnaissant,  se  débattant  au  milieu  du 
groupe  formé  par  les  six  condamnés  et  leur 
escorte,  Nuïvo,  mon  brave  Naïvo,  qui  me  sert 
d'ordonnance.  Il  était  venu  n>  apporter  je  ne 
sais  quelle  pièce  à signer  et,  se  trouvant  sur  le 
passage  des  bandits,  il  s'était  approché  pour  les 
regarder  de  plus  près  quand  tout  d'un  coup  on 
l’avait  vu  hondir  sur  deux  d'entre  eux  en  pous- 
sant un  cri  terrible  : « Maha/'aly!  Jolaliy  ! » 
(Assassins  ! brigands  !),  liurlait-il  en  les  secouant 
furieusement  à la  gorge.  Si  on  ne  les  eût  arra- 
chés de  ses  mains,  il  les  étranglait.  J’arrivai  à ce 
moment.  En  m’apercevant,  il  courut  à moi,  et 
me  désignant  les  deux  hommes  à demi  pâmés, 
les  nommés  Andrianany  et  Ouledy,  il  m'expli- 
qua en  mots  entrecoupés  que  c'étaient  ces  deux 
bandits  qui  avaient  tué  mon  père;  il  les  recon- 
naissait; il  en  était  sur;  comment  s'y  serait-il 
trompé,  d’ailleurs,  puisqu'il  avait  assisté  nu 
drame  en  faisant  le  mort  lui-même,  et  qu’il 
n’avait  rien  perdu  de  ce  qui  s’était  passé? 

Tu  devines,  ma  chère  .Marguerite,  l’émotion 
qui  me  bouleversa  en  apprenant  que  j’avais  en 
face  de  moi  les  misérables  qui  avaient  si 
lâchement  assassiné  notre  père.  Moi  aussi,  il 
fallut  qu'un  ami  me  retînt  de  force  pour  m'em- 
pêcher de  me  jeter  sur  les  deux  bandits  et  les 
étrangler  de  mes  mains.  A quoi  cela  eût-il  servi, 
d’ailleurs,  puisqu’ils  ne  pouvaient  échapper 
maintenant  au  châtiment? 

Mais  je  veux  te  finir  le  récit  de  cette  tragique 
histoire.  En  attendant  leur  exécution,  fixée  au 
lendemain  matin,  les  six  condamnés  avaient 
été  enfermés  dans  une  case,  près  de  la  popote 
des  officiers  de  la  3"  compagnie  du  200".  Je  ne 
sais  pas  s’ils  dormirent  cette  nuit-là;  quanta 
moi,  il  me  fut  impossible  de  fermer  l’œil  ; la 
pensée  que  ces  misérables,  qui  avaient  fait 
de  moi  un  orphelin  étaient  là,  à quelques  pas 
de  moi,  suffit  pour  me  tenir  éveillé;  j'avais 
peur  aussi  qu’ils  ne  parvinssent  à tromper  la 
surveillance  des  hommes  de  garde.  Aussi  ne 
respirai-je  que  lorsque  cette  interminable  nuit 
eût  pris  fin.  — Mais  alors,  chose  étrange,  avec 
l’assurance  que  rien  ne  pouvait  plus  désormais 
venir  se  mettre  entre  moi  et  la  satisfaction  de 
ma  vengeance,  une  détente  se  produisit  dans 
mes  sentiments.  Je  m'étais  bien  promis 
d’assister  à l'exécution.  Au  dernier  moment,  le 
cœur  me  manqua.  J’avais  vu  sans  broncher  des 
camarades  tomber  à mes  côtés.  J'avais  fait 


1.  Voir  lo  n#  377  du  Peut  Français  illustré,  p.  278. 


L'AMBULANCIERE  DE  MADAGASCAR. 


297 


le  coup  de  feu  moi-même  et  abattu  à bout 
portant  d'une  balle  de  revolver,  à la  prise  de 
Marovoay,  un  grand  diable  de  I-Iova  qui  aecou- 
rail  sur  moi  en  brandissant  ses  deux  sagaies; 
mais  autre  chose  est  de  tuer  dans  la  chaleur 
de  l’action  un  homme  qui  cherche  lui-même  à 
vous  tuer,  autre  chose  est  d'assister  froidement 
à la  mise  à mort  légale  et  solennelle  d'un 
prisonnier,  les  mains  et  les  pieds  entravés, 
hors  d’état  de  résister  et  de  se  défendre,  ce 
prisonnier  fût-il  d'ailleurs  le  dernier  des  misé- 
rables. 

En  revanche,  Naïve,  dont  la  nature  beaucoup 


absolument  tout  ce  qui  se  passe  en  arrière  de 
nous.  Ce  que  je  puis  te  dire  c’est  que  nous 
avançons  toujours,  lentement  mais  sûrement. 
Le  général  Duchesne,  en  homme  conscient  de 
la  responsabilité  qu'il  a assumée,  ne  laisse  rien 
au  hasard,  et  ne  fait  pas  un  pas  en  avant  qu’il 
n'ait  assuré  ses  communications  et  ses  appro- 
visionnements. 

Tu  n'es  pas  sans  savoir  non  plus  que  le  plan 
primitif  de  la  campagne  a dû  être  refait  de 
fond  en  comble  et  l'itinéraire  dressé  dans  les 
bureaux  de  la  Guerre  entièrement  modifié.  Au 
lieu  de  couper  au  plus  court,  comme  l'État- 


Exécution  des  brigands  Fabavalos. 

Major  le  désirait,  nous  avons  été  obligés  de 
subordonner  la  détermination  de  notre  route, 
entre  Majunga  et  Suberbieville,  à la  découverte 
d’eau  potable  ; sans  eau  potable,  en  effet,  il  eût 
été  impossible  aux  nombreuses  colonnes  qui 
se  suivaient  de  continuer  leur  marche. 

Au  delà  de  Suberbieville.  nous  aurons  de 
l'eau  partout  ; en  revanche,  le  bois  nous  fera 
défaut.  Les  Hovas  détruisent  tout  derrière  eux, 
en  se  retirant;  c'est  même  leur  seule  manière 
de  se  défendre,  car  ils  se  dérobent  chaque  fois 
que  nous  sommes  sur  le  point  de  prendre 
contact  avec  eux. 

Quant  à l'état  sanitaire,  sans  être  bien  fameux 
encore,  il  est  moins  mauvais  que  dans  les 
commencements.  Je  m'étonne  même  qu'avec 
les  chemins  abominables  que  nous  avons  suivis 
à travers  des  marécages  pestilentiels,  et  surtout 
avec  toutes  les  besognes  qu'on  a dû  demander 
aux  soldats,  nous  n’ayons  pas  eu  encore  plus 
de  fiévreux  ; les  cas  de  dysenterie  ont  été 
assez  rares  et,  chose  assez  surprenante,  nous 
n'avons  pas  eu  un  cas  de  typhus.  La  tempéra- 
ture commence  à être  plus  agréable,  les 


plus  simpliste  n’aurait  rien  compris  a ces 
subtilités,  arriva  l'un  des  premiers  sur  le  lieu 
de  l’exécution,  choisi  près  du  village  indigène, 
à la  lisière  d’un  petit  bois  de  tamariniers,  et  il 
ne  quitta  la  place  que  lorsque  l'expiation  eût 
été  entièrement  consommée.  Sa  face,  ordinai- 
rement plutôt  bonasse,  avait  encore  un  rictus 
féroce  lorsqu'au  retour  il  vint  me  raconter  ce 
qu’il  avait  vu 

Quoi  qu  il  en  soit,  voilà  donc  la  mort  de  notre 
père  vengée,  en  partie  du  moins;  car  si  les 
principaux  assassins  ont  expié  leur  crime,  celui 
qui  l'a  inspiré,  l’odieux  gouverneur  duBoueni, 
Ramasombazaha,  est  encore  vivant  et  libre. 
Mais  j'ai  le  ferme  espoir  qu'il  n'échappera  pas 
non  plus  au  .piste  châtiment  qui  lui  est  dû. 

Que  te  dirais-je  maintenant,  ma  chère 
Marguerite?  Tu  es  informée  sans  doute  "des 
faits  et  gestes  du  Corps  expéditionnaire;  il  est 
probable  même  que  tu  en  sais  plus  que  moi  sur 
ce  sujet;  car,  à l’avant-garde,  nous  ignorons 


298 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


journées  ne  sont  pas  trop  chaudes  et  les  nuits 
sont  plutôt  fraîches,  tandis  qu'en  avril  la 
chaleur  était  suffocante  et  que  nous  avions, 
nuit  et  jour,  la  même  température  humide.  Les 
moustiques,  qui  nous  ont  fait  beaucoup  souffrir, 
ont  presque  entièrement  disparu;  il  est  vrai 
qu’il  y a encore  les  fourmis  rouges  qui  envahis- 
sent par  milliers  nos  lits,  nos  chaises,  nos 
tables,  et  dont  il  nous  est  tout  à fait  impos- 
sible de  nous  débarrasser.  En  ce  qui  me 
concerne  personnellement,  je  vais  toujours 
très  bien.  Je  suis  vacciné  contre  la  fièvre  pal- 
mes dix-huit  mois  de  séjour  dans  l'ile,  et, 
comme  je  me  garde  soigneusement  de  toute 
imprudence,  j’ai  le  ferme  espoir  de  tenir  bon 
jusqu’au  bout. 

Je  compte  que,  vous  aussi,  vous  vous  portez 
bien  à Manakarana.  lionne-moi  quand  même 
de  vos  nouvelles,  ma  chère  Marguerite,  et  dis- 
moi  ce  que  vous  devenez.  Nous  recevons  nos 
courriers  très  irrégulièrement  et  avec  des 
retards  considérables;  mais  enfin  les  lettres 
finissent  toujours  par  nous  arriver.  Ne  me 
ménage  pas  les  tiennes,  je  t’en  prie.  Si  tu 
savais  quelle  joie  c’est  pour  moi  de  causer  un 
peu  longuement  avec  toi  ! 

Je  vous  embrasse  tous  les  deux,  mon  bon 
oncle  et  toi. 

Ton  frère, 

Henri  Berthieh-Lautrec. 

Les  grandes  colères  de  l'oncle  Daniel. 

Dans  les  premiers  jours  d'août,  le  vieux 
Daniel  reçut  l’avis  que  le  Yang-Tsé  venait 
d’entrer  en  rade  de  Majunga.  Il  partit  aussitôt 
pour  aller  prendre  livraison  du  stock  de  médica- 
ments qu'il  s'était  fait  expédier  par  la  maison 
Cassoute  frères,  de  Marseille. 

Mais  on  eût  dit  que  tout  conspirait  pour  mettre 
aux  plus  rudes  épreuves  le  peu  de  patience 
que  la  nature  avait  départi  à l’excellent  négo- 
ciant ; non  pas  que  le  paquebot  des  Messageries 
maritimes  ne  recélüt  dans  ses  vastes  flancs 
l’envoi  si  impatiemment  attendu;  bien  au 
contraire,  lorsque  Daniel  se  présenta  à bord, 
le  subrécargue  lui  montra  quatorze  caisses  de 
dimensions  respectables  empilées  dans  l'entre- 
pont, et  qui  toutes  portaient  son  nom  et  son 
adresse  en  belles  lettres  rô- 
maines  imprimées  en  cou- 
leur très  noire;  mais  ce  fut 
au  moment  du  règlement  des 
comptes  que  les  difficultés 
surgirent.  Habitué  à traiter 
rapidement  les  questions 
d'argent,  Daniel,  en  entrant 
dans  le  bureau  du  subré- 
cargue, tira  son  carnet  de 
chèques  sur  la  succursale  du 


Comptoir  d'Escompte  de  Majunga,  et  demanda 
quel  chiffré  il  devait  inscrire. 

Le  subrécargue  ouvrit  sou  livre  et  répondit: 

— Mais  vous  ne  me  devez  rien,  monsieur. 
Tout  est  payé. 

— Comment  cela?  répondit  Daniel  stupéfait. 
C’est  impossible.  Il  y a erreur. 

— Voyez  vous-même. 

Daniel  regarda  sur  le  livre  et  constata  qu’en 
regard  de  l’inscription  des  quatorze  caisses 
expédiées  à M.  Daniel  Bertliier-Lautrec,  ambu- 
lance de  Maevatanana,  par  Manakarana,  pro- 
vince du  Boueni,  Madagascar,  livrables  en  gare 
de  Majunga,  il  y avait  la  mention  : « Tous 
frais  payés,  rien  à percevoir.  » Cela  était  en 
contradiction  si  formelle  avec  la  façon  de  pro- 
céder ordinaire  de  ses  correspondants  de  Mar- 
seille que  Daniel  ne  voulait  point  se  rendre, 
d'autant  plus  que,  tout  compris,  l'envoi  devait 
se  monter  à une  somme  assez  ronde,  cinq  ou 
six  mille  francs  pour  le  moins.  Convaincu  que 
ce  ne  pouvait  être  qu’un  malentendu,  il  voulait 
laisser  une  forte  provision  entre  les  mains  du 
subrécargue;  mais  celui-ci  s’y  refusa  éner- 
giquement; son  livre,  étant  parfaitement  en 
règle,  il  lui  était  impossible  d’encaisser  des 
fonds  qui  ne  lui  étaient  pas  dus.  Le  vieux  Daniel 
insistant  pour  payer,  le  subrécargue  s'obstinant 
à ne  pas  recevoir,  la  discussion  menaçait  de 
tourner  h l’aigre,  si  bien  qu’impatienté,  le 
subrécargue  déclara  tout  net  au  vieux  Daniel 
que,  si  celui-ci  ne  se  décidait  pas  enfin  à 
prendre  livraison  des  quatorze  caisses  expé- 
diées de  Marseille  à sou  adresse, il  se  verrait  dans 
la  nécessité  de  les  faire  débarquer  d’office  pour 
être  déposées  dans  les  magasins  desMessageries. 

il  ne  fallut  pas  moins  que  cette  mise  en 
demeure  catégorique  pour  décider  enfin  l’entêté 
Daniel  à faire  enlever  les  précieux  colis.  Ce  qui 
lui  semblait  plus  extraordinaire  que  tout  le 
reste,  c’était  qu'un  envoi  fait  dans  des  condi- 
tions aussi  anormales  n’eût  pas  été  au  moins 
accompagné  d’une  lettre  explicative  de  la 
maison  Cassoute  frères. 

(A  suivre).  A.  B. 


Les  singes  et  la  girafe. 


HISTOIRE  SANS  PAROLES 


300 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


Ce  réveil-téléphone.  — Une  nouvelle 
invention  nous  vient  des  États-Unis.  On  y songe 
sérieusement  à remplacer  le  réveille-matin  suran  né 
par  le  très  moderne  téléphone.  Une  Société  vient 
de  se  constituer  pour  mener  ce  projet  à bonne 
fin.  Chaque  soir  avant  de  se  coucher,  l’abonné 
indiquera  à la  station  centrale,  l’heure  à laquelle 
il  entend  se  lever  le  lendemain  matin.  A l’heure 
dite,  un  carillon  éclatant  le  tirera  brusquement 
de  son  sommeil.  L’américanisme  consistant, 
comme  on  sait,  à joindre  le  sérieux  au  pratique, 
il  est  fortement  question  d'adapter  encore  au 
téléphone  un  phonographe  qui  récitera  une  prière 
et  sans  doute  aussi  chantera  un  psaume  tandis 
que  l’abonné  nouera  sa  cravate  et  boutonnera 
son  pardessus. 

* 

* * 

La  gélntine  pétrifiée.  — Un  corps  récem- 
ment préparé,  l'aldéhyde  formique,  possède  la 
propriété  de  rendre  la  gélatine  insoluble,  et  de  la 
durcir  comme  la  pierre.  On  peut  alors  fabriquer 
très  facilement  une  foule  d’objets  avec  la  gélatine 
ainsi  préparée. 

Si,  par  exemple,  on  veut  en  faire  des  statuettes, 
ou  prend  1 kilogramme  de  gélatine  qu’on  laisse 
tremper  dans  1 litre  d'eau  pendant  toute  une 
nuit.  Après  quoi,  on  fait  fondre  le  tout  au  bain- 
marie.  Le  moule  étant  prêt,  on  mêle  l’aldéhvde 
formique  à la  gélatine  légèrement  refroidie,  et 
l'on  verse  le  mélange,  rendu  bien  homogène, 
dans  le  moule,  où  on  le  laisse  refroidir.  -Au 
démoulage,  on  plonge  l’objet  dans  une  solution 
concentrée  d'aldéhyde  formique. 

Les  objets  obtenus  sont  transparents.  Il  suffit 
d’ajouter  à la  gélatine  un  peu  de  blanc  de  zinc, 
mêlé  d’un  peu  d’eau  ou  d’alcool,  pour  obtenir  de 
belles  imitations  de  marbre  blanc.  On  peut  varier 
les  colorations  par  l’addition  de  couleurs  appro- 
priées à foxyde.de  zinc. 

* 

* * 

Prévenance  coiijn««lo.  — Une  noce  est 
attablée  dans  un  restaurant  rustique.  La  mariée, 
soudain,  pousse  un  cri  d'effroi  : 

— Oh!  j’ai  laissé  tomber  mon  bifteck.  Le  chien 
va  le  manger... 

Et  le  marié,  avec  sou  sourire  le  plus  aimable  : 

— N’ayez  pas  peur,  j’ai  le  pied  dessus. 

* 

* * 

Réponse  n un  concours.  — Une  Société 
savante  de  la  Nouvelle-Orléans  qui  avait  proposé 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  IV7T. 

1.  Problème  amusant. 

Les  2/3  de  12  heures  = 8 heures  ; le  1/4  do  8 = 2 heures; 
la  moitié  de  2 heures  = 1 heure.  11  est  donc  1 heure  1/4. 

IL  Origines  curieuses. 

1°  Quand  on  pendait  ensemble  plusieurs  criminels,  lorsque 
le  dernier  était  attaché  au  gibet  on  disait  : « Après  celui-là  il 
n'y  a plus  qu'à  tirer  l'échelle.  •> 

2°  Mot  de  Louis  XV.  qui  se  consolait  ainsi  de  la  défaite  do 
Rosbach. 


un  prix  de  cent  dollars  au  meilleur  mémoire  qui 
lui  serait  envoyé  sur  celte  question  : « Quels  sont 
les  plus  sûrs  moyens  pour  détruire  les  rais?  r 
adjugea  le  prix  au  docteur  Blancassets,  de  Saint- 
Louis,  qui  avait  fait  cette  réponse  laconique  : 

« Multiplier  le  nombre  des  chats.  » 

* ' * 

A riiotcl.  — Un  voyageur  se  présente,  auquel 
on  donne  a remplir  le  bulletin  où  sont  posées  les 
questions  habituelles  : nom,  âge,  nationalité, 
profession,  dernière  demeure,  etc. 

Le  voyageur  répond  sincèrement,  mais  arrivé  à 
« dernière  demeure  » il  hésite  : 

— Diable!  fait-il,  c’est  que  je  ne  suis  pas  fixé... 
Je  puis  dire  seulement  que  ma  famille  possède  un 
caveau  au  Père-Lachaise. 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Questions  historiques.  — 1"  Quelle  est  la 
ville  de  France  qui  fut  prise  pendant  la  nuit  par 
les  Anglais,  marchant  sur  la  neige,  vêtus  de  blanc 
et  portant  des  échelles  blanches? 

2°  Quel  est  le  roi  qui  fut  poignardé  dans  la 
forêt  de  Livry  par  un  seigneur  qu’il  avait  fait 
battre  de  verges? 

3°  Qu’était-ce  que  le  pacte  de  famine? 

4°  Qu’était-ce  que  le  pacte  de  famille? 

Origines  curieuses.  — 1°  D’où  vient 

l’expression  « Coup  de  Jarnac?  >> 

2°  D’où  vient  l’expression:  « Faire  des  châteaux 
en  Espagne? » 

* * 

Devinette.  — Quels  sont  les  deux  fleuves 

qu’on  trouve,  dans  sa  soupe? 

* 

* * 

Physique  nniusmite.  — Pourquoi  un 
cheval,  qui  galope  dans  un  cirque,  s’incline-t-il 
davantage  vers  le  centre  de  l’arène  à mesure  que 
sa  vitesse  est  plus  grande? 

* ' * 

Questions  «le  lan.sue  l'r «niçoise.  — 

Comment  appelez-vous  les  expressions  suivantes, 
que  vous  remplacerez  par  un  seul  nom  : 1.  Les 
disciples  d’Apollon.  — 2.  L’aigle  de  Meaux.  — 
3.  Les  disciples  d’Hippocrate.  — 4.  Le  fabuliste 
français.  — 5.  L’esclave  de  Phrygie. 


3#  Augias,  héros  fabuleux,  dont  les  étables  furent  nettoyées 
par  Hercule  qui  y fit  passer  lo  fleuve  Alphée.  C'est  un  des 
douze  travaux  d' Hercule. 

III.  Géographie. 

La  mer  Ronge  est  plus  élevée  que  la  Méditerranée  de  2®, -12. 
— Elles  communiquent  par  le  canal  do  Suez. 

IV.  Logogriphe. 

Le  mot  est  O — pa  — le  = Opale. 


Le  Gérant  : Maurice  TARDIEL'. 


Toute  demande  de  changement  d’adresse  doit  être  accompagnée  de  ' une  des  dernières  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8'  année. 


N»  379. 


10  centimes. 


30  mai  1896. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L’heureuse  famille. 


302 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


L’ambulancière  de  Madagascar  (Suite)' . 


Le  subrécargue  fit  observer  àl'oncle  Daniel  que 
le  courrier  ayant  été  débarqué  pour  être  distribué  ! 
une  heure  après  l’entrée  du  Tang-Tsé  en  rade 
de  Majunga,  il  était  i'ort  possible  qu’une  lettre  \ 
il’explicationà  lui  adressée,  en  supposant  qu’il  y 
en  eûtune,  fût  déjà  partie  pour  sa  destination. 

— Vous  l’aurez  croisée  en  route,  et  vous  la 
trouverez  en  rentrant  chez  vous,  dit  l’agent  à 
Daniel. 

Le  vieux  négociant  n'était  point  convaincu; 
mais,  de  guerre  lasse,  il  dut  s’incliner.  Sur  son 
ordre,  la  Ville-de-PariS , qui  l’avait  amené  de 
Manakarana,  vint  se  ranger  bord  à bord  contre 
le  Yang-Tmi  ; le  transbordement  se  fit  sans 
accident  et,  le  soir  de  ce  même  jour,  Daniel 
quittait  la  rade  de  Majunga,  cherchant  encore 
à comprendre  comment  les  choses  avaient  dû 
se  passer. 

A Manakarana,  il  fallut  ouvrir  les  caisses  et 
les  dédoubler,  car  elles  étaient  fort  pesantes, 
et  leur  transport  ne  demanda  pas  moins  d’une 
trentaine  de  porteurs,  qui  mirent  trois  jours  à 
gagner  Maevasamba. 

En  arrivant,  Daniel  trouva,  comme  l’avait 
supposé  le  subrécargue  du  Yang-Tsê,  une 
lettre  de  la  maison  Cassoute  frères  qui  lui 
donnait  la  clef  du  mystère. 

Aussitôt  la  réception  de  la  dépêche  de  Daniel, 
le  bruit  s’était  répandu  dans  Marseille  qu’on 
préparait  chez  Cassoute  un  stock  considérable 
de  médicaments  pour  une  ambulance  privée 
de  Madagascar.  A cette  nouvelle,  l’Association 
des  Dames  françaises,  section  de  Marseille, 
s’était  émue;  le  comité,  convoqué  d’urgence, 
avait  voté  à l’unanimité  qu’on  prendrait  au 
compte  de  l’Association  tous  les  frais  de  l’envoi, 
transport  compris.  Dans  un  élan  de  patriotique 
enthousiasme,  les  charitables  dames  marseil- 
laises avaient  également  résolu  de  ne  point 
borner  ledit  envoi  aux  médicaments  demandés 
par  le  vieux  Daniel,  et  elles  y avaient  joint 
tout  un  chargement  de  denrées  diverses,  d’un 
usage  pratique  et  réconfortant.  Et  voilà  com- 
ment, au  lieu  des  trois  ou  quatre  caisses  qu’il 
attendait,  l’excellent  homme  s’en  était  vu  déli- 
vrer quatorze,  et  pourquoi,  lorsqu'il  avait 
voulu  régler  la  note,  l’agent  du  Yanq-Tsé  lui 
avait  fermé  sa  caisse  au  nez. 

A la  vue  de  toutes  les  richesses  que  les  trente 
porteurs  de  son  oncle  vinrent  déposer  à tour 
de  rôle  sous  la  véranda  de  la  maison,  Margue- 
rite battit  des  mains  comme  une  enfant,  heu- 
reuse pour  ses  chers  malades  quelle  allait 
pouvoir  gâter  à sou  aise.  Chaque  ballot  qu’on 


ouvrait  devant  elle  lui  arrachait  des  cris  de 
joie,  et  tout  de  suite  elle  pensait  à la  somme 
de  jouissances  qui  allait  pouvoir  se  répandre 
en  pluie  bienfaisante  sur  les  pensionnaires  de 
l'ambulance. 

Outre  un  fort  approvisionnement  de  médica- 
ments de  toute  sorte,  dont  le  D’ Hugon  s'empara 
avec  un  empressement  jaloux,  il  y avait  de 
tout  dans  les  précieuses  caisses  : des  eaux 
minérales  de  Vichy,  de  Vais,  de  Saint-Galmier, 
avec  des  filtres  Lutèce,  du  lait  conservé,  stéri- 
lisé, pasteurisé,  des  conserves  de  viande,  de 
poisson  mariné,  de  légumes  variés  ; des  vins 
de  Bordeaux  et  de  Champagne;  des  paquets  de 
tabac,  de  cigares  et  de  cigarettes  par  centaines; 
des  chemises,  des  gilets  et  des  ceintures  de 
flanelle,  des  tricots,  des  chaussettes  de  laine  ; 
jusqu'à  des  jeux  de  cartes  et  de  dominos  ; des 
rames  de  papier  à lettres,  des  livres,  des  jour- 
naux illustrés  ; toute  une  provision  de  pains  de 
savon,  de  fil,  d'aiguilles  et  quantité  d’autres 
objets  du  même  genre. 

Immédiatement,  Marguerite  voulut  faire  une 
première  distribution  de  ses  trésors.  Chacun 
reçut  sa  part,  sauf  en  ce  qui  concernait  les 
vins,  le  docteur  réclamant  le  soin  de  les  distri- 
buer lui-même,  en  raison  des  grands  ménage- 
ments dont  la  plupart  des  malades  avaient 
encore  besoin. 

On  pense  que  le  capitaine  Gaulard  ne  fut  pas 
oublié,  d'autant  que  son  état  continuait  à s’amé- 
liorer sensiblement,  quoique  trop  lentement  à 
son  gré. 

C’était,  d’ailleurs,  le  plus  charmant  garçon  du 
monde.  D’un  caractère  aimable  et  d'un  esprit 
élevé,  il  avait  la  plus  vive  reconnaissance  pour 
les  soins  qui  lui  étaient  prodigués  et  ne  savait 
comment  la  témoigner.  Aussi  tout  le  monde 
l’aimait-il  à l’ambulance,  Marguerite  d'abord 
dont  il  était  le  favori,  puis  le  D'  Hugon  et 
l’oncle  Daniel.  Celui-ci  en  était  arrivé  à ne 
plus  pouvoir  se  passer  de  son  capitaine,  lequel 
avait  pris  sur  lui  un  empire  absolu,  sans  avoir 
rien  fait  pour  cela;  tout  au  contraire,  et  bien 
qu’ils  fussent  aussi  bons  patriotes  l'un  que 
l’autre,  il  était  difficile  do  rencontrer  deux 
hommes  de  nature  et  d’humeur  plus  dissem- 
blables : autant  le  capitaine  voyait  les  choses 
du  bon  côté  et  l’avenir  en  rose,  autant  le  vieux 
négociant  grondait  et  grognait,  n'épargnant 
personne  dans  ses  critiques,  et  se  montrant 
très  pessimiste  en  ce  qui  concernait  l'issue  de 
la  campagne.  Aussi  n'étaient-ils  presque  jamais 
I du  même  avis;  c’était  entre  eux  continuelle- 


1 Voir  le  u°  374  du  Petit  Français  illustré,  p.  248. 


L'AMBULANCIÈRE  DE  MADAGASCAR 


303 


ment,  à propos  de  tout  et  de  rien,  des  attra- 
pages homériques;  ce  qui  ne  les  empêchait  pas 
de  s'estimer  et  de  s’aimer  tous  les  deux. 

En  particulier,  l'histoire  des  fameuses  caisses 
transportés  par  le  Yung-Tsé.  et  surtout  l’inter- 
vention de  l'Association  des  Dames  françaises 
de  Marseille  en  cette  affaire,  dont  le  vieux 
Daniel  n'avait  pas  encore  pris  son  parti,  avaient 
provoqué  entre  lui  et  le  capitaine  une  intermi- 
nable discussion. 

— il  faut  quelles  se  fourrent  partout,  ces 
femmes  ! s'était  écrié  le  a.  ieux  grondeur.  Est-ce 
qu'on  leur  demandait  quelque  chose?  Quelles 
donnent  à ceux  qui  leur  tendent  la  main,  ça 
c'est  leur  affaire,  mais  qu' elles  nous  laissent 
tranquilles,  pour  l’amour  de  Dieu  ! 

— Voyons,  voyons,  cher  monsieur  Berthier, 
avait  répliqué  le  capitaine,  vous  ne  pouvez 
pourtant  pas  faire  un  crime  à ces  dames  de 
leur  généreuse  initiative  ? 

— Si  encore  elles  s'étaient  contentées  d’en- 
voyer des  médicaments,  des  eaux  minérales, 
des  conserves  même  ! Mais  quelle  idée  bizarre 
de  nous  encombrer  de  tous  ces  colifichets! 
Pour  un  peu,  pendant  quelles  y étaient,  elles 
auraient  pu  nous  faire  un  envoi  de  confitures 
et  de  berlingots. 

— On  voit  bien  que  vous  ne  vous  êtes  jamais 
trouvé  dans  un  poste  isolé,  sans  autres  res- 
sources qu'un  peu  de  riz  et  un  morceau  de 
biscuit  dur  comme  de  la  pierre.  Sans  cela, 
vous  sauriez  avec  quelle  joie  délirante  on  voit 
arriver  à dos  d'homme  ou  de  mulet  quelque 
caisse  remplie  de  ces  colifichets  que  vous 
dédaignez  si  fort. 

Voyez-vous,  monsieur  Berthier,  il  faut  se 
méfier  des  impatiences  irréfléchies  et  de  cette 
tendance  à tout  critiquer  qui  est  dans  notre 
nature,  à nous  autres  Français.  J'enrage  quand 
je  lis  dans  les  journaux  qu'on  m'envoie  de  Paris 
des  correspondances  de  Madagascar  évidemment 
fabriquées  de  toutes  pièces  sur  le  Boulevard,  et 
où  un  monsieur  sans  talent  ni  conscience  étale 
impudemment  une  ignorance  absolue  de  la 
réalité  et  un  parti  pris  odieux  de  dénigrement. 

— Tout  cela  est  très  joli  ; mais  il  rfy  en  a 
pas  moins  eu  de  grosses  fautes  de  commises 
dès  le  début.  Le  wharf,  par  exemple,  qui  devait 
avancer  si  facilement  dans  la  mer  jusqu'à  trois 
cents  mètres  et  qu'on  n’a  jamais  pu  pousser 
plus  loin  que  quatre-vingts,  les  fonds  étant 
impraticables;  ce  qu'on  aurait  pu  découvrir 
plus  tôt,  j'imagine,  avec  des  sondages  bien 
exécutés  ! 

— Eh!  croyez-vousque  c'était  déjà  si  commode 
de  pratiquer  des  sondages  minutieux  dans 
l’estuaire  de  Majunga  avant  le  débarquement 
de  nos  troupes?  Il  a bien  fallu  s'en  remettre  à 
l'expérience  et  à l'habileté  de  la  Compagnie 
chargée  du  travail,  la  même  du  reste  qui  avait 


construit  avec  un  plein  succès  le  wharf  de 
Cotonou,  lors  de  l’expédition  du  Dahomey. 

— Soit!  mais,  au  moins,  on  aurait  pu 
s'arranger  pour  faire  venir  à temps  les  canon- 
nières, les  remorqueurs  et  les  chalands  destinés 
à assurer  le  ravitaillement  du  corps  expédition- 
naire, en  remontant  le  Betsiboka  sur  une  lon- 
gueur de  plus  de  cent  quarante  kilomètres. 

— C’est  facile  à dire.  Mais  là  encore  les  ren- 
seignements fournis  à l'avance  se  sont  trouvés 


Arrivée  des  caisses  des  Femmes  de  France  sur  le  Yang-Tsé, 


inexacts  et  ne  permettaient  aucunement  de 
prévoir  que  la  rivière  n'avait  pas  un  tirant  d'eau 
suffisant  pour  porter  les  chalands?  Ce  sont  là 
des  difficultés  assez  malaisées  à deviner  quand 
on  doit  manœuvrer  en  pays  à peu  près  inconnu. 

Quant  à la  route  qui  nous  a coûté  si  cher 
et  causé  tant  de  retards,  sa  seule  excuse  est 
qu'elle  était  absolument  indispensable.  Vous 
qui  connaissez  le  pays,  vous  savez  mieux 
que  personne  qu'autre  chose  est  de  suivre,  à 
quelques  vingt,  ou  trente,  ou  même  cent 
hommes,  si  vous  voulez,  un  sentier  de  caravane, 
seule  piste  qui  existât  antérieurement,  ou  de 
faire  avancer  quinze  mille  soldats,  sans  parler 
de  l'artillerie,  des  munitions,  des  approvision- 
nements de  tout  genre. 

— Il  fallait  vous  assurer  à l'avance  un 
nombre  suffisant  de  porteurs  indigènes. 

— On  a fait  ce  qu’on  a pu.  Une  commission 
spéciale,  composée  de  deux  officiers  et  d'un 
fonctionnaire  civil,  a été  envoyée  en  temps 
opportun  sur  la  côte  orientale  d'Afrique  pour 


304- 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


recruter  des  Somalis  et  autres  indigènes  en 
quantité  suffisante.  Seulement,  pour  plusieurs 
raisons,  notamment  parce  que  très  probable- 
ment certaines  puissances  européennes  avaient 
usé  de  leur  influence  dans  ces  régions  pour 
détourner  les  indigènes  d'accepter  nos  propo- 
sitions, l'insuccès  fut  à peu  près  complet;  à 
peine  pûmes-nous  en  recruter  quelques  cen- 
taines, au  lieu  des  vingt  ou  vingt-cinq  mille 
dont  nous  avions  besoin 

— C’est  comme  pour  les  mulets,  alors? 

— Pour  les  mulets,  il  nous  en  aurait  fallu 
presque  autant  en 
effet,  plus  les  con- 
ducteurs. Au  reste, 
ces  animaux  n'au- 
raient pas  rendu 
sans  doute  les  ser- 
vices qu’on  atten- 
dait d'eux,  par  la 
raison  qu’il  leur 
faut,  surtout  dans 
ce  pays,  une  nour- 
riture assez  abon- 
dante; et  qu'ils  n'au- 
raient pu  porter  par 
suite  grand' chose, 
en  plus  de  leur  pro- 
vision d'orge  pour 
huit  jours. 

La  création  d'une 
route  s'imposait 
donc,  si  coûteuse 
quelle  pût  être  ; et 
l'on  ne  peut  nier 
qu'elle  nous  donne 
d’excellents  résul- 
tats , puisque  les 
voitures  Lefebvre... 

— Ah  ! oui,  les  fa- 

L oncle  Daniel  discutant 

meuses  voitures  Le- 
febvre!  Parlons-en! 

— Bon!  vous  voilà  comme  les  autres,  comme 
les  journaux  de  Paris  qui  semblent  avoir  pris 
ces  malheureuses  voitures  pour  tête  de  Turc. 

11  est  certain,  je  suis  le  premier  à le  reconnaître, 
que  les  voitures  Lefebvre  manquent  de  solidité, 
surtout  en  ce  qui  concerne  la  jonction  des  bran- 
cards avec  la  caisse;  elles  ont  été  évidemment 
construites  avec  trop  de  hâte  ; peut-être  aussi 
s'est-on  montré  trop  indulgent  dans  la  réception 
du  travail.  Mais  voilà,  on  était  pressé,  on  n'avait 
plus  de  temps  à perdre.  Le  véritable  inconvé- 
nient de  ces  voitures,  c’est  qu’elles  ont  néces- 
sité l’établissement  de  cette  maudite  route  qui 
nous  a causé  tant  de  retard  et  coûté  tant 
de  monde. 

— Si  encore  on  n’y  avait  employé  que  les 
contingents  d’Algérie  et  du  Sénégal,  les  tirail-  ! 
leurs  sakalaves,  les  soldats  de  la  légion  étran-  I 


gère  et  les  Haoussas,  tous  gens  habitués  aux 
températures  tropicales!  Quant  aux  troupes 
européennes,  il  aurait  fallu  leur  faire  traverser 
rapidement  les  parties  basses  et  torrides  de 
l'ile,  et  les  envoyer  le  plus  vite  possible  sur  les 
plateaux  salubres  de  l’Imerina.  On  aurait  ainsi 
sauvé  la  vie  et  la  santé  à un  nombre  considé- 
rable d'hommes. 

— Il  faut  dire  aussi  que  nos  soldats  sont 
beaucoup  trop  jeunes  pour  la  plupart  et  offrent 
par  suite  peu  d’endurance  au  climat.  D’ail- 
leurs, le  plus  souvent,  c'est  à l’imprudence 
incroyable  des  sol- 
dats qu’on  doit  les 
accidents  qui  sur- 
viennent, et  même 
les  attaques  delièvre 
ou  de  dysenterie. 
Malgré  la  surveil- 
lance la  plus  stricte 
et  les  plus  pres- 
santes recomman- 
dations, il  y a tou- 
jours des  hommes 
qui  veulent  faire 
les  malins,  qui  met- 
tent une  sorte  de 
point  d'honneur  « à 
ne  pas  couper  », 
comme  ils  disent. 
Allez  donc  empê- 
cher ces  hommes-là 
de  boire  un  coup 
d’alcool  après  une 
marche  forcée  dans 
la  brousse,  en  leur 
expliquant  que  l’al- 
cool ici  c'est  pres- 
que toujours  la 
mort  ou  tout  au 

avec  le  capitaine  Gaulard.  , , . 

moins  la  maladie! 

Je  me  souviens  qu’un 
jour  à Marololo,  apercevant  un  soldat  en  train 
de  déjeuner  tranquillement.,  assis  sur  un  tertre 
en  plein  soleil,  je  lui  iis  remarquer  qu'à  moins 
de  deux  mètres  de  là  il  y avait  une  sorte  de 
hangar  vide  où  il  serait  au  moins  abrité;  vous 
croyez  qu'il  me  remercia?  Ce  fut  tout  au  plus, 
au  contraire,  s’il  ne  m'envoya  pas  promener;  il 
ramassa  ses  vivres  en  maugréant  et  gagna  le 
hangar  en  me  lançant  un  regard  de  côté,  comme 
si  c’était  pour  lui  être  désagréable  que  je  l’avais 
engagé  à éviter  une  insolation.  Une  autre  fois, 
j’ai  vu  le  général  Duchesne  obligé  d’infliger, 
pour  l'exemple,  un  mois  de  prison  à un  Haoussa 
qui,  au  mépris  de  la  consigne,  s’était  baigné 
en  plein  mididansle  fleuve,  ce  qui  était  d’autant 
plus  sot  que  le  Betsiboka  dans  ces  parages  est 
rempli  de  caïmans. 

(A  suivre).  A.  B 


COINS  PITTORESQUES 


305 


Coins  pittoresques. 


Chartres. 

De  très  loin,  on  aperçoitles clochers  jumeaux  j 
de  la  cathédrale,  les  deux  joyaux  qui  sont  | 


l’orgueil  de  la  vieille  ville  beauceronne.  C'est 
vers  eux  que  je  me  dirige  en  débarquant  du 
train.  La  ville,  telle  qu’on  la  juge  à l’arrivée,  a 
un  air  d’importance.  Les  boulevards  sont  larges, 
les  places  spacieuses.  Mais  le  calme  le  plus 
absolu  règne  sur  ces  grandes  voies  désertes. 
Nous  sommes  bien  dans  une  petite  cité  bour- 
geoise, tranquille,  sans  industrie,  sans  com- 
merce, sans  vie.  Au  détour  d’une  ruelle,  sur  la 
hauteur,  la  cathédrale  apparaît.  Le  vieux  clocher, 
qui  date  du  douzième  siècle,  dresse  dans  le  ciel 
sa  pointe  nue,  à une  hauteur  de  106  mètres.  Si 
ce  n'était  le  respect  qui  est  dû  à son  grand  Age, 
sa  forme  le  ferait  irrévérencieusement  comparer 
à ces  éteignoirs  que  nos  aïeules  posaient  sur 
leurs  chandelles.  L’autre  flèche,  ouvragée, 
élégante,  ornée  de  colonnettes,  de  statues,  est 
une  merveille  de  légèreté  et  de  grâce. 

Les  visiteurs  sont  aulorisés  à y monter, 


moyennant  une  faible  redevance  au  gardien. 
Je  gravis,  dans  le  demi-jour  d'un  étroit  escalier, 
les  378  marches  du  clocher  Neuf  et,  errant  à 
l’aventure  sur  les  balcons  et  les  tourelles,  je 
contemple  dans  tous  ses  détails  cette  splen- 
dide cité  de  pierre  qu’est  la  cathédrale  de 
Chartres. 

Par  cette  tiède  et  claire  matinée  de  prin- 
temps, du  haut  d'un  balcon  qui  domine  de 
beaucoup  les  toits,  la  ville  s'étend  en  pano- 
rama, entourée  de  plaines  à perte  de  vue, 
c’est  la  Beauce,  productrice  de  blé,  le  gre- 
nier de  la  France.  Au  milieu  de  la  mer  des 
toits  de  tuiles  brunes  émergent  quelques 
monuments,  les  églises  Saint-Pierre  et 
Saint- Aignan,  des  chapelles  de  couvents,  le 
théâtre,  le  lycée.  Cà  et  là,  un  parc  privé 
étend  son  tapis  de  verdure  entre  les  murs 
gris. 

Aucun' bruit  ne  monte  des  rues  paisibles, 
que  le  tintement  strident  de  l’enclume  d'un 
forgeron  et  la  sonnerie  lointaine  d’une 
fanfare  de  cuirassiers  qui  défilent  là-bas, 
tout  petits,  dans  un  nuage  de  poussière. 


Sculptures  du  chœur  de  la  cathédrale 


Autour  de  moi,  des  corneilles  peu  farouches 
volent,  se  posent,  piquent  des  têtes  dans  le  vide 


306 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


effrayant,  et  semblent  en  user  trè9  familiè- 
rement avec  les  saints  de  pierre  entre  les  bras 
desquels  elles  bâtissent  leurs  nids.  L’intérieur 
de  la  cathédrale,  avec  ses  voûtes  gigantesques, 
ses  antiques  vitraux  aux  nuances  adoucies  par 
le  temps,  ses  curieuses  sculptures  autour  du 
chœur,  est  un  spectacle  grandiose  et  imposant. 
Une  chapelle  touteconstellée  à'ex-volo, éclairée 
par  la  lueur  des  cierges,  est  consacrée  à la 
Vierge  du  Pilier  ou  vierge  noire. 


delà  Poissonnerie.  Le  pittoresque  des  noms  de 
rues  est  une  des  singularités  de  Chartres.  C'est 
ainsi  que  l’on  y rencontre  les  rues  de  la  Poêle- 
Percée,  de  la  Planclie-aux-Carpes,  des  Vieux- 
Rapporteurs,  des  Vieux-Capucins,  du  Soleil- 
d'Or,  du  Puits-de-l’Ours,  du  Grand-Cerf,  du 
Cheval-Blanc,  noms  empruntés,  pourlaplupart 
à d’anciennes  enseignes  d’auberges. 

En  bas  d’un  des  escaliers  ou  tertres  qui 
conduisent  à la  basse  ville,  le  quartier  popu- 


L’image  de  la  Vierge  est  une  statue  en  bois 
peint  et  doré,  du  quinzième  siècle. 

L’aspect  du  centre  de  la  ville  est  peu  inté- 
ressant. Les  maisons  sont  petites,  les  magasins 
vulgaires.  Le  commerce  chartrain  est  ruiné 
par  la  concurrence  de  Paris.  De  nombreuses 
boutiques  sont  à louer. 

■l’arrive,  par  le  hasard  de  la  flânerie,  en 
face  d’une  très  ancienne  maison  de  bois  à 
pignon  et  à auvent.  On  dirait  un  décor  pour 
l'Avare  et  les  Plaideurs.  Sur  une  des  pou- 
tres qui  soutiennent  la  maison,  est  sculpté 
un  saumon.  Un  passant  m’apprend  que  cette 
construction  date  du  quinzième  siècle.  La 
petite  place  sur  laquelle  elle  est  élevée  est 
aujourd’hui,  comme  elle  l’était  déjà  sans  doute 
il  y a quatre  cents  ans,  le  rendez-vous  des 
marchands  de  poisson.  Elle  se  nomme  la  place 


laire,  une  tourelle  ornée  de  sculptures  de  bois 
et  percée  de  petites  fenêtres  décore  une  maison 
d'ailleurs  banale  qui  sert  de  crèche  à la  ville. 
La  porte  eutr'ouverte  laisse  voir  une  cour 
plantée  d'arbres  où  un  petit  peuple  d’enfants 
pauvres  se  presse  autour  d'une  élégante  visi- 
teuse qui  leur  fait  une  distribution  de  frian- 
dises. Cette  tourelle,  connue  sous  le  nom 
d 'Escalier  de  la  reine  Berthe,  est.  du  seizième 
siècle. 

Le  quartier  vraiment  pittoresque  de  Char- 
tres, celui  que  les  artistes  et  les  photographes 
ne  se  lassent  pas  de  reproduire,  c’est,  dans  la 
basse  ville,  le  cours  de  l’Eure,  bordé  de  lavoirs, 
de  hangars,  d’arcades,  de  jardins.  D'antiques 
ponts  eu  dos  d’âne  coupent  la  rivière. 

Ce  coin  est  comme  une  Venise  de  pauvres 
gens. 


COINS  PITTORESQUES 


307 


Tout  auprès  de  là  passe  le  Tour-dc- Ville, 
large  boulevard  planté  de  vieux  arbres,  et  d’où 
l’on  aperçoit,  par  delà  les  fossés,  la  ville  qui 
s’élève  en  étages  et  que  domine  l'immense 
vaisseau  de  la  cathédrale. 

Ici  passait  autrefois  le  mur  d’enceinte.  Çà  et 
là  se  retrouvent  quelques  vestiges  des  an- 


d’un procureur  au  bailliage,  qui,  engagé  vo- 
lontaire à 16  ans,  fut  à 24  ans  nommé  général 
en  chef  de  l’armée  de  l'Ouest.  L’état- major  au- 
trichien voulut,  par  honneur,  défiler  devant  la 
dépouille  mortelle  du  jeune  héros  II  n’est  pas 
dans  toute  l'histoire  des  guerres  républicaines 
de  ligure  plus  mâle  et  plus  pure  que  celle  de 
Marceau. 

« Marceau  fut  notre  ennemi,  chanta  le  poète 
anglais  Byron,  mais  ne  l'en  honorons  pas 
moins.  Sur  la  tombe  du  jeune  héros  des  larmes, 
de  grosses  larmes  tombèrent  des  paupières  des 
rudes  soldats  qui,  tout  en  pleurant  sa  mort, 
enviaient  le  sort  de  celui  qui  périt  en  défen- 
dant dans  la  bataille  les  droits  de  la  France.  » 

Marceau  a sa  statue  de  bronze  sur  la  plus 


Porto  Guillaume  à Chartres. 


ciennes  fortifications.  Ainsi  la  Porte-Guil- 
laume, la  seule  des  sept  portes  de  Chartres  que 
le  temps  ait  épargnée,  nous  fait  songer,  avec 
ses  tours  massives  à créneaux  et  à mâchicoulis,  1 
aux  époques  guerrières  de  la  féodalité. 

Sur  une  maison  du  Tour-de- Ville,  une  plaque  \ 
de  marbre  blanc  porte  cette  inscription  gravée  : 

M \ ISON  OU  SONT  NÉS,  DEPUIS  1740, 
les  membres  de  la  famille  COCHON , branche  cadette. 

A la  mémoire  de  mes  aïeux. 

Alex  Cochon 

Une  boulangère  qui  a l’honneur  d’habiter  cet 
immeuble  désormais  historique  veut  bien  me 
donner  quelques  renseignements  explicatifs. 
Un  très  riche  marchand  de  Chartres,  du  nom 
de  Cochon,  ayant  vu  ses  fils  sur  le  point  de 
changer  le  nom  paternel,  les  menaça  de  les 
déshériter  et  fit  poser  cette  plaque  pour  pro- 
tester contre  leur  manque  de  respect  filial... 
Mais,  plus  tard,  lorsque  l’obligeante  boulangère 
ne  sera  plus  là  pour  conter  la  légende  aux 
passants  et  que  ses  successeurs  l’auront  oubliée, 
cette  inscription  intriguera  fort  la  perspicacité 
des  archéologues. 

Ne  quittons  pas  Chartres  sans  présenter  nos 
hommages  à son  grand  homme,  Marceau,  le 
général  des  guerres  de  la  première  République, 
qui  fut  tué  à 27  ans  sur  le  champ  de  bataille 
d'Altenkirchen. 

On  sait  l’héroïque  et  rapide  histoire  de  ce  fils 


Statue  de  Marceau  â Chartr.  s. 

belle  place  de  la  ville  et  les  couronnes  qui 
orneut  son  socle  sont  un  touchant  témoignage 
du  sentiment  patriotique  des  Beaucerons. 

G.  S. 


308 


LE  PETIT  FRANÇAIS  IL LUSTRÉ 


Une  histoire  de  sauvage  (smie)'. 


— La  loi!  s’écria  Barbissou  en  gesticulant, 
la  figure  toujours  barbouillée  de  savon,  quelle 
loi?...  Est-ce  qu'on  empêche  les  Arabes  de  se 
promener  en  Arabes,  les  Chinois  en  Chinois, 
les  Turcs  en  Turcs,  les  Polonais... 

— En  Polonais,  oui,  monsieur  Barbissou,  je 
vous  vois  dans  une  telle  fureur  que  je  ne  veux 
pas  vous  contrarier... 

— Et  un  sauvage  est-ce  qu'il  ne  peut  pas  se 
promener  en  sauvage  ! Ah!  c’est  comme  cela, 
Gastambide  me  fait  la  guerre  au  couteau,  eh 
bien!  tant  pis  pour  lui,  il  récoltera  ce  qu’il  a 
semé,  je  vais  afficher  son  arrêté  à la  porte  de  ma 
pharmacie.  ..  et  quand  on  saura  cela...  oh  bien! 
tout  Beaucaire  sera  en  révolution  ..  et  quand 
Gastambide  viendra  me  demander  d'user  de 
mon  prestige  pour  rétablir  l’ordre,  je  lui  répon- 
drai : « Non,  non,  non  ! » et  quand... 

— Mais  il  y a le  capitaine  de  gendarmerie, 
interrompis-je. 

Barbissou  se  pencha  vers  moi  et  me  glissa 
dans  le  tuyau  de  l’oreille,  de  sorte  que  je  dus 
essuyer  le  savon  dont  il  me  gratifia  : 

— Le  capitaine  s’appelle  Du  Peyrou,  c’est  un 
enfant  du  pays  et...  il  est  Barbissouste. 

— Cependant  ne  vous  a-t-il  pas  dit  que  si 
l’ordre  était  troublé,  il  vous  mettrait  tous  à la 
raison,  sans  dis-tinct-i-on. 

— C’est  un  Barbissouste,  vous  dis-je;  hier, 
au  moment  du  monôme,  je  l’ai  aperçu  à l’extré- 
mité de  la  rue  avec  deux  gendarmes,  dont  le 
brigadier;  vous  croyez  qu'il  est  venu  nous 
mettre  à la  raison  sans  dis-tinct-i-on,  pas  du 
tout,  il  a tourné  les  talons  et  a fait  semblant  de 
ne  rien  voir...  et  puis,  voyez-vous,  monsieur  le 
Parisien,  je  ne  sais  pas  si  c’est  comme  cela 
dans  le  Nord...  c’est  probable...  dans  tout 
homme  il  y a deux  hommes... 

— Comment  cela  ? 

— Il  y a l’homme  apparent  et  l’homme  caché  ; 
l’homme  apparent  c’est  le  capitaine  de  gendar- 
merie; celui-là  dit  : « Je  vous  mettrai  tous  à la 
raison,  sans  dis-tinct-i-on...  » Ensuite  il  y a 
l’homme  caché;  celui-là  est  un  barbissouste  et 
se  frotte  les  mains  de  tout  ce  qui  arrive  à 
Gastambide. 

— C’est  très  judicieux  ce  que  vous  dites  là, 
monsieur  le  pharmacien. 

— Et  il  y a même  encore  un  troisième 
homme;  celui-là  se  dit  : il  y aura  des  troubles 
dans  Beaucaire,  je  ferai  un  beau  rapport  au 
préfet  et  cela  attirera  sur  moi  l’attention  de 
mes  supérieurs...  J’aurai  peut-être  de  l’avance- 
ment, il  y a onze  ans  que  je  veille  à la  sûreté 


et  à la  tranquillité  des  citoyens  de  Beaucaire, 
ce  sera  l’occasion  de  changer  de  garnison. 

— C’est  très  judicieux,  très  judicieux... 

— N’est-ce  pas?...  Et  j'ajouterai  qu’il  y a 
même  encore  un  quatrième  homme... 

— En  voilà  des  hommes...  en  un  seul!... 

— Oui,  mais  je  n’insiste  pas,  peut-être  même 
qu’un...  cinquième  homme... 

— Oh  ! oh  ! ce  capitaine  composera  bientôt 
à lui  seul  tout  un  régiment. 

— Eh  oui,  cher  ami,  vous  êtes  encore  jeune, 
et  votre  candeur  naïve  me  fait  plaisir,  vous  ne 
connaissez  pas  la  nature  humaine,  en  attendant 
je  vais  me  barbifier,  et  puisque  vous  n’avez 
rien  à faire,  voulez-vous  afficher  l’arrêté  à la 
porte  de  la  pharmacie.  J’entends  Timothée  qui 
enlève  les  volets... 

— Comment  donc  ! avec  plaisir  et  empresse- 
ment ; je  vais  avoir  l’occasion  de  vous  prouver 
mon  zèle  barbissouste. 

J’eus  vite  fait  d’afficher  l’arrêté  municipal  au 
moyen  de  quatre  pains  à cacheter  sur  la  porte 
de  la  pharmacie,  et  je  repris  mon  poste 
d’observation  à la  fenêtre  du  premier  étage. 

Un  garçon  boulanger  qui  passait,  avec  des 
pains  dans  les  bras,  s’arrêta  devant  l’affiche, 
puis  ce  fut  le  tour  d’un  garçon  laitier,  puis  les 
boutiquiers  du  voisinage  qui  enlevaient  les 
volets  de  leur  magasin,  voyant  un  groupe  de 
deux  personnes  arrêté  devant  la  pharmacie, 
accoururent;  en  quelques  minutes,  il  y eut 
bientôt  cinquante  personnes,  commentant  avec 
animation  les  termes  de  l'arrêté  de  Gastambide. 
Té,  disait  l’un,  voilà  que  notre  sauvage  ne  peut 
plus  sortir  en  sauvage.  Vé,  disait  un  autre,  il 
sortira  tout  de  même,  tu  ne  le  connais  pas... 
Gastambide  n’est  pas  un  patriote...  Non,  non, 
c’est  un  homme  du  Nord...  on  le  renie,  on  le 
conspue,  comme  disait  le  collège  tout  entier... 
Conspuons  Gastambide...  notre  sauvage  c'est 
notre  sang...  c’est  la  gloire  de  Beaucaire... 
Tous  ceux  de  Tarascon  en  ont  la  jaunisse...  Nous 
lutterons  contre  Gastambide,  il  n’aura  pas  le 
dernier  mot...  Mort  à Gastambide  !...  Vive 
Barbissou  ! 

Le  pharmacien  l’avait  prédit  : c’était  une  ré- 
volution... Les  têtes  s'échauffaient,  maintenant, 
on  ne  parlait  plus,  on  criait,  et  ces  cris  s’accom- 
pagnaient de  gestes  furibonds,  et  je  me  sentis 
moi-même,  homme  du  Nord,,  envahi  par  la 
contagion  de  cet  enthousiasme  pour  le  sauvage 
et  de  cette  haine  pour  Gastambide,  et  je  me 
mis  à crier  de  toutes  mes  forces  par  la  fenêtre: 
Vive  Barbissou  ! vive  le  sauvage  ! A bas 


1.  Voir  io  n°  378  du  Petit  Français  illustré,  p.  Ï90. 


UNE  HISTOIRE  DE  SAUVAGE 


309 


Gastambide!...  Toutes  lestâtes  se  levèrent,  un 
long  cri  partit  de  cette  foule  qui  allait  toujours 
s’augmentant: 

— Où  est  notre  sauvage?...  Qu’il  se  montre... 
Gastambide  l'a  peut-être  empoisonné  !... 

— Me  voilà,  mes  amis,  cria  Marius  qui,  à ce 
moment,  entrait  dans  ma  chambre,  en 
se  précipitant  à la  fenêtre,  je  suis 
votre  sauvage  à la  vie  à la  mort... 

Tous  pour  un,  un  pour  tous... 

La  foule  poussa  un  tel  cri  de  : « Vive 
le  sauvage  ! » que  la  terre  et  les 
maisons  en  tremblèrent. 

— Gastambide  veut  m’empêeher  de 
sortir  en  sauvage...  Eh  bien,  je  sor- 
tirai! ( Enthousiasme  indescriptible). 

Je  lève  l’étendard  de  la  révolte  ! 

En  avant!  En  avant!  En  avant!  Je 
sortirai  à neuf  heures. ..  à neuf  heures 
j’irai  faire  une  visite  à Gastambide  à 
la  mairie.  (Oh! oh!  enthousiasme  déli- 
rant, cris  ; nous  t'accompagnerons... 
nom  l'escorterons...  oui,  oui!) 

Dans  une  heure,  cria  le  sauvage, 
que  tous  les  fidèles  barbissoustes  ne 
manquent  pas  au  rendez-vous.  Et 
le  sauvage  se  mit  à entonner  les  pre- 
mières mesures  de  la  valse  du  Tu- 
tu-paupan.  Puis  il  salua  et  ferma  la 
fenêtre. 

— Ecoutez,  monsieur  le  sauvage, 
lui  dis-je,  ce  n’est  'pas  la  valse  du 
Tutu-panpan  qu’ils  chantent.  Enten- 
dez-vous ces  accents  guerriers  : « Aux 
armes,  citoyens  !...  » On  a la  tête  près 
du  bonnet  dans  votre  pays. 

— C’est  Gastambide  qui  l’aura 
voulu;  mais  venez  prendre  votre  café 
au  lait. 

— Quel  beau  sauvage  vous  faites 
ce  matin,  vos  tatouages  ont  de  vives 
couleurs  et  vos  plumes  tricolores... 

— Timothée  m'a  enduit  ce  matin 
d’une  couche  d’huile  d’olive,  cela  fait 
ressortir  les  couleurs,  et  ma  petite 
sœur  Epaminonda  a refrisé  mes 
plumes...  Mais  ne  perdons  pas  de  temps,  j’ai 
un  appétit  de  sauvage. 

Je  m’en  aperçus  bien.  Marius  engloutissait 
sans  relâche  les  tartines  beurrées  que  sa 
petite  sœur  ne  cessait  de  lui  confectionner, 
tout  en  disant  : 

— Ce  beurre  a une  drôle  de  couleur  ! pourvu 
que  Gastambide  ne  l’ait  pas  empoisonné;  il 
est  capable  de  tout  ce  Gastambide,  et  le  café...  il 
a un  goût ..  tu  ne  trouves  pas,  papaBarbissou... 

Tout  à coup  le  pharmacien,  sa  tartine  d’une 
main,  son  couteau  de  l’autre,  s'écria  : 

— J’ai  une  idée!... 

— Voyons  ton  idée,  papa,  demanda  Marius. 


— Si  tu  sortais  en  voiture...  dans  notre  petite 
voiture  à bras,  traînée  par  Timothée,  assis  sur 
une  chaise...  avec  un  drapeau... 

— Excellente,  ton  idée,  papa,  s'écria  Marius. 
Justement  Timothée  venait  d’entr’ouvrir  la 

porte  et  disait,  tout  essoufflé  : 


— Il  paraît  que  Gastambide  sait  que  le  sau- 
vage viendra  à la  mairie,  il  s’est  écrié  : « Eh 
bien,  qu'il  vienne  donc,  ce  sauvage  ! je  n’ai 
pas  peur  d’un  sauvage,  mais  il  n’entrera  pas 
dans  ma  mairie...  » 

— Ah!  ah!  il  a dit  cela...  C'est  bien,  Timo- 
thée, retourne  à ton  laboratoire  et  prépare  la 
charrette  à bras...  nous  allons  en  avoir  besoin. 

Quand  Timothée  fut  parti,  Marius  s’écria  : 

— J’ai  une  idée,  papa. 

— Voyons  ton  idée,  Marius. 

— C’est  que...  voilà...  J'aime  mieux  ne  rien 
dire...  lii  ! hi!  hi!  ce  sera  drôle...  Ce  pauvre 
Gastambide...  je  le  plains...  laissez-moi  faire. 


310 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Et  Marius  avala  d'un  trait  son  bol  de  café  au 
lait  et  sortit  précipitamment. 

Quelques  instants  après,  je  vis  l’épicier  Tho- 
massin  arriver  à la  pharmaeie.  11  eut  avec  le 
sauvage  une  conversation  très  animée,  et  bien- 
tôt je  le  vis  s'éloigner,  l'air  joyeux  ; il  se  frot- 
tait les  mains  et  parfois  s’arrêtait  pour  rire. 

Ensuite  je  vis  Timothée  introduire  la  char- 
rette à bras  dans  le  jardin  par  la  petite 
porte  qui  donnait  sur  la  rue,  puis  je  vis  le 
même  Timothée  introduire  dans  ledit  jardin, 
avec  l'aide  du  pharmacien,  une  grande  caisse, 
celle  probablement  qui  contenait  le  casoar 
empaillé  venu  d’Océanie  ; enfin  je  voulus 
descendre  dans  le  jardin  pour  voir  ce  qui  allait 
se  passer,  lorsque  j'entendis  un  tour  de  clef 
donné  à la  serrure  de  ma  chambre.  J'étais 
prisonnier... 

Ce  sont  des  gens  avisés  et  prudents,  me  dis- 
je,  ils  ne  veulent  pas  que  l’expédition  qu'ils 
tentent  contre  la  mairie  échoue  par  suite  d’une 
maladresse  de  ma  part,  je  les  excuse  et  leur 
pardonne  ce  procédé  si  peu  en  rapport  avec 
une  hospitalité  écossaise. 

Je  repris  donc  mon  poste  d'observation  à la 
fenêtre  donnant  sur  la  rue,  je  vis  Thomassin 
entrer  de  nouveau  dans  la  pharmaeie  accom- 
gagné  de  quelques  fidèles  barbissoustes,  puis, 
comme  l'heure  annoncée  par  Marius  pour  son 
départ  approchait,  la  foule  encombra  la  rue, 
très  animée,  très  bruyante,  attendant  avec 
impatience  l’apparition  du  sauvage. 

Neuf  fois  la  cloche  de  l'horloge  de  l'église 
retentit  sous  le  marteau,  un  profond  silence  se 
fit  subitement  dans  la  foule,  tous  les  yeux 
étaient  braqués  sur  la  porte  de  la  pharmacie. 
Le  sauvage  tiendrait-il  sa  promesse,  braverait- 
il  les  foudres  municipales  de  Gastambide?  Au 
neuvième  coup  et  lorsque  les  ondes  sonores  se 
furent  élargies  et  perdues  dans  l’espace,  ce  ne 
fut  pas  la  porte  de  la  pharmacie  qui  s’ouvrit, 
mais  bien  celle  du  jardin. 

Et  on  en  vit  sortir  un  étrange  équipage  qui 
souleva  dans  la  foule  un  enthousiasme  indes- 
criptible, suivi  de  rires  sonores,  de  cris,  de1 
vivats  en  l'honneur  de  Barbissou. 

Trois  fidèles  barbissoustes  traînaient  la 
charrette  à bras;  dans  cette  charrette  se  voyait 
une  grande  caisse,  et  dans  l'intérieur  de  ladile 
caisse  se  trouvait  le  sauvage.  Elle  n'était  pas 
assez  haute,  semblait-il,  car  à son  sommet 
avait  été  ménagée  une  large  échancrure  par 
laquelle  passaient  la  touffe  de  cheveux  et  les 
plumes  patriotiques  du  sauvage. 

— Vous  îii'excuserez,  monsieur  le  Parisien, 
me  dit  le  pharmacien  Barbissou  en  entrant 
dans  ma  chambre,  mais  c'est  une  surprise  que 
je  voulais  vous  faire,  vous  êtes  libre  maintenant 
et,  si  vous  voulez,  nous  irons  ensemble  sur  la 
place  de  la  Mairie  pour  être  témoins  des  événe- 


! ments  mémorables  qui  vont  se  passer  dans  notre 
! ville.  Hein!...  vous  ne  voyez  pas  ces  choses-là 
| à Paris,  et  vous  ne  regretterez  pas  votre  voyage  I 

— Je  vous  pardonne,  monsieur  le  pharma- 
. cien,  et  j'irai  au  bout  du  monde  pour  avoir  un 
semblable  moment  de  gaieté...  Mais  ne  perdons 
pas  de  temps,  voilà  le  sauvage  qui  vient  de 
disparaître  au  tournant  de  la  rue  des  Bœufs. 

Nous  eûmes  bientôt  rejoint  la  charrette  et 
son  contenu.  A la  vue  du  pharmacien,  cent 
bras  se  levèrent  pour  le  saisir  et  le  porter  en 
triomphe,  mais  Barbissou  s'y  refusa  modeste- 
ment, et  ce  fut  pressés,  bousculés,  que  nous 
arrivâmes  sur  la  place  de  la  Mairie,  déjà  noire 
de  monde,  une  véritable  fourmilière.  Et  de 
toutes  les  rues  adjacentes  débouchaient  encore 
de  nouveaux  groupes;  comme  une  traînée  de 
poudre  la  nouvelle  de  la  sortie  du  sauvage 
s’était  répandue  dans  toute  la  ville,  la  renommée 
aux  cent  bouches  l’avait  même  portée  jusqu’à 
Tarascon,  de  sorte  que  c’était  sur  le  fameux 
pont  suspendu  une  procession  ininterrompue 
de  Tarasconnais  affairés,  pressés,  se  dirigeant 
vers  Beaucaire. 

La  charrette  s’arrêta  devant  la  mairie  dont 
toutes  les  fenêtres  étaient  hermétiquement  clo- 
ses, ainsi  que  la  grande  porte,  devant  laquelle 
se  promenait,  impassible,  les  mains  derrière  le 
dos,  l'appariteur  Roumestang. 

— Ah  ! voilà  les  gendarmes,  cria  une  voix. 

Les  yeux  s’écarquillèrent...  dans  le  lointain 
en  effet...  il  semblait  bien...  mais  ce  n'était 
pas  la  gendarmerie,  c’était  le  garde  champêtre, 
coiffé  de  son  bicorne,  en  grande  tenue,  qui 
accourait;  il  vint  se  placer  d'un  air  martial 
aux  côtés  de  Roumestang. 

La  curiosité  fit  taire  toutes  les  langues,  un 
profond  silence  régnait  maintenant  dans  la 
foule. 

Et  sortant  de  la  caisse,  on  apercevait  la 
touffe  de  cheveux  et  les  plumes  tricolores  du 
sauvage  qui  s'agitaient  furieusement,  sans 
doute  en  manière  de  défi. 

11  ne  sortira  pas  de  sa  caisse,  disaient  les 
uns,  un  peu  impatientés...  il  n'osera  pas  entrer 
dans  la  mairie. ..  — Té,  vous  verrez  cela,  disaient 
les  autres...  le  sauvage  n’a  peur  de  rien... 
tenez,  voici  la  caisse  qui  se  soulève,  il  va 
sortir... 

Mais,  le  sauvage  ne  sortait  pas... 

— Eli  bien,  qu’est-ce  qu'il  attend?  crièrent 
plusieurs  voix  d’un  tou  de  désappointement. 

Tout  à coup,  une  des  fenêtres  de  la  mairie, 
s'ouvrit  et  Gaslambide  apparut,  les  bras  croisés, 
superbe  de  résolution,  jetant  sur  la  foule  un 
regard  de  déü. 

Le  sauvage  ne  sortait  pas. 

E.  P. 


(A  suivre). 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


3H 


Boîte  aux  lettres.  — Cela  devait  arriver!  Les 
deux  illustres  savants  dont  les  découvertes  étonnantes 
et  les  mirifiques  inventions  feront  la  stupéfaction  des 
siècles  à venir,  ont  pris  la  douce  habitude  de  ne  plus 
communiquer  entre  eux  que  par  l'intermédiaire  du 
Petit  Français  illustré.  Sous  peine  de  froisser  nos  inimi- 
tables correspondants  — on  sait  combien  est  irritable 
l'amour-propre  des  inventeurs  — il  nous  faut  ouvrir 
nos  colonnes  à leurs  prodigieuses  élucubrations.  Nous 
nous  en  consolons  d’ailleurs  aisément,  car  nous  avons 
appris  que  cette  Boite  aux  lettres  a reçu  le  meilleur 
accueil  de  beaucoup  de  nos  lecteurs 

Très  honoré  Monsieur  et  Maître. 

Je  ne  sais  si  vous  avez 
été  comme  moi  frappé  du 
regrettable  abandon  dans 
lequel,  depuis  les  progrès 
de  l'automobilisme  et  du 
cyclisme,  on  laisse  le  Che- 
val-vapeur, ce  courageux 
auxiliaire  de  l'homme.  On  | 
s'est  pris  d'un  engoue- 
ment inconsidéré  pour  les 
véhicules  nouveaux,  pour 
les  cycles  bi  ou  tri,  et  on  a 
négligé  tout  à coup  notre 
brave  Cheval-vapeur  si  apprécié  naguère  et 
qui  reste  pourtant  notre  plus  noble  conquête, 
ainsi  que  l’a  dit  le  grand  mécanicien  Buffon. 

Peut-être,  pour  expliquer  ce  douloureux  état 
de  choses,  faut-il  admettre  aussi  les  difficultés 
du  dressage,  qui  à la  longue  ont  rebuté  les  éle- 
veurs; c’est. fort  probable;  aussi,  après  de  lon- 
gues méditations,  révolté  par  cette  ingratitude 
envers  un  vieux  serviteur,  et  d'autre  part  dési- 
reux de  montrer  qu'il  est  toujours  apte  à 
soutenir  la  lutte  contre  tous  ses  concurrents, 
je  viens  de  fonder  au  bord  de  la  mer,  dans  les 
grasses  prairies  de  la  Normandie,  un  vaste 
établissement  d’élevage  et  de  dressage  du 
Cheval-vapeur,  où  par  une  méthode  rigoureu- 
sement scientifique  je  me  fais  fort  de  produire 
un  Cheval-vapeur  absolument  merveilleux, 


plein  d'ardeur  et  de  résistance  en  même  temps, 
réunissant  si  j’ose  dire  la  fougue  de  la  cavale 
arabe,  le  brillant  du  pur-sang  anglais,  le  fond 
des  vigoureux  percherons,  la  patience  de  la 
mule  espagnole,  etc.  Et  ce,  grâce  à une  sélection 
bien  comprise,  à des  croisements  intelligents,  à 
un  exercice  raisonné,  au  bon  air  ainsi  qu’à  une 
foule  de  soins  particuliers.  Voir  ma  brochure  : 
« Une  classe  méconnue  de  mammifères  biellés,  le 
Cheval-vapeur , son  histoire  naturelle,  sa  dégé- 
nérescence et  son  avenir.  » 

Je  serais  heureux  de  vous  faire  visiter  un 
jour  mon  haras,  et  de  vous  montrer  mes 


chevaux-vapeur  de  tout  âge,  lâchés  en  liberté 
dans  mes  prairies,  ou  s'exerçant  sur  piste  avec 
des  entraîneurs  de  confiance. 

J'ai  dressé,  cher  maître,  à votre  intention  un 
charmant  petit  poney -vapeur.  Comme  vous  êtes 
replet,  avec  la  jambe  noble  mais  courte,  un 
poney  m'a  paru  devoir  vous  aller  tout  à fait 
! convenablement  ;permettez-nK>i  de  vous  l’offrir, 
il  est  plein  de  sagesse  et  ne  s'emballera  pas, 
si  vous  voulez  veiller  à ce  qu'ou  ne  lui  donne 
qu'une  nourriture  modérée. 

Daignez  agréer,  avec  l’hommage  de  mon 
admiration,  toutes  les  politesses  de  l’humble. 

Théodule  Asenbrocck. 


3)2 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


Manière  de  prendre  le  thé  an  Maroc. 

— Au  Maroc,  on  ne  boit  pas  de  café;  mais  en 
revanche  on  absorbe  une  très  grande  quantité 
de  thé. 

Chez  les  riches  Marocains,  celui  qui  prépare  le 
thé  est  souvent  un  parent,  toujours  un  homme  de 
confiance.  Il  échaudé  d’abord  la  théière  avec  de 
l’eau  bouillante,  puis  il  y jette  le  thé  et  le  sucre, 
et  laisse  infuser. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  il  se  verse  une 
tasse,  déguste  en  aspirant  bruyamment,  remet  le 
reste  de  la  tasse  dans  la  théière,  ajoute  du  thé  ou 
du  sucre,  puis  il  déguste  de  nouveau  jusqu’à  ce 
([ue  son  palais  soit  satisfait.  On  sert  alors  les 
invités.  Si  vous  n’avalez  pas  tout  le  contenu  de 
votre  lasse,  ce  qui  en  reste  est  versé  dans  la 
théiere  et  on  procède  a une  préparation  nouvelle, 
car  l’usage  veut  que  vous  preniez  trois  tasses  de 
thé,  la  première  sucrée,  les  deux  autres  parfumées 
à la  menthe  ou  à la  vanille. 

Les  tasses  changent  naturellement  de  titulaires 
sans  avoir  été  lavées. 

* 

* * 

Emploi  «les  co«iuilIe*  «l’oeuf»  «lai»»  les 

basses-cours.  — On  a le  tort,  dans  les  cam- 
pagnes, de  jeter  au  fumier  les  coquilles  d'œufs, 
parce  qu’on  ignore  que  le  calcaire  qu’elles 
contiennent  possède  de  précieuses  qualités  pour 
l'alimentation  des  poulets,  des  jeunes  porcs  ou 
des  veaux.  Non  seulement  il  aide  au  développe- 
ment des  os,  mais  il  favorise  la  ponte  chez  les 
poules  et  la  croissance  chez  les  porcs  et  les  veaux. 
Il  suffit  de  piler  les  coquilles  et  de  les  .mêler  aux 
aliments. 

L’agriculteur  devrait  donc  ne  pas  laisser  perdre 
cette  ressource,  surtout  aux  environs  des  villes, 
où  les  pâtissiers  et  les  confiseurs  emploient  beau- 
coup d’œufs  et  jettent  à la  rue  les  coquilles,  qu'il 
serait  aisé  de  recueillir. 

$ 

* * 

Entre  papa*  : 

— Que  fais-tu  de  ton  fils? 

— Je  lui  ai  demandé  de  choisir  une  carrière  et 
il  m'a  répondu  qu’il  se  sentait  une  vocation 
irrésistible  pour  les  planches  : alors... 

— Alors,  tu  l’as  mis  au  théâtre? 

— Du  tout.  Je  l’ai  fait  entrer  chez  un  menuisier. 


An  restaurant.  — Le  maître  d’hôtel  va  de 
table  en  table  recueillir  les  commandes  : 

— Et  comme  vin,  monsieur? 

1"  Client.  — Une  bouteille  de  bordeaux  ordi- 
naire. 

2“  Client.  — Une  bouteille  de  sainl-estèphe. 

3e  Client.  — Une  bouteille  de  pomard. 

Une  minute  après,  par  la  porte  laissée  impru- 
demment ouverte,  toute  l’assistance  entend  avec 
stupeur  retentir  ces  mots  à l’office  : 

— Trois  bouteilles  de  rouge,  trois!!! 

* 

* * 

Entendu  récemment.  — Deux  beaux 
ivrognes,  à la  trogne  vermeille,  assistent  au 
repêchage  d’un  noyé  qui  a longtemps  séjourné 
dans  la  Seine  : 

— Tu  vois,  mon  vieux,  dit  un  des  ivrognes  à 
son  copain,  ce  que  c’est  que  de  boire  de  i’eau. 

REPONSES  A CHERCHER 

I*hy»i<iiie  amusante.  — Pourquoi  le  lait 
déborde-t-il  quand  il  commence  à bouillir? 

* 

* * 

Question  «les»  emblème».  — Que  signifient 

les  emblèmes  suivants  : 

Ancre,  — Balance  et  épée,  — Bride, 
Lampe,  — Mains  entrelacées,  — Roue. 

Mot  en  losangre. 

Est  au  milieu  d’une  courbure. 

Dans  le  sud  de  la  France  une  sous-préfecture. 
Napoléon  le  fit  à cinq  gens  à la  fois. 

Tel  qu’un  bouc,  un  cerf,  un  bélier,  un  chamois. 

On  les  connaît  où  l’on  habite. 

Dès  que  l’on  n’est  plus  jeune  on  trouve  qu’ils 

[vont  vite. 

Toujours  dans  une  échelle  on  peut  en  compter  trois. 

* 

* * 

Question»  historique».  — 1°  Au  moyen 
âge,  quelles  étaient  les  personnes  qui  avaient  le 
droit  de  placer  des  girouettes  sur  leurs  maisons  et 
que  fallait-il  faire  pour  avoir  ce  droit? 

2°  Quelle  est  la  première  monnaie  française 
sur  laquelle  on  ait  frappé  un  buste? 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  378. 

I.  Questions  historiques. 

1°  Pontoise  en  1435. 

2®  Childéric  II. 

3°  Le  Pacte  <le  famine  était  une  société  qui  s'était  formée, 
dans  les  dernières  années  du  règne  de  Louis  XV,  pour  acca- 
parer les  grains  et  qui,  en  produisant  la  famine  au  sein  de 
l’abondance,  gagnait  des  sommes  énormes. 

4®  On  appelle  Pacte  de  famille  le  traité  d'alliance  contre 
l'Angleterre  conclu  en  1761,  à l'instigation  du  duc  de  Clioiseul, 
ministre  de  Louis  XV,  entre  les  Bourbons  do  Franco, 
d'Espagne  et  de  Naples. 

IL  Origines  curieuses. 

1°  Dans  un  duel  avec  La  Châtaigneraie,  en  1547,  Jarnac 
renversa  son  adversaire  d'un  coup  d'épée  traîtreusement 
donné  sur  le  jarret.  C'est  depuis  lors  qu'on  appelle  un  coup 
déloyal  « un  coup  do  Jarnac  ». 


2®  Pondant  longtemps  on  no  bâtit  aucun  château  en  Espagne 
dans  la  crainte  d'une  invasion  des  Maures. 

III.  Devinette. 

Pô  — Tage  (potage). 

IV.  Physique  amusante. 

Parce  que  le  cheval  oppose  instinctivement  la  pesanteur  de 
son  corps  incliné,  qui  l'attire  vers  la  terre,  à la  forco  centrifuge 
qui  le  projetterait  en  dehors  du  cercle  s’il  voulait  garder  la 
station  verticale. 

V.  Questions  de  langue  française. 

Ces  expressions,  en  terme  de  grammaire,  s’appellent  des 
périphrases  ; c’est  une  figure  qui  consiste  à dire  en  plusieurs 
mots  ce  qu’on  pourrait  dire  en  un  seul. 

i.  Les  poètes.  — 2.  Bossuet.  — 3.  Les  médecins.  — 
4.  La  Fontaine.  — 5.  Esope. 


Le  Gérant  : Madriciî  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d'adresse  doit  être  accompagnée  de  l'une  des  deviner  es  bandes  et  de  oO  centimes  en  timbres-poste. 


8'  année. 


N°  380. 


10  centimes 


6 iuin  1896. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DLS  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L’AB.»NNE\IEW  ; liN  AN.  SIX  Fil  ANUS 

Part  du  l«r  de  cttuquc  mois 


Armand  COLIN  & C1',  éditeurs 

5.  rue  de  Mé/ières,  Paris 


ETIUNGEU  Tfr.  — PARAIT  CHAQUE  SAMBDi 

Tous  droits  reserves 


fi  i I Wm 

Æ I».-., v*rt 


La  première  blessure. 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Une  histoire  de  sauvage  (suite)'. 


— Vive  Barbissou  ! cria  la  fouie,  vive  le 
sauvage  ! sors  donc  de  ta  caisse,  Marius,  voilà 
Gastambide. 

Comme  pour  répondre  à ces  encouragements 
le  sauvage  secoua  furieusement  ses  plumes. 

— Cliers  concitoyens,  cria  Gastambide... 

— Hou!  Hou!  Conspuons  Gastambide! 

— Cliers  concitoyens... 

11  n’acheva  pas;  derrière  lui,  le  sauvage,  le 
vrai  sauvage  s'était  dressé  eu  poussant  un  cri  de 
triomphe;  de  ses  longs  bras  il  enlaça  Gastam- 
bide,éperdu, et...  deux  fois...  l’embrassa  malgré 
lui...  et  l’infortuné  Gastambide  s’efforçait  de 
repousser  le  sauvage  et  levait  les  bras  vers 
le  ciel  comme  pour  le  prendre  à témoin  de 
son  infortune  !... 

Ce  fut  une  explosion  d’enthousiasme  inde- 
scriptible, la  terre  et  les  maisons  en  tremblaient. 
Victorieux,  le  sauvage  sortit  de  la  mairie, 
Roumestang  et  le  garde  champêtre  voulurentse 
saisir  de  lui,  mais  en  un  clin  d’oeil  il  fut  délivré 
et  la  charrette  contenant  dans  sa  caisse  le  faux 
sauvage,  suivie  d’une  foule  en  délire  qui 
portait  le  vrai  sauvage  en  triomphe,  reprit  le 
chemin  de  la  pharmacie. 

Mais,  en  arrivant  devant  le  magasin  d’épi- 
cerie de  Thomassin,  une  bande  de  Gastambi- 
distes,  dissimulée  derrière  une  voiture  de 
fourrage,  fit  une  charge  aussi  soudaine  que 
vigoureuse.  Rien  que  défendu  avec  acharne- 
ment, le  sauvage  fut  sur  le  point  d’être  fait 
prisonnier  et,  pour  éviter  ce  sort  funeste,  ne 
trouva  rien  de  mieux  que  de  se  réfugier  dans  la 
boutique  d’épicerie,  suivi  d’un  grand  nombre  de 
Barbissoustes,  qui,  prenant  ce  qui  leur  tombait 
sous  la  main,  firent  pleuvoir  sur  les  assaillants 
Gastambidistes  des  projectiles  d’un  nouveau 
genre  ; les  pruneaux,  les  oranges,  les  olives, 
fendaient  l’air  en  sifflant,  les  harengs-saurs 
faisaient  entendre  un  ronflement  témoignant 
de  la  vigueur  avec  laquelle  ils  étaient  lancés, 
et  moi-même,  fidèle  Barbissouste,  je  reçus 
dans  l’œil  gauche  une  poire  tapée  qui  ne 
m’était  pas  destinée,  pendant  qu’une  figue  bien 
mûre  venait  s’écraser  sur  le  nez  de  Timothée 
toujours  attelé  aux  brancards  de  la  charrette. 

Et  de  la  caisse  placée  sur  cette  charrette  se 
faisaient  entendre  des  protestations...  des  cris 
de  désespoir...  Son  contenu  s’agitait,  essayant 
d’en  sortir...  enfin  elle  fut  soulevée,  renversée 
sur  le  côté  et  on  vit  en  sortir  l’épicier 
Thomassin,  rouge  comme  une  tomate  bien 
mûre,  des  plumes  tricolores  dans  les  cheveux, 
qui  entra  comme  un  boulet  dans  son  magasin 


et  arrêta  par  ses  supplications  le  gaspillage 
des  munitions;  du  reste  les  Gastambidistes, 
bientôt  débordés  par  le  nombre,  avaient  déjà 
battu  en  retraite. 

Effets  irrésistibles  de  la  valse  du  Tutu  panpan. 
— Encore  une  manifestation  barbissouste.  — La 
Conférence  [Suite).  — Traitement  à l’usage  des 
noyés.  — A bord  de  l Œnophore.  — C’est  un 
Anglais  ! — Les  tonneaux  et  le  Gulf-stream.  — 
La  mer  des  Sargasses.  — Où  le  Dr  Poupardin 
fait  usage  de  son  siphon.  — Sauvés  ! 

— Ils  me  feront  tourner  en  bourrique  ! s'écria 
l’infortuné  Gastambide  en  apprenant  le  siège 
de  l’épicerie  Thomassin;  l’émeute  gronde  dans 
les  rues  de  Beaucaire,  le  lion  populaire  est 
déchaîné  !...  et  il  se  promenait  à grands  pas 
dans  son  cabinet  à la  mairie,  les  mains  derrière 
le  dos,  parlant  tout  haut  sans  s’en  apercevoir. 
Et  cet  empoisonnemeut  du  collège,  on  ne 
manquera  pas  de  dire  : « C’est  Gastambide... 
Toujours  Gastambide!...  Conspuons  Gastam- 
bide ! » et  tout  cela  à propos  d’un  sauvage  ! 

Tout  à coup  il  s’arrêta  brusquement,  un 
éclair  de  joie  brilla  dans  son  regard,  et  il  se 
frotta  les  mains  à s’enlever  l’épiderme  en 
s’écriant  d’une  voix  qui  fit  trembler  les  vitres: 
Je  tiens  ma  revanche  ! 

— Monsieur  le  maire  a...  crié?  demanda 
l’appariteur  un  peu  effrayé  en  ouvrant  discrè- 
tement la  porte. 

— Moi'?...  c’est  bien  possible...  Mais,  Roumes- 
tang, écoute  voir  un  peu,  qu’est-ce  que  c’est 
que  celte  musique? 

— C'est  la  fanfare  de  Tarascon,  monsieur 
le  maire. 

— Qu'est-ce  qu’elle  vient  faire  ici,  la  fanfare 
de  Tarascon? 

— Elle  accompagne  le  président  Barigoule  qui 
vient  de  passer  le...  Rhône  pour  assister  à la 
deuxième  conférence  du  sauvage. 

— C’est  vrai,  Barigoule  ne  marche  jamais 
sans  sa  fanfare... 

— Tenez,  monsieur  le  maire,  entendez-vous, 
s’écria  Roumestang  enthousiasmé,  c’est  la  valse 
du  Tutu-panpan...  et  il  se  mit  à fredonner  : 
Tutu,  tutu,  tutu,  panpan  ! 

— Voyous,  Roumestang... 

— Excusez-moi,  monsieur  le  maire,  mais  ça 
me  produit  un  effet...  tenez  voilà  mes  jambes 
qui  se  trémoussent...  c’est  plus  fort  que  moi... 
Tutu,  tutu,  tutu,  panpan...  Et  comme  les 
mesures  de  la  célèbre  valse  arrivaient  main- 


1.  Voir  le  n°  379  rîu  Petit  Français  illustre , p 308. 


USE  HISTOIRE  DE  SAUVAGE 


315 


tenant  plus  distinctes,  Roumestang  se  mit  à 
danser. 

Gastambide  s'assit  dans  son  fauteuil  et  dit  : 

— Quand  vous  aurez  fini.  Roumestang,  vous 
me  ferez  plaisir  ; eh  bien,  ne  vous  gênez  pas- 
si  vous  croyez  que  la  municipalité  vous  paye 
pour  danser  la  valse  du  Tutu-panpan  dans 
mon  cabinet!...  mais  bientôt  entraîné  lui-même 
par  le  rythme  captivant  de  la  valse,  il  se  leva 
et  timjdementesquissa quelques  pas...  trouvant 
plaisant  de  danser  aux  sons  d'une  fanfare 
ennemie , lorsque 
brusquement  la  mu- 
sique se  tut  et  on 
entendit  une  formi- 
dable acclamation. 

Revenu  au  senti- 
ment de  la  réalité, 
le  maire  dit  à Rou- 
mestang qui  s’épon- 
geait : 

— Allez  voir,  Rou- 
mestang, pourquoi  la 
fanfare  a si  brusque- 
ment interrompu... 

Mais  la  porte  s'ou- 
vrait et  le  concierge 
de  la  mairie  disait, 
tout  effaré  : 

— Si  M.  le  Maire 
pouvait  voir  ce  qui  se 
passe  dans  la  rue,  il 
serait  bien  étonné  : 

M.  le  censeur  à la 
tête  d’une  députation 
des  élèves  du  collège 
vient  de  se  joindre 
à la  manifestation 
Barblssouste— 

— AhlahlEtqu'est- 
ce  qu'ils  font  donc 
maintenant?  on  n’entend  plus  l.i  musique. 

— Ils  font  des  discours,  M.  le  Maire...  oh!  il 
y en  a pour  longtemps...  c’est  Barigoule  qui 
a commencé;  tenez,  de  cette  fenêtre  on  peut 
entendre...  Voilà  maintenant  M.  le  censeur  qui 
répond,  entendez-vous  sa  voix  puissante...  ? 

En  effet  des  lambeaux  de  phrases  arrivaient, 
apportées  par  le  vent  : « l’intérêt  supérieur  de 
la  science...  voyages  extraordinaires  du  sau- 
vage... gloire  de  Beaueaire...  Gastambide  le 
conspué...  instruction  de  nos  enfants...  assister 
aux  conférences.  » 

— Cela  signifie,  dit  Gastambide,  que  M.  le 
principal  a autorisé  les  élèves  à assister  aux 
conférences  du  sauvage,  dans  l’intérêt  supé- 
rieur de  la  science.  Nous  verrons  jusqu'à  quel 
point  M.  le  recteur  d'académie  sera  satisfait 
de  celte  interruption  des  études  pour  entendre 
les  balivernes  de  ce  sauvage  de  malheur  que 


tous  les  diables  puissent  emporter  dans  le  lin 
fond  de  leurs  enfers!...  mais  je  tiens  ma 
revanche...  rira  bien  qui  rira  le  dernier... 

Le  monologue  du  maire  fut  interrompu  par 
un  formidable  cri  de  : « A bas  Gastambide  ba- 
ie fauve  venait  d’achever  son  discours— 

C’est  bon—,  criez  toujours,  dit  Gastambide, 
les  lèvres  pincées,  nous  verrons  bien  ! 

— Le  cortège  se  remet  en  marche,  annonça 
Roumestang  qui  regardait  par  la  fenêtre,  dissi- 
mulé derrière  les  rideaux.  Barigoule  donne  le 

bras  à 51.  le  censeur 
et  la  fanfare  s'ap- 
prête à reprendre  les 
accords  mélodieux 
de  la  célèbre  valse... 
Ab!  M.  le  Maire,  il 
nous  reste  bien  peu 
de  partisans—  c’est 
un  défilé  intermina- 
ble de  gens  qui  por- 
tent tous  une  chaise 
sur  leur  tête  !... 

Gastambide  ne  ré- 
pondit rien,  mais  il 
"ut  un  sourire  équi- 
voque et  se  mit  à se 
frotter  vigoureuse- 
ment les  mains.  En- 
traînés par  l’exem- 
ple de  leursupérieur, 
Roumestang  et  le 
concierge  se  mirent 
à en  faire  autant. 

Cependant,  cette 
manifestation  de 
contentement  sem- 
blait peu  justifiée; 
assurément  les  par- 
tisans de  Barbissou 
s’étaient  considéra- 
blement accrus,  et  ce  fut  avec  peine  qu'ils 
purent  trouver  place  dans  le  jardin  du  phar- 
macien. 

Monté  sur  une  chaise,  Barbissou  imposa 
silence  des  deux  mains  et  se  mit  à crier  d'une 
voix  de  fausset  : 

— Chers  Barbissonstes,  vous  arvez  été  tous 
témoins  des  événements  de  cette  journée  mé- 
morable, l'épicerie  de  notre  ami  Thomassin 
a été  mise  à sac,  ses  figues,  ses  pruneaux, 
ses  poires  tapées  ont  servi  de  projectiles; 
l'infortuné,  enfermé  dans  sa  boîte,  n’a  pu  voler 
à temps  au  secours  de  ses  foyers  menacés 
par  les  entreprises  des  odieux  partisans  de 
ce—  Gastambide.  Nous  lui  devons  un  dédom- 
magement. Jurons  tous  de  ne  plus  avoir 
d'autre  épicier  que  Thomassin , qu'il  prenne 
pour  enseigne  : Au  Sauoage,  et  qu’un  tableau 
à l'huile  représentant  la  gloire  de  Beaueaire, 


r 


U se  lova  et  timidement  esquissa  quelques  pas. 


316 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


serve  à son  magasin  à la  fois  d'ornement  et 
de  signe  de  ralliement  ! ( Approbation  unanime 
et  trépignements  d'enthousiasme .) 

— La  parole  est  au  Sauvage,  cria  Barigoule, 
en  agitant  sa  cloche. 

Ce  fut  salué  par  une  longue  acclamation 
que  Marius  fit  son  apparition  à la  fenêtre  du  pre- 


Tous les  trois  nous  fûmes  précipités  dans  la  mer. 


mier  étage,  entre  sou  marsupiau  et  son  easoar  ; 
empaillé  ; il  tira  trois  fois  sa  touffe  de  cheveux 
armée  des  plumes  tricolores  pour  saluer  l’as- 
sistance, et  commença  en  ces  termes  : 

— Je  vous  ai  décrit,  chers  Barbissoustes,  les 
merveilles  de  la  mer,  entrevues  comme  dans 
un  rêve  ; mais  pourquoi  ce  rêve  merveilleux 
s'était-il  terminé  dans  un  épouvantable  cau- 
cnemar?Une  pieuvre,  animal  immonde,  m’en-  | 


laçait  de  ses  bras  gluants  armés  de  ventouses  ; 
c'est  que,  à ce  moment,  je  metrouvais  suspendu 
par  les  pieds,  la  tête  en  bas,  à un  cordage. 
Quand  ce  cauchemar  se  dissipa,  je  ressentis  une 
sensation  de  bien-être,  il  me  sembla  que  la 
montagne  qui  pesait  sur  moi  de  tout  son  poids 
devenait  légère  pendant  que  de  ma  bouche 
s’écoulait...  s’écoulait... 

« Quatrième  seau,  disait  une  petite  voix  flûtée, 
à côté  de  moi,  capacité  extraordinaire...,  phé- 
nomène étrange...,  dilatation  poche  stomacale... 

— Et  il  y en  a encore,  M.  le  docteur,  interrom- 
pit une  grosse  voix,  ce  particulier-là  doit  être 
de  Beaucaire  (ah!  ah!)  il  n’y  a que  les  gens  de 
Beaucaire  pour  faire  tenir  dans  leur  estomac 
autant  d’eau...  » 

— Ou  de  vin,  plutôt  de  ving,  cria  Barigoule, 
avec  son  assent  inimitable. 

— Autant  de  liquide,  rectifia  le  sauvage. 
Maintenant  je  crois  que  nous  pouvons  com- 
mencer, M.  le  docteur. 

— Allez,  dit  le  docteur,  tapez,  frappez,  pan, 
pan... 

— Cette  conversation  je  l’avais  entendue,  mais 
par  une  sorte  de  phénomène  étrange  il  m’était 
encore  impossible  de  manifester  mon  retour  à 
la  vie.  Tout  à coup  je  fus  frappéà  coupsredoublés 
du  plat  de  la  main  et  avec  une  vigueur  peu 
commune  sur  toutes  les  parties  de  mon  individu 
et  particulièrement  sur  l’endroit  que  la  bien- 
séance m’empêche  de  nommer... 

— Suffit,  dit  Barigoule,  nous  comprenons. 

Cette  fois  je  voulus  protester  en  essayant 

de  remuer  un  peu,  et  il  faut  croire  que  j'y 
réussis,  car  la  petite  voix  flûtée  qui  appartenait 
à celui  qu’on  appelait  M.  le  docteur  se 
o mit  à dire:  Il  revient!  dépendez...,  fric- 
tionnez... 

J ouvris  les  yeux  et  j’aper- 
çus assis  sur  le  bastingage,  car 
<■  je  me  trouvais  sur  le  pont 

d’un  navire,  un  petit  homme, 
rond  comme  une  futaille,  aux 
yeux  à fleur  de  tête 
protégés  par  de  larges 
bésicles;  c’était  le  doc- 
teur, vraisemblable- 
ment la  pieuvre  de  tout 
à l’heure. 

Je  fus  donc  dépendu 
et  frictionné,  la  vie 
reprenait  possession  de  mes  membres  engour- 
dis, déjà  glacés  par  le  froid  de  la  mort, 
une  douce  chaleur  envahit  tout  mon  être, 
j’ouvris  la  bouche,  et  savez-vous  quel  fut 
mon  premier  cri?  ce  fut  : Maman  ! (Ah!  ah!) 

Oui,  à cet  instant  où  la  mort  abandonnait  sa 
proie  ce  fut  le  cri  qui  s'échappa  de  mes  lèvres. 
Et,  je  vous  le  demande,  chers  Barbissoustes, 
n’est-ce  pas  vers  notre  mère  que  s’élance  notre 


AUX  JEUX  OLYMPIQUES 


317 


cœur  dans  les  périls  suprêmes?  ( C'est  vrai 1 vive 
Madame  Barbissoul ) 

— Continue,  Marius,  dit  Barigoule,  d'une 
voix  émue,  en  se  mouchant  bruyamment. 

— Je  me  trouvais  à bord  d'un  brick-goélette 
de  Pauillac,  ÏŒnophore,  capitaine  Pamphile, 
qui  se  rendait  aux  îles  du  Cap  Vert  avec  un 
chargement  de  vin  du  Médoe;  le  Dr  Poupar- 
din,  qui  était  plutôt  docteur  en  chimie  que 
docteur  en  médecine,  avait  reçu  la  mission  de 
la  faculté  de  Montpellier  de  faire  chaque  jour 
l’analyse  des  vins  pendant  le  voyage  afin  de 
faire  connaître  à l’illuslre  faculté  quelles 
étaient  « les  modifications  ou  altérations 
topiques  dans  l’agglutination  des  parcelles 
moléculaires  de  la  masse  vineuse  qui  pouvaient 
résulter  du  transport  par  voie  de  mer  »,  et  le 
D'  Poupardin,  qui  était  président  de  la  Société 
OEnophile  descendait  à cet  effet  chaque  jour  à 
fond  de  cale  muni  d’un  syphon  en  fer-blanc 
qui  ne  le  quittait  jamais  et  qu’il  portait  comme 
un  sabre,  ayant  percé  à cet  effet  un  trou  dans 
la  poche  gauche  de  son  vaste  paletot.  Il  passait 
des  heures  entières  en  compagnie  de  ses  ton- 
neaux et  réapparaissait  sur  le  pont,  le  nez 
rouge,  les  yeux  vagues,  la  bouche  pâteuse... 
A ce  défaut,  il  joignait  celui  de  toujours  parler 
en  langage  télégraphique,  il  faut  toutefois 
reconnaître  que  cet  homme  était  un  puits  de 
science. 

— Mais  ça  n'est  pas  intéressant  ce  que  tu 
nous  racontes  là!  s'écria  Barigoule.  ( Cris  : c'est 
vrai  ! c’est  vrai  !) 

— Tout  à coup,  continua  Marius  (Ah!  ah!) 
tout  à coup,  par  20”  de  latitude  et  JO”  de  lon- 
gitude, un  matin,  par  un  brouillard  épais, 


(le  capitaine  cependant  avait  fait  allumer  les 
fanaux),  une  masse  énorme  apparut,  gran- 
dit dans  le  brouillard;  on  entendit  comme 
un  souffle  puissant,  et  aussitôt  un  choc  épou- 
vantable ébranla  le  navire  que  j’entendis  gémir 
jusque  dans  ses  œuvres  vives.  A ce  moment 
je  me  trouvais  sur  le  pont  en  compagnie  du 
docteur  Poupardin  et  du  capitaine  Pamphile  ; 
le  choc  fut  tellement  violent  que  tous  les  trois 
nous  fûmes  précipités  dans  la  mer,  la  tête  la 
première.  Cependant  le  capitaine  Pamphile  eut 
le  tempê  de  crier  : « Abordés  ! c’est  un  Anglais  ! » 

Nous  revînmes  après  un  plongeon  à la  sur- 
face de  l’eau. 

« Les  canots  à la  mer!  s’efforça  de  crier  le 
D'  Poupardin,  navire  coulé,  hop  ! hop  ! au 
secours  ! » 

Mais  le  navire  abordeur  continuait  sa  route 
et  se  perdait  bientôt  dans  l’obscurité. 

Le  capitaine  haussa  les  épaules.  (Oh!  oh! 
Une  voix  : puisqu’il  nageait  !). 

— On  peut  hausser  les  épaules  en  nageant, 
riposta  Marius.  (Oui!  oui!  non!  non!) 

— Je  vais  mettre  la  question  aux  voix,  cria 
Barigoule,  se  levant  et  agitant  sa  cloche  : est-il 
vrai  qu’en  nageant...  (Cris,  tumulte:  dans  le 
fond  du  jardin,  on  échange  des  coups  de  poing  A 

Ce  fut  avec  beaucoup  de  peine  que  Barigoule, 
le  pharmacien  Barbissou  et  quelques  auditeurs 
de  sang-froid  réussirent  à apaiser  le  tumulte 
soulevé  par  cette  question  aussi  intéressante 
qu'inopportune  ; mais,  par  cet  incident,  on  se 
convaincra  combien  l’auditoire  avait  le  souci 
de  la  vérité.  Certainement  le  sauvage,  malgré 
tout  son  prestige,  ne  lui  en  ferait  pas  accroire. 

(A  suarc.)  L.  P. 


Aux  Jeux  Olympiques. 

NOTES  D’UN  SPECTATEUR. 


C’est  en  1894  que  le  rétablissement  des  Jeux 
Olympiques,  dans  des  conditions  conformes 
aux  nécessités  de  la  vie  moderne  et  appro- 
priées aux  usages  sportifs  de  notre  époque,  a 
été  voté  sur  la  proposition  d'un  Français , 
M.  Pierre  de  Coubertin,  par  le  Congrès  athlé- 
tique international  réuni  à Paris,  au  palais  de 
la  Sorbonne.  Dans  la  pensée  de  tous,  il  s’agis- 
sait de  donner  une  consécration  éclatante  et 
périodique  à cette  renaissance  de  l'éducation 
du  corps  et  du  caractère  par  les  jeux,  qui  est 
assurément  l'une  des  manifestations  les  plus 
significatives  du  dix-neuvième  siècle.  Les  Jeux 
Olympiques  internationaux  réaliseront  cette 
manifestation;  quel  autre  nom  eût  mieux 
convenu  à l'idéal  essentiellement  hellénique 


que  poursuivent  leurs  promoteurs?  et  puisque 
l'on  avait  décidé  qu'ils  seraient  célébrés  tous  les 
quatre  ans  dans  des  capitales  différentes  du 
monde  civilisé,  quelle  nation  aurait  eu  l’audace 
de  disputer  à Athènes,  qui  la  réclama  au 
Congrès  par  la  bouche  de  son  délégué,  M.  Biké- 
las,  la  gloire  de  les  inaugurer  dans  l'antique 
stade  relevé  de  ses  ruines? 

A onze  heures  du  matin,  le  5 avril,  a eu  lieu, 
sous  une  pluie  battante,  l'inauguration  de  la 
statue  de  Georges  Averof,  le  nouvel  IJérode 
Atticus,  à qui  on  doit  la  réédification  du  stade. 
! Parti  de  rien,  cet  Épirote  s’est  bâti  d'abord  une 
fortune  de  trente  millions.  Aujourd'hui,  vieux 
et  sans  enfants,  il  élève  avec  cet  argent  des 
i monuments  somptueux  qu'il  offre  à sa  patrie. 


318 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Le  stade  panatliénaïque  est  le  dernier  de  ces 
dons,  un  cadeau  de  deux  millions.  Retenu  par 
l’âge  dans  sa  résidence  d’Alexandrie,  ce  géné- 
reux citoyen,  qui  compte  d’ailleurs  plusieurs 
émules  pour  le  plus  grand  embellissement 
d'Athènes,  a adressé  à M.  Philémon,  le  secré- 
taire général  du  Comité  hellène,  une  lettre 
touchante  dont  j’extrais  ce  passage  qui  résume 
bien  les  sentiments  de  tous  les  Grecs,  plus  J 


deux  murailles  vivantes,  l’arène,  longue  de 
232  mètres  et  large  de  33,  paraît,  avec  sa  piste 
de  cendres,  une  étroite  bande  de  terre  noire. 
Vers  le  cintre,  deux  Hermès,  retrouvés  à la 
place  même  au  cours  du  déblaiement,  mar- 
quent le  tournant.  On  n’a  pas  eu  le  temps  de 
tailler  assez  de  blocs  de  marbre  pour  garnir 
entièrement  les  pentes  de  la  double  colline. 
Les  bancs  du  fond,  derrière  les  deux  trônes 


..  _ 

è;' ’wi 

fBiî^  ' ■ 

'$5$!'!  V , . • • 'bÿ:  • • %&**-=  ■ ’r.K 

Vue  générale  du  slado. 


heureux  que  George  Averof,  que  les  Jeux  Olym- 
piques ont  attirés  à Athènes  : 

« Je  ne  cache  pas  mon  désir  de  fouler  le  sol 
sacré  de  la  libre  patrie,  de  voir  de  près  ses 
progrès,  et  d’unir  mes  vœux  à ceux  de  l'hellé- 
nisme tout  entier,  qui  sera  représenté  aux 
modernes  Jeux  Olympiques  pour  un  meilleur 
et  plus  glorieux  avenir  d’une  Grèce  grande  et 
indivisible.  » 

On  lui  a élevé  une  statue  à l’entrée  de  son 
6tade.  11  la  mérite. 

Le  8 avril,  première  réunion  au  stade. 

Ce  stade!  la  langue  française  manque  certai 
nement  d’épithètes  correspondant  exactement  à 
cette  splendeur,  à cette  blancheur  démesurées. 
Vide.c’est  quelque  chose  d’immense  et  d’énorme: 
plein,  le  prodigieux  hémicycle  revêt  une  ma- 
jesté quasi  céleste.  Soixante  mille  personnes  , 
peuvent  s'asseoir  sur  ses  gradins:  entre  les  I 


royaux,  simples  fauteuils  sculptés  à même  le 
gradin,  ainsi  que  les  trois  premiers  rangs  laté- 
raux, proviennent  seuls  des  blanches  carrières 
du  Pentélique.  Les  autres  ont  été  construits, 
provisoirement,  en  pierre  calcaire  blanche  du 
Pirée,  ou  même  en  simple  bois  peint  dans  le 
même  ton.  La  couleur  de  cette  partie  du  Stade 
n'a  pas  l’éclat  des  travées  de  marbre  et  tire  très 
légèrement  sur  le  gris. 

Ce  monument  grandiose  ne  représente  pas 
le  seul  effort  du  Comité  hellène  qui  en  l’espace 
de  18  mois,  eu  ne  faisant  appel  qu'aux  sous- 
criptions volontaires,  a pu  en  outre  édifier  au 
Phalère  un  vélodrome  qui  a coûté  6u 000  francs, 
à Callittréu,  un  stand  perfectionné  qui  en  a 
demandé  200000,  au  Phalère  et  au  Pirée  des 
installations  compliquées  pour  les  régates  et  la 
natation.  Œuvre  véritablement  grande,  si  l”on 
songe  à l’élan  patriotique  qu’elle  suppose,  et 
qui  n’aurait  pu  Cire  menée  à terme  sans  la 


AUX  JLUX  OLYMPIQl'LS 


319 


coopération  énergique  du  prince  héritier,  qui 
s’est  fait  dès  le  premier  jour  la  volonté  maîtresse 
du  comité,  soutenant  les  courages,  enflammant  j 
l'optimisme  de  M.  Philémon,  le  secrétaire  j 
général,  donnant  aux  commissions  les  princes, 
ses  frères,  pour  présidents,  sans  surtout  l’en- 
thousiasme du  peuple  Hellène,  qui  a vu  dans  la 
solennité  internationale  que  l’on  préparait  une 
occasion  merveilleuse  de  faire  connaître  au 


musiques  militaires  ont  entonné  l’hymne 
national. 

Le  prince  royal,  en  sa  qualité  de  président 
du  Comi  iédes  Jeux  Olympiques,  s’avance  devant 
le  trône  paternel  et  adresse  au  roi  une  allo- 
cution inaugurale,  dans  laquelle  il  lui  demande 
de  vouloir  bien  déclarer  ouverts  les  premiers 
Jeux  Olympiques  internationaux.  L’instant  ne 
manque  pas  de  solennité.  Dans  la  voix  du 


monde  de  visu  ce  dont  la  Grèce  est  capable  i 
après  un  demi-siècle  à peine  de  l'indépendance  \ 
assurée. 

Mais  une  sonnerie  de  clairon  retentit.  Il  est 
trois  heures.  Le  ciel,  gros  d'orages  le  matin,  à 
ce  point  que  l'on  a pensé  remettre  les  jeux, 
s’est  éclairci  peu  à peu  ; le  soleil  dore  les  masses 
noires  de  la  foule  sous  laquelle  disparaît  la 
blancheur  immaculée  du  glorieux  stade,  cares- 
sant ici  et  là  une  toilette  plus  claire,  enve- 
loppant de  sa  brume  lumineuse  les  mille  plu- 
mets rouges,  bleus,  blancs  des  officiers,  qu'un 
vent  léger  balance  comme  des  fleurs  sur  leurs 
liges.  Le  roi  fait  son  entrée;  la  reine  marche 
auprès  de  lui  ; derrière  les  souverains,  la  prin- 
cesse Sophie,  femme  du  prince  héritier;  les 
princes  Georges,  Nicolas  et  André,  la  princesse 
Marie  et  son  fiancé,  le  grand  duc  Georges 
Michaïiowich.  Tout  le  stade  est  debout;  les  i 


prince,  on  sent  trembler  le  cœur  généreux  qui 
a soutenu  les  efforts  de  tous  ceux  qui  l'en- 
tourent et  qui  sont  les  premiers  citoyens  du 
pays.  Les  musiques  de  nouveau  repartent. 
Cette  fois  on  entend  l'hymne  olympique  du 
maestro  Samara,  composé  spécialement  pour  la 
circonstance. 

Un  brouhaha  : ce  sont  les  athlètes.  Vêtus  d'un 
maillot  aux  couleurs  de  leur  cercle  et  d'une 
courte  culotte  flottante,  les  pieds  nus  dans  des 
souliers  dont  la  semelle  est  armée  de  longues 
pointes,  pour  ne  pas  glisser  sur  la  piste,  ils 
vont  se  ranger  au  poteau  du  départ.  Leur 
costume  allie  la  décence  à la  commodité,  certai- 
nement, mais  qu'il  est  disgracieux  et  leur  donne 
une  démarche  drôlement  dégingandée!  Sous  le 
rapport  de  la  plastique,  les  athlètes  d’autrefois 
étaient  vraiment  plus  favorisés  par  les  mœurs 
de  leur  temps.  (A  suivre.)  K.  F 


320 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


L’ambulancière  de 

— Ce  ne  sont  pas,  continua  le  capitaine,  les 
lions  conseils  ni  les  prescriptions  pratiques  qui 
ont  manqué  aux  hommes,  et  en  tout  cas  il  n’a 
pas  tenu  au  Général  que  la  fièvre  ou  les  acci- 
dents n’aient  fait  moins  de  victimes.  Heureu- 
sement, à mesure  que  le  Corps  expéditionnaire 
s'avance  vers  les  plateaux,  l’état  sanitaire  ne 
peut  manquer  de  s’améliorer.  La  température, 
encore  très  élevée  dans  la  journée,  s’abaisse 
sensiblement  durant  la  nuit  et  les  fièvres  ne 
sont  plus  guère  à redouter. 

— Oui,  mais  gare  la  mauvaise  saison! 

— Avant  la  mauvaise  saison,  nous  serons  à 
Tananarive. 

— Le  ciel  vous  entende  ! fit  l’oncle  Daniel,  à 
bout  de  raisons  ; et,  sous  un  prétexte  quelconque, 
il  quitta  brusquement  le  capitaine. 

Prise  de  Mavétanana. 

Ce  fut  bien  autre  chose  lorsque,  quelques 
jours  après,  le  capitaine  Gaulard  déclara  que, 
se  sentant  guéri,  il  avait  le  devoir  de  ne  pas 
rester  davantage  à l'ambulance  et  qu'il  comp- 
tait en  partir  incessamment  pour  aller  reprendre 
son  poste  auprès  du  général  Metzinger. 

— Guéri  ! lui  cria  le  vieux  Daniel,  pris  d’un 
accès  de  fureur  qui  le  secouait  tout  entier.  Ah! 
vous  vous  sentez  guéri!  Mais  regardez-vous 
donc.  Vous  ne  tenez  pas  debout.  Si  encore  on 
avait  besoin  de  vous  ! Mais  ce  ne  sont  pas  les 
hommes  qui  manquent,  il  me  semble,  et,  si 
Ton  doit  entrer  à.  Tananarive,  on  n’y  entrera 
pas  un  jour  plus  tôt  parce  que  vous  serez  là. 
Votre  devoir!  Laissez-moi  donc  tranquille  ; vous 
avez  fait  plus  que  votre  devoir.  Vous  avez  lar- 
gement payé  votre  dette  et  . vous  pouvez  sans 
aucun  scrupule  laisser  à d’autres  le  soin  d’ache- 
ver la  besogne  que  vous  avez  commencée. 

Le  pauvre  Daniel  était  bleu  de  colère.  C’est 
que  jamais  l’idée  ne  lui  était  venue  que  le  Capi- 
taine pouvait  songer  à reprendre  du  service 
actif  au  cours  de  la  campagne.  Voyant  qu’il  n’y 
avait  rien  à gagner  avec  ce  malade  récalcitrant, 
dont  la  résolution  sem  blai  t parfaite  ment  arrêtée, 
il  lui  déclara  qu’il  s’opposerait,  fût-ce  par  la 
force,  à ce  qu’il  quittât  l'ambulance  avant  d’être 
radicalement  guéri;  sa  responsabilité  à lui, 
Daniel  Berthier-Lautrec, était  engagée  à l’endroit 
du  Service  de  la  Santé  de  Majunga,  et  il  était 
décidé  à ne  le  laisser  partir  que  sur  un  exeat 
en  bonne  et  duo  forme  signé  par  le  D'  Hugon. 

Bien  entendu,  Daniel  se  réservait  in  petto  de 
chapitrer  le  brave  docteur  et  d’obtenir  de  lui  i 


Madagascar  (Suite) 

qu’il  ne  se  laissât  arracher  le  fameux  exeat 
sous  aucun  prétexte;  mais,  à sa  grande  sur- 
prise, il  trouva  le  vieil  Hugon  complètement 
rétif  à sa  manière  de  voir.  Le  doeteur  affir- 
mait que  le  capitaine  était  assez  remis  pour 
reprendre  son  service,  à condition  qu’il  con- 
tinuât encore  certaines  prescriptions  pendant 
quelque  temps. 

Comme  la  scène  se  passait  en  présence  de 
Marguerite,  Daniel  se  tourna  vers  elle  pour  la 
prendre  à témoin  et  la  sommer  d’empêcher  ce 
qu’il  appelait  une  criminelle  folie.  La  jeune  fille 
semblait  tout  attristée  elle-même  par  la  per- 
spective du  départ  de  son  malade  favori,  mais 
ce  n’en  fut  pas  moins  d’une  voix  ferme  qu'elle 
répondit  à son  oncle  ; 

— Assurément,  il  n’est  guère  prudent  à 
M.  Gaulard  de  rejoindre  son  poste  avant  d’être 
parfaitement  guéri.  Mais  du  moment  que  notre 
bon  docteur  juge  qu’il  peut  nous  quitter,  nous 
n’avons  pas  le  droit  de  le  retenir  contre  sa 
volonté. 

L’oncle  Daniel  n’en  revenait  pas. 

— Alors,  s’écria-t-il  tout  dépité,  si  vous  vous 
mettez  tous  contre  moi,  je  n’ai  plus  qu’à  me 
taire.  C’est  bien!  Faites  comme  il  vous  plaira. 
Seulement  je  vous  préviens  que  je  me  lave  les 
mains  de  ce  qui  pourra  arriver.  Avant  huit 
jours,  le  pauvre  diable  retombera  plus  bas  que 
jamais,  mais  c’est  lui  et  e’est  vous  qui  l’aurez 
voulu. 

EL  là-dessus  il  sortit,  en  claquant  les  portes 
derrière  lui;  ce  qui,  du  reste,  ne  l’empêcha 
pas  le  lendemain  matin  de  prendre  lui-même, 
avec  un  soin  minutieux,  toutes  les  dispositions 
pour  assurer  et  faciliter  le  voyage  de  retour  du 
capitaine.il  prétexta  même,  pour  l’accompagner 
jusqu’à  Majunga,  l’obligation  où  il  était  de  le 
remettre  lui-même  entre  les  mains  du  directeur 
du  Service  de  Santé,  qui  le  lui  avait  confié. 

En  prenant  congé  de  ses  amis,  comme  il 
voulait  les  appeler  désormais,  le  capitaine 
Gaulard  leur  dit  avec  émotion  quels  souvenirs 
reconnaissants  il  emportait  des  soins  qui  lui 
avaient  été  prodigués,  soins  si  parfaits,  si 
délicats,  si  affectueux  que  certainement  il 
n’aurait  pas  été  mieux  traité  dans  sa  propre 
famille;  il  promit  de  leur  donner  de  ses 
nouvelles  toutes  les  fois  que  les  circonstances 
le  lui  permettraient,  et  de  ne  point  rembarquer 
pour  la  France,  une  fois  la  campagne  terminée, 
i sans  venir  revoir  Maevasamba  et  passer  quel- 
ques jours  avec  ses  aimables  hôtes, 
i Lorsque,  trois  semaines  après,  le  capitaine 


1.  Voir  lo  n*  379  du  Petit  Français  illustré,  p.  302. 


L’ AMBULANCIÈRE  DE  MADAGASCAR 


321 


eut  rallié  Suberbieville  où  se  trouvait  encore  le 
général  Metzinger,  et  qu'il  se  présenta  devant 
son  chef,  celui-ci  ne  pouvait  en  croire  ses  yeux. 

Les  camarades  du  capitaine  lui  firent  fête 
également.  Eux  aussi  l’avaient  considéré  comme 
perdu,  ou  tout  au  moins  comme  hors  d'état  do 
continuer  la  campagne,  et  ils  l'avaient  beau- 
coup regretté,  car  c'était  un  excellent  compa- 
gnon en  même  temps  qu’un 
excellent  officier.  , 

Bien  qu’il  se  fût  déjà  fait 
mettre  au  courant  des  faits  de  | 
guerre  qui  s'étaient  passés  en 
son  absence,  il  se  fit  donner 
des  détails  sur  les  deux  plus 
importantes  de  ces  opérations, 
le  passage  du  Betsiboka  et  la 
prise  de  Mavetanana. 

— Le  passage  du  Betsiboka, 
lui  dit  le  commandant  Hubert, 
un  de  ses  meilleurs  amis,  avait 
soulevé  par  avance  d'assez 
vives  appréhensions;  il  s’opéra 
néanmoins  dans  les  meilleures 
conditions,  en  dépit  des  nom- 
breux Hovas  massés  sur  la  rive 
gauche  de  la  rivière,  près  de 
son  confluent  avec  l'Ikopa. 

Dès  que  notre  avant-garde  pa- 
rut, les  Hovas  ouvrirent  le  feu 
sur  elle  ; mais  notre  artillerie  et 
notre  infanterie  ayant  pris  position  sur  la  rive 
droiteàlabauteurdu  confluent,  pendant  qu'une 
des  canonnières  remontait  le  chenal  de  la  rivière 
et  qu’une  section  de  la  Légion  étrangère  débar- 
quait sur  la  rive  gauche  de  l'Ikopa  pour  assaillir 
l'ennemi  de  flanc,  les  Hovas,  criblés  de  projec- 
tiles et  menacés  d'être  tournés,  déguerpirent  si 
précipitamment  qu’en  moins  d'une  demi-heure 
ils  avaient  complètement  disparu. 

Aussitôt  le  passage  commença,  à l’aide  d'un 
chaland  d’abord;  puis,  comme  cela  marchait 
trop  lentement  et  que  le  Betsiboka,  large  de 
près  de  quatre  cents  mètres,  est  coupé  en  deux 
par  un  îlot  et  guéable,  le  reste  de  l'avant-garde 
passa  à gué.  Des  bords  de  la  rivière,  le  coup 
d’œil  ne  manquait  pas  de  pittoresque  ; il  était 
même  assez  émouvant. 

Ce  fut  l'infanterie  qui  passa  la  première, 
avançant  lentement  dans  l'eau  jusqu'à  l’aisselle, 
l'arme  levée  à bout  de  bras  au-dessus  de  la 
tête;  ce  bain  forcé,  loin  de  refroidir  l’entrain 
des  soldats,  réveülait  plutôt  leur  gaieté  ; c'était 
à qui  lancerait  la  blague  la  plus  drôle.  Après 
l’infanterie,  la  cavalerie  et  l'artillerie  passèrent  ; 
les  petits  chevaux  arabes  entrèrent  gaillarde- 
ment dans  le  fleuve,  fendant  le  courant  de  leur 
poitrail,  le  pied  sûr,  bien  appuyé;  malgré  la 
profondeur  qui  atteignait  par  endroits  un 
mètre  vingt,  les  chutes  furent  rares;  encore 


étaient-elles  imputables  bien  plus  à la  lour- 
deur du  paquetage  qui  surchargeait  l'animal 
qu’à  son  manque  d'adresse  et  de  solidité.  Mais 
quand  ce  fut  le  tour  des  mulets  du  convoi, 
les  choses  changèrent  de  face. 

Si  on  ne  les  avait  pas  maintenus  debout  à 
grands  coups  de  fouet,  ils  se  seraient  tous 
couchés,  trop  heureux  de  trouver  l’occasion  de 


Ce  fut  l’infanterie  qui  passa  la  prpm^re,  avançant 
lentement  dans  l'eau. 

se  rouler  dans  une  eau  fraîche  et  de  se  débar- 
rasser de  leur  lourd  fardeau.  Quelques-uns, 
plus  tenaces  ou  plus  durs  aux  coups,  s'offrirent 
quand  même  cette  fantaisie  ; et  plus  d'un  offi- 
cier, en  arrivant  à l'étape,  eut  le  désagrément 
de  constater  d’horribles  dégâts  causés  dans  sa 
cantine  par  l'eau  du  Betsiboka.  Quelques  ba- 
gages même,  entraînés  au  fil  de  l'eau,  durent 
être  abandonnés  ; car  les  caïmans,  éloignés  par 
le  bruit  de  tout  ce  monde,  recommençaient 
à montrer  leurs  têtes  en  aval  et  il  n’y  eut 
pas  d’offre,  si  alléchante  qu’elle  fût,  qui  pût 
décider  les  conducteurs  kabiles  à s’aventurer 
à la  recherche  des  cantines  naufragées.  En 
somme,  on  peut  dire  que  le  passage  de 
l’avant-garde  s’est  effectué  sans  accident 
sérieux;  mais  pour  le  reste  du  Corps  expè- 


322 


LE  PETIT  F LANÇAIS  ILLUSTRÉ 


ditionnaire,  et  surtout  pour  les  services  du 
ravitaillement,  il  fallait  absolument  jeter  un 
pont;  car  il  était  impossible  de  songer  à faire 
passer  à gué  les  voitures  des  convois.  Ce  n'était 
pas  une  petite  affaire,  le  fond  mouvant  de  la 
rivière  se  refusant  à recevoir  un  pont  de  che- 
valets, et  les  voitures  Lefebvre  n’étant  pas  non 
plus  utilisables  dans  l’espèce , leurs  caisses 
assemblées  devant  nécessairement  former 
digue  et  risquer  d'être  emportées  par  le  cou- 
rant. Heureusement,  le  dévouement  et  l'habileté 
du  Génie  étaient  à la  hauteur  des  circonstances, 
et  l’opération,  attaquée  avec  entrain,  fut  menée 
rondement  et  enlevée  dans  un  laps  de  temps 
incroyablement  court. 

Quant  à la  prise  de  llavetanana.  nous  nous  en 


à la  pointe  nord  de  la  ville,  on  envoya  dans 
cette  direction  quelques  projectiles  chargés  à la 
mélinite-  L'effet  produit  fut  extraordinaire.  Le 
bruit  terrifiant  et  tout  particulier  que  fait  la 
mélinite  en  éclatant,  les  gerbes  de  terre  et  de 
pierres  qu’elle  soulève  et  projette  de  tous 
côtés,  déterminèrent  immédiatement  un  sauve- 
qui  peut  général.  Nous  entendîmes  une  immense 
clameur  qui  dominait  lefracas  des  détonations; 
puis  les  canons  hovas  se  turent  et  nous  vîmes 
de  loin  les  milliers  de  lambas  blancs  dévalant 
précipitamment  par  les  pentes  sud,  poursuivis 
par  nos  feux  de  salve  qui  en  démolirent  des 
quantités.  « Les  balles  françaises,  nous  dit  le 
soir  même  un  prisonnier,  balayaient  nos  rangs 
comme  l'eau  qu’un  jardinier  répand  dans  un 


tirâmes  également  avec  un  bonheur  et  une 
rapidité  que  nous  n’osions  pas  espérer.  La 
position  était  très  forte  en  effet,  et  cinq  cents 
hommes  de  bonnes  troupes  françaises  auraient 
pu  y tenir  indéfiniment  contre  toute  une 
armée;  heureusement  pour  nous,  nous  n’avions 
affaire  qu’îi  des  Hovas.  Aussitôt  le  Betsiboka 
passé,  l’avant-garde  avait  continué  son  mou- 
vement. Dans  la  matinée  du  dimanche  9 juin, 
elle  arriva  au  pied  de  la  colliue  isolée  et  escar- 
pée sur  laquelle  s’élève  Mavetanana.  Nos  canons 
de  batterie  prirent  position  sur  un  petit 
mamelon  à deux  mille  cinq  cents  mètres  de 
la  ville,  encadrés  à droite  par  le  40*  bataillon 
de  Chasseurs  et  à gauche  par  les  Tirailleurs 
algériens.  Dès  lamhas  blancs  s’étant  laissés 
apercevoir  dans  un  petit  bois  à mi-  côte,  l’artil- 
lerie le  fouilla  avec  quelques  obus,  pendant 
que  Chasseurs  et  Tirailleurs  prononçaient  leur 
mouvement  en  avant  par  le  nord  et  par  le  sud 
à la  fois.  Les  canons  ennemis  ouvrirent  alors  le 
feu  ; leur  tir  devait  être  repéré,  car  leurs  obus 
arrivaient  dans  nos  lignes,  et  un  lieutenant  de 
la  batterie  eut  son  casque  traversé  par  un  éclat. 
Nous  répondîmes  vigoureusement;  et,  un 
groupe  de  Hovas  assez  imposant  s’étant  montré 


jardin  au  moyen  d’un  arrosoir.  » Undétailassez 
topique  ; les  officiers  et  soldats  qui  réussirent 
à échapper  aux  balles  de  nos  tirailleurs  et  aux 
coups  de  sabre  de  notre  cavalerie  s’enfui- 
rent absolument  nus;  c’est,  paraît-il,  une  cou- 
tume chez  les  Hovas  de  retirer  leurs  vêtements 
avant  d’aller  au  combat.  Encore  un  souvenir  qui 
me  revient:  en  voyant  le  mouvement  de  retraite 
des  Hovas  se  dessiner,  le  général  Metzinger,  se 
retournant  vers  les  officiers  de  son  entourage, 
donna  l’ordre  d’envoyer  planter  le  drapeau  sur 
le  Rova  de  la  Place. 

— C’est  fait,  mon  Général!  dit  le  capitaine 
liulot,  de  la  3’  compagnie  de  laLégion  étrangère, 
en  montrant  de  la  main  un  drapeau  tricolore 
qui  flottait  en  effet  depuis  quelques  instants 
sur  la  crête  du  Rova. 

Voici  ce  qui  s'était  passé.  Dès  que  les  Hovas 
s’étaient  mis  à dégringoler  leurs  sentiers  de 
chèvres,  la  3-  compagnie  de  la  Légion,  qui  se 
tenait  à l’arrière  avec  le  convoi,  avait  jeté 
sac  à terre  et,  prenant  le  pas  de  course,  elle 
avait  escaladé  les  escarpements,  pénétré  dans 
le  Rova,  et  hissé  son  drapeau  juste  au  moment 
où  les  Chasseurs  à pied  arrivaient  de  leur  côté. 

(A  siùvre.)  A.  B. 


Les  malices  de  Plick  et  Plock 


NE  TOUCHEZ  JAMAIS  AUX  ARMES  A FEU. 


a Tiens’,  dit  Pliek,  un  pistolet'  Noms  allons  bien  nous  amuser. 
Çu  fait  pouf!  ces  machmes-lù,  quand  on  sait  s'y  prendre  ». 


« Justement  vo 
bien  fait  de  laisser  o 


i de  la  poudre  : Par  la  fée  ( ai  ubossc  ! Il  a 
roi  le  lu  porte  deson  bureau,  notre  Monsieur  1 » 


« Puis  on  tire  la  baguette,  on  i 
bourre,  on  bourre,  on  bourre  ! » 


ict  uu  tampon  eu  pùpr 


« Ensuite  ou  uiet  en  guise  de  balle  quelque  chose  «le  rond, 
par  exemple  une  bille  qui  traîne  Mais  quel  est  ce  bruit’  » 


« On  vient!  Plock.  filons!  Nous  ferons  pouf  une  autre  fois. 
C’est  assommant  d’être  toujours  dérangé  comme  ça  quand  ou 
s'amuse. 

— C’est  Pierre  et  sa  sœur  Lucie,  dit  Plock  » 


« Prends  garde,  Pierre,  avait  dit  Lucie,  ne  touche  pas  au  pis- 
tolet — Bah!  il  n’est  pas  chargé!  » Cela  ne  l’a  pas  empêché 
de  partir,  et  Lucie  s’est  évanouie  de  peur.  — Tout  de  même,  c’est 
bien  heureux  que  Plick  n’ait  pas  eu  le  temps  de  mellre  la  bille. 


324 


LE  PETIT  ERANGAIS  ILLUSTRE 


Variétés. 


Le»  pierreries  du  Shah  — Nassr-Eddin, 
qui  vient  d’être  assassiné,  possédait  une  merveil- 
leuse collection  de  pierreries.  — Parmi  cet  amas 
de  gemmes,  on  distingue  un  magnifique  diamant 
que  sa  splendide  beauté  a fait  appeler  « mer  de 
lumière  ».  — Le  joyau  de  cette  royale  collection 
est  un  globe  terrestre  en  or  massif,  de  soixante 
centimètres  de  diamètre,  tout  enrichi  de  pierre- 
ries, du  pôle  nord  au  pôle  sud,  et  dont  les 
noms  des  capitales,  indiqués  en  lettres  persanes, 
sont  montées  avec  des  brillants.  Les  Indes  sont 
représentées  par  des  améthystes  splendides, 
l’Afrique  forme  une  surface  de  rubis,  l’Angleterre 
scintille,  tracée  par  des  brillants  de  la  plus 
belle  eau,  les  mers  sont  en  émeraudes. 

Ue  plus,  il  y a un  magnifique  trône  portatif  en 
marbre,  surmonté  d’un  grand  soleil  en  or,  étin- 
celant de  pierreries.  Sous  ses  rayons  sont  fixés 
des  oiseaux  au  plumage  entremêlé  de  pierres 
précieuses.  Le  tapis  qui  le  recouvre  et  les  cous- 
sins sont  brodés  et  frangés  de  grosses  pierres 
fines. 

Enfin,  quantité  d’armes  et  de  serdari  (vêtements 
à longs  pans  plissés),  enrichies  dç  pierreries  et 
de  diamants  de  très  grand  prix,  complètent  cette 
inestimable  collection. 

* 

* * 

Le  plus  vieux  rosier  <lu  monde.  — 

Ce  rosier  existe  dans  le  cimetière  de  Hildesheim, 
petite  localité  du  Hanovre. 

La  tige  primitive  est  morte  depuis  longtemps, 
mais  de  nouvelles  tiges  se  sont  frayé  un  chemin 
à travers  les  crevasses  d’un  mur,  et  sont  venues, 
sur  un  espace  de  12  mètres,  couvrir  toute  la 
chapelle  de  leurs  branches. 

D’après  la  tradition,  ce  rosier  aurait  été  planté 
en  l’an  800  par  Charlemagne.  L’église  ayant  été 
brûlée  au  onzième  siècle,  la  racine  de  l’arbuste 
continua  à croître  dans  le  sous-sol.  Il  est  fait 
mention  de  ce  rosier  dans  un  poème  écrit  en  1690. 
Mais  est-ce  bien  le  même,  celui  qui  porte  encore, 
chaque  année,  de  jeunes  roses  fraîches? 

* 

* * 

Un  cimetière  de  clilen».  — New-York 
va  avoir,  comme  Londres,  son  cimetière  de 
chiens;  ce  campo  santo  d’un  genre  spécial  .sera 
établi  aux  portes  de  Long  Island  City,  près  du 
Calvarv  Cemetery.  C’est  une  femme  de  bien  qui 
a eu  l’idée  de  celte  pieuse  entreprise;  elle  a pensé 
que  nous  n’avions  pas  jusqu'ici  assez  d’égards 
pour  la  dépouille  de  nos  fidèles  amis.  L’excel- 
lente dame  a expliqué  qu'elle  avait  déjà  fait 
dresser  par  un  architecte  le  plan  et  le  règlement 
du  futur  cimetière;  les  terrains  les  plus  vastes  et 
les  mieux  situés  seront  réservés  aux  chiens 
illustres  ou  de  grandes  familles  ; mais  personne 
ne  sera  exclu  ; on  épargnera  même  aux  caniches 
pauvres  la  douloureuse  promiscuité  de  la  fosse 
commune  ; il  y aura  tout  un  quartier  de  petits 
terrains  à la  portée  des  bourses  les  plus  mo- 
destes. On  a publié,  d’après  les  descriptions  de 
la  fondatrice,  une  vue  perspective  du  nouveau 
cimetière;  et  l’on  y voit  circuler,  parmi  les  stèles, 
les  colonnes  tronquées,  les  médaillons  de  king- 
eharles,  les  bustes  d’épagneuls  et  les  statues  de 
danois,  la  triste  théorie  (les  familles  éplorees  et 
portant  des  houis. 

* 

* * 

i-e  célèbre  sculpteur  David  d’Angers, 

était  fort  mauvais  joueur. 


Ayant  un  jour  pour  adversaire,  à une  table 
d’écartée,  madame  Vigée-Lebrun  qui  le  gagnait 
avec  persistance,  il  se  leva,  jeta  les  cartes  sur  la 
table  et  s’écria  de  l'accent  agressif  qui  lui  était 
habituel  : 

— On  ne  peut  pas  jouer  avec  vous,  madame, 
vous  enlevez  tous  les  rois. 

— Monsieur,  répliqua  la  gracieuse  artiste  avec 
une  mordante  ironie...  on  sait  le  sort  que  vous 
leur  faites. 

David  avait  voté  en  1793  la  mort  de  Louis  XVI. 

* 

* * 

Logique  enfantine.  — Un  enfant  s était 
levé  fort  tard.  Son  père  le  gronde  et  ajoute  à la 
mercuriale  ce  petit  apologue  : 

— Un  homme  diligent  qui  s’était  levé  fort 

matin  trouva  sur  son  chemin  une  bourse  pleine 
d’or 

— Oh!  papa,  interrompt  vivement  l’enfant; 
celui  qui  l’avait  perdue  s’était  levé  encore  plus 
matin  que  lui. 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Géométrie  ainu.«ionte.  — Quel  nom 
donne-t-on  en  géométrie  à ce  qui  n’a  ni  longueur 
ni  largeur,  ni  épaisseur? 

Quc&tioii*  de  laaiguo  française  — 

1°  Quel  rapport  de  sens  y a-t-il  entre  colliger  et 
cueillir;  — molaire  et  meulière;  — médian  et 
moyen  ? 

2°  Quelle  différence  y a-t-il  entre  voici  et  voilà? 
* 

* * 

Proverbes  a expliquer.  — 1.  Pierre  qui 
roule  n’amasse  pas  mousse.  — 2.  A cheval  donné 
on  ne  regarde  pas  la  bride.  — 3.  Un  singe  habillé 
est  toujours  un  singe. 

Mot  carré. 

Ce  que  d’un  partage  on  emporte. 

Ce  que  ne  fait  pas  un  flâneur. 

En  Russie  une  ville  forte. 

Synonyme,  plaisant  de  peur. 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  Î1TÎ) 

I.  Physique  amusante. 

Parce  qu'il  so  forme  à la  surface  du  luit  une  pellicule  qui 
emprisonne  la  vapeur,  et  que  la  tension  do  celle-ci,  en  aug- 
mentant, soulève  la  pellicule  et  entraîne  lo  liquide  avec  elle. 

II.  Question  des  emblèmes. 

Ancre  : salut.  — Lampe  : travail.  — Balance  et  Épée  : jus- 
tice. — Mains  entrelacées  : fidélité.  — Bride  : modération. 
— Roue  : inconstance. 

III.  Mots  en  losange. 

B 

i>  i E 
DICTA 
BICORNE 
Ê TRES 
ANS 
E 

IV.  Questions  historiques. 

i°  A l'origine,  les  nobles. seuls  avaient  le  droit  do  placer  dos 
girouettes  sur  lo  faîte  do  lours  châteaux,  encore  dcvaient-.ls 
être  montés  les  promiers  à l'assaut  do  quelque  place  forte  et 
y avoir  planté  leur  bannière. 

2°  La  monnaie  que  la  ville  de  Lyon  fit  frapper  pour 
Charies  VII  et  Aune  de  Bretagne,  sa  femme. 

Le  Gérant  : Maurice  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d'adresse  doit  être  accompagnée  de  l'une  des  dernières  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


I/ABMOTMT  : UN  AN.  SIX  FRANCS 

Part  lia  1«*  de  elwque  mois. 


Armand  COLIN  & C ",  éditeurs 

5,  rue  de  Mézièrcs,  Paris 


RAKIitR  T?fr.  —PARAIT  CHAQUE  SAMEDI 


8*  année  — N”  381 . 


40  centimes. 


13  juin  1896. 


LE 


Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DUS  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


326 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


Madagascar  {suite)'. 


L’ambulancière  de 

Nous  trouvâmes  dans  la  ville  et  dans  le  Rova 
cinq  pièces  de  canons,  dont  trois  Holchkiss  por- 
tant la  marque  de  fabrique  de  Saint-Denis,  de 
nombreuses  caisses  de  munitions  sur  lesquelles 
on  lisait  encore  l’adresse  du  sieur  Shervinton, 
parVatomaudry,  de  la  dynamite,  delà  poudre,  et 
tout  un  stock  de  ïnyders,  de  fusils  à piston  et  de 
fusils  à pierre  ; peu  d'autres  marchandises  dans 
les  magasins  : quelques  volailles,  nombre  de 
cochons  et  une  assez  grande  quantité  de  riz. 
Nous  pûmes  en  outre  faire  dans  les  champs 
avoisinants  une  ample  moisson  de  riz  encore 
sur  pied,  dont  les  chevaux  etlesmulets  se  réga- 
lèrent. 

Mevatanana  prise,  l’occupation  de  Suberbie- 
ville  n’était  plus  qu’une  simple  formalité,  Su- 
berbieville  étant  commandée  par  Mevatanana, 
à peu  près  comme  Neuilly  l'est  par  le  Mont- 
Valérien.  Une  surprise  nous  y attendait.  Étant 
donné  que  les  troupes  Hovas  sont  tout  ce  qu’il  y 
a de  plus  irrégulier  et  de  plus  indiscipliné,  nous 
pensions  trouver  le  village  pillé,  saccagé, 
détruit  : au  contraire,  les  dégâts  étaient  insi- 
gnifiants; le  mobilier  du  personnel,  le  matériel, 
l’outillage  étaient  presque  intacts.  Cette  exploi- 
tation de  Suberbieville  a déjà  été  pour  nous 
une  base  sérieuse  d’influence  dans  le  pays,  et 
elle  est  destinée  à servir  de  point  de  départ  à 
son  extension  progressive.  En  attendant,  elle 
rend  au  Corps  expéditionnaire  les  plus  grands 
services,  grâce  à sa  situation  et  au  dévouement 
intelligent  du  personnel.  Depuis  le  représen- 
tant de  M.  Suberbie,  M.  Guilgot,  jusqu’au  plus 
modeste  de  ses  agents,  tous  nous  prêtent  spon- 
tanément le  concours  le  plus  empressé,  et  nous 
fournissent  pour  notre  marche  en  avant,  à 
travers  un  pays  presque  inconnu,  les  renseigne- 
ments les  plus  précieux,  que  nous  n’avions 
aucun  moyeu  de  nous  procurer.  C’est  surtout 
au  point  de  vue  de  la  concentration  des  appro- 
visionnements, la  grosse  question  de  cetle 
campagne,  que  Suberbieville  va  prendre  dès  à 
présent  une  importance  considérable.  Nous 
allons  y organiser  notre  base  de  ravitaillement 
pour  la  marche  sur  Tananarive,  et  en  même 
temps  y concentrer,  avec  les  points  d’appui  et 
de  réserves  en  hommes  et  en  vivres  de  toute 
nature  établis  à Marovoay,  à Ankaboka  et  à 
Marololo,  la  division  échelonnée  en  arrière  de 
nous  depuis  Majunga.  Du  reste,  les  canonnières 
sont  toutes  montées  main  tenant  et  fonctionnent 
régulièrement;  leur  point  d’attache  est  Anka- 
boka,  sur  la  rive  gauche  du  Betsiboka,  en  face 
Marovoay.  Déplus,  mille  à quinze  cents  voitures 


sont  en  route,  venan  t de  Majunga  ; elles  ont  déjà 
dépassé  Ambato.  A partir  de  Marololo  surtout, 
d'interminables  convois  circulent  à la  fois  ados 
de  mulet  par  la  voie  de  terre,  et  par  la  voie 
fluviale  sur  les  canonnières  et  d’innombrables 
pirogues.  Aussi  les  tonnes  de  vivres  commen- 
çent-elles  à s’accumuler  dans  des  proportions 
formidables  à Suberbieville;  il  s’y  trouve  dès 
à présent  plus  cent  mille  rations  carrées;  mais, 
si  c’est  assez  pour  nous  faire  vivre  pendant 
quinze  jours,  c’est  encore  trop  peu  pour  que 
nous  puissions  nous  porter  en  avant.  Le  ser- 
vice des  ravitaillements  va  donc  continuer  à 
entasser  ses  ressources  à Marololo  et  à Suber- 
bieville, pour  de  là  les  porter  sur  nos  lignes 
d’opération  au  fur  et  à mesure  que  nous  avan- 
cerons sur  Andriba.  Le  Général  ne  veut  partir 
que  lorsqu’il  sera  débarrassé  de  toute  inquiétude 
sur  l’achèvement  complet  de  l’approvisionne- 
ment en  tout  genre.  Cela  permet  d’ailleurs  aux 
troupes  de  se  refaire  parunreposprolongé;  et  je 
vous  assure  qu’après  la  traversée  des  marécages 
que  nous  avons  laissés  derrière  nous,  ce  n’était 
pas  du  luxe. 

Le  quatorze  Juillet  à Suberbieville. 

Quelques  jours  après,  l’ancien  hospitalisé 
de  Maevasamba  s’était  si  complètement  remis  à 
son  service,  qu’il  lui  semblait  ne  l’avoir  jamais 
quitté.  Redevenu  très  alerte  de  corps  et  d’es- 
prit, il  attendait  impatiemment  l’occasion  de 
prendre  une  part  active  aux  opérations;  aussi 
accepta-t-il  avec  joie  l’offre  que  lui  fit  son  géné- 
ral d’accompagner  une  reconnaissance  qui 
allait  partir  de  Suberbieville,  avec  l'ordre  de 
gagner  Tsarasaotra,  village  assez  important 
à quinze  kilomètres  environ,  sur  la  rive  droite 
de  l'Ikopa,  et  d’ouvrir  ensuite  la  route  vers 
Andriba. 

Cette  reconnaissance,  commandée  parle  chef 
de  bataillon  Lentonnet,  comprenait  la  6‘  com- 
pagnie du  régiment  d’Afrique,  une  section  de 
la  6"  batterie  d’artillerie  et  un  peloton  de  Chas- 
seurs d’Afrique. 

Tsarasaotra,  occupé  sans  difficulté  le 21  juin, 
le  commandant  Lentonnet  s’y  établit  solide- 
ment, en  se  gardant  par  une  série  de  petits 
postes  avancés.  Le  28,  un  de  ces  petits  postes 
établis  en  avant  du  village,  sur  le  chemin 
du  Mont  tîeritsa,  aperçut  des  groupes  de 
Hovas  qui  essayaient  de  s’approcher  en  se 
dissimulant;  il  tira  sur  eux  quelques  coups  de 
fusil;  puis,  ne  se  sentant  pas  en  force,  il  se 


1 Voir  le  n*  380  du  Petit  Français  illustré , p.  320. 


L'AMBULANCIÈRE  DE  MADAGASCAR 


.12' 


replia  sur  Tsarasaotra  pour  ne  pas  risquer 
d’être  enlevé  pendant  la  nuit. 

Le  lendemain  matin,  à s li.  45,  au  moment  où, 
sur  l'ordre  du  commandant  Lentonnet,  une 
section  de  cinquante  hommes  se  rassemblait 
derrière  les  faisceaux  pour  aller  reconnaître 
les  environs  du  village,  les  sentinelles  les  plus 
avancées  signalèrent  du  coté  Sud  un  parti  de 
trois  cents  I-Iovas  qui  arrivait  de  Lest  en  se  i 
glissant  derrière  les  replis  de 
terrain.  Aussitôt  la  section  déjà 
rassemblée  se  porta  au-devanl 
de  l’ennemi.  Mais,  quelques 
minutes  plus  tard,  un  autre 
parti  de  quatre  cents  Hovas 
se  montrait  du  côté  du  Nord- 
Ouest,  pendant  qu'un  troisième 
groupe  prenait  rapidement 
position  du  côté  Ouest,  for- 
mant ainsi  avec  les  autres  un 
demi-cercle  complet.  Les  trois 
groupes  se  portèrent  alors  sur 
le  village  avec  une  telle  impé 
tuosité  qu’ils  parvinrent  du 
premier  élan  jusqu'aux  ga- 
melles où  le  café  était  en  train 
de  chauffer. 

Le  commandant  Lentonnet 
ne  disposait  que  de  cent  cin- 
quante fusils  ; mais  c'était  plus 
qu'il  n'en  fallait  pour  donner 
une  leçon  aux  douze  cents 
Malgaches  qui  avaient  espér, 
nous  surprendre  et  nous  en- 
velopper. L'attaque  fut  repous- 
sée avec  vigueur,  mais,  dans 
l’action,  nous  eûmes  deux 
tués  : le  lieutenant  Augey-Du- 
fresse,  de  la  6’  compagnie  du  régiment  d’ar- 
tillerie, frappé  d’une  balle  qui  lui  perfora 
le  foie,  et  le  caporal  Sapin,  également  du 
régiment  d’Algérie,  tué  raide  d’une  balle  en 
pleine  poitrine.  L'ennemi  rejeté  hors  du  vil- 
lage, le  commandant  Lentonnet,  qui  venait  de 
recevoir  deux  compagnies  de  renfort,  accourues 
de  Behanana,  petit  poste  intermédiaire  entre 
Suberbieville  et  Tsarasaotra,  à sept  kilomètres 
de  distance  de  ce  dernier  point,  prit  l’offensive 
et  poursuivit  l'ennemi  l’épée  dans  les  reins 
au  delà  de  plusieurs  kilomètres. 

Avisé  par  le.  télégraphe  optique  de  ce  qui 
se  passait,  le  général  Metzinger  partit  aussitôt 
de  Suberbieville  avec  trois  compagnies  du 
4tr  bataillon  de  Chasseurs  et  une  section  de 
la  16‘ batterie;  après  un  raid  admirable  de  vingt 
et  un  kilomètres,  par  un  sentier  rempli  de 
débris  de  quartz  qui  rendaient  la  marche  extrê- 
mement pénible,  il  atteignit  Tsarasaotra  dans 
la  soirée. 

Le  lendemain  30,  avec  toutes  ses  forces,  se 


montant  à neuf  cents  hommes  environ,  le 
Général  marchait  sur  l’ennemi  qui  occupait 
les  crêtes  du  mont  Beritsa  avec  beaucoup  de 
monde  et  deux  pièces  à tir  rapide,  excellentes 
et  bien  approvisionnées.  Dès  que  nos  soldats 
furent  à portée,  l’artillerie  hova, heureusement 
fort  mal  dirigée,  les  couvrit  de  feux  sans  pou- 
voir arrêter  leur  élan  : c’était  vraiment  un 
beau  spectacle  que  celui  de  cette  attaque  menée 


sous  un  feu  incessant  avec  un  calme  et  une 
précision  admirables,  sans  riposter  par  un  coup 
de  fusil.  Arrivés  à deux  cents  mètres,  les  tirail- 
leurs se  déployèrent  et  ouvrirent  le  feu  pen- 
dant que  la  section  de  la  16'  batterie  prenait 
position  à deux  mille  cinq  cents  mètres  envi- 
ron de  l’ennemi,  les  trois  compagnies  de 
Chasseurs  en  réserve.  Les  Hovas  tombèrent  en 
foule,  mais  sans  lâcher  pied  ni  cesser  de  tirer  ; 
cette  fois,  nous  avions  évidemment  affaire  à de 
meilleures  troupes  qu’à  l’ordinaire.  Cependant 
il  fallait  en  finir.  L’infanterie  mit  baïonnette  au 
canon,  les  clairons  sonnèrent  la  charge,  et  les 
hommes,  escladant  avec  un  entrain  magnifique 
les  crêtes  du  Beritsa,  culbutèrent  en  un  rien  de 
temps  les  lambas  blancs,  qui  s'enfuirent  préci- 
pitamment à travers  la  brousse,  non  sans  qu’il 
en  tombât  un  grand  nombre  dans  un  ravin 
qui  leur  barrait  le  chemin. 

Arrivées  sur  le  sommet  duBeritsa,  nos  troupes 
furent  tout  étonnées  de  se  trouver  au  milieu 
d’un  double  camp  de  deux  cent  cinquante  à 


L’infantene  mit  baïonnette  au  canon,  les  clairons  sonnèrent  la  charge... 


328 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


trois  cents  tentes  chacun,  ce  qui  permettait 
de  fixer  i>  quatre  mille  hommes  au  moins  le 
chiffre  des  contingents  ennemis.  A la  vue  de 
toutes  ces  tentes,  ce  fut  une  course  folle 
entre  les  Tirailleurs  et  les  Chasseurs  pour 
mettre  la  main  sur  les  vivres  et  les  munitions 
des  Hovas;  cette  fois  encore,  les  Tirailleurs 
arrivèrent  bons  premiers.  Quelques  traînards 
ennemis  qui  commençaient  à incendier  les 
tentes  furent  passés  par  les  armes.  Quant  au 
butin,  outre  le  drapeau  de  la  Reine,  un  canon 
et  quantité  d'obus,  il  se  composait  d'un  appro- 
visionnement assez  important  en  munitions 


et  en  vivres,  plus  quantité  d'objets  divers, 
toiles,  chaussures  de  femmes,  etc. 

Le  combat  n’avait  duré  que  trois  heures.  De 
notre  côté  pas  de  tués,  mais  seulement  sept 
blessés,  dont  le  lieutenant  Audierne  et  le  capi- 
taine adjudant-major  de  Bouvier,  tous  deux  du 
40"  Chasseurs;  le  premier  atteint  légèrement  et 
le  second  simplement  contusionné.  De  son  côté, 
l’ennemi  laissait  deux  cents  morts  sur  le  ter- 
rain; le  nombre  de  blessés  était  certainement 
encore  plus  grand;  mais,  comme  ils  avaient 
été  enlevés  suivant  l’habitude  constante  des 
llovas,  leur  chiffre  ne  put  être  apprécié  que 
très  approximativement. 

Quoi  qu’il  en  soit,  l’ennemi  nous  avait  opposé 
en  cette  circonstance  une  résistance  à laquelle 
il  ne  nous  avait  pas  habitués;  il  avait  même 
témoigné  dans  cette  tentative  de  surprise  d’un 
certain  esprit  d’initiative  et  d’une  véritable 
habileté  stratégique.  L’explication  fut  donnée 
par  les  prisonniers.  Informés  par  leurs  espions 
que  Tsarasaotra  était  faiblement  occupé,  les 
llovas,  commandés  par  un  nouveau  chef,  — 
un  banquier  de  Tananarive  nommé  Rainianja- 
lahy,  qu’on  avait  bombardé  général  en  rempla- 
cement de  Ramasombazaha,  — avaient  résolu 


de  reprendre  le  village,  puis  de  marcher  en 
force  sur  Mevatanana.  Mais  ils  comptaient 
sans  la  vigilance  du  commandant  Lentonnet, 
qu’ils  espéraient  surprendre,  et  sans  la  vigueur 
et  l’énergie  du  général  Metzinger. 

Lorsque  ce  dernier  rentra  à Suberbieville, 
quelques  jours  après,  faire  son  rapport  au 
Général  en  chef  sur  l'affaire  du  mont  Beritsa, 
si  brillamment  menée,  il  reçut  des  mains  du 
Général  Duchesne,  pour  sa  récompense  le 
brevet  de  Divisionnaire  que  le  Ministre  de  la 
Guerre  venait  de  lui  notifier  par  un  câblo- 
gramme en  date  du  H juillet. 

Trois  jours  plus  tard,  c’était  l’anniver- 
saire du  14  Juillet.  Le  Général  en  chef, 
désireux  que  ce  jour  fît  trêve  aux  travaux 
et  aux  épreuves  de  tous,  donna  ordre 
qu'il  fût  fêté  dans  chaque  poste  et 
chaque  cantonnement  par  une  revue  des 
troupes  et  une  série  de  réjouissances  dont 
l’organisation  était  laissée  à l'initiative 
des  hommes. 

L’ordre  fut  exécuté  avec  un  entrain 
patriotique  sur  les  deux  cents  kilomètres 
de  la  ligne  d’occupation,  de  Majunga  au 
mont  Beritsa;  mais  nulle  part  la  célébra- 
tion de  la  fête  nationale  n’eut  plus  d’éclat 
qu’à  Suberbieville  même,  à cause  sur- 
tout de  la  présence  du  Général  en  chef 
du  Corps  expéditionnaire  et  de  l’État- 
major  général. 

Dès  le  13  au  soir,  elle  avait  commencé 
par  une  retraite  aux  flambeaux  qui  avait 
parcouru  la  petite  ville  et  le  camp,  entiè- 
rement décorés  de  lanternes  multicolores.  Le 
cortège,  composé  de  soldats  et  de  convoyeurs, 
porteurs  de  lampions,  de  lanternes,  de  pavois 
en  verres  de  couleur,  était  précédé  de  clairons 
et  de  fifres  ; la  nouba  du  régiment  d’Algérie 
fermant  la  marche.  La  variété  de  teint  et  de 
costume  des  divers  corps  qui  avaient  fourni 
leur  contingent  à cette  retraite,  lui  donnait  un 
aspect  original  et  curieux. 

A neuf  heures,  le  lendemain  matin,  le 
Général  en  chef  reçut,  dans  la  grande  salle  de 
la  maison  Suberbie,  qu’il  habitait  avec  avec 
M.  Rancbot,  les  officiers  de  tout  grade  pré- 
sents à Suberbieville  La  petite  ville  était  bril- 
lamment pavoisée;  pas  de  maison,  de  case,  ni 
de  baraquement  qui  n’eût  arboré  son  drapeau; 
chacun  avait  tenu  à manifester  en  l'honneur  de 
la  fête  nationale  et  s’était  ingénié  à donner  à 
sa  manifestation  un  caractère  pittoresque  et 
joyeux. 

Comme  toujours,  la  revue  des  troupes  fut  le 
clou  de  la  journée.  On  aurait  pu  difficilement, 
d’ailleurs,  imaginer  une  cérémonie  plus  émou- 
vante dans  sa  simplicité. 

A.  B. 

(A  suiore). 


14  Juillet.  — Jeu  de  bagues  dans  les  rues  de  Suberbieville. 


AUX  JEUX  OLYMPIQUES  3Î9 


Lmplaccfkiei,t  occupé  par  les  rumes  du  stade  avant  la  restitution. 


Aux  Jeux  Olympiques  (/«)'. 

NOTES  D’UN  SPECTATEUR. 


On  commence  par  l'épreuve  de  lüû  mètres. 
C'est  le  début  d’une  série  presque  ininter- 
rompue de  succès  pour  les  Américains,  qui 
triompheront  dans  tous  les  sports  athlé- 
tiques. Cependant  mon  cœur  de  Française 
éprouve  une  joie  sincère  au  cours  de  cette 
journée  ; Lermusiaux  gagne  l’une  des  épreuves 
de  la  course  de  800  mètres,  après  une  lutte 


Louïs,  le  vainqueur  de  la  course  de  Marathon, 
entrant  dons  le  slade. 


acharnée.  Que  la  victoire  est  douce,  quelle 
qu’elle  soit,  remportée  sur  la  terre  étrangère, 
en  présence  d’un  grand  concours  de  peuple  et 
contre  des  enfants  d’autres  patries! 

Figurez-vous  que  les  Grecs,  en  fouillant  les 
vieux  auteurs,  en  étudiant  les  attitudes  des 
statues  antiques,  à force  de  les  prendre  eux- 
mêmes,  sont  parvenus  à reconstituer  exacte- 
ment le  mouvement  du  lanceur  de  disque 
d’Olympie!  N’est-ce  pas  aussi  intéressant  que 


la  découverte  d’un  poème  de  l’époque?...  vous 
diriez  oui,  je  vous  assure,  si  vous  aviez  admiré 
le  jeune  Versis  («dont  les  formes  sont  parfaites 
et  qui  a presque  la  tête  de  l'Hermès  de  Praxi- 
tèle »,  ainsi  s'exprime  le  Messager  d Athènes), 
au  moment  où  dans  la  posture  classique  du 
discobole  penché,  il  prend  son  élan  pour  faire 
voler  dans  les  airs  le  lourd  palet  aux  lames  de 
bronze.  Un  Américain  l'emporte  encore  sur  ce 
bel  athlète,  cependant,  au  grand  désappoin- 
tement de  l’assistance. 

Le  8 avril,  bonne  journée  pour  nos  couleurs. 
Deux  victoires.  Elle  sont  enlevées  par  Gravelotte 
et  Flameng,  dans  le  championnat  d’escrime 
et  celui  de  100  kilomètres  à bicyclette.  Le 
drapeau  tricolore,  claquant  au  vent  du  Phalère, 


Le  concours  d’escrime. 


a été  acclamé  par  dix  mille  spectateurs  ; mon 
cœur  y a battu  encore  une  chamade... 


1.  Voir  lo  n*  380  du  Petit  Français  lUust»  s,  p.  317. 


3 JO 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


10  avril.  — La  victoire  de  Marathon  ! c'est  le 
titre  glorieux  que  les  Hellènes,  débordant  de 
joie  et  d'orgueil,  donnent  au  succès  de  leur 
concitoyen  Louis  dans  le  prix  fondé  par 
M.  Michel  Bréal,  notre  éminent  compatriote, 
et  qui  a été  disputé  aujourd’hui.  Pour  quelques 
jours  au  moins,  Miltiade  va  partager  la  recon- 
naissance de  ses  petits-fils  — et  il  n’aura  pas 
la  plus  grosse  portion,  certes,  — avec  un 
paysan  du  village  d’Amaroussi,  car  celui-ci, 
lui  aussi,  a vaincu  les  « barbares  ». 

Inoubliable  journée  ! De  ma  vie,  je  n'avais 
senti  une  plus  grande  somme  d’émotion  autour 
de  moi.  Le  stade  oftraitun  spectacle  miraculeux. 
Aux  réunions  précédentes,  la  foule  si  considé- 
rable fût-elle,  avait  ses  aises  dans  l'immense 
hémicycle,  les  couloirs  de  dégagement  demeu- 
raient libres.  Cet  après-midi,  un  ballon  passant 
au-dessus  de  l’espace  compris  entre  l’arène  et 
le  sommet  des  collines  aurait  pu  en  toute  sécu- 
rité laisser  tomber  un  louis  d’or  : il  n’aurait 
pas  touché  la  terre.  Combien  y avait-il  là  de 
personnes  assemblées,  tant  à l'intérieur 
qu  autour  de  l’enceinte?  le  coup  d’œil  exercé 
d'un  général  d'armée  eût  pu  seul  en  évaluer  le 
nombre  approximatif.  Peut-être  deux  cent  mille, 
pas  moins  de  cent  vingt  mille  à coup  sûr.  Et 
ce  qui  était  plus  prodigieux  encore  que  son 
énormité,  c’était  l’angoisse  de  ce  peuple 
assemblé. 

Les  nouvelles  avaient  été  mauvaisespour  les 
Grecs,  bonnes  pour  nous.  Le  vaillant  petit 
Lermusiaux  avait  pris  jusqu’à  trois  kilomètres 
d’avance  sur  tous  ses  concurrents;  les  officiers 
à cheval  qui  l’accompagnaient  avaient  dû 
charger  un  pappa  qui  le  poursuivait  armé  d'un 
gourdin  et  voulait  l’assommer,  ne  voyant  plus 
que  ce  moyen  pour  l’empêcher  de  gagner; 
l'Australien  Flack  était  second , l’Américain 
Blake  troisième.  En  arrivant  à Pickermi,  à 
moitié  route,  le  premier  des  Grecs,  un  nommé 
Louis,  d’Amaroussi,  s'était  arrêté.  11  avait  avalé 
deux  verres  de  vin  coup  sur  coup,  puis  il 
avait  demandé  d'une  voix  farouche  : « Que 
sont  devenus  ces  deux  Francs  qui  sont  passés 
devant  moi  comme  des  chacals?  » On  se 
répétait  cette  anecdote  et  d'autres  encore.  Vers 
quatre  heures  et  demie,  un  cavalier  arrivé 
ventre  à terre  apporta  auxprincesl'information 
suivante  qui  vola  de  bouche  en  bouche  : a Dix 
kilomètres  avant  Athènes,  l'Australien  était 
premier,  un  Grec  le  suivait  de  près.  » A partir 
de  ce  moment,  le  spectacle  de  l'émotion  géné- 
rale fut  une  chose  sublime. 

Aussi,  lorsqu'ils  apprirent  que  le  sort  de 
la  partie  se  décidait  non  loin  des  portes 
d’Athènes  entre  un  étranger  et  un  Hellène, 
leur  agitation  devint-elle  épouvantable.  Cela 
dura  trente  minutes,  et  lorsque,  encadré  dans 
la  porte  de  marbre,  un  homme  aux  vête- 


ments blancs  liserés  de  bleu  et  la  figure  noire, 
apparut  enfin,  parmi  des  officiers  couverts  de 
poussière  qui  brandissaient  leurs  képis,  l’ex- 
plosion fut  formidable  : on  lâcha  des  pigeons 
remorquant  le  drapeau  national;  les  applau- 
dissements roulèrent  dans  toute  l’étendue  de  la 
vallée  sur  le  passage  de  Louis,  soutenu  aux 
aisselles  par  l'héritier  de  la  couronne  et  par  le 
prince  Georges  ; de  vieux  généraux,  une  larme 
tremblant  au  bout  de  leur  rude  moustache, 
quittaient  leurs  places  et  couraient  embrasser 
le  petit  paysan  d’Amaroussi  sans  prendre 
garde  à la  sueur  et  à la  terre  dont  son  visage 
était  souillé  ; une  dame  de  Smyrne  détacha  la 
riche  montre  qu'elle  portait  à son  corsage  et 
la  lui  fit  tenir  avec  la  chaîne  ; la  physionomie 
malicieuse  du  roi  n’était  pas,  enfin,  dépourvue 
d'émotion,  quand  Sa  Majesté  adressa  des 
compliments  au  modeste  triomphateur  et  lui 
serra  la  maiu. 

D’ailleurs,  les  inquiétudes  que  nous  inspire  le 
sort  de  Lermusiaux  empêchent  le  groupe  fran- 
çais de  participer  autant  qu’il  le  voudrait  à la 
joiedeseshôtes.  Qu’estdevenu notre  camarade? 
Grisel  et  Flameng  sont  rentrés  seuls.  Us  rap- 
portent que  notre  champion,  pris  de  frin- 
gale et  n'ayant  pas  mangé  en  temps  voulu, 
a succombé  à une  faiblesse  d’estomac  : ils  l’ont 
transporté  à demi  évanoui  dans  une  voilure 
qui  suivait,  et  l’ont  confié  au  médecin  militaire 
qui  le  ramènera  à notre  hôtel;  sa  vie  n’est 
nullement  en  danger.  Quant  à Flack,  l’infortuné 
coureur  australien,  après  avoir  dépassé  Lermu- 
siaux, est  tombé  à son  tour  à trois  kilomètres 
du  but,  lorsqu’il  a vu  Louis  devant  lui;  il  a 
été  rejoindre  notre  compatriote  dans  le  landau- 
ambulance. 

— Et  Blake?  Le  redoutable  Américain,  lui, 
est  resté  en  route  au  milieu  du  parcours  pour 
avoir  absorbé  imprudemment  une  grande 
quantité  d’eau.  Un  petit  Allemand,  haut  comme 
une  botte,  qui  s'était  mis  en  ligne,  a disparu  on 
ne  sait  à quel  moment.  Les  cinq  coureurs 
étrangers  figurant  au  départ,  un  seul,  le 
Hongrois  Kellner,  a terminé  le  parcours,  finis- 
sant quatrième.  En  somme,  c'est  un  succès 
complet  pour  les  Grecs  dont  dix  coureurs  sur 
douze  sont  revenus  au  stade.  Louis  a mis 
2 heures  5S  minutes  JO  secondes  à parcourir 
les  40  kilomètres  qui  séparent  Marathon 
d’Athènes.  Deux  femmes  s’étaient  entraînées 
en  vue  de  la  course  ; l’une  d'elles  avait  fourni 
le  parcours  en  4 heures  et  demie,  dit-on  ; eUes 
ont  dû  renoncer  à leur  projet,  les  Jeux  Olym- 
piques modernes  n'admettant  pas  de  femmes 
à leurs  concours.  Il  paraît  que  les  règlements 
anciens  étaient  encore  plus  sévères  : sous 
peine  de  mort,  une  femme  ne  pouvait  paraître 
dans  l’enceinte.  On  est  plus  galant  aujourd’hui. 

R.  F. 


Girafes  attaquées  par  un  caïman  au  passage  d’un  gué. 


332 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


Une  histoire  de 

— Le  capitaine  Pamphile  haussa  les  épaules, 
pour  tirer  sa  coupe  {oh!  oh.!  à la  bonne  heure!), 
continua  Marius,  et  répondit  : « C'est  un 
Anglais...  time  is  money. 

« Monde  noyé,  marchandises  perdues  ! » cria 
le  D’  Poupardin,  qui  battait  l'eau  des  deux 
mains  et  nageait  comme  un  caniche. 

« Time  is  money  »,  répondit  le  capitaine,  qui 
faisait  la  planche. 

« Abomination!...  sauvagerie! 

« Time  is  money  ..  rule  Britannia! 

« Ce  sont  des...  »,  cria  le  docteur...  Mais  sa 
bouche  s’emplit  d’eau,  il  leva  les  bras;  le  capi- 
taine Pamphile  n’eut  que  le  temps  de  le  saisir  par 
les  cheveux.  Hélas  ! ceux-ci  lui  restèrent  dans  la 
main...  c’était  une  perruque.  L’infortuné  doc- 
teur coulait  à fond...  A un  mètre  devant  soi, 
on  ne  voyait  rien...  un  brouillard  à couper  au 
couteau...  J’entendis  le  capitaine  crier...  je  vis 
des  formes  vagues  se  débattre  dans  l’obscu- 
rité... puis  plus  rien. 

Qu'auriez-vous  fait  A ma  place?  ( marques 
d’attention)  vous  vous  seriez  maintenus  sur 
l’eau  aussi  longtemps  que  possible  ( quelques 
rires);  c’est  ce  que  je  lis.  Bientôt  le  brouillard 
se  dissipa  sous  les  rayons  ardents  du  soleil,  et 
j'aperçus,  ô bonheur  suprême!  venir  à ma 
rencontre  un  tonneau  à moitié  immergé.  Je 
réussis  à monter  A cheval  sur  ce  tonneau  1 
{oh!  oh !) 

Et  ce  tonneau  était  suivi  de  plusieurs  autres 
tonneaux;  et,  sur  ces  tonneaux,  j’aperçus,  à 
quelques  centaines  de  mètres,  assis  A califour- 
chon, le  capitaine  Pamphile,  le  D'  Poupardin, 
sauvés  des  flots!  l’équipage  entier  du  brick- 
goélette!  Chose  singulière,  étonnant  phéno- 
mène, mon  tonneau  restai  t A peu  près  immobile, 

A la  même  place,  alors  que  ces  tonneaux  étaient 
entraînés  par  un  courant  et  défilaient  devant 
moi. 

Le  D'  Poupardin,  dont  le  crAne  chauve  relui- 
sait maintenant  comme  une  bille  d’ivoire,  me  fit 
signe  de  la  main  de  venir  vers  lui,  et  le  capi- 
taine, faisant  de  ses  deux  mains  un  porte-voix, 
me  cria:  Arrive  donc,  Marius,  entre  dans  le 
Gulf.  ( Marques  d’étonnement  dans  l'auditoire.) 

Je  compris!  J’étais  sur  les  rives  d'un  fleuve, 
je  devais  entrer  dans  le  courant. 

— Un  fleuve  dans  la  mer  I s’écria  l’épicier 
Thomassin,  est-ce  que  tu  nous  prends  pour 
des  gens  des  Martigues? 

— Le  Gulf-stream  est  un  véritable  fleuve, 
s'écria  Marius  ; ses  rives  et  son  lit  sont  des  cou- 
ches d’eau  froide  entre  lesquelles  coulent  A flots 


sauvage  (suite)  . 

pressés  ses  eaux  tièdes  et  bleues,  (il/,  le  censeur 
approuve  de  la  tête.)  Mais  mon  tonneau  était 
peu  dirigeable  et,  voyant  que  j’allais  perdre 
la  seule  chance  de  salut  qui  me  restait,  et  me 
trouver  séparé  des  autres  naufragés,  je  n’hési- 
tai pas,  je  piquai  une  tête  dans  l’onde  amère 
et,  nageant  vigoureusement,  je  parvins  A 
entrer  dans  le  courant,  je  réussis  A monter 
sur  un  tonneau  inoccupé  ; cela  n’est  pas  facile 
et  c’est  un  exercice  que  je  recommande  A notre 
ami  Peyrecave  pour  le  faire  maigrir  i Je 
m’efforçai  alors  de  rejoindre  mes  compagnons 
d’infortune,  et  j’y  réussis  ; seul,  j'aurais  peut- 
être  désespéré  du  salut;  maintenant  que  je  me 
trouvais  en  société,  j’avais  bon  espoir. 

— L’homme  est  un  animal  sociable,  fi! 
observer  M.  le  censeur. 

— Un  animal!  s’écria  Barigoule  en  se  levant. 

— Ne  vous  fâchez  pas,  illustre  Barigoule, 
répondit  M.  le  censeur,  je  prends  le  mot  animal 
dans  le  sens  d’être  animé...  nous  sommes... 
des  êtres  animés...  sociables.  {Ah!  ah!  à la 
bonne  heure!) 

— Alors,  continua  Marius,  le  D'  Poupardin, 
auprès  duquel  j’avais  réussi  A me  placer,  me 
dit  d’un  air  joyeux  : « Courant  du  gulf...  sept 
kilomètres  par  heure,  eh  ! eh  I route  qui 
marche,  comme  disent  les  Chinois.  » 

Et  il  se  mit  A se  frotter  les  mains. 

« Eh  oui,  mon  garçon,  ajouta  le  capitaine  Pam- 
phile en  voyant  mon  air  ahuri,  étonné,  ce 
courant  nous  entraîne  dans  la  direction  des 
îles  du  Cap-Vert,  de  sorte  que,  comme  il  est 
neuf  heures  du  matin  et  que  la  terre  est 
éloignée  de  nous  d’environ  soixante  kilomètres, 
nous  arriverons  vers  six  heures  du  soir;  ce 
sera  l’heure  de  nous  mettre  A table  pour  le 
souper.  Cependant.  . nous  pourrions  bien  peut- 
être  naviguer  comme  cela  pendant  plusieurs 
années;  A l’endroit  où  nous  sommes,  le  Gulf- 
1 Stream  fait  un  détour,  revient  dans  la  mer  des 
Antilles  et  accomplit  ainsi  un  circuit  qu’il  met 
; trois  ans  A parcourir  et  qui  embrasse  la  mer 
des  Sargasses  ou  de  Varechs.  C’est  IA  que  vien- 
nent toujours  se  réunir  les  plantes,  les  bois 
de  dérive,  les  épaves  de  toute  nature  charriées 
par  l’Océan. 

« Exact!  superlativement  exact!  dit  le  D' Pou- 
pardin : chapeau  tombé  dans  mer  Marseille, 
retrouvé  mer  Sargasse.  Capitaine,  homme  de 
mer,  connaît  Océan.  Voyager  trois  ans  !... 
prendre  des  forces  pour  long  voyage  : bonum 
vinum  lætiftcat  cor  hominis , et , tirant  son 
siphon  de  sa  poche,  son  inséparable  siphon, 


1 Voir  le  n*  380  du  Petit  Français  illustré,  p.  314. 


UNE  HISTOIRE  DE  SAUVAGE 


333 


il  se  mit  en  devoir  d'enlever  la  bonde  de  son 
tonneau. 

« Un  navire!  m'écriai-je...  voyez-vous  cette 
fumée? 

Le  capitaine  regarda  attentivement  et 
répondit  : « La  fumée  s'élève  toute  droite,  ce 
n’est  pas  un  navire...  c'est  la  fumée  d'un 
volcan,  c’est  le  Fuego,  le  seul  volcan  en  activité 
des  îles  du  Cap-Vert.  Allons,  je  commence  à 
croire  que  nous  pourrons  nous  tirer  d’affaire  ; 
qu’en  pensez- vous,  docteur?  » 

Le  docteur  était  trop  occupé  pour  répondre. 
Son  siphon  fonctionnait  à merveille  ; il  avait 
déjà  réussi  à s’ingurgiter  quelques  bonnes 


et  bientôt  nous  vîmes  hisser  un  pavillon  à 
mi-mât  : on  nous  avait  aperçus. 

Mais  le  D’ Poupardin  monologuait  toujours  ; 
il  était  revenu  à des  pensées  plus  gaies,  et  il 
disait  élevant  la  voix  : « O printemps...  ô prai- 
ries verdoyantes...  papillons...  » 

« Où  voit-il  des  papillons  ? s’écria  le  capitaine. 
Quant  à la  prairie  verdoyante,  nous  sommes 
entourés  d’une  telle  quantité  de  varechs  et  de 
plantes  marines  qu'à  la  rigueur... 

« Ombrages  séculaires..  , continuait  le  doc- 
teur, sycomores...  » 

« C’est  le  soleil  qui  lui  tape  sur  son  crâne 
chauve,  dit  le  capitaine  Pamphile,  et  qui  fait 


Le  docteur  avait  déjà  réussi  à s’ingurgiter  quelques  bonnes  lampées. 


lampées,  et  parfois  ils'interrompaitpourmono-  1 
loguer  d’un  ton  grave,  tout  en  serrant  son 
siphon  sur  son  cœur  : <•  Un  volcan!...  l'eau  et  le 
feu...  Qu’est-ce  que  la  terre?  un  globe  de  feu... 
Et  l'écorce  terrestre...  presque  rien...  quelques 
kilomètres...  soixante...  qu’est-ce  que  cela... 
Prenez  globe  de  verre...  un  mètre  de  diamètre.  . 
l’intérieur...  du  feu...  matières  en  fusion.  . la 
mince  couche  de  verre  qui  forme  surface, 
exactement  l’épaisseur  de  l’écorce  terrestre... 
ô fragilité  des  choses  humaines...  ô instabilité.  .. 
ô équilibre!...  » 

« Il  va  le  perdre...,  me  cria  le  capitaine. 

Mais  le  docteur  en  chimie  enfonça  son  siphon 
jusqu'au  fond  du  tonneau,  s’en  servit  comme 
point  d’appui  et,  ayant  ainsi  assuré  son  équi- 
libre, continua  son  monologue,  auquel  per- 
sonne ne  s’intéressa,  car  le  capitaine,  mettant 
sa  main  gauche  au-dessus  de  ses  yeux,  dési- 
gnait de  la  droite,  à l'horizon,  un  point  noir 
à peine  perceptible,  en  disant  : « Cette  fois, 
c’est  un  navire  ; il  arrive  droit  sur  nous!  » 

Suivant  la  coutume  usitée  en  pareil  cas  par 
les  naufragés,  nous  agitâmes  nos  mouchoirs, 


I fermenter  le  jus  de  la  vigne  que...  bon  ! le  voilà 
dans  l'eau.  » 

En  effet,  le  docteur  venait  de  se  laisser 
glisser  dans  la  mer  comme  s’il  se  fût  étendu 
sur  un  lit  de  mousse. 

« Voilà  huit  fois  que  je  le  repêche  depuis 
notre  départ  de  Pauillae,  dit  le  capitaine  d'un 
ton  ennuyé,  j’ai  bien  envie  de  le  laisser...  il  ira 
retrouver  sa  perruque  dans  la  mer  des  Sar- 
gasses. » 

Quelques  instants  après,  nous  étions  tous,  y 
compris  le  Dr  Poupardin  repêché  pour  la 
neuvième  fois,  mais  ne  donnant  plus  signe  de 
vie,  sur  le  pont  du  navire.  On  soumit  le  doc- 
teur, qui  n’avait  pas  lâché  son  siphon,  au  trai- 
tement qui  m’avait  si  bien  réussi  : il  fut 
suspendu  par  les  pieds,  et  quand  il  eut  restitué 
toute  l’eau...  rougie  qu'il  contenait,  une  vigou- 
reuse correction  le  rappela  au  sentiment  de  la 
réalité. 

Nous  étions  à bord  du  Triomphant , capitaine 
Dùbec,  qui  battait  pavillon  français  et  se  ren- 
dait au  cap  de  Bonne-Espérance  après  avoir 
fait  escale  à Saint-Vincent. 


334 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Le  livre  de  bord.  — Le  a Triomphant  » de  la 
ligne  P.  0.  M.  — La  famille  Pituitt  et  le  musée 
Pompéius.  — Le  « Plum-Cake  » steamer  line.  — 
Larguez  les  ris!...  chargez  les  soupapes... — Hip! 
Hip  ! Hurrah  ! Vive  la  France  1 — Naufrage  (3e  édi- 
tion). — Le  cyclone. 


— Maintenant,  nous  demanda  le  capitaine  du 
Triomphant,  qui  êtes-vous?  Je  suis  obligé 
d'inscrire  sur  mon  livre  de  bord  tous  les  inci- 


Vin  à analyser  ? demanda  timidement  le  docteur  Poupardin. 


dents  de  la  route,  d’autant  plus  que  vous  m’avez 
fait  perdre  vingt  minutes. 

— Sans  doute,  nous  allons  vous  renseigner! 
s’écria  le  capitaine  Pamphile,  je  suis  capitaine 
et  je  connais  le  livre  de  bord... 

— Ah!  vous  êtes  capitaine?  alors  on  peut 
vous  serrer  la  main. 

— Comment  donc,  très  honoré  collègue! 

— - Et  votre  navire? 

— Coulé! 

— Par  un  Anglais? 

— Parbleu  ! par  qui  voulez-vous  que  ce  soit? 

— Toujours  ces  Anglais!  et  ce  jeune  homme? 

— C'est  un  naufragé,  un  aéronaute  que  nous 
avons  repêché  en  vue  des  rotes  d’Espagne  ; il 
voyageait  en  ballon  dans  les  profondeurs  de 
la  mer... 

— Étrange  ! 

— C’est  comme  j’ai  l’honneur  de  vous  le  dire... 
Voici  le  docteur  en  chimie  Poupardin,  chargé 
par  la  Société  œnophile... 

— Oui,  oui,  je  vois  cela  à sou  nez... 


— Et  voici  l’équipage,  onze  matelots  et  un 
mousse,  nous  sommes  au  complet;  il  n’y  a que 
les  marchandises  qui  manquent;  du  reste,  sans 
les  tonneaux  de  la  cargaison,  nous  serions  à 
l'heure  présente  la  proie  des  pieuvres  et  autres 
animaux  malfaisants. 

— Et  ces  tonneaux  sont  pleins?... 

— D’un  excellent  vin  du  Médoc,  et  cela  me 
chagrine  fort  de  penser  qu’entraînés  par  le 
courant  du  Gulf-Stream  ils  iront  grossir  dans  la 
mer  des  Sargasses  le  nombre  de  ces  épaves... 

— J’en  aurais  bien  repêché  quelques-uns, 
interrompit  le  capitaine  Dubec,  mais  je  n’ai 
pas  le  temps...  nous  voulons  couler  les  Anglais. 

— Sapristocbe!  J’en  suis!  s’écria  notre  capi- 
taine. 

— Nous  en  sommes  tous  ! hurla  l'équipage. 

— Entendons-nous:  vous  êtes  capitaine,  je 
puis  vous  compter  la  chose  : la  ligne  du  Havre 
au  Cap  par  St-Vincent  P.  0.  M.  fait  concurrence 
à la  ligne  anglaise  qui  part  de  VVeymouth  P.  P.  C. 
Le  Triomphant  est  un  nouveau  bateau  de 
la  ligne  P.  0.  M.,  il  file  18  nœuds,  les  Anglais 
en  filent  autant  et  ils  sont  partis  en  même 
temps  que  nous;  cependant  leur  navire,  le 
Plum-Cake  a sur  nous  une  avance  do  huit 
heures...,  vous  voyez  que  je  n’ai  pas  de  temps 
à perdre...  J’ai  juré  d’arriver  premier  au  Cap..., 
j’y  arriverai... 

(Cris  de  vive  la  France!  Chut!  chut!  écouler,). 

— Vous  êtes  ici  chez  vous,  nous  dit  le  capi- 
taine avec  un  sourire  aimable.  Je  vous  débar- 
querai au  Cap. 

— Vin  à analyser?  demanda  timidement  le 
docteur  Poupardin. 

— Je  n'ai  pas  de  vin  à analyser,  répondit  le 
capitaine  avec  un  regard  de  défiance  ; mais  quel 
est  cet  instrument  que  vous  portez  suspendu 
à votre  flanc  gauche  à l’instar  d’une  rapière? 

— Siphon,  répondit  le  docteur  Poupardin. 

— Ah  ! je  comprends,  eh  bien,  je  vous  préviens 

que  je  vais  faire  poser  une  serrure  de  sûreté  à 
la  porte  de  la  cambuse. 

Ce  qui  fut  dit  fut  fait,  et  on  vit  les  jours  sui- 
vants le  docteur  Poupardin  sevré  de  son  pré- 
cieux liquide,  errer,  comme  une  Ame  en  peine, 
sur  le  pont  du  navire,  en  proie  à une  noire 
mélancolie. 

Les  passagers  qui  se  trouvaient  à bord  du 
Triomphant  se  composaient  d'une  famille 
anglaise  : Mr.  Pituitt,  esquire;  Mistress  Pituitt; 
Miss  Arabella  Pituitt,  seuls  passagers  de  pre- 
mière classe  (Mr.  Pituitt  avait  manqué  le  départ 
de  Saint- Vincent  sur  le  bateau  anglais  qui  avait 
huit  heures  d'avance  sur  le  Triomphant,  et 
avait  dû,  à son  grand  regret,  prendre  le  bateau 
français  qui  suivait). 

Mais  les  personnages  les  plus  augustes,  et  qui 
auraient  dû  figurer  à la  place  d’honneur,  se 
trouvaient  à fond  de  cale  : c’étaient  la  reine  Vie- 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


335 


toria, impératrice  des  Indes  (Oh!  oh!  l'auditoire 
manifeste  des  signes  d'incrédulité)  ; M.  Félix 
Faure,  président  de  la  République  Française; 
S.M.  l'empereur  d’Allemagne,  Guillaume  II, 
en  uniforme  de  hussard  jaune,  accompagné  de 
ses  fidèles  Brandebourgeoîs  ; le  prince  Bismarck 
en  uniforme  de  cuirassier  blanc;  S.  JL  le  tsar, 
Nicolas  II,  et  S.M.  la  gracieuse  tsarine  ( Très  bien! 
Vive  la  Russie!),  puis  quelques  personnages 
d'ordre  secondaire  parmi  les  têtes  couronnées: 
le  féroce  roi  Behanzin  et  ses  fidèles  cabéeères; 
la  reine  de  Madagascar,  Ranavalo  III  ; des  illus- 
trations de  la  science  et  de  la  littérature:  JI.  Pas- 
teur, M“*  Sarali-Bernhard. 

Tous  ces  personnages  illustres  étaient  en 
cire  et  constituaient  le  matériel  du  musée  des 
célébrités  contemporaines.  Son  propriétaire,  le 
célèbre  Sicilien  Pompéius  qui  figurait  égale- 
ment au  nombre  des  passagers,  se  rendait  au 
Cap  avec  l’intention  d'offrir  la  collection  de  ses 
illustrations  et  de  ses  gloires  à l’admiration  des 
indigènes. 

Le  troisième  jour  de  notre  sauvetage  il  y eût 


Boîte  nnx  lettres. 

Cher  et  très  illustre  Confrère. 


Ce  m’est  un  régal  in- 
croyable que  la  lecture  de 
vos  lettres  si  substantielles, 
si  pleines  d'aperçus  nou- 
veaux et  ingénieux,  aussi 
cours-je  moi-même  au- 
devant  de  vos  communi- 
cations en  vous  priant  de 
les  faire  moins  rares. 

J’ai  reçu,  et  je  vous  en 
remercie,  votre  charmant  poney-vapeur.  Il  était, 
malgré  son  voyage,  encore  plein  de  feu  et  ron- 
geait son  frein  avec  une  sorte  de  fureur.  Jlalgré 
son  aspect  peu  engageant,  je  pris  mon  courage 
à deux  mains  et  de  l’autre  saisissant  le  moment 
propice,  je  m'élançai  avec  grâce  et  souplesse 
sur  le  dos  de  l’animal.  Malheureusement, 
monsieur,  vous  avez  oublié  de  placer  sur  le 
dos  de  vos  chevaux-vapeur  destinés  à la  vapor- 
équitation,  un  corps  mauvais  conducteur  de 
la  chaleur,  une  selle  calorifuge  à courant 
continu  d’eau  froide,  par  exemple.  Vous  devinez 
la  suite  : Je  poussai  un  cri,  que  dis-je,  un 
hurlement  de  douleur  qui  effraya  sans  doute 
mon  ardente  monture  et  lui  fit  prendre  aussitôt 
la  soupape  aux  dents.  Et  plus  de  frein  pour 
l'arrêter,  puisqu’elle  l’avait  préalablement 
rongé  comme  j’ai  déjà  eu  l’honneur  de  vous 


une  violente  altercation  entre  le  docteur  Pou- 
pardin  et  Mr.  Pituitt;  le  docteur  n’avait  cessé, 
du  reste,  de  manifester  à l’égard  de  la  famille 
anglaise  des  intentions  franchement  hostiles  : 
il  leur  emboîtait  le  pas,  d'une  façon  menaçante, 
les  moustaches  hérissées,  brandissant  sou 
siphon  lorsqu'ils  se  promenaient  sur  le  pont, 
à tel  point  que  Mr.  Pituitt  dût  prendre  plusieurs 
fois  l’attitude  du  boxeur;  donc,  le  troisième 
jour,  le  docteur  Poupardin  aborda  Mr.  Pituitt  et 
lui  reprocha  avec  indignation  la  façon  barbare 
dont  les  Anglais  se  conduisaient  en  mer,  à quoi 
Mr.  Pituitt  répondit,  sans  desserrer  les  dents, 
du  haut  de  son  faux  col  : « lé  mer  été  lé 
domaine  de  lé  Angleterre,  » pendant  que  la 
jeune  Arabella  roucoulait  avee  des  mines  effa- 
rouchées, aôh!  aôh,  shoking.  very  shoking!  Le 
capitaine  intervint,  mit  tout  le  monde  d’accord 
en  disant  que  les  Anglais  se  conduisaient, 
comme  des  Anglais;  la  famille  Pituitt,  satis- 
faite, répondit  par  un  formidable  aôh,  yes! 

E.  P. 

(A  suivre). 


le  dire  ! Sans  un  brave  agent,  la  science  eût  eu 
peut-être  à se  voiler  de  deuil.  Je  vous  envoie 
la  réduction  d'un  petit  tableau  de  125  mètres 
de  long  qu’un  peintre  de  mes  amis  a fait  pour 
conserver  la  mémoire  de  cet  émouvant  épisode. 

Je  ne  vous  garde  pas  rancune,  mon  très  cher 
confrère  ; je  ne  suppose  pas  que  votre  erreur 


ait  été  intentionnelle.  Je  ne  serais  même  pas 
étonné  qu’elle  fût  le  résultat  d’un  regrettable 
oubli  du  palfrenier-chauffeur  chargé  de 
l’expédition. 

Votre  bien  dévoué, 

POLYXENE  BlLLENTOQUE. 

P.-S.  — Je  compte  d’ici  peu  vous  envoyer 
le  compte  rendu  et  la  description  d'une  inven- 
tion nouvelle  au  sujet  de  laquelle  je  désire 
avoir  votre  avis. 


336 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


Un  nue  témoin.  — II  arrive  rarement  que  ' 
le  souci  de  bien  juger  conduise  un  magistrat 
à faire  comparoir  par-devant  lui  un  âne,  et  à 
considérer  cette  bête  de  somme  comme  le  témoin 
principal  d’un  procès.  Le  fait  s’est  présenté  à 
l’audience  de  la  cour  de  police  de  Liverpool. 

L’àne  appartenait  au  plaignant  qui,  l’ayant 
acheté  du  défendeur,  prétendait  avoir  été  trompé 
sur  la  qualité  de  son  acquisition,  l'âne  étant 
quasi-aveugle,  et  demandait  la  résiliation  du 
marché  Le  jugea  opiné  sagement  qu’il  ne  pouvait 
prononcer  sur  la  vue  d’un  âne  absent,  et  il  a 
ordonné  que  ce  témoin  à décharge  fût  extrait 
de  son  écurie  pour  être  amené  devant  lui. 
L’exécution  de  cet  ordre  a présenté  quelques 
difficultés,  la  salle  d’audience  étant  située  à 
l’entresol.  De  plus,  le  baudet,  en  proie  à « l’émo- 
tion inséparable  d’un  premier  début»,  ou  croyant 
peut-être  sa  vie  en  péril,  a couvert  de  ses  braie- 
ments la  voix  des  avocats  et  dominé  même  la 
parole  autorisée  du  juge.  Finalement  il  a été 
déclaré  atteint  de  myopie  incurable  et  les 
parties  furent  renvoyées  dos  à dos. 

Pendant  ce  débat,  l’animal  avait  sans  doute 
repris  son  sang-froid  et  senti  naître  en  lui  le 
goût  des  choses  judiciaires,  car  on  a eu  toutes 
les  peines  du  monde  à lui  faire  quitter  la.  barre  et 
surtout  à le  faire  redescendre  au  rez-de-chaussée. 

* 

* * 

Lc  cliapcau  antique. — L’horrible  coiffure 
appelée  chapeau  haut  de  forme  serait,  dit-on, 
menacée.  Les  élégants  d'Oulre-Manche  entre- 
prennent contre  lui  une  campagne.  On  affirme 
que  le  prince  de  Galles  serait  décidé  à ne  jamais 
plus  porter  de  chapeau  haut  de  forme,  prétextant 
que  ce  couvre-chef  est  disgracieux  et  incom- 
mode. 

On  a dit  que  ce  vilain  cylindre  était  tout 
moderne.  Il  n’en  est  rien;  le  chapeau,  même  le 
chapeau  haut  de  forme,  était  connu  dans  l’an- 
tiquité. 

Les  anciens  se  couvraient  habituellement  d’un 
chapeau  à larges  bords  pour  se  garantir  des 
inlempéries  des  saisons,  et  si  leurs  artistes, 
préoccupés  avant  tout  de  la  pureté  de  la  ligne  et 
de  la  correclion  des  contours,  ne  nous  en  ont 
laissé  que  de  rares  représentations,  c’est  que 
cette  coi  d ure,  disgracieuse  d’aspect,  s'harmo- 
nisait fort  mal  avec  les  autres  parties  du 


REPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  380. 

I.  Géométrie  amusante. 

C’est  le  point  géométrique.  En  géométrie,  le  point  résulte  do 
la  rencontre  de  deux  lignes,  droites  ou  courbes,  qui  se  coupent. 

II.  Questions  de  langue  française. 

1*  Colliger  signifie  rassembler  du  divers  côtés.  — Cueillir 
signifie  détacher  des  fleurs  ou  des  plantes  de  leur  tige  pour  les 
rassembler  en  bouquets  ou  en  touffes. 

Molaire  désigne  les  deuts  aplaties  destinées  à broyer  les 
aliments,  comme  le  ferait  une  meule. 

Meulière  est  le  nom  de  la  pierre  dure  qui  sort  à l'airo  les 
meules  a broyer  le  grain  ou  d'autres  matières. 

Médian  signifie  : qui  est  au  milieu. 

Moyen  signifie  : qui  tient  le  milieu  entre  les  deux  extréinos. 

2®  Voici  désigne  les  choses  dont  on  va  parler;  voilà  celles 
dont  on  a parlé. 


! costume  ; elle  avait,  de  plus,  l’inconvénient  de 
cacher  ou  d’obombrer  trop  fortement  le  haut 
du  visage. 

Cependant  un  chapeau  haut  de  forme  figure 
d’une  façon  très  nette  sur  une  stèle  royale  des 
Hétéens. 

* 

* * 

L’arrosoir  «Tim  homme  d’esprit.  — 

Alphonse  Karr  avait  pour  voisin  de  campagne  à 
Nice,  un  certain  G...,  qui  possédait  une  biblio- 
thèque. 

Un  jour,  Karr  lui  fait  demander  les  œuvres 
d’Alfieri  : 

« Impossible,  répond  le  voisin,  j’ai  pour  règle 
de  conduite  de  ne  pas  laisser  sortir  mes  livres  de 
ma  maison.  Cependant,  si  M.  Karr  veut  lire  chez 
moi  toute  lajournée,  il  est  bien  libre  de  le  faire.  » 

Peu  de  temps  après,  ce  même  voisin  voulut 
emprunter  à l’écrivain-jardinier  un  arrosoir. 

« Impossible,  répond  Karr,  j’ai  pour  règle  de 
conduite  de  ne  pas  laisser  mes  arrosoirs  sortir  de 
mon  jardin.  Cependant,  si  M.  G...  veut  arroser 
chez  moi,  il  pourra  le  faire toute  la  journée.  » 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Question  géographique.  — Quel  est  la 

plus  petite  république  d’Europe  ? 

* 

* * 

Question  liistoi*i<fiic.  — Qu’appelait-on 

dans  l’armée,  sous  Louis  XIV,  des  passe-volants? 
* 

Question  «le  pliywi(|iic.  — Pourquoi,  lors- 
qu’on fait  bouillir  de  l’eau  sur  une  haute  mon- 
tagne, celte  eau  entre-t-eile  en  ébullition  avant 
d’avoir  atteint  la  température  de  100  degrés  ! 

* * 

Problème  «les  contraires.  — Chercher 

les  contraires  des  mots  suivants,  et  avec  l'initiale 
des  mots  trouvés,  former  un  proverbe  de  cinq 
mots  : Inquiétude  — division  — sensé  — repos  — 
fortune  — souvenir  — activité  — amusement  — 
santé  — mauvais  — lent  — hostile  — insipide  — 
grossir  — désespoir  — vivante  — douleur  — 
blâmé  — insensible  — silence  — lâche  — bas 
— borné  — artificiel  — loquace. 


III.  Proverbes  à expliquer. 

1 . De  môme  que  la  mousso  no  pont  pas  s’attacher  à la  pierre 
qui  roule  sans  cesso,  de  môme  ceux  qui  changent  constam- 
ment de  situation  ne  peuvent  pas  épargner  pour  leurs  vieux 
jours. 

2.  Il  ne  faut  pas  critiquer  les  cadeaux  qu’on  vous  fait  ; c’est 
l’intention  seule  qu’il  faut  considérer. 

3.  Ce  proverbe  est  l’équivalent  de  celui-ci  : «L’habit  ne  fait 
pas  le  moine  •»,  et  signifie  que  ce  ne  sont  pas  les  beaux  habits 
qui  donnent  du  mérite  à un  homme. 

IV  Mot  carré. 

PART 

AGIR 

RIGA 

TRAC 


Le  Gérant  : Maurice  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d'adresse  doit  être  accompagnée  de  l'une  des  dernières  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8'  année.  — N°  382. 


20  inin  1896. 


10  centimes. 


LE 


Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L'ABONNEMENT  : 

iPi  aïs,  six  francs 

Armand  COLIN  & C‘e,  éditeurs  1 rri 

AM  T fr  — PARAIT  CHAQUE  SAMEDI 

Part  du  ier  (1 

choque  mois 

5.  rue  de  Mézlères,  Pari** 

Tous  droits  réservés. 

a mX&*;  2p* 


Une  histoire  de  sauvage.  — Le*  naufragés  du  Triomphant  se  cramponnaient  au  cou  des  illustres  personnages. 


338 


LE  PETIT  FlîANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Une  histoire  de  sauvage  (suite)'. 


Cependant,  M'  Pituitt  exigea  que  le  D'  Pou- 
pardin  fut  désarmé  : « Cette  tuyau  de  fer  était 
dangereuse»,  disait-il;  on  enleva  donc  le 
siphon  au  pauvre  docteur. 

Le  cinquième  jour,  le  capitaine,  qui  ne  cessait 
d’inspecter  l’horizon  avec  sa  longue  vue  marine 
du  haut  de  la  dunette,  poussa  un  cri  de  joie;  il 
passa  la  lunette  au  capitaine  Pamphile  qui  se 
trouvait  auprès  de  lui  à ee  moment  et  lui 
demanda  : — Qu’est-ce  que  vous  voyez? 

— Un  navire,  répondit  le  capitaine  Pamphile, 
sur  la  ligne  de  l’horizon. 

— Comment  est-il? 

— Il  est  à vapeur,  peint  en  noir. 

— Quelle  distance? 

— Six  milles  environ. 

— C’est  le  Plum-Cake,  le  navire  de  la  ligne 
anglaise  P.  P.  C.;  il  n’a  plus  sur  nous  qu’une 
avance  de  deux  heures,  nous  arriverons  au 
Cap  avant  lui.  Faites  hisser  au  grand  mât  le 
pavillon  tricolore  (cris  de  Vive  la  France !),  gou- 
vernons sur  lui  et  ne  le  perdons  pas  de  vue. 

Mais  le  matin  du  sixième  jour,  lorsque  la 
brume  se  fut  dissipée,  le  capitaine  eût  beau 
fouiller  l’horizon  de  sa  longue  vue  marine,  le 
Plum-Cake  avait  disparu... 

Il  monta  lui-même  au  sommet  du  grand  mât 
afin  d’élargir  le  champ  de  son  horizon , il 
n’aperçut  rien. 

Nous  comprîmes  tous  alors  ce  qui  s’était 
passé  ( Marques  d’attention  dans  l'auditoire; 
chut,  chut,  écoulez). 

— Le  Plum-Cake  nous  avait  aperçu,  et  il 
avait  accéléré  sa  marche,  tenant  à garder  son 
avance. 

— Forcez  les  feux  ! cria  le  capitaine  dans  le 
porte-voix  de  la  machinerie. 

Le  huitième  jour,  le  capitaine,  qui  ne  ces- 
sait d’inspecter  l’horizon  avec  sa  longue-vue 
marine,  poussa  un  cri  de  joie  ; il  venait  d’aper- 
cevoir le  Plum-Cake,  et  peu  à peu,  vers  la  fin 
de  la  journée  il  put  se  convaincre  qu’il  le 
gagnait  de  vitesse. 

— Nous  devons  le  dépasser  dans  24  heures, 
dit-il  au  capitaine  Pamphile  qui  se  tenait  auprès 
de  lui,  sur  la  dunette,  autrement  la  ligne  P.  O.  M. 
est  enfoncée,  nous  le  dépasserons  ! 

Comme  pour  répondre  à cette  affirmation,  le 
Plum-Cake  hissa  au  sommet  de  son  grand  mât 
le  pavillon  anglais. 

— C’est  compris,  dit  le  capitaine,  nous  ver- 
rons bien,  mais  voici  le  vent  qui  tourne  au 
quart  N.  O. , il  saisit  son  porte-voix  et  commanda  : 
><  Toutes  voiles  dehors!  » 


En  un  clin  d’œil  le  navire  se  couvrit  de  toiles. 

Le  Plum-Cake , qui  marchait  également  à la 
vapeur  et  à la  voile,  répéta  la  même  manœuvre 
et  sous  l’impulsion  du  vent  et  de  la  vapeur  les 
deux  navires  filaient  avec  une  rapidité  vertigi- 
neuse; malgré  tout,  le  Plum-Cake  semblait 
maintenir  ses  distances. 

— Larguez  les  ris  ! commanda  notre  capitaine. 

— Sapristoche  ! s’écria  le  capitaine  Pam- 
phile, nous  allons  couler,  nous  embarquons. 

En  effet,  le  vent  qui  avait  maintenant  plus 
de  prise  sur  les  voiles  par  suite  de  cette 
manœuvre  inclinait  le  navire  à bâbord  d’une 
façon  inquiétante. 

— A votre  avis,  marchons-nous  plus  vite? 
demanda  le  capitaine. 

— Sans  doute,  capitaine,  mais  si  nous 
coulons  ? 

Les  yeux  toujours  fixés  sur  I e Plum-Cake,  lo 
capitaine  ne  répondit  pas.  Tout  à coup  le 
matelot  de  vigie  cria  : « Terre!  » 

— Dans  trois  heures  nous  serons  au  Cap,  dit 
le  capitaine,  c’est  maintenant  qu’il  faut  lutter 
et  qu’il  faut  vaincre  et  il  cria  dans  le  porte- 
voix  : « Forcez  les  feux,  chargez  les  soupapes!  » 

Sans  doute  le  capitaine  anglais  venait  d’exé- 
cuter la  même  manœuvre,  il  avait  crié  dans 
son  porte-voix  : « Forcez  les  feux,  chargez  les 
soupapes!  » 

Cependant  le  Triomphant  gagnait  peu  à peu, 
il  était  sur  le  point  de  rejoindre  le  Plmn-Cake 
lorsque  celui-ci  sembla  animé  d’une  nouvelle 
vitesse  et  on  entendit  distinctement  les  hip! 
hip!  hurrah!  poussés  par  l’équipage. 

Dans  le  porte-voix  le  capitaine  demanda  : 

— Vous  avez  le  maximum? 

— Oui,  capitaine. 

— Les  soupapes  sont  chargées? 

— Oui,  capitaine. 

— Pouvez-vous  encore  augmenter? 

— Oui,  capitaine,  mais  nous  pouvons  sauter. 

— Eh  bien,  sautons  ! cria  le  capitaine. 

— Faites  pas  ça!  exclama  le  D’  Poupardin, 
non,  non,  préfère  arriver  Cap  en  retard. 

L’ordre  d’augmenter  fut  exécuté,  car  le 
Triomphant,  une  heure  après,  en  vue  du  Cap, 
dépassait  le  Plum-Cake,  le  drapeau  tricolore 
fièrement  déployé  à son  grand  mât  (cris  de 
Vive  la  France!)  et  l’équipage  enthousiasmé 
par  cette  victoire,  grisépar  cette  lutte  de  vitesse, 
allait  crier  : Vivela  France  ! lorsqu'une  explosion 
se  fit  entendre  (ah!  ah!);  c’était  le  navire... 
anglais  qui  sautait,  ses  chaudières  venaient  de 
faire  explosion. 


1 Voir  lo  n®  381  du  Petit  Français  illustré,  p.  332. 


UNE  HISTOIRE  DE  SAUVAGE 


339 


Afin  de  se  porter  au  secours  des  naufragés, 
notre  capitaine  fit  stopper  et  commanda 
machine  arrière  ; cet  ordre  venait  à peine  d’être 
exécuté  qu’une  explosion  épouvantable  me 
projeta  à plus  de  cinquante  mètres  (oh!  oh!)  de 
hauteur.  Les  chaudières  n’avaient  pu  résister 
à l'épouvantable  pression,  leurs  parois  avaient 
cédé,  à notre  tour  nous  avions 
sauté  ! 

« Après  le  formidable  plongeon 
que  je  fis  en  tombant  dans  la  mer 
d'une  hauteur  de  cinquante  mètres, 
vous  pouvez  supposer,  chers  Bar- 
bissoustes,  que  j’étais  à bout  do 
souffle  et  j’allais  disparaître  pour 
toujours  dans  l’élément  liquide,  je 
battais  l'air  des  mains,  je  coulais, 
lorsque  je  rencontrai  à ma  portée 
un  objet  qui  surnageait;  je  le  sai- 
sis, il  me  maintint  à la  surface, 
et  lorsque  aveuglé  par  l’eau  je 
pus  enfin  ouvrir  les  yeux,  je  re- 
connus, ô stupéfaction!  que  je 
m’étais  cramponné  au  cou  de  la 
reine  de  Madagascar. 

Et  j’aperçus  dansant  sur  les 
vagues,  car  la  masse  de  plomb  qui 
assurait  leur  stabilité  sur  terre  les 
maintenait  verticalement  dans 
l’eau  à moitié  immergés,  tous 
les  personnages  en  cire  du 
musée  Pompéius  qui  se  fai- 
saient vis-à-vis  dans  un  qua- 
drille des  plus  fantastiques  : le 
féroce  roi  Bebanzin  s’inclinait 
et  se  redressait  devant  M"*  Sa- 
rah  Bernbard  qui  lui  rendait 
ses  saluts,etje  vis,  ô surprise! 
la  plupart  des  naufragés  du 
Triomphant,  sans  le  moindre 
souci  de  l'étiquette,  crampon- 
nés au  cou  de  ces  augustes 
personnages  ; je  reconnus  notre 
capitaine,  le  capitaine  Pam- 
phile, M*  Pituitt;  mistress  Pituitt  serrait  dans 
ses  bras  un  fidèle  Brandebourgeois  et  miss 
Arabella  embrassait  un  cabécère  ! le  Dr  Pou- 
pardin  devait  son  salut  à la  reine  d’Angle- 
terre. 

Vous  concevez  bien  que,  malgré  le  plaisir 
que  nous  devions  éprouver  à nous  trouver  en 
d’aussi  bons  termes  avec  ces  illustres  person- 
nages, nous  ne  pouvions  rester  indéfiniment 
dans  cette  situation  critique.  Je  vis  avec  satis- 
faction les  deux  capitaines  et  plusieurs  matelots 
se  diriger  vers  des  épaves  du  navire,  ils  réus- 
sirent après  bien  des  efforts  et  avec  l’habileté 
de  « vieux  loups  de  mer  » à construire  un 
radeau  sur  lequel  nous  pûmes  tous  trouver 
place,  quelques  tonneaux  de  harengs  salés 


furent  recueillis  par  mesure  de  précaution,  tous 
les  principaux  personnages  du  musée  Pompéius 
auxquels  la  plupart  d’entre  nous  devaient  la  vie 
furent  repêchés,  sauf  un  seul  : le  Président  de 
la  République  française.  (Cris  dans  l'auditoire, 
tumulte.) 

— Té,  il  sp  retrouvera!  s’écria  le  président 


Lf  navire  anglais  venait  do  sauter. 

Barigoule  en  agitant  sa  cloche...,  continue 
Marius. 

— Je  crois  vous  avoir  dit  que  nous  étions  en 
vue  du  Cap,  nous  pouvions  donc  légitimement 
espérer  qu'un  navire  nous  apercevrait  et  vien- 
drait à notre  aide;  il  me  tardait  pour  ma  part, 
après  tous  ces  naufrages,  de  fouler  le  plancher 
des  vaches  que  je  n'aurais  jamais  dû  quitter. 
Mais  je  n’avais  pas  encore  épuisé  la  coupe 
d’amertume. 

Vers  les  quatre  heures  du  soir,  alors  que 
notre  radeau  flottait  sur  une  mer  calme  et 
que  nous  interrogions  anxieusement  l'horizon, 
notre  capitaine  désigna  du  doigt  un  nuage  noir 
encore  très  éloigné  qui  faisait  tache  sur  le 
ciel  bleu  et  il  s’écria  : c’est  un  cyclone,  il  se 


340 


I.E  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


dirige  de  notre  côté,  nous  sommes  perdus  ! 

Le  cyclone,  qui  est  un  phénomène  atmosphé- 
rique particulier  à ces  régions,  s’avançait  vers 
nous,  le  nuage  noir  grossissait  à vue  d'œil,  une 
large  tache  d’encre  semblait  s’étendre  sur  le 
•■iel,  bientôt  l’ouragan  éclata  avec  une  violence 
inouïe,  la  mer  semblait  comme  aspirée  par  les 
nuages,  des  trombes  d’eau  s’élevaient  çà  et  là, 
en  tournoyant  au  milieu  du  fracas  du  tonnerre 
et  de  la  lueur  aveuglante  des  éclairs,  une  pluie 
torrentielle  se  mit  à tomber,  elle  nous  permit 
du  moins  d’étancher  notre  soif. 

Lorsque  le  cyclone  fut  passé  et  que  l'ho- 
rizon se  fut  éclairci,  ce  fut  en  vain  que  nous 
cherchâmes  la  terre  du  regard,  nous  avions  été 
rejetés  en  pleine  mer,  loin  des  côtes  du  Cap, 
nous  étions  perdus  dans  l’immensité  sur  un 
frêle  radeau;  de  toutes  parts  s’étendaient  le  ciel 
sans  fin  et  la  mer  immense! 

Du  moins  nous  eûmes  la  joie  de  constater 
qu’aucun  des  nôtres  n’avait  été  victime  de  la 
tornade,  nous  étions  au  complet,  sauf  cepen- 
dant quelques  personnages  du  musée  Pompéius  : 
M.  le  Président  de  la  République,  l’infortuné 
M.  Pasteur,  un  fidèle  Brandebourgeois,  deux 
eabécères  et  la  reine  de  Madagascar  avaient  été 
emportés  par  les  vagues  ; Behanzin  avait  perdu 
sa  pipe,  et,  sur  le  radeau,  le  propriétaire  du 
Musée  des  célébrités  contemporaines,  le  signor 
Pompéius  se  désolait,  s’arrachait  les  cheveux, 
•prenait  le  ciel  à témoin  de  ses  malheurs  et 
répétait  sans  cesse  : « Santa  Madona,  ze  souis  per- 
dou,  ze  souis  rouiné!  «alors  le  capitaine Dubec 
impatienté  lui  fit  observer  flegmatiquement 
que  c'était  un  petit  malheur.  — Oune  petit 
malhour!  gémissait  le  signor  Pompéius,  ma 
fortoune  perdoue! 

Nous  avions  bien  des  chances  de  servir 
de  nourriture  aux  requins  de  ces  parages, 
car  nous  avions  été  jetés  par  la  tempête  en 
dehors  de  la  route  suivie  par  les  navires  ; déjà 
des  bandes  de  requins  rôdaient  autour  du 
radeau,  un  fidèle  Brandebourgeois  qui  s’était 
laissé  choir  dans  l'onde  amère  fut  happé  par 
un  de  ces  voraces  animaux;  il  ne  restait  plus 
qu'un  seul  fidèle  Brandebourgeois  au  service 
de  l’empereur  d'Allemagne  qui  gisait  sur  les 
planches  du  radeau  dans  son  uniforme  de  hus- 
sard jaune;  hélas!  les  vicissitudes  éprouvées 
par  l’infortuné  souverain  avaient  réduit  ce 
brillant  uniforme  en  un  piteux  état. 

Ah!  je  me  souviendrai  de  ces  jours  d’épou- 
vantables angoisses!  Si  vous  me  voyez  vieilli 
avant  l’âge  (oh!  oh!)  c’est  la  preuve  convaincante 
des  souffrances  endurées.  Comment  pourrais-je 
vous  les  retracer  ? quelle  langue  pourra  jamais 
redire  ce  que  peuvent  endurer  sur  un  radeau 
pendant  huit  longues  et  mortelles  journées 
d’infortunés  naufragés,  sans  espoir,  sans  eau, 
sans  vivres?  Fallait-il  compter  pour  quelque  1 


chose  ces  barils  de  harengs  salés  qui  devaient 
au  contraire  augmenter  notre  soif?  (Cris  : non! 
non  !). 

Le  carnet  d'un  naufragé.  — Huit  jours 
sur  un  radeau.  — Horribles  détails. 

Voici  mon  journal.  J’ai  eu  le  courage  chaque 
jour  de  consigner  mes  observations  sur  mon 
carnet  et  je  les  ai  ensuite  complétées  d'après 
mes  souvenirs;  je  vous  les  livre  dans  toute 
leur  éloquente  et  navrante  simplicité  : 

Premier  jour.  — La  nuit  a été  mauvaise,  la 
mer  encore  agitée  secoue  fortement  notre 
radeau  dont  les  planches  semblent  à chaque 
instant  sur  le  point  de  se  disjoindre  ; je  renonce 
à garder  mon  équilibre,  je  me  couche  et  j'em- 
brasse une  poutre,  personne  ne  dort. 

4 heures  1/2,  malin.  — L’aurore  aux  doigts 
de  rose  vient  entr’ouvrir  les  portes  de  l’orient, 
bientôt  le  disque  du  soleil  s’élève  lentement 
sur  la  ligne  de  l’horizon,  il  fera  chaud  à midi. 
Un  mousse,  monté  sur  un  tonneau  de  harengs 
salés  ne  cesse  de  faire  des  signaux  avec  le 
mouchoir  à carreaux  du  D'  Poüpardin.  Serons- 
nous  aperçus?  Le  capitaine  Dubec  fait  dresser 
un  mât  et  le  capitaine  Pamphile  offre  sa  cein- 
ture bleue  qui  flottera  à l'extrémité.  Le  capi- 
taine Dubec  fait  observer  que  la  couleur  rouge 
ou  blanche  se  voit  mieux.  M'  Pituitt  a une 
ceinture  rouge,  il  refuse  de  la  prêter  : « elle  était 
à moâ!»  — Naturellement,  répond  le  capitaine 
Dubec,  mais  prêtez  pour  signal.  Nouveau  refus. 
Le  Dr  Poüpardin  devient  rouge  comme  un 
homard  cuit  et  entre  dans  une  fureur  épouvan- 
table, il  s'écrie  : « Eh  bien!  moi,  je  prête  ma 
chemise  »,  et  il  se  met  en  devoir  de  se  désha- 
biller. La  famille  Pituitt  pousse  des  cris  de  paon 
et,  pour  éviter  ce  scandaje  sur  un  radeau, 
M'  Pituitt  consent  enfin  à prêter  sa  ceinture 
rouge  qui  est  incontinent  fixée  à l’extrémité 
du  mât. 

9 heures.  — Le  soleil  commence  à chauffer... 
si  nous  ne  sommes  promptement  secourus, 
qu’allons-nous  devenir?  la  met  est  calme... 
heureusement  ! 

10  heures.  — Quel  soleil  ! Le  crâne  chauve  du 
Dr  Poüpardin  prend  des  teintes  rose-carmin. 

11  heures. — La  reine  Victoria  commence  à 
fondre,  le  signor  Pompéius,  au  désespoir,  ne 
cesse  de  l’arroser  d’eau  de  mer;  le  gros  Bis- 
marck manifeste  également  des  velléités  de 
fondaison,  on  ne  sait  trop  ce  qui  se  passe  sous 
sa  cuirasse;  Sarali  Bernhard  ne  fond  pas  et 
pour  cause,  Behanzin  est  habitué  au  soleil, 
cela  se  voit,  il  ne  bronche  pas,  mal3  il  parait 
inconsolable  de  la  perte  de  sa  pipe,  il  a tou- 
jours la  main  étendue  comme  s’il  la  tenait 
encore. 

Midi.  — Quel  soleil!  Sarah  Bernhard  coin- 


UNE  HISTOIRE  DE  SAUVAGE' 


nience  à fondre  ! Le  signor  Pompéius,  haletant, 
va  fondre  comme  ses  personnages;  il  s'arrête 
pris  d'une  idée  géniale  et  les  amarre  à l'extré- 
mité du  radeau  constamment  baignée  par  l'eau. 
Comme  cela  ils  seront  au  frais  et  pourront  peut- 
être  se  conserver,  mais,  hélas  ! leurs  costumes 
sont  dans  un  triste  état,  le  roulis  leur  imprime 
des  postures  et  des  attitudes  étranges  pou 
conformes  à leur  dignité.  L'empereur  Guil- 
laume II  se  cogne 
le  nez  contre  le  dos 
de  Sarali  Bernhard 
et  la  reine  Victoria 
se  laisse  embrasser 
par  l’horrible  Bo- 
lianzin;  le  D'  Pou- 
pardin  assis  sur 
une  poutre  contem- 
ple ce  spectacle 
avec  une  douce  phi- 
losophie et  fait  des 
réflexions  sur  la 
vanité  des  choses 
humaines,  on  l'en- 
tend monologuer  : 

« La  gloire  ! fumée, 
vapeur , souffle, 
rien. ..empereurs, 
rois...  poussière  .. 
néant...  » 

Mais  sapristi  ! 
quelle  chaleur! 

Une  heure.—  Quel 
soleil  ! Il  devient 
intolérable.. . Nous 
ne  savons  où  nous 
mettre,  le  D'  Pou- 
pardin  arrose  de 
temps  à autre  son 
crâne  chauve,  qui 
semble  à chaque 
instant  sur  le  point  d’éclater.  Un  cri  se  fait 
entendre  :«  J’ai  soif!...»  Qui  donc  a crié  ainsi? 
C’est  le  D’  Poupardin.  Parbleu,  nous  avons 
tous  soif!  nous  mourons  tous  de  soif...  Et 
rien  ne  se  montre  à l'horizon,  toujours  la  mer 
immense  et  le  ciel  sans  fin,  qu' allons-nous 
devenir  ! 

3 heures.  — J'ai  soif  et  je  ne  pense  qu'à  cela  : 
j’ai  beau  sucer  ma  langue  je  ne  ressens  aucun 
soulagement,  le  corps  à besoin  d’eau  et  je  me 
souviens  qu’un  savant  en  a fixé  la  quantité, 
mais  quel  soleil!  j’ai  la  cervelle  en  ébullition. 

» heures.  — Le  soleil  qui,  à midi,  nous  tapait 
sur  la  tête,  nous  prend  maintenant  de  flanc,  de 
quelque  côté  que  je  me  retourne,  je  suis 
rôti. 

l heures.  — Enfin  ce  diable  de  soleil  se  pré- 
pare à se  coucher,  il  était  temps;  qu'il  reste 
donc  an  lit  le  plus  longtemps  possible,  et 


même  s'il  voulait  bien  ne  pas  se  lever  demain 
matin  quel  plaisir  il  nous  ferait! 

A la  soif  viennent  maintenant  se  joindre 
les  tortures  de  la  faim,  Le  capitaine  Dubec 
fait  connaître  que  les  vivres  se  composent  uni- 
quement d’un  baril  de  harengs  salés;  un  hareng 
sera  distribué  par  jour  et  par  personne.  La  dis- 
tribution commence,  chacun  reçoit  son  hareng 
salé,  on  entend  bientôt  des  cris  : A boire  ! àboire  ! 

9 heures.  — - Les 
voiles  de  la  nuit 
s’étendent  sur  la 
mer  immense,  le 
capitaine  Pamphile 
s’écrie  : « Un  si- 
gnal de  nuit;  il 
nous  faut  un  si- 
gnal de  nuit,  brû- 
lons les  célébrités 
contemporaines...» 
Le  signor  Pom- 
péius proteste  et 
recommence  ses 
jérémiades  : « Ze 
souis  rouiné  !... 
Ma  fortoune  per- 
doue...  » On  ne  l'é- 
coute pas.  Brûlons 
Bismarck.  Le  chan- 
celier de  fer  est 
saisi,  débarrassé  de 
sa  cuirasse  et  de 
ses  bottes  ! Quelles 
bottes!  Le  D'  Pou- 
pardin avec  une 
joie  féroce  lui  perce 
un  trou  dans  la 
tête,  y introduit  un 
cordage,  il  brûle, 
on  le  hisse  et  on  le 
ficèleausommetdu 
mit.  Cette  lueur  attirera-t-elle  l’attention  d'un 
navire?  Bismarck  serait-il  capable  de  nous 
sauver  la  vie?  Nous  en  doutons.  Quelle  odeur 
insupportable  répand  ce  Bismarck,  une  odeur 
de  cadavre,  il  brûle  en  grésillant.  Fumée  noire 
et  épaisse.  J’essaie  de  dormir,  impossible,  cette 
odeur  nauséabonde  me  soulève  le  cœur.  Le 
D’  Poupardin  se  lance  dans  une  dissertation 
de  philosophie  internationale,  elle  se  termine 
par  cette  conclusion  : peuples...  cornichons! 

Deuxième  jour  : 5 heures.  — Le  soleil  vient 
d'apparaître,  préparons-nous  encore  à endurer 
les  plus  horribles  souffrances.  Nous  en  sommes 
réduits  à souhaiter  un  cyclone,  une  tempête, 
pourvu  qu’il  pleuve.  La  journée  se  passé  sans 
incident,  nous  sommes  torturés  par  la  soif,  je 
mâche  rna  langue  qui  me  semble  un  morceau 
de  caoutchouc  durci, 

(A  suivre).  g,  p, 


11  brûle  ficelé  an  sommet  du  mit. 


342 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


Le  jeune  Lawrence  esquissant  un  portrait  dans  le  cabaret  paternel. 


Un  portraitiste  anglais. 


Le  célèbre  peintre  Thomas  Lawrence  naquit 
à Bristol  en  1769.  Son  père,  qui  avait  fait  un 
peu  tous  les  métiers,  y compris  celui  de 
comédien , finit  par  s’établir  cabaretier  à 
Oxford. 

C'est  là,  dans  le  eabaret  paternel,  que  le 
jeune  Thomas  manifesta,  dès  l’âge  de  six  ans, 
d'extraordinaires  aptitudes  artistiques,  et  en 
particulier,  un  goût  très  marqué  pour  le  por- 
trait. Tantôt  il  déclamait  des  vers  tragiques, 
tantôt  il  esquissait  la  silhouette  des  clients  ou 
des  voisins  qui  fréquentaient  l’établissement 
de  son  père;  dès  lors,  dit  la  légende,  il  mon- 
trait une  prédilection  pour  les  portraits  de 
femmes  élégantes  et  parées. 

Cependant  il  se  crut  tout  d’abord  destiné  au 
théâtre,  et  s’engagea  dans  une  troupe  de  comé- 
diens; mais  il  n’y  réussit  guère,  partit  pour 
Londres  et  revint  à ses  crayons.  Le  célèbre 
peintre  Reynolds,  alors  à l’apogée  de  sa  répu- 
tation, lui  donna  des  leçons,  et  bientôt  la  vogue  | 
de  l’élève  en  vint  presque  , à dépasser  celle  du 
maître.  L’aristocratie  se  pressait  dans  l’atelier 
de  Lawrence  : les  belles  dames  avaient  enfin 
trouvé  le  portraitiste  de  leurs  rêves,  celui  qui  [ 
sait  ce  qu’une  toilette  de  haut  goût  et  bien  ! 


| portée,  un  chapeau  hardi,  peuvent  ajouter  da 
saveur  et  de  grâce  à une  effigie  féminine. 

Bientôt  les  commandes  affluèrent,  et  les 
honneurs  par  surcroît.  Lawrence,  à la  mort  de 
Reynolds,  fut  nommé  premier  peintre  du  roi. 
C’est  à cette  époque  qu’il  portraitura  un  grand 
nombre  de  femmes  du  monde,  la  plupart  célè- 
bres par  leur  beauté  ; d'ailleurs  tout  ce  que 
l'Angleterre  comptait  d’illustre  à cette  époque, 
hommes  d’titat,  savants,  poètes,  reçut  du 
pinceau  de  Lawrence  une  nouvelle  et  somp- 
tueuse vie.  Ses  portraits  de  jeunes  mères 
parées  et  embellies  de  la  présence  de  leurs 
enfants,  sont  surtout  célèbres,  et,  parmi  ceux- 
là,  il  n’en  est  pas  qui  caractérise  mieux  la 
manière  du  peintre  que  celui  dont  nous  don- 
nons ci-contre  une  belle  reproduction  : le 
portrait  de  la  comtesse  Gower  et  de  sa  fille. 

Thomas  Lawrence  fut  en  somme  un  grand 
artiste,  malgré  bien  des  faiblesses  et  des 
lacunes  qu’il  sut  dissimuler  sous  de  brillantes 
qualités.  S’il  n'eut  pas  le  sens  de  la  pure 
simplicité,  il  eut  celui  de  la  grâce  et  de  l’élé- 
gance fastueuses  présentées  dans  un  milieu 
bien  adapté  et  non  sans  un  certain  éclat 
harmonieux.  B. 


mt 


DN  P0HTHAIT1STE  ANGLAIS 


m 


Portrait  de  la  comtesse  Gower  et  de  sa  fille,  d après  Lawrence. 


344 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


L’ambulancière  de  Madagascar  suite)1. 


Certes  les  uniformes  manquaient  un  peu  de,  I 
brillant,  mais  la  tenue  de  campagne,  sensible- 
ment défraîchie,  des  hommes  qui  défilèrent 
devant  le  Général  en  chef  avait  bien  son  élo- 
quence. L’allure  crâne  de  nos  troupiers,  auxquels 
leur  barbe  de  trois  mois  et  leur  visage  hâlé  don- 
naient l’air  de  vieux  soldats,  faisai  t plaisir  à voir. 
Malgré  l’absence  à peu  près  complète  de  la 
musique  (celle  du  200'  avait  dû  être  dissoute, 
la  plupart  des  musiciens  étant  anémiés  par  la 
fièvre;  et  celle  du  40‘  bataillon  de  Chasseurs 
à pied  étant  à Tsarasoatra  avec  le  bataillon),  le 
défilé,  sonné  uniquement  par  les  clairons  du 
régiment  d’artillerie,  n’en  marcha  pas  moins 
très  bien.  Avec  leur  blouse  de  toile  bise  et  leurs 
grandes  guêtres  bleues,  les  Tirailleurs  s’avan- 
cèrent dans  un  ordre  parfait  ; la  tenue  des  Chas- 
seurs d’Afrique  étaitégalement  superbe.  Le  défilé 
des  pièces  de  montagne  à dos  de  mulet,  et  celui 
du  train  avec  les  bêtes  tenues  en  bride  par 
les  agiles  et  robustes  conducteurs  sénégalais 
— ceux  de  tous  les  coolies  qui  résistent  le 
mieux  et  font  le  meilleur  service  — furent  très 
curieux  ù voir. 

Le  déjeuner  qui  suivit  la  revue  des  troupes  fut 
d’autant  plus  gai  qu’eu  l’honneur  de  la  solen- 
nité du  jour  l’ordinaire  avait  été  relevé  par  des 
distributions  supplémentaires  devin  et  de  café. 

Après  la  sieste  de  rigueur,  les  hommes  se 
répandirent  dans  le  camp  pour  prendre  leur  part 
des  réjouissances  variées  qu'avait  organisées 
l’ingéniosité  du  lieutenant-colonel,  faisant  fonc- 
tion de  commandant  de  place,  et  de  quelques 
autres  officiers..  Il  y eut  d'abord  une  « pêche 
miraculeuse  » à la  dynamite  dans  un  petit  lac 
tout  voisin  de  la  maison  Suberbie;  malgré  son 
titre  affriolant,  cette  pêche  fut  plutôt  maigre, 
de  l’aveu  général;  mais  les  hautes  gerbes  d’eau 
soulevées  par  les  cartouches  de  dynamite 
eurent  beaucoup  de  succès;  un  des  officiers 
de  l’État-major  général  en  tira  plusieurs  cli- 
chés. Luis  ce  furent  des  courses  do  mulets 
montés  par  des  Somalis  et  des  Kabyles,  des 
fantasias  d’allure  fantastique,  un  jeu  de  bagues 
installé  dans  la  grande  rue  de  Suberbieville. 
c’est-à-dire  dans  la  belle  et  large  route  qui 
traverse  la  petite  ville.  Ce  dernier  « numéro  » 
fut  particulièrement  réussi;  les  Chasseurs 
d’Afrique  y trouvèrent  l’occasion  de  prouver 
leur  adresse  de  cavaliers  et  la  vitesse  de  leurs 
montures.  Plus  loin,  en  face  du  quartier-  | 
général,  un  jeu  de  tonneau  avait  été  installé,  t 
mais  un  jeu  de  tonneau  qui  n’avait  rien  de 
commun  avec  ceux  qui  font  le  plus  bel  ortie-  I 


ment  des  « bouclions  » de  la  banlieue  pari- 
sienne; il  s’agissait  ici  d’un  barillet  rempli 
d'eau  et  suspendu  à une  potence,  au-dessous 
duquel  il  fallait  passer  au  galop  d'un  mulet  en 
évitant  de  le  renverser  sur  son  dos  ; bien  peu 
s’en  tirèrent  sans  une  forte  douche,  aux  joyeux 
éclats  de  rire  de  la  galerie. 

Pour  clôturer  la  fête,  le  Général  en  chef  donna 
le  soir  une  grande  réception  en  plein  air,  sous 
la  voûte  d'un  ciel  magnifiquement  étoilé  et, 
après  un  petit  speech  patriotique  prononcé 
d’une  voix  vibrante,  but  un  verre  de  punch  à la 
France  et  au  Président  de  la  République. 

Cette  journée,  où,  suivant  la  formule  consa- 
crée, la  plus  grande  gaîté  n’avait  pas  cessé  de 
régner  un  seul  moment,  fit  assurément  davan- 
tage pour  remonter  le  moral  des  troupes  et 
chasser  les  fièvres  que  toutes  les  pilules  de 
quinine. 

Le  lendemain,  àla première  heure,  le  général 
Metzinger  inaugurait  sa  troisième  étoile  en 
allant  reprendre  sa  marche  sur  Andriba,  où  il 
comptait  arriver  avant  le  l,r  août. 

Une  lettre  d’Henri. 

A Suberbieville,  le  capitaine  Gaulard  avait 
retrouvé  Henri  Berthier,  toujours  attaché  au 
service  des  renseignements  de  la  t"  brigade  ; et 
tous  deux  avaient  pu  causer  longuement  de 
Maevasamba,  de  Marguerite  et  de  cet  original 
d’oncle  Daniel,  le  plus  grognon  des  hommes  et 
le  meilleur  à la  fois. 

Vers  la  fin  de  juillet  le  général  Voyron, 
commandant  la  2‘  brigade  du  corps  expédition- 
naire, la  brigade  de  marine,  y arrivait  pour 
prendre  le  service  d’avant-garde  avec  ses  mar- 
souins, plus  âgés  et  plus  solides  que  les  lignards 
et  les  Chasseurs  à pied  de  la  I"  brigade,  et  par 
suite  bien  moins  éprouvés  par  la  fièvre  et  la 
dysenterie.  Il  était  certain  que  les  troupes  du 
général  Metzinger  n’en  pouvaient  plus;  épui- 
sées par  les  fatigues  des  travaux  de  la  route 
qu’on  n’aurait  jamais  dû  faire  exécuter  à des 
européens,  et  par  les  stationnements  prolongés 
dans  des  régions  marécageuses,  elles  n’avaient 
eu  pour  se  refaire  qu’une  alimentation  insuffi- 
sante et  peu  variée,  et,  pour  se  remettre  des 
marches  forcées  sous  un  soleil  de  plomb,  que 
des  nuits  sans  sommeil  dans  des  tentes  où  la 
chaleur  n’était  guère  moins  suffocante.  La 
2*  brigade  au  contraire  avait  beaucoup  moins 
souffert  ; elle  formait  une  troupe  superbe.  Son 
chef,  le  général  Voyron,  un  des  plus  jeunes 


i.  \ oir  le  n"  331  du  Petit  Français  illustré,  p.  326. 


L'AMBULANCIÈRE  DE  MADAGASCAR 


345 


généraux  de  l'armée,  avait  fait  toute  sa  carrière 
dans  l'Infanterie  de  marine  en  Cochinchine,  à la 
Nouvelle-Calédonie,  au  Tonkin;  très  actif,  très 
vigoureux,  très  alerte,  il  avait  en  plus  un  don 
aussi  précieux  que  rare,  celui  de  se  faire  aimer 
du  soldat. 

Le  Général  en  chef  l'attendait,  disait-on,  pour 
attaquer  la  dernière  partie  de  la  marelie  sur 
Tananarive.  Le  bruit  commençait  en  effet  à 
courir  que,  renonçant  à pousser  la  route  plus 
loin  qu’Andriba,  le  général  Duehesne  allait 
concentrer  sur  ce  point  de  grands  approvision- 
nements en  vivres  et  en  matériel,  et  organiser 
une  colonne  légère  avec  les  éléments  les  plus 
vigoureux  et  les  plus  résistants,  pour  franchir 
sans  arrêt  prolongé  les  cent  quarante  cinq  kilo- 
mètres qui  séparent  Andriba  de  la  capitale  hova. 
Ce  petit  corps  d’armée,  auquel  serait  réservé 
l'honneur  de  planter  le  drapeau  de  la  France  au 
cœur  de  l'Imérina,  compterait  de  trois  mille 
cinq  cents  à quatre  mille  hommes,  forces  très 
suffisantes  pour  faire  face  aux  masses  plus  ou 
moins  bien  armées  que  le  gouvernement  mal- 
gache tenait  rassemblées,  dit-on,  aux  environs 
de  Tananarive.  Au  surplus,  la  contrée  à travers 
laquelle  la  colonne  aurait  à se  mouvoir  était 
salubre,  et  ne  réservait  pas  à nos  soldats  les 
mêmes  fatigues  ni  les  mêmes  dangers  que  les 
régions  traversées  depuis  Majunga. 

En  attendant,  le  mouvement  sur  Andriba  sc 
prononçait  de  plus  en  plus.  Le  9 août,  la  brigade 
d'avant-garde  arrivait  en  vue  de  Soavinan- 
dnana,  où  le  général  Duehesne  la  rejoignait 
le  21. 

Deux  camps  hovas  considérables,  sous  le 
commandement  de  deux  généraux,  Rainitavy 
et  Rainianjalabi,  défendaient  les  abords  d'An- 
driba,  assemblage  de  petits  villages  situés  sur 
un  pic  très  élevé.  Le  22,  dès  le  lendemain  de 
l'arrivée  du  Général  en  chef,  par  une  nuit  très 
noire,  les  deux  camps  étaient  enlevés,  et  l'armée 
malgache  se  défilait  avec  une  telle  précipitation 
qu'elle  abandonnait  sur  place  vivres  et  muni- 
tions, armes,  filanzanes,  effets  de  campement, 
malles  et  cantines  des  officiers,  ainsi  que  les 
quelques  canons  sans  affût  qu'on  avait  réussi 
non  sans  peine  à hisser  sur  les  flancs  du  morne 
d’Andriba.  Entraînés  dans  la  fuite  de  leurs 
soldats,  les  chefs  durent  se  sauver  à pied,  à 
peine  vêtus. 

« Lorsque  le  jour  se  fit,  raconta  un  prisonnier 
fait  le  jour  suivant,  nous  avons  regardé  de 
loin  nos  ennemis  et  nous  nous  sommes  aperçus 
avec  étonnement  qu’ils  étaient  peu  nombreux, 
peut-être  230;  mais  il  n’était  plus  temps  de 
revenir  sur  nos  pas.» 

Des  deux  généraux  hovas,  l'un,  Rainitavy, 
qui  avait  déjà  reçu  une  balle  dans  l’épaule  au 
cours  d'un  précédent  combat,  disparut  au 
milieu  de  la  bagarre  sans  qu’on  ait  pu  savoir 


ce  qu'il  était  devenu  ; quant  à Rainianjalahi, 
on  assure  qu'il  réussit  à gagner  Kinahy. 

Andriba,  évacuée  précipitamment  à la  suite 
de  cette  affaire,  fut  immédiatement  occupée. 
Cette  position,  très  forte  naturellement,  com- 
mande la  plaine  et  donne  la  clef  des  plateaux 
qui  s'étagent  jusqu'aux  plaines  de  l'Imérina. 
Déjà,  en  raison  même  de  l'altitude,  la  tempé- 
rature devient  plus  clémente  et  l'air  plus  sain. 
Désormais  les  troupes  allaient  avoir  beaucoup 
moins  à souffrir. 

Henri  Berthier,  par  sa 
situation  particulière  à 
l’état-major  do  la  bri- 


rr 


Les  Ilo-as  ri  a ont  évacué  leur  camp. 


gade  d'avant-garde,  se  trouvait  à même  d'être 
informé  des  premiers  de  ce  qui  se  préparait; 
il  aurait  donc  pu  en  aviser  aisément  son 
oncle  et  sa  sœur  Marguerite,  si  les  commu- 
nications n’avaient  pas  été  si  difficiles.  Plu- 
sieurs fois,  cependant,  il  avait  eu  l’occasion 
de  faire  passer  à Maevasamba  des  lettres 
où  il  rassurait  les  siens  sur  sa  propre  santé. 
Quant  à celles  de  Marguerite  et  de  l’oncle 
Daniel,  il  en  avait  reçu  un  certain  nombre,  bien 
que  fort  irrégulièrement;  c'est  ainsi  qu’il  avait 
appris  depuis  longtemps  la  création  de  l’ambu- 
lance, puis  la  maladie  et  la  guérison  de  son 
ami  Georges  Gaulard.  En  rejoignant  son  poste, 
d’ailleurs,  le  Capitaine  lui  avait  raconté  en 
grands  détails  et  avec  une  reconnaissance 
attendrie  les  soins  admirables  que  lui  avait 
prodigués  Marguerite. 

— Elle  m'a  sauvé  la  vie  tout  bonnement!  lui 
avait-il  dit.  Il  n’y  a pas  de  médecin,  d'infirmier, 
de  garde,  qui  aurait  passé  des  nuits  comme  elle 


346 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


à veiller  à mon  chevet  et  à m’empêcher,  dans 
les  moments  de  crise  'aiguë,  de  me  jeter  la 
tête  contre  les  murs  de  ma  chambre.  Et  avec 
quelle  patience,  quelle  ténacité  elle  me  forçait 
à avaler,  malgré  ma  répugnance  invincible, 
quelques  cuillerées  de  lait  ou  de  viande  crue 
hachée!  Ce  n'est  pas  une  fois,  c’est  dix  fois, 
c’est  vingt  fois  que  je  serais  mort  sans  elle, 
sans  ses  soins  de  tous  les  instants! 

A la  suite  de  l’occupation  d’Andriba,  un  jeune 
lieutenant  attaché  également  à l’État-major  du 
Général  ayant  été  envoyé  à Marovoay  auprès 
du  colonel  Pâlie,  chargé  du  service  des  étapes, 
Henri  profita  de  la  circonstance  pour  faire 
parvenir  à sa  sœur  une  lettre  où,  entre  autres 
nouvelles,  il  lui  annonçait  ce  qu’il  avait  appris 
le  matin  même,  à savoir  que  Ramasombazaha, 
l’odieux  et  grotesque  gouverneur  du  Bouéni.  le 
vaincu  de  Marovoay  et  de  Mevatanana,  l’homme 
enfin  qui  avait  été  l’inspirateur  de  l’assassinat 
de  leur  père,  venait  d’être  exécuté  lui-même  à 
Tananarive  par  ordre  du  Premier  Ministre. 
Après  la  prise  de  Marovoay,  le  triste  sire, 
exaspéré  de  sa  défaite  et  redoutant,  non  sans 
quelque  raison,  le  courroux  de  Rainilaïarivony, 
avait  cru  très  malin  de  rejeter  toute  la  respon- 
sabilité des  événements  sur  quelques  subal- 
ternes, qu’il  avait  fait  décapiter  sans  autre 
forme  de  procès  et  dont  il  avait  envoyé  les 
têtes  à Tananarive.  Mais  cet  ingénieux  strata- 
gème n’avait  pas  eu  tout  le  succès  qu’il  en 
espérait.  Quelques  jours  précisément  avant  l’oc- 
cupation d’Andriba  par  nos  troupes,  il  était 
encore  tranquillement  A la  tête  de  ses  hommes 
lorsqu'il  avait  reçu  la  visite  de  quatre  tsimondoas 
— courriers  royaux  — envoyés  par  le  Premier 
Ministre  pour  s’emparer  de  sa  personne  et 
l’emmener  à Tananarive.  Accusé  d’avoir  livré 
Marovoay  presque  sans  combat  et  d’avoir  pris 
lâchement  la  fuite,  au  lieu  de  s'ensevelir  sous 
les  ruines  de  la  place  après  avoir  mis  le  feu  aux 
maisous,  aux  munitions  et  aux  approvision- 
nements, comme  il  en  avait  reçu  l’ordre,  Son 
Excellence  Ramasombazaha,  14"  honneur.  Gou- 
verneur général  du  Bouéni,  Général  en  chef  des 
armées  de  la  reine,  avait  été  condamné  comme 
traître  à être  brûlé  vif;  et  immédiatement  après 
la  proclamation  do  la  sentence  son  exécution 
avait  eu  lieu  dans  un  des  faubourgs  de  Tana- 
narive. 

« Voilà  donc,  continuait  Henri,  le  véritable 
assassin  de  notre  père  châtié  comme  il  méri- 
tait de  l’être.  Malgré  l’atrocité  de  son  supplice, 
je  ne  me  sens  aucune  pitié  pour  lui;  j'aurais 
volontiers  porté  mon  fagot  au  bûcher  sur  lequel 
il  a péri.  Bien  que  je  n’aie  été  pour  rien  dans 
cette  trop  juste  expiation  du  plus  abominable 
des  crimes,  je  me  sens  un  gros  poids  de  moins 
sur  la  poitrine,  et  maintenant  seulement  je  vais 
pouvoir  me  consacrer  à mon  service,  le  cœur 


complètement  libre  de  toute  préoccupation. 
Depuis  la  disparition  de  Ramasombazaha,  nous 
avons  déjà  usé  deux  autres  généraux,  Rainitavi 
et  Rainianjalahy.  Voilà  qu’on  parle  maintenant 
d’un  nouveau  Général  en  chef,  nommé  Rainian- 
janoro,  un  simple  tsiarondaly—  esclave  de  la 
couronne  — , ce  qui  ne  l'empêche  pas  d’être 
12' honneur;  on  le  dit  intelligent  et  énergique, 
et  on  ajoute  qu’il  jouit  d’un  grand  ascendant 
sur  ses  troupes;  nous  verrons  bien;  quand 
même  il  aurait  personnellement  quelques 
qualités  de  commandement,  je  le  défie  de 
donner  un  peu  de  cohésion  à l’armée  liova, 
recrutée  à la  hâte  parmi  do  pauvres  diables 
plus  faits  pour  manier  la  bêche  que  le  fusil  à 
tir  rapide.  Jusqu'à  présent  nous  en  sommes 
encore  à attendre  l’occasion  de  prendre  un 
contact  sérieux  avec  ces  singuliers  soldats  qui 
n'ont  d’autre  préoccupation  que  de  ne  pas  être 
coupés  de  leur  ligne  de  retraite.  Nos  hommes 
sont  enragés  de  ne  jamais  pouvoir  se  venger 
sur  la  peau  jaune  de  ces  Hovas,  qui  fuient  sans 
cesse  devanteux,  de  toutes  les  souffrances  qu’ils 
ont  endurées.  Le  matin,  quand  les  clairons 
sonnent  le  boute-selle,  ils  croient  toujours  qu’ils 
vont  aller  au  feu  et  ce  sont  des  cris  de  joie  : 
« A Tananarive!  à Tananarive!  » Que  ne  pour- 
rait-on entreprendre  avec  de  tels  soldats!  Et 
quel  malheur  d’être  obligé  de  les  laisser  se 
consumer  dans  l’inaction  ! 

On  assure  que  c’est  à Babay  que  nos  soldais 
se  mesureront  avec  l’armée  régulière  de  Rana- 
valo,  laquelle  armée  comprendrait  dix  mille 
hommes.  Ces  dix  mille  hommes,  Rainilaïari- 
vony les  encadrerait  de  tous  les  Hovas  en  état 
de  porter  les  armes,  dans  l’espérance  que  la 
vue  seule  de  ces  masses  profondes  suffirait 
pour  jeter  l’épouvante  au  cœur  de  nos  braves 
troupiers.  M’est  avis  que  le  cher  homme  se  fait 
encore  de  grosses  illusions,  s’il  se  flatte  de  nous 
empêcher  d’entrer  à Tananarive  avec  cette 
horde  de  va-nu-pieds  armés  de  fusils  à pierre 
et  de  sagaies. 

Quant  à l'état  sanitaire  de  notre  avant-garde, 
il  s’améliore  sensiblement,  à mesure  que  nous 
approchons  des  hautes  régions.  Pendant  le 
jour,  le  soleil  est  encore  très  dur,  mais  les 
nuits  sont  fraîches,  trop  fraîches  plutôt  ; tentes, 
couvertures,  vêtements,  tout  est  insuffisant  à 
certaines  heures  pour  empêcher  l’humidité  de 
percer  jusqu’à  l'épiderme;  de  sorte  que  l’on 
se  surprend  à souhaiter  impatiemment  le 
retour  de  ce  soleil  qu’on  a tant  maudit  pendant 
le  jour,  pour  réchauffer  doucement  ses  rotules 
trempées  et  ses  épaules  endolories.  En  somme, 
nos  meilleurs  moments  sont  de  sept  heures  à 
neuf  heures  le  matin,  et  le  soir  de  quatre 
heures  et  demie  à six. 

A.  B. 

(A  suiore). 


Camember  trouve  plus  malin  que  lui. 


Endrez  ' Mossicu  Camempre  î Endrez  donc.  Chustcmcnt 

je  pensais  à fous  ! 

— A moi?  Comment'  Mamzclle  Victoire,  le  sapeur,  il  serait 
assez  heureux  pour  réciproque  de  pensées  à l'égard  do  votre 
îudividu  séraphique-sc-et  péremptoire. 


— A propos,  sauf  vot’ respect,  permettez,  Mamzclle  Victoire, 
que  je  vous  insinue,  à l'occasion  du  nouvel  an,  l’expression  itérative 
do  mes  sentiments  respectifs  dont  auquel  j ai  ecloi  d’étro  le  vôtre. 
Manuelle  Victoire. 


— Foilà  l'objet,  Mossicu  Camempre,  che  ne  feux  pas 
vousfaire  lanquir.  Oufrcz  ! Mossicu  Camempre,  oufrez,  chc 
fuels  prie. 


— Mais.  Manuelle  Victoire,  vous  avez  dit  que  ça  se  fumait? 

— Eli  pion!  un  saucisson,  tans  mon  pays,  ça  se  fume... 
tans  la  cheminée 


— Mossicu  Camempre,  chc  feux  reconnaître  fotre  amabilité. 
Che  feux  fous  vaire  une  bédîde  surbrise.  . Définez  guoi  ' 

— Bon  ' se  dit  Camember,  c’est  ma  pipe  ' mais  soyons  malin. 
(Haut)  Je  parie  que  c'est  une  boite  de  tripoli, 


— Non  t Mossicu  Camempre,  c'est  quéque  chose  qui  se 
fume 

— Ah  Mamzclle  Victoire,  mamzclle  Victoire,  j’ai  comme 
une  idée  que  vous  avez  fait  des  folies  ! 


343 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


L,’anaruille  et  les  petits  pois.  — On  sait 
qu’il  n’est  pas  rare  de  rencontrer  des  anguilles 
dans  les  prairies  bordant  les  coui  s d eau  ; mqis  des 
anguilles  mettant  à mal  un  plant  de  petits  pois, 
le  fait  n’est  pas  commun , bien  qu’il  soit 
authentique  : , , 

Sur  les  bords  de  l’Ornam,  dans  la  Meuse,  a 
150  mètres  de  la  rivière,  un  agriculteur  avait 
planté  des  carrés  de  petits  pois.  Ils  mûrirent  a 
souhait,  mais,  dès  lors,  chaque  jour  on  trouva  des 
cosses  coupées  comme  à l’emporte-pièce,  rongées, 

vidées. 

Ce  braconnage  avait  lieu  pendant  les  nuits 
pluvieuses.  On  accusa  les  mulots,  on  empoisonna 

quelques  innocents  campagnols.  Les  déprédations 
continuèrent,  jusqu’au  jour,  ou  plutôt,  jusqu  a la 
nuit  pendant  laquelle  un  garde  vigilant  vit 
serpenter  dans  les  carrés  de  pois,  une  dizaine 
d’anguilles  de  belle  venue. 

On  les  prit  sans  douie  et  sans  doute  aussi  on 
les  mangea;  mais  n’insistons  pas  sur  ce  point, 
car  le  fait  de  pêcher  la  nuit  des  anguilles  dans  des 
carrés  de.  petits  pois  pourrait  déconcerter  la 
jurisprudence. 


I^cs  arbre»  et  la  foudre.  — Cette  ques- 
tion, dont  nous  nous  sommes  déjà  plusieurs  fois 
occupés,  vient  d’être  remise  en  actualité  par  de 
graves  accidents  survenus  au  cours  d orages 
récents. 

On  sait  que  certaines  essences  lorestières,  pour 
des  raisons  encore  mal  déterminées,  sont  frappées 
parla  foudre  infiniment  plus  que  d’autres.  D apres 
des  statistiques  portant  sur  une  période  de  onze 
années  dans  un  territoire  forestier  d Allemagne, 
la  foudre  a frappé  56  chênes,  20  sapins,  .1  ou  4 
pins  et  pas  un  seul  hêtre,  alors  qu  il  y avait 
1 hêtres  sur  10  arbres  exposés  à 1 orage.  C est  donc 
le  chêne,  le  bon  quercus  robur,  qui  détient, 
comme  on  dit,  le  record  de  la  fulguration.  11 
convient  aussi  de  ne  pas  abuser  du  sapin,  ainsi 
que  le  montre  cette  statistique. 


Le»  couleur»  et  lu  végétation.  De 

curieuses  expériences  relatives  a l'influence  des 
différentes  couleurs  du  prisme  sur  la  végétation 


il  résulte  que  des  fruits,  des  plantes  (même  de 
celles  dites  sensitives)  exposés  aux  rayons  biens 
pendant  plusieurs  mois  n’ont  subi  aucune  modi 
tication.  Mais  au  contraire,  exposés  aux  rayons 
rouges,  les  fruits  ont  mûri  prématurément,  et 
certaines  tiges  sont  devenues  quatre  lois  plus 
hautes  qu’à  la  lumière  ordinaire. 

* 

* * 

Les  clous  et  le  plâtre.  — A qui  n est-il 
pas  arrivé  de  pester  devant  l’impossibilité  de  faire 
tenir  solidement  un  clou  dans  du  plâtre?  bien  de 
plus  simple  pourtant  : il  suffit  de  bien  mouillei 
le  clou  avant  de  l’enfoncer;  la  rouille  determme 
une  forte  adhérence. 

* 

* * 

Examen  de  musique.  — Monsieur  Babylas, 
veuillez  me  citer  un  instrument  à cordes. 

— Les  cloches,  Monsieur. 

* 

* * 

Perplexité.  --  Guibollard  est  malade.  Je 
suis  bien  embarrassé,  nous  dit-il.  J ai  eu  le  toit 
de  consulter  deux  spécialistes  : l’un  m’envoie  a 
Pau  pour  une  maladie  de  foie  et  1 autre  à Foix 
pour  une  maladie  de  peau. 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Devinette.  — Quels  sont  les  trois  personnages 
imaginaires  ou  historiques  qui,  à eux  trois,  font 
six  ? 


Langue  française.  — Quel  est  le  genre 
des  mots  : Épigramme.  — Métagramme.  — 
Anagramme? 

* 

* * 

Géoft-ropliie.  Comment  feriez-vous  pour 
aller  de  Paris  a Versailles  sans  entrer  dans  le 
département  de  Seine-et-Oise? 

* * 

Problème  aimiNant. — Former  le  nombre 
9990  par  l’addition  des  huit  premiers  nombres  : 
1, 2,  3,  4,  3,  6,  7,  8. 


REPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMERO  3S1- 
1.  Question  géographique. 

7,a  république  do  Saint-Morin,  enclavée  dans  le  royaume 
d'Italîo,  au  nord  de  la  province  d’Ombrie. 

IL  Question  historique. 

On  appelait  passe-volants  des  hommes  recrutés  n’importe  où 
et  qui  no  figuraient  dans  les  compagnies  que  les  jours  de 
revue,  il  en  résultait  qu’une  compagnie,  pour  laquelle  le  roi 
..avait  en  réalité  la  solde  do  soixante  hommes,  risquait  de  ri  en 
comprendre  que  quarante.  Cette  fraude  très  grave  fut . sévére 
ment  réprimée  par  Louvois.li..  1667,  le  passe-volant  éta.t  puni 
de  mort;  en  1676,  on  se  contentait  do  lui  couper  le  nez. 

III.  Question  de  physique. 

Le  principe  général  qui  préside  aux  lois  do  l'ébullition  des 
liquides  est  celui-ci  : Tout  liquide  entre  en  ébullition  nu  moment 


où  la  tension  de  sa  vapeur  égale  ta  pression  qu'il  supporte.  Ainsi, 
l’eau  bout  à la  température'  de  100»  lorsque  la  pression  atmo- 
sphérique est  égale  à û“,760m».  Or,  comme  la  pression  atmo- 
sphérique diminuo  à mesure  qu’on  s'élève,  il  en  résulte  que 
sur  les  hautes  montagnes,  l’eau  entre  en  ébullition  avant 
d'avoir  atteint  la  température  de  100°.  Sur  le  mont  Blanc,  par 
exemple,  l’eau  bout  à 81  degrés. 

IV.  Problème  des  contraires. 

Les  contraires  des  mots  indiqués  sont  : 

Quiétude  — union  — insensé  — travail  — ruine  oubli 
paresse  - ennui  - maladie -bon-rapide -am.cal-sap.de 
— subtil  — espérance  - mort  - assuré  - loué  — ému  - 
ln[J!,g0  — raido  - élevé  — immense  — naturel  - taciturne. 

Dont  les  initiales  donnent  le  proverbe  de  cinq  mots  . 

Qui  trop  embrasse  mal  étreint. 


Le  Gérant  ■ Mauricr  TMIDIKU. 


Tonie  demande  de  changement  d'adresse  doit  être  accompagnée 


de  l’une  des  de,m«-e,  bandes  et  de  50  centimes  en  tnabt-es-posU. 


8e  année.  — N°  383. 


40  centimes. 


27  juin  1896. 


LE 


Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DLS  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L'AltdNNBHIÎNT  • UN  AN, 

SIX  FRANCS 

Armand  COLIN  & C“.  éditeurs 

ÉTRANGER  Tir.  — PARAIT  CHAQUE  SA1IEC' 

l'iin  ilu  l«r  «le  cinn|u<.‘ 

note. 

5.  rue  «le  Mézièrcs.  Paris 

Tous  droits  réservés. 

L Ambulancière  de  Madagascar  — La  Revue  du  14  juillet,  à Subcrbicvdie. 


350 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


L’ambulancière  de  Madagascar  (Suite)'. 


Personnellement  je  continue  A me  défendre 
énergiquement  contre  la  fièvre,  qui  ne  laisse 
pas  que  d’exercer  encore  quelques  ravages 
autour  de  moi.  Avec  force  tasses  de  thé, 
quelques  bonnes  pilules  de  chlorhydrate  de 
quinine  tous  les  matins  et  de  temps  en  temps 
un  petit  vomitif,  ou  même  un  petit  purgatif 
on  s'en  tire  encore.  Mais  tout  le  monde,  mal- 
heureusement, n’est  pas  aussi  raisonnable. 
Il  ne  manque  pas  de  camarades  qui  déclarent 
que  c'est  encore  moins  ennuyeux  d'être  malade 
que  de  se  soigner:  quand  ils  se  sentent  pinces, 
ils  se  couchent  et  attendent  patiemment  la  fin 
de  l'accès,  après  quoi  ils  vont  se  promener. 
Mais,  pour  traiter  la  fièvre  de  cette  façon  cava- 
lière, il  faut  avoir  le  cœur  bien  accroché  et  ne 
pas  se  laisser  anémier. 

Heureusement.,  le  moral  est  toujours  solide, 
d'autant  plus  que  la  phase  la  plus  mauvaise 
de  la  campagne,  celle  du  stationnement,  est 
passée.  Rien  de  décourageant  en  effet,  rien 
qui  pousse  plus  à l'affalement  que  cette  inaction 
exaspérante  où  trop  longtemps  on  a dû  nous 
laisser.  Jamais  une  alerte,  jamais  une  occasion 
de  décharger  son  fusil,  sinon  sur  les  caïmans 
iiui  pullulent  dans  le  Betsiboka  et  ses  affluents; 
il  y avait  de  quoi  perdre  patience  et  les  offi- 
ciers de  tout  grade  devaient  se  donner  un  mal 
du  diable  pour  remonter  le  moral  de  leurs 
hommes.  Il  ne  faut  pas  oublier  toutefois  que 
quelque  regrettables  qu'aient  été  ces  arrêts 
prolongés  à Majunga,  à Marovoay,  A Suberbio- 
villo  et  ;\  Andriba,  ils  étaient  absolument 
forcés,  attendu  qu'en  se  retirant  les  Hovas 
brûlent  derrière  eux  les  villages,  détruisent  les 
récoltes,  enlèvent  les  bœufs  et  tout  ce  qui 
pourrait  servir  à l'alimentation  de  nos  soldats; 
le  service  des  subsistances  ne  devait  donc 
compter  désormais  que  sur  les  ressources 
tirées  de  Suberbieville  et  de  Majunga;  et,  en 
s'avançant  autrement  qu’avec  une  extrême  pru- 
dence, on  pouvait  s’exposer  à manquer  de  tout. 

C'est  égal,  nous  ne  serons  pas  fichés  quand 
nous  serons  arrivés.  Vous  aussi  vous  devez 
commencer  à trouver  que  la  solution  se  fait 
bien  attendre;  et  encore  vous,  vous  pouvez 
vous  rendre  compte  des  obstacles  qui  nous 
barrent  le  chemin.  Mais  en  France,  à Paris, 
on  ne  doit  rien  comprendre  aux  lenteurs  do 
notre  marche  en  avant;  on  doit  s’inquiéter, 
s’impatienter,  s'emporter  même.  Je  les  entends 
d’ici,  ces  stratégistes  en  chambre,  fulminer, 
en  arpentant  le  boulevard,  un  bon  cigare  à la 
bouche,  contre  cotte  expédition  qui  n’aboutit 
point.  Comme  on  voit  bien  qu’ils  ne  connaissent 


pas  le  pays!  Ils  se  figurent  évidemment  qu'il 
n’y  a qu’A  avancer,  d'étape  en  étape,  sur  une 
route  toute  tracée,  pavée  même  peut-être.  Je 
voudrais  les  voir  un  jour  seulement  se  débrouil- 
ler avec  nous.  Enfin,  espérons  qu’une  fois  que 
nous  serons  à Tananarive,  ils  daigneront  re- 
connaître qu’après  tout  cette  rude  campagne 
ne  laissait  pas  d’offrir  quelques  difficultés. 

Mais  ne  parlons  plus  de  cela.  Si  seulement 
notre  ordinaire  était  un  peu  moins  uniforme, 
nous  prendrions  mieux  notre  parti  d’être  injus- 
tement jugés  dans  les  cabinets  de  rédaction 
des  journaux  de  la  métropole.  Le  bœuf  sous 
toutes  les  formes,  voilà  le  fond  de  notre  cui- 
sine. Chaque  soir  on  nous  sert  un  pot-au-feu, 
où  la  julienne  sèche  joue  le  rôle  du  chou  et 
des  navets  absents  ; ou  bien  un  aloyau  entouré 
j de  riz.  Et  le  lendemain,  ça  recommence.  Certes 
le  bœuf  est  une  viande  excellente  ; à la  longue 
cependant  il  devient  fastidieux;  nous  vendrions 
notre  part  de  paradis  pour  un  gigot  de  mouton 
aux  haricots  ; mais  c’est  seulement  lorsque  nous 
serons  au  cœur  de  lTmerina  que  nous  aurons 
du  mouton.  En  attendant,  c'est  à qui  s'ingé- 
niera pour  varier  un  peu  notre  éternel  menu. 
Nous  en  venons  à regretter  les  mercanlis,  qui 
nous  ont  si  cruellement  écorchés  pourtant 
dans  le  Bouéni.  Quand  je  pense  qu’à  Marovoay 
un  de  ces  estimables  industriels  qui  se  disait  de 
Marseille,  mais  qui  était  plutôt  Grec,  à moins 
qu’il  ne  fût  Croate,  nous  faisait  payer  cinq 
francs  un  paquet  de  tabac  de  dix  sous,  et  quatre 
francs  cinquante  un  litre  de  vin  qui  valait 
soixante-quinze  centimes  à Majunga!  De  loin 
en  loin  des  Sakalaves,  plus  ou  moins  suspects 
de  maraudage,  nous  apportent  des  bananes, 
des  canards,  voire  des  tortues  de  l’ikopa  qu’ils 
cherchent  à nous  vendre  le  plus  cher  possible, 
deux  francs  cinquante  à quatre  francs,  suivant 
leur  taille  qui  varie  entre  quarante  et  cinquante 
centimètres.  Mais  nous  sommes  bien  trop  heu- 
reux de  couper  par  une  légère  variante  la  déso- 
lante monotonie  de  notre  popote  pour  nous 
montrer  difficiles  sur  la  provenance  des  denrées 
susdites,  ni  sur  leur  prix.  C’est  égal,  m’est  avis 
qu’au  retour  la  cuisine  de  Maevasamba  me 
paraîtra  joliment  savoureuse. 

Allons!  il  faut  que  je  te  quitte!  A bientôt 
maintenant,  ma  chère  Marguerite;  donne-moi 
de  vos  nouvelles  à tous  le  plus  souvent  pos- 
sible; embrasse  mon  cher  oncle;  une  bonne 
poignée  de  main  au  docteur. 

Je  t’embrasse. 

Ton  frère, 

Henri. 


I.  Voir  le  n®  382  du  Petit  Français  illustre,  p.  3’ti-. 


L’AMBULANCIÈRE  DE  MADAGASCAR 


351 


P -S.  Georges  Gaulard,  sachant  que  je  t’écris 
ce  matin,  me  charge  de  te  présenter,  ainsi  qu'A 
mon  oncle  et  au  docteur,  ses  affectueux  et 
reconnaissants  souvenirs,  et  de  te  dire  qu'il  se 
porte  admirablement  ; pas  la  moindre  petite 
rechute,  pas  le  plus  léger  accès;  et  cependant 
il  ne  se  ménage  guère.  Il  paraît  que  tu  l’as  joli- 
ment retapé  et  que  tu  es  la  perle  des  infir- 
mières! C’est  à donner  envie  d'attraper  quel- 
que bonne  fièvre  ou  quelque  jolie  dysenterie 
pour  aller  se  faire  soigner  par  toi.  Malgré  tout, 
si  tu  le  permets,  je  me  dispenserai  de  taire 
connaissance  avec  ces  vilaines  maladies,  la  plaie 
de  Madagascar  et  la  terreur  du  pauvre  soldai  ! 

Le  premier  mort  de  Marguerite. 

Depuis  que  le  capitaine  Gaulard  avait  quitté 
Maevasamba,  le  personnel  des  hospitalisés  de 
l’ambulance  avait  été  presque  entièrement 
renouvelé.  Cette  fois,  loin  de  refuser  au  vieux 
Daniel  de  nouveaux  pensionnaires,  on  lui  en 
avait  donné  autant  qu'il  en  avait  voulu,  d’au- 
tant plus  volontiers  que  lui-même  se  chargeait 
de  venir  les  chercher  à Majunga  et  de  les  y 
reconduire  après  leur  guérison  complète,  le 
tout  à ses  frais.  L'ambulance  avait,  d'ailleurs, 
fait  ses  preuves;  pas  un  décès  n'était  venu 
attrister  les  braves  cœurs  qui  la  dirigeaient;  et. 
d’autre  part,  1 encombrement  des  malades  et 
des  indisponibles  ne  faisait  que  croître  do 
jour  en  jour  à Majunga,  malgré  les  rapa- 
triements qui  presque  chaque  semaine  empor- 
taient des  chargements  entiers  de  fiévreux  et 
d'anémiés. 

C’était  le  corps  du  génie  qui  fournissait  le 
plus  fort  contingent  à ce  lamentable  stock  de 
malades.  Le  corps  du  génie  méritera  une  page 
spéciale  dans  l'histoire  de  la  campagne;  le 
lieutenant-colonel  Marmier,  ses  officiers  et  ses 
soldats,  ont  fait  plus  que  leur  devoir,  jamais 
on  aura  assez  d'éloges  et,  espérons-le,  assez 
de  récompenses,  pour  la  somme  d'efforts  et 
de  dévouement  dépensée  par  ces  braves  gens 
au  détriment  de  leur  santé  et  de  leur  vie.  Leur 
œuvre  est  une  œuvre  de  géant.  Sans  parler  de 
tous  les  ponceaux  construits  sur  la  route,  des 
roches  qu’ils  ont  fait  sauter,  de  la  brousse  qu'ils 
ont  déblayée,  des  marais  qu’ils  ont  comblés, 
des  pistes  qu’ils  ont  élargies,  des  montagnes  de 
terre  et  de  détritus  de  végétaux  en  fermenta- 
tion qu'ils  ont  remués,  il  faut  citer  à part  leurs 
trois  principaux  travaux,  qui  sont  tout  simple- 
ment des  merveilles  d’habileté  pratique  et 
d'indomptable  ténacité  : le  pont  de  Marovoay, 
celui  d’Ambato  et  surtout  celui  du  confluent  du 
Betsiboka  et  de  l'Ikopa. 

Le  pont  de  bois  de  Marovoay,  d'une  solidité 
à toute  épreuve,  est  un  pont  de  chevalets 
combiné  avec  des  pieux  dans  sa  partie  médiane. 


Il  a soixante-sept  mètres  cinquante  de  long,  et 
sa  construction  présentait  d'autant  plus  de 
difficulté  que  la  marée  marne  de  quatre  mètres 
sur  la  rivière  de  Marovoay.  Pour  enfoncer  les 
pieux,  le  « mouton  » étant  tombé  à l’eau  anté- 
rieurement pendant  l'échouage  d'un  chaland, 
on  employa  un  moyen  original;  on  disposa  une 
plaque  de  fer  horizontalement  sur  la  tête  des 
pieux  plantés  légèrement,  et  sur  cette  plaque 
on  fit  détoner  de  la  mélinite,  dont  le  choc 
enfonça  les  pieux  très 


Construction  d'un  pont  sur  la  Betsiboka. 


Canoro,  a cent  vingt  mètres  de  long.  Détruit 
malgré  sa  bonne  exécution  par  un  accident,  il 
fut  refait  avec  une  entière  solidité. 

Mais  l'œuvre  maîtresse  du  Génie  au  cours  de 
cette  campagne,  c’est  le  pont  jeté  un  peu- au- 
dessus  du  confluent  du  Betsiboka  et  de  l’Ikopa, 
et  qui  n’a  pas  moins  de  trois  cent  soixante-sept 
mètres  de  long.  On  essaya  d'abord  du  système 
des  chevalets,  mais  le  fond  étant  d'un  sable 
extrêmement  fluide,  on  dut  l'abandonner.  «Nous 
posions  un  chevalet  avant  d'aller  manger  la 
soupe,  — racontait  un  des  rares  soldats  qui  aient 
travaillé  à cette  étonnante  construction  sans  en 
rapporter  au  moins  la  fièvre,  — et  quand  nous 
revenions,  plus  de  chevalet  ! Les  sables  avaient 
tout  avalé.  Il  fallait  alors  passer  des  heures  dans 
l'eau  jusqu’aux  aisselles  pour  enfoncer  les 
pieux  à force,  bravant  les  rhumatismes,  sans 
parler  des  caïmans  très  nombreux  dans  ces 


332 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


pavages;  et  trois  cent  soixante-sept  mètres, 
vous  savez,  c'est  long!  » Depuis  1809,  les  annales 
militaires  n’avaient  rien  enregistré  de  compa- 
rable à l’établissement  de  ce  pont.  Tous  les 
jours,  le  nombre  des  travailleurs  diminuait; 
les  autres  serraient  les  rangs  et,  se  raidissant 
contre  la  fièvre  et  la  souffrance,  continuaient 
l’oeuvre  entreprise.  On  vit  des  lieutenants  et 
des  capitaines  empoigner  la  scie  et  le  mar- 
teau pour  suppléer  aux  soldats  terrassés  par 
la  maladie,  aider  au  transport  et  à la  pose  des 
matériaux  de  construction,  et  faire  en  même 
temps  œuvre  d’ingénieurs  et  d’ouvriers  : ce 
simple  fait  ne  montre-t-il  pas  éloquemment 
quelle  solidarité  existait  entre  tous  les  vail- 
lants hommes  de  ce  corps  d’élite?  Quand  la 
besogne  fut  terminée,  les  survivants,  dont  le 
nombre  était  considérablement  réduit,  ramas- 


sèrent leurs  outils  et  repartirent  en  avant, 
prêts  à de  nouveaux  travaux,  à de  nouvelles 
épreuves  ; et,  comme  le  lieutenant-colonel  Mar- 
mier,  un  peu  ému,  leur  disait  adieu,  avec  ces 
simples  mots  : « Allez!  mes  enfants,  et  bon 
courage  ! — Merci,  mon  colonel,  on  en  aura  ! » 
répondit  d’une  seule  voix  cette  poignée  de  héros. 

11  y a un  proverbe  qui  dit  : « Remuer  le  sol 
des  régions  intertropicales,  c’est  y creuser  sa 
tombe.  » Or  jamais,  de  mémoire  d’homme, 
soldats  n’avaient  remué  autant  de  terre  sous 
les  tropiques.  Cependant  la  triste  parole  ne 
s’est  point  vérifiée  au  pied  de  la  lettre,  en  ce 
qui  concerne  ces  vaillants  soldats  du  génie  ; 
bon  nombre,  fort  heureusement,  en  ont  été 
quittes  pour  fournir  un  contingent  respectable 
aux  fiévreux  recueillis  par  les  hôpitaux 
installés  à Ambato,  à Ankaboka,  et  à Majunga 
même. 

L’ambulance  de  Maevasamba  reçut  une 
dizaine  de  ces  modestes  héros,  et  l’on  pense  de 
quels  soins  ils  furent  l’objet  dès  leur  arrivée. 

Quelques  hommes  du  200‘  furent  également 
confiés  au  vieux  Daniel  et,  parmi  eux,  un  soldat 


nommé  Nicole  qui  avait  servi  d’ordonnance  au 
colonel  Gillon.  11  était  déjà  avec  le  malheureux 
officier  au  49»,  à Bayonne,  et  quand  celui-ci 
avait  été  désigné  pour  commander  et  organiser 
le  200»,  il  avait  emmené  son  ordonnance.  A 
Lyon,  à Marseille,  pendant  la  traversée,  et  enfin 
à Madagascar,  Nicole  n’avait  point  quitté  son 
colonel,  et  c’était  lui  qui  l’avait  veillé  et  assisté 
jusqu'au  dernier  moment. 

Ce  brave  garçon,  assez  gravement  atteint 
lui-même,  était  devenu  bien  vite  le  Benjamin 
de  Marguerite.  Très  doux,  très  timide,  avec  des 
yeux  bleus  et  un  soupçon  de  moustache  blonde, 
il  semblait  honteux  des  attentions  vigilantes  et 
délicates  dont  il  était  entouré;  jamais  une 
plainte,  jamais  un  mouvement  d’impatience  ne 
lui  échappaient;  il  fallait  lui  arracher  les  mots 
un  à un  pour  le  forcer  à avouer  qu’il  souffrait, 
qu’il  avait  passé  une  mauvaise  nuit,  qu’il  mou- 
rait de  soif,  etc.  Marguerite  parvint  cependant 
à apprivoiser  la  discrétion  presque  farouche 
du  pauvre  Nicole  : peu  à peu  il  se  familiarisa 
avec  cette  belle  demoiselle,  qui  de  ses  mains 
blanches  aux  doigts  effilés  lui  tendait  la  tasse 
de  tisane,  ou  remontait  les  couvertures  jusqu'à 
son  menton  ; il  finit  même  par  la  considérer 
comme  une  sorte  de  sœur  aînée,  lui  racontant 
toutes  ses  petites  affaires  : comme  quoi  avant  de 
partir  au  49'  il  était  employé  chez  un  coiffeur  de 
la  rue  Haute,  à Saintes  ; pendant  la  saison  des 
bains,  il  allait  aider  ses  parents  qui  tenaient 
un  petit  établissement  sur  la  plage  du  Bureau, 
près  Royan.  Parfois  il  lui  lisait  les  lettres  de 
« la  vieille  » — comme  il  appelait  sa  mère, 
avec  un  accent  de  tendresse  qui  relevait  la  vul- 
garité du  mot  — de  bonnes  lettres,  pleines 
d’amour  et  de  fautes  d’orthographe,  de  recom- 
mandations touchantes  dans  leur  puérilité,  de 
questions  sur  l’époque  de  son  retour,  etc. 

Après  avoir  traîné  longtemps,  il  paraissait 
en  bonne  voie  de  guérison,  lorsqu’une  compli- 
cation survint  tout  à coup  et  l’emporta  en 
moins  de  vingt-quatre  heures. 

Marguerite  fut  atterrée  par  cette  mort,  la  pre- 
mière qui  avait  lieu  à l’ambulance,  et  d’autant 
plus  qu’elle  était  survenue  inopinément,  traî- 
treusement presque,  au  moment  où  l’on  croyait 
le  pauvre  soldat  tiré  d’affaire.  La  jeune  fille  ne 
le  quitta  pas  d’une  minute  pendant  ses  der- 
nières heures,  écoutant  le  cœur  serré  les 
divagations  du  mourant  qui  n’avait  déjà  plus  sa 
tête  et  racontait  des  histoires  sans  suite  où 
revenaient  son  colonel  ou  ses  camarades,  et 
parfois  aussi  Royan  et  les  villages  des  environs. 
Le  triste  dénoûment  s’étant  produit  au  coucher 
du  soleil,  la  jeune  fille,  après  avoir  fermé  les 
yeux  du  petit  soldat,  voulait  le  veiller  toute  la 
nuit;  il  fallut  que  son  oncle  et  le  D'  Ilugon 
l’emmenassent  presque  de  force. 

(.4  suivre). 


A.  B. 


LA  CHASSE  AU  CROCODILE 


353 


La  chasse  au  crocodile. 


Certains  animaux,  comme  certains  hommes, 
jouissent  d'une  fort  mauvaise  réputation.  Le 
crocodile  est  de  ce  nombre.  Peut-être  mérite-t-il 
la  suspicion  dans  laquelle  on  le  tient;  car  enfin 
les  exemples  ne  sont  pas  rares  de  gens  qui  se 
sont  mal  trouvés  d’un  tête  à tête  avec  l’un  de 
ces  reptiles.  Le  crocodile  du  Haut-Nil,  en  parti- 


se  fera  peut-être  attendre,  un  crocodile  pouvant, 
sans  inconvénient,  rester  plusieurs  mois  sans 
manger. 

Mais  je  devrais,  pour  être  véridique,  mettre 
mes  verbes  à l'imparfait.  Il  est,  en  effet,  par- 
faitement vrai  que  naguère  encore  les  Floridiens 
faisaient  au  caïman  une  guerre  sans  merci. 


culier,  s'est  fait  à cet  égard  une  spécialité  : sa 
manière  à lui  est  de  saisir  et  d'enlraîner  les 
femmes  qui  viennent  puiser  de  l'eau  et  les 
enfants  qui  jouent  sur  les  bords  du  fleuve. 
Voilà  un  pays  où,  si  j'y  vais  jamais,  je  vous 
garantis  que  l'idée  ne  me  viendra  pas  de 
prendre  nn  bain  de  rivière. 

Par  contre,  il  paraît  que  l’alligator  d'Amérique, 
qu'on  nomme  aussi  caïman,  est.  lui,  relative- 
ment bon  enfant.  Je  serais,  pour  ma  part,  assez 
disposé  à le  croire;  car  la  facilité  avec  laquelle 
il  se  laisse  prendre'par  les  indigènes  du  Mexique 
semble  indiquer  qu’il  a vraiment  un  bien  bon 
caractère.  Vous  êtes,  je  suppose,  au  Mexique  et 
vous  vous  promenez  avec  un  ami.  Vous  ren- 
contrez un  caïman  faisant  sa  sieste  au  soleil 
comme  un  bourgeois  qui  digère.  Vous  vous  en 
approchez  sans  bruit.  Vous  sautez  sur  le  dos 
de  l'animal  et  vous  lui  maintenez  solidement 
le  museau  avec  les  mains  pendant  que  votre 
ami,  muni  d'une  corde,  le  musèle  habilement, 
lui  mettant  ainsi  les  mâchoires  sous  scellés. 
Après  quoi,  si  le  cœur  vous  en  dit,  vous 
pouvez  assommer  le  patient,  ou,  si  vous  le 
préférez,  le  laisser  regagner  son  humide 
demeure.  Quelle  que  soit  la  résolution  que  vous 
aurez  adoptée,  le  résultat  définitif  sera  le  même. 
Seulement,  dans  le  deuxième  cas,  ce  résultat 


guerre  d’autant  plus  motivée  que  la  peau  de  ces 
reptiles  se  prête  admirablement  à la  confection 
de  porte-monnaie,  de  portefeuilles,  de  blagues 
à tabac  et  autres  objets  de  maroquinerie  d’une 
vente  avantageuse. 

Or,  grâce  aux  moyens  aussi  efficaces  qu’ori- 
ginaux qu'ils  employaient,  les  Floridiens 
avaient  fini  par  rendre  le  caïman,  et  par  suite 
sa  peau,  tellement  rare  que  la  maroquinerie 
jeta  un  cri  d'alarme.  D'autre  part,  les  caïmans 
ou  alligators  prélevaient  bien  de  temps  à 
autre  un  tribut  sur  les  troupeaux  en  s'emparant 
des  moutonsoudes  clievreauxassezimprudents 
pour  s’approcher  de  leur  gîte;  on  les  accuse 
même  d'avoir  parfois,  comme  le  lion  de  la 
fable,  mangé...  le  berger!. . Mais  ce  n'étaient 
là  que  des  hors-d'œuvre  ; car  la  base  de  leur 
nourriture,  leur  plat  de  résistance,  est  le  rat, 
très  abondant  en  Floride. 

Mais  voilà  que  les  alligators  devenant  clair- 
semés, les  rats  se  mirent  à pulluler  sans 
contrainte,  détruisant  les  récoltes  et  devenant 
une  véritable  calamité  publique.  Les  Floridiens 
se  virent  dans  l'obligation  de  repeupler  leurs 
rivières  de  crocodiles. 

En  Afrique,  les  nègres  s'y  prennent  autre- 
ment.— affaire  de  tempérament!  — L'un  d’eux 
se  place  sur  la  roule  que  doit  suivre  l'animal. 


334 


LE  PETIT  FI'.ANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Celui-ci  s’avance  la  gueule  grande  ouverte, 
montrant  son  formidable  arsenal  dentaire.  Le 
nègre,  impassible,  attend.  Quand  l’ennemi  ost 
à bonne  portée,  l'homme  enfonce  le  plus  loin 
possible  son  bras  dans  la  gueule  du  monstre. 
Celui-ci  s'imagine  naturellement  qu’il  n’a  plus 
qu’à  refermer  les  mâchoires  pour  happer  le 
téméraire.  C’est  ce  qui  ne  manquerait  pas 
d’arriver  si,  en  même  temps  que  son  bras,  le 
nègre  n’avait  pris  la  précaution  d’introduire 
dans  le  gosier  du  crocodile  un  morceau  de  bois 


mangé  pendant  la  période  d'apprentissage,  on 
a des  chances  d’arriver,  par  l’exercice,  à une 
certaine  perfection. 

Il  est  curieux  de  remarquer  qu'au  .Mexique, 
pour  faire  périr  un  crocodile,  on  lui  ferme  la 
bouche,  tandis  que,  sur  les  bords  du  Nil  ou  du 
Zambèze,  on  l’oblige,  dans  le  même  but,  à la 
laisser  ouverte.  Comme  les  habitudes  changent 
avec  la  longitude!! 

Il  y a d'autres  méthodes  employées  pour 
chasser  le  crocodile.  On  le  chasse  au  fusil 


La  chasse  au  caïman  en  Afrique. 


de  fer,  pointu  aux  deux  bouts.  Ce  morceau  de 
bois  étant  placé  verticalement,  on  comprend 
que  le  reptile,  désormais  condamné  au  bâille- 
ment forcé  à perpétuité,  peut  difficilement 
donner  suite  à ses  projets  négricidns.  11  est  vrai 
que  son  supplice  n’est  pas  de  longue  durée  ; 
car,  privé  de  son  arme  offensive,  le  crocodile 
est  vite  tué  d’un  coup  de  couteau  au  défaut  de 
l’épaule,  à moins  que,  solidement  ficelé,  il  ne 
soit  conduit  en  laisse  comme  un  vulgaire  toutou 
jusqu’au  plus  prochain  village  où  il  est  accueilli 
par  d’unanimes  cris  de  joie,  bien  faits  pour 
lui  enlever  ses  dernières  illusions  au  cas  où  il 
lui  en  resterait  encore. 

Triste  retour,  hélas!  des  choses  d’ici-bas!  11 
voulait  manger  le  nègre,  et  c’est  le  nègre  qui 
le  mangera. 

Le  procédé  nègre  est  manifestement  plus 
simple  que  le  procédé  mexicain.  Il  est  aussi 
plus  élégant  ot  moins  brutal.  Quand  on  a du 
coup  d’œil,  du  sang-froid  et  qu'on  n’a  pas  été 


comme  un  lapin.  C'est  ainsi  que  les  Anglais  ont 
réussi  à détruire  presque  complètement  le 
gavial  du  Gange.  Les  nègres  du  Sénégal  procè- 
dent d’une  façon  moins  banale  mais  infiniment 
plus  dangereuse  : ils  plongent  sous  le  crocodile 
endormi  dans  une  sécurité  funeste  et  lui  enfon- 
cent un  couteau  dans  le  ventre.  Les  Indiens 
d'Amérique  le  pêchent  à la  ligne  comme  un 
goujon  avec  un  hameçon  amorcé  d’un  agneau. 
Les  Soudaniens  le  font  tomber  dans  des  fosses 
profondes  traîtreusement  dissimulées  sous  des 
branchages;  mais  le  record  de  l'originalité 
semble  être  détenu  par  les  habitants  de  la 
Floride,  qui  traitent  le  crocodile  comme  un 
vulgaire  rat  etle  prennent  dans  une  souricière. 
C’est  ce  que  représente  notre  grande  gra- 
vure. 

On  voit  que  l’animal,  attiré  par  l’odeur  d’un 
gigot  d’agneau  ou  mieuxdechien  suffisamment 
faisandé,  s’est  pris  dansun  nœud  coulant,  cacbé 
sous  l’eau  à l'unique  entrée  d’une  sorte  de 


LA  CHASSE  AU  CROCODILE 


355 


cirque.  Il  a entraîné  avec  lui  une  traverse  qui,  i Vous  voilà  maintenant  renseignés,  et  si 
engagée  dans  deux  encoches  des  deux  pilotis  ! jamais  vous  vous  trouvez  eu  présence  d'un 
situés  de  part  et  d autre  de  l'entrée,  maintenait  | crocodile,  vous  n'aurez  qu’à  repasser  rapide- 
courbé  un  arbre  d'assez  grandes  dimensions.  | ruent  cet  article  dans  votre  mémoire  afin  de 


Rendu  libre,  l'arbre  forme  ressort  et  se  redresse 
en  serrant  fortement  le  nœud  coulant.  Le 
caïman  se  trouve  pris  et  même  enlevé  par  la 
détente  de  l’arbre,  si  son  poids  le  permet.  En 
tout  cas,  un  lasso,  habilement  lancé  comme 
savent  le  faire  les  Américains,  a vite  fait  d’im- 
mobiliser la  victime. 


chercher  le  moyen  le  plus  pratique  de  vous 
rendre  maître  de  la  grosse  bête,  et  si,  par 
malheur,  le  moyen  que  vous  aurez  choisi  ne 
vous  réussit  pas,  si  vous  êtes  vaincu  dans  la 
lutte,  j’espère  que  vous  serez  assez  aimable 
pour  ne  pas  venir  m'en  faire  des  reproches. 

G.  C. 


356 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Une  histoire  de  sauvage  (Suite) 1 . 


Troisième  jour.  — Ce  matin,  au  petit  jour,  le 
matelot  de  vigie  s’écrie  : « Une  voile  ! » Nous 
sommes  tous  debout,  haletants!  Hélas!  c'est 
un  goéland!  Nous  retombons  dans  un  morne 
accablement. 

Un  vol  dq  goélands  nous  accompagne  et 
tournoie  au-dessus  de  nos  têtes  en  poussant 
des  cris  lugubres , ils  attendent  leur  repas  ! 
Si  parmi  eux  se  trouvaient  quelques  mouettes, 
ce  serait  un  signe  que  la  terre  est  proche,  mais 
ce  sont  des  goélands  de  haute  mer.  Les  requins 
rôdent  autour  du  radeau,  ces  squales  voraces 
semblent  vouloir  nous  taire  admirer  leurs 
talents  en  natation  en  attendant  le  moment,  le 
moment  terrible,  inévitable  où  nous  leur  servi- 
rons de  nourriture!  Si  du  moins  nous  pouvions 
nous  garanlir  des  rayons  de  ce  soleil  qui  nous 
dessèche  la  peau  à tel  point  qu'il  me  semble  la 
sentir  collée  à mes  os...  Tout  à coup  le  capi- 
taine Pamphile  s’écrie  : « Mangeons  du 

requin,  buvons  du  sang  de  requin.  « Belianzin 
est  saisi,  attaché  solidement  à un  cordage, 
.jeté  à la  mer,  il  est  happé  en  un  clin  d’œil. 
Quand  le  monstre  a englouti  sa  proie,  le  cor- 
dage est  amarré  solidement  au  pied  du  mât.  Le 
radeau  oscille  d'une  façon  inquiétante. 

La  perspective  d’apaiser  notre  soif  nous 
donne  des  forces  ; le  squale  est  hissé  sur  les 
planches,  chacun  fait  une  entaille,  suce  le  sang, 
ou  taille  à même  la  chair  encore  palpitante.  Quel 
horrible  festin!...  Notre  soif  semble  apaisée 
pour  quelques  instants. 

Midi.  — Oh!  ce  soleil!  quel  supplice!  Cepen- 
dant, je  ne  sais  pourquoi,  j’ai  maintenant  bon 
espoir.  Je  m’aperçois  que,  ô miracle  ! Sarah- 
Bernhardta  fondu.  Ce  n’est  plus  elle,  c’est  une 
masse  liquide,  gluante  qui  s'étale  sur  le  plan- 
cher du  radeau  mêlée  aux  débris  de  ses  vête- 
ments. Le  signor  Pompéius  est  accablé  de 
désespoir,  il  est  sombre,  immobile.  Les  autres 
personnages  de  son  « mousée  »,  sauf  la  reine 
Victoria,  déjà  fondue,  se  comportent  assez 
bien.  I.a  journée  s’achève  sans  incidents. 

Quatrième  jour.  — La  faim  et  surtout  la  soif 
nous  font  de  nouveau  sentir  leurs  griffes  aiguës, 
les  requins  ont  dévoré  les  restes  informes  de 
leur  camarade.  Nos  courageux  matelots  cher- 
chent à prendre  un  autre  requin.  Un  fidèle 
Brandebourgeois  (le  dernier!),  est  attaché  au 
cordage,  jeté  à la  mer,  aussitôt  happé;  c’est  un 
requin  de  forte  taille,  nous  en  aurons  pour 
plusieurs  jours;  le  cordage  se  tend,  le  radeau 
reçoit  un  choc  formidable,  le  cordage  casse,  et 


la  famille  Pituitt  est  renversée  les  jambes  en 
l’air. 

C’est  notre  unique  cordage.  Nous  n’avons 
plus  d’espoir.  « Mangeons  les  personnages  en 
cire,  s’écrie  le  capitaine  Pamphile.  — Manger 
de  la  cire!  dit  le  capitaine  Dubec,  vous  n’y 
pensez  pas.  — Préfère  côtelette,  pommes  de 
terre  frites,  monologue  le  Dr  Poupardin.  — 
Manger  mon  mousée,  mes  soujets  essellentis- 
simes  ! gémit  le  signor  Pompéius.  — Moâ, 
capt’ain  Dioubec,  s'écrie  Mr  Pituitt,  jé  mangé 
le  tsar  et  son  femme.  » — Nous  nous 
levons  tous  comme  un  seul  homme,  mena- 
çants, en  criant:  Non,  non,  jamais;  vive  le 
tsar!  vive  la  tsarine!  (Bravo,  bravo;  vive  la 
Russie!)  — « Commençons  par  ceux  qui  sont 
déjà  fondus  »,  fait  observer  le  capitaine  Dubec. 
Ce  qui  reste  de  la  reine  Victoria  est  dépecé, 
malgré  les  protestations  indignées  de  la  famille 
Pituitt. J’attrape  un  morceau  de  Sarah-Bernhardt. 
Quelle  nourriture  ! de  la  cire  et  du  hareng  salé; 
il  semble  pour  un  instant  que  notre  faim  est 
apaisée,  mais  bientôt  nous  nous  tordons  sur  le 
radeau,  en  proie  à d’horribles  souffrances.  Si 
notre  situation  n’était  pas  aussi  désespérée  et 
si  mes  souffrances  me  le  permettaient,  je  rirais 
bien  en  voyant  les  sauts  de  carpe  exécutés  par 
mister  Pituitt  sur  les  planches  du  radeau  : il  se 
tord  et  se  retord  ! 

Midi.  Le  soleil  nous  dessèche...  Souffrances 
épouvantables.  Je  note  le  commencement  du 
délire.  Le  radeau  semble  chargé  de  cadavres... 
vaguement ...  je  me  souviens  d’une  gravure  : le 
radeau  de  la  Méduse...  c’est  exact. 

Cinquième  jour.  — La  fraîcheur  de  la  nuit 
nous  a rendu  quelques  forces.  Quelques-uns  se 
mettent  à lécher  les  poutres  imprégnées  d’hu- 
midité... je  ne  puis  en  faire  autant  ; ma  langue, 
gonflée,  s’est  attachée  à mon  palais...  la  gorge 
contractée...  il  me  semble  que  je  suis  étranglé 
lentement...  Mes  entrailles  me  font  endurer 
d'épouvantables  douleurs,  ce  sont  des  spasmes 
qui  me  mettent  à l’agonie...  je  note  le  délire... 
M'  Pituitt  montre  des  dents  aiguës,  le  docteur 
Poupardin  fait  claquer  ses  mâchoires  comme 
un  singe,  il  parle...  je  m’efforce  d’écouter. 

« Sources  jaillissantes  .,  prairies  ombragées... 
Médoc  ..  Médoc...  » Je  voudrais  lui  crier  de  se 
taire.  Oh!  cette  miss  Pituitt,  j’en  mangerais 
bien  un  morceau...  je  boirais  son  sang...  elle 
doit  être  tendre  comme  du  poulet. 

Midi.  — Le  soleil  nous  tue. 

Quatre  heures.  — Silence...  on  se  regarde  avec 


Voir  le  n»  382  du  Petit  Français  illustré,  p.  338. 


UNE  HISTOIRE  DE  SAUVAGE 


357 


des  yeux  luisants.  Je  vois  un  couteau  briller 
dans  la  main  d'un  matelot. 

Sixième  jour.  — Je  note  le  délire...  intermit- 
tent. . Etrange!  la  journée  se  passe  sans  inci- 
dents... Nous  sommes  tous  couchés  sur  le 
plancher  du  radeau.  . seul  le  capitaine  Pamphile 
interroge  l'horizon...  je  l'entends  causer  avec 
le  capitaine  Dubec.  . je  ne  comprends  pas  ce 
qu'ils  disent... 

Septième  jour.  — La  faim  ! peut-être  pourrait- 
on  encore  la  supporter  Les  bottes  de  Bismarck 
ont  été  coupées  en  lanières,  chacun  a eu  son  mor- 
ceau de  botte...  mais  la  soif,  cette  soif  inextin- 
guible, mortelle...  Le  capitaine  Dubec  s’efforce 
de  crier  : « Il  faut  en  finir!...  » Tout  le  monde 
comprend.  Personne  ne  se  dévoue.  Il  faut  un 
sacrifice.  D’une  voix  étranglée  le  capitaine 
Pamphile  dit  : « On  tirerera  au  sort.  » Rien  à 
dire  à cela,  c’est  le  sort,  le  sort  aveugle  qui 
décidera.  Ce  moment  solennel  rend  à tous  un 
peu  de  présence  d'esprit,  on  se  soulève  sur  les 
coudes  pour  mieux  voir  et  mieux  entendre.  Le 
capitaine  Dubec  a un  papier,  il  le  déchire  en 
petits  morceaux  ; autant  de  morceaux,  autant 
de  naufragés.  Le  D’  Poupardin  délire  et  dit  en 
mâchant  sa  langue  : « Courte-patlle!  » Comme 
il  n’y  a pas  de  paille  on  ne  peut  avoir  recours 
à ce  moyen;  d'ailleurs,  dans  un  moment  aussi 
grave!...  Les  papiers  sont  mis  dans  le  casque  de 
Bismarck.  . «Il  y aune  tête  de  mort  sur  l’un  des 
papiers,  crie  le  capitaine  Dubec  d'une  voix 
pâteuse,  celui  qui  la  tirera...  ce  sera  celui-là...» 
On  tire...  silence  solennel...  Je  serais  satisfait  de 
manger  un  morceau  de  miss  Arabella  Pituitt, 
je  serais  content  de  boire  son  sang  assurément 
bien  préférable  au  sang  corrompu  de  cet  affreux 
Poupardin.  Elle  me  regarde  et  je  lis  dans  ses  doux 
yeux  la  même  pensée!  Miss  vient  de  tirer...,  ce 
n'est  pas  elle...  ce  n’est  pas  Poupardin...  A mon 
tour...  je  tire...  je  jette  un  coup  d'œil  sur  le 
papier...  Horreur!  la  tête  de  mort  !...  C'est  moi... 
Un  matelot  m'arrache  des  mains  le-fatal  papier 
et  le  montre  : « C'est  lui...  » On  me  regarde  avec 
des  yeux  de  convoitise...  M’ Pituitt  montre  ses 
dents  blanches  et  longues.  Le  capitaine  Dubec 
me  désigne  du  doigt  en  disant  : demain  matin 
on  le  mangera  et  on  le  boira.  Je  fais  bonne  conte- 
nance, j'affecte  un  visage  souriant,  je  n’oublie 
pas  que  je  suis  de  Beaucaire.  (Très  bien!)  On 
crie  : « Tout  de  suite!  » Non,  demain  matin,  au 
lever  du  jour  ..  La  nuit  vient  du  reste  et  cal- 
mera un  peu  nos  souffrances...  Le  capitaine 
Pamphile  s'approche  de  moi,  me  serre  la  main 
et  me  dit  : « Voilà  où  conduisent  les  ballons!» 

Minuit.  — Encore  quelques  heures  à vivre... 
La  lune  brille  dans  un  ciel  sans  nuages...  je 
pense  à cet  instant  que  ma  mère  peut-être  la 
regarde  aussi!...  J’envoie  à mes  chers  parents 
ma  dernière  pensée...  et  puis  cinq  baisers,  un 


pour  mon  père,  deux  pour  ma  mère  et  deux 
autres  pour  mes  deux  petites  sœurs...  Il  me 
semble  les  voir  monter  vers  la  lune,  rebondir 
sur  sa  surface  argentée  et  je  les  entends  s’appli- 
quer sur  les  joues  des  destinataires.  . C’est  le 
délire..  Je  suis  sur  le  point  de  perdre  connais- 
sance... Je  lutte  et  je  reviens  à moi.  Comme  ils 
me  regardent  tous,  leurs  yeux  brillent  et  luisent 


— II  tire...  Je  sea*  la  L>alle  me  traverser  lo  cœur. 


dans  l'obscurité  comme  ceux  des  chats.  On  me 
surveille;  cette  viande,  la  mienne,  est  à eux! 

Huitième  jour.  — J'ai  compté  les  jours  à 
partir  du  lever  de  l’aurore.  Je  ne  verrai  pas 
cette  aurore...  C’est  fini...  le  soleil  apparaît 
sur  la  ligne  de  l’horizon.  J’élève  mon  âme  vers 
les  cieux,  je  demande  pardon  à mon  père,  à 
ma  mère.  ( Chut ! chut!  écoutez.)  Le  capitaine 
Dubec  s'approche  de  moi,  froidement  il  arme 
son  revolver;  cependant  il  me  demande  : « Pré- 
fères-tu un  coup  de  couteau?  c’est  plus  sûr.  » 
( Frémissement  dans  l'auditoire  ) Je  réponds  : 
« Ça  m’est  égal...  » Il  approche  de  ma  tête  le 
canon  du  revolver,  l’appuie  sur  ma  tempe... 
mais  il  se  ravise  et  me  dit  : « Tu  es  brave?...  » 
Je  réponds  : « Je  suis  de  Beaucaire...  » 11  défait 
ma  chemise  sur  la  poitrine,  je  l'aide...  Il  cher- 


358 


LE  PETIT  FUANÇAIS  IU.USTHË 


clie  la  place  du  cœur...  « C'est  là,  u’est-ce 

pas?...  » — « Oui.c’estlà Il  tire...  je  sens  la 

balle  me  traverser  le  cœur,  je  tombe...  aussitôt 
j'entends  un  long  hurlement...  Ils  sont  là  tous 
qui  me  dépècent  comme  ils  ont  dépecé  le 
requin  ; des  lames  tranchantes  s’enfoncent 
dans  mon  corps...  ils  boivent  mon  sang!  ils 
mangent  ma  viande!  (Oh!  oh!  protestations  dans 
L'auditoire.  Une  voix  : .<  Mais  le  voilà!  lu  n'es 
pas  mort  ! » ) 

— Té!  c'est  vrai...  me  voilà,  s’écrie  Marius, 
je  n’y  pensais  plus,  le  souvenir  de  ces  hor- 
ribles instants  est  encore  tellement  présent 
à mon  esprit...  (Rumeurs...)  lion  imagination 
m’emporte... 

— Eh!  c’était  un  rêve!  s’écrie  Barigoule. 

— C’était  un  rêve,  en  effet,  illustre  président. 
( Cris  : A la  bonne  heure!)  Car,  au  milieu  des 
ombres  de  la  nuit,  notre  radeau  venait  de  donner 
sur  un  récif,  il  fut  en  partie  brisé  et  c’e.si.  a 
cette  circonstance  que  je  dois  d’avoir  échappé 
à la  mort.  A quelques  centaines  de  mètres  à 
peine  se  voyait  la  terre  vers  laquelle  nous  étions 
poussés  par  le  vent  et  la  marée. 

De  l'eau!  de  l’eau!  — Le  campement.  — Oune 
boite  d’alloumettes  ! — Le  tsar  et  la  gracieuse 
tsarine.  — Le  pérésol  de  M1  Pituitt.  — Où  le 
D'Poupardin  se  livre  au  tir  à l are.  — Popo-Lulu. 
— Comment  se  signe  un  traité  d’alliance.  — Des 
poulets.  — Nouvelle  manifestation  d'égoisme  de 
M'  Pituitt.  — Tout!  sauf  les  « ploumes  » ! 

Ce  choc  sur  un  récif  eut  pour  conséquence 
de  secouer  notre  torpeur  et  de  réveiller  ce 
qui  pouvait  encore  nous  rester  d’énergie;  puis, 
les  premières  lueurs  de  l’aube  nous  montrant 
la  terre  à quelques  centaines  de  mètres,  et  une 
terre  fertile,  car  nous  apercevions  des  arbres 
et,  là  où  il  y a des  arbres,  se  trouve  nécessai- 
rement de  l’eau,  l’espoir  ranima  nos  forces 
défaillantes,  le  cri  : de  l’eau!  de  l'eau!  sortit  de 
toutes  les  lèvres.  Seul  le  D’ Poupardin,  qui  avait 
le  délire,  s'écria  : « du  vin  ! du  vin  ! » Quelques 
minutes  après  nous  prenions  pied  sur  la  terre 
ferme,  ceux  d’entre  nous  qui  se  trouvaient  trop 
faibles  y furent  portés  par  la  marée,  qui  les 
déposa  doucement,  ainsi  que  le  reste  des  per- 
sonnages du  musée  Pompéius,  sur  le  sable  du 
rivage. 

Puis,  ce  fut  une  course  folje  vers  une  dépres- 
sion de  terrain;  là  devait  se  trouver  une  rivière; 
en  effet,  nous  aperçûmes  une  eau  limpide,  de 
l’eau  douce,  qui  coulait  lentement  ; ce  fut  une 
course  dont  je  me  souviendrai  toute  ma  vie, 
nous  devions  ressembler  à des  hommes  dont 
l'ivresse  a troublé  le  cerveau,  car  nos  jambes, 
ankylosées  par  huit  jours  d’immobilité,  nous 
refusaient  leur  ollice.  De  même  que  mes  compa- 
gnons d’infortune,  je  tombai  plusieurs  fuis,  me 


j relevant  avec  peine  et  parfois  me  traînant  surles 
genoux  pour  m'avancer  vers  cette  eau  qu'il  me 
semblait,  dans  mon  impatience,  ne  jamais  pou- 
voir atteindre. ( Une  voix:  C'était  un  mirage!)  Non, 
chers  Barbissoustes,  ce  n'était  pas  un  mirage, 
et  la  preuve  c’est  que,  quelques  minutes  après, 
nous  étions  tous  à plat  ventre,  dans  l’eau, 
buvant  à longs  traits,  ne  pouvant  nous  lasser 
d’y  baigner  notre  visage  et  nos  mains.  Quand 
on  s’était  bien  abreuvé  et  baigné,  on  se 
laissait  retomber  sur  le  sable,  puis,  quelques 
minutes  après,  on  recommençait!  et,  incon- 
sciemment, dans  notre  joie  folle,  nous  répé- 
tions : de  l'eau!  de  l’eau! 

Ce  fut  le  capitaine  Pamphile  qui,  le  premier, 
parla  d’autre  chose,  car,  s’approchant  de  moi, 
il  me  serra  la  main  en  disant  : « Mon  petit 
Marius,  tu  as  de  la  chance.  » Je. n’eus  pas  le 
temps  de  lui  répondre;  dans  les  fourrés  qui  bor- 
daient la  rivière,  on  entendait  des  cris  d’appel: 

« Viens,  me  dit-il,  ils  ont  trouvé  quelque  chose 
à se  mettre  sous  la  dent.  » C'étaient  des  fruits 
sauvages;  ils  réussirent  à calmer  la  faim  qui 
nous  rongeait  les  entrailles. 

— Maintenant,  dit  le  capitaine  Dubec,  voici  ce 
que  nous  allons  faire  : nous  resterons  à cet 
endroit  jusqu’à  ce  que  nous  nous  soyions  rendu 
compte  de  la  nature  de  laterre,  île  ou  continent, 
que  nous  avons  le  plaisir  de  fouler  aux  pieds; 
le  plancher  des  vaches  a du  bon  et  je  n’en  veux 
plus  médire  comme  je  le  faisais  autrefois;  les 
plus  vigoureux  d’e-ntre  nous  partiront  en  recon- 
naissance... 

U fut  interrompu  par  un  éclat  de  rire  partant 
d'un  fourré... 

— Ah!  il  y a des  singes  par  ici,  c’est  un 
excellent  gibier...  quand  on  n’en  a pas  d’autre. 

Quelques  instants  après,  on  entendait  les 
détonations  de  son  revolver  et  il  rapporta  plu- 
sieurs singes  de  petite  taille.  On  les  mangea 
crus,  faute  de  feu;  cette  viande  nous  rendit  des 
forces,  personne  ne  se  plaignait  de  son  goût 
désagréable,  un  goût  d'huile  de  ricin;  cela 
valait  mieux,  en  tout  cas,  que  le  cuir  des  bottes 
de  M.  de  Bismarck.  Un  emplacement  fut  choisi 
pour  établir  un  campement  provisoire,  à l’abri 
des  rayons  du  soleil.  .Maintenant,  nous  avions 
bon  espoir,  le  signor  Pompéius  eut  encore  la 
constance  de  recueillir  les  débris  de  sa  « for- 
toune  ».  En  voici  l’inventaire:  S.M.  l’empereur 
Guillaume  II  (n’a  plus  de  nez;,  aspect  lamen- 
table; S.  M.  le  tsar  Nicolas  II  et  la  gracieuse- 
tsarine  (intacts). 

J'ai  noté  mes  impressions  sur  les  incidents 
de  chaque  jour. 

Lundi  6 juin.  — Notre  campement  s’organise, 
son  emplacement  a été  bien  choisi  sur  le  bord 
de  la  rivière;  les  matelots  ont  .réussi  à cou- 
per quelques  petits  arbres  avec  leurs  couteaux, 
et  nous  avons  utilisé  les  débris  du  radeau; 


UN ii  HISTOIRE  DU  SAUVAGE 


259 


des  Imites  ont  été  construites,  nous  sommes  [ 
à l'abri  du  soleil  et  de  la  pluie.  Quels  délices  j 
de  sentir  sous  ses  pieds  la  terre  ferme,  de 
boire  de  l'eau  à volonté  et  de  manger  du 
singe  cru!  Si  nous  pouvions  faire  du  feu 
nous  serions  les  plus  heureux  des  hommes. 
Nos  capitaines  se  préoccupent  d'en  trouver  le 
moyen.  Tout  le  monde,  sauf  la  famille  Pituitt 
qui  nous  regarde  faire,  s’efforce  de  frotter  rapi- 
dement deux  morceaux  de  bois  secs  l’un  contre 
l’autre.  Nous  réussissons  il 
enlever  l’écorce  et...  c'est 
tout;  cependant  le  signor 
Pompéius  affirme  que  ses 
morceaux  de  bois  ont  « fiou- 
mé  »,  maiseela  nesuffitpas... 

Pourquoi  le  D'  Poupardin, 
qui  a élu  domicile  dans  le 
tonneau  vide  de  ses  harengs 
secs,  a-t-il  perdu  ses  besicles 
aux  larges  verres  ? 

La  famille  Pituitt  s’est  ins- 
tallée dans  la  hutte  la  plus 
confortable.  Nous  considé- 
rons cela  comme  tout  natu- 
rel, eu  égard  à ces  dames. 

Le  capitaine  Dubec,  auquel 
nous  obéissons,  car  dans 
toute  société  il  faut  un  chef, 
le  plus  digne,  le  plus  capable 
et  qui  commande  dans  l'in- 
térêt général,  donc  le  capi- 
taine Dubec  prie  JP  Pituitt  de 
travailler,  il  l'invite  à mettre 
la  main  à la  pâte  en  écor- 
chant un  singe  destiné  à no- 
tre nourriture.  Il  répond  du 
haut  de  ce  qui  lui  reste  de 
faux-col  : « Laissez-moâ  tran- 
quille. » Au  moment  du  repas 
nous  lui  répondons  en 
chœur  quand  il  réclame  sa 
part  ; « laissez-moâ  tranquille  ».  Il  est  en  proie  à 
la  plus  vive  indignation.  En  cachette  je  passe 
une  cuisse  de  singe  à miss  Arabella  qui  daigne 
me  remercier,  je  suis  sur  le  point  de  me 
trouver  mal  d'étonnement. 

Le  capitaine  Pamphile  et  les  matelots  sont 
partis  en  reconnaissance.  Nous  comprenons 
bien  que  nous  ne  pouvons  rester  indéfiniment 
à cet  endroit  à boire  de  l’eau  et  à manger  du 
singe  cru. 

Nos  matelots  reviennent  à l’approche  de  la 
nuit,  ils  n'ont  rien  découvert,  le  pays  ne  pré- 
sente rien  de  particulier.  Un  matelot  qui  a 
réussi  à grimper  sur  un  arbre  a déclaré 
n’apercevoir  qu’une  mer  de  verdure,  c’est  la 
forêt  inexplorée,  profonde...  mystérieuse!  Nos 
capitaines  pensent  se  trouver  sur  les  côtes 
de  Mozambique.  En  nous  enfonçant  dans  le 


Hinterland  nous  trouverons  certainement  des 
indigènes. 

Mardi  7 juin.  — Le  signor  Pompéius  vient 
de  trouver  dans  la  poche  de  S.  M.  l’empereur 
Guillaume  II  ...  quoi  ?..  « Des  alloumettes, 
oune  boîte  d’allumettes  ! » Cris  de  joie,  nous 
aurons  du  feu,  nous  ne  mangerons  plus  de 
singe  cru,  on  s’approche  anxieux...  les  visages 
se  rembrunissent;  hélas  ! c’est  une  boîte  d’allu- 
mettes françaises  : « Manufactures  de  l’État, 


00  allumettes  suédoises,  contributions  indi- 
rectes. Quel  est  ce  mystère  ? » Et  comment  se 
fait-il  que  cette  « boîte  d’alloumettes  frances-e  » 
se  trouve  dans  la  poche  de..?  Le  D'  Poupardin 
fait  entendre  le  mot  de  « contrebande  ». 

Le  capitaine  Pamphile  jette  la  boîte.  Le 
capitaine  Dubec  la  ramasse  en  disant  ; Tout 
de  même,  si  on  essayait. ..  il  y en  a quelquefois 
qui  prennent. 

Essayons.  On  ramasse  des  feuilles  sèches,  on 
entoure  le  capitaine  Dubec,  il  est  à l'abri  du 
vent.  Les  vingt  premières  allumettes  sont 
insensibles  à la  friction,  la  vingt  et  unième 
donne  un  peu  de  fumée...,  c’est  tout  ! Il  n’en 
reste  plus.  Mais  il  était  écrit  qu'aujourd'hui 
nous  aurions  du  feu  quand  même. 

E.  I’. 

[A  suivre.) 


Il  ne  cosse  de  nous  saluer  en  répétant  « Popo-Lulu  f » 


360 


I,E  PETIT  KltANÇAIS  ILLUSTKÉ 


Variétés. 


Le  dentiste  du  crocodile.  — L’oiseau 
auquel  on  a donné  ce  nom  existe-l-il  réellement, 
ou  plutôt  accomplit-il  réellement  son  métier  de 
dentiste? 

Hérodote  dit  oui;  il  en  avait  entendu  parler  en 
Égypte-  Depuis,  le  fait  avait  été  le  plus  sou\ent 
contesté  et  traité  de  légende.  Or, s'il  faut  en  croire 
la  Revue  sciemifique,  Hérodote  avait  raison. 

Pendant  que  le  saurien  dort  au  soleil,  la  gueule 
ouverte,  le  Pluvianus  egyptius , s’y  introduit  avec 
le  consentement  facile  du  monstre,  et  picore  dans 
Je  râtelier  formidable  une  foule  de  débris  alimen- 
taires. 11  paraît  même  qu’il  aurait  à subir  la 
concurrence  d’un  confrère,  V Hoplopterus  spinosus! 

* * 

Eu  Cliinc.  — Les  Chinois  sont,  comme  on 
sait,  fort  réfractaires  à nos  usages  occidentaux.  La 
chose  n’est  pas  étonnante,  si  l'on  songe  que  tout 
est  en  quelque  sorte,  chez  eux,  la  contre-partie  de 
ce  qui  existe  chez  nous. 

Ainsi,  en  Chine,  on  se  réjouit  à la  mort  de  ses 
parents.  Un  Chinois  s’informe  toujours  non  de 
votre  santé,  mais  de  votre  revenu.  Il  s’offense  si 
on  lui  demande  des  nouvelles  de  sa  femme  et 
de  ses  enfants.  Il  se  couvre  la  tête  quand  il 
vous  rencontre,  revêt  des  habits  blancs  quand  il 
est  en  deuil.  Le  litre  d’un  livre  est  à la  fin;  il  se 
lit  de  droite  à gauche  et  de  bas  en  haut.  Les 
écoliers  récitentleur  leçon  en  tournant  le  dos  au 
maître.  Les  mères  n’embrassent  jamais  leurs 
enfants.  Les  dîners  chinois  commencent  par  les 
fruits  et  finissent  par  la  soupe.  Les  Chinois 
montent  à cheval  à droite.  Dans  leurs  construc- 
tions, ils  commencent  par  le  toit.  Les  Chinois  11e 
se  coupent  jamais  les  ongles  et  on  voit  des  man- 
darins qui  en  portent  de  10  centimètres  de  long. 
Leurs  journaux  11e  parlent  jamais  de  politique. 
Enfin,  l'aiguille  de  la  boussole,  au  lieu  de  se  tour- 
ner vers  le  nord,  se  tourne  vers  le  sud. 

Contentons-nous  de  remarquer  que  beaucoup 
de  ces  usages  chinois  ont  le  tort  non  pas  seule- 
ment d’être  le  contraire  des  nôtres,  mais  d’être 
illogiques  et  peu  pratiques. 

*■ 

* * 

Pour  «.voir  une  belle  voix,  il  est,  paraît-il, 
excellent  d’avaler,  avant  de  chanter,  du  thon  salé 
ou  des  anchois;  l’organe  en  serait  fortifié,  le 
timbre  plus  clair  et  plus  sonore.  Est-ce  au  thon 
lui-même  ou  aux  anchois,  est-ce  simplement  au 


sel  qu’ils  renferment  qu’il  faut  attribuer  ce 
résultat?  Toujours  est-il  que  certains  chanteurs 
le  donnent  pour  incontestable. 

* 

* * 

Les  mets  bizarres.  — La  chair  du  requin, 
gluante  et  coriace,  est  en  général  peu  estimée; 
pourtant,  dans  les  régions  boréales,  on  découpe 
dans  le  ventre  de  l’animal  dés  tranches  qu’on  laisse 
sécher  pendant  un  an  et  dont  on  se  régale.  Mais 
cè  qu’on  apprécie  surtout,  c’est  un  petit  requin 
nouveau-né,  cuit  au  court-bouillon,  ou  encore 
l’omelette  aux  œufs  de  requin,  — ce  qui  n’est  pas 
à la  portée  du  premier  venu. 

* 

* * 

Los  parasite*.  — Un  bon  curé,  importuné 
par  des  parasites,  qui  s'invitaient  indiscrètement 
à dîner  au  presbytère  n’osait  cependant  pas 
mettre  les  intrus  a la  porte.  Un  jour  ils  arrivent 
cinq  ou  six  ensemble. 

— Cher  monsieur  le  curé,  nous  venons  dîner 
avec  vous. 

— A merveille,  fait  le  bon  curé,  en  mettant 
tranquillement  un  surplis  et  prenant  son  bré- 
viaire. Je  suis  à vous  dans  un  instant.  Le  temps 
d’aller  jusqu’au  bout  de  la  rue  réconcilier  un 
pauvre  pestiféré  que  j’ai  confessé  ce  matin. 

Les  pique-assiette  avaient  disparu  à son  retour, 
et  il  en  fut  débarrassé  pour  longtemps. 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Casse-tête  grêog-raplihiuc.  — En  prenant 

trois  lettres  dans  chacun  des  départements  sui- 
vants, composer  le  nom  d’un  autre  département  : 
Bouches-du-Rhône,  Corrèze,  Loir-et-Cher,  Manche. 

* * 

Les  chances.  — Quand  ou  joue  à pair  ou 
impair,  vaut-il  mieux  parier  pour  pair  ou  pour 
impair? 

* r* 

La  pêclic  aux  g-renouilles.  — Pourquoi 
peut-on  pêcher  des  grenouilles  à la  ligne  sans 
hameçon? 

Charade. 

Mon  premier  est  souvent  cité 
Comme  un  lieu  de  captivité. 

Mon  second  est  négal  ion 

Et  mon  tout  dans  i’Indre  un  canton. 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO 

I.  Devinette. 

MÉPHISTO  fait  l’S 
O fait  l’I 
FAURE  fait  l'X 

II.  Langue  française. 

Épigramme  est  du  genre  féminin  et  signifie  une  pièce  do 
vers  très  courte,  terminée  par  uu  trait  malicieux.  — Au  figuré, 
une  raillerie  mordante. 

Métagramme  est  du  genre  masculin  et  signifie  changement 
d'une  lottre  dans  un  mot. 

Anagramme  est  également  du  genre  masculin  et  signifie  une 
transposition  de  lettres,  dans  un  mot  donné,  formant  un  mot 
nouveau. 

La  différence  du  genre,  en  ce  qui  concerne  le  mot  épigramme, 


est  une  de  cos  bizarreries  inexplicables  comme  il  y en  a beau- 
coup en  français. 

III.  Géographie. 

C’est  la  chose  du  monde  la  plus  simple,  pourvu  que  l'on 
parte  de  Paris  (ville  do  l'état  du  Maine,  États-Unis  d'Amé- 
rique), ou  de  Paris  (état  de  New-York),  ou  de  Paris  (état  do 
l’Ohio),  ou  de  Paris  (état  du  Kentucky),  ou  de  Paris  >tat  de 
l'Illinois),  ou  de  Pans  (état  d’Ontario,  Canada),  pour  aller  k 
Versailles,  ville  de  l’état  du  Kentucky  (États-Unis  d’Amé- 
rique). 

IV.  Problème  amusant. 

i -f8=9;2+7  — 9;3-f-6  = 9;4-|-5  = 9.  Ce  qui  donne, 
en  rapprochant  les  4 totaux  : 9999. 

Le  Gérant  : Maubick  TARDIEU. 


Toute  ilemo-nde  'le  changement  d'adresse  doit  être  accompagnée  d’une  des  dernteres  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres- poste. 


8'  année.  — N°  384. 


40  centimes. 


4 juillet  1886. 


LE 


Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DLS  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L'ABONKB» 

KNT  • UN  AN,  SIX  FRANCS 

Armand  COLIN  & C“,  éditeurs  1 «T» 

VNGEH  Tir.  — PARAIT  CHAQUE  S AMD* 

Part 

un  if  de  clidifue  mois 

5.  rue  de  Më/i^res.  Pari** 

Ton*  droit*  ré*cnré* 

La  petite  bergère  de  Trion  défendant  ses  moutons  contre  l'attaque  d'un  loup, 
(Composition  nudité  de  M.  Mar  lin,  d après  tes  indications  fournies  par  l'héroïne.) 


362 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


La  petite  bergère  de  Trion  (Actualité), 

PAR  M.  GUY  TOMEL. 


Au  mois  de  mai  dernier,  par  une  belle 
après-midi  de  dimanche,  la  Société  protectrice 
des  animaux  procédait,  au  Cirque  d’hiver  de 
Paris,  à la  distribution  de  ses  récompenses 
annuelles.  Cette  solennité,  agrémentée  d’un 
beau  concert,  réunit  toujours  un  grand  concours 
d'assistants.  On  y voit,  outre  les  délégués  de 
divers  ministères  et  des  notabilités  du  Tout- 
Paris  scientifique  et  littéraire , un  nombre 
considérable  de  spectateurs  attirés  là  par  la 
sympathie  qu’ils  veulent  manifester  pour  les 
résultats  humanitaires  obtenus  par  la  Société. 

Par  sa  propagande  infatigable,  par  son  zèle 
relatif  à l'application  des  lois  qui  empêchent 
de  maltraiter  les  bêtes,  par  la  répartition 
sagace  des  encouragements  dont  elle  dispose, 
cette  association  de  personnes  de  bien  a,  en 
effet,  puissamment  contribué  à propager  les 
sentiments  de  bonté  envers  les  êtres  faibles. 
Une  de  ses  plus  belles  victoires  est,  selon  moi, 
d’avoir  su  intéresser  à la  cause  qu’elle  défend 
la  plupart  des  instituteurs,  grâce  aux  conseils 
desquels  l’écolier  français  est  devenu  l’enfant 
le  moins  méchant  d’Europe  envers  les  animaux. 

Mon  Dieu  ! je  sais  bien  qu’il  se  trouve  encore 
chez  nous  des  gamins  pour  dénicher,  au  prin- 
temps, les  nids  des  petits  oiseaux,  mais  ceux 
qui  font  cela  agissent  beaucoup  plus  par  sottise 
que  par  désir  de  tourmenter  les  oisillons.  Ils 
s’imaginent  qu’ils  élèveront  la  couvée  en  cage 
et  l’apprivoiseront.  Leurs  captifs  crèvent  irré- 
médiablement, quatre-vingt-dix-neuf  fois  sur 
cent,  au  grand  dommage  de  l'agriculture,  mais 
il  ne  viendrait  jamais  à l’idée  des  coupables 
de  provoquer  ce  trépas  par  de  mauvais  trai- 
tements. 

Par  contre,  j’ai  vu  cent  fois  des  galopins 
espagnols  ou  italiens  s’amuser  à plumer  vifs 
ou  à noyer  des  oiseaux  qu’ils  avaient,  pris  au 
piège  sans  que  personne  s'avisât  de  leur 
distribuer  le  nombre  de  calottes  méritées  par 
leur  férocité  stupide.  Si  des  écoliers  français 
commettaient  un  acte  aussi  répréhensible  en 
présence  de  leurs  camarades,  ceux-ci  ne  se 
donneraient  point  la  peine  de  recourir  à l’inter- 
vention du  maître  d’école.  Ils  administreraient 
eux-mêmes  au  délinquant  une  correction  qui 
lui  enlèverait  toute  envie  de  recommencer. 

Donc  les  enfants  de  la  génération  actuelle 
voient  plus  juste  que  leurs  cousins  de  la 
famille  latine,  mais  comme  il  n’en  était  pas 
ainsi  il  y a un  demi-siècle,  force  est  bien  de 
constater  là  un  des  résultats  obtenus  par  les 
efforts  de  la  Société  protectrice  des  animaux. 

Tout  cela  est  vrai,  direz-vous;  mais  pourquoi 
cet  article  est-il  intitulé  : « La  petite  bergère 


de  Trion  »?  Jusqu’ici  je  ne  vois  pas  poindre  sa 
houlette.  Patience! 

A la  distribution  des  prix  dont  je  viens  de 
parler,  comme  s’éteignait  le  dernier  éclat  des 
cuivres  de  la  musique  militaire  qui  venait  de 
nous  jouer  la  Marseillaise  et  l'Hymne  russe,  le 
lecteur  chargé  de  détailler  le  palmarès  appela 
le  premier  nom  de  la  liste  : 

« Médaille  de  vermeil  et  livre I de  Caisse  d'épar- 
gne de  100  francs.  M"’  Camille  Camelin,  âgée  de 
16  ans,  bergère  à Trion  (Nièvre).  » 

On  vit  monter  sur  l’estrade  une  petite  jeune 
fille,  presque  une  enfant,  dont  la  tenue  très 
simple  contrastait  avec  l’éclat  des  toilettes 
endimanchées  de  l’auditoire.  Elle  était  vêtue 
d’une  robe  de  lainage  sombre  sans  ornements, 
la  tête  couverte  d’un  petit  fichu  de  linon  noué 
sous  le  menton,  et  considérait,  avec  ses  jolis 
yeux  bleus,  où  se  lisait  plus  d’étonnement  que 
de  crainte,  tantôt  les  graves  messieurs  en  habit 
noir  rangés  autour  de  la  table  d'honneur, 
tantôt  les  rangs  pressés  de  la  foule  attentive 
qui  s’étageait  au  loin. 

Comme  elle  étendait  le  bras  pour  recevoir 
sa  récompense,  le  président,  M.  Uhric,  se  leva 
et  dit  : 

« Mesdames  et  messieurs , nous  sommes 
habitués  à couronner  ici  des  personnes  de  tout 
âge  méritant  cette  distinction  pour  la  bienfai- 
sance qu’elles  ont  témoignée  envers  les  animaux 
confiés  à leurs  soins,  mais  la  fillette  que  voici 
a fait  plus  et  justifie  une  mention  spéciale. 
Toute  petite  et  toute  jeunette  quelle  est,  elle  a, 
à trois  reprise’s  différentes,  sauvé  de  la  dent 
des  loups  le  troupeau  commis  à sa  garde.  La 
troisième  fois,  cela  s’est  produit  dans  des 
conditions  véritablement  périlleuses  qui  ont 
été  relatées  dans  des  procès-verbaux  de 
gendarmerie  dont  je  vais  vous  donner  connais- 
sance... » 

Quand  le  président  eut  achevé  sa  communi- 
cation, des  bravos  enthousiastes  éclatèrent 
dans  l’assistance.  Je  vais,  à mon  tour,  expliquer 
ce  qui  les  provoquait,  en  vous  retraçant  l’aven- 
ture de  la  petite  bergère,  d’après  les  documents 
officiels. 

Camille  Camelin  est  la  quatrième  née  d’une 
famille  qui  compte  sept  enfants  et  dont  tous  les 
membres  sont  serviteurs  de  ferme.  Elle-même 
exerce  depuis  sept  ans,  c’est-à-dire  depuis 
qu’elle  est  sortie  de  l’école  où  elle  a conquis 
son  certificat  d'études  primaires,  à la  limite 
inférieure  d’âge,  lai  profession  de  bergère. 
Actuellement,  elle  est  employée,  ainsi  que  son 
père  et  son  frère  aîné,  dans  la  ferme  de 
M.  Mulon,  à Trion,  près  de  Clameey,  et  garde 


LA  PETITE  BERGÈRE  DE  TRION 


363 


un  troupeau  de  120  moutons.  La  ferme  Mulon 
se  trouve  située  sur  la  lisière  de  la  forêt  de 
Frétoy,  grand  bois,  dont  les  clairières  four- 
nissent des  piturages  excellents  pour  les  bes- 
tiaux, mais  qui  abonde  en  fourrés  et  en  massifs. 
Il  ne  faudrait  pas  croire  que  la  forêt  de  Frétoy 
soit  un  repaire  de  bêtes  féroces,  pas  plus  qu'au- 
cune étendue  boisée  du  centre  de  la  France. 
Depuis  bien  longtemps  même  on  n'y  avait  pas 
vu  la  queue  d’un  loup,  quand,  il  y a quelques 
aimées,  on  fut  bien  obligé  de  reconnaître  qu'un 
de  ces  hôtes  dangereux  y avait  élu  domicile.  Des 
■ hiens  disparurent  étranglés,  dont  on  entendit 
les  abois  plaintifs  dans  la  nuit,  des  volailles 
lurent  dévorées  malgré  l'abri  de  poulaillers 
solides,  des  agneaux  manquèrent  à l'appel,  dont 
on  retrouva  entre  les  ronces  des  buissons  des 
lambeaux  de  toison. 

Enhardi  par  l'impunité  de  ses  méfaits,  l’ani- 
mal vint  en  plein  jour  rôder  plus  près  des 
maisons  habitées.  Une  première  fois.  Camille 
l’aperçut  à deux  pas  de  son  troupeau,  roulant 
ses  yeux  torves  de  guetteur  de  proie,  et  comme 
l'enfant  n'avait  jamais  vu  de  loup  que  sur  les 
images  d’Épinal,  qui  ne  les  représentent  pas 
très  ressemblants,  elle  le  prit  pour  un  grand 
chien  perdu,  peut-être  enragé,  dont  la  faim 
avait  creusé  les  côtes  et  annelé  l'épine  dorsale. 
Ce  n'est  que  lorsqu'elle  vit  ses  propres  chiens, 
le  poil  hérissé,  donner  des  signes  d’une  inquié- 
tude inaccoutumée,  tout  en  grinçant  cependant 
des  dents  d'une  manière  menaçante,  qu’elle 
comprit  à qui  elle  avait  affaire. 

Cette  fois,  maître  loup  trouvant  tout  le  monde 
sur  pied  jugea  inutile  de  prendre  contact.  D’un 
saut  brusque,  il  se  rejetta  dans  le  fourré  et  y 
disparut. 

Ce  n’était  que  partie  remise.  Quelques  jours 
plus  tard,  à la  nuit  tombante,  comme  la  jeune 
Camelin  rentrait  ses  moutons  à la  ferme,  elle 
revit,  avec  angoisse,  la  maigre  échine  du  fauve 
longer  sous  bois  le  sentier  qu'elle  suivait  à 
découvert.  Elle  tremblait,  mais  pour  ses  bêtes 
et  non  pour  elle,  car  elle  se  plaça  bravement 
entre  les  arbres  et  son  troupeau,  se  bornant  à 
hâter  son  allure.  Ce  soir-là  encore  le  loup  n'at- 
taqua point  et,  parvenu  à un  endroit  où  la  forêt 
s’éclaircissait,  il  borna  là  sa  poursuite. 

Cependant,  cette  seconde  alerte  avait  donné 
à réfléchir  à Camille.  Elle  demanda  et  obtint 
de  ne  plus  sortir  sans  l’escorte  du  fidèle  Bas- 
Uou'/e.  Bas-Rouge  est  un  chien  de  berger,  déjà 
sur  l'âge,  mais  incomparable  comme  gardien, 
et  d’un  courage  absolument  sûr,  encore  qu'il 
ne  soit  pas  de  très  forte  taille.  On  va  voir  que 
ce  compagnon  ne  fut  pas  de  trop. 

Pendant,  les  fortes  chaleurs  de  l’été,  il  est 
d’usage  dans  la  Nièvre  de  faire  coucher  les 
bestiaux  en  plein  airpour  leur  éviter  les  fatigues 
et  l'air  alourdi  de  l'étable.  La  petite  bergère, 


enveloppée  dans  sa  mante,  s’était  donc  installée 
dans  une  clairière  de  la  forêt  de  Frétoy  avec 
ses  120  moutons,  et  suivait  d’un  œil  déjà  appe- 
santi par  le  sommeil  la  marche  des  étoiles, 
quand  soudain,  sans  qu'aucun  bruit  lui  ait  fait 
soupçonner  l’approche  du  danger,  elle  vit  ses 
bêtes  se  lever  en  désordre,  puis,  comme  ra- 
battues par  un  coup  de  vent,  venu-  se  serrer 


Portrait  do  la  petite  I»crgfcrc  de  Trion. 


contre  sa  jupe.  D'un  bond  elle  fut  debout  et, 
sous  la  clarté  falote  de  la  lune,  aperçut  une 
forme  noire  qui  entraînait  une  forme  blanche. 

Le  loup,  ayant  jailli  de  l’ombre,  s'était  préci- 
pité sur  un  agneau,  l'avait  saisi  par  le  cou,  puis 
d'un  tour  de  mâchoires  chargé  sur  son  épaule, 
et  s'enfuyait  Le  fardeau  étant  lourd  il  ne  pou- 
vait néanmoins  aller  bien  vite.  L’agneau  n’avai* 
pas  fait  entendre  un  seul  cri,  déjà  demi-mort 
de  terreur. 

Sans  calculer  un  instant  le  danger  qu'elle 
affrontait  elle-même,  Camille  s'élance,  empoi- 
gne l’agneau  par  ses  pattes  de  derrière  qui 
traînaient  à terre,  et  l’arrache  tout  pantelant  de 
la  gueule  du  fauve,  sur  la  tête  duquel  elle 
frappe  à coups  redoublés,  avec  une  petite 
baguette  qu’elle  tenait  à la  main.  Le  loup, 
furieux  de  se  voir  ravir  son  burin,  recule  de 


331 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


trois  pas,  prend  du  champ  et  bondit  sur  la 
bergère. 

Il  avait  compté  sans  Bas-Rouge. 

Le  cliien  fidèle,  accouru  au  secours  de  sa 
maîtresse,  happe  la  bête  féroce  dans  son  élan, 
et  tous  deux  roulent  sur  l’herbe. 

— Hardi  Bas-Rouge!  pille!  pille  mon  bon 
chien  ! 

Par  bonheur  la  ferme  était  proche  et  tout  le 
monde  n'y  dormait  pas.  Aux  premières  cla- 
meurs le  père  Camelin  s’était  bâté  de  sortir, 
suivi  de  son  fils  aîné,  et  tous  deux  couraient 
maintenant  dans  la  direction  de  la  clairière. 

Ils  arrivèrent  au  moment  ou  Bas-Rouge, 
définitivement  roulé  par  son  ennemi,  allait 
succomber.  Devant  ce  surcroît  d'adversaires  le 
loup  lâcha  prise  et,  faisant  entendre  un  dernier 
hurlement  sinistre,  battit  enfin  en  retraite. 
Dans  la  nuit  il  fallut  renoncer  à le  poursuivre. 
U ne  restait  qu’à  ramener  les  moutons  à 
la  ferme,  à soigner  l’agneau  et  à embras- 


ser la  petite  Camille  pour  sa  fière  conduite. 

Et  maintenant,  l’épilogue  de  l’histoire? 

L’agneau  a guéri  et  a fait  depuis  d’excellentes 
côtelettes,  car  il  est  deleur  sort  lorsqu’ils  échap- 
pent à la  dent  des  loups  de  ne  point  éviter  celle 
des  hommes. 

Le  loup...  s’est  marié,  car  on  lui  connaît 
actuellement  plusieurs  louveteaux  qui  sont 
loin  de  rassurer  les  voisins  de  la  forêt.  Que  ne 
leur  donne-t-on  la  chasse  ? penserez-vous.  Ceci 
est  l’affaire  du  lieutenant  ou  du  capitaine  de 
louveterie.  On  dit  qu’il  en  existe  encore,  mais 
qu'ils  tiennent  à ne  pas  trop  anéantir  l’espèce 
pour  justifier  le  maintien  de  leur  propre 
institution. 

Camille?  — Vous  savez  déjà  qu’elle  a reçu  sa 
récompense  à la  Société  protectrice  des  ani- 
maux. Elle  en  a aujourd'hui  une  seconde  égale- 
ment précieuse,  puisque  l’exemple  de  son 
courage  est  livré  à l’admiration  des  nombreux 
lecteurs  du  Petit  Français  illustré.  G.  T. 


Une  histoire  de  sauvage  (Suite) 1 , 


Tout  à coup  nous  entendons  le  docteur  Pou- 
pardin  pousser  des  cris  dans  son  tonneau, 
nous  accourons  : il  nous  montre  un  verre  de 
ses  besicles  qu’il  vient  de  trouver  dans  son 
caleçon.  Un  quart  d’heure  après,  le  soleil  aidant, 
flambe  un  feu  clair  et  pétillant.  Nous  sommes 
maintenant  les  plus  heureux  des  hommes.  Que 
nous  manque-t-il  maintenant?  Du  sel!  Il  nous 
manquera  toujours  quelque  chose. 

La  famille  Pituitt  se  renferme  toujours  dans 
une  indignation  hautaine  et  se  tient  à l'écart. 

Les  singes  ne  se  laissent  plus  approcher,  ils 
se  sont  aperçus  que  leur  confiance  était 
méconnue.  C’étaient  des  singes  peu  civilisés, 
assurément;  nous  nous  trouvons  dans  un  pays 
sauvage,  très  sauvage.  Nos  matelots  revien- 
nent d’une  reconnaissance  le  long  de  la  côte, 
nous  les  apercevons  de  loin,  ils  portent  quelque 
chose  de  volumineux.  Le  signor  Pompéius 
pousse  des  cris  de  joie  ! « Santa  Madonna,  mon 
soujet'le  plous  beau,  le  plous  essellentis- 
sime  ! » En  croirons-nous  nos  yeux.  C'est  M.  le 
président  de  la  République  en  personne,  tou- 
jours souriant,  l’air  brave  homme,  qui  répond, 
lo  chapeau  levé,  aux  saluts  et  aux  acclamations 
de  la  foule.  ( Bravo!  bravo!  Vive  le  Président !) 

Capitaine  Dubec,  dit  un  des  matelots,  nous 
tirions  une  bordée  à tribord  par  le  travers  de 
la  montagne  que  vous  voyez  là-bas,  lorsque 
Mathurin  me  dit  : « Reluque  un  peu,  Jlalmrec, 
ce  qu'il  y a là-bas  sur  le  rivage...  » Nous  appro- 


chons : c’était  un  requin  qui  était  venu 
s’échouer  sur  le  sable  et  qui  ne  donnait  plus 
signe  de  vie,  et,  dans  sa  gueule  entr’ouverte, 
nous  apercevons  un  chapeau,  ce  chapeau  était 
tenu  par  une  main...  Nous  ouvrons  le  corps  du 
monstre  et  nous  en  retirons  M.  le  président  de 
la  République...  toujours  souriant!...  ( Bravo ! 
bravo  !) 

Le  capitaine  Dubec  exprime  l'avis  que  notre 
radeau  ainsi  que  tous  les  objets  qui  pouvaient 
surnager  ont  été  poussés  par  un  courant,  la 
mer  étant  calme,  sur  les  côtes  de  Mozambique, 
il  n’y  â pas  à en  douter,  nous  sommes  sur  les 
côtes  inhospitalières  de  Mozambique.  Le  signor 
Pompéius  se  met  à la  recherche  de  ses 
« soujets  ». 

Le  signor  Pompéius  est  revenu  à la  tombée 
de  la  nuit  après  avoir  vainement  exploré  la 
côte  sur  une  longueur  de  deux  kilomètres  ; il 
a trouvé  un  vieux  parapluie  et  la  cuirasse  de 
Bismarck  qui  nous  servira  de  récipient  pour 
faire  la  cuisine. 

Le  parapluie  nous  rend  rêveurs.  D’où  vient-il 
ce  parapluie  ? Tout  àcoup  M'Pituitt  se  précipite  ; 
« c'été  à moâ.  » Le  capitaine  Dubec  lui  donne 
le  parapluie  sans  observations,  maisle  capitaine 
Pamphile  veut  en  avoir  le  cœur  net  et  demande 
avec  son  accent  bordelais  en  essayant  d’imilcr 
l’accent  anglais  : « Pourquoi  à vô?  » Toute  la 
famille  Pituitt  se  redresse  fièrement  comme 
un  seul  homme  et  JP  Pituitt  répond  : 


I.  V'»:r  ig  h*  31"  du  Pslil  Français  illustré , p.  3ü6. 


UNE  HISTOIRE  DE  SAUVAGE 


305 


— Ce  péréplouye... 

— Est  oune  paraplouie  dont  ze  souis  pro- 
priétaire, interrompt  le  signor  Pompéius. 

— No,  risposte  M'  Pituitt,  cette  pérésol  était 
oune...  épève. 

— Ah  ! oui,  une  épave,  dit  le  capitaine  Pam- 
phile, je  commence  à comprendre. 

— L' épève  était  à celui  sur  la  terre  de  qui  elle 
été... 

— Bon,  bon,  nous  comprenons,  M'  Pituitt, 
allez  toujours  : 

— Cette  terre  sur  qui.  . quoi...  que...  était  le 
pérésol  était  lé  terre  de  lé  Angleterre. 

— Oh  ! oh  ! nous  n'en  savons  rien,  s’écrie  le 
capitaine  Dubec. 

— Écoutez  moâ  avec  attencheune,  cap'tain 
Dioubec,  lé  terre  où  il  n’était  personne  appar- 
tené  toujours  à le  Angleterre,  tout  était  à le 
Angleterre,  le  terre,  le  mer... 

— Et  la  loune,  s’écrie  le  signor  Pompéius. 

— Perfètement...  tout  pour  le  Angleterre  ! 

— Nous  sommes  convaincus,  sir  Pituitt,  voici 
votre  pérésol  ! 

Voila  une  journée  fertile  en  incidents  de 
toute  nature.  Les  singes  deviennent  rares,  je 
l'ai  déji  dit,  nous  sommes  réduits  à ne  rien 
laisser  perdre  ; ma  part,  pour  mon  dîner,  se 
compose  d’un  foie  et  d'une  rate  de  singe. 

Mercredi  S juin.  — Ce  matin,  au  petit  jour, 
sous  la  conduite  du  capitaine  Pamphile,  nos 
courageux  matelots  sont  partis  en  reconnais- 
sance; ils  doivent  nous  rapporter  du  gibier  ; à 
moins  de  le  prendre  à la  course,  je  ne  sais 
trop  comment  ils  feront.  Le  Dr  Poupardin, 
toujours  industrieux,  vient  de  confectionner 
un  arc  avec  un  cercle  du  tonneau  qui  lui  sert 
de  demeure;  il  a réussi  à façonner  quelques 
flèches,  inoffensives,  hélas  ! car  elles  manquent 
de  pointes.  Il  est  quand  même  satisfait  de  son 
travail,  ce  bon  Poupardin,  et  il  espère  que  sur 
le  rivage  on  trouvera  quelques  clous  ; il  essaye 
ses  flèches  et,  comme  il  est  horriblement 
myope,  il  en  envoie  une  dans  l'œil  de  mistress 
Pituitt!  Aôhl  Aôh!  Cris,  indignation,  pleurs 
d'Arabella.  M.  Pituitt  déclare  qu'il  se  plaindra 
à son  consul.  Nous  donnons  tort  à Poupardin 
qui  rentre  piteusement  dans  son  tonneau  après 
avoir  fait  des  excuses  à mistress  Pituitt. 

Mais  que  se  passe-t-il  donc  ? voici  le  signor 
Pompéius  qui,  sur  le  rivage,  nous  fait  des 
signaux  télégraphiques,  nous  accourons  : ce 
sont  nos  courageux  matelots  qui  reviennent  de 
leur  reconnaissance,  et  nous  apercevons  au 
milieu  d’eux  un  naturel!  O bonheur  suprême  ! 
Cette  terre  ne  sera  donc  pas  inhospitalière  ! Cet 
indigène  est  un  grand  nègre  maigre  de  six  pieds, 
son  costume  se  compose  d’un  pantalon  et  d’un 
chapeau  de  haute  forme...  d'accordéon  ; il  porte, 
suspendues  à une  perche,  sur  son  épaule  une 
douzaine  de  poules  qui  battent  des  ailes  à 


chaque  pas.  En  arrivant  auprès  de  nous  il 
sourit  en  nous  montrant  ses  dents  blanches  et 
dit  : Popo-Lulu.  C’est  probablement  une  for- 
mule de  salutation.  Ce  nègre  a une  figure  heu- 
reuse, joviale:  on  voit  bien  que  la  civilisation 
l’a  encore  épargné.  Il  ne  cesse  de  nous  saluer 
en  répétant  : Popo-Lulu!  Le  capitaine  Pamphile 
explique  qu'il  a échangé  ces  douze  poulets 
contre  les  boutons  dorés  de  son  uniforme;  en 
effet  le  nègre  les  porte  suspendus  à son  cou  en 
guise  de  collier  et  paraît  très  lier.  Assurément 


Los  sîuges  ne  se  laissent  plus  approcher. 


ce  nègre,  sauf  son  couvre-chef,  une  épave  sans 
doute,  est  un  véritable  sauvage.  11  le  prouve  bien 
du  reste,  car  il  crache  dans  sa  main  droite  et 
la  passe  sur  la  figure  du  D’  Poupardin  qui 
se'  trouve  à sa  portée;  le  capitaine  Pamphile 
explique  aussitôt  que  nous  devons  nous  con- 
former aux  usages  du  pays,  il  ne  faut  pas  effa- 
roucher les  indigènes,  car  ils  peuvent  seuls 
nous  aider  à nous  tirer  d’affaire  ; cette  action  de 
la  part  de  cet  enfant  de  la  nature  a un  sens 
caché,  symbolique,  c’est unefaçon de  contracter 
alliance  ou  de  manifester  son  amitié  11  faut 
donc  bien  en  passer  par  là.  Quand  arrive  mon 
tour  je  subis  l'épreuve  sans  broncher.  Arrive 
M'  Pituitt,  accompagné  de  sa  famille,  il  a 
entendu  le  cri  des  poules.  Le  nègre  s’avance 
vers  lui  et,  après  avoir  craché  dans  sa  main,  le 
débarbouille  de  la  belle  façon.  Indignation  de 
M'  Pituitt  ; cette  négrilloune  était  une...  (je  no 
veux  pas  dire  le  mot),  miss  Arabella  refuse 
ainsi  que  lady  Pituitt.  Aussitôt  le  visage  du 


3C5 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


nègre  prend  une  expression  de  férocité  épou- 
vantable. Le  capitaine  Pamphile  me  pousse  du 
coude  et  me  dit  : — Tu  vois  ce  que  je  disais... 
puis  le  nègre  s’asseoit  par  terre  et  contemple 
avec  joie  son  collier  de  boutons.  Le  capitaine 
Dubcc  l’interroge,  mais  il  toutes  les  questions  il 
répond  : Popo-lulu...  et  un  autre  mot  : rina  ou 
reina  ; impossible  d'en  tirer  autre  chose  ; puis, 
sans  façon,  il  visite  notre  campement,  s’arrête 
stupéfait  devant  les  sujets  du  signor  Pompéius 


Je  ploumais  le  poule  de  môa,  et  le  poule  de  lady,  et  le  poule 
. de  miss. 


et  manifeste  aussitôt  une  « terreur  supersti- 
tieuse ». 

Nous  avons  une  telle  hâte  d’apaiser  notre 
faim  que  nous  procédons  incontinent  aux 
apprêts  culinaires; le  nègre,  que  nous  appelons 
maintenant  Popo-Lulu,  profite  de  notre  inat- 
tention à son  égard  pour  s'esquiver  en  empor- 
tant le  pérésol  de  HP  Pituitt.  Ce  Popo-Lulu  est 
d’un  sans-gêne  étonnant!  Quelle  joie,  nous 
allons  enfin  nous  mettre  sous  la  dent  autre 
chose  que  du  hareng  salé,  du  requin,  du  cuir 
de  hotte  et  du  singe.  Ces  poulets  sont  tendres 
comme  do  la  rosée.  On  leur  tord  le  cou  sansliési- 
tation.  — Maintenant,  dit  le  signor  Pompcius, 
il  faut  les  ploumer,  ploumons!  Eh,  mais  pour- 
quoi la  famille  Pituitt  ne  ploume-t-elle  pas,  ou 
tout  au  moins  le  grand  M' Pituitt1!  Le  capitaine 
Pamphile  s’avance  vers  lui  portant  trois  poulets 
et  aussitôt  Mr  Pituitt  s'empresse  do  dire  : — Jé 
ploumais  le  poule  de  moâ,  et  le  poule  de  lady, 
et  le  poule  de  miss.  — Vous  êtes  un  égoïste, 


esquire  Pituitt,  s'écrie  le  capitaine  Dubec.  — Yd 
disez?Un  égoïste...  J’étais  un  homme...  sérieux, 
entendez-vô.  — Vous  voulez  dire  un  homme 
pratique,  positif...  — Oh  yes,  prétique.  C’est 
entendu,  esquire  Pituitt,  si  nous  étions  aussi 
sérieux  que  vous,  vous  ne  mangeriez  pas  ces 
poulets  que  le  capitaine  Pamphile  a échangés 
contre  les  boutons  de  son  uniforme,  et  nous 
sommes  si  peu  sérieux  que  nous  vous  les  ferons 
cuire,  et  nous  les  servirons  à ces  dames  sur  une 
feuille  de  bananier.  — Aoh  yes.  j’aimais  bien 
couyit.  — Et  M“  Pituitt?  — Elle  aimait  aussi 
bien  couyit.  — Et  M"*  votre  girl?  — Tout  à fait 
couyit.  — C’est  entendu,  esquire.  — Vô  couyis- 
sez  pour  moâ  le  premier...  — Parfaitemement. 

— Ensuite  lady...  — Très  bien.  — Et  pour  miss 
et  après  pour  vô.  — C'est  entendu  ! 

C’est  le  signor  Pompcius  qui  se  charge  de 
plumer  les  autres  poulets  pour  le  reste  de  l'as- 
sociation, pendant  que  l'un  allume  du  feu,  que 
l'autre  puise  de  l'eau  et.  que  je  m’efforce  d'ins- 
taller une  rôtisserie  en  plein  vent  : deux  fourches, 
une  branche  transversale  dans  laquelle  on  enfi- 
lera les  poulets,  et  voilà!  Pendant  que  chacun 
s’emploie  de  son  mieux  dans  l’intérêt  général, 
Pompéius  procède  à la  cuisson.  Les  poulets 
sont  cuits. 

— Ah  ! si  nous  avions  du  sel!  et  du  pain!  et  bon 
gros  tonneau  vin  Médoc,  s’écrie  le  docteur  Pou- 
pardiÉi  On  n’entend  plus  que  le  bruit  des 
mâchoires  qui  se  livrent  à une  mastication  for- 
midable. Dix  minutes  après  il  ne  reste  plus  rien, 
ni  os  ni  carcasse,  et  en  s’essuyant  les  mains 
sur  son  crâne  chauve,  le  Dr  I’oupardin  fait 
observer  ceci  : Homme  jamais  content,  sur 
radeau  ni  eau  ni  poulet,  sommes  bien  heureux 
maintenant.  Cependant,  D1  Poupardin,  quelques 
bonnes  lampées  de  vin  du  Médoc.  11  lève  les 
yeux  au  ciel  et  suce  sa  langue  sans  répondre. 
Un  matelot  fait  remarquer  que  les  poulets 
étaient  gros.  11  m'a  semblé  que  le  mien  était  un 
pigeon,  répond  un  autre  matelot.  Ils  étaient 
gros,  dit  le  premier  matelot,  je  veux  dire  qu'ils 
étaient  pleins  à l'intérieur.  — Comment! 
signor  Pompéius,  s'écrie  le  capitaine  Pam- 
phile, vous  n'avez  pas  vidé  les  poulets?  — 
J'ignourais,  je  ne  souis  pas  oune  couisinière. 

— Alors  nous  avons  tout  mangé?  — Tout,  sauf 
les  ploumes... 

A ce  moment  le  président  Barigoule  agite  sa 
cloche  et  s’écrie  : Voilà  cinq  minutes  que  tu 
nous  racontes  cette  histoire  de  poulets,  tu 
pourrais  bien  nous  parler  d’autre  chose.  ( Pro- 
testations dans  l'auditoire.  Cris  : Continue.  Chut, 
chut,  écoulez!) 

— Illustre  Barigoule,  répond  le  sauvage, 
maintenant  que  les  poulets  sont  mangés,  jo 
poursuis  mon  récit. 

E.  P. 

[A  suivre.) 


LE  GOUTER  DES  CHATS 


Le  goûter  des  chats. 


388 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


L’ambulancière  de  Madagascar  (suite)'. 


Tout  le  personnel  de  l’ambulanc  à l'excep- 
tion de  quatre  soldats  du  génie  à qui  leur  état 
ne  permettait  pas  de  quitter  le  lit,  tint  à se 
joindre  au  cortège  du  pauvre  Nicole.  Le  vieux 
Daniel,  sans  rien  dire  à personne,  avait  fait 
fabriquer  des  couronnes  naturelles  avec  des 
fleurs  et  des  feuillages  enroulés  sur  des  cercles 
de  tonneau,  et  il  en  avait  donné  une  à chacun 
des  assistants,  afin  que  le  mort  fût  accompagné 
moins  tristement  jusqu’à  sa  demeure  dernière. 

En  tête  venaient  deux  enfants  de  chœur, 
improvisés  avec  deux  garçonnets  du  village, 


leurs  jambes  chancelantes,  et  qui  semblaient  se 
demander  si  ce  ne  serait  pas  bientôt  leur  tour 
de  suivre  ce  même  chemin  sur  les  épaules  des 
quatre  bourjanes. 

Derrière  enfin  venait  Marguerite,  entre  son 
oncle  et  le  D’  Hugon;  et  bon  nombre  d'habi- 
tants du  village,  attirés  par  la  curiosité  et  la 
solennité  du  spectacle. 

Au  commandement  du  lieutenant,  le  cortège 
s'arrêta  devant  une  fosse  creusée  à l’avance 
par  les  soins  de  Daniel,  non  loin  de  la  tombe 
où  reposaient  déjà  Michel  Berihier  et  sa 


Obsèques  de  l’ordonnance  du  colonel  Gillon 


au  teint  noir,  aux  pieds  nus,  portant  l’un  l'eau 
bénite,  l'autre  la  croix;  derrière  eux  le  Père 
missionnaire,  puis  le  cercueil  recouvert  d’un 
drap  noir  sur  lequel  on  avait  étalé  la  vareuse, 
le  képi  et  le  sabre-baïonnette  du  malheureux 
soldat.  Quatre  anciens  bourjanes,  ayant  pour 
tout  vêtement  une  ample  tunique  en  toile  bleue 
qui  leur  descendait  jusqu’à  mi-jambe,  portaient 
le  mort  comme  naguère  ils  avaient  porté  les 
vivants,  sans  un  cahot,  marchant  du  même  pas, 
se  tenant  deux  à deux  par  les  poignets  et  chan- 
geant d’épaule  de  temps  en  temps  comme  pour 
un  fllanzane,  en  faisant  passer  les  brancards 
par  dessus  leur  tête.  Encadrant  ce  groupe, 
huit  malades  en  tenue  de  service,  l’arme 
basse,  rendaient  les  honneurs.  Immédiatement 
derrière  le  cercueil,  deux  camarades  de  Nicole 
au  200”  conduisaient  le  deuil,  portant  chacun 
une  couronne  plus  grande  que  les  autres;  puis, 
s'appuyant  sur  sa  canne,  un  lieutenant  du 
génie,  très  faible  encore,  s’avançait,  suivi  de 
tous  les  autres  malades,  et  c’était  un  spectacle 
poignant  que  celui  de  ces  pauvres  gens,  pâles, 
minés  par  la  lièvre,  se  traînant  péniblement  sur 


femme.  Le  Dère  lut  les  dernières  prières,  puis 
il  bénit  le  corps  et  jeta  la  pelletée  de  terre,  dont 
l'écho  retentit  sinistrement  au  cœur  de  tous. 

Agenouillée  dans  l'herbe,  Marguerite  sanglo- 
tait,la  tête  entre  ses  mains;  la  triste  cérémonie 
réveillait  en  elle  une  source  de  chagrin  qui 
n’avait  pas  encore  eu  le  temps  de  tarir. 

Cependant,  les  bourjanes  s’étant  écartés  sur 
un  signe  du  lieutenant,  les  autres  assistants 
s'approchèrent,  et,  au  milieu  d’un  silence 
émouvant,  l'ofücier  prononça  quelques  paroles 
d’adieu  : 

— Victor  Nicole,  tu  as  été  un  bon  soldat,  un 
fidèle  et  dévoué  serviteur  de  ton  pays.  Repose 
en  paix  dans  le  repos  éternel.  Tu  méritais  sans 
doute  de  tomber  glorieusement  sur  le  champ 
de  bataille.  Mais  qu’importe?  Il  y a autant 
de  courage  à braver  la  fièvre  que  les  Ho  vas; 
et  ta  fin,  pour  avoir  été  plus  obscure,  n’en 
est  pas  moins  méritoire,  car  c’est  pour  le 
service  de  la  France  que  tu  as  souffert  et  que 
tu  es  mort.  Tu  emportes  dans  la  tombe  l’estime 
de  tes  chefs,  l’affection  de  tes  camarades  et 
celle  des  généreuses  personnes  qui  ont  entouré 


1.  Voir  le  il®  383  du  Petit  Français  illustré , p.  350. 


L’AMBULANCIÈRE  DE  MADAGASCAR 


m 


de  soins  touchants  les  dernières  journées  de  ta 
vie.  Victor  Nicole,  au  nom  de  ta  famille  absente, 
au  nom  de  tes  camarades  du  corps  expédition- 
naire, je  te  salue  et  je  te  dis  : Adieu  ! 

A tour  de  rôle,  Marguerite,  Daniel,  le  D' Hugon 
et  les  malades  défilèrent  en  jetant  l’eau  bénite 
sur  le  cercueil.  La  fosse  fut  ensuite  comblée, 
et  par-dessus  on  entassa  les  couronnes  qui 
formèrent  un  tertre  de  fleurs  et  de  verdure. 
Puis  tout  le  monde  reprit  le  chemin  de  l'ambu- 
lance, lentement  et  tristement,  par  petits 
groupes. 

Rencontre  inattendue. 

Le  14  septembre,  à cinq  heures  et  de- 
mie du  matin,  le  premier  échelon  de  la 
colonne  légère  quittait  ses  cantonnements 
de  Mangasoavina,  au  sud  de  la  plaine 
d'Andnba,  sur  les  bords  du  Mamokomita, 
et  se  mettait  en  route  pour  ne  plus 
s’arrêter  qu’au  milieu  de  la  place  d’Ando- 
halo,  au  coeur  de  la  capitale  hova. 

Pour  donner  satisfaction  dans  une  cer- 
taine mesure  aux  différents  groupes  du  ■ 
corps  expéditionnaire,  le  général  en  chef  , 
a composé  la  colonne  avec  les  éléments  v„> 
les  plus  valides,  pris  par  moitié  dans  les 
troupes  de  la  guerre  et  par  moitié  dans 
les  troupes  de  la  marine  r légion  étran- 
gère, régiment  d’Afrique,  tirailleurs  mal- 
gaches1, 40’  chasseurs  et  3’  bataillon  du 
20f  de  ligne  (ce  dernier,  dont  l’effectif 
était  réduit  à cent  hommes,  a reçu 
cinq  cents  hommes  de  renfort  venus  de 
France),  artillerie,  infanterie  de  marine, 
chasseurs  d’Afrique,  etc.  Malheureuse- 
ment, il  a bien  fallu  limiter  le  choix  des  H<"'ri 
hommes  et  des  officiers,  et  faire  ainsi 
nombre  de  mécontents.  Tout  le  monde  aurait 
voulu  être  du  coup  de  collier  de  la  fin  et 
prendre  sa  part  de  la  prise  de  Tananarive. 

Plus  de  route  ! Plus  de  voitures  Lefebvre  ! La 
colonne  légère  emporte  deux  mille  cinq  cents 
mulets  de  bût,  des  troupeaux  de  bœufs  et  deux 
cent-quarante  tonneaux  de  vivres,  de  façon  à ne 
pas  être  obligée  de  s’arrêter  en  route,  autrement 
que  pour  les  repos  réglementaires.  Comme  on 
ne  veut  pas  laisser  les  mpedimenti  en  arrière, 
la  marche  se  poursuivra  assez  lentement,  mais 
méthodiquement,  étapes  par  étapes,  sans  que 
sa  durée  d’après  les  calculs  les  plus  rigoureux 
puisse  dépasser  vingt  jours  au  maximum;  c'est- 
à-dire  que  les  cent  quarante-cinq  kilomètres  qui 
séparent  Andriba  de  Tananarive  seront  franchis 
avant  la  fin  du  mois,  et  que  le  i”  octobre  le  dra- 
peau tricolore  flottera  sur  la  terrasse  du  palais  de 


la  reine.  Les  reconnaissances  envoyées  le  1 et 
le  10  pour  recueillir  des  renseignements  sur 
les  intentions  de  l’ennemi  avaient  rapporté  qu'il 
était  fortement  retranché  à Tsinainondry  et  à 
Ampotaka.  Tsinainondry  (boyaux  de  chat)  est 
un  défilé  dans  la  vallée  du  Firingalava,  qui  eût 
pu  arrêter  nos  troupes  s'il  avait  été  défendu 
par  des  soldats  dignes  de  ce  nom  ; mais, 
heureusement  pour  nous,  avec  les  Hovas,  les 
Sakalaves,  les  Makoas,  fussent-ils  armés  des 
fusils  et  des  canons  à tir  rapide  que  nos  bons 
amis  les  Anglais  se  sont  fait  une  joie  de  leur 


les  tirailleurs  dp  transpercer  an  noir  affale  dans  la  brousse. 


fournir  (à  beaux  deniers  comptants,  il  est  vrai), 
ce  danger  n'était  pas  à craindre. 

Attaquées  sur  trois  points  à la  fois,  le  lende- 
main matin  avant  le  jour,  par  la  légion  étran- 
gère, le  régiment  d’Algérie  et  les  tirailleurs 
malgaches,  les  crêtes  qui  dominent  le  défilé 
furent  enlevées  brillamment,  et  les  Hovas,  mis 
en  pleine  déroute,  laissaient  sur  le  terrain 
quatre-vingts  morts  et  un  canon,  tandis  que 
nous  n'avions  que  trois  blessés  sérieux,  deux 
légionnaires  et  un  tirailleur  malgache.  Le 
pren.ier  échelon  coucha  sur  les  positions  et  le 
lendemain  poursuivit  sa  route  dans  la  direction 
d’Ampotaka. 

Attachés  tous  deux  à l’état-major  du  général 
Metzinger  qui  commaudait  le  premier  échelon, 
le  capitaine  Gaulard  et  Henri  Berthier-Laulree 
ne  se  quittaient  guère,  à moins  qu'une  affaire 


1.  Co  bataillon,  qu'on  appelle  souvent  « les  Tirailleurs  saka-  | mais  des  indigènes  de  Nossi-Bé,  de  Mayotte,  de  Sainte-Mario 
laves  »,  ne  renfermait  pas  ut  seul  Sakalave  dans  ses  ran  ;s,  | et  dos  Comores 


370 


LE  PETIT  ELANÇAIS  ILLUSTRÉ 


de  service  ne  les  séparât.  C’est  ainsi  qu’après 
la  prise  de  Tsinainondrv,  pendant  cpie  Georges 
Gaulard  allait  porier  au  général  Duchesne  le 
rapport  de  son  chef,  Henri  continuait  au 
contraire  à marcher  à l’extrême  pointe  de 
l'avant-garde. 

Un  peu  avant  l’étape,  l'attention  du  jeune 
homme  lut  attirée  soudain  par  un  grand 
bruit  de  voix  et  d’éclats  de  rire  qui  partait 
d’une  section  du  régiment  d'Algérie,  à quelques 
pas  en  avant  de  lui;  il  se  précipita  et  arriva 
juste  à temps  pour  empêcher  un  tirailleur 
de  clouer  sur  le  sol  d’un  coup  de  baïonnette 
un  pauvre  diable  de  noir  affalé  dans  la  brousse  j 
comme  une  masse  inerte;  son  lamba  était  en 
haillons  et  sa  peau  disparaissait  tout  entière 
sous  une  couche  épaisse  de  poussière  et  de 
crasse,  il  paraissait  aux  trois  quarts  mort,  et  ce 
fut  presque  par  acquit  de  conscience  qu’Henri 
essaya  de  le  ranimer,  en  introduisant  entre  ses 
dents  une  gorgée  d'eau-de-vie.  Après  un  long 
moment  cependant,  le  noir  donna  signe  de  vie, 
ses  yeux  s’ouvrirent  et  regardèrent  à droite 
et  à gauche  avec  une  expression  d'ahurisse- 
ment complet;  mais  ses  lèvres,  tuméfiées  par 
le  soleil  et  par  la  soif  sans  doute,  se  refusaient 
à laisser  passer  aucun  son.  Après  des  efforts 
laborieux,  il  parvint  à remuer  un  bras  et  tira 
des  profondeurs  de  son  lamba  un  chiffon  de 
papier  qu'Henri  lui  prit  des  mains.  C'était  une 
carte  de  visite,  toute  souillée  de  sang  et  de 
boue,  sur  laquelle  le  jeune  homme  finit  par 
déchiffrer,  à sa  grande  stupéfaction,  l’adresse 
suivante,  écrite  en  français  : 

PIERRE  PETIT  et  FILS 
Opère  lui-même 
Photographes  cle  la  Présidence 

9,  H et  12,  place  Cadet. 

et,  au  bas  de  la  carte,  en  plus  petits  caractères: 

Hector  La  Bretèche,  représentant, 

38,  rue  de  Clignancourt. 

Examinant  alors  avec  plus  de  soin  l’étrange 
bonhomme,  Henri  reconnut  que  l’ensemble  de 
sa  physionomie  et  la  forme  de  sa  tête  surtout 
s’éloignaient  sensiblement  du  type  malgache. 

Il  appela  son  fidèle  Naïvo,  qui  n’était  jamais 
bien  loin,  et  lui  donna  l’ordre  de  débarbouiller 
à fond  le  pauvre  diable  ; alors,  sous  la  carapace 
de  boue  et  de  saleté  qui  le  recouvrait,  apparut 
un  visage  hirsute  et  fortement  bronzé,  mais 
qui  incontestablement  appartenait  au  type 
européen. 

Un  peu  ranimé  par  ces  frictions  énergiques, 
l'homme,  portant  sa  main  à sa  bouche,  ébaucha 
le  geste  qui  dans  toutes  les  langues  veut  dire  que 
l’on  meurt  de  faim.  Henri,  n'ayant  pas  autre 
chose  sous  la  main,  broya  dans  son  quart  do 


fer-blanc  du  biscuit  mélangé  avec  des  grains 
de  café,  mouilla  la  mixture  d'eau  additionnée 
d’alcool,  et  l’introduisit  non,  sans  peine  dans 
l'œsophage  durci  comme  de  la  corne  du  patient. 

— Encore!  fut  le  premier  mot  que  prononça 
presque  distinctement  l’affamé,  d'une  voix 
rauque. 

Patiemment,  Henri  recommença  sa  petite 
cuisine  et  lui  en  fit  avaler  une  nouvelle  portion 
qui  disparut  comme  la  première,  avec  le  bruit 
sourd  d'une  pierre  qui  tombe  au  fond  d’un 
puits.  Après  quoi,  se  redressant  sur  un  coude, 
l’inconnu  regarda  Henri  avec  des  yeux  de  chien 
à demi  noyé  qu’on  vient  de  retirer  de  l’eau,  arti- 
cula un  « Merci,  monsieur!  » à peu  près  intelli- 
gible; puis  brusquement  il  retomba  dans  un 
sommeil  écrasant.  Très  embarrassé  de  ce  compa- 
gnon passablement  gênant,  Henri  ne  pouvait 
pourtant  pas  l'abandonner,  après  l'avoir  sauvé 
une  première  fois  de  la  baïonnette  des  tirail- 
leurs, et  une  seconde  fois  de  la  faim  qui  le 
torturait;  d’autant  que,  d’après  les  quelques 
mots  qu’on  avait  pu  lui  arracher,  c’était  d’un 
Européen,  d’un  Français  même  qu'il  s'agissait. 
Les  hommes  de  l’avant-garde  avaient  trop 
à faire  de  se  porter  eux-mêmes,  avec  leurs 
armes  et  leur  sac,  pour  qu’on  leur  imposât  la 
surcharge  d'un  corps  aussi  lourd.  Heureusement, 
un  mulet  de  bât  étant  venu  à passer  à ce  moment, 
Henri  ordonna  à son  conducteur  de  le  débar- 
rasser des  deux  caisses  qu'il  transportait  et  de 
les  charger  sur  ses  propres  épaules  ; puis,  avec 
l'aide  de  Naïvo,  il  hissa  tant  bien  que  mal  sur 
le  dos  de  l’âne  le  ressuscité  toujours  endormi, 
et  Ton  gagna  de  la  sorte  l’étape,  qui  par  bon- 
heur était  tout  proche. 

Ce  fut  le  lendemain  matin  seulement  qu’Henri 
put  enfin  savoir  à.  qui  il  avait  sauvé  la  vie. 
L’homme  était  bien  un  Français,  et  son  nom 
était  bien  Hector  La  Bretèche.  Photographe  de 
son  métier,  il  était  venu  à Madagascar  pour  le 
compte  de  la  maison  Pierre  Petit,  avec  la  mis- 
sion de  prendre  un  certain  nombre  de  clichés, 
dont  le  débit  ne  pouvait  manquer  d’être  une 
source  de  bénéfices  extraordinaires  après  la 
fin  de  l'expédition.  A Tananarive,  où  il  avait 
réussi  à s’introduire,  il  avait  jugé  prudent  de 
se  faire  passer  pour  Anglais,  ce  qui  lui  était 
facile  grâce  à sa  parfaite  connaissance  de  la 
langue  de  nos  voisins  d’Outre-mer;  il  avait  pu 
ainsi  prendre  sa  collection  complète  de  clichés 
sans  être  inquiété,  jusqu’au  jour  où,  dénoncé 
par  un  confrère,  un  vrai  Anglais  celui-là,  il 
avait  été  obligé  de  quitter  précipitamment  la 
ville.  — Heureusement,  disait-il,  il  avait  pu, 
avant  de  partir,  mettre  tous  ses  clichés  en  lieu 
sûr,  et  il  comptait  bien  les  retrouver  intacts 
après  l'entrée  de  nos  troupes  dans  Tananarive. 


(A  suivre }. 


A.  B. 


BOITE  AUX  LETTRES 


37! 


'2*  AV  CENTRE  VN  ANGE  DÈ  LA  PAIX  DRflTEGE  LE  LYS  BILlENTOQVE  MENACE  D'ETRE  PAVCÜÉ  EN  SA  TLEVRTAXVM 

/cheval  dont  les  contovrs  indécis  indiûvent  çvïlest  vapevr  a droite  l i ilv s trê asenbrpvck  est  navre  et  ia\ 

SCIENCE  S'APPRETE  A SE  VOILER  DE  IUVIL  A J&VCRE*  VN  ENFANT  SYMBOLISE  PARIES  GRILLADES  L EFFET  FR0DV1T  SVRiE 
k SAVANT  BinXNTOÇVE  PAR.  U VAPOTŒQVITATIOnJ'AV  TOND.  DEFORME  S FLOTTANTES  T T LEGERE  S ELLES  NE  SIGNIFIENT  J 


JEMSAEL 


(Yro?r  le  post-scriptum  à la  lettre  de  notre  correspondant). 

Boîte  aux  lettres. 


A MONSIEUR 

LE  PROFESSEUR  PHILOXÈNE  BILLEMOQUE. 

Il  est  permis  à la  science 
de  déserter  quelquefois 
les  sommets,  d'abandon- 
ner un  instant  à eux- 
mêmes  les  phénomènes 
naturels  et  leurs  petites 
combinaisons  pour  des- 
cendre à des  sujets  d uu 
ordre  en  apparence  moins 
relevé. 

Qu’un  instant  donc 
l'univers  continue  à mar- 
cher tout  seul  au  petit 
bonheur;  ne  planons  plus,  cher  maître,  et 
daignez  me  prêter  un  instant  d’attention 
J’ai  cru  voir  en  contemplant  votre  photogra- 
phie qu’il  y avait  quelques  petites  brèches  dans 
les  deux  rangées  de  perles 
auxquelles  jadis  votre 
sourire  devait  emprunter 
tant  de  charmes.  Les  pré- 
occupations scientifiques, 
l’iiiibitude  des  hautes  spé- 
culations, je  le  sais  mieux 
que  personne,  ont  une  in- 
fluence désastreuse  sur  la 
■splendeur  de  la  dentition  et  de  la  chevelure. 
Hélas  ! cet  apanage  triomphant  de  l’insoucieuse 
jeunesse  s'envole  vite,  si  j’ose  m'exprimer 
ainsi,  un  jour  un  cheveu,  le  lendemain  une 
dent;  nous  connaissons  tous  cette  débâcle,  nous 
autres  hommes  de  profondes  études. 

Permettez-moi  donc  de  vous  dédier  un  râtelier 
masticateur  à gazoline  que  je  viens  d'élaborer, 
et  dont  le  dispositif  très  simple  vous  agréera 
sans  nul  doute.  Cet  appareil  marche  tout  seul 
et  sans  fatigue,  ce  qui,  vous  l’avouerez,  n’est 


point  le  l’ait  du  mastiflcateur  naturel  si  fragile, 
souvent  douloureux,  et  dont  l’usage,  eu  raison 
d'une  foule  d’inconvénients,  devrait-ètre  aban- 
donné tout  à fait. 

Ne  touchons  à la  Nature  que  pour  l’améliorer 
— celui-ci  laisse  bien  loin  en  arrière  la 
mâchoire  que  nous  connûmes  tous  en  notre 
jeune  âge.  Mon  râtelier  mastiflcateur  à gazo- 
line, si  vous  le  laissiez  faire,  serait  capable  de 
venir  à bout  d’un  bœuf  en  i“  23"1.  Voici  les 
détails  de  l'appareil  (voir  la  petite  figure  ci- 
jointe)  : maxillaires  articulées  à billes,  piston 
actionné  par  gazsline  vaporisée  fournie  par 
petit  réservoir.  — Tourner  à droite  bouton  Z 
pour  mettre  en  route,  tourner  à gauche  pour 
arrêter.  Dépense 
de  gazoline,  i cen- 
time par  repas. 

On  peut  facile- 
ment rire,  causer 
ou  penser  à n’im- 
porte quoi  pen- 
dant que  l’appa- 
reil fonctionne;  la 
seule  précaution 
à prendre  est  de 
n’y  point  porterie 
doigt  par  inadvertance,  car  par  inadvertance 
aussi,  il  le  mangerait. 

Ne  me  remerciez  pas,  je  vous  prie,  et  croyez- 
moi  votre  admirateur  et  serviteur  très  humble. 

Théodule  Asebrouck. 

P. -S.  — J’ai  reçu  le  tableau  de  125  mètres  de 
long  qu'un  peintre  de  vos  amis  a exécuté  pour 
conserver  la  mémoire  de  votre  accident  et  de 
l'émouvant  sauvetage.  J'en  adresse  une  réduc- 
tion à notre  Peht  Français  illustré , toujours  à 
l’affût  des  manifestations  de  l'art  sous  toutes 
ses  formes. 


372 


LE  PETIT  ELANÇAIS  ILLUSTRE 


Variétés. 


I^c  Journal  «le  l’Avenir.  — On  a,  paraît- 
il,  inauguré  depuis  peu  à Budapest  (Hongrie)  un 
journal  téléphone.  Les  abonnés,  moyennant  2 sous 
par  jour,  reçoivent,  non  pas  en  une  seule  fois, 
mais  à différentes  heures  de  la  journée,  les  com- 
munications orales  émanant  du  bureau  de  rédac- 
tion et  qui  leur  sont  transmises  à domicile  par  le 
lil  électrique  du  poste  téléphonique  que  chacun 
d’eux  possède. 

* 

* * 

L.e  comble  «le  l’Art.  — Le  peintre  flamand 
Gossaert,  plus  connu  sous  le  nom  de  Jeau  de 
Maubeuge,  était  attaché  à la  maison  du  marquis 
de  Veere  lorsque  celui-ci  reçut  une  visite  de 
Charles-Qnint.  Pour  la  circonstance,  le  riche  sei- 
gneur habilla  somptueusement  toute  sa  domesti- 
cité. Gossaert  se  lit  remettre  en  pièces  l'étoffe  de 
son  costume  sous  prétexte  de  la  faire  tailler  à sa 
guise,  mais  il  se  hâta  de  la  vendre  et  il  en  man- 
gea, but,  joua  et  perdit  l’argent.  Le  marquis  eut 
vent  de  cette  fredaine,  qui  ne  l’étonna  pas  de  la 
part  de  Son  protégé,  mais  il  ne  dit  rien  et  voulut 
voir  comment  l’artiste  se  tirerait  d’affaire. 

Le  jour  de  la  réception  venu,  alors  que,  placé 
à la  droite  du  roi,  de  Veere  lui  présentait  à 
mesure  qu’ils  s’avancaient  les  officiers  de  sa  petite 
cour,  on  vit  paraîLre  maître  Jean,  la  tète  haute, 
content  de  lui,  drapé  dans  Je  plus  merveilleux 
rostume  qu’on  pût  rêver.  L’empereur  lui-même 
se  récria  sur  le  brillant  du  damas,  l'éclat  des 
Heurs,  le  goût  des  ornements.  Le  défilé  fini,  le 
marquis  chercha' son  peintre  a travers  ses  salons 
et  ses  jardins  afin  de  le  complimenter  et  aussi  de 
savoir  quelle  était  la  merveilleuse  étoffe.  Il  aper- 
çut devant  lui  Gossaert  qui  lui  tournait  le  dos, 
s’approcha,  lui  mit  la  main  sur  l’épaule  et. . . par 
le  seul  contact  sentit  que  c’était  du  papier  collé 
sur  un  justaucorps  de  toile  ! 

Le  marquis  poussa  un  cri  qui  se  termina  par 
un  éclat  de  rire  si  violent  que  Charles-Quinl  en 
demanda  la  cause. 

Jean  dut  en  public  confesser  son  cas:  ce  fut  sa 
seule  pénitence,  car  tout  le  monde  lui  fil  compli- 
ment de  son  talent  et  son  ingéniosité  égaya  la 
petite  fête. 

Soyons  ili^iin^iics.  — Babylas  partant  au 

lycée  : 

— M’man  y pleut,  j’vas  prendre  mou  pépin. 

— Fi,  monsieur,  ne  dites  pas  ce  mot-là;  c’est 
d’un  commun  I 

Le  même  a la  classe  d'histoire. 

— Élève  Babylas.  Quel  fut  le  père  de  Charle- 
magne ? 

— Parapluie  le  Bref,  M’sieu. 


— Quelle  est  cette  inconvenante  plaisanterie, 
Monsieur?  Vous  savez  bien  que  c’est  Pépin. 

— Oui  M’sieu;  mais  m’man  m’a  défendu  de 
dire  ce  mot-là:  elle  dit  comme  ça  qu’c’ est  trop 
commun. 

Les  ingéniosités  de  la  réclame. 

Celle-ci  émane  d’un  fabricant  de  bicyclettes 
allemand  et  elle  est  ainsi  conçue  : 

« Je  livre  une  machine  de  première  qualité  et 
un  costume  de  cycliste,  gratuitement,  à toute 
personne  qui  versera  un  centime.  Cependant 
l’acheteur  doit  s’engager  à payer  pendant  quinze 
jours  de  suite  le  double  de  la  somme  qu’il  aura 
payée  la  veille  : c'est-à-dire  le  premier  jour  un 
centime,  le  deuxième  jour  deux  centimes,  le  troi- 
sième jour  quatre  centimes,  et  ainsi  de  suite.  » 

Il  n’est  pas  besoin  de  calculer  comme  feu  Bar- 
rême,  pour  s’apercevoir  que  le  crédit  consenti 
est  à peu  près  illusoire.  A partir  du  huitième  jour, 
le  client  verse  1 fr.  28  et,  de  ce  moment,  le  dou- 
blement rapide  des  versements  successifs  l’amène 
à verser  le  quinzième  jour  163  fr.  84  d’un  coup. 

La  bicyclette  et  le  costume  de  cycliste  lui  coû- 
tent, au  total,  trois  cent  vingt-sept  francs  soixante- 
sept  centimes. 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Qiie&tüoii»  liD»toi*i«flu«os*.  — Quelles  villes 
ont  .donné  naissance  aux  peintres  italiens  Ra- 
phaël, Titien,  Michel-Ange. 

Aux  peintres  français  Jean  Cousin,  Poussin, 
Eugène  Delacroix. 

Aux  peintres  flamands  et  hollandais  Rubens, 
Rembrandt,  Ruysdaël. 

* • 

Question  «le  lnngiie  française.  — Quelle 
différence  de  sens  y a-t-il  entre  genêt  et  genet. 

Mcta^niniiiie. 

J'ai  trois  pieds;  changez  six  fois 
Le  dernier  qui  se  présente. 

Voici  d’abord  le  harnois 
Du  copain  de  Rossinante. 

Puis  un  débit  de  boisson 
Mettant  buveurs  en  liesse, 

Une  aimable  réunion 

Vrai  bonheur  pour  la  jeunesse  ; 

Ce  qui  passe  au  bleu,  dit-on, 

Chez  savante  doctoresse  : 

Le  poil  luisant  d’un  coursier 
A l’ondoyante  crinière. 

Enfin,  un  bateau  grossier 
Qui  traverse  la  rivière. 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  383. 

I.  Casse  tête  géographique. 

Seinc-et-Marae  (Bouches-du-Rhône,  Corrèze,  Loir-et-Cher, 
Manche). 

II.  Les  chances. 

Il  vaut  mieux  parier  pour  impair;  les  gens  très  forts  sur  le 
calcul  des  probabilités  assurent  qu’il  y a une  légère  chance 
de  plus  on  faveur  d'impair. 


II 1.  La  pêche  aux  grenouilles. 

On  peut  péchor  les  grenouilles  sans  hameçon  parce  que  la 
grenouille  saisit  l’appât  de  drap  rouge  placé  au  bout  (le  la  ligne 
et  le  serre  si  fortement  entre  sa  langue  et  son  palais  qu'on 
peut  l’enlever  ainsi  sans  craindre  quelle  ne  se  dégage. 

IV.  Charade. 

Tournon. 


Le  Gérant  : Mauriciî  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  dam  esse  doit  être  accompagnée  de  l'une  des  dernier  es  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres  pose. 


8e  année.  — Nn  385. 


10  centimes. 


11  juillet  1896. 


LE 


Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DLS  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L Ambulancière  de  Madagascar.  — Inierrogaioire  du  photographe. 


374 


I.E  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


L’ambulancière  de 

Hector  La  Brelèche  n’avait  emporté  en  se  sau- 
vant qu’un  peu  d'argent  dissimulé  de  son  mieux 
et  quelques  vivres.  Naturellement,  il  était  parti 
dans  la  direction  d’Andriba  en  prenant  des 
précautions  pour  ne  pas  se  laisser  voir  ; il  pen- 
sait que  le  corps  expéditionnaire  ne  devait 
plus  être  loin  maintenant,  et  il  espérait  le 
rejoindre  avant  d’avoir  épuisé  ses  provisions 
de  bouche.  Mais  il  ne  se  doutait  pas  des  dif- 
ficultés au  milieu  desquelles  il  se  jetait.  Tout 
d’abord  il  avait  eu  beaucoup  de  peine  à éviter 
les  troupes  plus  ou  moins  régulières  qui  bat- 
taient la  campagne  aux  environs  de  la  capitale; 
puis,  à mesure  qu’il  s’était  éloigné  de  Tanana- 
rive,  il  avait  trouvé  le  désert  complet,  les  Hovas 
faisant  le  vide  devant  l’envahisseur  en  brû- 
lant les  villages,  détruisant  les  récoltes  et  chas- 
sant fort  loin  les  troupeaux  de  boeufs;  de  sorte 
que,  quand  il  avait  été  au  bout  de  ses  vivres,  il 
s’était  vu  dans  l’impossibilité  de  les  renou- 
veler. Pour  comble  de  malheur,  il  avait 
rencontré  à deux  reprises  différentes  des 
bandes  de  Faliavalos  qui  l’avaient  brutalement 
dépouillé  de  tout  ce  qu’il  portait  sur  lui;  c’était 
miracle  qu’il  se  fût  échappé  vivant  de  leurs 
mains.  Mourant  de  soif  et  de  faim,  il  s’était 
traîné  sur  le  sentier  par  où  il  pensait  que  nous 
devions  arriver,  jusqu'au  moment  où  il  était 
tombé,  incapable  de  faire  un  pas  de  plus. 
Quand  Henri  l'avait  recueilli,  il  y avait  cinq 
jours  qu’il  n’avait  mangé  un  grain  de  riz,  ni  bu 
une  goutte  d’eau. 

Cette  rencontre  inattendue  pouvait  avoir 
quelque  intérêt  pour  le  quartier  général,  en 
raison  des  renseignements  qu’Hector  La  Bre- 
tèche  se  trouverait  à même  de  fournir  sur  la 
situation  actuelle  de  Tananarlve,  sur  l’état 
d’esprit  de  la  population  et  du  Ciouvernement 
hovas,  et  sur  les  préparatifs  de  défense  orga- 
nisés aux  abords  de  la  capitale.  Henri  amena 
donc  l’infortuné  photographe  au  général,  qui 
l’interrogea  longuement. 

D’après  les  dires  d’Heclor  La  Bretèche,  le 
premier  ministre  était  loin  de  s’attendre  que  le 
corps  expéditionnaire  pût  dépasser  Suberbie- 
ville.  Il  avait  fallu  la  prise  d’Andriba,  pour  lui 
ouvrir  les  yeux;  il  se  berçait  encore,  toutefois, 
de  l’espoir  que  jamais  les  Français  ne  pénétre- 
raient dans  l’Imerina.  « Ils  sont  arrivés,  — 
disait-il  tout  haut  dans  les  kabarys,  — jusqu’au 
Vavatany  (littéralement  la  bouche  de  la  terre), 
mais  ils  sont  encore  loin  du  royaume  d’Andria- 
nampoinimerina,  puisque  plus  de  soixante-dix 
kilomètres  les  séparent  encore  du  territoire  des 


Madagascar  [Suite) 

Vonizongo,  la  tribu  liova  qui  occupe  la  frontière 
de  l’Imerina.  » Et  cependant  Raïnilaiarivony  a 
un  service  d’espionnage  très  sérieusement 
constitué,  qui  le  tient  au  courant  de  tous  les 
mouvements  des  troupes  françaises,  depuis  le 
commencement  des  opérations;  mais  il  est 
tellement  infatué  de  sa  puissance  que  pour  le 
désabuser  il  ne  faudra  pas  moins  que  l’arrivée 
du  général  Duchesne  en  vue  de  Tananarive. 
Quant  à la  population,  elle  continue  à vaquer  à 
ses  occupations  ordinaires  le  plus  tranquille- 
ment du  monde,  le  premier  ministre  ayant 
soin  de  l’entretenir  dans  une  complète  sécurité 
en  faisant  circuler  les  bruits  les  plus  extrava- 
gants. Tantôt  c’était  un  soi-disant  télégramme 
apporté  par  un  schooner  américain,  annonçant 
que  la  guerre  avait  éclaté  entre  la  France  et 
l’Angleterre,  et  que  nos  troupes,  craignant 
de  voir  arriver  une  escadre  britannique,  se 
rembarquaient  précipitamment.  Tantôt  c’était 
un  des  généraux  hovas  qui,  par  une  manœuvre 
des  plus  habiles,  avait  attiré  les  Français 
dans  un  piège,  massacré  deux  mille  hommes 
du  régiment  d’Algérie  et  repris  Mevatanana 
de  vive  force.  Ou  bien  on  venait  de  recevoir  la 
nouvelle  que  le  génie  hova  avait  fait  sauter  une 
digue  et  que  plus  de  mille  soldats  français 
avaient  été  noyés.  En  même  temps,  pour  exal- 
ter l’enthousiasme  des  Mahomilas,  on  tenait 
sur  la  place  d’Andolialo  de  nombreux  kabarys, 
pendant  lesquels  le  premier  ministre  et  ses 
secrétaires  les  objurguaient,  avec  des  flots 
d’éloquence  intarissables,  de  ne  point  se  décou- 
rager, leur  promettant  que  pas  un  Vasaha  ne 
sortirait  vivant  de  Madagascar;  alors  même 
que  ces  maudits  réussiraient  à s’approcher  de 
Tananarive,  ils  seraient  enveloppés,  comme 
dans  un  immense  coup  de  filet,  par  des  masses 
innombrables  de  guerriers  venus  de  tous  les 
points  de  l’île.  Mais  avant  qu’ils  n’arrivent 
jusque  là,  le  passage  leur  serait  chaudement 
disputé  à Iiinajy  et  à Maharidaza;  si  cela  ne 
suffisait  pas  à les  arrêter,  ils  trouveraient 
devant  eux,  dans  les  environs  de  Babay,  trente 
mille  hommes  bien  armés,  à la  tête  desquels  le 
premier  ministre  et  la  reine  elle-même  iraient 
se  mettre.  Les  Français  fussent-ils  quinze  mille, 
comme  un  homme  vaut  un  autre  homme,  on  les 
tuerait  tous  et  il  resterait  encore  quinze  mille 
guerriers  hovas  pour  rentrer  triomphalement  à 
Tananarive.  Enfin,  alors  même  que  ces  misé- 
rables Vasahas  trouveraient  moyen  d’éviter  le 
combat  en  prenant  une  autre  route,  rien  ne 
serait  perdu;  il  suffirait,  pour  préserver  la 


1.  Voir  le  u°  3S4  du  Petit  Français  illustre,  p.  303. 


L'AMBULANCIÈRE  DL  MADAGASCAR 


375 


capitale,  de  rompre  les  digues  de  l'ikopa  et 
de  l'entourer  ainsi  de  onze  pieds  d'eau,  pen- 
dant que  la  population  se  retirerait  sur  les  col- 
lines; on  pourrait  aussi  faire  de  la  ville  un 
foyer  d'épidémie,  en  y égorgeant  plusieurs 
milliers  de  têtes  de  bétail  qu’on  laisserait  se 
décomposer.  Tout  cela,  bien  entendu,  n’était 
que  hâbleries  et  vantardises;  la  menace  de 
rompre  les  digues  de  l'ikopa,  notamment,  pour 
ensevelir  les  envahisseurs  dans  les  Ilots  d'une 
inondation,  était  une  pure  absurdité, 
attendu  qu'à  cette  époque  U n’y  a pas 
un  mètre  d'eau  dans  la  rivière,  et  que 
ce  n'est  qu’en  février,  à la  fin 
de  la  saison  des  pluies,  qu'avec 
ce  stratagème  on  aurait  pu 
jeter  deux  ou  trois  pieds 
d'eau,  tout  au  plus,  dans  les 
rizières  qui  entourent  la 
ville. 

Eu  même  temps  la 
Reine  et  le  premier 
ministre,  entou- 
rés des  princi- 
paux fonction- 
naires de  la 
Cour,  pas- 
saient des 
revuesfré- 
qucntes 
sur  la 
place  de 
Mahamasi- 
na,  et  l'ai- 
saientauxsol- 
dats  des  distri- 
butions de  vêto- 
ments,  de  vivres  et 
d'argent.  On  exerçait  aussi 
les  recrues,  les  artilleurs  surtout, 
sous  la  direction  du  major  Graves,  le  1,11 
seul  officier  anglais  qui  fut  resté  au 
service  du  gouvernement  hova;  les  écoliers  eux- 
mêmes  consacraient  six  heures  par  semaine  au 
maniement  de  la  sagaie  et  du  bouclier,  les 
armes  de  prédilection  du  peuple  malgache.  Mais 
tout  cela  n'avait  rien  de  sérieux;  selon  toute 
probabilité  le  premier  ministre  ne  songeait  qu  'à 
«sauver  la  face», et  le  moment  venu,  il  trouve- 
rait bien  le  moyen  de  se  réfugier  avec  la  Reine 
dans  le  sud,  à Fiananratsoa,  par  exemple,  a 
moins  que  la  population  ameutée  ne  s'oppose  à 
leur  fuite  et  ne  les  force  à partager  le  sort  qu'ils 
auront  attiré  sur  elle.  Quoi  qu'il  en  fût,  ce  qui 
était  certain,  c'était  qu  à la  Cour  et  dans  l'entou- 
rage de  la  Reine  régnait  un  désarroi  absolu; 
généraux,  ministres,  tous  se  rejetaient  les  uns 
sur  les  autres  la  responsabilité  des  événe- 
ments ; la  pauvre  Ranavalo,  laissée  jusqu'à 
ces  derniers  temps  dans  l'ignorance  la  plus 


complète  de  ce  qui  se  passait,  ne  savait  auquel 
entendre.  A l'armée,  même  désordre  et  même 
irrésolution  ; il  n'y  avait  ni  plan,  ni  direction, 
ni  unité  de  commandement;  les  ordres  les  plus 
contradictoires,  les  plus  grotesques,  émanant 
de  n'importe  qui,  arrêtaient  et  bouleversaient 
toute  tentative  sérieuse  de  résistance.  La 
situation  des  officiers  subalternes  et  des  sol- 
dats était  effroyable  : point  nourris,  point 
payés.  Us  étaient  menés  à coup  de  canne 
au  combat  par  leurs  chefs.  Les  collines  qui 
entourent  Tananarive  étaient  fortifiées, 
mais  les  défenseurs  de  ces  fortifications 
n'attendraient  pas  l’attaque  ; dès 
qu'ils  se  verraient  menacés 
d'être  tournés,  ils  batte- 
raient  précipitamment 
en  retraite.  Lorsque 
la  colonne  légère 
arriverait  en 
vue  de  la  capi- 
tale, il  y au- 
rait peut  - 
être  des 
coups  de 
canon  ti- 
rés parles 
artilleurs 
de  Graves, 
toujours 
pour«sau- 
ver  la  fa- 
ce »,  mais 
quant  à une 
défense  sé- 
rieuse, à une  lutte 
dans  les  rues,  on  pou- 
vait assurer  qu'il  n'y  aurait 
rien  de  semblable.  Au  premier 
obus  à la  mélinite  qui  éclaterait  dans 
»'»•  la  ville,  la  Reine  demanderait  grâce, 
Rainilaïarivony  enverrait  des  parlemen- 
taires, et  toute  la  tourbe  des  généraux,  hon- 
neurs, officiers,  soldats,  disparaîtrait,  s'éva- 
nouirait, s'égaillerait  comme  une  volée  de 
moineaux. 

C’est  par  cette  conclusion  rassurante  qu'flec- 
tor  La  Bretéche  termina  sa  réponse  aux  inter- 
rogations du  Général;  celui-ci,  en  le  congé- 
diant, le  pria  de  se  tenir  à la  disposition  de  son 
état-major,  pour  servir  de  guide  à l'avant- 
garde  lorsqu’on  arriverait  aux  environs  de 
Tananarive. 

A Tananarive. 

Tananarive,  le  1"  octobre  1895. 

« Mon  cher  monsieur  Berthier-Lautrec, 

« Enfin,  nous  y sommes  ! Nous  sommes  à 
Tananarive?  Mais  d'abord  et  au  plus  vite  un 


376 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


mot  pour  vous  rassurer,  ou  plutôt  pour  pré- 
venir chez  vous  toute  inquiétude  : Henri,  votre 
neveu  et  mon  ami,  n’est  ni  mort,  ni  blessé,  ni 
malade.  Si  c'est  moi  qui  vous  écris  cette  lettre, 
et  non  pas  lui,  c’est  qu’aujourd’hui  Henri  est 
tellement  pris  par  son  service  qu’il  n’a  pas  une 
minute  de  libre,  et  que,  d’autre  part,  étant 
chargé  personnellement  d’expédier  la  grande 
nouvelle  à Andriba  et  Majunga  par  un  courrier 
qui  ne  pourra  partir  que  dans  une  heure,  je 
me  trouve  avoir  quelques  instants  à moi  dont 
je  profite  pour  causer  un  peu  avec  vous  à 
biltons  rompus  de  notre  victoire.  Oui,  cher 
monsieur  Daniel,  comme  je  vous  appelais  là- 
bas,  la  campagne  est  finie,  la  paix  est  signée. 
Ouf  ! nous  ne  l’avons  pas  volé,  après  six  mois 
de  misères  et  de  fatigues  ! 

« Mais  je  pense  que  vous  ne  serez  pas 
fâché  d’avoir  quelques  détails  sur  nos  der- 
nières opérations,  sur  celles  qui  ont  préparé 
et  amené  l’occupation  de  Tananarive.  Nous 
nous  sommes  amusés,  Henri  et  moi,  à consi- 
gner au  jour  le  jour,  sur  notre  carnet,  des 
notes  sur  la  marche  de  la  colonne.  C'est 
avec  ces  notes  sous  les  yeux  que  je  vous 
écris,  à la  hâte,  cette  lettre,  un  peu  décou- 
sue, en  vous  faisant  grâce  des  détails  tech- 
niques qui  n’ont  de  véritable  intérêt  que  pour 
nous. 

« En  partant  d’ Andriba  le  14,  le  Général  en 
chef  avait  fixé  à l'avance  à la  fin  du  mois 
l'entrée  à Tananarive.  Or,  hier  30,  à sixheures 
du  soir,  nos  couleurs  nationales  flottaient  sur 
la  terrasse  du  palais  de  la  Reine.  C'est  vous 
dire  avec  quelle  précision  mathématique  nous 
avons  marché.  Chacune  de  nos  étapes  a été 
franchie,  à son  heure',  sans  que  rien  ait  pu  nous 
arrêter,  ni  les  obstacles  matériels,  ni  l’ennemi. 
La  colonne  était  d’ailleurs  d'un  entrain  admi- 
rable. Nous  étions  tous  ravis,  parce  que  nous 
sentions  que  la  campagne  était  entrée  dans 
une  nouvelle  phase,  que  désormais  nous  allions 
marcher  vite  et  que  la  fin  de  nos  misères  était 
proche. 

« Notre  première  rencontre  sérieuse  avec 
l’armée  hova  eut  lieu  à Ampotaka,  le  !3.  Cette 
fois,  l’ennemi  a mieux  résisté  qu’à  l’ordinaire. 
Commencée  à six  heures,  l’affaire  ne  s’est  ter- 
minée qu’à  midi,  et  par  quelle  chaleur!  Comme 
presque  toujours,  nos  dispositions  d’attaque 
étaient  deux  mouvements  tournants  aidant  une 
attaque  centrale.  Avec  les  Hovas,  cette  tactique 
réussit  infailliblement;  ils  savent  choisir  d'ex- 
cellentes positions  défensives  et  les  fortifier 
avec  des  épaulements  et  des  retranchements, 
derrière  lesquels  ils  tiennent  assez  bien  ; mais 
dès  qu’ils  s’aperçoivent  qu’ils  sont  menacés 
d’être  tournés  et  enveloppés,  ils  se  replient 
immédiatement  avec  une  telle  précipitation 
qu’en  un  quart  d’heure  leurs  innombrables 


lambas  blancs  disparaissent,  s’évanouissent, 
s’évaporent  comme  par  enchantement.  Ce  qu’ils 
redoutent  le  plus,  c'est  le  fafondro,  le  canon. 
Rien  ne  les  impressionne,  ne  les  terrifie 
autant.  Le  premier  coup  de  canon  leur  fait 
faire  demi-tour,  le  second  les  met  en  fuite,  le 
troisième  transforme  leur  retraite  en  déroute. 
En  se  retirant,  toutefois,  ils  prennent  le  temps 
d'incendier  derrière  eux  les  villages,  de  façon 
à faire  le  désert  devant  nous  ; mais  nous 
y sommes  habitués  et  ne  nous  arrêtons  pas 
pour  si  peu.  Iiinajy,  Kiangara,  Antanatébé 
brûlent;  il  n’en  reste  que  des  ruines  fu- 
mantes. Pauvres  diables  d'habitants  ! Nous 
traversons  une  rivière  le  17,  avec  de  l’eau 


Les  Hovas  font  le  désert  devant  nous. 


jusqu’à  la  ceinture.  Le  bain,  après  l’échau- 
dement  ! 

« Le  19,  nous  arrivons  devant  les  monts  Ambo- 
himena,  défendus  par  quatorze  forts.  Quatorze 
forts  ! et  déjà  la  position  est  presque  inacces- 
sible naturellement.  Si  nous  avions  eu  affaire  à 
des  troupes  sérieuses,  à des  troupes  comme 
les  nôtres,  jamais  nous  n’aurions  pu  passer. 
Mais  les  Hovas,  après  avoir  tiré  quelques  coups 
de  feu,  évacuent  précipitamment  la  place, 
dès  qu’ils  se  sentent  près  d’être  tournés, 
tirent  sans  même  épauler  et  se  sauvent 
affolés. 

« De  l’autre  côté  des  monts  Ambohimena, 
nous  sommes  en  Imérina.  Plus  de  hautes 
montagnes  devant  nous  désormais,  quelques 
petites  collines  seulement.  L’air  est  plus 
vif,  l’horizon  plus  ouvert,  le  sentier  plus 
commode. 

« Nous  repartons  avec  une  nouvelle  ardeur. 

A.  B. 


[A  suivre). 


Messidor. 


Les  blés,  brunis  par  le  Mie, 
Étalent  leur  flot  mouvant 
Sous  le  vent. 

Et  l'invisible  cigale 
Fête  en  son  aigTe  chanson 
La  moisson. 


L'épi  que  Juin  ensoleille, 
Vers  son  voisin  se  penchant, 
Dans  le  champ, 

Lui  dit  sans  doute  à l'oreille 
Quelque  secret  répété 
Tout  l'été. 


« L’épi  que  juin  ensoleille...  » 


•Sur  ce  champ  jaune  qui  bouge, 
Iîluets  et  coquelicots 
Inégaux 

Semblent  l'aile  bleue  ou  rouge 
Des  fidèles  papillons 
Des  sillons. 


Qu'on  est  bien,  couché  par  terre, 
Dans  le  silence  et  l'oubli 
Recueilli, 

Rêvant  au  mot  de  mystère 
Dont  sans  cesse  les  grands  blés 
Sont  troublés! 

Marc  Legrand. 


Couronnement  du  Czar  (Actualité) 


Le  27  mai  dernier,  a eu  lieu  à Moscou  une 
cérémonie  qui  a ému  le  monde  entier:  C'est, 
avec  l’antique  et  solennel  cérémonial,  le 
couronnement  du  czar  Nicolas  IL 
A 8 heures  et  demi  sonnant  aux  sept  églises 
de  la  vieille  forteresse  du  Kremlin,  le  cortège 
impérial  se  met  en  marche. 

Le  vieux  et  traditionnel  sanctuaire  de 
l'Assomption  est  trop  étroit  pour  recevoir  les 


princes,  les  représentants  de  tous  les  États 
du  monde.  Quand  le  czar  Nicolas  II  et 
l'impératrice  Alexandra  Féodorovna  apparais- 
sent, le  peuple  pousse  des  «hourra «frénétiques, 
auxquels  se  mêlent  la  voix  des  canons  et  le 
son  grave  des  cloches  des  cent  clochers  de 
la  capitale  moscovite. 

Le  czar  s'avance  lentement,  un  peu  pâle, 
mais  le  regard  assuré.  Il  porte  l'uniforme  du 


\ 


378 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


co  un  on  ni;  ment  ni  <:/\r 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


3S0 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


régiment  Préobrajenski,  avec  le  cordon  de 
Saint-Alexandre-Nevski  et  le  collier  de  Saint- 
André.  L'Impératrice  Alexandra  Féodorovna  a 
revêtu  une  robe  de  soie  blanche  entièrement 
brodée  d'argent  et  porte  l’ordre  de  Sainte- 
Catherine. 

Les  souverains  marchent  sous  un  dais  de 
pourpre  et  d’or. 

Sous  le  porche  de  la  cathédrale,  le  métro- 
polite de  Moscou  asperge  les  insignes  impé- 
riaux : le  manteau  impérial,  le  globe,  le 
sceptre,  les  couronnes.  11  adresse  une  allo- 
cution aux  souverains  qui  plient  le  genou,  par 
trois  fois,  devant  la  porte  sainte. 

Les  cérémonies  commencent  alors. 

L'Empereurplaee  d'abord  la  couronne  sur  sa 
tête,  marquant  ainsi  qu’il  ne  la  tient  que  de 
Dieu.  Le  métropolite  prononce  en  même  temps 
les  paroles  liturgiques  : « Christ,  le  roi  de 
« gloire  invisible  parmi  nous,  te  sacre  en 
« témoignage  du  pouvoir  qu’il  te  donne  sur 
« tes  peuples.  » Puis,  ayant  ceint  le  czar  de 
l’épée  de  l’État,  il  ajoute  : « Comme  gages 
« du  pouvoir  autocratique  que  te  confère  le 
« Très-Haut  pour  le  salut  et  le  bonheur  des 
« hommes.  » L’Empereur  appelle  alors  l’Impé- 
ratrice et  la  couronne  à son  tour. 

Nicolas  II,  descendant  de  son  trône,  cou- 
ronne en  tête,  vêtu  du  porphyre  (manteau  de 
pourpre),  tenant  en  mains  le  sceptre  et  le  globe, 
tombe  à genoux,  alors  que  l’assistance  entière 
reste  debout,  et  prononce  la  prière  suivante  : 

« O Seigneur,  Roi  des  Rois  et  Dieu  de  mes 
« pères!  II  t’a  plu  de  m’élire  souverain  et  juge 
« de  l’orthodoxe  empire  russe.  Je  confesse 
« être  toujours  sous  ton  œil  vigilant,  quoique 
« invisible;  aussi  me  voilà  prosterné  devant  ta 
« Suprême  Majesté.  Je  t’implore,  ô mon  Sei- 
« gneur  et  ô mon  maître!  Daigne  m’armer  pour 
« mon  formidable  ministère!  Octroie-moi  la 
« sagesse  qui  émane  de  ton  trône,  afin  que  je 
« conçoive  toujours  ce  qui  est  agréable  à tes 
« yeux!  Fais-moi  suivre,  ô Seigneur,  la  vérité 
« dans  tes  commandements  ! Prends  mon  cœur 
« dans  ta  main,  ô mon  Dieu!  Et  que  je  règne 
« pour  le  bonheur  de  mes  peuples  en  te  bénis- 
« saut  toujours!  Que  ton  saint  nom  soit  glorifié 
ii  avec  ton  Fils  miséricordieux  et  ton  Esprit 
« créateur  en  toute  éternité.  Amen!  » 

Vient  ensuite  la  cérémonie  du  sacre.  C’est 
toujours  le  métropolite  de  Moscou  qui  officie. 
Avec  un  rameau  d’or  pur,  constellé  de  pierreries, 
il  puise  le  Saint-Chrême  dans  le  précieux  vase 
de  cornaline,  envoyé  au  xu"  siècle,  par  un 
empereur  byzantin.  Il  oint  le  czar  sur  le  front, 
les  yeux,  les  narines,  la  bouche,  la  poitrine,  les 
mains.  L’Impératrice  no  reçoit  cette  onction 
que  sur  le  front. 

Seul  alors  — et  aussi  pour  la  seule  fois  — 
le  chef  du  peuple  russe  franchit  la  porte  de 


F Iconostase  où  il  communie  sous  les  deux 
espèces,  tandis  que  l’Impératrice  communie  sur 
la  porte.  Sortis  du  lieu  sacré,  l’Empereur  et  le 
cortège  visitent  toutes  les  cathédrales  du  vieux 
Kremlin.  Et,  lorsque  après  avoir  salué  les 
tombeaux  des  vieux  czars,  les  souverains 
arrivent  sur  l’historique  terrasse  qui  domine 
les  murs  de  la  forteresse  et  la  ville  entière, 
Alexandre  II  se  retourne,  d’un  regard  il  embrasse 
la  foule  qui  se  presse  en  bas,  et  de  la  main, 
par  un  geste  large,  il  envoie  un  grand  salut  à 
tous  ses  sujets.  Et  de  la  foule  s’élèvent  alors 
des  acclamations  enthousiastes,  qui  se  font 
entendre  bien  longtemps  encore  après  que  les 
portes  du  palais  se  sont  refermées  sur  Leurs 
Majestés. 

La  cérémonie  est  terminée  et  voici  que 
commencent  les  fêtes  inoubliables  pour  ceux 
qui  y ont  assisté.  C’est  d’abord  le  banquet  tra- 
ditionnel dans  la  salle  historique  de  la  Gano- 
vitaïa  palata,  où  sont  admis  seulement  les 
grands-ducs  et  les  hauts  dignitaires  de  la  cour. 
Ce  banquet  se  fait  avec  le  cérémonial  que 
prescrivit  Ivan  IV,  dit  le  Terrible,  en  1533. 

Le  czar  et  la  czarine  montent  sur  une  estrade 
formée  de  trois  gradins  et  recouverte  d’un 
tapis  de  peluche  cerise,  avec  torsade  d’or. 

Trois  couverts  ont  été  dressés  sous  le  dais 
qui  surmonte  cette  estrade.  Le  couvert  de 
l'Empereur  est  placé  entre  celui  de  la  czarine 
Alexandra  Féodorovna  à droite  et  celui  de  la 
czarine  douairière  Marie  Féodorovna  à gauche. 

Sur  l’estrade,  en  arrière  des  trônes,  se  tiennent 
les  grands-ducs  assistants  des  souverains,  les 
hautes  charges  de  la  cour. 

Le  grand-écuyer-tranchant  se  place  en  face 
et  les  grands-échansons  à droite  et  à gauche  de 
la  table  impériale,  Adroite  delà  dernière  marche 
de  l’estrade,  se  tiennent  l’aide  de  camp  général 
et  le  général  de  la  suite,  de  service.  Au  pied 
de  l’estrade  du  trône,  des  deux  côtés,  sont 
postés  quatre  officiers  du  régiment  des  cheva- 
liers-gardes, le  sabre  au  clair  et  le  casque  en 
tête.  En  face  du  trône  de  l’Empereur,  l’archi- 
grand-maréchal  de  la  cour,  derrière  lui  les 
grands-maîtres  des  cérémonies. 

En  France  aussi  c’était  fête  ce  jour-là;  dans 
un  grand  nombre  de  villes  on  avait  arboré  sur 
les  monuments  publics  et  privés  les  couleurs 
françaises  mêlées  aux  couleurs  russes  et,  en 
signe  de  liesse,  de  joie,  le  ministre  de  l’Instruc- 
tion publique  avait  accordé  un  jour  de  congé 
aux  élèves  de  toutes  nos  Écoles  publiques. 

Depuis  1613  que  la  dynastie  des  Rumanof 
règne  sur  la  Russie,  jamais  un  couronnement 
de  czar  n’avait  eu  pareil  retentissement  dans 
le  monde. 

Cela  sans  doute,  parce  que  l’amitié  de 
Nicolas  II  et  du  Peuple  Russe  pour  la  France 
assurent  la  paix  du  monde.  L.  R. 


UNE  HISTOIRE  DE  SAUVAGE 


381 


Une  histoire  de  sauvage  (sW. 


Vers  le  Nord.  — Popo-Lulu  et  les  indigènes.  — 
Enlèvement  de  la  famille  Pituitt.  — En  route.  — 
Dans  la  case  à côté  ! Ossements  suspects  — Pan- 
Pan,  boum  boum  ! — Prisonniers!  — Les  gaveurs. 

— Projets  de  fuite.  — Oune  idée  de  signor  Pom- 
péius  — Triste  fin  d’un  empereur.  — Combat 
singulier.  — Hip  ! Hip  ! Hurrab  pour  M.  Pituitt  1 

— En  route  vers  le  Nord.  — Auvergnatvrlle.  — 
Interruption  de  la  seconde  conférence. 

Jeudi  § juin.  — Nous  venons  de  prendre  une 
résolution  importante,  nous  partons,  nous 
suivons  la  côte  veçs  le  Nord, 
toujours  vers  le  Nord,  nous  ren- 
contrerons sur  notre  route  le 
village  de  Popo-Lulu,  nous  y trou- 
verons aide  et  assistance,  peut- 
être  saurons-nous  sur  quelle  terre 
nous  avons  pris  pied,  en  tout  cas 
il  y aura  de  l'eau  et  grâce  aux  quel- 
ques boutons  que  nous  possédons 
encore,  nous  pourrons  nous  pro- 
curer des  vivres.  C’est  avec  regret 
que  le  Dr  Poupardin  abandonne 
son  tonneau,  la  famille  Pituitt 
daigne  nous  accompagner.  En 
route!  En  avant...  arclie,  crie  le 
capitaine  Dubec...,  Halte,  cric 
aussitôt  le  capitaine  Pamphile... 

O surprise,  de  toute  part  nous 
sommes  entourés  par  les  indigènes 
qui  semblent  sortir  de  « dessous 
terre  ».  Popo-Lulu  les  accompagne, 
il  y a des  négresses,  des  négrillons 
et  des  négrillonnes.  Et  il  faut  subir 
les  manifestations  malpropres  de  leur  amitié, 
ils  expectorent  à l’envi  et  nous  frictionnent  la 
ligure,  c'est  dégoûtant!  J'en  ai  assez,  crie  le 
capitaine  Pamphile,  à moitié  aveuglé;  tant  pis, 
je  tape  dans  le  tas.  Ne  faites  pas  cela,  malheu- 
reux, lui  crie  le  capitaine  Dubec,  pas  d'hosti- 
lités, pouah!  pouah!  nous  n'avons  pouah! 
pouah!  pas  d’armes,  pouah!  pouah!  je  n’ai  plus 
une  seule  cartouche.  Le  D'  Poupardin  se  laisse 
frictionner,  — c’est  un  philosophe.  Pourquoi  se 
fâcher,  dit-il,  ont  pas  intention  offenser,...  au 
contraire...  preuve  d’amitié...  alors  pourquoi 
se  fâcher  ! Le  signor  Pompéius  a du  succès,  il 
riposte  et  rend  avec  usure  ce  qu’on  lui  donne 
tout  en  faisant  observer  que  c’est  « oune  cou- 
toume  ridicoule,  essessivement  ridicoule  ». 
Nous  sommes  tous  de  son  avis.  Ces  enfants  de 
la  nature  sont  d’une  candeur  dont  rien  n’ap-  i 


proche,  et  quels  costumes  étranges  et  pitto- 
resques, beaucoup  de  chapeaux  haut  de  forme, 
un  schako  de  garde  national,  modèle  1830, 
quelques  casquettes,  voilà  pour  la  coiffure; 
quant  au  reste,  des  pantalons  incomplets  de 
toutes  les  couleurs  et,  pour  ces  dames  quelques 
crinolines;  il  faut  supposer  qu’un  courant 
marin  jette  sur  ces  côtes  les  épaves  de  tous 
les  navires  naufragés.  Et  cette  foule  nous 
entoure,  nous  presse,  nous  importune  ; le  signor 
Pompéius,  aidé  de  quelques  matelots,  a toutes 
les  peines  du  monde  à protéger  ce  qui  lui  reste 


de  son  musée  contre  l’indiscrète  curiosité  de 
ces  indigènes. 

Quand  donc  s’en  iront-ils,  ils  deviennent 
d’une  familiarité  qui  dépasse  toutes  les  bornes? 
Un  petit  négrillon  me  met  le  doigt  dans  le  nez 
et  me  fait  éternuer.  0 prodige!  Effrayée,  la 
bande  noire  se  disperse,  s'enfuit,  disparaît. 
Mais  qu’est  donc  devenue  la  famille  Pituitt? 
Est-ce  que  ces  démonstrations  d’amitié  ne 
seraient  qu’un  prétexte,  une  ruse  de  guerre. 
Eh!  Pituitt,  crie  le  capitaine  Dubec;  l'écho  ne 
répond  même  pas  à cet  appel. 

— Si  nous  étions  des  hommes  sérieux,  dit  le 
capitaine  Pamphile,  nous  ne  nous  inquiéterions 
pas  de  ces  insulaires  pas  plus  qu’ils  ne  se 
seraient  inquiétés  de  nous  en  pareille  circon- 
stance. 

— Sans  doute,  répond  le  capitaine  Dubec, 


Il  sc  sert  du  biton  pour  les  refouler  a. ce  force  dans  la  gorge 
(iu  malheureux  Pituitt. 


1 Voir  le  xi°  38*  du  Petit  Français  illustré , p.  3G4. 


382 


LE  PEUT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


mais  il  est  entendu  que  nous  ne  sommes  pas 
sérieux  et  notre  devoir  est  de  les  délivrer. 

Zai  bien  entendou  crier  le  Pitouitt,  dit  le 
signor  Pompéius,  et  ze  souis  assolument  sour 
que  c'est  le  Popo-Lou-Lou  qui  a fait  le  coup. 

— C’est  aussi  mon  avis,  dit  le  capitaine 
Dubec,  dirigeons-nous  vers  le  village,  c'est  là 
que  nous  retrouverons  nos  infortunés  compa- 
gnons; cette  fois  en  avant...  arche,  vers  le  Nord, 
et  pour  tout  de  bon. 

Une  demi-heure  après  nous  étions  en  vue  du 
village  qui  se  trouvait  à l’embouchure  d'une 
petite  rivière,  en  ce  moment  presque  à sec, 
mais  qui,  dans  la  saison  des  pluies,  devait  être 
assez  importante.  Les  indigènes  discutaient 
devant  leurs  cases  avec  animation.  Nous  nous 
arrêtons  à cent  mètres  de  la  première  palissade, 
sur  un  petit  monticule,  au  milieu  de  nous,  sur 
un  brancard  improvisé  se  trouvent  nos  person- 
nages en  cire,  nous  comptons  sur  eux  pour 
nous  tirer  d’embarras;  dans  ce  pays  où  on 
échange  un  poulet  contre  un  bouton,  nos 
personnages  peuvent  nous  être  d'une  grande 
utilité,  mais  nous  avons  juré  de  ne  jamais 
consentir  à nous  séparer  du  tsar  et  de  la  tsa- 
rewna.  ( Très  bienl  vive  la  Russie  /)  Nous  allons 
parlementer  avec  ces  moricauds,  dit  le  capitaine 
Dubec,  viens  avec  moi  Màrius.  Nous  entrons 
dans  le  village,  un  échange  de  boutons  contre 
des  poulets  nous  sert  de  prétexte;  nous  jetons 
des  regards  furtifs  à droite  et  à gauche.  Le 
capitaine  Dubec  me  pousse  du  coude  : ils  sont 
là-bas  dans  ces  cases  gardées  par  uhe  demi- 
douzaine  de  solides  gaillards  armés  de  sagaies. 
Eh  ! Pituitt,  crie  le  capitaine  Dubec.  Un  for- 
midable hip!  hip  ! hurrah!  nous  répond.  Nous 
courons  vers  la  case,  sortez  donc,  crie  le  capi- 
taine Dubec.  Aôh  ! jé  pouvé  pas,  le  piou- 
deur  me  retient  prisonnier,  le  Popo-Louliou  il 
avait  pris  mon...  mon...  c’était  très  indigne 
pour  moi  Anglais...  En  effet,  nous  voyons 
arriver  l’air  souriant  ce  brigand  de  Popo-Lulu 
vêtu  du  complet  à carreaux  de  M' Pituitt.  Quand 
il  voit  que  nous  ne  rions  pas  et  que  nous  lui 
faisons  comprendre  qu'il  ait  à restituer  le  vête- 
ment de  M'  Pituitt,  il  se  met  à crier  bien  fort, 
indigné.  Les  guerriers  aux  sagaies  se  rassem- 
blent et  les  brandissent  d’un  air  menaçant, 
il  est  prudent  de  déguerpir  pour  l’instant. 
Mais  auparavant  assurons-nous  de  la  présence 
de  ces  dames.  Où  est  mistress  Pituitt,  demande 
le  capitaine  Dubec?  et  de  l’intérieur  de  sa  case 
M’  Pituitt  répond  ; dans  le  case  à côté.  Et  miss 
Arabella?  Aussi  dans  le  case  à côté.  Ne  vaudrait- 
il  pas  mieux  parlementer  avec  les  indigènes 
aûn  qu’ils  nous  rendent  leurs  prisonniers, 
nous  n’avons  pas  d’armes,  ils  sont  nombreux 
et  nous  sommes  à leur  merci.  Popo-Lulu  le  sait 
bien;  pour  un  sauvage,  ce  négrillon  me  semble 
assez  civilisé. 


Nous  rejoignons  nos  compagnons  d’infortune 
qui,  sur  le  monticule  où  nous  les  avons  laissés, 
faisaient  de  tristes  réflexions  sur  le  malheureux 
sort  habituellement  réservé  aux  pauvres  nau- 
fragés par  les  peuplades  sauvages  des  côtes  de 
l’Afrique  orientale,  des  monceaux  d’ossements 
suspects  avaient  été  entrevus  auprès  des  cases. 

Nous  attendons  l’arrivée  des  sauvages,  les 
voici,  Popo-Lulu  marche  en  tête  et  porte  avec 
une  noble  fierté  le  vêtement  complet  à carreaux 
de  l’infortuné  Pituitt,  il  s'avance  à l’ombre  du 
« pérésol  » frauduleusement  soustrait  et  que 
porte  un  négrillon. 

Aussitôt  le  capitaine  Dubec  entame  avec  lui 
un  langage  par  gestes,  que  l’on  peut  ainsi  inter- 
préter : 

— Le  capitaine  : Pourquoi  as-tu  enlevé  notre 
compagnon. 

— Popo-Lulu  expectore  et  frotte  la  figure  du 
capitaine. 

— Le  capitaine:  Pouah!  Pouah!  Enfin  il  faut 
en  passer  par  là.  Ab  ! je  comprends,  il  n’a  pas 
signé  le  traité  d’alliance,  mais  nous  sommes  tes 
amis,  Popo-Lulu,  nous  te  demandons  de  nous 
rendre  nos  compagnons. 

Popo-Lulu  proteste,  crie,  roule  des  yeux 
féroces,  prodigue  des  gestes,  impossible  de 
comprendre...  eh  mais,  voici  un  noble  vieillard 
devant  lequel  la  foule  s'écarte  avec  docilité,  il 
porte  un  uniforme  étrange,  indescriptible  et  est 
coiffe  d’un  chapeau  de  haute  forme.  C’est  un 
chapeau  blanc  de  la  C1*  l’Urbaine.  Un  cocher 
a-t-il  donc  fait  naufrage  dans  ces  parages?  Où 
est  la  voiture?  — O bonheur!  Le  noble  vieil- 
lard parle,  il  nous  comprend  et  répond  en  ces 
termes  aux  questions  du  capitaine  Dubec  : « Li 
blancs...  pas  amis,  pan  pan,  boum  boum! 
pschss...  Ce  noble  vieillard  a été  bombardé 
par  quelque  navire  de  guerre,  fait  observer 
le  capitaine  Pamphile,  il  a gardé  un  mauvais 
souvenir  de  ce  moyen  de  civilisation.  Chut, 
dit  le  capitaine  Dubec,  écoutez.  Li  blancs... 
vêtements  très  chics  {Oh!  oli!  protestation  de 
l'auditoire ),  li  pauvre  nègre  pas  vêtement, 
prendre  à blanc  pou  vêti...  Et  pourquoi  cela, 
s’écrie  le  capitaine  Dubec?  — pou  vêti  li  pauvre 
nègre...  Voilà  de  la  franchise,  dit  le  capitaine 
Pamphile...  Ces  enfants  de  la  nature  veulent 
tout  simplement  nous  dépouiller  de  nos  vête- 
ments. Et  après,  demande  le  capitaine  Dubec, 
vous  nous  laisserez  libre  passage,  vous  nous 
aiderez  à gagner  des  contrées  plus  civilisées  où 
il  y a des  blancs?...  Mais  que  fait  donc  le  Popo- 
Lulu?  il  rit  parce  que  l’interprète  lui  traduit  nos 
paroles  ; décidément  ce  nègre  est  un  bon  nègre, 
cela  se  voit  bien  à sa  mine  réjouie...,  et  que 
répond  l’interprète?  — No,  engraissir,  man- 
gir,  li  blanc  être  bon  pou  pauvre  nègre. 
— Très  bien,  dit  le  capitaine  Dubec,  nous 
savons  maintenant  à quoi  nons  en  tenir, 


UNE  HISTOIRE  DE  SAUVAGE 


3S3 


mais  avant  de  te  mettre  sous  la  dent  une 
cuisse  de  blanc  frite  dans  de  l'huile  de  palme, 
tiens,  attrape,  moricaud  de  mon  cœur,  l’inter- 
prète va  mesurer  la  terre,  tous  nous  imitons 
notre  capitaine,  mais  hélas  ! nous  succombons 
sous  le  nombre,  nous  sommes  bientôt  terrassés, 
ficelés  comme  des  saucissons  et  portés  dans 
une  grande  case  du  village  où  nous  retrouvons 
M'  Pituitt. 

Vendredi  10  juin.  — Ce  matin,  de  bonne 
heure,  car  il  faisait  à peine  jour,  un  gros  nègre 
qui  a l’air  tout  à fait  bon  enfant,  vient  nous 
tâter  et  nous  palper.  C’est  le  grand  sacrificateur 
dit  le  capitaine  Dubec,  il  vient  pour  constater 
si  l'un  de  nous  est  a point.  En  effet,  avec  l’aide 
de  deux  négrillons  qui  semblent  lui  prodiguer 
des  marques  de  respect,  il  nous  classe  par 
catégorie,  les  gras  d’abord,  parmi  lesquels 
figurent  le  D’  Poupardin  et  le  capitaine  Pam- 
phile, ensuite  les...  entrelardés  et  enfin  les 
maigres,  j’appartiens  à cette  dernière  catégorie 
ainsi  que  le  capitaine  Dubec,  le  sigor  Pompéius 
et  M'  Pituitt.  En  palpant  le  D'  Poupardin, 
le  grand  sacrificateur  à poussé  des  cris  de  joie 
et  a fait  claquer  ses  dents  d’une  manière 
significative,  en  répétant  plusieurs  fois  : mata- 


coto.  Cela  signifie  bien  certainement  : il  est 
bon  à tuer. 

Midi.  — Six  nègres  vigoureux  viennent 
d'entrer  dans  notre  case  porteurs  d’ustensiles 
qui  nous  sont  inconnus  ; c’est  d'abord  un  long 
roseau  soigneusement  évidé  à l’intérieur,  puis 
un  non  moins  long  bâton  qui  s’engage  exacte- 
ment dans  le  roseau,  ensuite  des  paniers  rem- 
plis de  choses  étranges;  l'un  des  nègres  se 
penche  sur  Mr  Pituitt  et  veut  lui  introduire 
l’extrémité  du  roseau  dans  la  bouche.  Ficelés 
comme  nous  le  sommes  il  est  bien  difficile  de 
résister.  Protestations  indignées  de  Mr  Pituitt  : 
Aôh!  aôh  I stioupide  négrillonne,  vôlez-vô 
laisser  moâ  tranquille,  vôlez-vô  vôlez-vô,  aôh  I 
C est  fait,  Mr  Pituitt  a l’extrémité  du  roseau 
dans  la  bouche,  et,  pendant  qu'un  nègre  vigou- 
reux lui  tient  la  tête  entre  ses  deux  genoux, 
comme  dans  un  étau,  un  autre  nègre,  non  moins 
vigoureux,  introduit  des  substances  alimen- 
taires dont  j’ignore  le  nom  par  l’autre  extrémité 
et  se  sert  du  bâton  pour  les  refouler  avec  force 
dans  la  gorge  du  malheureux  Pituitt,  qui  est 
obligé  d'avaler  sous  peine  de  se  voir  étouffé. 

E.  P. 

(A  suivre). 


Malin  comme  un  singe. 


HISTOIRE  SANS  PAROLES 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


Le  pigeon  messager.  — L'emploi  des 
pigeons  comme  messagers  remonte  a une 
haute  antiquité.  Les  marins  phéniciens  s’en  ser- 
vaient pour  annoncer,  trois  jours  d’avance,  leur 
retour  a leurs  armateurs,  devançant  de  plus  de 
vingt  siècles  les  essais  qu’on  fait* a présent  sur 
les  escadres.  Les  chefs  des  grands  empires  asia- 
tiques les  employaient  pour  avoir  rapidement 
des  nouvelles  de  leurs  provinces  éloignées.  Les 
Grecs  s’en  servaient  aussi  pour  faire  connaître 
les  résultats  des  jeux  olympiques,  de  même  qu’on 
les  utilise  aujourd’hui  pour  faire  connaître  le 
cheval  vainqueur  du  Grand-Prix. 

En  Orient,  d’apres  les  historiens  arabes,  les 
califes  de  Bagdad  avaient  organisé  de  vraies 
lignes  télégraphiques,  desservies  par  des  pigeons 
messagers. 

Les  Sarrasins,  dit  Joinville,  annoncèrent  par 
des  pigeons  au  Soudan  d'Égypte  l’arrivée  des  croi- 
sés et  du  roi  de  France.  De  nos  jours,  le  comman- 
dant Monteil  a trouvé  que  les  divers  chefs  arabes 
étaient  prévenus  d’avance  de  ses  projets  et  de 
sa  marche  par  des  pigeors. 

Au  moyen  âge,  les  seigneurs  féodaux  n’ont  pas 
négligé  ce  mode  d’information  rapide.  Pendant 
la  révolté  des  Pays-Bas,  la  ville  de  Leyde  allait 
se  rendre  aux  Espagnols,  quand  des  pigeons 
annoncèrent  l’approche  d’une  armée  de  secours 
et  sauvèrent  la  place. 

La  maison  Rothschild,  assure-t-on, connut  trois 
jours  avant  toute  l’Angleterre,  le  résultat  de  la 
bataille  de  Waterloo. 

* 

* * 

Trop  de  soin.  — Le  président  Bouhier 
raconte  que  le  peintre  Lebrun  ayant  un  jour 
aperçu  un  gueux  qui  avait  les  cheveux  hérissés  et 
la  barbe  longue,  lui  dit  : « Mon  ami,  viens  me 
voir  demain,  je  veux  le  peindre.  » Ce  gueux  se  lit 
raser  la  barbe  et  peigner  les  cheveux  et  alla 
■ n.-uite  trouver  M.  Lebrun.  «Eh!  mon  ami,  lui  dit 
ce  peintre,  de  quoi  diable  L’es-tu  avisé  là!  Tu  n’as 
plus  les  cheveux  hérissés  et  ta  barbe  est  faite!  tu 
as  perdu  pour  moi  toute  ta  beauté.  » 

On  voit  que  le  correct  et  pompeux  peintre  du 
grand  roi  n’était  pas,  au  moins  dans  ses  études, 
l’ennemi  du  pittoresque. 

* 

* * 

Un  gentilhomme  de  beaucoup  d’esprit,  mais  de 
peu  de  discrétion,  était  venu  rendre  visite  à Vol- 


taire en  sa  maison  de  Ferney,  et,  s’y  trouvant  bien, 
il  avait  prolongé  la  visite  pendant  plusieurs  mois. 

Lorsqu  il  fut  parti,  le  maître  de  Ferney  dit  a ce 
propos  : Ce  pauvre  Don  Quichotte  prenait  les  au- 
berges pour  des  châteaux  ; mon  aimable  visiteur 
prend  les  châteaux  pour  des  auberges. 

* 

* * 

La  i>oIiti<iue  «le  Baltylas.  — S’il  était 
jamais  question  d’enlever  la  crête  au  Sultan,  — 
ce  qu’à  Dieu  ne  plaise,  — elle  conviendrait  mieux 
au  coq  gaulois  qu’au  lion  britannique. 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Question  «le  langue  française . — 

Qu’appelait-on  montre  au  dix-huitième  siècle,  en 
terme  d’art  militaire. 

* 

* * 

Questions  géographifiues.  — D’oii  vien- 
nent les  noms  donnés  aux  États  suivants  de  l'Union 
américaine  : 

Maine.  — Pensylvanie.  — Delaware.  — Mary- 
land. — Virginie.  — Caroline.  — Géorgie.  — Flo- 
ride. — Louisiane.  — New-Ilampshire.  — New- 
York.  — Rhode-Island. 

* 

* * 

Questions  scient  i(i«iues.  — Quelles  res- 
semblances et  quelles  différences  y a-t-il  entre  le 
caoutchouc  et  la  gutta-percha? 

Mots  sans  têtes. 

Aux  mots  suivants,  ajoutez  une  lettre  en  tète 
pour  en  former  d’autres  mots,  et  de  la  réunion  de 
ces  initiales,  formez  une  sentence  de  trois  mots. 

Oie  — zone  — ni  — aide  — vide  — mage  — 
ail  — hameau — taille  — âge  — race: — Ain  — 
thon  — sage  — allée  — tage  — bis — appel. 

Cliai*a«lc. 

Mon  premier  est  bête  rampante 
Mon  second  fuit  le  joueur  décavé, 

Mon  tout  est  une  Üeur  charmante 
D'un  parfum  doux  et  relevé. 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  384. 

I.  Questions  historiques. 

Raphaël  est  né  à Urbino. 

Titien,  à Piève,  province  de  Cadore. 

Michel  Ange,  au  M.  de  Caprèse,  près  Arezzo  (Toscane). 
Jean  Cousin,  près  de  Sens  (Yonne). 

Poussin,  à Etrepagny,  près  les  Endelys  (Euro). 

Eugène  Delacroix,  né  à Charenton-St-Maunce  (Seine). 
Rubens,  aux  environs  de  Cologne. 

Rembrandt  à Leyde. 

Ruysdaël  à Iiarleur. 


II.  Question  de  langue  française. 

Le  genêt  est  un  arbrisseau  à lleurs  jaunes  dont  plusieurs 
espèces  croissent  spontanément  dans  les  landes  et  les 
bruyères  (du  latin  genista ). 

Genet,  sans  accent,  vient  de  l’espagnol  ginete,  et  désigne: 
i°  un  cavalier  armé  à la  légère,  de  l’ancienne  armee  espa- 
gnole (on  dit  aussi  un  genetaire ),  2*  un  cheval  de  race  espa- 
gnole, petit  de  taille,  mais  bien  proportionne. 

III.  Metagramme. 

Bât,  bar,  bal,  bas,  bai,  bac. 

Le  Gérant:  Maurice  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d'adresse  doit  être  accompagnée  de  l'une  des  dermeres  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8'  année  — N”  386, 


10  centimes. 


18  juillet  1896. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L’ABÛNNENENT  : UN  AN.  SIX  FRANCS 

Part  du  Ier  de  clmque  mois. 


Armand  COLIN  & C‘e,  éditeurs 

5,  ru<*  «1e  Mcïiircs.  Paris 


ETRANGER  ?fr.  — PARAIT  CHAQUE  SAMEDI 

Tous  droits  reserves 


Une  histoire  de  sauvage  « Quècbc  que  vous  faites  là**  D'où  esche  que  vous  venez? 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTHÊ 


380 


L’assassinat  du  marquis  de  Morès  (Actualité). 


Le  Sahara  vient  de  taire  de  nouvelles  victimes: 
notre  compatriote,  le  marquis  de  Morès,  a été 
assassiné  avec  toute  sa  caravane,  au  début 
même  de  son  entreprise. 

Quelle  était  cette  entreprise?  Nos  jeunes  lec- 
teurs n’ignorent  pas  que  la  France  possède,  au 
nord  de  l'Afrique,  deux  belles  colonies,  l’Algérie 
et  la  Tunisie.  Elles  se  prolongent  au  sud  jus- 
que dans  le  Saha- 
ra, vaste  désert 
qui  les  sépare  de 
contrées  beau- 
coup plus  fer- 
tiles, connues 
sous  le  nom  de 
Soudan.  Les  po- 
pulations du  Sou- 
dan sont  très 
commerçantes  ; 
elles  ne  reculent 
pas,  pour  écouler 
leurs  produits, 
devant  les  voya- 
ges les  plus  pé- 
nibles à travers 
les  steppes  du 
Sahara.  A cer- 
taines époques 
■le  l'année  on 
peut  voir  de  lon- 
gues caravanes, 
composées  de  fi- 
les intermina- 
bles de  chameaux 
chargés  de  marchandises,  s'avancer  pénible- 
ment au  milieu  des  dunes  de  sable  mouvant. 
Quel  bonheur,  quand  on  peut  s’arrêter  dans 
une  de  ces  oasis,  véritables  bouquets  de  ver- 
dure qu'on  rencontre  de  distance  en  distance  ! 

Les  habitants  des  oasis  sahariennes  com- 
prennent de  nombreuses  tribus,  véritables 
enfants  du  désert,  où  ils  ont  réussi  à s’accli- 
mater. On  les  désigne  généralement  sous  le 
nom  de  Touareg,  ce  qui,  en  arabe,  veut  dire 
hommes  nobles  ou  libres.  Ils  sont  pour  ainsi 
dire  les  gardiens  des  routes  du  Sahara.  Malheur 
à ceux  qu'ils  ne  veulent  pas  laisser  passer! 
M.  de  Morès  en  a fait  la  triste  expérience.  Et 
pourtant  il  croyait  avoir  pris  toutes  les  pré- 
cautions nécessaires  pour  mener  à bout  sa 
périlleuse  tentative. 

Voulant  pénétrer  jusqu’au  Soudan,  en  par- 
tant de  la  Tunisie  et  en  passant  par  les  oasis 
de  Ghadamès  et  de  Chat,  le  marquis  s’était 
abouché  avec  un  certain  nombre  de  Touareg 
qui  devaient  l’accompagner  jusqu’au  terme 
extrême  de  son  voyage.  A peine  s’était-on  mis 


en  route  que  ceux-ci  le  forcèrent  à abandonner 
sa  première  escorte  et  à en  choisir  une  autre 
parmi  eux. 

Après  quelques  jours  passés  à attendre  l'arri- 
vée des  chameaux  nécessaires  à l’expédition, 
on  reprit  le  chemin  du  Sud. 

On  n'avait  pas  encore  fait  une  lieue,  quand 
trois  Touareg  de  l'escorte  se  jetèrent  sur  M.  de 
Morès,  le  sabre 
à la  main.  Le 
marquis  eut  le 
temps  de  s'armer 
de  son  revolver  ; 
O abattit  l’un  de 
ses  agresseurs 
tandis  que  les 
deux  autres  pre- 
naient la  fuite. 
Au  bruit  des  dé- 
tonations, les 
Touareg  se  pré- 
cipitent de  tous 
côtés  sur  M.  do 
Mores  et  ses  ser- 
viteurs. Deux  de 
ceux-ci  sont  pris 
et  solidement 
liés.  On  s’occupe 
immédiatement 
à piller  la  cara- 
vane ; les  cha- 
meaux sont  age- 
nouillés et  dé- 
chargés. 

Pendant  ce  temps,  le  marquis  tenait  coura- 
geusement tête  à ses  agresseurs.  11  se  voyait 
irrémédiablement  perdu  : au  moins  voulait-il 
vendre  chèrement  sa  vie.  Quatre  heures 
durant  il  résista,  mettant  hors  de  combat  un 
nombre  considérable  d’ennemis.  A la  fin 
cependant  il  succombe.  Son  corps  était  telle- 
ment criblé  de  blessures  qu'il  était  impossible 
de  distinguer  celles  qui  avaient  été  produites  par 
des  armes  blanches  de  celles  des  armes  à feu. 

Quelques-uns  des  serviteurs  engagés  par  le 
malheureux  marquis,  faits  prisonniers  par  les 
Touareg,  réussirent  à s’échapper.  C’est  par 
eux  qu'on  a appris  la  sanglante  catastrophe. 
L'endroit  où  a eu  lieu  ce  lâche  assassinat  n’est 
situé  qu’à  150  kilomètres  de  notre  dernier  poste 
tunisien.  Le  coup  fait,  les  agresseurs,  se  sont 
enfoncés  dans  le  Sud,  et  il  est  à craindre  qu’on 
ne  puisse  de  sitôt  leur  faire  expier  leur  forfait. 
Espérons  du  moins  que  l'on  pourra  ramener  en 
France  les  restes  du  marquis  de  Morès;  il  a 
mérité  la  sépulture  des  héros. 


Marquis  do  Morès. 


M. 


UNE  HISTOIRE  DE  SAUVAGE 


387 


Une  histoire  de 

Pendant  l'opération,  le  capitaine  Dubec,  qui 
est  un  peu  Normand,  explique  que  dans  certains  1 
départements  de  l'ouest  de  notre  belle  France,  ! 
renommés  pour  leurs  volailles,  c’est  ainsi  que 
l'on  engraisse  les  poulets,  on  les  gave.  Quand  j 
l'opération  est  terminée,  lepauvre  Pituitt  reste  la 
bouche  ouverte,  congestionné,  about  de  souffle,  j 
mais  il  roule  des  yeux  où  se  peuvent  lire  la  ! 
fureur,  l'indignation.  Le  capitaine  Llubec  fait  j 
observer  qu'il  est  bien  regrettable  qu'un  consul  I 
anglais  ne  se  trouve  pas  dans  ces  pays,  car  le 
pauvre  Pituitt  aurait  parfaitement  raison  de  se 
plaindre.  C'est  l'opinion  générale.  Attention! 
voici  le  tour  du  signor  Pompéius  qui  a suivi 
avec  intérêt,  du  coin  de  l’œil,  l'opération  du 
gavage  pratiquée  de  cette  façon  primitive,  car 
ces  " stioupides  négrillonnes  »,  comme  le  dit 
si  justement  M'  Pituitt,  pourraient  bien  se 
servir  d’un  entonnoir.  Mais  avant  de  commen-  1 
cer  l'opération  un  nègre  se  met  à palper  et  A 
tâter  le  signor  Pompéius  en  faisant  une  grimace 
significative,  il  n'a  que  les  os  et  la  peau  le 
pauvre  signor,  cela  ne  Tempèclie  pas  de  rire 
parce  que,  en  le  tâtant,  le  nègre  le  chatouille,  j 
••  Ze  souis  çatouilleux...  hi  hi  hi  ! » et  il  pousse 
de  petits  cris,  mais  ensuite  revenu  au  sentiment 
de  la  réalité,  il  crie,  devenu  furieux  ! : « Ce  Popo- 
Loulou  est  o une  scélérate...  oune  sacripante... 
Zé  souis  oune  italiano...  » — C’est  fait,  l'opéra- 
tion commence  pendant  que  le  capitaine  Dubec 
fait  observer,  avec  le  ton  indifférent  dont  il  est 
coutumier,  que  les  nationalités  ne  font  rien  à la 
chose.  « Nous  sommes  actuellement  de  la  volaille 
soumise  à l'engraissement,  pas  autre  chose,  et 
la  seule  différence  qui  existera  entre  nous  sera 
le  goût  que  nous  trouveront  ces  abominables 
antropophages  lorsqu'ils  auront  sous  la  dent  un 
morceau  de  notre  individu.  Certainement,  dit  le 
capitaine  Pamphile,  je  n'aurai  pas  le  même 
goût,  moi  qui  me  suis  nourri  toute  ma  vie  de 
bouillabaisse,  de  gousses  d’ail  et  d'oignons  crus 
que  M'  Pituitt  esquire,  qui  a vécu  de  viande 
saignante  ou  que  l'illustre  signor  Pompéius,  ! 
qui  a avalé  dans  son  existence  plusieurs  kilo- 
mètres de  macaroni.  » Le  Dr  Poupardin,  qui  a i 
jusqu'à  présent  gardé  le  silence,  s'écrie  : » Moi 
être  premier  mangé,  mata-coto  ! si  peux  empoi-  j 
sonner  moricauds,  être  le  plus  heureux  du 
monde.  » C'est  fini  pour  le  signor  Pompéius  qui 
est  gavé  jusqu’à  la  pomme  d'Adam  et  ne  peut 
plus  respirer.  A mon  tour,  à quoi  bon  résister, 
d'ailleurs  ma  mâchoire  a été  ouverte  et  le 
roseau  introduit  dans  mon  œsophage  avec  une 
dextérité  merveilleuse,  ces  négrillons  eonnais- 


sauvage  ($»«/«)'. 

sent  leur  métier  de  gaveurs,  j'avale,  j'avale, 
j’avale,  j’entends  cette  exclamation  : Vava  ! 
Vava!  Cela  signifie  : très  bien,  sans  aucun  doute, 
les  gaveurs  sont  satisfaits  de  leur  volaille. 
11  me  semble  que  ma  poche  stomacale  est  sur 
le  point  d'éclater  et  je  sens  un  arrière-goût  de 
thym  et  de  laurier,  ces  aromates  sont  évidem- 
ment destinés  à parfumer  ma  viande.  Quand 
nous  sommes  tous  gavés,  les  nègres  vigoureux 
s'éloignent  en  nous  jetant  des  regards  dans  les- 
quels nous  lisons  une  tendre  sollicitude. 

Hélas!  nous  sommes  couchés  sur  le  dos,  fice- 
lés comme  des  andouilles,  à bonne  distance 
les  uns  des  autres  et  dans  1 impossibilité  de 
faire  un  mouvement.  Cependant,  ô prodige, 
voilà  le  capitaine  Dubec  qui  réussit  à se  dépla- 
cer , lentement,  au  prix  d'efforts  surhumains, 
il  se  rapproche  de  moi  qui  suis  son  voisin,  il 
me  demande  • « As-tu  de  bonnes  dents?»  Je  lui 
réponds  : » Je  mangerais  du  fer.  » » Eh  bien, 
coupe  mes  liens  avec  tes  dents,  me  di  t-il  ; unefois 
libre,  nousleserons  tous.»  Par  prudence,  cepen- 
dant, nous  attendons  la  tombée  de  la  nuit.  Je 
commence  mon  œuvre  ! après  bien  des  efforts 
je  dégage  les  bras  du  capitaine  Dubec,  puis  la 
poitrine.  Enfin,  il  se  lève;  un  quart  d'heure 
après  nous  étions  tous  déficelés.  <•  Qu'allons-nous 
faire  maintenant  ? demande  le  capitaine  Pam- 
phile. » « Nous  précipiter  au  dehors,  répond  le 
capitaine  Dubec,  nous  frayer  un  passage  et 
profiter  des  ombres  de  la  nuit  pour  nous  éloi- 
gner à marche  forcée...  » » Ils  connaissent  le 
pays  mieux  que  nous,  fait  observer  le  capitaine 
Pamphile,  nous  serons  poursuivis,  bientôt 
repris  et  de  nouveau  gavés,  pour  être  mangés.  » 
« C'est  juste,  dit  le  capitaine  Dubec,  el  nous  ne 
pouvons  laisser  entre  leurs  mains  les  dames 
Pituitt  » « Z'ai  oune  idée,  dit  le  signor  Poni- 
péius...  Mais  on  vient.  « Vivement  nous  nous 
couchons  sur  le  dos,  les  bras  collés  le  long  du 
corps,  en  momies,  et  nous  ronflons  bruyam- 
ment. La  porte  de  la  case  s'ouvre  et,  rapide- 
ment, un  nègre  s’assure  que  nous  sommes 
bien  encore  là,  dans  la  même  position.  La  porte 
se  referme...  les  pas  s'éloignent.  « Voyons  votre 
idée,  signor  Pompéius.  » « Oune  idée  essellen- 
tissime,  répond  celui-ci,  vous  avez  entendent 
cette  sacripante  de  Popo-Loulou  s'écrier, 
quand  il  a vou  les  soujets  de  mon  mousée  ; 
Toutou -Toutou  ! » « C’est  vrai,  fait  observer  le 
capitaine  Dubec,  il  a dit  Tutu-Tutu,  et  il  don- 
nait les  signes  d'une  grande  frayeur;  ces  mots 
signifient  probablement  : fétiche,  sacré,  quel- 
que chose  d'analogue...  » » Profitons  de  cette  ter- 


1 Voir  le  n6  385  du  Petit  Français  illustre,  p.  381 


388 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


rour  superstitieuse...  » « Nous  ne  demandons  j 
pas  mieux,  signor  Pompéius,  mais  com- 
ment?... » « Que  lé  petit  Marions  dé  Beaucaire, 
qui  est  oune  serpent,  se  glisse  sans  être  vou  en 
dehors  dou  village,  qu’il  profite  de  l’obscourité 
pour  rapporter  dans  notre  case  mes  soujets 
essellentissimes,  ze  me  ç.arge  dou  reste.  » Une 
heure  après,  les  débris  du  musée  Pompéius 
étaient  dans  notre  case,  sauf  l'empereur  d'Alle- 
magne, ce  qui  était  vraiment  incompréhen- 
sible; nos  personnages  étaient  restés  sur  le 
monticule  où  nous  les  avions  laissés,  mais  les 
indigènes  avaient  rangé  autour  d’eux,  eu 
cercle,  leurs  fétiches,  des  bons  hommes  en 
bois,  de  grandeur  naturelle,  grossièrement 
taillés  dans  des  troncs  d’arbres  d’où  nous  pou- 
vions conclure  avec  raison  que  nos  personnages 
leur  inspiraient  une  salutaire  terreur. 

Samedi  il  juin.  — Le  jour  commence  à poin- 
dre, nous  plaçons  nos  personnages  debout  au 
milieu  de  la  case  et,  après  avoir  fait  un  paquet 
de  nos  liens  que  nous  dissimulons  dans  un  trou 
creusé  en  terre,  nous  attendons.  La  porte 
s’ouvre,  ce  sont  les  gaveurs,  ils  s'enfuient 
épouvantés,  en  hurlant  « Toutou-Toutou  » Bien- 
tôt le  village  est  en  rumeur.  Nous  entendons 
autour  de  notre  case  les  cris  d une  foule  tou- 
jours grossissante.  Tout  à coup  le  silence;  que 
font-ils?  Une  fumée  âcre  nous  prend  à la  gorge  ; 
ils  viennent  de  mettre  le  feu  à la  case.  « Sor- 
tons »!  dit  le  capitaine  Dubec.  La  porte  est 
enfoncé.e.  A la  vue  de  nos  personnages  fétiches, 
les  nègres  s'enfuient  en  donnant  tous  les 
signes  de  la  plus  vive  terreur...  Toutou,  Tou- 
tou. Nous  nous  dirigeons  vers  la  case  des 
dames  Pituitt.  « Pauvre  mistress  Pituitt!  infor- 
tunée miss  Arabella,  ces  stioupides  négril- 
lonnes se  sont  emparés  de  vos  vêtements 
confortables  et  vous  ont  donné  en  échange  des 
lambeaux  d’étoffe  ! » Imprécations  de  M' Pituitt. 

« Nous  sommes  tous  vivants,  c’est  le  principal, 
s’écrie  le  capitaine  Dubec,  en  avant...  arche! 
cette  fois  nous  ne  quitterons  plus  nos  person- 
nages... » Enfin  ! suivis  par  la  foule  à distance 
respectueuse,  nous  sortons  du  village  en  pous- 
sant des  soupirs  de  satisfaction.  A peine 
avions-nous  franchi  la  palissade  que  nous 
apercevons  Popo-Lulu,  bien  reconnaissable  à 
sou  costume  complet  à carreaux,  discutant 
avec  un  autre  indigène,  vêtu  du  pantalon  et  de  j 
la  veste  de  hussard  jaune  de  l’empereur  Guil- 
laume. Ce  dernier  roule  quelque  chose  entre  ses 
mains.  Ce  nègre  a des  notions  de  la  civilisa- 
tion ; il  connaît  la  fabrication  et  l’usage  des 
bougies.  Ce  pays  est  étrange!  Et  c’est  Guil- 
laume II,  coupé  en  morceaux  d’égale  grosseur, 
qui  fournit  la  matière  première.  Le  signor  Pom- 
péius est  furieux  et,  comme  il  est  Sicilien,  il  fait 
a l’égard  de  son  « soujet  » des  remarques  aussi 
justes  que  spirituelles  ;jene  puis  les  reproduire. 


j » En  apercevant  Popo-Lulu  revêtu  de  son  cos- 
tume complet  à carreaux,  M' Pituitt  est  pris 
d'une  généreuse  indignation  : il  fait  un  bond 
de  tigre  et  se  campe  devantle  « Popo-Liou-Liou  » 
dans  l'attitude  d’un  boxeur;  il  a soin  de  dire 
d'ailleurs  ; « Jé  boxais  vô!  » et  le  poing  de 
M'  Pituitt  s’abat  sur  le  crâne  crépu  du  pauvre 
nègre,  comme  le  marteau  sur  l'enclume;  ensuite 
deux  coups  de  poing,  un  pour  chaque  œil  et  le 
coup  de  la  fin  : une  détente  brusque  du  biceps 
qui  atteint  le  Popo-Liou-Liou  en  pleine  poitrine 
et  l'envoie  rouler  sur  le  sol.  En  un  clin  d'œil 
M'  Pituitt  est  rentré  en  possession  de  ses  vête- 
ments et,  en  voyant  cette  dégelée,  le  fabricant 
de  bougies,  qui  a compris,  s’est  empressé  de 
quitter  la  veste  et  le  pantalon  de  hussard  jaune 
et  de  prendre  la  fuite  en  criant  : Toutou,  tou- 
tou. C’est  mistress  Pituitt,  qui  est  trop  som- 
mairement vêtue,  qui  hérite  de  cette  défroque. 
Toute  la  population  indigène  a assisté  à ce 
combat  singulier.  La  défaite  de  Popo-Lulu 
assure  notre  délivrance.  Hip,  hip,  hurrah  pour 
mister  Pituitt! 

Dimanche  12  juin.  — Nous  marchons  sans 
discontinuer  vers  le  Nord;  nous  dormons 
comme  nous  pouvons  et  nous  mangeons  ce  que 
nous  pouvons.  Le  souvenir  des  périls  auxquels 
nous  avons  échappé  nous  est  doux  et  nous 
donne  des  forces.  Nous  marchons  gaiement, 
toujours  vers  le  Nord.  Rien  de  particulier,  si  ce 
n’est  que  depuis  qu’il  a repris  possession  de 
son  « costioume  »,  « M'  Pituitt  est  très  fier  et  ne 
cesse  de  chanter  : Hule,  rule,  Britannia.  » 

Lundi  13  juin.  — Encore  un  jour  de  marche 
vers  le  Nord  et  nous  n'avons  rien  découvert. 
Quel  pays  sauvage  que  cette  Mozambique.  Miss 
Arabella  et  mistress  Pituitt  sont  fatiguées;  cela 
se  conçoit,  et  M'  Pituitt  nous  demande  de  les 
porter.  « Comment  donc,  mister  Pituitt,  nous 
sommes  cependant  bien  fatigués,  mais  la 
galanterie  française  n'est  pas  une  vaine  expres- 
sion et  il  faudrait,  pour  ne  pas  porter  ces 
dames,  que  nos  jambes  fussent  usées  jusqu’aux 
genoux.  » Nous  les  plaçons  sur  le  brancard  en 
compagnie  des  trois  personnages  qui  nous 
restent,,  S.  M.  la  gracieuse  tsarine,  S.  M.  le  Tsar 
et  M.  le  Président  de  la  République  française 
(Bravo!  Bravo!  Vive  la  Russie!).  Du  musée 
Pompéius  c’est  tout  ce  qu'il  en  reste,  mais  le 
i Sicilien  ne  cesse  de  répéter  : « Cé  sont  mes 
soujets  les  plous  beaux,  les  plous  essellentis- 
simes » (Bravo!  Bravo'). 

Mistress  Pituitt,  en  hussard  jaune,  a beaucoup 
de  succès. 

Mardi  14  juin.  — Toute  cette  journée  nous 
avons  marché  vers  le  Nord.  Nous  sommes  à 
bout  de  forces.  Notre  nourriture  se  compose  de 
quelques  coquillages  récoltés  àgrand’peine  sur 
les  rochers,  car  nous  avons  soin  de  suivre  la 
côte,  toujours  vers  le  Nord.  Depuis  trois  jours 


UNE  HISTOIRE  DE  SAUVAGE 


389 


nous  n'avons  pas  rencontré  un  être  vivant,  i 
Nous  nous  arrêtons,  à la  tombée  de  la  nuit,  sur  I 
le  bord  d'une  rivière  Il  sera  toujours  temps 
de  la  traverser  demain  matin;  nous  camperons 
à cet  endroit,  » dit  le  capitaine  Dubec.  Nous 
nous  étendons  sur  le  sable  et,  la  fatigue  aidant, 
mes  compagnons  d'infortune  ne  tardent  pas  à 
faire  entendre  des  ronflements  sonores;  quant  à 
moi,  je  ne  puis  dormir  et  je  regarde  les  étoiles. 
Tout  à coup  il  me  semble  qu'au  loin...  mais 


— Vous  êtes  à Madagachecar,  et  si  vous 
n'avez  pas  encore  diné,  venez  chez  nous  manger 
une  bonne  « choupe  » aux  choux  et  un  morceau 
de  lard. 

— Vous  êtes  des  colons?  demande  le  capitaine 
Dubec. 

— JEh  oui!  nous  sommes  venus  ici  sous 
Louis  XV  le  bien-aimé;  ce  n’est  pas  nous,  bien 
entendu,  mais  nos  « anchêtres  » qui  ont  fondé 
Auvergnatville. 


M.  Pttmtt  est  pris  d'une  généreuse  indignation. 


non...  c’est  une  illusion  d’acoustique...  cepen- 
dant... en  croirais-je  mes  oreilles!...  les  sons 
criards  d’une  vielle  me  parviennent  distincte- 
ment ...  et  j’entends,  ô prodige!  : 

Pour  la  bien  dancha 
Faut  savoir  la  chanta. 

Pour  la  bien  chanta 
Faut  savoir  la  dancha 

« Je  réveille  le  capitaine  Dubec  ; — Écoutez, 
capitaine...  — 11  y a des  Auvergnats  par  ici! 
s'écrie-t-il , c'est  la  bourrée!  Nous  sommes 
sauvés'  et  il  se  met  à crier:  You!  you! 

Nous  sommes  tous  sur  pied,  prêtant  l’oreille 
avec  anxiété.  Des  : you,  you,  nous  répondent. 
Quelques  instants  après  nous  sommes  entourés 
par  de  braves  gens  qui  n’ont  rien  de  sauvage 
et  qui  nous  demandent  : 

— Quécbe  que  vou  faites  là?  D'où  esche  que 
vous  venez? 

— Nous  sommes  des  naufragés,  répond  le 
capitaine  Dubec,  mais  dans  quel  pays  sommes- 
nous  donc? 


Tout  à coup,  le  Sauvage,  s'interrompit  : il 
venait  d'apercevoir  un  jet  d’eau  qui  montait, 
montait  et  retombait  en  pluie  dans  le  jardin 
pendant  que,  dans  la  rue,  retentissait  un  cri 
formidable  de  « Vive  Gastambide!  » auquel 
l’auditoire  répondit  par  un  cri  non  moins 
formidable  de  « Vive  Barbissou!  » 

Mais  il  était  impossible  de  tenir  dans  le 
jardin,  les  Gastambidistes  électrisés  par  la  pré- 
sence du  maire  manœuvraient  la  pompe  à 
incendie  avec  une  vigueur  surhumaine,  les 
fidèles  Barbissoustes,  qui  persistaient  néan- 
moins à rester  et  se  garantissaient  de  la  douche 
gastambidiste  au  moyen  des  chaises  qu'ils 
avaient  placées  sur  leur  tête,  tout  en  criant  à 
Marius  de  continuer,  furent  bientôt  trempés 
jusqu'aux  os,  et  la  seconde  conférence  dût  être 
forcément  interrompue. 

Le  président  Barigoule  se  retira,  dignement, 
sans  presser  le  pas,  sous  l'averse,  accompagné 
de  sa  fanfare,  mais  il  était  aisé  de  s'apercevoir 
« qu'il  n’était  pas  content.  » 
i.l  suiore.) 


E.  P. 


390 


LE  PETIT  FRANÇAIS  II, LUSTRE 


Voyages  pittoresques  du  vieil  Anacharsis 

TEXTE  ET  DESSINS  DE  HENRIGT 


— Oui,  mon 
ami,  dit  le  vieux 
professeur  Anacharsis  à son 
/ élève,  le  jeune  Snob,  tandis 
que  le  chemin  de  fer  à cré- 
maillière  les  enlevait  des 
bords  du  lac  de  Lucerne 
au  sommet  du 
Righi,oui  mon 
ami,  vous  ap- 
prendrez la 
géographie,  ou  j’y  perdrai  mon 
grec  ! 

— Mais,  M’sieu,  fit  le  petit 
Snob...  j’ai  jamâis  pu. 

— Hé  ! bien,  vous  le  pour- 
rez... car  je  me  propose  de  vous 
apprendre  la  géographie  de  cha- 
que pays  par  un  moyen  diffé- 
rent. Ce  soir,  vous  connaîtrez  la 
Suisse,  ce  pays  qu’un  méchant 
fantaisiste  appelle  « un  lac  alle- 
mand habité  par  des  Anglais  ». 

A ce  moment,  les  deux  voyageurs  arrivaient 
sur  la  terrasse  de  l’hôtel  du  Righi-Kulm,  et 
Snob  vit  avec  étonnement  un  ballon  captif  se 
balançant  au-dessus  de  la  montagne. 

— Voilà  mon  moyen  pour  aujourd’hui,  dé- 
clara le  vieil  Anacharsis;  vous  aurez  plus  tard 
cinq  millions  de  fortune,  et  votre  père,  plus 

malin  en  cela  que  beaucoup 
d’autres,  m’en  a confié  les 
revenus  pour  faire  votre  édu- 
cation. Bénissez  le  sort  qui 
vous  permet  d’apprendre 
aussi  richement  la  géogra- 
phie ! 

— Alors,  ce  ballon?... 

— Est  à vous;  j’ai  fait  agen- 
cer dans  la  nacelle  un  téles- 
cope puissant  qu’un  inventeur 
avait  construit  pour  examiner 
la  lune;  il  figurera  à l’Exposition  de  1900! 

Une  demi-heure  après  un  excellent  déjeuner, 
et  à l’effarement  d’une  grande  quantité  de  tou- 
ristes, le  ballon  s’éleva  majestueusement  dans 
le  ciel  bleu,  emportant  Snob  et  le  vieil  Ana- 
charsis. Snob  était  émerveillé  du  panorama 
gigantesque  qui  se  déroulait  à ses  pieds.  Le 
lac  de  Lucerne  apparaissait  grand  comme  une 
pièce  de  cent  sous,  mais  dans  le  télescope  il 
reprenait  ses  proportions  naturelles  : c’était 
la  Suisse  entière  qui  s’étendait  sous  la  nacelle, 


avec  ses  mon- 
tagnes, ses  lacs 
et  ses  vallées  riantes;  les 
rivières  semblaient  de  min- 
ces filets  d’argent,  et  Ana- 
charsis les  nomma  :1e  Rhin, 
le  Rhône,  l’Aar,  la  Reuss, 
la  Limmat, 
l’inn  et  le 
Danube. 

— Procé- 
dons par  or- 
dre : au  nord, 
c’est  l’Alle- 
magne , Ba- 
de, Bavière 
et  Wurtem- 
berg; au  sud, 
derrière  vous, 

PItalie  et,  à 
votre  droite, 
a l’est,  l’Au- 
triche ; au-  — 

dessous  de  vous,  les  vingt- deux  cantons  ! 
Voyez  là-bas,  à 1 ouest,  la  France;  nous  sommes 


entrés  en  Suisse  par  Baie  et  Genève;  Genève,  au 
bord  du  lac  bleu,  le  Léman... 

— Oh!...  remarqua  Snob...  j’aperçois  sur  le 
lac  de  Genève  des  voiles  et  des  bateaux  à vapeur. 


391 


VOYAGES  PITTORESQUES  DU  VIEIL  ANACHARSIS 


— Ils  sont  bourres  d'Anglais...  Sui- 
vons les  bords  du  Lac  . la  rive  fran- 
çaise, la  Savoie,  que  domine  le  mont 
Blanc;  sur  la  rive,  E\ian  ; au  fond  du 
lac,  Villeneuve  et  en  revenant  vers 
Genève,  Montreux,  Vevey.. 

— Qu’est-ce  que  c’est  que  ce  vieux 
château  qui  se  mire  dans  l’eau  bleue  r 

— Chillon!  Le  château  de  Bonivar. 

Genève  eut  de  rudes  luttes  à soutenir 
pour  conquérir  sa  liberté.  En  i43o, 
Genèveétait aupouvoird’undespote, Charles III,  I 
duc  de  Savoie.  Bonivar,  victime  de  son  dévoue-  | 

ment  à la  patrie  et  à I 
la  liberté,  fut  fait 
prisonnier  et  enfer- 
mé dans  ce  château 
dont  les  souterrains 
sont  plus  bas  que  le 
niveau  des  eaux  du 
iac  ! Il  était  attaché 
par  une  chaîne  a un 
pilier;  à force  de 
tourner  sur  le  sol, 
seule  promenade  qui 
lui  fut  permise,  il 
creusa  une  em- 
preinte profonde 
dans  le  rocher  ! Mais 
Bonivard  était  pa- 
tient. Avec  un  clou 
arrache  de  ses  sou- 
liers, il  brisa  sa 
chaîne,  il  perça  le 
mur.  Il  se  crut  libre  Mais  un  second  mur 
l’entourait,  il  n’avait  qu’agrandi  sa  cage.  Enfin 


Mais  à son  approche,  les  feux,  signaux 
de  guerre,  s’allumèrent  sur  les  mon- 
tagnes, le  cor  retentit  dans  les  val- 
lées et  des  messagers  coururent  appe- 
ler les  Suisses  aux  armes. 

Le  duc  de  Bourgogne  attaqua  la 
ville,  qu’Adrien  de  Bubemberg  défen- 
dait vaillamment  Soixante-dix  bom- 
bardes canonnaient  les  murs,  la  brè- 
che fut  ouverte  et  les  Bourguignons 
s’élancèrent  à l’assaut  en  criant  : 
tl  Ville  gagnée.  » Derrière  le  mur  écroulé  se 
dressa  un  mur  vivant,  les  Suisses  serrant  leurs 
poitrines  et  présentant  leurs  lances.  Vingt 
assauts  furent  repoussés.  Alors  on  vit  arriver 
les  Suisses  de  TOberland  et  de  l’Argovie,  ceux 
de  Brienne,  d'Uri  et  de  Berne,  et  les  Stras- 
bourgeois alliés  qu'amenait  le 
duc  René  de  Lorraine.  Charles 
le  Téméraire  fut  battu  ; il 
s’était  arme  d’une  massue 
« assez  bonne  pour  ces  ani- 
maux disait-il.  Le  soir,  la 
Suisse  était  libre,  les  Bourgui- 
gnons en  fuite  et  le  lac  de 
Morat  rouge  de  sang 

A Test  de  Neufchâtel,  sur 
les  bords  de  l’Aar,  Berne,  la 
vieille  ville  de  la  Suisse  féo- 
dale, avec  ses  rues  aux  arcades  de  pierre,  ses 
enseignes  de  fer;  Berne,  la  ville  des  Ours. 

— Des  ours,  demanda  Snob. 

— Oui,  l'ours  est  un  dieu  ici,  ou  plutôt  un 
saint,  car  il  y a un  saint  Ours  dans  le  calen- 
drier suisse!  De  l’autre  côté  du  pont  de 
l’Aar,  en  face  de  la  colline  verte  sur  laquelle 
s’étage  Berne,  voyez-vous  un  tout  petit  mo- 
nument r1 

— Une  fausse  aux  ours  ? 

— Le  sanctuaire  ! C’est  là  que  les  Bernois  et 
les  touristes  jettent  aux  ours  des  poires  que 
ceux-ci  mangent  et  des  sous  qu’un  gardien 
porte  au  trésor.  Car  les  ours  de  Berne  ont  un 
trésor.  Au  siècle  dernier,  une  vieille  dame  fort 
riche  leur  laissa  soixante  mille  livres  de  rente, 
et  ce  trésor  qui  était  devenu  fort  considérable 
disparut  durant  les  guerres  de  la  Révolution 
française. 


- 


Genève  reconquit  sa  liberté  et  Bonivard  re- 
trouva la  sienne  apres  six  ans  d’une  horrible 
captivité. 

Au  nord  du  lac  de  Genève,  le  lac  de  Neuf- 
châtel, et  à côte,  un  petit  lac,  Morat! 

— Morat,  interrompit  Snob,  plus  fort  sur 
l'histoire  que  sur  la  géographie,  c’est  là  que 
Charles  le  Téméraire... 

— Très  bien...  vous  aurez  dix  bons  points, 
Snob.  Voyez-vous  dans  le  télescope  la  petite 
ville  de  Morat,  au  pied  d’une  montagne  et  de 
riants  coteaux'* 

— Parfaitement...,  je  vois  des  vignes  sur  les 
hauteurs. 

— C’est  là  que  le  io  juin  1476,  le  Téméraire 
avait  dressé  ses  tentes,  avec  ses  Picards,  ses 
Flamands  et  ses  Bourguignons.  Battu  à Granson 
par  les  Suisses,  il  avait  une  défaite  a venger. 


(A  suivre). 


092 


LE  PETIT  Fil  AN  ÇA  I S ILLUSTRÉ 


L’ambulancière  de  Madagascar  #iu/e)' 


Auloin.detousles  côtés,  des  villages  incendiés 
qui  brûlent.  Quant  à l'ennemi,  il  est  toujours 
insaisissable.  Complètement  démoralisé,  pour- 
suivi sans  relâche,  il  ne  tient  nulle  part  et  se 
replie  précipitamment  sur  la  capitale.  On  nous 
avait  parlé  d’Ampolaka,  de  Kinajy,  des  mouis 
Ambohimena  comme  de  points  de  concentra- 
tion des  troupes  hovas,  où  nous  aurions  de 
gros  efforts  à faire.  Aujourd’hui,  on  nous  parle 
de  Babay.  Vous  verrez  qu'il  en  sera  de  Babay 
comme  du  reste. 

« Nous  ne  sommes  plus  qu’à  soixante  kilo- 
mètres de  Tananarive  ; soit  quatre  étapes, 
entrecoupées  de  deux  jours  de  repos  pour 
permettre  aux  divers  groupes  de  la  colonne  de 
rejoindre,  de  façon  à marcher  tous  ensemble 
en  formation  de  combat  sur  la  capitale. 

« Le  26,  à Sabotsy,  affaire  assez  chaude;  les 
talles  pleuvent  dru  sur  la  place  du  Marché; 
mais  ça  ne  dure  pas.  Dès  que  notre  artillerie 
prend  la  parole,  c’est  fini,  plus  personne  ! Et 
pourtant  il  paraît  que  deux  illustres  person- 
nages, Rasanjy,  secrétaire  du  Premier  ministre, 
et  Razanakombana,  ministre  des  Lois,  étaient 
descendus  l’avant-veille  de  Tananarive  pour 
prendre  le  commandement  des  troupes,  et  se 
faire  reconduire  un  peu  plus  vite  encore  qu’ils 
n’étalent  venus. 

« Quant  à Babay,  où  nous  devions  nous 
heurter  à des  masses  innombrables  de  redou- 
tables guerriers,  il  n’en  est  plus  question.  D’ail- 
leurs, au  lieu  d’aborder  la  position  de  front, 
nous  avons  préféré  la  tourner.1 

« Tananarive  n’est  plus  loin  maintenant.  En 
quatre  heures  nous  pourrions  y être.  Seule- 
ment il  nous  faudrait  traverser  les  rizières  de 
Betsimitatra,  qui  entourent  la  capitale,  en  res- 


Arrivée de  l'artillerie  devanl  Tananarive. 


tant  constamment  sous  le  feu  de  l’ennemi  et 
par  suite  en  risquant  d’essuyer  des  pertes 
considérables.  Le  Général  en  chef  s’est  décidé 
à exécuter  autour  de  Tananarive  une  marche 
de  flanc,  pour  gagner  la  route  du  Nord,  la  route 
d’Amboliimanga. 

« Bientôt  une  montagne  isolée  paraît  au 
loin,  et  sur  la  montagne  on  distingue  des 
constructions,  des  amas  de  maisons  serrées 
les  unes  contre  les  autres.  C’est  Tananarive  ! 
Henri,  qui  marche  à côté  de  moi,  reconnaît  et 
m’indique  le  palais  de  la  Heine  et  celui  du 
Premier  ministre.  Encore  quelques  jours,  et 
nous  y serons.  Une  grande  joie  nous  soulève 
à la  vue  de  cette  capitale  que  nous  allons 
conquérir.  11  y a encore  un  fameux  coup  do 
collier  à donner,  mais  c’est  le  dernier  - 

« Du  côté  où  nous  l’abordons,  c’est-à-dire  à 
l’est,  Tananarive  est  couvert  par  deux  chaînes 
parallèles  d’égale  hauteur,  toutes  les  deux  forte- 
ment défendues,  et  qu'il  s’agit  d’emporter 
successivement.  Le  point  culminant  de  la 
seconde  chaîne,  celle  qui  est  la  plus  rappro- 
chée de  la  ville,  est  à Ambodidempona,  où  se 
trouve  l’Observatoire  des  jésuites,  qui  domine 
et  commande  Tananarive.  Une  fois  là,  la  ville 
est  à nous. 

« Le  29  au  soir,  l’ordre  général  pour  la  jour- 
née du  lendemain  commence  ainsi  :«  Ensemble 
du  mouvement  : Demain  enlèvement  des  posi- 
tions situées  à l’est  de  Tananarive.  Capitula- 
tion de  la  ville,  ou  assaut  et  entrée  de  vive 
force.  » 

« Il  est  cinq  heures  du  matin.  Les  deux  bri- 
gades s'ébranlent  à la  fois,  en  combinant  leur 
mouvement,  celle  du  général  Voyron  par  le 
Nord-Ouest,  celle  du  général  Metzinger  par  le 
Sud.  Avec  une  rare  vigueur, 
l’une  et  l’autre  refoulent  devant 
elles  tout  ce  qu’elles  rencon- 
trent. Vers  les  midi,  la  première 
ligne  est  enlevée  sans  trop  de 
difficulté.  Après  quelques  mi- 
nutes de  repos,  marche  en  for- 
mation de  combat  contre  la 
' ; seconde  ligne.  Les  balles  sifflent 

dru,  maison  ne  s’arrête  pas  pour 
si  peu  ; et  nous  escaladons  au 
pas  de  course  le  mamelon  où  se  dresse 
l’Observatoire.  Le  bataillon  malgache 
y arrive  le  premier,  au  moment  même 
où  les  Hovas  viennent  de  l’évacuer  en  y 
laissant  sept  cents  cadavres  ; les  braves  Tirail- 
leurs y trouvent  un  canon  Hotchkiss  et  des 


1.  Voir  le  n#  385  du  Petit  Français  illustré  p.  374. 


L’AMBULANCIÈRE  DE  MADAGASCAR 


393 


munitions  abandonnées,  et  tournant  aussitôt  la 
pièce  contre  la  ville,  ils  tirent  coup  sur  coup. 

« Mais  voici  l'artillerie,  la  nôtre,  qui  arrive. 
11  est  trois  heures.  Le  bombardement  com- 
mence. Les  canons  de  la  1"’  brigade  tirent  sur 
le  palais  de  la  Reine  et  ceux  de  la  2°  brigade 
sur  le  palais  du  Premier  ministre. 

« De  la  ville  on  riposte  énergiquement..  De 
partout,  surtout  de  la  terrasse  du  palais  de  la 
Reine,  les  Hotchkiss,  les  tirailleuses  Gardner, 
les  canons-revolvers  font  rage.  D’où  nous 
sommes  placés,  Henri  et  moi,  nous  apercevons 


les  premiers  sont  désignés  : ce  sont  le  bataillon 
malgache,  le  2«  bataillon  du  régiment  d'Algérie, 
le  bataillon  du  200‘,  le  bataillon  de  la  Légion 
étrangère,  le  3”  bataillon  du  régiment  d'Algérie, 
soit  cinq  bataillons  en  tout  pour  marcher  sur 
une  ville  de  quatre-vingt  à cent  mille  hommes. 

I Les  chefs  reçoivent  leurs  instructions.  Tous  les 
officiers  ont  le  plan  de  Tananarive  à la  main. 

« Le  moment  est  vraiment  solennel.  Les 
sonneries  de  clairon,  répétées  par  les  échos  de 
la  ville,  vibrent  au  fond  de  tous  les  cœurs. 
Nous  sommes  avec  le  Général,  Henri  et  moi, 


Entrée  du  général  Metzinger  à.  Tananarive 


distinctement  les  barricades  élevées  dans  les 
rues  de  la  ville,  et  derrière  les  barricades,  un 
grouillement  de  lambas  blancs. 

« Patience  ! voici  les  obus  à la  mélinite, 
réservés  pour  la  circonstance,  qui  entrent  en 
danse.  Le  premier  pénètre  dans  le  toit  du 
palais  de  la  Reine  et  entraîne  le  drapeau  blanc 
à coin  rouge  qui  disparaît;  le  second  tombe 
sur  la  terrasse,  noire  de  monde,  où  il  doit  faire 
un  dégât  énorme.  Les  coups  se  précipitent. 
Le  feu  de  l’ennemi  se  tait,  éteint  par  celui  de 
nos  trois  batteries.  On  n'entend  plus  rien. 
Dans  les  rues,  sur  les  terrasses,  on  ne  voit  plus 
personne,  il  semble  que  lapopulation  ait  disparu 
subitement. 

« Le  général  en  chef  envoie  un  prisonnier 
signifier  aux  autorités  que  si  dans  un  quart 
d’heure,  c’est-à-dire  à 3 h.  43,  aucun  parlemen- 
taire ne  se  présente,  l'assaut  sera  donné. 

« Les  dernières  dispositions  de  combat  sont 
prises.  Les  bataillons  destinés  à être  lancés 


derrière  le  2°  bataillon  du  régiment  d Afrique; 
machinalement,  nos  yeux  se  fixent  sur  la  porte 
de  la  ville  qui  est  en  face  de  nous,  derrière 
laquelle  c'est  l’inconnu. 

« 11  est  3 h.  40.  Cinq  minutes  encore,  et  nous 
partons.  Tout  à coup,  par  la  porte,  débouchent 
au  pas  de  course  deux  soldats  hovas  brandis- 
sant des  drapeaux  blancs;  derrière  eux,  des 
filanzanes  dans  lesquels  sont  transportés  sans 
doute  les  parlementaires  qu'on  n'attendait 
plus.  Je  braque  ma  jumelle  sur  le  Palais,  le 
pavillon  de  la  Reine  a disparu,  et  je  vois  hisser 
à sa  place  un  drapeau  blanc.  Décidément  c'est 
la  ville  qui  se  rend. 

« Aussitôt  le  feu  cesse  partout,  et  un  soupir 
de  soulagement  sort  de  nos  poitrines.  Certes, 
tous  nous  étions  prêts  a marcher  sous  la 
mitraille;  mais  maintenant  que  tout  est  fini, 
nous  ne  pouvons  pas  nous  empêcher  de  penser 
à la  boucherie  qui  nous  attendait  peut-être 
dans  cette  ville  bourrée  de  soldats  armés,  ou 


394 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


chaque  rue  à pic,  chaque  plate-forme  étaient  | 
garnies  de  mitrailleuses  ; et  ce  u'esl  pas  sans  ; 
un  certain  sentiment  de  bien-être  que  nous  j 
nous  serrons  les  mains  en  nous  disant  que  tout  j 
de  même  nous  l'avons  échappé  belle.  . 

« Cependant  le  général  en  chef  renvoie  les  I 
parlementaires  ; il  en  réclame  d'autres  plus 
qualifiés  et  munis  de  pouvoirs  en  bon  ordre.  I 
Vingt-cinq  minutes  après,  retour  des  parlemen-  J 
taires.  Cette  fois,  ce  sont  des  manières  de  per-  i 
sonnages  : Radilifera,  fils  du  Premier  ministre,  j 
Audriamlfidy,  ancien  ministre  des  affaires  | 
étrangères,  et  Marc  Rabibisoa,  deuxième  secré- 
taire et  interprète  du  Premier  ministre  ; ils 
apportent  des  pouvoirs  en  règle,  qui  leur  per-  | 
mettent  d'accepter  les  conditions  du  vainqueur.  | 

« Voici  ces  conditions  : soumission  absolue 
et  sans  réserve  ; entrée  immédiate  dans  la  ville 
des  troupes  désignées  pour  l'assaut,  avec  cette  | 
assurance  que  si,  pendant  l'entrée  desdites  j 
troupes,  un  seul  coup  de  feu  est  tiré,  huit  cents  : 
obus  mettront  immédiatement  le  l'eu  aux 
quatre  coius  de  la  ville;  et  enfin  désarmement 
des  habitants  et  des  soldats  liovas,  et  envoi  j 
immédiat  de  courriers  pour  arrêter  les  hostilités 
possibles  contre  un  convoi  que  nous  attendons. 

» Les  trois  parlementaires  signent  sans  obser- 
vation les  conditions  susdites  et  regagnent  la 
ville,  où  nous  entrons  sur  leurs  talons. 

« Les  premiers  qui  pénètrent,  clairons  en 
tête,  dans  Tananarive  sont  les  Tirailleurs  du 
P"  bataillon  du  régiment  d'Algérie. 

« Immédiatement  après  eux  viennent  le 
général  Metzinger,  chargé  de  prendre  posses- 
sion de  la  ville,  avec  le  titre  et  les  fonctions 
de  gouverneur,  et  son  état-major,  dans  lequel,  i 
bien  entendu,  nous  figurons  à notre  rang,  j 
Henri  et  moi. 

« Derrière  nous,  les  autres  bataillons  qui  1 
avaient  été  désignés  pour  l'assaut  : Tirailleurs,  | 
Légion  étrangère.  200%  etc. 

« La  porte  franchie,  nous  nous  engageons  j 
dans  les  rues,  d'affreux  passages  rocailleux,  [ 
qu'il  faut  escalader  à la  force  des  jarrets.  Les  j 
maisons  et  les  terrasses  sont  pleines  de  liovas,  j 
qui  se  découvrent  devant  nous  avec  un  empres-  i 
sement  respectueux  plus  ou  moins  sincère.  De  | 
leur  côté,  comme  du  notre  d'ailleurs,  silence  | 
absolu.  Que  d’armes  et  de  munitions  ! On  ne  j 
voit  partout  que  des  fusils  en  tas,  des  barils  j 
de  poudre,  des  mitrailleuses  anglaises,  belges  I 
et  même  françaises,  etc.  Un  moment,  nous  ! 
sommes  arrêtés  par  une  barricade  en  maçon-  | 
nerie,  derrière  laquelle  s’ouvrent  les  trous  noirs  • 
Te  deux  canons-revolvers  ; il  faut  envoyer  cher-  j 
cher  des  soldats  du  génie  pour  y pratiquer  une  i 
brèche.  Enfin  nous  arrivons  sans  encombre  j 
sur  la  place  d’Andolialo,  où  nous  nous  arrêtons.  ! 
Henri,  très  fier  de  connaître  la  ville,  m'en  fait  j 
les  honneurs  ; il  me  nomme  au  passage  les  I 


principaux  palais,  la  maison  qu'il  avait  habitée 
avec  ses  parents,  puis,  sur  la  place  même, 
l'Ecole  des  Sœurs,  la  Cathédrale  catholique  et 
la  maison  de  M.  Suberbie. 

ii  II  est  6 heures  ; nous  sommes  harassés 
de  fatigue,  mais  ce  n'est  pas  encore  le  moment 
de  nous  reposer.  Le  général-gouverneur  fait 
parvenir  aux  autorités  Tordre  d'interdire  abso- 
lument à la  population  de  circuler  pendant  la 
nuit  ; puis  il  envoie  les  divers  bataillons 
occuper  les  points  importants  de  la  ville.  Ce 
n’est  qu’à  une  heure  assez  avancée  que  nous 
sommes  libres  enfin  de  nos  mouvements.  Mais 
où  aller'?  Nous  nous  logeons  tant  bien  que  mal 
dans  un  temple  protestant,  avec  les  bancs  des 
fidèles  pour  lit  et  leurs  coussins  pour  matelas. 
De  vivres,  point  ; nous  partageons  fraternelle- 
ment un  biscuit,  Henri  et  moi,  et  nous  finissons 
par  céder  au  sommeil;  mais  nous  ne  dormons 
que  d’un  œil,  et  de  temps  en  temps  je  me  lève 
pour  aller  voir  si  tout  va  bien.  Mais,  baste  ! une 
nuit  de  fatigue  est  bientôt  passée,  même  après 
une  journée  éreintante  ; nous  dormirons  mieux 
demain.  On  n’a  pas  tous  les  jours  occasion, 
n’est-ce  pas?  de  coucher  dans  une  capitale 
conquise. 

I.  Le  jour  nous  trouve  déjà  sur  pied.  A 
1 heures  du  matin,  nous  nous  portons  au- 
devant  du  général  en  chef,  qui  doit  faire  son 
entrée  solennelle  à S heures.  Les  troupes, 
entrées  la  veille,  s'échelonnent  tout  le  long  du 
chemin  que  doit  suivre  la  colonne,  depuis  la 
porte  de  Tamatave  jusqu'au  palais  de  la  Rési- 
dence générale.  8 heures!  le  général  Duchesne, 
précédé  d'un  peloton  de  chasseurs  d’Afrique, 
paraît,  suivi  de  son  état-major;  les  clairons 
sonnent  aux  champs,  les  soldats  portent  les 
armes  ; instinctivement  tous  les  liovas  se 
découvrent.  Après  avoir  escaladé  non  sans 
peine  les  rues  hérissées  de  barricades,  la 
colonne  défile  devant  le  palais  de  la  Reine, 
traverse  la  place  d'Andohalo  et  pénètre  enfin 
jusqu’au  palais  de  la  Résidence  générale,  où  le 
général  en  chef  va  s’installer.  On  hisse  aussitôt 
le  drapeau  français  sur  le  faîte  du  palais. 

« Le  peu  que  j’ai  encore  vu  de  la  ville,  en 
revenant  prendre  mon  poste,  ne  m'enthou- 
siasme guère.  Le  palais  de  la  Reine  n'est  pas 
joli,  joli  comme  architecture,  ni  celui  du  Pre- 
mier ministre  non  plus.  Les  maisons  des  riches 
bourgeois  liovas  sont  d'un  style  bizarre  ; avec 
leurs  balcons,  leurs  perrons,  leurs  carreaux  de 
couleur,  elles  me  rappellent  les  constructions 
en  bois  qu'on  donne  aux  enfants,  chez  nous, 
pour  les  amuser.  Quant  aux  autres,  elles  sont 
toutes  semblables,  bâties  en  terre  rouge,  avec 
un  toit  en  chaume  ou  en  tuiles.  Cette  couleur 
rouge  est  générale  dans  la  ville  et  même  aux 
environs.  A.  B. 

(A  suture). 


Toute  force  est  considérée  : Par  sou  pomt  <1  application  ou  par  sa  direcùou 


396 


LE  PETIT  TIIANÇAIS  ILI.USTUÉ 


Variétés. 


Un  nouveau  filtre.  — M.  Pfister,  un  ingé- 
nieur autrichien,  vient  d'inventer  un  système  de 
filtre  bien  curieux,  sinon  très  pratique,  qui  pour- 
rait sans  doute, après  quelquesperfectionnements, 
rendre  d'importants  services  aux  habitants  des 
villes  situées  au  bord  de  la  mer. 

Cet  ingénieur  a découvert  que  le  premier  arbre 
venu  avait  des  propriétés  filtrantes  remarquables. 
Ayant  coupé  un  tronc  d’arbre,  il  y a injecté,  dans 
le  sens  de  la  longueur,  de  l’eau  de  mer,  au  moyen 
d’une  simple  pompe.  Après  quelques  minutes 
d’attente,  l'eau  s’est  mise  à suinter  par  l’autre 
extrémité,  très  claire  et  1res  pure.  Elle  n’avait 
plus  le  goût  salé  et  donnait,  a l'analyse,  tous  les 
caractères  d'un  liquide  parfaitement  potable, 
inodore  et  sain.  Une  bûche  de  bois  vert  suffit  à 
faire  l’expérience. 

* 

* * 

liant  la  tète.  — Pendant  la  désastreuse 
guerre  de  Cent  ans,  Henri  V,  roi  d’Angleterre, 
avec  l’arrogance  d’un  vainqueur  impitoyable, 
traitait  de  haut  les  seigneurs  français.  Jean  Villiers 
de  l’Isle-Adam,  rattaché  au  parti  bourguignon, 
mais  peu  porté  à s’incliner  devant  les  Anglais, 
ayant  été  appelé  à conférer  avec  le  roi,  se  présenta 
devant  lui  simplement  vêtu  d’une  robe  de  gros 
drap  gris.  Henri  V,  blessé  de  ce  manque  d égards, 
le  railla  sur  ce  costume  peu  séant  à un  maréchal 
de  France.  L’Isle-Adam  lui  riposta  surle  môme  ton 
et  en  le  regardant  en  face. 

« Adonc,  dit  le  roi,  comment  osez-vous  regarder 
« ainsi  un  prince  au  visage  quand  vous  parlez 
« à lui?  » 

Et  le  sire  de  L’Isle-Adam  répondit  : 

« Sire,  la  coutume  des  Français  est  telle  que  si 
« un  homme  parle  à un  autre,  de  quelque,  état 
« ou  autorité  qu’il  soit,  la  vue  baissée,  on  dit  que 
« c’est  un  mauvais  homme,  et  qu’il  n’est  pas 


« prud’homme,  puisqu’il  n’ose  regarder  celui  à 
« qui  il  parle  (au  visage).  » 

Henri  V,  irrité,  dissimula  pour  un  moment, 
mais,  quelques  jours  après,  il  le  fit  arrêter  sous 
prétexte  de  trahison  et  enfermer  à la  Bastille. 

* 

A la  consultât  ion  : 

Le  Docteur.  — Ne  vous  effrayez  pas,  mon  ami, 
il  y a deux  ans  j’étais  exactement  dans  le  même 
état  que  vous  et  maintenant  je  suis  guéri. 

Le  Malade  (avec  empressement).  — Quel  docteur 
aviez-vous? 

REPONSES  A CHERCHER 

Question  lii*itoi*i<|iie.  — Quelle  est  l’ori- 
gine du  nom  de  cordonniers  donné  à ceux  qui 
font  les  chaussures? 

Enigme. 

Je  suis  quand  mon  frère  n’est  pas, 

Autrement  je  ne  saurais  être. 

C'est  en  mourant  qu’il  me  fait  naître, 

C’est  en  ressuscitant  qu’il  cause  mon  trépas. 

Charade. 

Cinq  voyelles  et  une  consonne, 

En  français  composent  mon  nom 
Et  je  porte  sur  ma  personne, 

De  quoi  l’écrire  sans  crayon. 

(Voltaire). 

Problème.  — Prouver  que  deux  et  deux 
fout  trois. 

* 

* * 

Calembredaine.  — Combien  y a-t-il  de 
fauteuils  à l’Académie  française? 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  385. 

I.  Question  de  langue  française. 

La  Montre  était  la  Revue  que  faisait  passer  un  officier  pour 
prouver  à l'intendant  ou  au  contrôleur  royal  que  sa  compagnie 
était  au  complet. 

Comme  c’est  à cette  Revue  que  se  faisait  la  solde,  on  appela 
aussi  montre  la  somme  que  touchait  le  soldat  en  cette  occasion. 

Enfin  les  tacticiens  donnaient  aussi  le  nom  de  montre  à uue 
opération  militaire  destinée  à cacher  un  mouvement  réel  et 
sérieux,  c'est  ce  qu'on  appellerait  aujourd'hui  une  démonstra- 
tion. 

11.  Questions  géographiques. 

L’État  du  Maine  fut  aiusi  nommé  en  1038  de  Henriette  Marie, 
reine  d'Angleterre,  duchesse  du  Maine. 

La  Pensylvanie  de  William  Penn,  chef  des  Quakers. 

Le  Delaware,  do  Lord  do  la  Ware,  gouverneur  de  la  Virgi- 
nie sous  Jacques  Ier.  11  a aussi  donné  son  nom  à uu  fleuve  de 
la  région. 

Le  Maryland,  de  la  reine  d’Angleterre,  Henriette  Marie, 
femme  de  Charles  Premier  (Voir  plus  haut). 

La  Virginie  de  Élisabeth  d'Angleterre,  la  reine  vierge. 

La  Caroline,  en  l'honneur  du  roi  de  Franco  Charles  IX,  en 
1564. 

La  Géorgie,  en  l'honneur  du  roi  d'Angleterre,  Georges  III, 
on  1772. 

La  Floride,  parce  quelle  fut  découverte  par  l'Espagnol 
Ponce  de  Leon  le  jour  des  Rameaux  (Pâques  fleuries,  Paseua 
flonda)  de  l'année  1S72. 

La  Louisiane,  en  l'honneur  du  roi  de  France  Louis  XV. 

Le  New-Hampshirc,  du  comté  de  Hampshire  en  Angleterre. 


New-York,  en  l’honneur  du  duc  d'York,  depuis  Jacques  IL 
Avant  1664  la  ville  s'appelait  Newamstordam. 

Rhode-Island,  parce  qu’une  petite  île  faisant  partie  de  ce 
territoire  a été  comparée  pour  la  douceur  de  son  climat  à l'île 
de  Rhodes. 

III.  Questions  scientifiques. 

Le  caoutchouc  ou  gomme  élastique,  que  les  Anglais  appellent 
India  Rubber , est  le  suc  (latex)  qui  s'écoule  des  tiges  et  du  tronc 
d’un  grand  nombre  de  végétaux  des  régions  tropicales  (princi- 
palement des  plantes  de  la  famille  des  Artocarpées.  Euptaor- 
biacées,  Apocynées).  Le  caoutchouc  est  imperméable,  insoluble 
dans  l'eau,  soluble  dans  le  naphte;  ce  qui  le  caractérise  avant 
tout  c’est  son  élasticité. 

La  gulta-oercha  est,  de  même,  le  suc  qui  s’écoule  d'un  arbre. 
Ylsonandra  percha , qui  croît  surtout  dans  l'Asie  équatoriale  et 
la  Malaisie.  Ce  produit  est  également  imperméable,  il  n'est  pas 
élastique,  il  s'amollit  dans  l'eau  bouillante  et  devient  ainsi  très 
facile  à mouler.  C'est  un  excellent  isolateuf  de  l’électricité. 


IV.  Mots  sans  têtes. 


Vouloir  c’est  pouvoir. 


0 — zone 
u — ni 

1 — aide 

0 — vide 

1 — mage 
r — ail 


hameau 
e --  caille 
s — âge 
t — race 


V.  Charade. 


Réponse.  — Verveine. 


p — ain 
o — thon 
u — sage 
v — allée 

0 — tage 

1 — bis 

r — appel. 


Le  Gérant  .-Maurice  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d'adresse  doit  être  accompagnée  de  l'une  des  dernières  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8*  année.  — N°  387 


10  centimes. 


25  juillet  1896, 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DLS  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L'ABONSEiiEvr  ; un  an.  six  fiuncs  Armand  COLIN  & C,e,  éditeurs  btiumbu  ?<r.  — PAïuiTciiAQUESAuew 

Pari  du  l«r  de  cliaque  mois  5,  rue  <le  Mézières.  Paris  | Tous  droits  réservés 


Une  promenade  en  Seine  à la  fin  du  XVm«  siecle  (1789). 


398 


I,E  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


L’ouverture  de  la  pêche  à Paris. 


On  estime  qu'à  Paris  seulement,  plus  de  cent 
mille  personnes,  appartenant  à toutes  les 
classes  de  la  société,  s'intéressent  directement 
à l'ouverture  de  la  pêche.  On  s'en  aperçoit  au 
nombre  vraiment  fantastique  de  fidèles  qui,  en 
ce  jour  si  impatiemment  attendu,  trempent 
leur  crin  dans  l'eau.  L'affluence  recommencera 
ainsi  de  dimanche  en  dimanche,  avec  diminu- 
tion sensible  les  jours  de  semaine,  car  le 
pêcheur  à la  ligne  qui  opère  dans  les  limites  de 
l'octroi  appartient  surtout  à la  classe  ouvrière, 
qui  ne  chôme  qu'un  jour  sur  sept. 

Le  boutiquier,  le  rentier,  le  retraité,  tous 
ceux.en  un  mot,  qui  touchent  de  près  oudeloin 
à « l'infàme  capital  »,  vont  ferrer  plus  loin  le 
poisson  récalcitrant,  jusque  sur  les  bords  de  la 
Marne  et  de  l'Oise,  et  combinent  les  joies  de  la 
villégiature  avec  la  douceur  d'un  passe-temps 
favori. 

Chemins  de  fer,  déjeuners  sur  l'herbe,  asti- 
cots de  luxe,  tout  cela  est  coûteux  et  devient 
un  plaisir  de  prince.  Quant  au  prolétaire,  à qui 
suffisent  les  berges  des  quais,  voici  les  frais 
que  nécessite  son  entrée  en  campagne  : un 
cornouiller,  23  centimes;  une  mèche  crin  et 
hameçons,  10  centimes;  asticots,  10  centimes  : 
total,  neuf  sous! 

11  est  peu  de  passion  moins  ruineuse. 

Je  m'empresse  de  constater  qu'avec  une  si 
mince  provision  d'appâts,  le  pêcheur  de  Seine 
ne  peut  avoir  d’autre  prétention  que  de  se  dis- 
traire et  de  passer  une  journée  agréable.  Quand 
on  se  préoccupe  de  la  politique  de  résultats,  il 
faut  amorcer,  et  amorcer  sérieusement.  Cela 
exige  au  moins  un  litre  d'asticots  qui  coûte  de 
F 23  à 3 francs,  suivant  la  qualité.  L’amorce, 
me  disait  un  professionnel,  c'est  la  publicité  de 
la  pêche  ! Mais  de  Bercy  à Auteuil.  on  amorce 
peu  ; le  courant  entraînerait  trop  vite  la 
semence,  et  le  pêcheur  au  filet,  l'avide  pêcheur 
au  filet,  l'ennemi-né  du  « lignard  »,  viendrait 
d'un  seul  coup  d'épervier  ratisser  le  fruit  de 
tant  d'efforts.  N'empêche  que  pour  le  jour  de 
« l’ouverture  » on  a vendu  à Paris  environ 
12,001)  litres  d’asticots,  non  compris  le  blé  cuit 
et  les  vers  de  vase,  qui  coûtent  de  7 à 8 francs 
le  litre.  Ces  chiffres  font  rêver. 

Je  suppose  l'opérateur  abondamment  pourvu 
de  tout  ce  qu’il  lui  faut  et  en  fonction  sur  le 
chemin  de  halage.Saligne,  savamment  plombée, 
descend  entre  deux  eaux.  Que  va-t-il  retirer? 

Vous  allez  répondre  : « lies  vieilles  bottes,  de 
la  laine  à matelas  et  peut-être  un  chien  crevé.  » 

Eh  bien  ! Non.  Vous  vivez  de  préjugés  et  de 
traditions  routinières.  Voici  ce  qu'on  prend  et 
ce  qu’on  peut  prendre  encore  à Paris. 


D’abord  un  poisson  qui  a eu  sa  célébrité  et 
qui  affectionne  particulièrement  les  environs 
du  pont  de  l'Alma,  où  le  fleuve  est  plus  large 
et  plus  calme  : j’ai  nommé  le  barbillon.  Il  y en 
a d'énormes,  mesurant  jusqu’à  80  centimètres 
de  long. 

Jadis,  à la  nuit  tombante,  sur  la  rive  du  quai 
d'Orsay,  on  avait  grande  chance  de  rencontrer 
un  vieillard,  un  obstiné  pécheur  de  barbillons, 
qui  savait  que  c’était  là  le  bon  endroit  et  pour- 
suivait, jusqu’à  une  heure  assez  avancée  de 
la  nuit,  ses  tentatives  silencieuses.  C’était... 
Pajot,  l'illustre  professeur  d’accouchement,  qui 
venait  se  délasser  de  ses  travaux  scientifiques, 
et  que  la  mort  seule  a pu  faire  renoncer  à sa 
passion  favorite. 

On  trouve  ensuite  la  brème,  qui  peut  atteindre 
un  poids  de  8 à 10  livres,  mais  n'excède  jamais 
300  grammes  à t kilo.  La  brème  se  fait  rare,  il 
n’y  a guère  plus  que  les  bonneteurs  qui  la 
maquillent. 

Le  gardon,  exceptionnel  quand  il  pèse  une 
livre,  et  gros  en  général  comme  une  forte  sar- 
dine, était  le  fondement  de  toute  bonne  friture, 
avant  l’envahissement  de  l’affreux  liottu. 

Le  liottu  nous  vient  d'Allemagne.  11  pullule  à 
l'infini,  et  bien  qu'il  ne  mange  pas  ses  cama- 
rades, il  les  éloigne  par  son  humeur  batail- 
leuse. C’est  en  1867  qu’il  a commencé  à déloger 
de  la  Seine  le  pacifique  gardon.  A l’Exposition 
universelle,  on  en  avait  envoyé  un  certain 
nombre  à l’Aquarium.  L'Exposition  terminée, 
comme  on  ne  savait  trop  que  faire  de  ces 
hôtes,  et  qu'il  était  parfaitement  inutile  de  les 
réexpédier  à leur  pays  d'origine  où  ils  n’avaienl 
aucune  valeur,  on  les  jeta  dans  le  fleuve.  Us  y 
ont  prospéré,  les  intrigants. 

Le  gardon  n’a  pas  voulu  vivre  en  cette 
détestable  compagnie  et  personne  n’a  gagné  au 
change.  Le  liottu  est  flasque,  d’un  goût  fade, 
sa  chair  se  corrompt  vite. 

Le  goujon,  ce  héros  de  la  poêle  à frire,  a 
mieux  résisté  aux  envahisseurs.  Sa  galerie 
favorite  est  le  quai  du  Pont-Neuf  et  les  abords 
du  Vert-Galant. 

L’ablette  n’a  pas  de  préférence  ; elle  abonde 
un  peu  partout.  C’est,  disentles  professionnels, 
un  poisson  créé  par  la  nature  pour  nourrir  les 
autres. 

Plus  rare,  mais  surtout  plus  difficile  à 
prendre,  est  le  chevaine  ou  juène,  comme  on 
l’appelle  à Paris.  C’est  la  capture  que  guettent 
! ces  enragés  que  vous  voyt'zs'abimerl’estoinac, 
I ployés  en  deux  sur  les  parapets  Aies  quais,  au 
I quai  aux  Fleurs,  par  exemple.  Vous  vous  êtes 
I demandé  peut-être  ce  qu’ils  espéraient  avec 


LOUVERTURF  DE  LA  PÊCHE 


399 


l'immense  ligne  et  les  23  mètres  de  ficelle  dont, 
elle  est  pourvue.  Ils  espèrent  ferrer  uu  juèae 
trop  méfiant  pour  côtoyer  les  rives  ou  pour 
s'approcher  de  bateaux.  Le  juène,  qui  atteint 
2 ou  3 livres,  se  pêche  àla  crevette,  à la  cerise 
ou  au  sang  caillé. 

J’arrive  au  brochet  et  à la  carpe  et  j’aurai 


l indeslructible,  comme  le  lièvre  de  la  plaine 
! Saint-Denis 

On  a enterré  il  y a quelques  années  un  vieux 
pêcheur  qui  n’opérait  que  le  dimanche  et  les 
jours  de  fête,  et  depuis  trente  ans  n'avait  point 
dépassé  les  fortifications. 

Chaque  semaine  il  inscrivait  avec  régularité 


L’ouverture  de  la  pèche. 


clos  la  liste  des  espèces  parisiennes.  Encore 
dois-je  avouer  que  depuis  bien  des  mois,  si  l'on 
a pris  en  Seine  quelques  carpillons,  on  n’a  pas 
vu  la  queue  d'un  seul  brochet. 

Vous  u'ôterez  cependant  pas  de  Vidée  des 
vieux  pêcheurs  qu'il  en  existe  encore  et  qu'ils 
se  sont  réfugiés...  sous  les  bains  de  la  Sama- 
ritaine. A voix  basse,  les  initiés  parlent  mysté- 
rieusement d un  brochet  énorme,  fantastique, 
qui  ne  déloge  pas  de  là,  mais  qui  est  plus  roué 
à lui  seul  que  tous  ses  frères  réunis.  Plusieurs 
fois  on  l’a  ferre,  mais  il  s’est  toujours  échappé, 
et  maintenant  il  nargue  toute  la  corporation 
Le  brochet  de  la  Samaritaine  a sa  légende  1 


sur  un  registre  spécial  le  détail  de  ses  prises 
et  leur  poids  total.  Le  relevé  général  a fait, 
connaître  que  cet  homme  obstiné  avait  pris  en 
trente  ans  plus  de  3,000  kilogrammes  de  pois- 
sons, 100  kilogrammes  par  an. 

Ce  résultat  est  suffisant  pour  prouver  qu'on 
ne  perd  pas  son  temps  à pêcher  en  Seine. 

G.  T. 

Ajoutons  que  récemment  une  société  de 
pêcheurs  à la  ligne  est  devenue  adjudicataire 
du  droit  de  pêche  pour  la  traversée  de  Paris. 
Les  u lignards  » seuls  ont  le  droit  de  pêcher. 
Les  « éperviers  » sont  rigoureusement  exclus. 


400 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


L’ambulancière  de  Madagascar  (smie)'. 


Tous  les  villages  que  nous  avons  traversés 
étaient  rouges,  les  maisons  comme  le  sol  ; 
seules,  les  rizières  égayaient  un  peu  le  paysage. 
Quelle  différence  avec  nos  villages  français  si 


Uuchesne,  la  colonne  légère,  après  avoir  livré 
huit  combats  et  poursuivi  sa  route  étape  par 
étape,  sans  se  laisser  arrêter  par  aucun  obstacle, 
est  entrée  dans  Tananarive  et  a imposé  la 
volonté  de  la  France  au  gouver- 
nement de  la  Reine. 

« Maintenant,  quand  redescen- 
drons-nous à Majunga?  Quand 
rembarquerons -nous  pour  la 
France?  Nous  ne  le  saurons  sans 
doute  pas  avant  quelques  semaines. 
Quoi  qu’il  en  soit,  je  n’oublierai  pas 
la  promesse  que  je  vous  ai  faite, 
que  je  me  suis  faite  à moi-même. 
La  dette  que  j'ai  contractée  envers 
vous  et  envers  mademoiselle  Ber- 
thier-Lautrec  n’est  pas  de  celles 
qu'on  saurait  jamais  acquitter; 
mais,  avant  de  quitter  cette  terre 
de  Madagascar,  où  j’ai  été  si  près  de 
laisser  ma  vie,  j'irai  certainement 
vous  renouveler  l’expression  des 
sentiments  de  reconnaissance  et 
d’affection  que  je  vous  garderai 
éternellement  à tous  deux. 

« A bientôt  donc,  cher  monsieur 
Berthier. 

« Votre  très  affectueusement 
reconnaissant 

« Georges  Gaclard.  » 


Retour  d’Henri  et  du  Capitaine. 


La  campagne  terminée,  Henri, 
jugeant  ses  services  désormais 
inutiles,  demanda  au  général  de 
lui  rendre  sa  liberté.  Le  général 
insista  vainement  pour  le  garder, 
se  faisant  fort  de  lui  obtenir,  par  le  général 
Duchesne,  un  poste  important  dans  la  future 
administration  civile  de  l’ile;  rien  ne  put  le 
retenir,  pas  même  les  instances  de  Georges 
Gauiard,  auquel  il  était  attaché  cependant 
comme  à un  frère,  et  dont  il  ne  se  sépara  point 
sans  de  vifs  regrets  ; mais,  la  France  victorieuse 
et  les  assassins  de  son  père  châtiés,  il  avait 
hâte  de  revenir  à Maevasamba  reprendre,  pour 
ne  plus  les  quitter,  la  direction  et  la  mise  en 
valeur  de  la  concession  Berthier-Lautrec. 

Il  profita  donc  du  premier  convoi  de  troupes 
que  le  général  renvoya  à la  Côte  pour  y 
redescendre  lui-même.  Bien  que  la  saison  des 
pluies  fût  déjà  commencée,  sou  voyage  de 
retour  se  fit  assez  rapidement,  surtout  à partir 


Le  capitaine  Gauiard  est  reçu  par  Marguerite. 


clairs  d’aspect,  si  gais  avec  leur  entourage  de 
verdure  ! 

« A l heure,  une  partie  des  troupes  quitte  la 
ville  pour  aller  camper  sur  une  hauteur,  à 
l’ouest,  avec  une  batterie  dont  les  canons  sont 
braqués  dans  la  direction  du  palais  de  la  Reine, 
et  sur  une  autre  hauteur,  à l’est,  avec  deux 
autres  batteries  ; histoire  d’appuyer  l’action 
diplomatique. 

« Pendant  ce  temps,  les  plénipotentiaires  de 
la  Reine,  Razanakombana  et  Rasaujy,  se  ren- 
dent à la  Résidence  générale  et  sont  introduits 
auprès  du  Général  en  chef,  qu’assiste  M.  Ran- 
chot.  A 5 heures,  tout  est  convenu  et  le  traité 
signé.  La  paix  est  faite. 

« En  seize  jours,  comme  l’avait  dit  le  général 


1.  Voir  lo  il®  386  fin  Petit  français  illustré,  p.  392. 


L'AMBULANCIÈRE  UE  MADAGASCAR 


4«I 


d’Andriba,  où  aboutissait  la  funeste  route  si 
chèrement  payée  de  la  vie  de  quinze  cents 
de  nos  soldats. 

Prévenu  par  une  lettre  de  son  neveu,  Daniel 
était  venu  l'attendre  à Majunga,  et,  sans  lui 
laisser  le  temps  de  se  retourner,  il  l'entraîna 
aussitôt  à Manakarana,  et  de  là  à Maevasamba. 

Ce  ne  fut  pas  sans  une  profonde  et  délicieuse 
émotion  qu'après  une  si  longue  séparation 
Henri  et  Marguerite  se  retrouvèrent  ensemble. 
La  maison  était  encore  pleine,  du  haut  en 
bas,  de  malades  et  de  convalescents;  mais, 
après  la  rude  campagne  qu'il  venait  de 
faire,  le  jeune  colon  était  déshabitué  du 
confortable,  et  il  déclara  à sa  sœur  qu'il  se 
contenterait  parfaitement,  et  pour  autant 
de  temps  que  cela  serait  nécessaire,  du 
moindre  coin,  aménagé  tant  bien  que  mai, 
dans  une  des  dépendances  de  l’exploi- 
tation. 

Vers  la  fin  d'octobre,  d'ailleurs,  l'ambu- 
lance commença  à se  désencombrer;  deux 
soldats  du  génie  et  un  caporal  d’infanterie 
de  marine  succombèrent  presque  coup  sur 
coup  malgré  tous  les  soins  dont  ils  étaient 
entourés,  et  s’en  allèrent  rejoindre  le 
pauvre  Nicole  sous  les  grands  tamariniers 
du  parc,  à côté  de  la  tombe  de  Michel 
Berthier-Lautrec  et  de  sa  femme;  puis  les 
bâtiments  affrétés  pour  le  rapatriement 
du  corps  expéditionnaire  commençant  à 
arriver  en  rade  de  Majunga.  tous  ceux  des 
pensionnaires  de  Maevasamba  qui  pou- 
vaient être  transportés  sans  danger  furent 
évacués  successivement  sur  Manakarana 
et  de  là  sur  Majunga.  Deux  seulement, 
encore  trop  faibles,  durent  être  gardés 
presque  malgré  eux  pendant  trois  semai- 
nes ; après  quoi,  l'ambulance  se  trouva 
dissoute  par  le  fait. 

Malgré  cela,  Marguerite  ne  voulut  pas 
encore  laisser  partir  son  oncle,  qui  parlait 
d’aller  remonter  sa  maison , quelque 
compromise  par  sa  longue  absence. 

— Puisque  vous  avez  donné  six  mois  de 
votre  temps  pour  soigner  des  braves  garçons 
qui  ne  vous  étaient  de  rien,  lui  dit-elle  de 
sa  voix  la  plus  câline,  vous  pouvez  bien  en 
perdre  un  de  plus  pour  vous  reposer  et  vous 
consacrer  uniquement  à votre  aimable  nièce, 
monsieur  mon  très  cher  oncle.  Vos  affaires 
attendront  encore  un  peu.  voilà  tout.  D'abord, 
vous  êtes  bien  assez  riche  comme  ça,  et  quand 
vous  gagneriez  maintenant  un  peu  moins 
d'f  rgent,  le  beau  malheur  1 

Le  vieux  négociant  adorait  sa  nièce  et  céda, 
comme  aussi  le  D'  Hugon,  que  Marguerite  retint 
également,  malgré  une  belle  résistance.  Les 
deux  hommes  avaient  d'ailleurs  pour  rester  un 
excellent  prétexte,  que  la  jeune  fille  ne  manqua 


pas  d'invoquer  : c'était  celui  d'aider  de  leurs 
conseils  et  de  leur  expérience  les  efforts  d'Henri 
qui.  dès  la  première  semaine  de  son  retour, 
s’était  attelé  à la  rude  besogne  de  rétablir  sur 
ses  anciennes  bases  l'exploitation  qui  avait 
tant  tenu  au  cœur  de  son  père.  Presque  tout 
était  à refaire  : les  cultures,  abandonnées  à 
elles-mêmes  pendant  près  d une  année,  étaient 
retournées  à l’état  de  nature  ; quant  au  per- 
sonnel, on  dut  en  recruter  un  nouveau,  ce  qui 


L'oncle  Daniel  conseille  au  capitaine  Gaulard  de  se  fixer  à Madagascar. 


peu 


n'alla  pas  sans  de  grandes  difficultés,  l'ordre 
n'étant  pas  encore  rélabli  dans  la  région.  Il  ne 
fallut  pas  moins  d'un  bon  mois  pour  remettre 
toutes  choses  en  état  de  marcher.  Quant  à la 
maison  d'habitation,  minutieusement  désinfec- 
tée par  les  soins  du  Dr  Hugon,  elle  reprit  peu  à 
peu  son  ancienne  allure  confortable  et  coquette  ; 
et  Marguerite,  après  s'être  montrée  six  mois 
durant  la  plus  infatigable  des  infirmières, 
redevint  l'experte  et  aimable  maîtresse  de 
maison,  dont  le  sourire  et  la  jeunesse  égayaient 
ce  laborieux  intérieur. 

Un  jour,  le  courrier,  qui  faisait  maintenant 
trois  fois  par  semaine  le  service  de  la  poste 
entre  Manakarana  et  Maevasamba,  courrier 
établi,  bien  entendu,  par  l'oncle  Daniel,  apporta 
une  lettre  du  capitaine  Gaulard,  annonçant  à 
ses  amis  sa  visite  très  prochaine,  en  exécution 


402 


1.E  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


de  la  promesse  qu'il  leur  avait  faite  de  ne  point,  j 
rembarquer  pour  la  France  sans  être  venu 
prendre  congé  d'eux. 

Depuis  qu’ils  s’étaient  quittés  à Tananarive, 
où  son  ami  Gaulard,  décoré  à la  suite  de  la 
campagne,  était  resté  avec  le  général  Metzinger, 
Henri  avait  déjà  reçu  plusieurs  lettres  dans 
lesquelles  le  capitaine  le  tenait  au  courant  de 
ses  faits  et  gestes,  et  qu'il  ne  terminait  jamais 
sans  revenir  sur  la  profonde  gratitude  qu’il 
avait  gardée  de  son  séjour  à l’ambulance  de 
Jlaevasamba. 

La  nouvelle  de  son  arrivée  prochaine  fit 
plaisir  à tout  le  monde:  à Henri,  pour  qui 
Geo  es  Gaulard  était  resté  mieux  qu’un  cama- 
rade, un  ami;  à l'oncle  Daniel,  qui  avait 
conse.vé,  lui  aussi,  une  très  vive  affection 
pour  l’officier,  en  dépit  de  leurs  intermi- 
nables discussions  sur  la  façon  dont  la  cam- 
pagne avait  été  menée;  à MarguerPe,  enfin,  qui 
s’était  attachée  à son  ancien  malade,  comme  il 
arrive  souvent,  en  raison  même  du  dévouement 
qu’elle  lui  avait  témoigné. 

11  se  trouva  précisément  qu’elle  était  seule  à 
la  maison  avec  les  domestiques  lorsque  le 
visiteur  annoncé  descendit  de  son  filanzane  à 
la  porte  de  l'habitation.  Sa  lettre  ayant  mis 
plus  de  temps  à parvenir  à Maevasamba  qu’il 
n’avait  calculé,  on  ne  l’attendait  que  deux  ou 
trois  jours  plus  tard,  de  sorte  qu’Henri  et 
son  oncle,  partis  dès  le  matin  à l’autre  bout 
de  la  concession,  n’étaient  pas  là  pour  le 
recevoir. 

Le  premier  mouvement  de  Marguerite  et  du 
capitaine,  en  se  retrouvant  l’un  en  face  de  | 
l’autre,  fut  un  vif  mouvement  de  surprise;  il  ! 
semblait  qu'ils  eussent  eu  quelque  peine  à se  I 
reconnaître.  Très  crâne  dans  son  veston  à trois  I 


galons  d’or,  sa  belle  croix  toute  neuve  sur  la 
poitrine,  Georges  Gaulard  ne  rappelait  guère 
le  moribond  qui,  cinq  mois  auparavant,  avait 
été  apporté,  inerte  comme  un  colis,  à l’ambu- 
lance. Quant  à Marguerite,  elle  aussi  avait 
changé  singulièrement:  c’était  maintenant  une 
vraie  femme,  avec  le  teint  doré  et  les  formes 
pleines  d'un  beau  fruit  mûr. 

— Vous  voilà  ! Vous  voilà  ! s’écria-t-elle  toute 
joyeuse,  en  accourant  au-devant  du  jeune 
homme,  le  premier  moment  d’indécision  passé. 
Comme  c’est  gentil  de  ne  pas  avoir  oublié  votre 
promesse  ! 

Tout  ému  de  cet  accueil  affectueux,  le  capi- 
taine regardait  la  jeune  fille,  la  gorge  trop 
serrée  pour  pouvoir  parler.  Enfin  un  mot,  le 
même  qu'il  avait  dit  naguère  en  revenant  à la 
vie,  lui  monta  aux  lèvres,  et,  d’une  voix 
tremblante,  il  murmura  : 

— Ma  sœur! 

Plus  troublée  qu’elle  ne  voulait  le  laisser  voir, 
Marguerite  répondit  en  riant  : 

— Oh  ! mais,  vous  vous  croyez  donc  toujours 
malade?  Ce  temps-là  est  bien  loin.  11  n'v  a plus 
d’ambulance  maintenant,  plus  de  sœur  infir- 
mière ! Ce  qui  n'empêclie  pas  — ajouta-t-elle 
gentiment  — que  votre  ancienne  chambre 
vous  attend  toujours.  11  faut  même  que  j'aille 
y donner  un  dernier  coup  d'œil.  Vous  per- 
meltez? 

Puis,  coupant  court  aux  remerciements  du 
jeune  capitaine,  elle  se  glissa  prestement  dans 
l’intérieur  de  la  maison  en  lui  criant  : 

— C'est  mon  oncle  et  Henri  qui  seront  sur- 
pris quand  ils  vous  retrouveront  installé  ici 
en  rentrant  ! 


Nos  grands  peintres.  — Ingres. 


Ingres  ( Jean-Aug.-Dominique),  peintre  fran- 
çais, né  à Montauban  en  1780,  mort  à Paris 
en  ititi7,  d’abord  élève,  à Toulouse,  de  Joseph 
Roques,  puis,  à Paris,  de  David.  Prix  de  Rome 
en  1801 , membre  de  l’Institut  en  1823,  directeur 
de  l’École  de  Rome  en  1834.  Sénateur.  Premier 
séjour  à Rome  et  à Florence  de  1806  à 1824. 
Genre  ; Histoire  et  portraits.  OEuvres  princi- 
pales : Homère  déifié,  OEdipe  expliquant 
l'énigme,  la  Source,  le  Martyre  de  saint 
Symphorien,  portraits  de  Berlin,  de  M”  de 
Vauçay. 


Homère  rtétilé.  — Au  pied  d'un  temple 
ionien,  et  sur  un  piédestal,  est  assis  Homère, 
aveugle,  un  sceptre  à la  main  ; au-dessus  de 
lui,  un  génie  dépose  sur  son  front  une  couronne 
de  lauriers.  A ses  pieds,  sont  assises,  sur  les 
premières  marches  du  piédestal,  deux  femmes  : 
l’Iliade  et  l'Odyssée.  Celle  de  gauche,  vue  de 
face,  l'Iliade,  est  symbolisée  par  l’épée  d’Achille; 
l’autre,  à droite,  l'Odyssée,  parla  rame  d’Ulysse. 

| Dans  le  groupe  de  droite  se  trouvent  Pindare, 
j offrant  sa  lyre,  Platon,  causant  à Socrate,  Plii- 
! dias,  présentant  son  maillet  de  statuaire, 


NOS  G1UNDS  PEINTRES 


403 


Alexandre  le  Grand  tenant  un  coffret  d'or  dans  | 
lequel  il  renfermait  les  œuvres  du  poète.  En  j 
avant.  Racine.  .Molière,  un  masque  à la  main,  j 
La  Fontaine,  Camoëns,  Fénelon. 

Dans  le  groupe  de  gauche,  Eschyle  présente  i 
la  liste  de  ses  œuvres;  Hésiode  entretient  d'en-  i 
cens  un  trépied  allumé;  Appelle  conduit  | 
Raphaël  ; Virgile  s’appuie  sur  Dante.  En  j 
avant,  Poussin,  le  Tasse,  Corneille. 


ton  amer,  le  roi  s'est  arrêté  devant  toutes  les 
salles  du  Musée  Charles  X excepté  devant  la 
mienne. 

Ce  tableau,  qui  ne  saurait,  malgré  son  mérite, 
être  considéré  comme  l’œuvre  capitale  d'Ingres, 
est  cependant  un  des  morceaux  qui  le  carac- 
térisent le  mieux  : la  couleur  en  est  plutôt 
froide,  mais  légère,  transparente,  d'une  har- 
monie calme  et' reposante.  On  y sent  l'influence 


IM  ( 

. 38s"  s 

V jk  • I ( 

jnf 

M 

" • ..  i 

|ijS 

\V 

M 

r 

hm 

Homère  déifié  par  Ingres  (Musée  du  Louvre) 


Au  fond,  au-dessus  du  groupe  de  Phidias,  de 
Pindare  et  d'Alexandre,  Ingres  avait  esquissé 
une  silhouette  de  temple  qu'il  n’a  pas  achevée 
et  qui  devait  remplir  un  vide  dans  le  plafond 
de  la  salle  du  Musée  Charles  X,  que  cette  toile 
devait  couvrir.  A la  suite  de  l'Exposition  uni- 
verselle de  1853,  ce  plafond  fut  transporté  au 
Luxembourg  et  remplacé  par  une  copie  due 
à M de  Balze,  qui  se  trouve  encore  dans  une 
des  petites  salles  du  Musée  du  Louvre,  voisine 
de  la  salle  des  Sept -Cheminées. 

Amaury-Duval,  un  des  élèves  d'Ingres,  ra- 
conte même  qu'à  l'inauguration  du  Musée 
Charles  X le  plafond  de  la  déillcation  d'Homère 
passa  presque  inaperçu,  même  du  roi,  et  que, 
seul,  un  petit  nombre  d’artistes,  parmi  lesquels 
se  trouvait  Delacroix,  y accorda  une  sérieuse 
attention.  Oui,  Messieurs,  disait  Ingres  d'un 


des  peintres  à fresques  de  la  Toscane  pour 
lesquels,  d'ailleurs,  Ingres  a toujours  professé 
la  plus  vive  admiration.  Par  contre,  le  dessin 
en  est  irréprochable  et  la  composition,  sage- 
ment équilibrée,  peut  être  considérée  comme 
un  modèle  du  genre. 

Rappelons,  ën  terminant,  ce  mot  du  maître 
qui,  depuis,  est  devenu  une  sentence  ; ■ Le 
dessin,  c'est  la  probité  de  l’art.  >. 

L’apothéose  d’Homère,  commandé  en  1826  et 
achevé  en  1827,  a été  payé  10000  francs  a son 
auteur.  11  a été  gravé  par  M Martinet  (Clial- 
cogr.  du  Louvre)  el  reproduit  en  tapisserie 
par  la  manufacture  des  Gobelins.  Celle  tapis- 
serie, destinée,  à l'origine,  au  Musée  de  Ver- 
sailles,. se  trouve,  depuis  1890,  à la  nouvelle 
Sorbonne. 


C.  G. 


404 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


Une  histoire  de  sauvage  (Fin)'. 


Une  conversation  mystérieuse  (2r  édition  . — 
Succès  de  la  pâte  pectorale.  — Où  l’on  s’aperçoit 
que  Gastambide  est  un  brave  homme.  — Ils 
croyaient  que  c’était  vrai  ! — Réception  réservée 
à M.  le  Préfet.  — Et  le  Parisien?  — Fureur  du 
pharmacien  Barbissou. 

Le  soir  môme  de  cette  remarquable  confé- 
rence, j’étais  accoudé  à la  fenêtre  de  ma  chambre 
et  je  regardais  les  étoiles,  lorsque  j’entendis 


Maintenant  il  faut  compter  en  outre  l'étiquetage,  le  ficelage, 
l'emballage  et  le  port. 


dans  la  rue  un  pas  furtif,  et  je  vis  un  homme 
portant  un  manteau  couleur  de  muraille  qui 
s’approcha  de  la  petite  porte  du  jardin,  glissa 
sans  bruit  une  clef  dans  la  serrure,  entra  et 
referma  la  porte  avec  précaution. 

Alors  je  me  souvins  que  l'avant-veille  j'avais 
vu  un  homme  pénétrer  de  la  même  façon  chez 
le  pharmacien  Barbissou  et  que  j'avais  entendu 
des  lambeaux  de  conversation  qui  m’avaient 
fort  intrigué. 

Cette  fois  je  voulus  en  avoir  le  cœur  net  : je 
prêtai  mes  deux  oreilles  au  moindre  bruit; 
quelqu'un  montait  l'escalier,  la  porte  de  la 
chambre  voisine  de  la  mienne,  qui  était  celle 
du  pharmacien  Barbissou,  s'ouvrit  et  je  perçus 
distinctement  la  voix  de  Barbissou,  celle  du 
sauvage  et  une  autre  voix,  c'était  bien  celle  que 
j’avais  entendue  l'avant-veille;  je  la  reconnus, 


elle  appartenait  donc  à ce  visiteur  étrange  et 
mystérieux  qui,  une  première  fois,  était  déjà 
venu  chez  le  pharmacien. 

Ils  parlèrent  d'abord  à voix  basse,  mais  peu 
à peu,  oubliant  sans  doute  que  j’étais  leur 
voisin,  ils  prirent  ce  ton  de  voix  sonore  et  bien 
timbré  qui  est  particulier  aux  gens  du  Midi,  le 
pharmacien  disait  ; 

— - C’est  un  succès  colossal,  mon  bon,  je  ne 
puis  suffire  à toutes  les  demandes  que  l'on 
m’adresse  de  tous  les  côtés;  il  m’est  même 
venu  une  commande  de  Paris. 

— Té!  vraiment? 

— C’est  comme  je  te  le  dis,  il  me  fau- 
drait une  usine  pour  satisfaire  tous  les  clients. 
Tiens,  lis,  voici  une  lettre  d'un  pharmacien  de 
Nîmes. 

— Un  pharmacien  de  première  classe? 

— Naturellement,  et  la  première  pharmacie 
de  Nîmes,  tu  entends.  Voici  ce  qu'il  me 
demande  ; Livrez-moi  sans  retard  500  boîtes  de 
votre  délicieuse  pâte  pectorale  des  princes  de 
Zanzibar , avec  la  remise  d’usage. 

— A propos  de  remise,  combien  vends-tu  la 
boîte  de  ta  délicieuse  pâte? 

— Deux  francs. 

— El  cela  te  revient  à... 

— Six  sous  environ,  et  encore  je  compte  la 
boîte  pour  un  sou,  c’est  une  boîte  en  carton 
extra  fort  avec  du  papier  argenté  à l'intérieur, 
quelque  chose  d'extraordinaire;  du  reste,  tu  la 
connais,  et  il  y a dessus  une  peinture  qui 
représente  le  Sauvage,  maintenant  il  faut 
compter  en  outre  l’étiquetage,  l’empaquetage, 
le  ficelage,  l’emballage  et  le  port;  enfin,  avec 
la  remise  aux  confrères,  je  gagne  trente  sous 
par  boîte. 

— C’est  un  joli  bénéfice! 

— C’est  comme  cela  dans  la  pharmacie,  à toi 
je  n’ai  rien  à cacher,  on  met  de  l’eau  distillée 
dans  une  bouteille  avec  une  étiquette,  on  la 
coiffe  d'un  beau  capuchon  de  couleur,  on  ficèle, 
on  cachète,  en  voilà  pour  vingt  sous;  mainte- 
nant, il  faut  bien  le  reconnaître,  nous  avons 
des  responsabilités. 

— Oui,  c'est  vrai,  et  tout  se  paye,  mais  com- 
bien vas-tu  me  verser? 

— Je  n’ai  pas  encore  fait  nos  comptes;  nous 
partagerons  les  bénéfices  comme  c’est  convenu, 
cela  te  fait  TA  centimes  par  boîte,  c'est  depuis 
quatre  jours  une  somme  de  2250  francs. 

— Et  le  sirop  dépuratif  des  radjahs? 

— Heu!  j'en  ai  vendu,  mais  ce  n’est  pas 
brillant;  enfin  je  te  ferai  le  compte  et  je  pense 


1.  Voir  lo  n*  386  du  Petit  Fr  ançais  illustre.  {>.  387. 


UNE  HISTOIRE  DE  SAUVAGE 


405 


que  dans  huit  jours  je  pourrai  te  remettre 
5000  francs. 

— Ah!  comme  j'ai  bien  fait  de  penser  à toi, 
mon  bon  Barbissou;  quand  j'ai  vu  qu'il  n'y  avait 
plus  de  place  à la  crèche  pour  les  petits  enfants, 
que  nous  ne  pouvions  leur  donner  du  lait  : que 
nos  pauvres  vieux  de  l'hôpital  avaient  tout 
juste  de  quoi  manger  et  que  je  ne  pouvais 
donner  un  peu  d'argent  à tous  ces  pauvres 
diables  qui  traînent  la  misère,  je  me  suis  dit  : 
il  faut  que  je  trouve  quelque  chose  d’extraor- 
dinaire, et  alors  la  pensée  m'est  venue  de  te 
faire  part  de  mes  projets,  c’est  à toi  du  reste 
pour  la  plus  grande  part  que  revient  l'honneur 
de  1 invention,  car,  il  n’y  a pas  à dire,...  c'est 
trouvé. 

— Oui,  mon  bon  Gastambide,  mais  tu  es 
conspué. 

— Qu'est-ce  que  cela  me  fait?  c'est  pour  les 
pauvres,  et  quand  on  découvrira  la  chose,  car 
tôt  ou  tard  cela  se  saura,  eh  bien,  je  crois  que 
tous  ceux  qui  ont  du  cœur,  et  qui  aiment  à rire, 
ce  qui  ne  gâte  rien,  seront  de  mon  côté. 

— C'est  certain,  mais  lleaucaire  est  en  révo- 
lution. 

— Eh  bien,  il  n'y  avait  que  ce  moyen  pour 
attirer  sur  nous  l'attention;  il  fallait  de  l’oppo- 
sition, deux  partis  les  Barbissoustes  et  les  Gas- 
tambidistes.  Je  t'ai  persécuté  et  tu  vas  passer 
pour  un  martyr.  Est-ce  que  je  n'ai  pas  bien 
fait  les  choses?  Est-ce  que  je  n'ai  pas  bien  joué 
mon  rôle?  je  croyais  que  c'était  arrivé! 

— Moi  aussi,  j'étais  furieux  contre  toi,  encore 
maintenant  j'ai  de  la  peine  à croire  que  c'était 
une  mystification.  Seulement  tu  as  fait  fonc- 
tionner trop  tôt  ta  pompe  à incendie. 

— Té,  je  croyais  bien  faire. 

— Sans  doute,  mais  notre  Marius  avait  encore 
quelque  chose  à dire  et  puis  il  devait  à la  fin 
de  sa  conférence  attaquer  Barigoule. 

— Oh!  oh! 

— Oui,  il  devait  blesser  son  amour-propre;  tu 
connais  Barigoule,  il  prend  feu  comme  une  allu- 
mette, alors  Marius  l'aurait  blessé  : Barigoule 
eût  été  le  champion  de  Tarascon  et  Marius  celui 
de  Beaucaire. 

— Il  l'aurait  défié?  Je  ne  comprends  pas  bien... 

— Eh  oui  ; par  exemple,  c'était  dans  l’idée  de 

Marius  de  proposer  à Barigoule  de  partir  de 
Valabrègues,  descendre  le  Rhône,  sur  un  ra- 
deau, en  faisant  des  crêpes,  celui  qui  en  aurait 
fait  le  plus  grand  nomlue  avant  d'arriver  au 
pont  suspendu  eût  gagné  le  pari. 

— Et  on  eût  vendu  les  crêpes  au  profit  des 
pauvres  ? 

— Naturellement,  et  sur  le  radeau  on  pouvait 
faire  de  la  réclame  pour  la  pâte  pectorale  des 
princes  de  Zanzibar , de  grandes  ailiches...  en 
forme  de  voiles. 

— Alors  je  regrette  ma  précipitation. 


— Tu  as  raison,  nous  perdons  des  sommes... 
considérables... 

A ce  moment  j'entendis  Marius  qui  disait  ; 

— Il  n’y  a rien  de  perdu.  Barigoule  a été 
trempé  comme  une  soupe,  et  il  est  parti  furieux 
avec  sa  fanfare,  je  lui  reprocherai  son  brusque 
départ,  il  se  fâchera,  je  me  fâcherai  et...  nous 
ferons  les  crêpes. 

— Té,  mon  petit  Marius,  s’écria  Gastambide, 
tu  es  le  meilleur  des  sauvages,  mais  sais-tu 
bien  que  tu  as  été  étonnant,  extraordinairement 
étonnant,  je  dirai  même  fantastique,  tu  peux  te 


vanter  d’en  avoir  de  l'imagination,  mais  en 
attendant,  tu  as  mis  Beaucaire  en  révolution 
Ah,  à propos,  j'ai  une  nouvelle  à vous  annoncer, 
M.  le  Préfet  arrive  demain. 

— M.  le  Préfet  ! 

— Lui-même,  en  personne,  les  journaux  du 
midi  ont  fait  un  tel  tapage,  que  la  préfecture 
s’est  émue,  vois-tu  mon  bon  Barbissou,  la 
presse... 

— C’est  bon  et  c'est  mauvais. 

— Comme  tu  le  dis,  c’est  bon  et  c'est  mau- 
vais, et  il  ne  faut  pas  croire  tout  ce  qui  est 
imprimé;  les  journaux  de  Marseille  prétendent 
que  le  maire  de  Beaucaire,  l’infortuné  Gastam- 
bide, a été  assiégé  dans  sa  mairie,  saisi  par  une 
populace  en  délire,  promené  dans  une  boîte  sur 
une  charrette.  « Le  Journal  des  Arènes  »,  du 
Gard,  parle  de  dix  morts  et  de  trente  blessés, 
toutes  les  troupes  du  département  sont  en 
marche  sur  Beaucaire,  enfin,  tu  vois  cela  d'ici... 
cela  prend  des  proportions  ..  té!  tu  te  frottes 
les  mains,  Barbissou. 

— Je  crois  bien,  quelle  réclame;  je  vais  faire 


406 


l,E  PETIT  F II  A N Ç A I S ILLUSTRE 


passer  à tous  les  journaux  une  petite  note  : 
C'est  le  pharmacien  Barbissou,  le  père  du  Sau- 
vage, qui  est  le  créateur  de  la  pale  pectorale 
des  princes  de  Zanzibar  et  du  sirop  dépuratif  des 
radjahs,  produit  qui...  que  ..,  enfin  quelque 
chose  d'extraordinaire  ; je  parlerai  aussi  du  Sau- 
vage, la  gloire  de  Beaucaire  et  quand  M.  le 
Préfet  viendra  je  n’aurai  rien  de  plus  pressé  que 
de  lui  offrir  une  boite  de  la  pâte  pectorale. 
Alors  on  lira  dans  le  Progrès  ■■  ce  catarrhe  ré- 
calcitrant, ces  bronches  engorgées  qui  faisaient 
tant  souffrir  M.  le  Préfet  ont  été  guéris  comme 
par  enchantement!  Et  comment?  Par  la  masti- 
cation d’une  boîte  de  la  délicieuse  pâte...,  etc... 
Et  puis,  après  tout,  M.  le  Préfet  verra  bien  que 
nous  voulons  rire;  si  c’est  un  homme  d’esprit, 
comme  cela  est  probable,  il  fera  comme  nous 
et  il  s'en  ira  comme  il  sera  venu.  Et  voilà! 

— Je  ne  m'étonne  pas  que  Marius  ait  lant 
d'imagination. 

— Seulement,  vois-tu  Gastambide,  il  y a une 
chose  qui  me  chagrine  : le  Nord  reste  froid.  Et 
c’est  surtout  dans  le  Nord  que  l’on  doit  faire  des 
consommations  considérables  de  pâte  pecto- 
rale, le  climat.. 

— C'est  vrai.  Eli  mais,  et  le  Parisien  ! qu’est- 
ce  qu'il  dit  de  tout  cela  ? 

— Le  pauvre  ! il  croit  que  c’est  arrivé  et  il 
s’amuse  ici  comme  il  ne  s’amuserait  pas  à 
Paris...  les  gens  du  Nord  ont  la  gaieté  lourde 
et  ne  savent  pas  se  dilater  la  rate. 

— Il  est  à côté,  fit  observer  Marius,  et  s’il  ne 
dormait  pas  !... 

— Cesljuste,  dit  le  pharmacien,  parlons  bas. 


Le  lendemain  matin,  le  pharmacien  Barbissou 
m’arrêta  au  passage,  et  me  dit,  l’air  souriant  : 
.Monsieur  le  Parisien,  j’ai  une  nouvelle  à vous 
annoncer  : dans  quelques  heures,  M.  le  Préfet 
sera  dans  nos  murs... 

— Et  vous  n'aurez  rien  de  plus  pressé,  ajou- 
tais-je, que  de  lui  offrir  une  boîte  de  pâte 
pectorale  : et  on  lira  dans  1e  Progrès  : ce 
catarrhe  récalcitrant... 

— Mais  alors,  hier  soir...  vous  avez  entendu... 

— Toute  votre  conversation,  monsieur  le 
pharmacien. 

— Il  eut  un  air  navré  et  me  demanda  douce- 
ment, en  me  prenant  les  mains  tout  en  m'im- 
plorant du  regard  : Hein  ! mon  cher  ami,  vous 
ne  me  gardez  pas  rancune. 

— Vous  garder  rancune,  m'écriai-je,  à vous 
qui  m’avez  fait  passer  trois  bonnes  journées  ! I 
Je  vous  dois  quelques  pintes  de  bon  sang  et  je  \ 
m'inscris  pour  cent  boîtes  de  pâte  pectorale. 
Mais  dites-moi,  cette  histoire  de  ballon? 

— Oh!  celle-là  est  vraie,  interrompit  Barbis- 
sou, tout  Beaucaire  a été  témoin  de  l’accident. 

— Et  vous  êtes  tombéde  cinquante  mètres  de 
hauteur  sur  la  toile  du  grand  cirque  olympien  ? 


— Cinquante  mètres...  heu  ! c’est  exagéré... 
très  exagéré,  je  dois  le  reconnaître;  mais  ce 
qui  est  vrai,  c'est  que  notre  Marius  est  parti 
dans  le  ballon  et  je  ne  jurerais  pas  qu’il  ne  l'ait 
pas  fait  exprès  ; du  reste  le  capitaine  Séraphin 
m a fait  un  procès  et  j'ai  été  obligé  de  lui 
verser  la  forte  somme. 

— Et  Marius  le  sauvage,  lagloire  de  Beaucaire? 

— Il  est  tombé  à cinq  lieues  d'ici,  a pris  le 
chemin  de  fer  et  est  allé  se  réfugier  chez  sa 
tante  Palmyre,  qui  est  des  .Martigues,  tout  cela 
pour  ne  pas  rentrer  au  collège.  Nous  ne  savions 
ce  qu'il  était  devenu  et  vous  comprendrez  notre 
inquiétude...  lorsque  nous  recevons  une  lettre 
timbrée  de  Batavia,  c’était  une  lettre  de  Marius, 
il  nous  disait:  « Vivant,  sauvé,  soyez  sans  in- 
quiétude. » — Signé  : Marius,  et  c'est  tout...  Le 
« couquïn  » était  tout  simplement  resté  chez  sa 
tante  Palmyre,  et,  pour  nous  donner  le  change, 
il  avait  donné  sa  lettre  à un  capitaine  de  navire 
à Marseille  pour  la  mettre  à la  poste  à Batavia. 
Tout  cela  avait  fait  germer  une  idée  dans 
notre  cervelle  toujours  en  ébullition  et  lorsque 
quelques  mois  après  je  reçus  une  lettre  de  la 
tante  Palmyre  qui  me  contait  l'affaire,  je  lui 
répondis  : Que  Marius  finisse  son  année,  il 
reviendra  en  sauvage,  mettra  Beaucaire  en 
révolution  et  lancera  la  pâte  pectorale  des 
princes  de  Zanzibar.  Vous  savez  le  reste  ! 

— Oui,  mais  sachez  aussi,  mon  cher  Bar- 
bissou, et  cela  entre  nous,  que  dès  le  premier 
jour,  je  me  suis  douté  de  quelque  chose,  votre 
fameux  sauvage... 

— Mais  ils  y croient  tous  à mon  sauvage... 

— En  êtes-vous  bien  sûr? 

— Té!  vous  me  faites  entrevoir...  après  tout 
c’est  bien  possible...  Mais  alors  ils  se  moquent 
de  moi... 

Et  le  pharmacien  Barbissou  arpentait  sa  bou- 
tique, d'un  pas  rapide,  répétant  : ■>  est-ce  qu’ils 
se  moqueraient  de  moi  par  hazard...  est-ce  que 
je  serais  la  risée  de  mes  concitoyens... 

— J’en  suis  certain,  lui  dis-je.  . 

— Ah!  tu  eu  es  certain,  s'écria-t-il,  furieux... 
Eh  bien  ! ce  matin-même,  Marius  se  donnera 
un  coup  d’éponge  avec  de  la  benzine,  enlèvera 
ses  tatouages  et  ira  s'asseoir  sur  les  bancs  de  la 
classe  de  rhétorique,  il  n'y  aura  plus  de  sauvage! 

— Et  la  pâte  pectorale,  et  Gastambide,  et 
M.  le  Préfet,  et  le  pari  sur  le  Rhône  ! 

— C’est  vrai,  gémit  sourdement  le  pharma- 
cien, je  suis  condamné  encore  pendant  quel- 
ques jours  à être  la  risée  de  mes  concitoyens, 
moi  qui  croyais  me  moquer  d'eux  ; mais  la  pâte 
pectorale  est  lancée,  elle  fera  son  chemin 
dans  le  monde.  J’y  trouverai  mon  petit  béné- 
fice et  ce  brave  homme  de  Gastambide  aura 
de  l’argent  pour  ses  œuvres  de  bienfaisance, 

E.  P. 

FIN 


Choses  et  autres 


PAR  HENRIOT 


— Voilà  !...  je  voudrais  donner  à mes  cartes  de  visite  un 
caractère  pratique.  Au  recto,  vous  imprimerez  mon  nom  et  au 
verso  la  carte  de  Madagascar 


— Vous  paraissez  auner  follement  la  danse,  Mousicui . 

— Oh!  non...  mais  j’at  beaucoup  sué  tout  à l’heure  et  j’ai 
peur  d’avoir  froid. 


— Il  faudrait  un  type  original  pour  la  pièce  de  cent  francs. 

— Que  pensez-vous  d'un  chêne  rendant  la  Justice  aux  pieds  de 
cinq  louis? 


— Accuse,  vous  avez,  vole  une  pendule ...  manifestez- vous  au 
moins  quelques  regrets0... 

— Oht  oui,  M.  le  presi’cnt,  elle  n'a  jamais  voulu  marcher. 


--  llêfense  aux  supérieurs  de  tutoyer  leurs  subordonnés,  voilà 
l'ordre. 

— Pardon  sargent  et  la  subordonné  est-ce  qu'il  peut  tutoyer  sa 
supérieur?... 


— Ah  1 ça  ne  te  réussit  pas  les  banquets  d’anciens  élèves. 

— On  ne  nous  a donné  que  des  haricots  pas  cuits,  histoire  de 
nous  rappeler  le  collège. 


408 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


Un  déjeuner  «jni  coula  eliei*.  — ( Anec- 
dote.)  — Trois  jeunes  gens  bien  mis  se  prome- 
naient tristement  dans  Paris.  Ils  avaient  faim  et 
étaient  sans  le  sou. 

— Que  ne  donnerais-je  pas  pour  un  succulent 
déjeuner?  dit  l’un  d’eux. 

— Que  ne  donnerais-je  pas  pour  un  déjeuner, 
ne  fût-il  pas  même  succulent?  répondit  le  second. 

— Que  ne  donnerais-je  pas  pour  un  déjeuner 
quelconque,  pourvu  que  ce  fût  un  déjeuner? 
répliqua  le  troisième. 

— Combien  nous  coûterait  un  déjeuner  à trois? 
reprit  le  premier. 

— Il  nous  faudrait  au  plus  bas  chiffre  dix  francs 
au  moins,  répondit  un  des  autres. 

— Tiens,  j’ai  une  idée  1 Voici  un  marchand  de 
musique,  suivez-moi,  dit  le  plus  jeune  des  trois. 

En  entrant  dans  Ja  boutique,  il  dit  au  mar- 
chand : 

— Nous  venons,  monsieur,  vous  vendre  une 
chanson,  dont  l'un  de  nous  a composé  les  paroles, 
et  un  autre  la  musique.  Comme  je  suis  le  seul 
qui  ait  un  peu  de  voix,  je  vais  vous  la  chanter. 

Le  marchand  fit  une  grimace,  mais  ajouta: 

— Eh  bien,  faites,  je  verrai  ensuite. 

L’autre  entonna  la  chanson. 

— Hum  ! fi t le  marchand, elle  ne  vaut  pas  grand'- 
chose  voire  chanson.  Je  vous  l’achète  tout  de  même 
quinze  francs. 

Les  jeunes  gens  ne  s’attendaient  guère  à pareille 
offre.  Us  s’empressèrent  de  lui  remettre  le  bien- 
heureux manuscrit,  prirent  les  quinze  francs  et 
s’en  allèrent  les  dépenser  jusqu’au  dernier  cen- 
time dans  le  premier  restaurant  qu’ils  rencon- 
trèrent. 

L'auteur  de  la  chanson  était  Alfred  de  Musset; 
le  musicien  Hippolyte  Monpou,  et  le  chanteur,  Gil- 
bert Duprez.  La  chanson  qu’ils  venaient  de  vendre 
pour  apaiser  leur  faim  était  intitulée  : « ConnaisSez- 
vous  dans  Barcelone  » et  a eu  un  retentissement 
et  un  succès  énormes.  Elle  rapporta  à son  nou- 
veau propriétaire  40,000  francs 

Le»  rayon»  X.  — Les  fameux  rayons 
Rœnlgen  sont,  une  fois  de  plus,  à l’ordre  du  .jour. 

M.  le  professeur  Hortet,  doyen  de  la  Faculté  de 
médecine  de  Lyon,  a eu  l'idée  de  soumettre  à ces 
rayons  trois  cobayes  auxquels  il  avait  préala- 
blement inoculé  le  bacille  de  la  tuberculose. 

Les  bacilles  ne  se  sont  point  développés  chez 
ces  petits  animaux,  tandis  que  d'autres  cobayes, 
inoculés  en  même  temps  et  de  la  même  façon, 
ne  tardaient  pas  a succomber. 

C’est  la  une  découverte  de  la  plus  haute  impor- 
tance. 


REPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMERO  386. 

I.  Question  historique. 

Au  moyen  âge,  on  appelait  les  ouvriers  en  chaussures 
« cordouanniers  » parce  qu’ils  employaient  le  cordouan,  cuir  qui 
se  fabriquait  à Cordoue  (Espagne).  Par  l'une  do  ces  transfor- 
mations très  fréquentes  dans  notre  langue,  cordouanniers  est 
devenu  cordonnier. 

II.  Énigme. 

Le  mot  de  l’énigme  est  la  nuit. 

III.  Charade. 

Le  mot  de  la  charade  est  oiseau. 


On  annonce  aussi  qu’on  pourra  désormais,  sans 
avoir  besoin  de  recourir  a de  longues  et  minu- 
tieuses analyses,  se  rendre  compte  instanta- 
nément de  la  pureté  ou  de  la  falsification  des 
vins  en  les  exposanL  aux  rayons  Rœntgen.  — Et 
encore  ces  rayons  serviront  à distinguer  les  vrais 
diamants  qui  les  laissent  passer  des  pierres 
fausses  qui  les  arrêtent. 

* 

* * 

Tout  s'explique.  — Le  patron  m’a  mis 
à pied. 

— Tiens,  pourquoi  ? 

— Parce  que  je  lui  avais  écrit  une  lettre  à cheval. 

* 

* * 

I*»in  sec.  — Toto,  je  suis  très  mécontent;  ce 
soir,  à dîner,  vous  n’aurez  que  du  pain  sec...  et 
de  l’eau. 

— Alors,  petit  père,  y sera  pas  sec  le  pain,  y 
sera  mouillé. 

Petit  père,  ayant  eu  l’imprudence  de  rire,  s’est 
trouvé  désarmé,  et  finalement  Toto  a dîné  comme 
tout  le  monde  après  avoir  promis  qu’il  serait  un 
modèle  de  sagesse. 

* ' * 

Entendu  sur  le  boulevard.  — Tiens,  ce 
brave  Durand  ! Je  ne  vous  savais  pas  ici. 

— Parbleu  ! je  suis  arrivé  ce  matin. 

— Ah!  EL  vous  venez  souvent  à Paris? 

— J’y  viens  à peu  près  toutes  les  semaines, 
passer  une  quinzaine  de  jours. 

REPONSES  A CHERCHER 

Charade. 

Mon  premier,  cher  lecleur,  animal  patelin, 
S’éclipse  et  disparaît  en  voyant  mon  second. 

Mon  tout  devenu  grand,  en  richesse  fécond 
Domine  le  pays  et  se  voit  au  lointain. 

Aflots  eu  losange. 

1°  Consonne. 

2°  Point  difficile  d une  affaire. 

3°  Oiseau  de  nuit. 

4°  Dans  l'équipement  des  soldats. 

5°  Solide  lien  de  chanvre  et  de  lin. 

6°  Adjectif  indéfini. 

7°  Vovelle. 

* 

* * 

Contraires.  — Avec  les  initiales  des  contraires 
des  mots  suivants,  formez  une  devise  patriotique. 
Captivité,  reconnaissance,  haut,  diversité,  départ, 
gaîté,  mince,  large,  petit,  retard,  court,  savant, 
dur,  pédestre,  unité,  monarchie,  passif,  hardiesse, 
amusant,  pauvre,  sud,  utile,  lumière,  vieillard. 


IV.  Problème. 

Sont  ensemble  Jean  père,  Jean  fils  et  Jean  petit-fils  — comme 
Jean  fils  est  le  père  de  Jean  petit-fils,  il  y a réunis  deux  pères 
et  deux  fils  ce  qui  égale  3 personnes,  donc  2 pères  -f-  2 fils  = 
3 personnes. 

V.  Calembredaine. 

Il  y a 40  fauteuils  à l’Académie  française;  mais  il  y a eu  un 
moment,  il  y a quelques  années,  où  il  n’y  avait  que  30  fauteuils 
et  un  tabouret  (le  fauteuil  Sandeau).  Lorsqu'il  s'agit  d élire  un 
successeur  à Sandeau,  le  secrétaire  perpétuel  ne  manqua 
pas  de  dire  à chaque  candidat  : il  faudra  romettre  un  dossier. 

Le  Gerant  : MaURIciî  TAUUIEÜ 


Toute  demande  de  changement  d'adresse  a ou  être  accompagnée  d'une  aes  dernières  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste . 


üg 


8'  année.  — N”  388  10  centimes.  lor  août  1S96. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DLS  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L’ADONNEMEi' 

T • IN  AIN,  SIX  FRANCS 

Armand  CO  U N & Cw.  éditeurs  1 rni 

ANCER  Tfr  — PARAIT  CHAQUE  SAMEDI 

Part  du 

1er  de  chaque  mois 

5.  rue  «le  Mézlères.  Paris  | 

Tous  droits  réservés 

Le  naufrage  du  Drummond  Gastle  — Les  pécheurs  à la  recherche  des  victimes. 


Le  naufrage  du  “ Drumraond-Castle 


Une  catastrophe  épouvantable,  un  sinistre 
comme  en  ont  rarement  enregistré  les  annales 
maritimes,  s'est  produit  récemment,  répandant 
la  stupeur  dans  le  monde  entier  et  plongeant  de 
nombreuses  familles  dans  la  désolation. 

Un  navire  anglais,  le  « Drummond-Castle  », 
est  venu  s’éventrer  sur  un  écueil,  et,  en  trois 
minutes,  a disparu  sous  les  flots,  engloutissant 
avec  lui  son  équipage  et  ses  passagers. 

C’est  dans  les  eaux  françaises,  à proximité 
de  nie  d’Ouessant,  que  cet  horrible  naufrage 
a eu  lieu.  Ouessant  est  la  principale  île  d’un 
petit  archipel  situé  le  long  des  côtes  du  Finis- 
tère, non  loin  de  Brest,  et  fertile  en  récifs 
redoutés  à bon  droit  par  les  navigateurs.  Le 
plus  dangereux  est  certainement  celui  dit  ><  des 
Pierres- Vertes»,  à côté  de  Pile  de  Molène,  et  qui 
avance  en  mer  son  flanc  de  rochers  à une  très 
grande  distance.  C’est  sur  cet  écueil  que  le 
navire  anglais  s’est  brisé. 

Le  « Drummond-Castle  » était  un  grand 
vapeur  de  la  Compagnie  britannique  du  « Castle 
Line  » à la  tête  de  laquelle  se  trouve  un  député 
écossais  sir  Donald  Currie.  Il  avait  été  construit 
à Glascow  : sa  longueur  était  de  soixante-treize 
mètres  et  il  possédait  une  machine  ayant  la 
force  de  deux  mille  chevaux.  Sa  charpente  était 
toute  en  fer  et  il  a fallu  un  choc  terrible  poul- 
ie faire  couler  à pic. 

D’ailleurs  on  sait  ce  que  sont  ces  immenses 
et  admirables  paquebots  qui  transportent  des 
centaines  de  voyageurs  à travers  les  mers, 
véritables  maisons  flottantes,  éclairées  à l'élec- 
tricité, renfermant  tous  les  perfectiounemeuls 
de  l’industrie  et  de  la  civilisation,  offrant  à 
leurs  passagers  des  cabines  confortables,  des 
cabinets  de  toilette  admirablement  installés, 


1 de  superbes  salons,  un  fumoir,  une  bibliothèque 
et  une  salle  d'armes,  sans  parler  de  la  salle  i\ 
manger  dont  le  luxe  peut  rivaliser  avec  celui 
des  premiers  hôtels  du  monde. 

Le  « Drummond-Castle  »,  qui  faisait  le 
service  des  voyageurs  du  cap  de  Bonne-Espé- 
rance à Londres,  avait  à son  bord  cent  cinq 
hommes  d’équipage  et  cent  quarante-six  passa- 
gers, soit  deux  cent  cinquante  et  une  personnes 
sur  lesquelles,  à l'heure  présente,  il  ne  reste 
plus  que  trois  survivants,  échappés  par  miracle 
à l’effroyable  naufrage;  les  deux  matelots 
Charles  Wood  et  William  James  Godbolt  et  un 
unique  passager  M.  Marquard. 

Et  tous  ces  malheureux  ont  été  engloutis 
juste  au  moment  où  ils  abandonnaient  leurs 
cœurs  à la  joie  de  revoir  leur  pays,  car  tous 
étaient,  de  nationalité  anglaise  et  ils  n'avaient 
plus  que  quelques  heures  de  mer  avant  de 
toucher  le  sol  natal;  la  mort  — et  quelle  mort  ! 
— est  venue  les  saisir  brutalement  en  plein 
espoir,  en  plein  rêve  !.. 

Le  16  juin,  comme  c’était  la  dernière  soirée 
qu'ils  devaient  passer  i\  bord,  les  passagers 
organisèrent  un  concert  dans  lequel,  natu- 
rellement, chacun  fut  mis  à contribution  : 
à dix  heures  et  demie,  cette  petite  fête  de 
famille  était  terminée.  A ce  moment,  les 
hommes  montèrent  sur  le  pont  pour  fumer  un 
cigare  ou  respirer  la  brise  fraîche,  et,  tandis 
que  jeunes  gens  et  jeunes  filles  faisaient  un 
tour  de  valse  au  salon,  les  mamans  s’en  furent 
les  unes  coucher  leurs  jeunes  enfants,  les 
autres  s'assurer  si  leurs  chers  bébés  dormaient 
paisiblement. 

11  pouvait  être  onze  heures;  sur  la  mer  très 
calme  une  légère  brume;  le  capitaine  Pearee 


LE  NAUFRAGE  DU  “ D1ÎUMM0ND-CASTLE  " 4U 


était  sur  la  passerelle,  le  lieutenant  Brown,  en 
vigie  à l'avant.  Soudain,  un  grincement  pro- 
longé, puis  un  choc  ! Un  silence  solennel  se 
fit  à l'instant  et  presque  Immédiatement  le 
« Drummond-Castle  » commença  à plonger  de 
l’avant. 

Aussitôt,  l'épouvante,  l’affollement  se  répan- 
dirent sur  tout  le  navire,  des  cris  affreux  se 
firent  entendre  — chacun  cherchant  sa  femme, 
ses  enfants,  ses  parents  — des  appels  déchi- 


Quand  le  jour  parut,  trois  hommes  seulement 
surnageaient  encore  : sur  un  radeau  improvisé, 
les  deux  hommes  d'équipage  Wood  etGodbolt, 
et  le  passager  M.  Mai-quart  couché  sur  une 
pièce  de  hois  à laquelle  il  s'était  attaché.  Tous 
les  trois,  ballottés  pendant  dix  heures,  ayant 
plusieurs  fois  été  rejetés  à la  mer  par  les  vagues, 
étalent  dans  un  état  lamentable  et  avaient 
presque  perdu  connaissance.  Ce  ne  fut  que 
vers  neuf  heures  du  matin  qu'ils  furent  aperçus 


Le  Récif  des  « 

rants  s'entrecroisaient  Le  capitaine  donna  i 
l'ordre  de  mettre  les  chaloupes  à la  mer,  mais 
on  n’en  eut  pas  le  temps  : soudain  le  bâtiment 
piqua  au  fond  comme  un  plomb.  Alors,  ce  fut 
à la  surface  de  l’eau  un  spectacle  atroce  d'êtres 
humains  s’accrochant  à des  planches,  à des 
panneaux,  à des  traverses  — beaucoup  à des 
bouées  — se  cramponnant  les  uns  aux  autres, 
luttant  quelques  instants  et,  leurs  forces  épui- 
sées , disparaissant  sous  l'onde.  Un  grand 
nombre  de  ces  Infortunés  avaient  aulour  du 
corps  des  ceintures  de  sauvetage  qui  ne  ser- 
vaient, hélas  ! qu'à  prolonger  de  quelques 
minutes  leur  affreux  supplice,  les  aidant  bien 
sans  doute  à se  maintenir  sur  l'eau,  mais 
impuissantes  aies  préserver  contre  les  paquets 
de  mer,  contre  les  vagues  déferlantes  qui 
venaient  les  assaillir  sans  leur  laisser  le  temps 
de  respirer  et  amenaient  infailliblement  l'as- 
phyxie. 


Pierres-Vertes  » 

i par  un  pêcheur,  un  brave  homme  nommé 
Berthelle,  qui  les  recueillit  dans  sa  barque  et 
les  conduisit  dans  l’île  de  Molène. 

Dès  que  la  nouvelle  du  désastre  se  répandit 
sur  les  côtes,  ce  fut,  de  toutes  parts,  un  admi- 
rable élan,  parmiles  populations,  pour  explorer 
la  surface  de  la  mer  à la  recherche  des  malheu- 
reux naufragés  et  porter  des  secours,  s'il  en 
était  temps  encore.  Hélas  ! pour  ce  dernier 
soin,  leur  zèle  devait  rester  vain. 

Mais,  de  tous  les  points  du  littoral,  des 
embarcations  furent  envoyées  assez  loin  au 
large,  qui  bientôt  commencèrent  à rapporter 
leurs  lugubres  trouvailles.  Dès  le  premier  jour, 
quinze  corps  ont  été  découverts  entre  les  îles 
d’Ouessant,  de  Molène,  Bannec,  Banalec,  Tri- 
elen  et  Béniquet.  C’était  un  spectacle  saisissant 
que  la  rencontre  soudaine  de  ces  cadavres 
flottant  entre  deux  eaux  : ici,  c'est  une  admi- 
| rable  jeune  fille,  que  la  mort  semble  avoir  à 


412 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


peine  pâlie;  ses  longs  cheveux  blonds  sont 
dénoués  qui  lui  font  sur  les  épaules  comme 
un  manteau,  comme  un  linceul;  là,  c’est  une 
mère  qui  avec  une  corde  a attaché  son  enfant 
après  elle  et  dont  les  lèvres  sont  encore 
contractées  par  le  suprême  baiser;  chez  la 
plupart,  l’angoisse  et  l’épouvante  ont  déformé 
les  traits.  Et  toujours  la  funèbre  pèche  continue 
qui  ne  sera  pas  terminée  de  sitôt;  car  on  pré- 
sume que  les  courants  sous-marins  ont  entraîné 
les  corps  au  large;  do  plus,  un  grand  nombre 
de  passagers  sont  certainement  restés  enfermés 
dans  les  flancs  du  navire. 

A l'heure  actuelle,  une  cinquantaine  de 
cadavres  ont  été  inhumés  dans  le  cimetière  de 
Molène  où  il  ne  reste  plus  une  seule  place. 

Cependant,  en  Angleterre,  comme  bien  on 
pense,  l'émotion  fut  de  suite  indescriptible.  Une 
foule  compacte  se  pressa  dès  la  première  heure 
devant  les  bureaux  de  la  Compagnie  « Castle 
Line  »,  demandant  avec  angoisse  si  la  nouvelle 
du  sinistre  était  confirmée.  Au  moment  où  le 
naufrage  fut  définitivement  annoncé,  des  scènes 
navrantes  se  produisirent:  ce  fut  une  véritable 


L’ambulancière  de 

■ Mais,  aux  premiers  mots  qu'il  dit  à Georges 
Gaulard,  celui-ci  l’arrêta  net. 

— Je  n’ai  guère  que  ma  solde  pour  vivre, 
dit-il;  et,  si  je  quittais  jamais  l'armée,  je  serais 
obligé  de  chercher  un  emploi  lucratif  ; à plus 
forte  raison  n'aurais-je  pas  d’argent  à mettre 
dans  une  exploitation  comme  celle-ci,  qui  néces- 
site naturellement  un  fonds  de  roulement  im- 
portant, sans  parler  des  frais  de  premier  éta- 
blissement qui  doivent  être  considérables. 

— Bah!  l’argent,  ça  se  trouve,  répondit  le 
vieux  Daniel  un  instant  déconcerté,  car  il 
croyait  l'officier  très  à son  aise.  Vous  avez 
bien  des  parents,  des  amis  qui  ne  se  feraient 
pas  prier  pour  mettre  des  fonds  dans  une  affaire 
étudiée  sérieusemement  et  forcément  rémuné- 
ratrice dans  un  avenir  très  prochain. 

— Ma  famille  n’est  pas  riche.  Pour  toute 
fortune,  mon  père  possède,  sur  la  route  de  Blois, 
à Bléré,  un  domaine  qui  me  reviendra  plus 
tard,  puisque  je  suis  fils  unique  et  que  je  n'ai 
plus  ma  mère.  Mais  c’est  plutôt  une  propriété 
d’agrément  qu’une  propriété  de  rapport,  elle 
sui'ût  tout  juste  à faire  vivre  son  propriétaire. 
En  supposant  même  que  mon  père  ait  mis 
quelque  argent  do  côté,  pour  rien  au  monde 
je  ne  voudrais  le  lui  demander.  Quant  à m’a- 
dresser à des  amis  pour  solliciter  d’eux  un  prêt 
que  je  ne  serais  pas  sûr  de  pouvoir  leur  resti- 


explosion  do  sanglots,  de  cris  déchirants. 

Depuis  quelques  jours  un  grand  nombre 
d’Anglais  arrivent  à Ouessant  et  vont  d’une  île 
à l’autre  le  désespoir  dans  l'Ame,  cherchant 
parmi  les  cadavres  à reconnaître  les  êtres  chers 
qu’ils  pleurent. 

En  présence  d'une  si  horrible  catastrophe, 
en  songeant  aux  deuils  innombrables  qu'elle 
produit,  on  frémit  en  se  demandant  à quelle 
cause  on  doit  l’attribuer.  Il  est  inadmissible 
qu’un  capitaine  expérimenté,  comme  devait 
l'être  celui  du  « Drummond-Castlc  »,  ait  passé 
sciemment  auprès  d’écueils  aussi  connus  et 
aussi  dangereux.  D'après  les  suppositions  les 
plus  vraisemblables,  il  comptait  suivre  l'itiné- 
raire habituel  des  navires  faisant  ce  parcours, 
c’est-à-dire  passer  au  large  d’Ouessant  qui  se 
trouve  à l’extrémité  nord-ouest  du  groupe 
d’îles;  mais,  arrivé  dans  ces  parages  plus  tôt 
qu'il  n’y  comptait,  il  n’aura  pas  prévu  les 
courants  très  forts  qui  s'y  produisent  à l’heure 
de  la  marée  et  qui  l’auront  entraîné  vers  les 
Pierres-Vertes  que  la  brume  épaisse  l’ont 
empêché  d’apercevoir.  M.  G. 


Madagascar  (suite)'. 

tuer,  ou  simplement  une  participation  dans 
une  entreprise  dont  les  résultats  pourraient 
ne  pas  répondre  aux  espérances  fondées  sur 
elle,  cela,  je  le  ferais  encore  moins. 

--  C’est  bien!  c’est  bien!  N'en  parlons  plus! 
conclut  l'oncle  Daniel,  en  rompant  l’entretien 
avec  sa  brusquerie  ordinaire. 

Mais  le  vieil  entêté  tenait  à son  idée,  et  ne 
voulait  pas  en  avoir  le  démenti. 

— C’est  une  combinaison  à trouver,  voilà 
tout!  se  disait-il  à lui-même,  en  poussant 
rageusement  du  pied  les  cailloux  de  la  route. 

Tout  d'un  coup  il  s’arrêta,  et  assénant,  dans 
sa  joie,  un  énorme  coup  de  canne  à un  pauvre 
massif  de  fougères  qui  n’en  pouvait  mais,  il 
s’écria  ; 

— Mais  je  la  tiens,  ma  combinaison  ! 

Puis,  d’un  pas  vif  comme  celui  d'un  jeune 
homme,  il  reprit  le  chemin  de  la  maison.  Tout 
en  marchant,  des  paroles  sans  suite  lui  échap- 
paient ; 

— Est-on  bête,  mon  Dieu!...  Dire  que  je 
l’avais  sous  la  main,  mon  moyen,  et  que  je  n'y 
pensais  pas!...  Est-ce  que  cela  n’était  pas  tout 
indiqué  ?...  Il  n’y  aurait  peut-être  même  qu’à 
laisser  faire...  Ça  irait  tout  seul...  on  n’aurait 
qu’à  pousser  un  peu  à la  roue,  par  derrière, 
sans  en  avoir  l’air...  Seulement,  si  on  ne  s’en 
mêlait  pas  un  peu,  ça  pourrait  bien  aussi 


1.  Voir  lo  n4  387  du  Petit  Français  illustre , p.  400. 


!, 'AMBULANCIÈRE  DE  MADAGASCAR 


413 


traîner  longtemps...  Savoir  pourtant  si  je  ne 
me  mets  pas  le  doigt  dans  l’œil,  moi,  avec  mes 
idées...  Il  faudrait  avant  tout  s’assurer...  Oui, 
mais  comment?...  Bah!  en  s’y  prenant  adroi- 
tement ..  Avec  Marguerite  surtout,  ce  sera  bien 
le  diable  si  je  n’arrive  pas  à en  tirer  ce  que  je 
veux!...  Quelle  heure  est-il?  Deux  heures.  Bon! 
je  sais  où  je  vais  la  trouver. 

Et,  faisant  un  détour  savant  du  côté  de  la 
petite  ferme  où  Marguerite  devait  visiter  ses 
dernières  couvées,  l'astucieux  Daniel  s’ar- 
rangea de  façon  à se  trouver  brusquement  en 
face  de  sa  nièce;  et  tout  aussitôt,  sans  lui 
donner  le  temps  de  se  retourner,  comptant 
précisément  sur  la  surprise  du  premier  moment 
pour  provoquer  une  réponse  non  préparée  : 

— Dis-moi,  mon  petit,  tu  n’as  pas  encore 
songé  qu'il  faudra  bien  que  tu  te  maries  un  de 
ces  jours? 

Le  petit  stratagème  de  l’oncle  Daniel  réussi! 
au  delà  de  ses  espérances;  la  pauvre  Mar- 
guerite devint  de  toutes  les  couleurs,  et  c'est  à 
peine  si  elle  trouva  la  force  de  balbutier  : 

— Moi,  mon  oncle?  Pourquoi  me  demandez- 
vous  cela?  Quelle  drôle  d'idée  ! 

— Ah  ! voilà,  continua  Daniel  en 
prenant  un  air  mystérieux  : c'est  que 
je  t’ai  trouvé  un  mari,  moi!...  Chut! 

Il  ne  faut  pas  le  dire  ; c’est  entre  nous. 

La  recommandation  était  superflue, 
car  l'enfant  était  hors  d’état,  pour  le 
moment,  de  dire  quoi  que  ce  fût  à 
personne,  tellement  elle  était  para- 
lysée par  l'émotion. 

— Tu  comprends , mon  petit  ? 
poursuivait  son  bourreau  avec  un  ton 
bonhomme.  Tu  ne  peux  pas  rester  fille  indéfi- 
niment. D’abord,  moi,  je  ne  veux  pas  m'en 
aller  de  ce  monde  avant  d'avoir  eu  les  poils 
de  ma  barbe  tirés  par  une  légion  de  petits- 
neveux.  Sois  tranquille,  je  ne  veux  pas  te  jeter 
à la  tête  du  premier  venu.  Le  mari  dont  je  te 
parle  est  un  charmant,  garçon  qui  te  plaira  cer- 
tainement; c’est  en  outre  un  homme  de  mérite, 
qui  a fait  ses  preuves,  un  officier  d’avenir. 

— Un  officier?  murmura  la  fillette  toute 
tremblante.  Et...  je  le  connais?  ajouta-t-elle,' 
en  cachant  son  visage  sur  la  poitrine  de  son 
oncle. 

Le  brave  homme  hésita  une  minute  ; puis, 
avec  une  grimaee'qu’un  physionomiste  exercé 
eût  pu  traduire  par  ces  trois  mots  : « il  le  faut  ! » 
il  répondit  en  affermissant  sa  voix  : 

— Non  1 

Aussitôt  il  se  produisit  comme  un  change- 
ment à vue  : la  jolie  tète  blonde,  qui  s'était 
blottie  toute  frémissante  sur  la  vaste  poitrine 
du  vieillard,  se  redressa  brusquement,  et  la 
pauvre  Marguerite,  dépitée,  s'écria  . 

— Mais  où  prenez-vous  que  je  veux  me 


marier  ? Je  n'y  pense  pas,  je  n'y  ai  jamais 
pensé.  Et  je  ne  sais  pas  pourquoi  vous  venez 
me  parler  de  tout  cela.  Et  puis  enfin,  vous  êtes 
un  vilain  de  me  tourmenter  ainsi  ! Je  vous 
déteste  ! 

Et,  s’arrachant  des  bras  qui  la  retenaient 
prisonnière, elle  se  sauvaprécipitamment,  pour 
ne  pas  laisser  voir  les  grosses  larmes  qui 
ruisselaient  sur  ses  joues. 

— Va  toujours,  mon  petit!  pensait  le  vieux 
Daniel,  en  la  suivant  des  yeux  , tu  me  remer- 
cieras plu»  tard.  En  attendant,  je  sais  ce 


Il  en  donna  lecture  À haute  voix. 


que  je  voulais  savoir.  A l’autre,  maintenant! 

Puis,  comme  il  n’aimait  pas  laisser traînerles 
choses,  il  parût  immédiatement  à la  recherche 
du  capitaine.  Il  le  trouva  avec  Henri  dans  une 
vaste  pièce  de  terre  récemment  défrichée, 
qu’on  était  en  train  de  préparer  pour  y mettre 
des  plants  de  café  de  la  Martinique.  Passant 
son  bras  sous  celui  de  l’officier,  il  l’emmena 
sous  prétexte  de  lui  faire  voir  une  petite  foré! 
de  palissandres  qu'il  engageait  son  neveu  à 
mettre  en  exploitation  dès  l'année  suivante. 
Le  bois  consciencieusement  exploré,  le  vieux 
Daniel,  démasquant  ses  batteries,  dit  à brûle- 
pourpoint  à Georges  Gaillard  : 

— Ce  n’est  pas  tout  ça!  Avez-vous  réfléchi  à 
ce  que  je  vous  ai  dit  ce  matin  ? Allons  ! un  bon 
mouvement,  mon  Capitaine  ! Laissez-vous  faire, 
que  diable!  El  je  vous  réponds  qu’avant  dix 
ans  vous  serez  millionnaire,  tandis  qu'avec 
votre  métier  de  meurt-de-faim,  à quoi  arriverez- 
vous  ? 

— Mais,  mon  cher  monsieur  Daniel,  répon- 
dit l’officier  un  peu  étonné  de  cette  insistance, 
je  vous  ai  dit  mes  raisons. 


414 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


— Vos  raisons  ! Je  m'en  fiche  pas  mal  de  vos 
raisons!  Si  j'avais  écouté  dans  le  temps  les 
raisons  qui  m'empêchaient,  soi-disant,  de  , 
m’établir  à. Madagascar,  je  ne  serais  pas  aujour-  j 
d’hui  à la  tête  d’une  maison  de  commerce  qui 
jusqu'à  la  guerre  m'a  donné  bon  an,  mal  an  une 
jolie  moyenne  de  soixante-quinze  mille  francs. 

— Soixante-quinze  mille  francs?  fit  le  capi- 
taine ébloui.  Mais,  dites-moi,  les  événements 
ont  dû  joliment  jeter  un  grand  désarroi  dans  ; 
une  entreprise  de  cette  importance  ? 

— Certes!  C’est  six  mois  au  moins  qu’il  me 
faudra  pour  remettre  les  choses  au  point.  Aussi 
je  me  reproche  amèrement  de  m'être  laissé 
acoquiner  ici.  Mais  que  voulez-vous?  Je  me  suis 
si  bien  habitué  à me  laisser  câliner  et  dorloter 
par  ma  petite  nièce  que  je  me  demande  comment 
je  vais  l'aire  pour  m'en  passer.  J’ai  besoin  main- 
tenant d'entendre  autour  de  moi  son  gazouil- 
lement d'oiseau,  son  trottinement  de  souris. 
Et  puis,  je  me  sens  bien  vieux  pour  recom- 
mencer à vivre  seul,  à travailler  dans  mon 
coin  comme  un  ours.  Je  ne  peux  pourtant  pas 
abandonner  ma  maison  et  tous  les  braves 
gens  qu'elle  fait  vivre,  sans  parler  des  béné- 
fices qu’elle  me  rapporte.  J’aurais  bien  un 
moyen  d'en  sortir,  ce  serait  de  passer  la  main 
à un  brave  garçon,  honnête  et  laborieux,  qui 
m’offrirait  des  garanties  sérieuses.  Oh!  je  ne 
serais  pas  difficile  sur  les  conditions,  je  vous  j 
prie  de  le  croire.  Mais  j’y  pense,  au  fait.  Pour-  ; 
quoi  ne  traiterions-nous  pas  ensemble  ? C'est 
vrai  ; on  cherche  quelquefois  bien  loin...  Savez- 
vous  que  vous  feriez  admirablement  mon 
affaire?  Laissez-moi  parler.  Je  devine  ce  que 
vous  allez  me  dire.  Mais  on  peut  toujours  causer, 
ça  n’engage  à rien.  Supposez  un  instant  que 
nous  nous  arrangions.  Je  ne  vous  demanderai 
pas  d'argent  comptant,  puisque  vous  n’en  avez 
pas.  Vous  me  réglez  par  annuités,  après  l'in- 
ventaire, en  gardant,  bien  entendu,  un  fonds 
de  roulement  suffisant.  C’est  une  sorte  d’asso- 
ciation que  nous  concluons  ensemble.  Je  vous 
cède  la  direction  de  ma  maison,  et  je  deviens 
votre  commanditaire.  Vous  me  direz  que  vous 
n’avez  jamais  fait  cfe  commerce?  Bail!  ce  n’est 
pas  la  mer  à boire,  vous  verrez  ! Sans  compter 
que  je  serai  toujours  là,  en  cas  de  besoin,  pour 
vous  donner  un  coup  d’épaule.  Au  surplus,  la 
maison  est  solide;  dans  les  commencements, 

il  y aura  un  coup  de  collier  à donner;  mais,  une 
fois  remise  sur  ses  pieds,  la  machine  roulera 
toute  seule.  Eli!  bien,  voyons,  est-ce  dit? 

— C’est  sérieusement  que  'vous  parlez  ? 
demanda  Georges  Gaillard,  un  peu  étourdi  sous 
le  flot  de  paroles  du  vieux  Daniel. 

— Tout  ce  qu'il  y a de  plus  sérieusement. 

— Mais  c'est  une  fortune  que  vous  m’offrez, 
à moi,  que  vous  connaissez  à peine  ? 

— Je  vous  connais  assez  pour  être  certain 


que,  si  l'affaire  est  bonne  pour  vous,  elle  ne 
sera  pas  mauvaise  pour  moi;  et  c’est  tout  ce 
qu’il  me  faut.  Donc,  c’est  fait? 

— Pas  encore.  Je  vous  demande  de  me  laisser 
réfléchir  un  peu. 

— Bah!  Qu’est-il  besoin  de  tant  de  réflexions 
pour  une  chose  aussi  simple?  Je  suis  très  pressé 
d'en  finir  avec  cette  question  de  la  reconstitution 
de  ma  maison.  Je  ne  peux  plus  attendre. 

— Encore  faudrait-il  que  j’aie  vu  mon  Général, 
pour  lui  expliquer  la  situation,  lui  remettre  ma 
démission,  et... 

— Entendu  ! Tout  cela  se  fera  en  temps  et 
lieu.  Ce  que  je  vous  demande  aujourd'hui,  c'est 
de  me  dire  que  vous  acceptez  en  principe. 

— Quel  homme  terrible  vous  faites  ! Assu- 
rément, votre  proposition  est  des  plus  tentantes. 

— Laissez-vous  donc  tenter  alors,  ou  plutôt 
laissez-vous  faire  heureux  et  riche.  Croyez- 
moi,  quand  une  occasion  comme  celle-ci  se 
présente,  il  faut  la  saisir  au  vol. 

— 11  est  certain  qu’il  ne  s’en  rencontre  pas 
tous  les  jours  de  semblables. 

- Enfin!  Voilà  une  affaire  faite!  Ah!  encore 
un  mot.  Vous  n’avez  pas  de  répugnance  à vous 
marier,  n’est-ce  pas? 

--  Me  marier,  moi?  fit  l’officier  avec  un  grand 
saut  en  arrière. 

--  Vous  comprenez  qu’un  homme  marié 
inspire  plus  confiance.  Dieu  sait  ce  que  j’ai 
manqué  d'affaires  pour  être  resté  garçon  ! 

— Plus  j’y  réfléchis,  balbutia  le  capitaine, 
plus  je  crois  qu'il  ne  me  sera  pas  possible 
' d'accepter  votre  généreuse  proposition.  Mais  je 
ne  vous  en  garderai  pas  moins  une  bien  vive 
reconnaissance. 

— Allons,  bon  ! Tout  à l'heure,  vous  aviez 
l'air  à peu  près  décidé,  et  maintenant  voilà  que 
vous  renâclez.  Ce  n’est  pourtant  pas.  j’imagine, 
la  petite  condition  dont  je  vous  ai  parlé  qui 
peut  vous  arrêter? 

— Eh  bien!  si,  justement.  Je  suis  stupide, 
j'en  conviens  ; mais  le  mariage  me  fait  peur,  et 
je  crois  bien  que  jamais  je  ne  me  marierai. 

— Même  avec  ma  nièce?  demanda  brusque- 
ment le  vieux  Daniel,  en  regardant  bien  en 
face  le  pauvre  officier,  qui  faillit  en  tomber  à 
la  renverse. 

— Avec  votre  nièce?  murmura-t-il.  Comment? 
C’est  avec  mademoiselle  Marguerite  que  vous... 

— Je  vais  vous  dire.  Je  n’ai  pas  d'autres 
parents,  pas  d’autres  héritiers  que  Marguerite 
et  Henri.  Henri  étant  pourvu,  et  tout  son  temps 
occupé  avec  la  concession  de  son  père,  je  n’ai 
plus  d’autre  ressource  que  de  donner  un  mari 
à Marguerite  et  de  faire  de  ce  mari  mon  suc- 
cesseur. Celui  qui  prendra  ma  maison  devra 
donc  prendre  ma  nièce  en  même  temps,  ce  qui. 
après  tout,  ne  me  paraît  pas  une  condition 
1 autrement  désagréable. 


L'AMBULANCIÈRE  DE  MADAGASCAR 


415 


— Désagréable  ! Vous  vous  moquez!  Mais 
êtes- vous  certain  que  mademoiselle  Marguerite 
se  laissera  marier  ainsi  avec  le  premier  venu  ? 

— Avec  le  premier  venu,  non  certes;  car  la 
petite  a sa  tête  ; mais,  avec  le  mari  que  je  lui 
présenterai  de  ma  main,  peut-être.  Au  surplus, 
ceci  est  mon  affaire.  Ne  vous  inquiétez  de  rien. 

— Qu'allez- vous  faire  ? s'écria  le  capitaine, 
inquiet. 

Pour  toute  réponse,  Daniel  esquissa  un 
geste  vague,  et  s’enfuit  précipitam- 
ment du  côté  de  la  maison,  où  il  s'en- 
ferma dans  son  cabinet.  Le  vieux 
renard  en  était  venu  sans  trop  de  diffi- 
culté à ses  Uns,  qui  étaient  de  pénétrer 
les  sentiments  du  capitaine  et  de  sa 
nièce  l'un  pour  l’autre. 

Le  soir  même,  sans  plus  attendre, 
après  une  conférence  secrète  avec  Henri 
et  le  Dr  Hugon,  H engagea  la  dernière 
partie,  la  partie  décisive,  de  ses  ingé- 
nieuses machinations.  Après  le  diner, 
le  café  et  la  fine  bouteille  de  vieux 
cognac  de  Gemozac  ayant  été  servis 
sur  la  table  du  salon,  il  tira  gravement 
de  sa  poche  un  projet  de  cession  de  sa 
maison  de  commerce  en  quatorze  ar- 
ticles,dont  il  donnalecture  à haute  voix. 

Entre  les  soussignés  : 

1“  Paniel-Prosper-Étienne  Berthier- 
Lautrec,  négociant  propriétaire,  A Mana- 
karana,  province  du  Houéni,  Madagas- 
car, d'une  part,  et 

2°  Marie-Alexandre-Georges  Gaulard, 
capitaine  breveté,  officier  d'ordonnance 
du  général  Metzinger,  chevalier  de  la 
Légion  d'honneur,  d’autre  part  : 

Il  a été  convenu  et  arrêté  ce  qui  suit  : 

Article  premier.  Le  sieur  Daniel- 
Prospor-Élienne  Berthier-Lautrec  vend 
et  cède  en  toute  propriété  au  sieur 
Marie-Alexandre-Georges  Gaulard,  qui 
l’accepte,  sa  maison  de  commerce  sise  à 
Manakarana,  province  du  Bouéni,  Madagascar, 
et  le  domaine  y attenant  avec  toutes  ses  dépen- 
dances, dépôts  de  marchandises,  etc. 

Suivaient  douze  autres  articles,  où  toutes  les 
conditions  de  la  cession  étaient  stipulées  en 
grand  détail,  ainsi  que  le  prix  convenu,  le  mode 
et  les  époques  de  paiement,  etc.  Après,  venait 
un  quatorzième  et  dernier  article  ainsi  conçu  : 
Article  quatorze.  Le  sieur  Marie-Alexandre- 
Georges  Gaulard  s'engage,  et  ce  dans  un  délai  de 
deux  mois  à dater  du  présent  jour,  à épouser  la 
petite  nièce  du  sieur  Daniel-Prosper-Étienne 
Berthier  Lautrec,  dénommée  Marguerite-Marie- 
Jeanne  Berthier-Lautrec. 

Jamais  coup  de  théâtre  ne  produisit  un  effet 
plus  extraordinaire.  Marguerite  et  Georges 
Gaulard,  écroulés  sur  leur  chaise,  n’osaient  plus 


lever  les  yeux,  taudis  que  l'oncle  Daniel,  Henri 
et  le  D'  Hugon  les  regardaient  tout  attendris. 

Enfin,  au  bout  d’un  moment,  Daniel,  s’appro- 
chant de  sa  nièce,  lui  mit  paternellement  la 
main  sur  l’épaule  en  disant  : 

— En  ce  qui  te  concerne,  mon  petit,  tu  ne 
mets  pas  d'opposition  à nos  arrangements  ? 

— Mon  bon  oncle  chéri!  balbutialajeune  fille, 
en  se  jetant  toute  sanglotante  entre 

les  bras  de  l'excellent  homme. 


I.cs  deux  fiances 

Se  tournant  alors  vers  Georges  Gaulard,  sans 
quitter  sa  nièce,  Daniel  ajouta,  en  frappant  un 
coup  vigoureux  sur  sa  vaste  poitrine 

— Allons!  mon  Capitaine,  un  peu  de  courage, 
que  diable  ! Il  y a encore  une  place  pour  vous. 

Poussé  affectueusement  par  Henri,  Georges 
Gaulard  secoua  enfin  le  trouble  qui  l'étreignait, 
et  se  jeta  à son  tour  au  cou  de  Daniel;  et  ce  fut 
là,  sur  la  poitrine  du  vieux  négociant  de  Mana- 
karana,  que  les  deux  jeunes  gens  échangèrent 
leur  baiser  de  fiançailles. 

— Alors,  reprit  Daniel  triomphant,  lorsque 
l’émotion  générale  eût  été  un  peu  calmée, 
l’article  quatorze  est  adopté  sans  opposition? 

Mais  maintenant  les  deux  fiancés,  la  main 
dans  la  main,  n’écoutaient  guère;  ils  n’avaient 
plus  d'oreilles,  plus  d'yeux  que  l'un  pour  l'autre. 

(A  suivre ).  A.  B. 


416 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


Voyages  pittoresques  du  vieil  Anacharsis 

TEXTE  ET  DESSINS  DE  IIENRIOT 


La  Suisse 


{Suite) 


II 


Anacharsis  conti- 
nua, du  haut  de  son 
ballon  scolaire  : 

— Voyez-vous  main- 
tenant Zurich,  se  mi- 
X/Vj5  ^r‘=r~  rant  dans  les  eaux 

claires  de  son  lac... 

— Que  de  lacs!  que  de  lacs  !... 

— Ses  collines  semées  de  villages  ; les  Alpes 
forment  au-dessus  des  prairies  vertes  une  cein- 
ture blanche  ; plus  loin  Constance,  avec  ses 
riches  pâturages,  et  ses  chalets  qui  semblent 
sortir  des  boites  de  joujoux  de  Nuremberg? 
C’est  à Constance  que  se  réunit  le  Concile  qui 
condamna  Jean  Huss... 


veilleuses  au 
clair  de  lune, 
quand  les  ba- 
teliers se  dis- 
pensent d’al- 
lumer des 
flammes  de 
bengale  pour 
étonner  les 
voyageurs 
naïfs. 

Snob,  qui  n’avait  heureusement  pas  le  vertige, 
regarda  au-dessous  de  la  nacelle;  Lucerne,  la 
ville  qu’ils  avaient  quittée  le  matin,  Lucerne 
avec  ses  clochers,  ses  vieux  ponts  de  bois, 
dominés  par  le  mont  Pilate. 

— Cette  caravane  qui  passe  derrière  le  Schwei- 
zerhof  se  dirige  vers  le  « Lion  de  Lucerne  ».  Le 


— Qui  fut  brûlé,  continua  Snob...  Jean  Huss, 
le  précurseur  de  Luther. 

— C’est  étonnant  comme  les  hautes  altitudes 
vous  rappellent  votre  histoire!  Vous  aurez 
encore  dix  bons  points... 

— Oh!  oh!...  j’aperçois  de  magnifiques 
chutes  d’eau... 

— Le  Rhin,  à SchafTouse!  des  cataractes  mer- 


monument  sculpté  par  Thorwaldsen  rappelle 
la  fidélité  des  Suisses,  qui  moururent  en  défen- 
dant Louis  XVI,  le  ior  août  1792  — et  rien  n’est 
plus  mélancolique  que  ce  lion  de  marbre,  expi- 
rant avec  un  bouclier  à fleurs  de  lys,  sur  ce 
rocher  entouré  de  verdure,  tandis  qu’un  filet 
d’eau  chante  à ses  pieds. 

Le  mont  Pilate  est  le 
baromètre  du  lac  des 
Quatre-Cantons.  Voyez- 
vous  ce  léger  nuage  sur 
la  cime  ? Le  beau  temps 
esf  assuré. 


« Si  Pilate  à son  chapeau 
« Le  temps  sera  beau! 

« Si  Pilate  à son  collier 
« On  peut  se  risquer...  » 


— Je  ferai  graver  ces 
vers  sur  mon  alpins- 
tock... 

— Non,  Snob,  non... 


1.  Voir  le  n°  380  du  Petit  Français  illustré,  p.  3‘JÜ. 


VOYAGES  PITTORESQUES  DU  VIEIL  ANACHARSIS 


votre  canne  n’est  pas  un 
mirliton.  Tournez-vous  de 
ce  côté,  voici  le  lac  de 
Zug,  le  lac  Lowerz  et  plus 
loin  Uri,  Schwyz  et  Altorf, 
le  pays  de  Guillaume  Tell  1 

— Guillaume  Tell  ! 

— Oui,  mon  ami  ; il 
est  possible  que  Guillaume 
Tell  n’ait  jamais  existé, 
mais  pourquoi  démolir 
les  légendes?  Malheureux 
les  peuples  qui  n’ont  pas 
d’histoires! 

« C’était  donc 
en  1298,  et  l'Hel- 
vetie  était  sous  le 
joug  de  la  mai- 
son de  Habs- 
bourg. Comtes, 
évêques  ou  princes  descendaient  de  leurs  nids 
d’aigles  et  s’abattaient  sur  le  pays  pour  pres- 
surer les  habitants.  Au  milieu  de  l’esclavage 
universel,  trois  communes  étaient  restées 
libres,  Schwitz,  Uri  et  Unterwald.  Albert  d’Au- 
triche leur  envoya  un  bailli,  féroce  et  sangui- 
naire, Gessler,  si  cruel  que  les  gens  du  pays  se 
réunirent  pour  essayer  de  renverser  le  tyran,  et 
reconquérirleur 
liberté.  Le  ren- 
dez-vous était 
au  champ  du 
Rutli.  C'estdans 
cette  prairie  que 
Walter  Furst, 
Werner  Stauf- 
facher  et  Mech- 
tal  jurèrent  en 
s’adressant  à 
Dieu  : « devant 
qui  les  rois  et 
les  peuples  sont  égaux,  de  vivre  et  de  mourir 
pour  leurs  frères,  de  ne  plus  souffrir,  de  ne  pas 
commettre  d’injustice,  mais  de  mettre  un  terme 
à la  tyrannie  des  baillis  impériaux  ! »» 

Or,  le  lendemain,  Gessler  arrivait  sur  la  place 
d' Altorf  : ayant  fait  planter  en  terre  une  longue 


perche,  au  bout  de  laquelle  il  avait  posé  son 
chapeau,  il  fit  annoncer  au  peuple,  à son  de  | 
trompe,  que  quiconque  passerait  sur  la  place  j 
sans  saluer  le  chapeau,  serait  pendu. 

Un  homme  passa,  qui  refusa  de  s’incliner.  I 


— Je  ne  m’in- 
cline que  de- 
vant Dieu,  dit- 
il  fièrement  au 
bailli. 

— Qui  es-tu? 

— Guillaume 
Tell! 

— Le  chas- 
seur le  plus 
adroit  du  pays  .. 
s’écria  quel  - 
qu’un  dans  la 
foule  ! 

— Ah  ! vraiment,  ht  Gessler,  et  tu  as  des 
enfants  ?...  oui  ?...  qu’on  aille  chercher  le 
plus  jeune,  ce  sont  les  petits  qu’on  aime  le 
mieux. 

Et  quand  l’enfant  fut  amené. 

Qu’on  l'attache  à ce  noyer,  là-bas,  commanda 
Gessler,  qu'on  place  sur  sa  tête  une  pomme,  et 
que  cet  adroit  chasseur  qui  baloue  ma  puis- 
sance se  mette  à cent-cinquantepas  de  son  fils  1 
Nous  verrons  bien  si,  d’une  flèche  de  son  arba- 
lète, il  pourra  percer  la  pomme  ! Allons,  et 
obéis;  sans  quoi, 
j'ordonne  qu’on 
vous  mette  à mort 
tous  les  deux. 

Guillaume  se 
mit  à genoux  et 
pria.  Puis,  jetant 
à son  fils  un  long 
regard  d’amour, 
il  prit  lentement 
deux  flèches  ; 
l’une  qu’il  mit  à 
sa  ceinture,  l’au- 
tre dans  l'arba- 
lète. Il  visa  ; le 
coup  partit  et  la 
flèche  traversa  la 
pomme,  le  visage 
del’enfantn'avait 
pas  tressailli. 

— Tu  avais  une  seconde  flèche?  dit  Gessler 
furieux. 

— Si  j’avais  blessé  mon  fils,  cette  flèche  était 
pour  toi  ! 

Je  ne  vous  raconte  pas  la  mort  de  Gessler, 
ni  la  délivrance  de  la  Suisse,  mais  souvenez- 
vous  de  Guillaume  Tell  ! 

[A  suivre ). 


418 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Le  Pic. 


Ne  vous  est-il  jamais  ar- 
rivé de  voir,  dans  les  bois, 
un  oiseau  grimper  le  long 
des  troncs  d’arbres  et  frap- 
per l’écorce  de  son  bec  ? 

C’est  le  Pic  épeiche,  l’un  des 
oiseaux  le  plus  utile  de  nos 
forêts.  Ses  mœurs  intéres- 
santes ont  de  tout  temps 
appelé  l’attention;  tous  les 
paysans  et  les  bûcherons 
sont  au  courant  de  ses 
faits  et  gestes.  Demandez- 
leur,  notamment,  pourquoi 
le  Pie  a la  singulière  ha- 
bitude de  frapper  les  arbres 
de  son  bec;  ils  ne  manque- 
ront pas  de  vous  dire  que 
c’est  pour  en  faire  sortir 
les  insectes  et  les  manger. 

Jamais  observation  n’a  été 
plus  juste.  C’est  même  par 
là  que  les  pics  nous  rendent 
de  grands  services,  car  les  insectes  dont  ils 
font  leur  nourriture  sont  tous  nuisibles  aux 
arbres.  Ce  sont  eux,  notamment,  qui  font  la 
chasse  aux  scarabées  du  pin  qui  causent  tant 
de  dégâts  dans  les  pineraies  et  dont  on  11e 
connaît  aucun  autre  mode  de  destruction.  Le 
Pic  est  rusé  : quand  il  aperçoit  un  trou  dans 
un  tronc  d'arbre,  il  va  frapper  celui-ci  du  côté 
opposé.  Les  malheureux  insectes  qui  ne  com- 
prennent rien  à ce  tapage  inaccoutumé  vien- 
nent voir  à la  fenêtre  ce  qui  s’y  passe.  Le  Pic 
en  profite  pour  faire  demi-tour  et  les  manger 
sans  autre  forme  de  procès.  11  a aussi  une  grande 
affection  pour  les  fourmis  noires  dont  il 
absorbe  de  grandes  lampées  à l'aide  de  sa 
langue,  un  peu  comme  le  fait  le  fourmilier.  Il 
pousse  même  cette  affection  un  peu  trop  loin, 
au  dire  des  forestiers,  car,  pour  se  procurer 
des  fourmis,  il  ne  se  fait  aucun  scrupule 
d’écorcer  l'arbre  à grands  coups  de  bec,  ce  qui 
est  au  moins  indiscret. 

En  hiver,  n’ayant  que  peu  d’insectes  à sa 
disposition,  il  mange  des  graines  et  c’est  un 
spectacle  fort  amusant  de  le  voir  perché  sur 
des  branches,  occupé  gravement  à extraire  les 
semences  d’une  pomme  de  pin. 

Si,  par  les  services  qu’il  nous  rend,  le  Pic  a 
droit  à notre  respect,  il  n’en  est  pas  de  même 
en  ce  qui  concerne  son  caractère,  car  c'est  un 
égoiste  à nul  autre  pareil.  Dans  la  forêt,  il  se 
choisit  un  district  qu’il  considère  comme  un 
domaine  n'appartenant  qu’à  lui.  Si  un  oiseau 
du  voisinage  a des  velléités  de  venir  chasser 


I sur  ses  terres,  il  se 
| précipite  sur  lui  et  le 
I force  à battre  en  re- 
I traite.  Son  caractère 
jaloux  se  manifeste 
| surtout  à l’égard  de 
j ses  semblables.  Rien 
n’est  comparable  à sa 
fureur  quand  il  voit 
un  autre  Pic  se  per- 
mettre de  venir  gi- 
boyer  dans  sa  chasse 
gardée  : ce  sont  alors 
des  combats  d’où  les 
deux  combattants  sor- 
tent toujours  meur- 
tris. Les  enfants  met- 
tent cette  circonstance 
à profit  pour  chasser  le 
pie  : ils  tapent  simplement,  à petits  coups 
secs,  sur  une  branche  ; l’oiseau,  croyant  à la 
présence  d’un  Pic  braconnier,  accourt  et  se 
fait  prendre.  Le  Pic  ne  fabrique  pas  un  nid, 
comme  le  font  les  autres  oiseaux;  il  se  contente 
d'un  trou  naturel  percé  dans  un  arbre,  et  dont 
il  garnit  le  fond  avec  des  copeaux  finement 
émiettés.  Le  mâle  et  la  femelle  veillent  d’ailleurs 
avec  un  soin  jaloux  sur  leur  progéniture 
composée  de  quatre  à cinq  petits.  Notre  gra- 
vure représente  ces  derniers  attendant,  bec 
ouvert,  leurs  parents,  retour  de  la  chasse.  Il 
serait  superflu  de  leur  souhaiter  bon  appétit, 
car  à cet  âge  on  est  toujours  affamé.  H.  C. 


Camember  part  en  guerre 


— Manuelle  Victoire,  paraîtrait  qu’on  va  partir,  faire  le  coup 
de  feu  sur  le  Rhin.  Je  confie  Victoria  à vos  soins  maternels, 
et  pensez  quelquefois  au  sapeur  Camember.  mamzclle  Victoire  ' 


— Mais  vous  semble*  émute 0 

- Hi  ' hi  ' vous  c bandiez  si  pien  en  zirant  les  pot  Unes  et 
tous  cblugiez  si  chcudimeut  mes  hommes  te  de -t-e-è-erre  ! 


— Est-ce  que,  par  hasard,  mamzelle  Victoire,  vous  s’ino- 
culeriez de  sentiment  et  autre  à l'égard  du  sapeur  qu’il  serait 
z-assez  heureux  pour  s’abreuver  de  réciproque0 

— Eh  ! pien  ! Foui,  là,  monsieur  Gamcnprc  ! 


— Je  m’en  avais  douté  ’ Alorsssc,  mamzclle  Victoire,  pour- 
quoi que  vous  ne  permettrcrie*  pas  au  sapeur,  qu'il  sc  dévore 
pour  vous  d’une  flamme  un-estant-guible,  de  déposer  sur  votre 
front  pur  le  baiser  des  fiançailles? 


— Ah  ‘ mossieu  Gamempre,  refenez.  . Mais  refenez  fainqueur 
et  fcillez  pien  sur  le  gojonel 


— Et  maintenant,  en  avant  le  57"  ! Il  ne  peut  pas  être  battu, 
puisque  celui  qui  marche  à sa  tête  est  le  fiancé  de  la  Victoire  ’ 


420 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


Un  sauveteur  de  douze  ans.  — Au 

mois  de  juillet  dernier,  un  gamin  de  moins  de 
douze  ans,  a accompli  un  acte  de  courage  remar- 
quable sur  la  berge  du  canal  de  l'Ourcq,  a Pantin. 

Tout  près  du  nouveau  bassin,  plusieurs  enfants 
jouaient,  se  poursuivant,  quand  l’un  d’eux, 
Auguste  Nicole,  âgé  de  huit  ans,  dont  les  parents 
habitent  à Bagnolel,  4,  rue  Parmentier,  emporté 
par  son  élan,  tomba  dans  l’eau. 

Déjà  le  courant  l’entraînait,  quand  un  de  ses 
petits  camarades,  Emile  Fauconnet,  âgé  de  douze 
ans,  plongea  bravement  à sa  suite,  et  nageant 
vigoureusement,  atteignit  le  pauvre  petit  au 
moment  où  il  allait  disparaître,  le  saisit  par  le 
menton,  et  le  soutenant  ainsi  revint  vers  la  berge 
et  le  sortit,  tout  seul  du  canal. 

L’enfant,  respirait  encore  et  put  être  bientôt 
rappelé  à la  vie. 

Il  va  sans  dire  que  le  jeune  sauveteur  a été 
vivement  félicité  par  les  personnes  témoins  de 
son  acte  de  dévouement. 

♦ 

* >•. 

Le  vol  des  mouches.  — S’est-on  jamais 
demandé  avec  quelle  vitesse  volaient  les  mouches? 
Un  physiologiste  s’est  livré,  sur  ce  sujet,  à de 
sérieux  calculs  et  il  est  arrivé,  en  comptant  que 
ses  ailes  battaient  30  fois  par  seconde,  à établir 
qu’une  mouche  peut  faire  un  kilomètre  à la 
minute  : c’est  la  vitesse  d’un  train  express. 

En  volant  toujours  droit  devant  elle,  sans 
s’arrêter,  une  mouche  ferait  donc  le  tourdu  monde 
en  moins  de  vingt-huit  jours. 

* 

* * 

Victime  de  l'étiquette.  — La  tyrannie  du 
cérémonial  mtlexiblequirégissaitlacourd'Espagne 
causa  la  mort  de  Philippe  III,  roi  d’Espagne. 

Voici  comment  le  maréchal  de  Bassompierre, 
ambassadeur  de  France  en  Espagne,  raconte  l’évé- 
nement en  un  style  que  nous  ne  donnons  pas 
comme  un  modèle  de  narration. 

« Sa  maladie  lui  commença  dès  le  premier 
vendredi  de  carême;  le  jour  étant  froid,  on  avait 
mis  un  violent  brasier  au  lieu  où  il  était,  dont  la 
réverbération  lui  donnait  si  fort  au  visage  que  la 
sueur  en  dégouttait,  et  de  son  naturel  il  ne  trou- 
vait rien  â redire  et  ne  s’en  plaignait.  Le  marquis 
de  Pobar  voyant  comme  ce  brasier  l’incommo- 
dait, dit  au  duc  d’Albe,  gentilhomme  de  sa  chambre 
comme  lui,  qu’il  fit  retirer  ce  brasier  qui  enflam- 
mait  la  joue  du  roi;  mais  comme  ils  sont  très 
ponctuels  en  leur  charge,  il  dit  que  c’était  au 
sommelier  du  corps,  le  duc  d’Usseda.  Sur  cela,  le 
marquis  de  Pobar renvoyachercher en  sa  chambre, 
mais  par  malheur  il  n’était  point  au  palais,  de  sorte 
que  le  roi,  avant  que  l’on  pût  faire  venir  le  duc 
d'Usseda,  fut  tellement  grillé  que  le  lendemain 
son  tempérament  chaud  lui  causa  une  fièvre. 
Cette  fièvre,  un  érjsipèle,  qui  tantôt  s'apaisant, 
tantôt  s’enflammant,  dégénéra  enfin  au  pourpre 
qui  le  tua.  » 

* 

* * 

Un  peu  do  patience.  — Le  papa  — Ah  çà! 
paresseux,  il  ne  se  passe  pas  de  jour  que  lu  ne 
sois  mis  à la  porte  de  la  classe!  Est-ce  que  cela  va 
durer  longtemps? 


Paul.  — Non  p’pa!  Dans  13  jours  ce  sont  les 
grandes  vacances. 

* 

Langage  figuré.  — Vous  avez  bien  tort,  ma 
bonne  madame  Durand,  de  vous  lier  avec  ces 
personnes-là  : ce  sont  des  gens  de  bas  étage. 

— Vous  êtes  mal  renseignée,  ma  pauvre  madame 
Pochet  : ils  restent  au  sixième. 

* * 

Maxime  indienne.  — Tiens-toi  a cinq  pas 
d’un  chariot,  à dix  d'un  cheval,  à cent  d’un  élé- 
phant; — d’un  méchant,  tu  ne  seras  jamais  assez 
loin. 

REPONSES  A CHERCHER 

NéologriMine»  et  termes  technique».  — 

Que  signifient  et  d’où  viennent  les  mots  : Wharf, 
secouriste,  exondé,  tub,  stand,  curriculum  vitæ, 
minerval. 

* 

* * 

Proverbe  à expliquer.  — D’où  vient 
l'expression  « homme  de  sac  et  de  corde  ». 

* 

♦ * 

Mot  en  triangle.  — Fin  d’un  discours.  — 
Chef-lieu  maritime.  — Espèce  de  radis. — Pronom 
possessif. 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO 
1 Charade 

Chat  eau  - Chateau 

II.  Mots  en  losange. 

6 

h î c 
hibou 
giberne 
corne 
une 
e 

III.  Contraires. 


Liberté!  Égalité1  Fraternité* 


Captivité 

L — ibertô 

Large 

È 

— troit 

Reconnaissance 

i — ngratitude 

petit 

g 

— rand 

Haut 

b — as 

retard 

a 

— vance 

Diversité 

e — galité 

court 

1 

— ong 

Départ 

r — otour 

savant 

i 

— gnorant 

Gai  té 

t — ristesse 

dur 

t 

— endro 

Mince 

è — pais 

pédestre 

é 

— queslre 

Unité 

F — 

raction 

monarchie 

r — 

épubhque 

passif 

a — 

Ctlf 

A 

Hardiesse 

t - 

imidité 

amusant 

e — 

nnuyeux 

pauvre 

r — 

iche 

sud 

n 

ord 

utile 

i - 

nutile 

lumière 

t — 

énèbres 

vieillard 

e — 

nfant 

Le  Gérant  : Maurice  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d a<n  esse  doit  être  accompagnée  de  L'une  des  dermeres  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8'  année.  — N°  389 


10  centimes. 


8 août  1896. 


LE 


Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L’ABONNEMENT  UN  AN,  SIX  FRANCS 

Port  du  !««•  de  eliaque  mois. 


Armand  COLIN  & Cie,  éditeurs  étranger  Tfr.  — parait  chaque  saubdi 

5,  rue  «le  Nléxièrcs,  Paris  Tous  droits  réservés. 


L' Ambulancière  de  Madagascar  — Après  le  mariage. 


422 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Madagascar  (Fin)1. 


L’ambulancière  de 

Afin  de  les  laisser  savourer  à l'aise  ces  doux 
instants,  les  plus  doux  qu'il  leur  était  peut-être 
réservé  de  rencontrer  dans  la  vie,  le  vieux 
Daniel  emmena  Henri  et  le  D’  Hugon  a l'autre 
bout  du  salon. 

— Eli  bien,  mon  vieux  Hugon?  demanda-t-il 
au  docteur,  qu’est-ce  que  tu  dis  de  tout  ça  ? 

— J’en  suis  aussi  content  que  toi.  Mais  le 
diable  m’emporte  ! je  n'avais  vu  que  du  leu  à 
tout  ce  qui  se  mitonnait  sous  mes  yeux!  Ce 
que  c'est  pourtant  que  de  vieillir  ! 

— Quant  à moi,  dit  Henri  à son  tour,  je 
m’en  doutais  bien  un  peu,  mais  j'étais  loin  de 
penser  que  les  choses  en  étaient  à ce  point.  Ce 
qui  ne  m’empêche  pas,  du  reste,  d’être  le  plus 
heureux  des  amis,  des  frères  et  des  neveux; 
car  c'est  la  perle  des  beaux-frères  que  l’oncle 
me  donne  là,  et  moi  qui  connais  Georges 
Gaulard  mieux  que  personne,  je  ne  suis  pas 
inquiet  du  bonheur  de  ma  chère  Margot. 

Et  l'histoire  finit  par  un  mariage. 

Lorsque  Georges  Gaulard  annonça  à son 
chef,  qui  venait  d’arriver  justement  à Majunga, 
son  intention  de  donner  sa  démission  pour  se 
marier  et  se  fixer  à Madagascar,  le  général 
Metzinger  insista  vivement  pour  le  faire  revenir 
sur  sa  résolution,  en  lui  parlant  du  brillant 
avenir  auquel  il  renonçait  de  gaieté  de  cœur; 
puis,  comprenant  qu’il  se  heurtait  à un  parti 
pris  absolument  arrêté,  il  finit  par  lui  dire  : 

— Je  vois  que  vous  êtes  tout  à fait  décidé, 
je  m'incliue  donc;  mais  je  veux  que  vous 
sachiez,  mon  cher  Gaulard,  que  je  vous  regret- 
terai toujours  comme  officier  et  comme  ami. 
J’espère  que,  de  votre  côté,  vous  conserverez 
un  bon  souvenir  de  votre  Général  et  de  la 
laborieuse  campagne  que  nous  venons  de  faire 
ensemble.  Et  maintenant,  ce  mariage?  c’est 
pour  bientôt,  n’est-ce  pas?  Vous  savez  que 
j’embarque  pour  la  France  à la  fin  de  décembre, 
et  je  ne  voudrais  pas  partir  sans  avoir  pu 
assister  à la  petite  lête. 

— Justement,  mon  Général,  répondit  Georges 
Gaulard,  je  voulais  vous  demander  de  me  faire 
l'honneur  d'être  mon  premier  témoin. 

Four  second  témoin,  Georges  Gaulard  choisit 
le  plus  ancien  de  ses  camarades,  un  capitaine 
breveté  attaché  comme  lui  à l'état-major  de  la 
1”  brigade. 

Quant  à Marguerite,  elle  n’en  voulut  pas 
d'autres  que  le  brave  docteur  Hugon,  son 
second  oncle,  comme  elle  l'appelait,  et  un  ami 


de  Daniel,  un  exceHent  homme  très  simple  et 
très  modeste. 

Bien  entendu,  ce  fut  à Majunga,  devant  le 
vice-résident,  que  le  mariage  fut  célébré, 
attendu  qu'à  Maevasamba,  ni  du  reste  à Manaka- 
rana,  il  n’y  avait  personne  pour  tenir  le  rôle 
d’officier  de  l’état  civil. 

Ce  fut  un  événement  pour  la  petite  ville, 
devenue,  depuis  l'ouverture  de  la  campagne, 
une  station  d’une  certaine  importance.  Georges 
Gaulard  n'avait  que  des  camarades  et  des 
amis  dans  l’élément  militaire  qui  tenait  le 
premier  rang  à Majunga.  De  son  côté,  l’oncle 
Daniel  y était  très  populaire,  depuis  le  temps  que 
son  brick  la  Ville-cle-Paris  y faisait  de  régulières 
et  fréquentes  apparitions.  Aussi  peut-on  dire 
que  le  matin  du  mariage  de  Marguerite  et  de 
l’ex-capitaine,  tout  Majunga  se  pressait  dans  la 
petite  église  des  Jésuites  ; ceux  qui  n'avaient  pu 
trouver  place  à l'intérieur  formaient,  devant  la 
porte,  un  rassemblement  si  considérable  que 
les  mariés  et  leur  cortège  eurent  la  plus  grande 
peine  à se  frayer  un  passage  jusqu'à  l’autel. 
Marguerite  eut  un  véritable  succès  de  beauté 
quand  elle  apparut  aux  bras  de  l’oncle  Daniel, 
rayonnant  de  joie  et  d’orgueil  dans  un  magni- 
fique habit  noir  qu’il  s'était  fait  faire  pour 
la  circonstance  par  le  taiHeur  français  de 
Majunga. 

L'office  achevé,  ce  fut  à défaut  de  sacristie 
suffisante,  sur  le  perron  même  de  l’église 
qu’eut  lieu  la  cérémonie  des  présentations  et 
des  félicitations  aux  nouveaux  mariés.  S’ap- 
prochant le  premier  de  M“”  Georges  Gaulard, 
radieuse  de  bonheur  au  bras  de  son  mari,  le 
général  Metzinger  lui  adressa,  d’une  belle 
voix  bien  timbrée  qui  remua  profondément 
l'assistance,  le  petit  discours  suivant  : 

« Madame, 

« J’ai  tenu  à vous  apporter  moi-même  les 
vœux  des  chefs  et  des  camarades  de  votre  mari. 
Nous  devrions  vous  en  vouloir  de  nous  enlever 
un  de  nos  meilleurs  officiers,  qui  ne  laisse 
que  d'affectueux  regrets  parmi  nous  ; mais 
nous  vous  pardonnons,  parce  que  nous  sommes 
surs  qu'il  sera  heureux  avec  vous  et  par  vous  ; 
et  aussi  parce  que  nous  savons  qu’après  avoir 
failli  mourir  pour  la  conquête  militaire  de 
Madagascar,  il  en  poursuivra  sous  une  autre 
forme  et  avec  d’autres  moyens  la  conquête 
morale,  commerciale  et  industrielle,  suivant  en 
cela  le  noble  exemple  laissé  par  d'autres.  Peut- 
être  ne  devrais-je  pas,  en  évoquant  ici  de 


1.  Voir  lo  n"  388  du  Petit  Français  illustré,  p.  412. 


L’AMBULANCIÈRE  DE  MADAGASCAR 


423 


cruels  souvenirs,  restés  toujours  vivants  dans 
votre  cœur,  risquer  d’attrister  la  joie  d'un 
pareil  jour?  Et  cependant,  à une  femmeoomme 
vous,  Madame,  on  peut,  on  doit  tenir  un  lan- 
gage viril.  Votre  père,  votre  mère  ont  donné 
leur  vie  à cette  terre  de  Madagascar,  où  ils 
étaient  venus  chercher  une  seconde  patrie  ; et 


l’établissement  qu'ils  y avaient  fondé,  sans 
marchander  leur  peine,  ni  leur  santé,  est  un 
de  ceux  qui  font  le  plus  d’honneur  à l'énergie 
et  à l'esprit  d’initiative  de  notre  race.  Cou- 
rageusement vous  et  votre  digne  frère,  — que 
je  suis  heureux  de  remercier  publiquement 
ici  des  services  dévoués  rendus  par  lui  au 
Corps  expéditionnaire,  — vous  avez,  malgré 
votre  jeunesse  à.  tous  deux,  repris  et  continué 
l’œuvre  de  vos  parents,  convaincus  avec  raison 
que  c’était  la  meilleure  et  la  plus  noble  façon 
d'honorer  leur  mémoire.  Si,  de  là-haut,  ils  pou- 


vaient suivre  les  destinées  des  êtres  chers 
qu'ils  ont  laissés  sur  cette  terre,  ils  se  croiraient 
payés  du  sacrifice  de  leur  vie  en  vous  voyant 
aujourd’hui  sur  le  seuil  d’une  existence  nou- 
velle ou  vous  êtes  assurée  de  trouver  le  bon- 
heur que  vous  méritez  si  bien,  et  que  je  vous 
souhaite  de  tout  mon  cœur.  11  me  reste  un  mot 


encore  à vous  dire,  Madame.  Permettez-moi  de 
vous  remettre  mon  cadeau  de  noce.  Vous  trou- 
verez dans  ce  modeste  écrin  une  croix  de  che- 
valier de  la  Légion  d'honneur,  que  je  vous 
laisserai  la  joie  d'accrocher  vous-même  sur  la 
poitrine  loyale  d’un  homme  que  tous  ici  nous 
aimons  et  nous  estimons,  monsieur  Daniel 
Bertbier-Lautrec,  votre  oncle.  » 

Au  premier  moment,  le  vieux  Daniel  ne 
comprit  pas.  Mais  quand  Marguerite,  les  yeux 
pleins  de  Larmes  de  joie,  s’approcha  pour 
épingler  le  ruban  de  la  croix  sur  le  côté  gauche 


Carte  de  Madagascar. 


424 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


de  son  habit,  aux  applaudissements  de  la  l'oule 
entière,  il  sentit  ses  jambes  flageoler  sous  lui, 
un  flot  de  sang  lui  monta  au  visage  et,  les 
mots  s'étranglant  dans  sa  gorge,  il  eut  à peine 
la  force  de  balbutier  : 

— La  croix,  à moi  ! La  croix!...  Mais  non;  ce 
n'est  pas  possible...  Je  n'ai  rien  fait  pour  cela... 
C’est  une  erreur,  évidemment. 

— Non,  Monsieur  Daniel  Bertliier-Lautrec,  ce 
n'est  pas  une  erreur,  reprit  le  Général.  C'est  bien 
pour  vous  que,  sur  ma  présentation,  le  Général 
en  chef  a demandé  au  gouvernement  de  la 
République  cette  juste  récompense  du  dévoue- 
ment de  tous  les  instants  que  vous  avez  montré 
à l'œuvre  accomplie  par  le  Corps  expédition- 
naire. Du  premier  jour  jusqu'au  dernier,  nous 
avons  trouvé  auprès  de  vous  le  concours  le 
plus  actif,  le  plus  intelligent,  le  plus  désin- 
téressé. Aux  heures  critiques  du  débarquement 
des  troupes,  vous  avez  mis  à notre  disposition 
tpus  vos  bâtiments  et  votre  nombreux  per- 
sonnel. sans  vouloir  accepter  aucune  indem- 
nité. Puis,  sous  la  généreuse  inspiration  de 
Madame,  vous  avez  installé  â vos  frais  cette 
belle  ambulance  de  Maevasamba,  où  nos  ma- 
lades et  nos  blessés  ont  trouvé  les  soins  les 
plus  admirables.  C'est  au  nom  de  tous  ceux 
qui  vous  doivent  la  vie,  au  nom  de  leurs 
familles  et  de  leurs  camarades,  dont  je  me  fais 
ici  l'interprète,  que  je  vous  "16110116  et  que  je 
vous  remercie. 


Sur  ces  mots,  le  général  Metzinger  donna 
l'accolade  au  nouveau  chevalier;  puis,  serrant 
la  main  de  Georges  Gaillard,  il  s'inclina  res- 
pectueusement devant  sa  femme  et  se  retira. 


La  croix  de  l'oncle  Daniel. 


— Décidément,  murmura  l’oncle  Daniel  en  se 
penchant  à l’oreille  de  Georges  Gaulard,  je  ne 
serais  pas  éloigné  de  croire  qu'après  tout,  cette 
affaire  de  l'expédition  n’a  pas  été  si  mal  menée 
qu’on  voulait  bien  le  dire! 

A.  B. 

FIN 


Un  oitéra  on  miiiiaiurc.  — Il  existe  ac- 
tuellement en  Espagne  une  troupe  théâtrale 
composée  d’enfants  dont  les  plus  jeunes  ont 
cinq  ans  et  les  plus  âgés  onze  ans. 

Cette  troupe  a été  organisée  par  le  maestro 
don  Juan  Bosch,  sous  le  titre  de  « Opéra  en 
miniature  ». 

Au  delà  des  Pyrénées,  cette  troupe  a un  réel 
succès.  Il  paraît  qu'on  ne  tarit  pas  d'éloges  sur 
le  compte  de  ces  mignons  artistes. 

« Ces  petits  chanteurs,  dit-on,  sont  d’une 
« intelligence  remarquable  et  ils  jouent  leur 
« rôle  avec  une  verve  endiablée.  Le  soprano 
« dramatique  et  la  chanteuse  légère  ont  des 
« voix  déjà  puissantes.  » 

Les  rôles  plus  importants  sont  confiés  à un 
jeune  garçon  de  sept  ans  qui  chante  les  mezzo- 
soprano.  La  troupe  compte , en  outre,  des  cho- 
ristes et  un  corps  de  ballet  : soixante  sujets  en 
tout. 

Ce  genre  de  spectacle  n’aurait  peut-être  pas 
en  France  — où  l’on  parle  cependant  de  l’in- 
troduire — le  même  succès  qu'en  Espagne.  De 
temps  à autre  nous  voyons  bien  sur  une  des 
scènes  parisiennes  un  « petit  prodige  » à qui  le 


public  fait  fête  et  ne  ménage  pas  ses  applaudis- 
sements, presque  toujours  mérités,  mais  une 
exhibition  « collective  » enfantine  causerait 
certainement  quelque  gêne  et  quelque  tristesse 
aux  papas  et  surtout  aux  mamans  françaises,  si 
orgueilleuses,  ces  dernières  soient-elles  de  la 
précocité  intellectuelle  de  leurs  gamins  et 
gamines. 

Et  puis,  si  les  jeunes  pensionnaires  de  l’opéra 
en  miniature  ont  un  réel  talent,  n’est-il  pas  à 
craindre  qu'il  ne  s’use  trop  vite,  ce  talent;  s’ils 
ont  du  génie,  ne  faut-il  pas  craindre  aussi  de 
l'étouffer,  ce  génie,  pour  l’avoir  trop  tôt  voulu 
faire  éclore. 

Il  y a quelque  cinquante  ans,  une  M“  Cas- 
telli eut  l'idée  de  promener  à travers  les  pro- 
vinces de  la  France  une  troupe  de  jeunes 
artistes  : une  ordonnance  de  1848  interdit  ces 
représentations. 

Cette  interdiction  fut  sage. 

A cet  âge,  les  enfants  doivent  aller  à 
l'école,  courir,  jouer  à de  bons  jeux  francs, 
respirer  en  liberté,  faire  les  bons  petits 
diables. 


R. 


Comment  on  fait  un  numéro  du  Petit  Français. 


Je  me  souviens  qu'il  y a quelque  trente-cinq 
ans,  alors  que  joli,  blond  et  frisé,  je  regardais 
avec  la  plus  parfaite  insouciance  s’effeuiller 
les  calendriers  et  les  roses,  on  m’avait  abonné 
à.  l'une  de  ces  publications,  fort  rares  à 
cette  époque  lointaine,  destinées  à instruire 
et  en  même  temps  à récréer  la  jeunesse 
française. 

U était  très  intéressant,  ce  journal!  La  preuve, 
c’est  que  mon  père,  amateur  de  saine  littéra- 
ture et  esprit  cultivé,  trouvait  à sa  lecture  un 
plaisir  infini,  plaisir  que  je  comprends  mainte- 
nant, quand  il  m'arrive  de  lire  les  œuvres 
charmantes  avec  lesquelles  on  essayait , 
vers  1860,  de  faire  naître  en  moi  le  goût  des 
belles  choses.  Mais  j’avoue,  à ma  honte,  que 
ces  belles  choses  me  laissaient  alors  assez 
indifférent,  pour  la  raison  qu’elles  dépassaient 
singulièrement  la  portée  de  ma  jeune  intelli- 
gence, et  que  j’aurais  volontiers  donné  quatre 
ans  d'abonnement  pour  une  vingtaine  d’images 
d'Épinal. 

J'avais  mauvais  goût,  je  le  confesse!  Mais 
peut-être  aussi  ne  savait-on  pas...  ou  n’osatt- 
on  pas,  alors,  écrire  pour  les  enfants  simple- 
ment des  choses  simples,  comme  tant  de  gens 
de  haut  savoir  ne  dédaignent  pas  de  le  faire 
maintenant.  Vous  voyez  que  je  suis  en  train  de 
me  chercher  des  excuses  et  de  plaider  les 
circonstances  atténuantes. 

Toujours  est-il  que  mon  père  me  surprit  un 
jour  confectionnant,  avec  les  débris  de  mon 
journal,  de  magnifiques  cocottes.  II  y en  avait 
tout  un  régiment. 

Peut-être  croyez-vous  qu’en  présence  de  ce 
sacrilège,  mon  père  se  mit  en  colère.  Pas  le 
moins  du  monde!  Ce  n’était  pas  sa  manière. 
Il  me  fit  asseoir  en  face  de  lui,  et  là,  tran- 
quillement, posément,  avec  la  clarté,  qu’il 


savait  mettre  dans  ses  récits,  il  m’initia  au 
mystère  de  la  confection  du  journal  que  j'avais 
si  indignement  lacéré.  11  me  montra  quelle 
somme  énorme  de  travail  et  de  tracas  repré- 
sentent ces  quelques  pages  noircies  d'encre.  Il 
me  demanda  si  je  ne  me  trouvais  pas  presque 
coupable  d’avoir,  en  quelques  minutes,  détruit 
un  ouvrage  qui  avait  coûté  tant  de  peines  à 
édifier;  il  fut  persuasif,  éloquent  même,  au 
point  que  je  ne  crois  pas  avoir  depuis  ce  temps 
déchiré  ni  même  taché  volontairement  une 
page  d'imprimerie. 

Je  voudrais,  mes  amis,  vous  donner,  si  vous 
ne  l’avez  pas,  le  respect  du  livre,  en  usant  du 
même  moyen  qu'autrefois  employa,  pour  moi, 
mon  père  Et  c’est  pour  cela  que  j'entreprends 
de  vous  faire  assister  à la  confection  laborieuse 
d'un  numéro  de  votre  journal. 

La  première  opération,  et  peut-être  la  plus 
importante,  consiste  à choisir  les  manuscrits 
destinés  à être  imprimés.  Je  dis  que  c'est  l’opé- 
ration la  plus  importante,  car  c'est  d'elle,  en 
effet,  que  dépend  le  bon  renom  du  journal,  et 
par  conséquent  son  succès.  Elle  est,  dans  le 
cas  qui  nous  occupe,  l'objet  des  préoccupations 
constantes  du  Directeur  et  du  Secrétaire  de  la 
Rédaction  qui  apportent  au  choix  des  manus- 
crits un  soin  tout  particulier. 

Un  poète  latin,  Horace,  a dit  dans  un  vers 
resté  célèbre,  qu’on  doit  avoir  pour  l’enfance 
le  plus  grand  respect.  Horace  avait  raison,  et 
s'il  lui  était  donné  de  revenir  sur  terre  et  de 
lire  la  collection  du  Petit  Français , il  rendrait 
au  Directeur  cette  justice  qu'il  a de  tout  temps 
appliqué  son  précepte  avec  une  rigueur 
absolue. 

C’est,  en  effet,  par  un  véritable  crible  que 
passent  tous  les  articles,  nouvelles  ou  romans 
déposés  par  les  auteurs  au  bureau  du  journal. 


420 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Que  ces  articles  soient  le  résultat  d'une  entente 
entre  le  Directeur  et  l'auteur  ou  qu’ils  soient 
entièrement  dus  à l’initiative  personnelle 
de  l'auteur,  ils  subissent  tous  les  mêmes 
épreuves  préalables  et  ce  sont,  je  vous  l'assure, 
de  redoutables  épreuves. 

Le  Secrétaire  de  la  Rédaction  les  lit  tous, 
ce  qui  n'est  pas  toujours  drôle.  Ce  secré- 
taire-là aurait  dû  se  faire  bénédictin  : il 
en  avait  la  vocation  et  les  aptitudes.  Vous 
savez  que  les  bénédictins  étaient  autre  - 


nous  semblera  intéressante  qui  peut  fort  bien 
déplaire  à un  publie  d’enfants  ou  tout  au  moins 
le  laisser  froid.  L'histoire  de  mes  cocottes  en 
est  une  preuve  suffisante.  Aussi,  malgré  leur 
habileté  et  leur  science,  Directeur  et  Secrétaire 
de  la  Rédaction  seraient-ils  souvent  bien 
embarrassés,  si  les  jeunes  lecteurs  du  journal 
ne  prenaient  soin  de  les  renseigner  à cet 
égard. 

Chaque  matin  arrive  à la  librairie  un  flot, 
| une  marée  toujours  montante  de  lettres.  Parmi 


Un  auteur  dans  le  cabinet  du  Directeur. 


fois  renommés  pour  leur  puissance  de  travail. 

Songez,  en  effet,  qu'on  reçoit  au  journal  une 
moyenne  de  25  romans  manuscrits  par  mois. 
Il  faut  donc  que  l'infortuné  Secrétaire  lise  à peu 
près  un  roman  par  jour  sans  préjudice,  bien 
entendu,  des  nouvelles,  articles  littéraires  ou 
scientifiques,  variétés,  scènes  et  monolo- 
gues, etc.  ; qu'il  donne  sur  tous  son  avis  motivé, 
transmis  ensuite  au  Directeur  lequel  juge  en 
dernier  ressort,  accepte  ou  rejette  les  conclu- 
sions du  Secrétaire. 

Il  faut,  pour  remplir  dignement  ces  délicates 
fonctions  de  Directeur  et  de  Secrétaire  de  la 
Rédaction,  posséder  d'abord  un  tact  et  un 
« flair  » peu  communs,  et  ensuite  connaître 
admirablement  son  public,  savoir  ce  qu'il 
désire  et  ce  qu'il  aime.  Nous  autres,  vieux 
barbons,  nous  sommes,  en  général,  assez  mau- 
vais juges  en  pareille  matière,  et  telle  chose 


lesquelles  plusieurs  centaines  proviennent 
d’abonnés,  émettant  des  vœux  ou  adressant  des 
réclamations.  Tout  le  haut  personnel  de  la 
librairie  s’emploie  pendant  la  matinée  au 
dépouillement  de  ce  courrier  monstre.  Ce  n'est 
pas,  vous  eu  conviendrez,  une  petite  affaire. 
Chaque  lettre  est  dirigée  ensuite  sur  le  Service 
compétent.  C’est  ainsi  que  toutes  les  lettres 
relatives  au  Petit  Français  finissent  par  se 
retrouver  sur  le  bureau  du  Directeur,  puis  du 
Secrétaire  de  la  Rédaction,  qui  en  prennent 
connaissance  et  tiennent  toujours  grand 
compte,  dans  la  mesure  du  possible,  des 
observations  qu’elles  présentent.  Il  est  bien 
évident,  par  exemple,  que  si  un  correspondant 
demande  la  lune  pour  s’en  faire  un  masque 
japonais,  la  demande  risque  fort  de  ne  pas 
être  prise  en  considération. 

De  jeunes  abonnés  s’étonnent  parfois  de  ne 


COMMENT  ON  FAIT  UN  NUMÉRO  DU  PETIT  FRANÇAIS 


427 


pas  recevoir  de  réponse  directe.  Mais,  c’est  que 
cela  n'est  pas  toujours  possible.  Si  l’on  devait 
répondre  à toutes  les  lettres  que  l’on  reçoit 
chaque  jour,  il  faudrait  créer  un  Service  spé- 
cial de  correspondance  pour  le  journal,  et  ce 
ne  serait  certes  pas  le  Service  le  moins  occupé. 

On  fait  mieux  que  de  répondre.  Le  Secrétaire 
de  la  Rédaction  prend  note  de  toutes  les  idées 
qui  lui  semblent  heureuses  et  les  fait  exécuter 
par  ceux  de  ses  collaborateurs  qui  lui  paraissent 
le  mieux  désignés. 


Eu  voulez- vous  des  exemples? 

Dernièrement  une  lettre  arrive  demandant 
des  explications  sur  cette  merveille  qui  fait 
courir  tout  Paris  et  qu’on  nomme  le  Cinémato- 
graphe. Le  Secrétaire  de  la  Rédaction  pense 
que  c’est  là,  en  effet,  un  sujet  d’actualité  pou- 
vant intéresser  beaucoup  d’esprits  curieux. 
Aussitôt  il  adresse  un  petit  mot  à son  collabo- 
rateur scientifique  et  quelques  jours  après, 
la  question  était  exposée  tout  au  long,  avec 
figures,  dans  le  journal. 

Unautre,  amateur  de  sciences  naturelles,  écrit 
dernièrement  pour  demander  qu’on  veuille 
bien  lui  enseigner  le  moyen  de  classer  les 
insectes  dont  il  compte  s'emparer  pendant  les 
vacances  : il  y a en  préparation,  un  supplément 
qui  permettra  de  classer  facilement  et  simple- 
ment les  insectes,  sans  matériel  encombrant  ou 
coûteux.  Beaucoup  des  aventures  du  Sapeur 
Camember  ont  été  exécutées  par  l’ami  Chris- 
tophe sur  des  idées  fournies  par  des  abonnés 
ou  des  lecteurs. 

C’est  ainsi  que  dirigés  souvent  par  leurs 


abonnés  eux-mêmes  avec  lesquels  ils  sont 
en  incessante  communication  et  guidés  plus 
sûrement  encore  par  leur  tact  et  leur  goût  natu- 
rels, le  Directeur  et  le  Secrétaire  de  la  Rédac- 
tion font  un  premier  choix  parmi  les  nombreux 
manuscrits  qui  leur  sont  soumis. 

Peut-être  croy  ez-vous  que  le  reste  est  l’affaire 
de  l’imprimeur.  Pas  encore  ! Les  manuscrits 
retenus  après  une  première  lecture,  sont 
admis...  à être  relus  par  des  personnes  compé- 
tentes que  leur  caractère,  leur  haute  moralité, 


leur  savoir,  et  leur  esprit  désignent  d’avance  à 
ces  importantes  fonctions  de  contrôle.  La 
figure  ci-dessous  représente  — de  dos  — l’un 
de  ces  farouehes  censeurs  qui  vient  faire  part 
au  Secrétaire  de  la  Rédaction  des  réflexions  que 
lui  a suggérées  la  lecture  d'un  article  ou  d'une 
nouvelle  que  l’on  avait  soumise  à son  appré- 
ciation et  à son  infaillible  coup  d'œil. 

Voiei  donc  l’œuvre  littéraire  écrite,  reçue, 
mise  au  point;  voyons,  avant  d’être  lue  par 
l’abonné,  les  phases  diverses  et  nombreuses 
par  lesquelles  il  lui  faut  encore  passer. 

G.  C. 

(A  suivre). 


Le  secrétariat  de  la  Rédaction. 


428 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Consolation  (monologue). 

Personnage  : UN  COLLÉGIEN 

Cheveux  frisés,  coljuellement  habillé,  comme  pour  une  distribution  de  prix. 


(En  entrant.)  Bravo  ! bravo  ! bravo  ! je  ne  le 
dirais  jamais  assez  : bravo!  bravo!  Et  puis 
encore  bravo  ! (Sur  le  devant  do  la  scène.)  Ile  voilà 
en  règle  avec  mes  camarades.  (Montrant  la  canton- 
uade.)  On  vient  de  distribuer  les  prix  : c’était 
très  beau  la  foule  des  parents  émus,  l’estrade 
bondée,  la  musique  très  bruyante!  J'ai  applaudi 


— C'est  au-dessus  de  mes  forces!... 


tous  mes  camarades.  1"  prix  de...  chose  : un  tel. 
Bravo!  2”  prix  de...  machin  : un  tel  Bravo! 
C’était  splendide.  Ils  ont  tous  obtenu  des  récom- 
penses... même  des  accessits  d’encouragement  ! 
Moi,  je  n’ai  rien  eu.  Rien  ! absolument  rien. 

(Souriant  amèrement.)  Je  VOUS  Vois  Sourire  ; VOUS 
pensez  : voilà  le  paresseux  de  la  classe,  le 
cancre  de  l’école,  celui  qui  n’écoute  rien,  ne 
retient  rien,  ne  s’intéresse  à rien,  ne  sait  rien, 
ne...  non  ! Ne  portez  pas  sur  moi  ce  jugement... 
téméraire  : vous  le  regretteriez,  quand  je  vous 
aurai  expliqué  pourquoi  je  me  suis  abstenu  de 
figurer  au  palmarès. 

Si  je  n'ai  pas  de  prix,  c’est  que  je  n’y  tiens 
lias.  Je  suis  parfaitement  timide,  et  dame  ! 
m’entendre  nommer  par  mes  nom  et  prénoms  : 
le  prénom  de  ma  mère  (il  lève  les  yeux  au  ciel.)  et 
le  nom  de  mon  père,  comme  ça,  en  public!... 
Et  puis,  me  faire  embrasser  sur  une  estrade, 


par  des  personnages  de  marque  devant  une 
assistance  brillante  et  choisie,  vraiment,  c'est 
au-dessus  de  mes  pauvres  petites  forces.  (Bais- 
* saut  les  yeux.)  Ma  modestie  succomberait!  je  pré- 
fère rester  à mon  banc.  (Haussant  les  épaules.)  Je 
suis  privé  de  livres  de  prix'?  Mais  je  les 
connais  les  livres  de  prix.  Mon  grand  frère  a 
reçu  l’an  passé  deux  volumes  dorés  sur  toutes- 
les  tranches.  Savez-vous  ce  qu'il  y avait  dans 
ces  beaux  volumes  ? L'Histoire  de  la  guerre  de 
Cent  ans.  On  y parlait  de  Charlemagne...  ou  de 
Louis  XiV,  jp  ne  sais  plus  au  juste!  Si  vous 
croyez  que  c’est  gai!  (s’animant.)  Et  ma  petite 
sœur,  pour  son  prix  de  géographie,  savez-vous 
ce  qu’on  lui  a donné?  Je  vous  le  donne  en 
cent?  en  mille?  en...  les  Oraisons  funèbres  de 
Musset.  (Sc  reprenant.)  Non  ! de  Bossuet  ! 

D'abord,  la  guerre  de  Cent  ans,  Charlemagne, 
Louis  XIV,  Pépin  le  Bref,  Bonaparte,  Frédé- 
gonde,  François  I",  tout  cela,  c’est  de  la  poli- 
tique ! Et  papa  m’a  dit,  plus  de  dix  fois,  que  la 
politique  ne  regardait  pas  les  petits  garçons  de 
mon  âge.  (Avec  malice.)  Ah!  si  on  nous  faisait 
apprendre  l'histoire  dans  le  Petit  Journal...  je 
ne  dis  pas  ! 

(De  mauvaise  humeur.)  Et  la  géographie?  Est-Ce 
que  vous  croyez  que  j’ai  besoin  de  connaître  la 
carte  pour  me  rendre  à l’école,  et  même  à la 
ville,  quand  il  y a un  chemin  de  fer  et  un  chef  de 
gare  à qui  je  n’ai  qu’à  demander  mon  billet?  Les 
cartes  me  font  rire  ! Sur  la  nôtre,  le  département 
est  peint  en  bleu.  (S'adressant  à l'auditoire.)  Voyons, 
franchement,  est-ce  que  notre  terre  est  bleue? 

(Avec  un  peu  de  mystère.)  Quant  au  reste  du  pro- 
gramme, il  est  dangereux,  très  dangereux.  Le 
calcul,  les  mathématiques  (Faire  attendre  légè- 
rement) ça  rend  fou,  paraît-il!  La  musique... 
(Mimique.)  fait  pleuvoir  ! Ah  ! par  exemple,  la 
chose  civique,  l’instruction  civique,  ça,  c’est 
très  bien.  (Avec  enthousiasme.)  « 11  faut  faire  son 
service  militaire  »,  « être,  soldat  »,  « servir  sa 
patrie  » ! A la  bonne  heure  ! je  ne  suis  pas  le 
meilleur  des  élèves  de  ma  classe,  c’est  entendu, 
mais  de  meilleur  patriote,  il  n’y  en  a pas  ! Ni 
de  meilleur  citoyen  : « Il  faut  voler,  toujours 
voter,  c’est  un  devoir  ! » Je  comprends  cela. 
(Presser  le  débit  jusqu'à  la  fin.)  El  je  vote  pour  Celui 
qui  supprimera  les  prix  d'histoire  ou  de  gram- 
maire, ou  qui  en  donnera  à ceux  qui  n’en 
méritent  pas.  Au  moins,  il  n’y  aura  plus  de 
jaloux  et  tout  le  monde  sera  content.  Voilà 
comment  je  comprends  les  prix  ! (Saluer  profon- 
dément et  sortir  très  rapidement.)  H.  D. 


Dans  les  squares. 


Le  square  des  Tuileries. 


Voici  le  moment  où  le  Tout-Paris  quitte  sa 
Ville  pour  s'en  aller  peupler  les  plages  et  les 
villas.  Ceux  qu'un  labeur  quotidien  attache 
inexorablement  au  sol  de  Paris,  ne  renoncent 
pas,  en  cette  saison  si  proche  des  vacances,  à 
l'espoir  des  villégiatures. 

C’est  pourquoi,  dans  nos  squares,  où  les 
riches  nounous,  bientôt,  ne  laisseront  plus  le 
sillage  de  leurs  rubans  criards,  vont  camper 
les  indigènes  de  la  capitale,  d'autant  plus  à 
l’aise  que  les  gêneurs  seront  loin. 

Et  plus  paterne,  dans  sa  tunique  vert- 
bouteille,  le  gardien  sera  indulgent  aux 
siestes  trop  prolongées  et  aux  dînettes  en 
plein  air. 

Les  squares  les  plus  exigus  sont  les  plus 
typiques,  et  ce  n'est  pas  toujours  le  voisinage 
qui  leur  donne  sa  physionomie. 

Entrez,  par  exemple,  dans  le  square  Louvois, 
aux  approches  de  midi.  Vous  n’v  verrez  ni  un 
des  clients  de  la  Bibliothèque  nationale,  ni  un 
des  boutiquiers  des  rues  d'alentour.  Détail  par- 
ticulier, les  enfants  n'y  viennent  point  jouer. 


Par  contre,  il  semble  que  ce  soit  le  rendez-vous 
de  tous  les  encaisseurs  et  de  tous  les  garçons 
de  banque.  C’est  là  qu'ils  se  rallient  entre  la 
tournée  du  matin  et  celle  du  soir,  sans  doute 
parce  que  c'est  un  point  central. 

Par  deux,  par  trois,  ils  se  groupent  autour  de 
l’unique  pelouse;  les  serrements  de  main  sont 
rapides  et  les  conversations  brèves,  car  ce 
quar!  d’heure  de  récréation  doit  être  consacré 
à la  lecture  du  journal  quotidien.  Faute  de  cette 
lecture,  le  garçon  de  recettes  devra  prolonger 
jusqu'au  soir  son  ignorance  des  événements. 
Fâcheuse  infériorité,  quand  on  doit  parler  a 
tout  le  monde!  Aussi  l'homme  en  bicorne  se 
dépêche.  11  lit  les  petits  journaux  à un  sou,  en 
commençant  par  les  faits  divers,  pour  conti- 
nuer par  le  feuilleton  et  finir  par  les 
informations  politiques. 

A côté  de  lui,  Messieurs  les  employés  aux 
écritures,  courtiers  d'abonnements  et  apprentis 
des  maisons  de  gros,  prennent  leurs  repas  que 
terminera  une  rapide  cigarette  Par  une  tolé- 
rance qui  est,  je  crois,  occasionnelle,  on  ne 


430 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


paye  pas  les  chaises  au  square  Louvois.  Chaque 
dîneur  en  prend  doncdeux  : l’une  pour  s’asseoir, 
l'autre  pour  lui  servir  de  table,  avec  un  papier 
huileux  en  puise  d’assiette  et  un  vieux  journal 
en  manière  de  nappe. 

Le  commerce,  contrairement  à ce  que  croient 
les  gens  de  lettres  qui  disent  : « Si  j’avais  su... 
j’aurais  vendu  de  la  chandelle,  » n'enrichit  pas 
ses  adeptes,  surtout  au  début.  Il  en  résulte  que 
Messieurs  les  employés  aux  écritures,  qui  sont 
entrés  dans  les  maisons  « où 
l’on  gagne  de  suite  »,  mais  où 
Ton  gagne  peu,  ne  peuvent 
généralement  pas  dépasser 
le  prix  de  50  centimes  par 
repas.  Ils  l'utilisent  dans  des 
menus  de  ce  genre  : pâté  de 
foie,  10  centimes;  pommes 
de  terre  frites,  15  centimes; 
pain,  10  centimes;  une 
pêche,  5 centimes;  petit 
noir,  10 centimes.  On  remar- 
quera que  ce  menu  com- 
prend un  hors-d’œuvre,  un 
plat  chaud,  du  dessert  et  du 
café  ; il  est  donc  très  confor- 
table et  susceptible  de  va- 
riations nombreuses,  puis- 
que le  pâté  de  foie  peut  se 
remplacer  par  des  rillettes, 
du  fromage  d’Italie,  une 
saucisse  plate  et  mille  autres 
produits  de  la  charcuterie 
urbaine.  Par  exemple,  le  plat 
chaud  est  et  reste  immua- 
ble, au  moins  à l’intérieur 
de  Paris  : c’est  perpétuellement  des  frites. 
Dans  les  faubourgs,  on  a quelquefois  un 
plat  du  jour  à 20  centimes,  mais  la  viande  est 
toujours  de  provenance  douteuse,  tandis  que 
les  frites  n’ont  pas  encore  pu  être  falsifiées, 
jusqu’à  présent.  De  plus,  la  viande  appelle  du 
vin,  tandis  que  la  pomme  de  terre  s’accommode 
à merveille  d’un  verre  de  la  prochaine  Wallace. 
Quand  on  a pris  son  mazagran  dans  le  bar 
voisin,  il  n'y  paraît  plus. 

Souventes  fois,  autour  de  ces  repas  cham- 
pêtres, viennent,  sans  rien  demander,  rôder  de 
pauvres  diables  à l’estomac  creux,  dont  la  mise 
dépenaillée  contraste  avec  la  tenue  correcte  des 
scribes  de  magasins.  Jamais  ils  n’achèvent  le 


Un  gardien  de  square  à Paris. 


tour  de  la  pelouse  sans  avoir  obtenu  quelque 
relief.  S’il  passe  un  chien  après  le  pauvre,  le 
dîneur  lui  offre  le  papier  huileux  et  les  pierrots 
du  square  picorent  les  miettes  du  pain.  A un 
repas  de  50  centimes,  on  peut  donc  faire 
participer  trois  personnes  et  plus. 

Moins  connu  et  d’uu  accès  plus  difficile  est 
le  square  du  Vert-Galant  à la  pointe  de  la  Cité. 
On  y accède  par  l'escalier  situé  derrière  la 
statue  d’Henri  IV,  et  on  se  trouve,  par  les 
plus  chauds  midis,  sous 
d’épais  ombrages.  Seuls,  les 
enfants  des  lavandières  du 
bateau  amarré  sous  le  Pont- 
Neuf,  semblent  apprécier 
cette  virgilienne  fraîcheur; 
mais,surle  chemin  de  ronde 
entourant  le  square,  derrière 
le  dos  des  pêcheurs  à la 
ligne,  toute  une  rangée  de 
pauvres  hères  est  assise  à 
la  turque,  tirant  l’aiguille. 
Si  vous  approchez,  vous 
vous  apercevez  que  ces  tail- 
leurs bizarres  raccommo- 
dent leur  unique  pantalon, 
quitté  pour  la  circonstance. 
Les  accrocs  des  autres  vête- 
ments peuvent  se  réparer 
au  coin  de  n’importe  quelle 
rue,  assis  sur  le  trottoir;  mais 
quand  il  s’agit  de  mettre 
un  fond  à son  pantalon  et 
qu’on  n’en  possède  qu’un, 
on  ne  saurait  trop  chercher 
la  solitude  discrète.  Voilà 
pourquoi  le  Vert-Galant  rassemble  chaque 
matin,  sur  un  kilomètre  de  rayon,  tous  les  vaga- 
bonds dont  les  culottes  ont  trahi  la  confiance. 

Nous  pourrions  continuer  cette  flânerie  dans 
les  squares  et  constater  qu’ils  ont  chacun  leur 
individualité  bien  marquée  et  leur  clientèle 
propre.  On  comprend  qu'ici,  si  j’emploie  le  mot 
propre,  ce  soit  au  figuré,  mais  je  crains  qu'en 
parcourant  les  sites  lointains  et  les  stations 
balnéaires  les  plus  vantées,  on  n’y  voie  pas 
d'aussi  drôles  de  choses  qu'en  nos  petits  squares 
parisiens. 

On  ne  saura  jamais  assez  apprécier  l’alpi- 
nisme à travers  Paris. 

G.  T. 


Sur  mer,  — Minuit  en  mer.  Partout  l’océan 
sans  limites,  l’ombre  partout.  Nulle  étoile  au 
ciel,  pas  un  feu  à bord.  Seule  une  petite 
flamme,  celle  d’une  mèche,  péniblement 
défendue  contre  le  vent  brutal,  et  servant  au 
pilote  à distinguer  l’aiguille  de  la  boussole.  — 


Pour  nous  guider  à travers  les  ténèbres  de  la 
vie,  nous  avons  tous,  si  nous  y prenons  garde, 
une  petite  flamme  (pii  brûle  silencieuse  en 
notre  cœur  (d’après  Uhland,  un  des  plus  grands 
poètes  allemands  après  Goethe  et  Schiller, 
1787-1862). 


432 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


Maxime*.  — Une  àme  noble  rend  justice 
même  à ceux  qui  la  lui  refusent.  (Condorcet.) 

Poussez  vos  affaires  et  que  ce  ne  soit  pas  elles 
qui  vous  poussent.  (Franklin.) 

Ceux  qui  ont  le  plus  de  défauts  sont  les 
premiers  à remarquer  ceux  des  autres. 

(F.  Bacon.) 

Plus  on  remet  une  chose  à faire,  plus  elle 
semble  pénible.  (Moy.) 

* ' * 

Une  nuit  terrible.  — Washington,  encore 
tout  jeune  (il  avait  à peine  vingt  ans),  avait  été 
chargé  d'ane  mission  militaire  très  importante  et 
s’en  était  tiré  a son  honneur. 

Désireux  d’aller  lui-même,  le  plus  tôt  possible, 
donner  des  explications  au  Parlement,  il  laissa 
ses  hommes  et  ses  bagages  suivre  le  chemin  tracé 
et,  avec  un  seul  compagnon,  il  se  mit  à la 
recherche  d’une  route  plus  directe. 

Un  matin,  ils  arrivèrent  au  bord  d’un  torrent 
gontlé  par  une  crue  si  forte  qu’ils  durent,  pour  le 
traverser,  se  construire  un  radeau  et  toute  la 
journée  fut  employée  à abattre  des  arbres  à coups 
de  hache  et  a assembler  les  troncs. 

Vers  le  soir  seulement,  ils  purent  s’aventurer 
sur  ce  dangereux  esquif,  mais  une  forte  gelée  était 
survenue,  le  torrent  charriait  des  glaçons  dont  le 
• hoc  venait  à chaque  instant  menacer  le  radeau 
d’un  naufrage;  tout  ce  qu'ils  purent  faire,  ce  fut 
d’atteindre  un  îlot  au  milieu  de  la  rivière,  et 
I abordage  fut  si  difficile  qu’ils  perdirent  leur 
radeau  emporté  par  la  violence  du  courant. 

Ils  passèrent  la  nuit  sur  cette  langue  de  terre, 
sans  abri  contre  les  morsures  d'un  froid  terrible, 
n’ayant  rien,  pas  même  des  broussailles  pour  ! 
allumer  du  feu  et  luttant  contre  le  sommeil  en 
sautant,  en  courant,  en  se  donnant  le  plus  de 
mouvement  possible. 

Ils  ne  perdaient  pas  courage  cependant,  et  plus 
le  froid  devenait  intense,  plus  croissait  l'espoir  de 
voir  la  rivière  se  prendre. 


C’est  ce  qui  arriva  au  lever  du  soleil,  une  glace 
ferme  et  compacte  la  recouvrit  et  les  hardis  aven- 
turiers purent  la  traverser  et  reprendre  leur 
voyage. 

* * 

Itou  petit  cœur.  — La  famille  au  grand 
complet  vient  d’accompagner  à la  gare  le  (ils  aîné 
embarqué  pour  une  absence  de  quelques  mois. 

La  maman  a bien  pleuré  : « Tu  n’aimes  donc 
pas  ton  frère,  dit-elle  à Lili,  la  sœur  du  jeune 
voyageur;  tu  n’as  pas  pleuré? 

— Ah!  c’est  vrai,  maman,  j’ai  oublié. 

RÉPONSES  A CHERCHER 

(èueatioii  île  langue  française.  — D’où 
vient  le  nom  de  couvert  appliqué  à tous  les  objets 
qu’on  met  sur  la  table  pendant  les  repas. 

* 

* * 

Charade.  — Nota  : Remplacer  les  points 
par  les  mots  qui  forment  la  charade. 

Le  cygne  fend  l’eau  doucement 

Il  incline  son charmant 

Et  lisse  son  plumage  blanc; 

Le  poète  alors  prend  sa 

Et  chante  en  un  divin  délire 
La  beauté,  la  vie  et  les  dieux. 

Devinez,  lecteur  curieux, 

Mon  tout.  — Il  guérira  vos  yeux. 

* ' * 

Synonyme*.  — Avec  les  initiales  des  syno- 
nymes des  mots  suivants,  formez  un  proverbe  de 
quatre  mots. 

Poltron,  disciple,  mutisme,  inerte,  pleurs,  duvet, 
vaisseau,  irascible,  glaive,  solitaire,  érudit,  loterie, 
famine,  couchant,  vélocité. 

* * 

Calembredaine.  — Quel  est  le  comble  de  la 
prudence  pour  un  médecin. 


REPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMERO  »88. 

I.  Néologismes  et  termes  techniques. 

Wharf  (prononcez  ouharf).  Quai  de  débarquement,  formé  le 
plus  souvent  d’une  estacade  s’avançant  en  pleine  mer  sur  une 
plage  qui  autrement  serait  inabordable;  mot  anglais. 

Secouriste.  Celui  ou  celle  qui  porto  secours  aux  malades  et 
aux  blessés.  Le  mot  récemment  remis  en  usage  n'est  pas 
nouveau.  On  l’appliquait  aux  infirmiers  volontaires  qui 
venaient  en  aide  aux  malades  portés  au  cimetière  Saint- 
Médard,  sur  la  tombe  du  diacre  Paris  (1727). 

Exondé.  Terme  de  géologie,  se  dit  des  terrains  qui  ont  été 
inondés  et  que  l’eau  abandonue. 

Tub  (prononcez  teub,  eu  bref).  Mot  anglais  qui  signifie 
cuve,  cuvier;  bassin  généralement  on  zinc  dont  on  se  sort 
pour  faire  de  l'hydrothérapie,  pour  s'administrer  des  douches 
ou  des  affusions  d’eau  froide. 

Stand.  Mot  anglais,  poste,  station,  lieu  où  l’on  se  tient 
debout.  Long  couloir  disposé  pour  un  tir  à la  cible. 

Curriculum  vitæ.  Mots  latins,  littéralement  « carrière  de  la 
vie  ».  Notes  dont  un  candidat  à un  grade  ou  à un  emploi 
accompagne  sa  demande  pour  faire  connaître  ses  antécédents. 

Minerval.  Honoraires  payés  pour  une  cotisation  des  élèves 
à un  professeur.  Ce  qu’on  paye  en  retour  des  dons  do 
Minerve  (la  science). 


IL  Proverbes  à expliquer. 

On  dit  encore  aujourd’hui  proverbialement  d’un  homme 
qu'on  croit  capable  do  tout,  des  plus  mauvaises  actions,  que 
c’est  un  homme  de  « sac  et  do  corde  ». 

Cette  locution  proverbiale  est  fort  ancienne  et  on  l’appli- 
quait, il  y a quelques  siècles,  aux  voleurs  de  grands  chemins. 

Ceux-ci  étaient  appelés  gens  de  sac,  parce  qu'ils  avaient 
l'habitude  de  porter  de  grands  sacs,  comme  les  mendiants, 
pour  y enfermer  le  produit  de  leurs  vois  et  de  leurs  rapines, 
on  les  appelait  en  même  temps  gens  de  corde  par  allusion  à la 
corde  qui  les  attendait  à l’extrémité  de  la  potence. 

Aujourd'hui  les  voleurs  civilisés  ne  portent  plus  un  sac,  la 
corde  qui  les  attendait  a été  remplacée  par  la  prison,  mais  on 
n'en  continue  pas  moins  à appeler  gens  de  « sac  et  de  corde  » 
ceux  dont  la  probité  douteuse  ne  reculerait  devant  aucun 
méfait. 

III.  Mot  syllabique  en  triangle. 

Pé  — ro  — rai  — son 
ro  — che  — fort 
rai  — fort 
son 


Le  Gérant--  Maurice  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d'adresse  doit  être  accompagnée  de  l'une  des  dernieres  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8*  année.  — N“  390 


10  centimes 


15  août  1896. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DLS  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L’ABONNEHBNT  . LIN  AN,  SIX  FRANCS 

Part  du  1er  de  chaque  mois 


Armand  COLIN  & C“,  éditeurs 

5,  rue  de  NIézIères.  Paris 


ETRANGER  : T fr.  — PARAIT  CHAQUE  SA Ï1BD* 

Tous  droits  réservés. 


i» 


Histoire  d'un  honnête  garçon.  — II  fallut  uu  gros  effort  pour  démarrer  la  petite  voilure 


434 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Histoire  d’un  honnête  garçon. 


Dans  la  rue. 

Vers  la  fin  du  jour,  la  neige  se  mit,  à tomber 
en  flocons  larges  et  serrés.  En  peu  de  temps, 
les  toitures  des  maisons,  les  chaussées,  les 
trottoirs  disparurent  sous  un  épais  voile  blanc. 
C’était  le  huit  janvier,  jour  de  terme  pour  les 
petits  logements,  jour  de  déménagement;  et  il 
y avait  encore  par  les  rues  bon  nombre  de 
voilures  à bras,  allant  cahin-caha,  tirées  par 
les  uns,  poussées  par  les  autres,  et  semblant 
à tout  moment,  sur  le  point  de  verser  sous 
l'amas  croulant  des  choses  les  plus  diverses, 
entassées  à la  hâte  et  pêle-mêle. 

Les  pauvres  gens,  qu'effrayait  la  perspective 
de  coucher  dans  des  lits  humides,  se  mirent  à 
presser  le  pas.  Mais,  de  minute  en  minute,  la 
marche  devenait  plus  pénible  et  plus  dange- 
reuse, la  neige  gelant  fortement  à mesure 
qu'elle  tombait. 

Ce  spectacle,  si  lamentable  déjà,  était  rendu 
plus  triste  encore  quand,  derrière  les  charrettes, 
trottinaient  de  pauvres  marmots  transis,  gre- 
lottants, la  figure  et  les  mains  marbrés  de 
froid,  les  yeux  rougis  par  les  larmes  que  la 
bise  faisait  couler. 

En  temps  ordinaire,  c'est  pour  les  enfants  un 
plaisir  que  de  déménager.  Joyeux,  ils  accompa- 
gnent les  voitures  en  gambadant,  et  c’est  à eux 
qu’échoit  généralement  la  charge  de  transporter 
les  menues  choses  ; la  cage  du  serin,  un  balai, 
les  parapluies...  Les  tout  petits,  ceux  auxquels 
on  n’ose  rien  confier,  trouvent  quand  même  le 
moyen  d'attraper  un  bout  de  corde  ou  un 
lambeau  d’étoft'e  pendant  au  hasard,  et  ils 
prennent  un  air  important,  s'imaginant  faire 
beaucoup  d’ouvrage  et  rendre  de  grands  services 
à la  société. 

Mais  ce  jour-là,  l’air  glacial  mordait  trop  âpre- 
ment  leur  chair  délicate  ; leurs  pauvres  petits 
membres  étaient  trop  gourds  defroid...  Oh  non! 
ce  jour-là,  ce  n’était  pas  une  fête  de  déménager! 

Encore,  ceux  que  Ton  rencontrait  ainsi  escor- 
tant tout  leur  avoir  n’étaient  pas  les  plus  mal- 
heureux. Ils  avaient  un  « chez  eux  « dumoins,  si 
modeste  qu’il  put  être,  un  abri,  où,  la  nuit 
venue,  ils  pourraient  se  reposer. 

Mais  les  misérables  que  Ton  avait  chassés  les 
mains  vides,  et  qui  erraient  sous  la  nuit  tom- 
bante ne  sachant  où  se  réfugier...  Ceux-là 
avaient  vraiment  le  droit  de  se  plaindre  du  : 
sort  impitoyable,  surtout  quant  la  malechanee 
et  non  le  vice  étaient  cause  de  leur  détresse. 

C’était  le  cas  d’Eugénie  Harivel  et  de  son 
enfant. 

Expulsée  le  matin  même  de  son  petit  loge-  | 


1 ment  quelle  habitait  depuis  son  mariage,  elle 
était  sortie  de  la  maison  inhospitalière,  tenant 
son  petit  Jean  par  la  main,  tellement  désolée, 
et  anéantie  qu’elle  n’avait,  pour  ainsi  dire,  plus 
la  force  de  penser.  L’enfaut,  sans  se  rendre  un 
compte  exact, de  ce  qui  se  passait,  sentait  bien 
qu’ils  traversaient  un  mauvais  moment.  Il  se 
serrait  contre  sa  mère  avec  inquiétude  ; et,  de 
temps  en  temps,  levait  les  yeux  vers  elle  d’un 
air  de  triste  interrogation. 

Par  quelles  rues  traîna-t-elle  tout  le  jour,  sa 
marche  tantôt  hâtée,  tantôt  ralentie  et  comme 
hésitante...?  elle  n’aurait  su  le  dire... Elle  allait 
droit  devant  elle,  comme  si  cette  course  forcée 
devait  atténuer  l’horreur  de  sa  situation  ou 
engourdir  son  chagrin. 

Il  y avait  de  longues  heures  qu’elle  allait 
ainsi,  hagarde,  sans  s’apercevoir  seulement 
que  la  neige  silencieuse  tombait  autour  d’elle 
et  mouchetait  sa  robe  de  veuve  de  larges 
plaques  blanches. 

Au  jour  finissant,  elle  remontait  le  boulevard 
Barbés  quand  une  main,  en  se  posant  sur  son 
bras,  la  tira  de  son  cauchemar  éveillé,  si 
brusquement  qu’elle  en  sursauta. 

Un  homme  lui  parlait,  mais  elle  ne  l’enten- 
dait pas;  toute  l’attention  dont  elle  pouvait 
disposer  se  concentrant  sur  le  spectacle 
attristant  qu’elle  avait  devant  les  yeux. 
Le  père  tirant  une  petite  voiture  lourde- 
ment chargée,  et  déjà  à moitié  recouverte  de 
neige;  la  mère  portant  un  enfant  dans  ses 
bras  et  en  traînant  deux  autres  accrochés  à ses 
jupes  ; tous  glacés,  tombant  de  fatigue; 
l’homme,  jeune  encore  et  paraissant  intelligent, 
avait  la  mine  mauvaise  de  ceux  qu'une  injus- 
tice criante,  continue,  finit  par  révolter  ; la 
femme  semblait  plus  résignée,  mais  son  atti- 
tude, ses  mouvements  étaient  empreints  de 
cette  lassitude  que  donne  aux  malheureux  une 
lutte  incessante  avec  les  misères  de  la  vie,  lutte 
dans  laquelle,  hélas!  ils  sentent  bien  qu’ils 
seront  vaincus.  Les  marmots  étaient  de  ceux 
dont  l’aspect  fait  dire  aux  braves  gens  : « Qu’est- 
ce  qu'ils  ont  fait,  pauvres  mioches,  pour 
connaître  déjà  la  souffrance!  » 

Oubliant  une  minute  son  propre  dénûment, 
Eugénie  eut  un  élan  de  pitié  pour  le  groupe 
misérable,  et  fit  un  effort  d’esprit  pour  entendre 
la  requête  qui  lui  était  adressée. 

— S’il  vous  plaît,  madame,  répéta  une  seconde 
fois  l'homme,  voyant  qu’elle  n’avai  l pas  compris, 
vous  êtes  peut-être’ du  quartier...  pourriez- 
vous  nous  dire  si  nous  sommes  encore  loin  de 
la  rue  Riquet...?  Nous  y sommes  bien  venus 
quand  nous  avons  loué  ; mais  nous  ne  connais- 


HISTOIRE  D’UN  HONNÊTE  GARÇON 


435 


sons  pas  très  bien  la  route...;  avec  cela  la 
neige  tourbiUonne  si  fort  que  Ton  ne  voit  pas  à 
deux  mètres  devant  soi... 

La  femme  ajouta  sur  le  ton  passif  des  êtres 
accablés  ; 

— Nous  venons  de  Plaisance...  pensez,  ce 
n'est  pas  ici  ! 

— La  rue  Riquet...,  la  rue  Riquet...,  réfléchit 
tout  haut  Eugénie  dont  les  idées  n’étaient  pas 
très  nettes,  attendez...  vous  allez  pren- 
dre, ici  à droite,  la  rue  Jlirrha  et  la 
suivre  jusqu’à  la  grande  rue  de  la 
CliapeUe...;  là,  on  vous  renseignera; 
la  rue  Riquet  n'est  pas  loin. 

11  fallut  un  gros  effort  pour  démarrer 
la  petite  voiture,  dont  les  roues  s’étaient 
chargées  de  neige  durcie.  L’homme  eut 
un  juron  de  colère  douloureuse;  alors 
la  femme,  sans  mot  dire,  se  mit  à pous- 
ser le  véhicule  de  la  main  quelle  avait 
de  libre;  et,  si  minime  que  fût  son  aide, 
cela  suffit  à vaincre  l’obstacle.  Eugé- 
nie, tant  que  ses  yeux  le  lui  permirent, 
suivit  avec  intérêt  la  marche  des  pau- 
vres gens  que  la  fatigue  faisait  ahaner; 
puis,  ramenée  au  sentiment  de  la  réa- 
lité par  ce  léger  incident,  elle  songea  à 
son  pauvre  petit  à elle.  Il  avait  aussi 
froid  et  était  aussi  las  que  ces  enfants 
inconnus  sur  lesquels  elle  venait  de 
s'apitoyer. 

— Mon  pauvre  trésor,  dit-elle  en  se 
penchant  tendrement  vers  lui,  tu  es 
bien  las...  Je  suis  une  méchante  ma- 
man de  t'avoir  emmené  si  loin...  mais 
j'ai  tant  de  chagrin,  si  tu  savais. ..  Tu  as 
faim,  je  suis  sûre...  et  moi  qui  n’ai 
plus  rien...  rien... 

Le  désespoir  qui,  depuis  le  matin, 
couvait  dans  son  âme,  et  que  la  stu- 
peur seule  avait  empêché  de  se  faire 
jour,  éclata  brusquement.  Elle  se  re- 
procha avec  amertume  de  n'avoir  point 
conservé  les  quelques  sous  qui  lui  res- 
taient, et  elle  maudit  — autant  que  sa  douce 
nature  pouvait  maudire  — ceux  qui  les  lui 
avaient  enlevés. 

Jean  se  taisait  ; c’était  un  brave  petit  cœur 
aimant,  et  le  chagrin  de  sa  mère  le  touchait 
plus  encore  peut-être  que  sa  propre  souffrance; 
il  faisait  des  efforts  inouïs  d'imagination  pour 
y trouver  remède. 

— Si  tu  demandais  aux  dames  de  te  donner 
de  l’ouvrage  comme  autrefois,  maman,  finit-il 
par  dire. 

— Comment  veux-tu  qu’on  me  donne  de 
l’ouvrage,  puisque  nous  n’avons  plus  de 
maison...'?  où  est-ce  que  je  travaillerais...? 

Jean  baissa  la  tète  au  souvenir  de  la  scène 
du  matin,  et  se  remit  à chercher.  Au  bout  d'un 


instant,  timidement,  comme  s'il  avait  eu  honte 
de  ce  qu'il  allait  dire  : 

— Tu  sais,  maman,  dans  notre  cour  du  fau- 
bourg Poissonnière,  il  venait  des  gens  qui 
n’avaient  pas  d’argent  non  plus...  ils  chan- 
taient... on  leur  jetait  des  sous... 

....  La  mère  eut  un  geste  de  révolte  vite  apaisé 
par  la  vue  des  larmes  de  son  Jean. 

— Tu  as  raison,  mon  Tout-Petit,  pour 


Elle  répondit  • au  3®  au-dessus  de  l’entresol,  la  porte  à droite... 

toi  je  ferais  tout. tout Viens! 

Et,  avec  une  farouche  résolution  elle  l'en- 
traîna vers  la  maison  la  plus  proche. 

Tout  à coup,  dans  sa  pauvre  cervelle  tenaillée 
par  l’angoisse,  se  fit  une  brusque  éclaircie.  Sur 
ce  boulevard  Barbés  où  elle  allait  se  décider  à 
tendre  la  main,  elle  avait  une  ancienne  cliente 
qui  lui  devait  de  l'argent...  une  quarantaine 
de  francs. 

Bien  des  fois,  elle  avait  été  rappeler  sa  petite 
créance,  mais  sous  un  prétexte  ou  sous  un 
autre,  on  Pavait  toujours  éconduite.  Un  jour 
qu'elle  se  montrait  plus  pressante,  on  lui  avait 
jeté  cinq  francs  avec  de  mauvaises  paroles. 
Pour  ne  plus  s’exposer  à un  accueil  qui  la 
blessait,  la  timide  femme  avait  cessé  ses  pour- 


436 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


suites,  considérant  cet  argent  comme  perdu. 
Mais  aujourd’hui,  c'était  tout  autre  chose. 
Cette  somme,  si  modique  quelle  fût,  suffisait 
pour  parer  aux  premiers  besoins  : c’était  un  lit 
et  du  pain  pour  quelques  jours;  elle  devait 
mettre  tout  en  œuvre  pour  le  recouvrer. 

Bons  cœurs. 

— Madame  Gertin,  s'il  vous  plaît  ? demanda 
Eugénie  avec  l’absolue  persuasion  qu'on  allait 
lui  répondre  : « Il  n’y  a personne  » ou  bien  : 
« Ils  sont  déménagés.  » 

La  concierge  regarda  avec  une  certaine  mé- 
fiance la  veuve  et  son  enfant  ; leur  accoutre- 
ment, fait,  le  matin,  à la  hâte  et  qu’une  jour- 
née entière  de  pérégrinations  était  encore 
venue  déranger,  ne  lui  revenait  qu'à  moitié. 
Néanmoins  l’air  honnête  et  réservé  de 
M"  Harivel,  sa  parole  timide  finirent  sans 
doute  par  prévaloir,  car,  après  une  minute 
d’examen,  elle  répondit  : 

— Au  3”  au-dessus  de  l'entresol,  la  porte  à 
droite...  Essuyez  bien  vos  pieds  et  veillez  à ce 
que  le  gamin  ne  fasse  pas  de  tapage  dans 
l’escalier. 

Le  cœur  de  la  pauvre  femme  bondit  dans 
sa  poitrine  et  elle  serra  doucement  la  main  de 
son  enfant  pour  l’encourager. 

— Mettons  que  je  ne  sois  pas  entièrement 
payée,  se  disait-elle  intérieurement,  mais  on 
me  donnera  toujours  bien  quelque  chose...  de 
quoi  manger  ce  soir  et  passer  la  nuit  ; demain 
nous  verrons. 

Elle  en  était  au  point  où  l’avenir  un  peu 
éloigné  n’existe  pas,  et  où  l’heure  actuelle 
seule  compte  pour  quelque  chose.  Le  besoin 
pressant,  impérieux,  lui  avait  donné  une 
audace  dont  elle  ne  se  serait  pas  crue  capable. 

— Je  ne  quitterai  pas  la  place  qu’ils  ne  se 
soient  exécutés,  répétait-elle  obstinément  en 
montant  les  degrés. 

Et  ce  fut  sans  aucune  hésitation  qu’elle  tira 
le  cordon  de  sonnette. 

La  porte  lui  fut  ouverte  par  une  grande  lîlle 
à l’air  effronté  dont  une  toison  en  désordre  de 
cheveux  tirant  sur  le  roux  couvrait  en  grande 
partie  le  front  et  les  tempes.  Un  bruit  d’éclats 
de  rire  et  une  bonne  odeur  de  volaille  à la 
broche  se  répandit  aussitôt  sur  le  palier,  insul- 
tant à la  fois  à la  tristesse  des  visiteurs  et  à 
leur  estomac  vide. 

— Madame  Gertin,  s'il  vous  plaît? 

— C’est  ici,  répondit  la  grande  fille  d’une 
voix  rauque  et  désagréable,  qu’est-ce  que  vous 
lui  voulez? 

— . C’est  pour  une  petite  dette...  ancienne 
déjà,  murmura  la  veuve  à qui  l’aplomb  excessif 
de  la  jeune  personne  rendait  toule  sa  timidité. 

— Une  dette...  de  quoi...  ? 


— De  lingerie,  mademoiselle...  des  jupons 
brodés...  Madame  Gertin  doit  bien  so  souve- 
nir... il  y a dix-huit  mois...  deux  ans  peut- 
être... 

— Tu  dois  des  jupons  brodés,  mère  ? inter- 
rogea la  demoiselle  en  tournant  la  tête. 

— Moi?  fut-il  répondu  de  l’intérieur,  pas  le 
moins  du  monde. 

— Pourtant,  madame,  essaya  de  protester 
Eugénie. 

— Je  ne  dois  point  de  lingerie,  répéta  la 
mère  toujours  invisible  ; mets  cette  femme  à la 
porte,  Pauline. 

— C’est  bon,  reprit  la  veuve  avec  une  assu- 
rance factice  que  démentait  le  tremblement  de 
sa  voix,  que  madame  Gertin  montre  sa  facture 
acquittée.  Je  suis  en  mesure  de  prouver  que 
cet  argent  m'est  dû...  et  depuis  trop  longtemps. .. 
Aujourd'hui  j’en  ai  besoin  et  il  faudra  bien 
qu’on  me  le  donne...  S’il  faut  un  huissier, 
j'emploierai  un  huissier. 

— Employez  autant  d'huissiers  qu'il  vous 
plaira;  mais  pour  vous  épargner  des  frais  et 
des  démarches  inutiles,  j’aime  mieux  vous 
prévenir  tout  de  suite  que  madame  Gertin 
n’est  pas  chez  elle  ici;  elle  est  chez  moi,  made- 
moiselle Pauline  Gertin.  Or,  je  ne  vous  dois 
rien,  n'est-ce  pas...?  par  conséquent... 

— Très  bien,  j'irai  trouver  le  patron  de 
monsieur  Gertin,  en  ce  cas. 

— Mon  père  et  ma  mère  sont  séparés  de 
biens;  ils  ne  sontdoncnullementresponsables 
des  dettes  l’un  de  l’autre.  Le  jugement  a paru, 
il  y a un  an,  dans  les  Petites  Affiches  : c’était  à 
vous  d'en  prendre  connaissance. 

— Mais  vous  êtes  donc  tous  des  malhon- 
nêtes gens  ici  ! s’écria  Eugénie  dont  la  raison 
chancelait  sous  l’écroulement  de  ce  dernier 
espoir. 

— Des  gens  prudents  tout  simplement, 
ricana  la  grande  fille  qui  lançait  toutes  ces 
énormités  à pleine  voix  dans  l’escalier,  sans 
paraître  avoir  conscience  de  la  situation  hon- 
teuse qu’elle  dévoilait  aux  allants  et  venants. 

11  n’en  fallait  pas  tant  pour  triompher  de  la 
résolution  d'emprunt  de  la  pauvre  femme  ; ce 
fut  de  son  ton  habituel,  un  ton  doux  et  soumis 
qu’elle  continua  : 

— Je  ne  demande  pas  tout,  mademoiselle,  je 
sais  bien  qu'avec  la  meilleure  volonté  du 
monde  on  ne  peut  pas  toujours...  mais  uu 
à compte...  rien  qu’un  à compte,  si  minime 
qu'il  soit...  Je  suis  très  gênée...  oh  ! sans  cela, 
je  ne  me  montrerais  pas  tourmentante,  vous 
pouvez  me  croire...  mais  nous  somfnes  dans 
une  situation... 

— Je  n’y  peux  rien  ; que  voulez-vous  ? 
répondit  la  jeune  personne  en  essayant  de 
repousser  la  porte. 

(A  suivre.) 


J.  L. 


VELOCIPÉDIE  MILITAIRE 


437 


Le  tricycle-canon  (d'après  une  photographie). 


Vélocipédie  militaire. 


Délicieux  instruments  de  distractions  pacifi- 
ques, la  bicyclette  et  ses  dérivés  semblent  vou- 
loir depuis  quelque  temps  conquérir  aussi  le 
laurier  de  la  guerre. 

On  sait  que  la  petite  machine  à deux  roues 
est  communément  employée  dans  notre  armée 
et  par  les  troupes  étrangères,  au  service  de 
reconnaissances  et  d'estafettes  : elle  y remplace, 
avantageusement  parfois,  la  cavalerie. 

Nous  avons  vu.  en  outre,  aux  grandes 
manœuvres  dernières,  un  peloton  de  vélocipé- 
distes  militaires  exécuter,  sous  les  ordres  du 
capitaine  Gérard  — dont  nous  parlerons  dans 
un  prochain  article  — tous  les  mouvements  et 
feux  de  l'infanterie  : voilà  donc  également  les 
cyclistes  passés  fantassins. 

Nous  n'allons  pas  tarder  à les  admirer  dans 
le  rôle  d’artilleurs,  si  se  réalise  le  projet  anglais 
que  représente  notre  gravure. 

C'est  un  tricycle  à deux  places,  un  tricycle- 
tandem,  mais  un  tricycle  agrémenté  à l’arrière 
de  deux  mignons  canons-revolvers. 

Construit  sous  la  direction  de  M.  Maxim,  l'in- 
venteur des  canons,  ilconserve  les  guidons  des 
tricycles  ordinaires  à deux  places.  Les  roues 
motrices  — celles  d'arrière  — sont  distantes  de 
4 pieds  (1",22“).  L'axe  qui  les  relie  est  beaucoup 
plus  large  de  diamètre  et  plus  fort  que  celui  des 
machines  communes,  pour  pouvoir  supporter 
une  armature  additionnelle  sur  laquelle  sont 
fixés,  de  i Laque  côté,  les  deux  canons  et  les  deux 
brancards  qui,  posés  à terre,  constituent  l’affût. 


Le  tricycle  est  montré  ici  avec  les  brancards 
abaissés,  prêt  à l'action. 

Mais  quand  la  machine  est  en  route,  les  sup- 
ports sont  attachés  à deux  bras  parallèles  au 
guidon  d’avant,  à l'aide  de  colliers. 

Les  munitions  sont  contenues  dans  des  étuis 
de  cuir  au  nombre  de  quatre  de  chaque  côté, 
suspendus  aux  supports.  Mais,  remarque  impor- 
tante, ees  caisses  ne  peuvent  renfermer  des 
munitions  en  quantité  suffisante  pour  alimenter 
pendant  plus  de  deux  minutes  les  deux  canons 
à tir  rapide.  En  conséquence,  la  machine  en 
question  devra  être  accompagnée  à peu  de  dis- 
tance d'un  cycle-caisson,  si  l'on  veut  qu'elle 
reude  de  réels  services. 

Un  trépied  fixé  sur  l’axe  permet  au  canon- 
revolver  de  prendre  toutes  les  positions  dési- 
rables, et  chaque  fusil  peut  décrire  une  courbe 
de  30  degrés  de  chaque  côté. 

Cette  nouvelle  machine  de  guerre  a été 
exposée  à Londres. 

Mise  à l’essai  aux  manœuvres  du  mois  de 
mai,  elle  a été  diversement  appréciée  par  les 
autorités  militaires.  Son  grand  mérite  est  que 
deux  hommes  suffisent  à la  faire  mouvoir  et  à 
la  manœuvrer  sur  des  routes  ordinaires,  le  plus 
aisément  du  monde.  Ils  peux-ent  disposer 
l’affût  et  commencer  à tirer  en  l'espace  de  quel- 
ques secondes. 

Il  est  probable  que  nous  entendrons  reparler 
du  tricycle-canon. 


R.  F. 


438 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Voyages  pittoresques  du  vieil  Anacharsis 


TEXTE  ET  DESSINS  DE  HENRIOT 


La  Suisse' 


(Fin) 


Snob  regardait  laReuss, 
au  fond  d’une  étroite 
vallée,  tantôt  formant  des 
cascades,  tantôt  bondis- 
sant sur  d’énormes  ro- 
chers; sur  les  flancs  de  la 
montagne,  des  masses 
blanches  de  neige,  entassées  par  les  avalanches. 

Anarcharsis  lui  montra  le  village  de  Wasen, 
et  un  peu  plus  loin  le  Pont  du  Diable,  ou 
plutôt  les  ponts,  car  il  y en  a 
deux.  Mais  le  professeur  ne 
raconta  la  légende  que  du  plus 
vieux. 

— Vous  savez  bien,  Snob, 
qu'il  n’y  a de  diable  que  dans 
l’imagination  des  peuples  naïfs, 
mais  j’adore  les  légendes,  qui 
sont  comme  les  fleurs  de  l’His- 
toire. Donc,  on  avait,  il  y a quel- 
ques siècles,  vainement  assayé 
de  jeter  un  pont  sur  la  Reuss. 

Les  gens  d’Uri  séparés  des  Grisons  par  l’im- 
mense gouffre  ne  pouvaient  communiquer  entre 
eux.  Vingt  fois,  les  tentatives  furent  infruc- 
tueuses. 

Le  bailli  de  Goschenen  — Goschenen  est  le 
village  où  aujourd’hui  se  trouve  l’entrée  du 
tunnel  du  St-Gothard  — le  bailli  de  Goschenen 
regardait  le  torrent,  et  frappant  le  sol  avec  sa 
longue  canne  : 

— « Il  n’y  a que  le  diable  qui  puisse  construire 
ce  pont-là  » s’écria-t-il. 

Aussitôt,  un  gentilhomme  vêtu  de  rouge, 


« la  plume  au  chapeau, 
l’épée  au  côté  » comme 
tout  bon  diable  qui  se 
respecte,  apparut  devant 
le  bailli.  Une  forte  odeur 
de  roussi  se  répandit 
dans  les  environs,  et  la 

voix  du  gentilhomme,  vibrante  comme  vingt-six 
clairons,  éclata  dans  la  montagne. 

— Me  voici  !...  tu  demandes  un  pont? 

— A quel  prix?  demanda  le 
bailli  sans  se  troubler.  Veux-tu 
de  l’or? 

Le  diable  eut  un  sourire 
dédaigneux,  et  le  choc  de  ses 
dents  ébranla  tellement  le  sol 
que  trois  roches,  hautes  cha- 
cune comme  les  tours  Notre- 
Dame,  déboulèrent  au  fond  du 
précipice. 

Je  te  donnerai  tout,  conti- 
nua le  bailli,  tout,  sauf  le 
salut  de  mon  âme  ! 

— Soit,  reprit  le  diable...  mais  accorde-moi 
l’âme  du  premier  être  vivant  qui  traversera  le 
pont... 

Le  bailli  réfléchit,  puis  d’un  air  narquois  : 

— Soit...  tu  auras  l'âme  du  premier  être 
vivant  qui  traver- 
sera le  pont. 

Le  bailli  avait  son 
idée. 

Le  lendemain,  à 
l’aurore,  un  pont  ma- 
gnifique reliait  les 
deux  montagnes  au- 
dessus  de  la  Reuss. 

Le  peuple  accourut, 
rempli  d’étonnement 
etd’admiration.Mais 
des  gardes 
empêchaient 
qui  que  ce 
fût  de  pas- 
ser. Ce  fut 
alors  que  le 
bailli  se  pré- 
senta,tenant 
en  laisse  un 
gros  chien 
qui  traînait 


1.  Voir  le  n°  388  du  Petit  Français  illustré,  p.  416. 


VOYAGES  PITTORESQUES  DU  VIEIL  ANACHARSIS 


439 


attachée  a sa  queue  une 
énorme  casserole. 

— Le  premier  être  vi- 
vant qui  traversera  le 
Pont,  cria  le  bailli, appar 
tient  de  droit  au  diable... 

Et  il  lâcha  le  chien  qui 
traversa  le  pont  au  ga- 
lop, en  aboyant  déses- 
pérément. 


Un  cri  furieux  gronda  dans  la  montagne,  et  j 
l’écho  des  vallées  le  répercuta  au  loin.  Le  diable  | 
était  volé. 

Seulement,  depuis  quatre  siècles,  il  ne  passe 
pas  quelqu’un  sur  le 
Pont  du  Diable  sans 
que  le  chapeau  de  ce  ; 
quelqu’un  ne  soit  en-  ; 
levé  par  une  main  j 
invisible,  et  précipité 
dans  le  torrent. 

C’est  le  diable  qui  , 
se  venge. 

— Je  crois  plutôt  1 
que  c’est  le  vent,  in-  ; 
sinua  Snob. 

— Et  vous  avez  rai- 
son, car  il  est  autrement  fort  que  le  diable, 
dans  ces  gorges-là! 

Tiens...  je  vois  un  chemin  de  fer...  il  dispa- 
rait dans  la  montagne...  le  voilà  qui  ressort  de 
l'autre  côté...  et  à un  niveau  beaucoup  plus 
élevé... 

— Les  tunnels  du  St-Gothard!.,.  Un  ingénieur 
qui  mourut  sans  avoir  pu  jouir  de  la  gloire 
qu’il  méritait,  M.  Favre,  a construit  cette  œuvre 


gigantesque.  Le  grand  tunnel  du  Gothard  a 
quinze  kilomètres  de  longueur.  Nous  le  traver- 
serons cette  semaine,  en  allant  de  Lucerne  à 


Milan  : quel  admirable 

spectacle!  Ici,  les  gorges 
effrayantes,  les  pics, 
les  amoncellements  de 
neige  et  de  rochers  ; de 
l'autre  côté  du  tunnel 
la  nature  est  riante 
et  gracieuse  , le 
paysage  charmant, 
les  routes  ravis- 
santes, descendait 
vers  Bellinzona  et 
Corne,  au  milieu 
des  vignes  et  des 
châtaigniers. 

— Est-ce  par  ici, 
demanda  Snob  que  le 
Premier  Consul... 

— Non,  Snob,  c’est 
par  le  Saint-Bernard 
que  passa  Bonaparte. 

Remettez  votre  téles- 
cope dans  la  direction  de  Martigny...  à l’extré 
mité  du  lac  de  Genève...  Voyez  ce  petit  village, 
Bourg  St-Pierre?  C'est  là  que  commence  la 
montée  qui  conduit  à l'hospice  de  St-Bernard. 

— Ah  ! oui...  les  chiens  du  mont  St-Bernard  !... 

— Il  n’y  en  a presque  plus!  Ils  ont  disparu 
faute  de  passants,  car  on  ne  traverse  plus  le 
Saint-Bernard!  Mais  du  i5  au  20  mai  1800, 
le  Premier  Consul  fit  traverser  trente  mille 
hommes,  traînant  leurs  canons  dans  des  troncs 
d'arbres  pour  aller  gagner  la  bataille  de  Marengo  ! 
Hélas  ' continua  tristement  le  vieil  Anachar- 
sis,  regardez  maintenant  dans  la  direction 
de  la  frontière  de  France.  Voyez-vous  Pon- 
tarlier,  et  au-dessus  de  cette  gorge  qui 
s’appelle  le  défilé  de  la  Cluse,  ce  petit  point 
blanc,  c'est  le  fort  de  Joux;  à côté  du  défilé,  les 
Verrières  Suisses...  C’est  là  ou’en  1871,  meur- 
trie et  mutilée,  l’armée  de  Bourbaki  livra  ses 
derniers  combats,  et  reçut  de  la  Suisse  une 
généreuse  hospitalité...  Nous  n’avons  pas  tou- 
jours été  vainqueurs,  ami  !...  mais  en  travaillant, 
nous  le  redeviendrons  un  jour...  Et  maintenant. 
Snob,  votre  première  leçon  est  terminée... 

A ce  moment  Snob  tomba  dans  les  bras 
d'Anacharsis.  Une  secousse  violente  ébranla  le 
ballon.  . La  corde  du  ballon  captif  s’était  bri- 
sée, et  l'aerostat,  libre,  s’élançait  au-dessus  de 
la  Suisse... 

— Nous  sommes  perdus...  ! cria  Snob... 

— Mais  non...  mon  ami,  mais  non...  Nous 
allons,  je  l’espère,  pouvoir  continuer  l’étude  de 
la  géographie  à vol  d'oiseau.  . 


440 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Gomment  on  fait  un  numéro  du  Petit  Français  (s «««)*. 


Prenons  l'un  des  manuscrits  qui  ont  subi 
avec  succès,  depuis  son  arrivée  en  courrier,  les 
nombreuses  épreuves  auxquelles  on  l’a  soumis, 
et  voyons  ce  qu'il  va  devenir. 

Il  y a encore  des  vers  latins  d'un  auteur  dont 
je  ne  me  rappelle  pas  le  nom  et  qui  expriment 
une  fort  grande  vérité,  à savoir,  que  l'instruc- 


Je  vous  garantis  que  ce  n’est  pas  dans  ce 
service-là  qu’on  prendra  un  danseur  quand  il 
faudrait  un  diplomate,  et  c’est  ce  qui  vous 
explique  la  concordance  qui  existe  toujours 
dans  le  Petit  Français  entre  le  texte  et  les 
dessins.  M.  B...  connaît  en  effet  très  bien 
les  artistes  qu'il  emploie.  11  sait  quel  est  le 


Le  dépouillement  du  courrier. 


tion  pénètre  par  les  yeux  plus  facilement  et 
plus  vite  que  par  les  oreilles. 

Or,  le  Petit  Français  étant  une  publication  qui 
s’efforce  d'être  aussi  instructive  que  morale  et 
amusante,  il  est  clair  qu'on  devait  s’y  inspi- 
rer de  ce  précepte  latin,  et  faire  une  large 
place  à l’illustration.  Aucun  manuscrit  ne 
s’imprime , * en  effet,  dans  le  journal,  s'il 
n'encadre  une  ou  plusieurs  illustrations  très 
soignées. 

Le  manuscrit  choisi  est  donc  transporté  au 
bureau  du  chef  du  service  de  l'illustration  et 
de  la  gravure,  sur  le  compte  duquel  on  me 
permettra  de  ne  rien  dire.  Je  craindrais  de 
notre  pas  suffisamment  impartial.  Appelons 
le  M.  B.  . pour  simplifier  la  narration. 

M.  B....,  donc,  prend  rapidement  connaissance 
du  manuscrit  qu'on  lui  apporte  et  fait  choix  du 
dessinateur  auquel  il  en  confiera  1 illustration. 

a„ç,m  lUwirt.  p.  iiâ 


caractère  de  chacun  d'eux,  sa  tournure  d’es- 
prit, quelles  sont  aussi  ses  aptitudes.  Et 
cette  connaissance  parfaite  de  l’instrument 
dont  il  joue  — toujours  sous  l’œil  sévère  et 
vigilant  du  Directeur  — est  une  des  raisons 
pour  lesquelles  le  Petit  Français  illustré  s est 
fait,  au  point  de  vue  de  l'illustration,  une  si 
flatteuse  réputation. 

Le  dessinateur  a donc  emporté  le  manuscrit 
confié  à ses  soins  et  bientôt  il  le  rapporte  avec 
les  dessins  qu'il  faudra  faire  graver  de  façon  à 
pouvoir  les  livrer  avec  le  texte  à l 'imprimeur. 

Si  donc  nous  récapitulons  ce  qui  vient  d être 
dit,  nous  voyons  qu’avant  qu’une  ligne  soit 
imprimée,  il  a fallu  mobiliser  déjà  toute  une 
pléiade  de  travailleurs. 

Il  y a d’abord  l’auteur,  qui  invoque  pour 
vous  la  Muse  souvent  rebelle  de  l’inspiration  ; 

Le  secrétaire  de  la  rédaction,  qui  est  forcé 


1.  Voir  le  u°  381)  ëti  l'etit  l'rt 


COMMENT  ON  FAIT  UN  NUMERO  DU  PETIT  FRANÇAIS 


441 


de  lire  et  d'apprécier  ce  qu'a  produit  l'au- 
teur; 

Les  lecteurs  et  les  censeurs  qui  relisent  les 
manuscrits  et  les  épluchent  ; 

Le  nombreux  personnel,  qui  dépouille  chaque 
matin  le  courrier  du  jour,  pour  renseigner  le 
secrétaire  sur  les  désirs  du  public; 

• Le  chef  du  service  de  l'illustration,  qui  dis- 
tribue la  besogne  aux  dessinateurs  et  aux 
graveurs  ; 

Et  ceux-ci,  enfin,  qui  taillent  leur  bon  crayon 


ménager  à la  fois  la  chèvre  et  le  chou.  » Les 
pauvres  dessinateurs  en  savent  quelque  chose; 
pour  eux  le  chou  c’est  eux-mêmes  ou  le  public, 
et  la  chèvre,  c'est  l'auteur  du  manuscrit  qu'on 
leur  a confié.  Il  est  rare,  en  effet,  que  l'auteur, 
consulté,  se  déclare  satisfait  et  trouve  que  son 
texte  a été  suffisamment  bien  interprété.  Aussi, 
quand  le  dessinateur  a directement  affaire  à 
l'auteur,  son  travail  ressemble-t-il  singulière- 
ment à la  tapisserie  de  la  femme  d Ulysse, 
| cette  fameuse  Pénélope  dont  parle  Homère  et 


Chez  le  chef  du  service  de  l'illustration. 

qui  défaisait  chaque  jour  ce  qu’elle  avait  fait 
la  veille,  simplement  pour  avoir  l'occasion  de 
le  refaire. 

On  comprend  qu'avec  une  pareille  méthode 
de  travail,  la  tapisserie  de  la  reine  d’Ithaque 
n ait  jamais  été  finie.  11  en  serait  certainement 
de  même  pour  l'illustration  de  notre  Journal, 
si  M.  B...  n’avait  pour  rôle  spécial  de  produire 
entre  auteur  et  dessinateur  un  accord  par- 
fait, et  cela  par  un  procédé  excessivement 
simple  qui  consiste  à ne  jamais  les  mettre  en 
présence  l'un  de  l'autre.  C'est  lui,  M.  B.  .,  qui 
juge  si  l’illustration  qu’on  lui  soumet  est  bien 
dans  1 esprit  du  texte,  qu'il  connaît,  et  il  porte 
son  jugement  en  toute  impartialité,  au  mieux 


pour  enfanter  des 
chefs-d'œuvre. 

Le  travail  de  prépa- 
ration est  terminé  et  nous 
allons  entamer  l’histoire  de 
la  fabrication  proprement  dite  du  journal. 

Il  y a une  fable  célèbre  du  bon  La  Fontaine, 
intitulée  « Le  Meunier , son  fils  et  l'dne  » dans 
laquelle  se  trouvent  ces  vers  fameux  et  qui 
sont  passés  en  proverbe  : 


« Parbleu,  dit  îo  meunier,  est  bion  fou  du  cerveau 
Qui  prétend  contenter  tout  le  monde  et  son  père  -. 


Il  y a beaucoup  de  vrai  dans  cette  remarque 
du  meunier.  Cependant  je  vous  conseille,  le 
cas  échéant,  de  chercher  à contenter  d'abord 
Monsieur  votre  père,  surtout  s'il  n’a  pas  l’habi- 
tude de  plaisanter. 

La  réflexion  du  meunier  s’exprime  encore 
quelquefois  sous  une  forme  plus  vulgaire; 
on  dit  « qu'il  est  bien  difficile  de  savoir 


442 


I.E  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


des  intérêts  de  l'auteur  et  des  goûts  de  son 
jeune  public. 

Voyez- vous,  là  comme  partout,  il  faut  un  chef 
responsable  ayant  une  compétence  et  par 
conséquent  une  aulorité  telle  que  tout  le  monde 
s'incline  sans  peine  devant  ses  décisions.  C’est 


Graveur  sur  bois. 

là  le  principe  même  de  toute  discipline,  sans 
laquelle  rien  de  durable  ne  peut  exister. 

Voilà  donc  les  dessins  exécutés  et  acceptés 
par  M.  B...  11  s'agit  de  les  faire  graver,  c’est-à- 
dire  d'en  faire  une  planche  capable  d’être  impri- 
mée et  de  fournir  par  conséquent  un  grand 
nombre  d'exemplaires  du  dessin  primitif. 

Gravure  sur  bois.  — Le  plus  antique  de 
tous  les  procédés  connus  de  gravure  — et  le 
meilleur  au  point  de  vue  de  l’excellence  des 
résultats  — est  le  suivant  : on  choisit  un  plateau 
de  bois  dur,  de  buis  par  exemple,  à libres 
droites,  c’est-à-dire  scié  de  façon  que  les  fibres 
du  bois  soient  perpendiculaires  à la  surface  du 
plateau.  Cette  précaution  est  nécessaire  : car 
le  plateau  devant  être,  comme  on  le  verra, 
soumis  à une  pression  considérable,  il  faut 
qu’il  offre  à l’écrasement  la  plus  grande  résis- 
tance possible,  et  il  est  clair  que  la  disposition 
perpendiculaire  des  fibres  estla  meilleure  qu’on 
puisse  choisir  dans  ce  but. 

Passons,  sur  ce  plateau  bien  uni,  un  rouleau 
chargé  d’encre  d’imprimerie,  c'est-à-dire  d’une 
encre  très  grasse  et  très  peu  liquide.  La  surface 
du  buis  deviendra  immédiatement  toute  noire. 
Pressez  alors  contre  elle  une  feuille  de  papier 
blanc.  Je  nevous  ferai  pas  l’injure  de  supposer  que 
vous  ne  puissiez  prévoir  ce  qui  va  se  produire  : 
vous  comprenez,  j’imagine,  que  le  papier  pré- 
sentera une  tache  uniformément  noire,  donnant 
exactement  la  silhouette  du  plateau  de  buis. 
Mais  si  vous  creusez  dans  le  bois,  avec  un  ins- 
trument poiutu  et  tranchant  nommé  burin, 
un  sillon  qu’en  terme  de  gravure  ou  appelle 
une  taille,  et  si  ensuite  vous  passez  sur  le  plateau 
le  rouleau  d'encre,  celle-ci  qui  est  1res  épaisse 


ne  pénétrera  évidemment  pas  dans  la  taille,  qui 
est  creuse,  et  par  conséquent  lorsque  vous 
presserez  une  feuille  de  papier  blanc  sur  le 
| plateau  chargé  d’encre,  à l’endroit  où  se  trouve 
! la  taille  qui  ne  contient  pas  d'encre,  apparaîtra 
I sur  le  papier  une  ligne  blanche. 

Mais  reprenons  les  choses  à l’origine.  Le 
plateau  de  buis  que  l'on  a choisi  bien  dur,, 
bien  plan  et  bien  uni,  est  recouvert  d’un 
enduitblanc  qui  permet  d’y  dessiner  comme 
on  le  ferait  sur  une  feuille  de  papier.  On 
confie  ce  bois  à un  dessinateur  habile  qui 
exécute  son  dessin  à l’envers,  c’est-à-dire 
que  sur  le  dessin  tous  les  personnages 
doivent  être  gauchers,  — vous  compren- 
drez pourquoi  un  peu  plus  tard. 

C’est  là  une  première  difficulté,  qu’on  ne 
peut  vaincre  qu’à  force  d’habitude.  Aussi, 
la  gravure  sur  bois  tendant  de  plus  en  plus 
à être  remplacée  par  d’autres  procédés  plus 
commodes,  les  bons  dessinateurs  sur  bois 
font  de  plus  en  plus  rares. 

Le  dessin  une  fois  exécuté,  on  envoie  le 
plateau  de  buis  chez  le  graveur  qui  s’arme 
de  sou  burin,  creuse  ce  qui  doit  rester  blanc, 
et  laisse  intact,  ménage,  comme  on  dit, 
toutes  les  places  qui  doivent  être  noires.  Dans 
les  ombres  il  fait  des  tailles  parallèles,  qui,  à 
l’impression  donnent  des  traits  blancs.  Par 
conséquent,  plus  les  ombres  sont  claires,  plus 
les  tailles  doivent  être  rapprochées  et  larges. 

C’est  eu  combinant  ses  tailles,  en  les  prati- 
quant dans  des  sens  divers,  en  les  entrecroisant 
même,  que  le  graveur  arrive  à produire  ces 
effets  surprenants  et  en  même  temps  harmo- 
nieux que  vous  avez  pu  constater  dans  les 
images  qu'on  vous  soumet.  Regardez  par 
exemple  ce  petit  oiseau,  chaque  trait  blanc  est 


Gravure  sur  bois. 

une  taille  dans  laquelle  l'encre  n'a  pas  pénétré 
quand  on  a passé  le  rouleau.  Chaque  trait  noir 
est  une  partie  ménagée  qui  peut  prendre 
l'encre  du  rouleau  et  la  déposer  ensuite  sur  le 
papier  que  l'on  presse  sur  la  plaque  gravée. 

G.  C. 

[ A suivre.) 


Camember  à la  ferme  de  Flavigny. 


La  Fortune  nous  fut  contraire.  Camember  était  de  ces  héros 
qui,  a Rczonvdle,  défendirent  toute  la  journée  la  ferme  de 
Flavigny  contre  un  corps  d’armée  prussien.  Postes  à un  mur 
crénelé,  Camember  et  Cancrelat,  calmes  et  sereins,  tiraient 
comme  à la  cible. 


— Là  ! Tla  ce  que  c’est,  ta  le  vois.  Cancrelat,  de  ne  pas 
écouter  les  personnes  d'expérience  J’iui  avais  pourtant  bien  dit 
ù c' pauvre  colo  ! Tonnerre  ! Ils  me  le  paieront  ’ 


que  je  ferais. 

— Et  qu  est-ce  que  tu  ferais  ’ 

— Eh  ben  ! je  n’resterais  pas  à c’t’endroit-ci  il  fait  trop 
chaud  , vous  pourriez  attraper  un  coup  de  soleil. 


— Tiens,  Cancrelat,  pige-moi  ce  grand  escogriflo  d’ofticier... 
As-tu  vu  ce  saut  de  carpe’  Pan  ' ..  Et  c’lut-là  î cheval.  Pan  ' 

— Rigodon  : cric  Cancrelat  joyeux,  c'est  leur  colo  à eusses 1 


A 6 heures.  Cancrelat  fait  remarquer  à Camember  que  les 
clairons  sonnent  la  retraite 

— La  retraite’  dit  Comouibcr.  Connais  pas  eette  sonnene- 
li. . - Fusilier  Cancrelat,  vous  me  stupéfactionncz  Est-ce  que 
vous  auriez  l'aplomb  d'abandonner  votre  colonel  ? 


A 6 heures  10,  Cancrelat  reçoit  une  balle  dans  le  bras.  A 
6 heures  15,  il  voit  ce  diable  à quatre  de  sapeur  lancer  dans 
l’embrasure  de  formidables  coups  de  baïonnette.  A 6 h-ures  IG, 
s'étant  évanoui  pour  cause  d’hémorragie,  Cancrelat  ne  voit 
plus  rien. 


444 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


Un  vieux  proverbe,  — Tout  le  monde,  en 
parlant  d’une  personne  qui  s’éloigne  quand  on 
l’invite  à s’approcher,  est  habitué  à dire  : « En 
voilà  un  qui  fait  comme  le  chien  de  Jean  de 
Nivelle,  qui  s’enfuit  quand  on  l’appelle.  » Aussi 
le  chien  de  Jean  de  Nivelle  n’est-il  pas  moins 
populaire  que  celui  de  saint  Roch,  dont  il  fait  la 
contre-partie. 

Pourtant,  Jean  de  Nivelle  n’avait  point  de  chien, 
et  voici  d’où  vient  le  dicton  : 

Jean  deMontmorency-NivelIe,  mort  à cinquante- 
cinq  ans,  en  1477,  était  fils  de  Jean  II  de  Montmo- 
rency, qui  fut  grand  chambellan  sous  Charles  VII  : 
il  fui  le  grand-père  du  comte  de  Horn  et  du  baron 
de  Montigny,  que  le  duc  d’Albe  lit  décapiter  dans 
les  Pays-Bas,  en  1568  et  1570;  il  était,  dit-on, 
d’une  humeur  fort  violente  ; il  se  serait  emporté 
un  jour  au  point  de  maltraiter  son  père  et  de 
lui  donner  un  soufflet.  Le  Parlement  le  cita  pour 
ce  fait,  et  il  ne  comparut  pas;  alors  le  Parlement 
le  lit  sommer  à son  de  trompe,  à tous  les  carre- 
fours de  Paris,  d’avoir  à comparaître,  et  Jean  de 
Nivelle  tourna  les  talons  pour  s’en  aller.  « Tant 
plus  ou  l’appelait,  tant  plus  il  se  hâtait  de  courir 
et  de  fuir  du  costé  de  la  Flandre.  » Le  peuple  de 
Paris,  qui  avait  pris  parti  pour  le  père  contre  le 
fils,  traita  Jean  de  Nivelle  de  chien,  et  l’on 
s’exclama  : « Chien  de  Jean  de  Nivelle,  qui  s’enfuit 
quand  on  l’appelle!  » 

* 

r * * 

L'obélisque  de  Saint -Pierre  à Rome 

— L’obélisque  de  Saint-Pierre,  énorme  monolithe 
que  Caligula  avait  fait  venir  d’Égypte,  s’élevait  à 
Rome  près  du  Vatican.  Le  pape  Sixte-Quint, 
•voulant  l’amener  sur  la  place  Saint-Pierre  où  il 
se  dresse  encore  aujourd’hui,  chargea  de  ce 
travail  l’architecte  Dominique  Fontana.  Celui-ci 
inventa  une  machine  d'un  mécanisme  tout  spécial 
qui  devait  prendre  le  monument  sur  sa  base  et  le 
transporter  sur  celle  qu’on  venait  de  lui  préparer. 
Une  foule  énorme  était  accourue  pour  assister  à 
l’opération.  Fontana  réclama  le  plus  grand  silence 
afin  de  pouvoir  donner  ses  ordres.  Sixte-Quint 
déclara  que  celui  qui  parlerait  serait  puni  de 
mort.  Tout  marcha  d’abord  fort  bien,  mais  au 
moment  où  l’obélisque  était  presque  relevé,  les 
cordes,  trop  tendues,  faillirent  se  rompre.  Un 
nommé  Bresca,  sortant  de  la  foule,  s’écria  : De 
l’eau  aux  cordes!  Fontana  fit  aussitôt  mouiller 
les  cordes  et  celles-ci  se  resserrant,  l’obélisque 
se  redressa.  On  raconte  que  Brescaalla simplement 
se  livrer  au  bourreau  pour  avoir  désobéi  au  pape 
en  élevant  la  voix.  Il  obtint  d’ailleurs  facilement 
sa  grâce.  Sixte-Quint  lui  accorda  en  outre  une 
forte  pension  et  le  droit  de  fournir,  le  jour  des 
Rameaux,  les  palmes  pour  toutes  les  églises  de 
Rome,  droit  qui  s’est  conservé  dans  la  famille 
Bresca  depuis  cette  année  1587. 

SP 

Æ * * 

Une  forêt  d’arbres  géants.  — L’Aus- 
tralie possède  des  arbres  qui  peuvent  rivaliser 
avec  les  antiques  séquoia  de  l’Amérique  du  Nord. 

A soixante-quatre  kilomètres  de  Melbourne, 
non  loin  des  sources  de  la  rivière  Watts,  se  trouve 
une  foret  dont  tous  les  arbres  atteignent  au  moins 
80  mètres  de  hauteur  ; ils  sont  très  droits  et  portent 
un  bouquet  de  feuilles  seulement  au  sommet,  ce 
qui  leur  donne  un  aspect  des  plus  singuliers. 

Quelques-uns  de  ces  arbres  mesurent  cent  et 


môme  cent  dix  mètres.  Enfin  le  plus  élevé  de  tous 
n’a  pas  moins  de  cent  cinquante- deux  mètres , 
— la  moitié  de  la  tour  Eiffel!  — Le  diamètre 
du  tronc  de  cet  arbre  gigantesque  est  de  cinq 
mètres  et  demi. 

Ces  colosses  de  l’espèce  végétale  appartiennent 
tous  au  genre  eucalyptus. 

* 

* * 

Après  In  distribution  «les  prix.  — 

Quel  prix  t’a-t-on  donné  ? 

— Le  prix  de  physique. 

— Il  faut  que  tes  camarades  soient  rudement 
laids  et  mal  tournés  ! 

Fable-Éclair. 

Un  grand  tambour-major,  pressé  par  la  famine, 
Dînait  modestement  d’une  simple  sardine, 

Et  s’en  trouvait  fort  bien,  ma  foi. 

Morale 

On  a souvent  besoin  cVun  plus  petit  que  soi. 

REPONSES  A CHERCHER 

Anagramme.  — Un  habitant  de  Rome,  le 
diminutif  d’un  prénom,  un  château,  un  prénom 
italien,  un  neuve  de  l’Amérique. 

* 

Mots  en  losange.  — f°  Consonne  ; 2°  note 
de  musique;  3°  qui  vous  ressemble;  4°  lauréate 
d’un  prix  de  vertu  ; 5°  ville  de  Belgique;  6°  d’où 
l’on  commence  à compter  les  années  ; 7°  voyelle. 

* 

* * 

Co«iuilles  amusantes . — 1°  Les  souris  onL 
creusé  des  vides  sur  son  front. 

2°  Ce  pauvre  Gascon  est  lourd  comme  un  sot  ! 

3°  J’étais  pendue  après  ma  longue  bourse  ; 

4°  La  pluie  de  ce  matin  a fait  tousser  mon 
oreille  ; 

5°  Baptiste,  vous  me  préparerez  pour  ce  soir 
mon  trac  rouge,  ma  calotte  noire,  mon  filet  de 
veau  et  mon  chapeau  à plaque. 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  389. 

I.  Question  de  langue  française. 

La  crainte  du  poison  avait  dès  le  moyen  âge  et  jusqu'au 
temps  de  la  Renaissance  introduit  dans  les  maisons  royales 
et  princiôres  l'usage  de  faire  l’essai  des  mets  et  des  boissons, 
daus  la  salle  même  du  festin.  Puis  l’officier  qui  avait  goûté 
servait  l'assiette,  le  hanap,  la  salière,  etc.,  recouverts  d'un 
couvercle  devant  le  maitre  et  les  invités  de  distinction.  De  là 
le  nom  de  couvert  donné  à l’ensemble  du  service. 

IL  Charade. 

Col  — Lyre.  = Collyre. 

III.  Synonymes. 

Le  silence  est  d’or. 


poltron 

L — âcho 

solitaire 

e — rmito 

disciple 

e — lève 

érudit 

s — avant 

loterie 

t — ombola 

mutisme 

s — ilence 

inerte 

i — mmobile 

famine 

d — isette 

pleurs 

1 — armes 

couchant 

o — ccident 

duvet 

e — dredon 

vélocité 

r — apidité 

vaisseau 

n — aviro 

irascible 

c — olôre 

glaive 

e — pée 

IV.  Calembredaine. 

Éviter  do  so  mettre  devant  un  malade  quand  il  a la  langue 
chargée. 


Le  Gérant  : Maurice  TARDIEU. 


loute  demande  de  changement  n'adresse  doit  être  accompagnée  d'un*  des  dernières  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8'  année-  — N»  391 


10  centimes. 


22  août  1896. 


LE 


Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DUS  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


LABOMlGtVr  US  AIS,  Sl\  FRANCS 
Port  tlu  1er  dccU&'iue  mois 


Armand  COLIN  & Cle.  éditeurs 

5,  rue  de  Méziéres,  Paris 


ETRANGER  ~fr  —PARAIT ClIAQt'E SAMEDI 

Tous  droits  réservés. 


Comment  on  fait  un  numéro  du  Petit  Français.  — L atelier  de  brochure. 


446 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Gomment  on  fait  un  numéro  du  Petit  Français  (SuUe)'. 


Cette  méthode  de  gravure  sur  bois  est  très  l 
ancienne.  C’est  ainsi  que  Gutemberg  imprima 
enl4o0,à  Mayence,  son  premier  livre,  qui  était 
la  Bible.  Chaque  page  du  livre  était  une  planche  I 


Fig.  i.  — Iprcuve  de  gravure  sur  zinc. 


de  bois  gravée,  dans  laquelle  on  n’avait  laissé 
en  saillie  que  les  lettres. 

Si  vous  vous  amusez  à compter  le  nombre 
de  tailles  qu'il  y a dans  un  centimètre  carré  de 
gravure  sur  bois,  si  de  plus  vous  remarquez  le 
parallélisme  absolu  qui  existe  entre  deux  tailles 
voisines,  vous  admirerez  la  patience,  la  sûreté 
de  main  et  l'habileté  qu'il  faut  à un  gra- 
veur pour  mener  à bien  un  pareil  ouvrage. 
Vous  vous  direz  qu’il  doit  falloir  beaucoup  de 
temps  pour  graver  convenablement  une  sur- 
face de  quelques  centimètres  et  vous  tirerez 
vous-même  cette  conclusion  que  la  gravure 
sur  bois  est  une  gravure  chère. 

"Comme  nous  venons  de  le  voir,  la  gravure 
sur  bois  a plusieurs  inconvénients  auxquels 
s'ajoute  celui-ci  : le  dessin  original  du  dessi- 
nateur disparaît  sous  le  burin  du  graveur. 
Une  fois  la  taille  exécutée,  il  devient  donc 
impossible  de  comparer  la  gravure  à l’original 
et,  en  cas  de  malformation,  on  ne  sait  plus 
à qui,  du  dessinateur  ou  du  graveur,  il  faut 
en  faire  porter  la  responsabilité,  que  parfois, 
je  rougis  de  le  dire,  ils  se  rejettent  de  l'un  à 
l'autre.  Enfin  il  y a des  artistes  dont  les  ori- 
ginaux ont  ou  acquièrent  avec  le  temps  une 
grande  valeur  et  qu'il  serait  bon  par  consé- 
quent de  pouvoir  conserver.  On  y est  arrivé, 
depuis  l’invention  de  la  photographie.  Au  lieu 
de  faire  dessiner  l’artiste  directement  sur  le 
bois,  on  lui  fait  exécuter  sou  dessin  comme  il 
l'entend,  sur  papier  ou  sur  toile,  puis  on  pho- 


tographie ce  dessin  original  sur  une  plaque  de 
buis  dont  on  a sensibilisé  la  surface,  comme 
on  pourrait  le  faire  sur  du  papier  sensible  des- 
tiné à la  photographie.  Ce  n’est  donc  qu'une 
reproduction  photographique  du  dessin  que  le 
graveur  taille  et  creuse.  Cela  n’a  pas  d’impor- 
tance ; l’oviginal  est  toujours  là  pour  servir  de 
témoin  et  de  point  de  repère.  De  ce  qui  pré- 
cède, il  résulte  que  si  la  gravure  sur  bois 
est  celle  qui  donne  les  meilleurs  résultats  au 
point  de  vue  de  l’effet,  elle  constitue  aussi  le 
procédé  le  moins  rapide  et  le  plus  coûteux. 
Elle  n'est,  par  suite,  guère  applicable  qu’aux 
publications  de  luxe.  Et  si  d'autres  méthodes 
plus  abordables  n'avaient  pas  été  récemment 
imaginées,  jamais,  avec  la  meilleure  volonté 
du  monde,  il  n'aurait  été  possible  de  vous 
fournir  autant  d’illustrations  dans  un  journal 
aussi  bon  marché  que  le  Petit  Français. 

Gravure  sur  zinc.  — Si  les  dessinateurs  ont 
quelquefois  à se  plaindre  de  messieurs  les 
auteurs,  les  graveurs  n'ont  pas  toujours  à se 
louer  de  messieurs  les  dessinateurs.  Ceux-ci  trou- 
vent souvent,  en  effet,  que  le  graveur  leur  a 
gâché  leur  affaire.  Aussi  ont-ils  été  très  attrapés 


Les  plaques  sont  plongées  dans  un  baia  d’acide. 


| le  jour  où  l’on  a imaginé  des  procédés  suppri- 
mant complètement  le  graveur  et  le  remplaçant 
J par...  le  soleil.  Oui  ! parfaitement,  par  le  soleil.  La 
I planche  gravée  peut  être  en  effet  le  résultat  d’opé- 


1.  Voir  le  no  390  du  Petit  Français  illustre,  p.  440. 


COMMENT  ON  FUT  UN  NUMERO  DU  PETIT  FRANÇAIS 


447 


rations  mécaniques  et  de  manipulations  ehi-  I 
miques  ayant  toutes  la  photographie  pourpoint 
de  départ. 

Rappelons-nous  les  conditions  que  doit  rem-  I 
plir  une  planche  gravée  destinée  àl'impression  : 
il  faut  que  les  traits  qui  doivent  venir  noirs 
soient  en  relief  et  les  blancs  en  creux. 

Faisons  donc  faire  à un  artiste  un  dessin  à 
la  plume,  uniquement  composé  par  conséquent 
de  traits  plus  ou  moins  rapprochés,  et  photo- 
graphions ce  dessin  sur  une  plaque  de  verre, 
comme  on  a l'habitude  de  le  faire  pour  toutes 
les  photographies  du  monde. 

Vous  savez  qu'on  obtient  de  cette  façon  un 
cliché  dit  négatif  parce  que  tout  y est  retourné, 
en  ce  sens  que  les  parties  claires  de  l'objet  sont 
opaques  et  les  parties  noires  ou  ombrées  trans- 
parentes. Si  donc,  le  dessin  a été  exécuté  avec 
une  encre  de  Chine  bien  noire,  sur  un  papier 
bien  blanc,  le  cliché  négatif  photographique 
sur  verre  présentera  un  fond  noir  opaque,  sur 
lequel  se  détacheront,  transparentes,  les  lignes 
qui  étaient  noires  sur  le  dessin. 


Fio.  i — Lprcuvc  de  simili-gravure 


Plaçons  cette  plaque  négative  sur  une  lame 
de  zinc  recouverte  d'une  sorte  d'enduit  peu 
épais  de  bitume  de  Judée  ou  d'une  autre  sub- 
stance analogue.et  exposons  le  tout  à la  lumière 
comme  si  nous  voulions  faire  une  photographie 
positive  ordinaire.  Seulement,  ici.  le  papier  sen- 
sible est  remplacé  par  la  plaque  de  zinc,  cou- 
verte de  bitume.  Partout  où  le  cliché  négatif, 
c'est-à-dire  le  verre,  est  opaque,  la  lumière  ne 
passe  pas.  Partout  où  il  y a uue  ligne  transpa- 
rente, la  lumière  passe  et  vient  frapper  le 
bitume  qui  est  au-dessous.  Or,  voici  une  pro- 
priété curieuse  de  ce  bitume  : quand  il  a été 
insolé,  c'est-à-dire  Irappé  par  la  lumière,  il  est 
devenu  insoluble  dans  la  benzine. 

Donc  sous  les  traits  transparents  du  cliclié 
négatif,  le  bitume  insolé  devient  insoluble, 
tandis  qu’il  est  resté  soluble  partout  ailleurs. 

Lavons  donc  la  plaque  de  zinc  bitumée  dans 
la  benzine;  celle-ci  enlèvera  tout  le  bitume  sauf 
celui  qui  était  sous  les  parties  transparentes  du 
cliché  négatif,  c'est-à-dire  sauf  les  parties  qui 
correspondent  aux  traits  noirs  du  dessin  et  qui 
continueront  à recouvrir  le  zinc,  mis  à nu 
partout  ailleurs. 


Attaquons  maintenant  la  plaque  par  un  acide. 
L'acide  ronge,  ronge  et  creuse  le  zinc  partout 
où  il  n'est  pas  recouvert  de  bitume.  Si  bien 
qu'au  bout  de  quelque  temps  il  n’y  a plus  en 


Fit.  3.  — Frottis  sur  papier  spécial,  dit  papier  Gillot. 


relief  que  des  lignes  de  zinc  protégées  par  le 
bitume  persistant  et  qui  représentent  exacte- 
ment le  dessin  fourni  par  l'artiste. 

On  cloue  le  zinc  gravé  sur  un  morceau  de 
bois  pour  lui  donner  l'épaisseur  nécessaire  et  on 
le  livre  à l'imprimeur  qui  n’a  plus  qu'à  passer 
dessus  son  rouleau  d'encre.  L’encre  s'attache 
aux  saillies  du  zinc  et  ne  pénètre  pas  dans  les 
parties  creusées  par  l'acide,  de  sorte  qu'en 
pressant  du  papier  sur  le  zinc,  on  obtient, 
comme  le  montre  la  figura  i,  la  reproduction 
exacte  du  dessin  de  l’artiste,  qui  ne  peut  plus 
s'en  prendre  au  graveur  des  défauts  de  son 
œuvre.  Comme  le  graveur,  en  somme,  est  dans 
ce  cas  le  soleil,  si  le  dessinateur  voulait  lui 
chercher  noise,  il  pourrait  lui  eu  cuire. 

— Mais,  direz-vous,  on  ne  peut  reproduire 
par  ce  procédé  que  les  dessins  faits  à la  plume. 
Cela  doit  bien  restreindre  les  moyens  dont  les 
artistes  disposent. 

— Rassurez- vous  ! Les  dessinateurs  peuvent 


Photographie  des  dessins  originaux. 


faire  des  dessins  au  .lavis  s'ils  le  désirent;  on 
en  est  quitte  pour  placer  devant  ce  dessin  un 
verre  qui  porte  un  quadrillage.  Regardez  la 
fig.  2 (épreuve  de  simili-gravure).  Examinez-lade 
près,  avec  une  loupe  si  vous  en  avez  une,  vous 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


148 


verrez  que  les  différentes  teintes  qui  la  compo- 
sent semblent  formées  de  petits  points  placés  les 
uns  à côté  des  autres,  et  cette  apparence  est  due 
au  verre  quadrillé  qu'on  place  devant  le  dessin 
quand  on  en  prend  un  cliché  photographique. 

Mais  ce  n’est  pas  tout  encore.  Les  dessina- 
teurs ont  à leur  disposition  du  carton  bristol 
couche,  c’est-à-dire  sur  lequel  on  a étendu  une 
couche  d’une  sorte  de  pâte  blanche  de  céruse. 
Ce  bristol  est,  de  plus,  gaufré,  c'est-à-dire  que 
sa  surface  est  partagée  comme  une  gaufre  en 
petits  carrés  creux,  limités  par  des  bords  en 
relief.  Ce  gaufrage  est  obtenu  au  moyen  de 
deux  séries  de  lignes  saillantes  perpendiculaires 
l’une  à l’autre.  Les  lignes  saillantes  d’une  des 
deux  séries  sont  noires,  les  lignes  saillantes  de 
l’autre  série  sont  restées  blanches.  Mais  si  je 
frotte  un  crayon  sur  le  papier,  ce  crayon  ne 
noircit  queleslignes  saillantes  et  ne  pénètre  pas 
dans  les  creux,  et  alors  le  gaufrage  devient  appa- 
rent. C’est  ce  que  Ton  peut  voir  avec  un  peu 
d’attention  dans  le  frottis  foncé  qui  se  trouve 
dans  la  partie  médiane  supérieure  de  la  ligure  3. 

On  voit  qu’en  crayonnant  plus  ou  moins 
vigoureusement  par-ci,  en  grattant  par-là  pour 
enlever  la  céruse,  en  étendant  ailleurs  une 
couche  d’encre  de  Chine  qui  pénètre  même 
dans  les  creux,  le  dessinateur  habile  peut 
obtenir  des  gris,  des  blancs  ou  des  noirs  et 
produire  les  effets  qu’il  désire. 

Et  grâce  au  papier  employé,  le  dessin  ne  sera 
exécuté  qu’avec  des  pointes  et  des  traits 
comme  un  dessin  à la  plume,  condition  tout  à 
fait  favorable,  comme  on  l’a  vu,  à la  gravure 
par  la  photographie. 

Les  dessins  sont  maintenant  gravés,  sur  bois 
ou  sur  zinc.  On  les  envoie  chez  le  clicheur. 

— Qu’est-ce  que  c’est  que  ce  nouvel  indus- 


triel ? demandez-vous.  A quoi  sert-il  ? 11  me 
semble  être  une  cinquième  roue  à un  carrosse. 
Pourquoi  ne  pas  envoyer  directement  les 
planches  gra-'ees  chez  l’imprimeur? 

— Ce  serait  eu  effet  le  procédé  le  plus  rapide 
et  le  plus  expéditif  si  le  Petit  Français  ne 
s’imprimait  qu’à  un  très  petit  nombre  d’exem- 
plaires, si,  comme  on  d:.,  son  tirage  était  faible. 
Mais  tel  n’est  pas  précisément  le  cas.  Dès  lors 
le  bois  et  le  zinc  sont  trop  mous  pour  supporter 
les  pressions  successives  résultant  d’un  grand 
tirage.  Chaque  feuille  imprimée  doit  être,  pour 
bien  prendre  l’encre,  très  fortement  pressée 
contre  la  planche  gravée  qui,  si  la  substance 
dont  elle  est  faite  est  trop  molle,  s’écrase  et 
s’abîme.  Si  bien  qu’au  bout  d’un  certain 
nombre  d’exemplaires,  les  traits  écrasés  gros- 
sissent et  la  gravure  s’empâte.  Il  faut  donc 
transformer  les  planches  gravées  sur  bois  ou 
sur  zinc  en  planches  faites  d’un  métal  assez 
dur  pour  ne  pas  s’écraser  sous  la  pression 
répétée  des  machines  d’imprimerie.  C’est  le 
clicheur  qui  est  chargé  de  jouer  ce  rôle  capital 
et  d’opérer  la  transformation  nécessaire  des 
clichés  mous  en  clichés  durs. 

Il  faut  d’abord  que  je  vous  dise  en  quelques 
mots  en  quoi  consiste  la  galvanoplastie. 

Quand  on  lance  un  courant  électrique  dans 
une  cuve  contenant  un  sel  métallique,  du  sul- 
fate de  cuivre  par  exemple,  ce  sel  est  décom- 
posé et  le  métal,  le  cuivre,  est  emporté  dans  le 
sens  du  courant.  Le  courant  électrique  étant 
produit  par  une  machine,  on  l’amène  dans  la 
cuve  de  sulfate  au  moyen  d’un  (il  métallique, 
c’est  le  fil  d’arrivée.  Le  courant  traverse  la  cuve 
et  en  sort  par  un  autre  fil  placé  à l’autre  bout, 
fil  qu’on  peut  appeler  le  fil  de  sortie  du  courant. 

[A  suivre).  G.  C. 


La  Tarasque. 


la  bonne  petite  ville  de  Sceaux,  un  monstre 
terriliant  parcourait  tout  récemment  les  rues 
d’ordinaire  si  paisibles. 


Rassurez-vous  : il  n’a  pas  fait  de  victimes; 
il  avait  été  introduit  dans  la  paisible  cité,  par 
les  Félibres,  qui  sont  gens  de  trop  d’esprit  et 
de  talent  pour  avoir  des  instincts  sanguinaires  ; 
d’ailleurs  il  était  en  carton. 

Les  Félibres  sont  des  poètes,  des  artistes,  des 
écrivains,  pour  la  plupart  originaires  du  Midi 
qui,  tous  les  ans,  se  réunissent  à Sceaux  et, 
après  une  visite  au  buste  de  Florian,  célèbrent 
la  poésie  provençale  et  les  souvenirs  du  Midi 
d’autrefois.  Voilà  pourquoi  ils  avaient  déchaîné 
la  Tarasque  dans  les  rues  de  Sceaux. 

La  Tarasque,  en  effet  — son  nom  l’indique 
assez  — est  originaire  de  Tarascon.  Ce  fut  jadis 
la  gloire  de  la  ville  qui  a,  depuis,  donné  le  jour 
à l’illustre  Tartarin.  La  Tarasque  était,  dit  la 


LA  TARASQUE 


449 


légende,  un  monstre  effroyable  doué  d'une 
force  extraordinaire  et  venu  on  ne  sait  d'où. 

Il  ravageait  la  contrée  et  personne  n'osait 
l’affronter  ; la  désolation  était  générale.  Une 
femme,  sainte  Marthe,  résolut  d'en  délivrer  le 
pays.  Elle  alla  droit  au  monstre  ; à sa  vue,  il 
vomit  des  torrents  de  flamme,  mais  un  signe 
de  croix  le  rendit  impuissant  et  la  sainte  put 
le  tuer. 

Pour  célébrer  le  souvenir  de  ce  fait  mira- 
culeux, une  fête  fut  instituée  en  l'honneur  de 
sainte  Marthe.  Elle  comportait  une  procession 
où  figurait  la  Tarasque  sous  forme  de  dragon 
composé  d’anneaux  recouverts  d'une  toile 
peinte  ; sur  le  dos  un  bouclier  imitait  la  cara- 
pace d'une  tortue  ; les  pattes  étaient  armées 
de  griffes,  la  gueule  béante,  les  dents  aiguës, 
la  queue  immense.  Cette  queue,  formée  d’une 
poutre  que  manœuvraient  des  hommes  cachés 
à l’intérieur  delamachine,  assommait  le  curieux 
qui  voulait  contempler  le  monstre  de  trop 
près.  Douze  hommes  le  portaient  dans  la  ville 
un  certain  nombre  de  fois  Dans  l’intervalle  de 
ces  courses,  les  corporations  exécutaient  des 
jeux. 

Le  chef  des  portefaix  promenait  un  jeune 
enfant  sur  son  dos,  en  mémoire  du  Christ 
qu'avait  porté  saint  Christophe,  patron  de 
la  corporation  ; ses  compagnons,  feignant 
l'ivresse,  traînaient  un  lourd  tonneau. 

Les  vignerons  s'ingéniaient  à faire  passer 
une  corde  entre  les  jambes  des  spectateurs 
pour  les  renverser,  symbolisant  ainsi  le  vin 
qui  fait  vaciller  les  jambes  de  ceux  qui  s’y 
adonnent. 

Les  bergers  escortaient  trois  jeunes  filles 
montées  sur  des  ànesses  ; l'un  deux,  contre- 


faisant le  niais,  barbouillait  d nuile  de  genièvre 
la  figure  des  curieux  qui  s'approchaient  trop 
des  belles. 

Les  mariniers,  sur  un  char  traîné  par  cinq 
chevaux,  entouraient  une  chaloupe  pleine 
d'une  eau  dont  ils  arrosaient  la  foule. 

Les  courses  finies,  on  reportait  la  Tarasque  à 
1 église  où  on  lui  faisait  faire  trois  sauts  devant 
la  statue  de  sainte  Marthe. 

La  fête  de  la  Tarasque  n'était  pas  particulière 
à Tarascon  ; elle  existait  sous  un  autre  nom 
dans  quantité  de  villes,  depuis  Rouen  où  saint 
Romain  aurait  enchaîné  la  Gargouüle,  jusqu'à 
Metz  où  saint  Clément  aurait  tué  la  Graouilli; 
de  Reims,  délivré  de  la  Kraula,  à Poitiers 
délivré  de  la  Grand' Gueule , en  passant  par 
Paris  où  saint  Marcel  était  fêté  pouravoir  détruit 
un  dragon  gigantesque. 

Ces  fêtes  cachent  probablement  quelques 
cérémonies  païennes,  reste  des  superstitions 
primitives  vaincues  par  les  premiers  évêques. 
Le  peuple  aimait  les  récits  merveilleux;  il  avait 
peuplé  les  bois  et  les  fontaines  de  fées  et  de 
farfadets;  les  grottes  et  les  cavernes  de  génies 
malfaisants  ; il  expliquait  l'aspect  sauvage  d'une 
contrée  par  le  séjour  d'un  être  surnaturel.  Rien 
d’étonnant  à ce  qu'il  ait  fait  des  saints  qui  le 
délivrèrent  en  partie  de  ses  superstitions,  les 
vainqueurs  des  monstres  qui  hantaient  son 
imagination. 

M.  G. 


450 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Les  fêtes 

Autrefois,  dans  le  bon  vieux  temps,  les 
saltimbanques  se  rendaient  de  village  en  village 
cahotés  dans  une  mauvaise  roulotte  que  traî- 
nait un  cheval  étique.  Arrivés  sur  la  place 
publique,  un  coin  de  verdure  ombragé  de  quel- 
ques grands  arbres,  ils  installaient  leur  campe- 
ment provisoire  après  avoir  humblement 
demandé  à monsieur  le  maire  la  permission  de 
séjourner  dans  le  pays.  Et  c’était  alors  le  sujet 
de  toutes  les  conversations  : « Les  bohémiens 
sont  arrivés  ! » — On  les  allait  voir  avec  une 
certaine  crainte  respectueuse,  les  enfants 
n’osaient  pas  trop  s’approcher  d’eux,  terrorisés 
par  la  peur  d’être  volés,  car  d’étranges  histoires 
circulaient  sur  le  compte  de  ces  nouveaux- 
venus.  Les  bonnes  femmes  tremblaient  pour 
leur  poulailler,  s’attendant  à le  voir  dévalisé,  et 
les  riches  fermiers  regardaient  d’un  fort  mau- 
vais œil  la  troupe  nomade  dont  l’allure  pitto- 
resque n’avait  pour  eux  rien  de  séduisant. 

Au  bout  d’un  certain  temps  cependant,  on 
s'enhardissait  et  l’on  faisait  cercle  autour  des 
saltimbanques  pour  voir  leurs  tours  de  force, 
ou  bien  on  acceptait  d’entrer  dans  leur  baraque 
alin  d’admirer  quelques  grossières  figures  de 
cire;  les  jeunes  filles  se  laissaient  prendre  la 
main  par  quelque  vieille  femme  qui  en  exami- 
nait les  lignes  et  leur  prédisait,  moyennant 
deux  sous,  un  très  brillant  avenir  ; d’autres  fois, 
lorsque  les  bohémiens  étaient  commerçants, 
on  se  risquait  à leur  acheter  de  la  vannerie  : 
hottes,  paniers  et  corbeilles,  ou  on  leur  confiait 
des  casseroles  et  des  chaudrons  à rétamer. 
.Mais  on  savait  que  c’ébiientlàdes«comédiens», 
comme  disent  encore  avec  mépris  les  paysans 
du  Cher,  et  on  11’aceordait  jamais  qu’une 
médiocre  confiance  à ces  parias  de  la  société. 

11  n’en  est  plus  de  même  aujourd'hui.  Les 
saltimbanques,  si  toutefois  ce  nom  un  peu 
dédaigneux  leur  convient  encore,  voyagent 
en  chemin  de  fer,  faisant  placer  sur  des 
wagons  de  marchandises  leurs  splendides  rou- 
lottes privées  momentanément  de  leurs  roues; 
ou  bien,  s’ils  se  résignent  à suivre  la  grand- 
route  comme  leurs  ancêtres,  c’est  avec  le 
secours  de  bons  chevaux  qui  traînent  derrière 
eux  de  confortables  voitures  dont  l’intérieur 
constitue  un  appartement  complet,  souvent 
très  luxueux. 

L’installation,  pour  toute  la  durée  d’une  fête, 
coûte  plusieurs  billets  de  mille  francs  de  loca- 
tion au  forain  « fin-de-siècle  » ; s’il  dirige  un 
cirque,  son  écurie  comptera  souvent  une  quin- 
zaine de  chevaux,  et  il  emmène  avec  eux  tout  le 
personnel  chargé  de  leur  donner  des  soins  ; s’il 
possède  un  théâtre,  l’organisation  extrêmement 
rapide  lui  permettra  de  le  construire  en  un 


foraines. 

jour  et  il  y recevra  néammoins  deux  ou  trois 
cents  spectateurs.  Plus  de  quinquets  fumeux 
pour  éclairer  la  représentation  : c’est  mainte- 
nant le  gaz  ou  l’électricité  ; l’orchestre  se  com- 
pose d’une  dizaine  de  musiciens,  à moins  qu’il 
ne  soit  remplacé  par  quelque  puissant  orgue 
de  Gaviali  qui  étourdit  les  assistants  avec  la 
fanfare  éclatante  de  ses  trompettes  de  cuivre. 
Et  le  spectacle  n’a  plus  rien  de  comparable 
non  plus  aux  parades  d’autrefois;  ce  sont  des 
pièces  connues  qu’annoncent  les  affiches; 
succès  des  théâtres  parisiens,  opérettes,  comé- 
dies, drames  de  cape  et  d’épée,  le  tout  un  peu 
estropié  par  les  acteurs  et  arrangé  de  telle 
sorte  que  de  certains  lettrés  y trouvent  de 
piquantes  surprises. 

La  plus  belle  fête  des  environs  de  Paris  est, 
sans  contredit,  la  Fête  de  Neuilly,  qui  a lieu  tous 
les  ans  à la  Saint-Jean  d'été  (24  juin)  et  se  pro- 
longe jusqu’à  la  fête  nationale  du  (4  Juillet.  Plus 
de  trois  cents  bateleurs  et  forains  s’y  donnent 
rendez-vous  et  leurs  nombreuses  baraques 
occupent  depuis  la  Porte-Maillot  jusqu’à  la 
Seine  un  parcours  de  quatre  kilomètres  environ. 

C’est  surtout  dans  la  soirée  que  l’avenue  de 
Neuilly  offre  un  coup  d’œil  remarquable.  On 
a renoncé  aux  lampions  classiques  et,  cette 
année,  des  guirlandes  de  ballons  de  couleur  en 
celluloïd  éclairés  àl’éleetricité  se  balançaient  au- 
dessus  des  promeneurs;  beaucoup  de  lanternes 
vénitiennes  étaient  accrochées  çà  et  là  devant 
les  boutiques  et,  pour  augmenter  encore  l’éclat 
de  tout  cet  ensemble  lumineux,  les  camelots 
avaient  imaginé  de  gracieuses  petites  lampes  à 
verres  multicolores  que  les  Parisiens  se  dis- 
putaient pour  les  attacher  à leur  boutonnière 
ou  à leur  chapeau . 

Les  plus  beaux  étalages  de  friandises,  pain 
d’épice,  sucre  d’orge,  galettes  et  gâteaux  de 
toute  sorte  côtoient  de  magnifiques  bazars  de 
jouets,  tentation  perpétuelle  des  petits  enfants; 
conseillons  en  passant  à nos  jeunes  lecteurs 
de  beaucoup  se  méfier  des  sucreries  dont  la 
couleur  bizarre  est  souvent  due  à un  produit 
malsain;  qu’ils  refusent  énergiquement  les 
sucres  d'orge  bleus  ou  les  pâtes  de  guimauve 
vertes  dont  l’aspect  flatte  leurs  regards,  mais 
dont  le  goût  pourrait  être  nuisible  à leur 
estomac!  qu’ils  évitent  aussi  de  se  laisser 
prendre  aux  boniments  de  certains  person- 
nages qui  prétendent  connaître  et  dévoiler 
l’avenir;  ce  qu’ils  cherchent  surtout,  ce  sont 
les  naïfs  dont  le  porte-monnaie  se  videra  peu 
à peu  dans  leur  bourse  en  écoutant  leurs 
avantageuses  promesses  de  félicité. 

M.  H. 


(.4  suivre.) 


*eil< 

*?£* 

.1- 

185 

pp 

Ml 

'S:.'-'. 


LES  FÊTES  FORAINES 


Lutteurs  à la  fête  de  Neuilly 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


452 


Histoire  d’un  honnête  garçon  (&<««)*. 


Eugénie  s’arc-bouta  désespérément  sur  le 
battant  qui  allait  se  refermer. 

— Mademoiselle,  supplia-t-elle,  mademoi- 
selle, si  vous  saviez...  On  nous  a expulsés  de 
notre  logement  ce  matin  et  nous  ne  savons  où 
coucher.  Depuis  des 
heures  et  des  heures, 
nous  errons  par  les 


rues  sans  avoir  mangé  une  bouchée  de  pain... 
Moi  toute  seule,  ce  ne  serait  rien  encore...  mais 
mon  petit... 

— Donne-lui  donc  deux  sous  qu'elle  s’en 
aille.  Pauline,  cria  de  l’intérieur  la  voix  de  la 
mère,  et  viens  retourner  l’oie  qui  commence  à 
brûler. 

— Mon  Dieu!  mon  Dieu  ! gémit  la  malheu- 
reuse mère  en  s'affaissant  sur  les  premières 
marches  de  l’étage  supérieur.  Vous  avez  à 
manger,  vous,  quand  mon  petit  meurt  de  faim... 
et  cet  argent  m’est  dû. 

La  concierge,  à ce  moment,  montait  l’escalier 
pour  allumer  le  gaz  ; elle  entendit  la  fin 
du  colloque. 

— Ah  ! ma  pauvre  femme,  dit-elle  àEugénie 
sans  crainte  d’être  entendue  de  l'autre  côté  de 
la  porte,  si  vous  m’aviez  dit  que  c’était  pour 


cela  que  vous  veniez,  je  vous  aurais  évité  la 
peine  de  monter...  Du  matin  au  soir,  c’est  une 
procession  de  créancierspendus  à leur  sonnette, 
et  il  n’y  a jamais  le  sou...  Cela  mange  pourtant, 
cela  s’amuse,  cela  fait  des  embarras  de  toi- 
lette... Voilà  ! on  s’est  arrangé  pour  rendre 
madame  insolvable  et  c’est  madame  qu’on 
envoie  faire  des  dettes...  Du  joli  monde...  Si 
j’étais  propriétaire  au  lieu  d'être 
concierge,  c'est  pas  longtemps  qu'ils 
saliraient  nos  escaliers! 

Soudain,  se  penchant  vers  le  groupe 
formé  par  la  veuve  et  son  enfant 
étroitement  enlacés. 

— Eh!  mais!  fit-elle,  regardez  donc 
votre  gamin,  il  est  blanc  comme  un 
linge...  Mais  il  est  malade,  cet  en- 
fant-là  ! 

Le  fait  est  que  le  pauvre  Jean,  à 
bout  de  forces,  se  trouvait  mal.  Pâle, 
glacé,  les  yeux  clos,  il  avait  penché 
sa  tête  sur  l'épaule  de  sa  mère  et  ne 
bougeait  plus. 

— Tout-Petit  ! mon  Tout-Petit,  cria 
la  mère  avec  une  horrible  angoisse, 
qu’est-ce  que  tu  as?  Oh!  est-ce  qu'il 
va  mourir? 

Si  M”  Harivel  n’avait  pas  été  aussi 
absorbée  par  la  douleur  et  l’inquié- 
tude, elle  aurait  vu  que,  depuis  un 
instant,  la  porte  à gauche  du  palier 
s’était  entrouverte  et  que  deux  per- 
sonnes, une  jeune  bonne  et  une  jolie 
’ fillette  de  quatre  ou  cinq  ans,  assis- 
taient à la  scène,  sans  mot  dire,  mais 
avec  une  curiosité  sympathique. 

A la  dernière  exclamation  d’Eugénie,  la 
bonne  disparut,  rentrant  à la  hâte  dans  l’appar- 
iement. pendant  que  la  petite  fille  s’avançait 
résolument  vers  les  deux  malheureux. 

— Viens  chez  nous,  madame,  dit-elle  d'une 
voix  émue  et  charmante,  on  va  te  donner  à 
manger...  aussi  des  sous...  et  tu  coucheras  ton 
garçon  malade  dans  mon  petit  lit.  Il  y a du  bon 
feu...  viens  vite,  tu  as  froid. 

La  bonne  reparut  bientôt  accompagnée  d'une 
jeune  femme,  sa  maîtresse  sans  doute. 

— Les  pauvres  gens  ! fit  la  dame  après  un 
rapide  coup  d’œil.  Vous  avez  bien  fait  de  me 
prévenir,  Marie.  Prenez  ce  petit  dans  vos  bras, 
la  mère  ne  vaut  guère  mieux  que  lui  ; c’est 
tout  juste  si  elle  peut  se  tenir  sur  ses 
jambes. 

— Ah  ! bien!  fit  la  concierge  en  reprenant 


Le  pauvre  Jean,  1 bout  de  force,  se  trouvait  mal  et  ne  bougeait  plus. 


1 Voir  le  n°  390  du  Petit  Français  illustré,  p.  434. 


HISTOIRE  D'UN  HONNÊTE  GARÇON 


453 


son  office  interrompu,  du  moment  que  madame 
Deshêtres  s'en  occupe,  les  voilà  sauvés...  Il  y a 
des  femmes  qui  ont  si  bon  cœur! 

On  pénétra  dans  une  confortable  petite  salle 
à manger  où  brillait  un  joyeux  feu  de  coke,  et 
Jean,  qui  n'avait  eu  qu'une  syncope  passagère, 
ouvrait  déjà  les  yeux. 

— Où  as-tu  mal,  mon  chéri?  demanda  la 
dame  avec  une  voix  câline  de  maman. 

Tout-Petit  était  trop  faible  encore  pour  faire 
de  longs  discours  ; il  porta  la  main  à son 
estomac,  puis  à sa  tête. 

— 11  a faim,  je  suis  sûre...  Pauvre  mi- 
gnon... Vite,  Marie,  un  bol  de  bouillon 
pour  tous  les  deux. 

Après  le  bouillon,  on  servit  un  œuf  à la 
coque,  puis  des  confitures.  La  mère  avait 
le  cœur  trop  gros  pour  manger  avec 
appétit,  mais  Jean  fit  honneur  au  léger 
repas  qui  lui  était  offert;  et,  à peine 
avait-il  avalé  la  dernière  bouchée  qu’il 
appuya  sa  tête  sur  le  bord  de  la  table  et 
s’endormit  d'un  sommeil  de  plomb. 

Pendant  ce  temps,  gagnée  par  l'accueil 
bienveillant  de  M“  Deshêtres,  petit  à 
petit,  par  lambeaux,  Eugénie  arrivait  à 
lui  conter  toute  son  histoire. 

Orpheline  de  bonne  heure,  elle  avait 
été  élevée  par  une  vieille  parente,  morte 
depuis,  qui  lui  avait  fait  apprendre  le 
métier  de  lingère  A dix-liuit  ans,  elle  avait 
épousé  Harivel,  un  ouvrier  imprimeur, 
qu’elle  avait  connu  au  temps  ou  il  faisait 
son  service  dans  la  petite  ville  de  pro- 
vince qu'il  habitait  alors.  Le  nouveau 
ménage  s'était  établi  à Paris,  faubourg 
Poissonnière,  dans  la  maison  même 
d'où  on  les  avait  chassés  le  matin. 

— On  aurait  pu  être  si  heureux  ! expliquait 
Eugénie  de  son  ton  résigné.  Son  mari  était 
bon  ouvrier,  elle  ne  manquait  jamais  d'ou- 
vrage : à eux  d’eux,  ils  gagnaient  de  bonnes 
journées. 

Mais,  au  printemps,  Harivel  avait  eu  un 
chaud  et  froid.  Comme  l'ouvrage  pressait  et 
qu’on  comptait  sur  lui  à l'atelier,  il  avait  négligé 
de  se  soigner;  le  mal  s'était  rapidement 
aggravé;  il  avait  langui  pendant  huit  mois,  et 
puis... 

Le  mot  terrible,  irréparable,  ne  put  sortir  de 
la  bouche  d’Eugénie  : ses  sanglots  parlèrent 
pour  elle.  Quand  elle  fut  un  peu  calmée,  elle 
reprit  son  récit,  que  la  jeune  femme  écoutait 
avec  un  intérêt  sympathique. 

— On  avait  bien  un  peu  d'argent  de  côté, 
mais  les  médecins,  les  médicaments...  avec 
cela,  il  y avait  eu  plusieurs  opérations... 
l’épargne  d’un  ouvrier  ne  peut  jamais  être  bien 
grosse.  Bref,  les  frais  d'inhumation  payés,  il 
ne  restait  pas  grand’chose  au  logis.  Puis,  elle 


avait  commis  la  faute  de  s'alourdir  dans  son 
chagrin,  au  lieu  de  montrer  du  courage. 
D’abord,  pendant  la  maladie  de  Harivel,  elle 
avait  négligé  son  travail  pour  se  consacrer 
toute  à celui  dont,  jusqu'au  dernier  moment, 
elle  avait  espéré  la  guérison.  Puis  après... 
après...  il  lui  semblait  que  sa  vie  était  brisée, 
qu  elle  n’aurait  jamais  plus  de  cœur  à rien,  et 
elle  s'était  contentée  de  pleurer.  Sans  doute, 
elle  aurait  dû  prendre  sur  elle,  songer  à son 
petit  Jean...  Mais,  quand  on  a été  huit  ans 
ensemble,  sans  jamais  un  mot  plus  haut  que 


Il  appuya  sa  tête  sur  le  bord  de  la  table  et  s’endormit. 

l'autre,  c’est  si  dur  de  se  quitter.. . madame 
devait  bien  comprendre.... 

Madame,  qui  aimait  tendrement  son  mari, 
comprenait  si  bien  qu'il  lui  passa  un  frisson  à 
l'idée  quelle  n’était  pas  à l'abri  d'un  pareil 
malheur. 

— Enfin,  termina  Eugénie,  ce  matin’,  quand 
on  m'a  présenté  la  quittance  et  que  j’ai  été  à 
mon  tiroir  pour  prendre  l'argent,  j'ai  été  saisie 
de  ne  plus  trouver  que  vingt-sept  francs  ; pas 
assez  pour  régler  entièrement,  puisque  notre 
loyer  était  de  quatre  cent-cinquante  francs.  La 
concierge  a pris  les  vingt-sept  francs,  en 
acompte,  et  est  descendue  prévenir  la  proprié- 
taire. Un  moment  après,  son  mari  est  monté 
me  dire  qu’il  me  fallait  déménager.  « Bien 
heureuse,  a-t-il  ajouté,  qu  on  ne  me  saisisse 
pas.  » Et  comme  je  lui  faisais  observer  que  je 
n’avais  pas  d'autre  logement,  que  j'allais  me 
trouver  dans  la  rue  avec  mon  petit,  il  a com- 
mencé à sortir  mes  meubles;  alors  je  suis 
partie... 


454 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTHË 


— Sans  protester,  sans  rien  dire...? 

— Dire  quoi...?  ils  étaient  dans  leur  droit, 
puisque  je  ne  payais  pas. 

— Mais  on  donne  aux  gens  lé  temps  de  se 
retourner,  au  moins... 

A ce  moment,  une  clé  tourna  dans  la  serrure 
de  la  porte  d'entrée. 

— C'est  mon  mari,  dit  la  jeune  femme  avec 
une  légère  pointe  d’inquiétude. 

Et  elle  se  leva  avec  vivacité  pour  aller  à la 
rencontre  du  nouvel  arrivant. 


Explications  peu  cordiales. 

On  entendait  un  léger  chuchotement  dans 
l’antichambre.  Monsieur,  d’un  ton  un  peu  fâché, 
grondait  sa  femme  d'avoir  introduit  chez  eux 
des  gens  qu’elle  ne  connaissait  pas.  Madame 
défendait  ses  protégés  avec  une  chaleur,  sans 
doute  communicative,  car,  petit  à petit,  la  gron- 
derie  s’éteignait;  elle  cessa  même  tout  à fait 
devant  ce  dernier  argument,  argument  décisif 
pour  un  père  aimant  : 

— Vois-tu  notre  Régine  daus  la  neige...,  sans 
pain...,  et  repoussée  de  ceux  qui  pourraient  la 
secourir. 

La  fillette  arrivait  juste  à ce  moment  pour 
embrasser  son  père.  Celui-ci  la  prit  dans  ses 
bras  en  la  serrant  bien  fort  : cette  pensée  que 
la  chère  petite  créature  pouvait  souffrir  de 
quelque  chose  avait  achevé  de  le  convaincre. 

Une  fois  entré  même,  quand  sa  femme,  avec 
les  mots  persuasifs  que  savent  trouver  les 
cœurs  compatissants,  lui  eut  raconté  d’une 
manière  très  succincte  l'histoire  d'Eugénie,  il 
jeta  un  regard  de  profonde  pitié  sur  Jean,  tou- 
jours endormi. 

— Pauvre  marmot,  dit-il  à mi-voix,  si  petit!  | 
qu’est-ce  qu’il  a fattqiour  connaître  la  souf- 
france ? 

Eugénie  comprit  que  son  procès  était  gagné. 

— Où  travaillait  votre  mari?  lui  demanda 
M.  Deshêtres  pour  lever  ses  derniers  doutes. 

— Il  était  typographe,  depuis  huit  ans,  à la 
maison  Lecliarretier,  monsieur. 

— Mais,  ma  brave  femme,  comment,  dans 
votre  embarras,  n’avez-vous  pas  songé  à vous 
adresser  au  patron?  C’est  un  excellent  homme 
que  Lecliarretier,  je  le  connais.  Il  n’aurait  pas 
demandé  mieux  que  de  vous  obliger. 

— Mon  mari  est  dessinateur,  expliqua  la 
jeune  femme;  il  a quelquefois  illustré  des 
ouvrages  édités  par  M.  Lecliarretier. 

— Je  ne  me  suis  adressé  à personne,  mon- 
sieur, je  n’ai  pas  eu  le  temps  : tout  cela  est 
arrivé  si  vite!  Et  puis,  on  ne  peut  pas  toujours 
être  à la  charge  du  monde.  Quand  mon  pauvre 
homme  est  tombé  malade,  le  chef  d’atelier 
lui  a envoyé  le  montant  de  sa  quinzaine,  bien  ! 


qu'il  n'ait  travaillé  que  six  jours...;  il  ne  pou- 
j vait  pas  faire  davantage. 

— Il  faut  convenir  que  vous  n’ètes  pas 
exigeante,  ma  brave  femme;  vous  vous  conten- 
tez de  peu...  En  tout  cas,  vous  n’auriez  pas  dû 
souffrir  qu’on  vous  mît  à la  porte  de  chez  vous, 
ni  qu’on  sortît  vos  meubles...  Le  commissaire 
était-il  présent?  vous  avait-on  envoyé  l’huis- 
sier ? 

— Non,  monsieur,  on  ne  m’a  envoyé  per- 
sonne, et  je  n’ai  pas  vu  le  commissaire.  C'est 
le  concierge  et  le  valet  de  chambre  de  la  pro- 
priétaire qui  ont  fait  le  déménagement.  Alors, 
quand  j'ai  vu  cela,  je  suis  partie  comme  une 
folle,  sans  même  réfléchir  que  je  n’avais  plus 
un  sou. 

— Mais  ce  que  votre  propriétaire  a fait  là  est 
tout  ce  qu’il  y a de  plus  irrégulier,  et  elle  doit 
bien  le  savoir.  En  admettant  même  qu’elle  ait 
le  droit  de  vous  faire  saisir,  les  huissiers  sont  là 
pour  cette  besogne.  Le  premier  venu,  fût-il 
propriétaire,  n’a  pas  le  droit  de  chasser  les  gens 
de  chez  eux,  ni,  à plus  forte  raison,  de  les 
déménager  sans  tambour  ni  trompette...  Ou 
proteste...,  on  se  remue...  Ah  bien!  si  vous 
croyez  que  tous  ceux  qui  n'ont  pas  payé  leur 
terme  ce  matin  sont  dans  la  rue  à l’heure 
qu’il  est... 

— On  11e  sait  pas,  monsieur.  Et  puis,  quand 
011  saurait,  011  n’ose  rien  dire.  Les  pauvres 
n’ont  jamais  raison,  voyez-vous. 

— Hélas!  c’est  une  triste  vérité  que  vous 
dites  là...  Il  faut  pourtant  se  décider  à quelque 
chose.  Malgré  toute  ma  bonne  volonté,  je  ne 
puis  pas  vous  être  d'un  grand  secours  : je  suis 
loin  d’être  riche.  C'est  tout  au  plus  si  ma  femme 
peut  vous  aider  en  vous  donnant  et  en  vous 
procurant  de  l’ouvrage  ; ce  n’est  pas  beaucoup 
cela... 

— Écoute,  Georges,  remarqua  M™  Deshêtres, 
que  sa  sensibilité  n’empêchait  pas  d’être  très 
pratique,  le  principal,  pour  le  moment,  serait, 
je  crois,  de  mettre  à l’abri  les  meubles  de  ces 
pauvres  gens.  Si  on  les  a laissés  dans  la  cour, 
ils  doivent  être  couverts  de  neige,  à l’heure 
qu’il  est.  Vas-y  avec  elle.  Tu  t’expliqueras 
mieux,  plus  hardiment  du  moins. 

— Tu  as  raison,  Madeleine.  Et  puis,  je  ne 
serai  pas  fâché  de  voir,  de  près,  cette  fameuse 
propriétaire  et  de  lui  dire  son  fait.  Ma  brave 
femme,  ajouta-t-il  en  se  tournant  vers- Eugénie, 
vous  avez  l’air  d’une  honnête  personne,  et  j’ai 
confiance  en  vous  autant  qu’on  peut  avoir 
confiance  en  quelqu'un  que  l’on  ne  connaît  pas  ; 
mais  vous  ne  trouverez  pas  mauvais  que  je 
me  rende  compte  par  moi-même  delà  situation. 

— C’est  bien  sur,  monsieur...  et  puis,  je  ne 
crains  rien. 

— Eh  bien,  en  route,  alors. 

{A  suivre). 


J.  L. 


Les  malices  de  Plick  et  Plock. 

((  C EST  LE  CHAT  ))  (Sujet  communiqué  par  un  abonné). 


« Oh!  Oh  ' dit  Plick,  voilà  Poilopattc  qui.  fait  sa  sieste. 

Attends,  dit  Plock,  justement  il  y a un  pot  de  noir  dans  le 

vestibule.  « 


«'  Tiens'  se  dit  Poilopattc  surpris,  qu’est-ce  que  j ai  au  bout 
de  la  queue  : Est-ce  que  je  serais  malade?  » 

Plick  et  Plock  commencent  à donner  des  signes  manifestes 
d’un  immense  contentement  intérieur 


u Tu  vas  voir,  ami  Plock.  nous  allons  métamorphoser  Poilo- 
patte  en  hermine...  tu  sais  bien,  ces  petites  bétes  qui  ont  la  queue 
noire.  » 


« C'est  peut-être  la  gangrène,  poursuit  Poilopattc  terrifié.. . » 
(Le  maître  de  Poilopatle  est  médecin,  c’est  ce  qui  explique  que 
Porlopatle  sache  ce  que  c'est  que  la  gangrène) 

Plick  et  Plock  sont  daus  la  joie. 


Et  dire  que  cVsl  Poilopattc  qui  sera  corrigé  pour  avoir  renversé 
le  pot  de  noir  ! 


456 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


Les  oiseaux  géants  de  Madagascar. 

— On  sait  qu’il  a été  trouvé  à Madagascar  des 
ossements  et  des  coquilles  d’œufs  d’oiseaux  gigan- 
tesques, l'Epiornis,  échassier  plus  grand  que  1 au- 
truche. Ces  oiseaux  géants  jouent  un  grand  rôle 
dans  les  légendes  orientales.  Voici  ce  qu’en  disait 
en  1292  le  voyageur  vénitien  Marco  Polo,  dont  la 
relation  originale  fut  publiée  en  français  : 

« Et  disent  les  hommes  que  là  se  trouvent  des 
oiseaux  grifons.  Ce  n’est  pas  vérité  que  ils  soient 
mi  oiseaux  et  mi  lyons,  mais  vous  dis  qu’il  est 
fait  toutdroictemenl  comme  l’aigle,  et  disent ceulx 
qui  l’ont  vu  qu’il  est  dèmisorèment  grant.  Il  est  si 
granl  et  si  puissant  que  il  prend  l 'oliphant  et  l’em- 
porte en  l'air  bien  haut,  puis  le  laisse  choir  en 
terre  et  adonc  le  manje.  Les  èles  ouvrent  30  pas 
et  ses  pennes  d’èles  sont  longues  12  pas.  » 

* 

* * 

Le  mouton  accuüi&teiir.  — Sans  remonter 
au  temps  où  les  bêtes  parlaient,  nous  trouvons, 
vers  la  fin  du  siècle  dernier,  un  coupable  con- 
fondu par  un  simple  quadrupède. 

Un  paysan  champenois  s’apercevant  qu’on  lui 
avait  volé  un  mouton,  le  rechercha  par  toute  la 
paroisse  et  crut  le  reconnaître  parmi  le  troupeau 
d’un  de  ses  voisins.  Le  voisin  nia  comme  un  beau 
diable,  si  bien  que  le  paysan  déposa  une  plainte 
en  règle  devant  le  juge,  qui  rendit  la  sentence  que 
voici  : 

« Parties  ouïes,  nous,  avant  faire  droit,  ordon- 
nons que  le  mouton  qui  fait  l’objet  de  la  contes- 
tation sera  transféré  mardi  prochain,  heure  de 
dix,  dans  notre  auditoire,  d’où  nous  le  ferons 
sortir  en  présence  des  parties,  et  la  partie  dans 
la  bergerie  de  laquelle  le  mouton  se  retirera  sera 
présumée  et.  jugée  véritable  et  seule  propriétaire 
légitime duditmouton.  Faisons  défense, au  surplus, 
aux  parties,  si  elles  sont  présentes,  de  faire  aucun 
signe  d’invitation  au  mouton,  que  nous  suivrons 
dans  la  route  qu’il  tiendra  jusqu’à  ce  que  le 
mouton  lui-même  ait  fait  choix  d’une  bergerie. 
Dépens  réservés.  Fait  par  nous,  juge  et  prévôt  de 
Sainl-Denis-lez-Sézanne,  le  19  avril  1785.  » 

Ce  jugement  fut  exécuté  en  grand  appareil.  Le 
mouton,  lâché  à la  porte  de  la  salle  d’audionce, 
se  rendit  tout  droit  à la  bergerie  du  plaignant. 
Le  voisin  fut  condamné  à la  restitution,  aux  frais 
du  procès  et  rentra  chez  lui  poursuivi  par  les 
huées  de  toute  la  paroisse. 

La  recette  des  fouaces.  — Maître  Rabelais 
vante  fort,  dans  ses  merveilleuses  et  horrifiques 
histoires  de  Gargantua  et  de  l'antagruel,  les 
fouaces  fraîches.  Ces  gâteaux,  qui  furent  la  cause 
première  de  la  guerre  entre  Pichrorole  et  Grand- 
gousier,  père  de  Gargantua,  tenaient  une  grande 
place  dans  l’alimentation  des  bonnes  gens  du 
moyen  âge;  on  les  faisait  cuire  suivant  les  pays 
dans  les  cendres  chaudes  ou  au  bain-marie. 

Dans  l’ouest,  on- prenait  de  la  farine  de  millet, 
bien  préférable  au  froment,  à raison  d’une  livre 
ar  personne  et  on  en  faisait  une  bouillie  que 
on  mettaiL  cuire,  gonfler  et  réduire  au  bain-marie. 
Quand  elle  avait  la  consistance  voulue,  on  la 
coupait  en  filets. 

Dans  l’est,  on  prenait  de  l’avoine  séchée  au  four 
puis  réduite  en  farine.  De  la  pâte,  on  faisait  des 
noules  qui  cuisaient  au  foyer  sous  les  cendres. 


Sergent  et.  photographe.  — Je  voudrais 
une  douzaine  de  portraits-cartes. 

— Rien,  sergent.  Les  voulez-vous  en  dégradé? 

— Ah  ! non,  alorss  ! C’est  ça  qui  ferait  mauvais 
effet  au  pays! 

* * 

Baccalaureat  pour  rire.  — Pourquoi 
René,  duc  d’Anjou,  comte  de  Provence  céda-t-il 
son  duché  à Louis  XI? 

R.  — Parce  qu’il  avait  espéré  que  le  Valois 
paierait. 

(Pour  les  cerveaux  Jents  : Levallois-Perret, 
Seine). 

RÉPONSES  A CHERCHER 

France  gastronomique.  — Quels  sont 
les  produits  alimentaires  qui  font  la  célébrité 
d’Amiens,  de  Bar-Ie-Duc,  d’Agen,  de  Caen,  de 
Ruffec,  de  Reims,  de  Commercy,  de  Dijon, 
d’Arles,  de  Troyes. 

* 

* * 

Question  de  langue  française.  — 

Qu’appelle-t-on  sculpture  chryséléphantine  ? 

* 

* * 

Question  historique.  — Qu’était-ce  que 
Geneviève  de  Brabant? 

Charade. 

Vil  et  méprisé,  mon  premier 
N’éveille  aucune  sympathie. 

Les  fleurs,  même  la  plus  jolie, 

Ne  seraient  rien  sans  mon  dernier. 

L’une  lui  doit  sa  pose  enchanteresse, 

L’autre  son  port  majestueux  ; 

Une  autre  lui  doit  sa  souplesse; 

Une  autre  son  air  gracieux. 

Mais  de  ces  fleurs  hélas  ! malgré  leurs  charmes 
Il  faut  toujours  se  défier 
Dans  leur  sein,  la  nature  a déposé  des  armes 
Qui  peuvent  cher  lecteur,  te  causer  mon  entier. 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  390. 

I.  Anagramme. 

Romain,  Marion,  Manoir,  Marino,  Maroni. 

IL  Mots  en  losange. 

R 

SOL 

SOSIE 

ROSIÈRE 

LIÈGE 

ERE 

E 

III.  Coquilles  amusantes. 

1°  Les  soucis  ont  creusé  des  rides  sur  son  front. 

2°  Ce  pauvre  garçon  est  sourd  comme  un  pot. 

3°  J'étais  rendue  apres  une  longue  course. 

4°  La  pluie  de  ce  matin  a fait  pousser  mon  oseille. 

5°  Baptiste,  vous  me  préparerez  pour  ce  soir  mon  frac 
rouge,  ma  culotte  noire,  mon  gilet  de  peau  et  mon  chapeau 
à claque. 


Le  Gérant  : Maurice  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d’adresse  doit  être  accompagnée  de  l'une  des  dernières  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-postt. 


8e  année.  — N"  392 


10  centimes 


29  août  1896. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DLS  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L'ABONNBHENT  : UN  AN,  SIX  FRANCS  Armand  COLIN  & C,e,  éditeurs  ETRANGER  : Tir.  —PARAIT CHAQUE SAMEIft 

Part  du  l«r  de  rltaquc  mois  5,  rue  de  Nlérièrcs,  Paris  I Tous  droits  réserves. 


L'ouverture  de  la  chasse 


I.E  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


438 


L’ouverture  de  la  chasse. 


Déjà  des  milliers  de  chasseurs  sont  par 
monts  et  par  vaux,  le  carnier  au  dos,  le  fusil 
sur  l’épaule,  de  fortes  chaussures  aux  pieds, 
les  jambes  serrées  dans  les  guêtres  de  cuir. 
C'est  que  la  chasse  est  un  plaisir  des  plus 
goûtés,  que  certains  même  élèvent  — ou  abais- 
sent, comme  vous  l’entendrez  — jusqu'à  la 
passion.  La  chasse  ne  fut-elle  pas  d'ailleurs 
la  première  occupation  utile  de  l’homme? 
Mais,  grands  dieux!...  que  les  temps  sont 
changés  : nos  lointains  ancêtres,  armés  de 
flèches  de  silex,  de  haches  de  pierre,  et  d’épieux 
de  bois  durci,  rapportaient  dans  leurs  cavernes 
des  rennes,  des  ours,  des  sangliers  abattus 
après  de  longs  et  dangereux  combats;  nous, 
armés  de  fusils  perfectionnés  Lefaucheux  ou 
Koke-bored,  nous  regagnons  souvent  le  logis, 
le  carnier  garni  d’un  moineau  trop  confiant, 
ou  d'un  mignon  et  imprudent  roitelet,  à moins 
que  nous  ne  rentrions...  bredouilles. 

Le  jour  de  T « ouverture  » a une  physionomie 
toute  spéciale,  qui  varie  avec  le  milieu,  le 
pays.  A Paris,  ce  sont  les  gares  envahies  dès  la 
veille,  par  des  chasseurs  élégants  — il  y a aussi 
quelques  non  moins  élégantes  chasseresses.  — 
Beaucoup  d'entre  eux,  qui  rentreront,  le  jour 
même,  emportent  cependant  des  munitions 
commes'ilspartaienten expédition  dans  le  Sou- 
dan ou  la  Numidie,  pour  y chasser  lelion.  Dans 
la  grande  banlieue  parisienne,  ce  ne  sont  que 
coups  de  fusil,  pan...  pan,  pif...  paf..,  pouf.., 
pan...!  une  odeur  do  poudre  sature  l’air...  des 
chiens,  bien  entretenus,  grassouillets,  au  poil 
luisant,  parcourent  la  campagne,  poussant  de 
longs  aboiements  après  un  gibier  fabuleux... 
un  lièvre  de  la  plaine  Saint-Denis,  par  exemple. 

Mais  le  soir,  dans  les  bosquets  des  villas,  aux 
terrasses  des  châlets  retentissent  de  longs 
éclats  de  rire.  Que  voulez-vous?  on  a toujours 
chasséles  soucis,  tué  le  temps...  et  c’est  encore  | 
la  meilleure  prise.  Ce  jour  là,  je  ne  conseillerai  | 
pas  à un  poète  d’aller  rêver  dans  les  bois,  ce.  I 
serait  imprudent. 

Mais  il  y a aussi  le  château,  la  chasse  « réser- 
vée » . Ici  tout  se  fait,  tout  doit  se  faire,  selon 
les  règles  d'un  strict  cérémonial.  Des  piqueurs  | 
en  livrée,  des  rabatteurs  habiles  mènent  sous  | 
le  plomb  meurtrier,  faisans  et  lapins  bien  ! 
élevés,  dressés  pour  se  faire  tuer.  J’ai  entendu 
appeler  cette  chasse  : « Tir  de  jardin  sur  cibles  ! 
vivantes  ! » 

Où  l'aspect  du  jour  d’ouverture  est  tout  autre , 
c’est  en  province,  je  parle  de  la  province  des  j 
guérets,  des  causses,  des  garigues,  des  monta-  i 
gnes,  où  foisonne  un  gibier  nullement  dressé  à 
se  faire  massacrer.  Là,  le  chasseur  est  vêtu  d’une  î 


blouse  ou  d’un  très  authentique  veston  de  ve- 
lours, son  fusiln’est  pointdamasquinéd’or,  c’est 
même  très  souvent  une  vieille  arme  fort  démo- 
dée, mais  dont  le  plomb  atteint  sûrement 
lièvres,  lapins  et  perdreaux  ; le  soir,  harassé 
de  fatigue,  le  chasseur  rentre  avec  un  carnier 

— vaste  sac  de  cuir  fort,  légué  de  père  en  fils 

— bien  rempli,  lourd  déplumé  et  de  poil. 

Mais  il  faut  dire  un  mot  de  gens  pour  les- 
quels il  n’y  a pas  d’ « ouverture  »,  la  chasse 
n’étant  pour  eux  jamais  fermée  : ce  sont  les 
braconniers.  Il  y en  eut  de  tout  temps  : sous  le 
règne  de  Saint  Louis,  un  seigneur,  Enguerrand 
de  Coucy,  fit  pendre  trois  jeunes  gens  qui  chas- 
saient dans  ses  bois.  Le  saint  roi,  révolté 
par  cette  cruauté,  fit  arrêter  et  condamner  le 
seigneur. 

Mais  c’est  là  un  fait  exceptionnel  : pas  plus 
que  les  nobles,  nos  rois  ne  plaisantaient  sur 
le  chapitre  de  la  chasse.  Louis  XI  lut  inflexible 
à ce  sujet,  et  les  seigneurs  eux-mêmes  eurent 
lieu  plus  d’une  fois  de  s’en  apercevoir.  Henri  IV, 
si  bienveillant  aux  petits,  « le  seul  roi  dont 
le  peuple  ait  gardé  la  mémoire  »,  Henri  IV 
porta  la  peine  de  mort  contre  tout  braconnier 
qu’on  aurait  arrêté  plusieurs  fois  chassant  la 
grosse  bête  dans  les  forêts  royales.  Et  cette 
loi  terrible  subsista  jusqu’à  Louis  XIV. 

Quant  aux  droits  féodaux  de  chasse,  les 
seigneurs  les  conservèrent  jusqu’à  la  loi  du 
A août  1780.  Depuis  cette  époque  la  chasse,  en 
France,  est  libre,  moyennant  un  permis  donl 
le  coût  est  de  28  francs. 

!..  R. 


HISTOIRE  D'UN  HONNÊTE  GARÇON 


459 


Histoire  d’un  honnête  garçon 


Jean  dormait  toujours  d'un  profond  som- 
meil. Madame  Deshêtres  l'avait  roulé  dans  un 
cMle  et  posé  sur  un  fauteuil.  Elle  avait 
déchaussé  ses  pauvres  petits  pieds  meurtris 
par  la  route  et  les  avait  enveloppés  dans  des 
flanelles  chaudes,  sans  qu’il  fît  un  mouvement. 
Et  sa  mère  qui,  la  veille  encore,  n’aurait 
jamais  cru  possible  quelle  pût  confier  son 
enfant  à n'importe  qui,  était  partie  tranquille, 
bien  sûre  qu'il  était  entre  bonnes  mains. 

M.  Deshêtres  accordait  son  pas  sur  celui  de 
la  veuve,  ne  sachant  pas  au  juste  où  elle  le 
conduisait.  11  fut  tout  surpris  de  la  voir  s'en- 
gager sous  la  voûte  d’une  grande  et  belle  maison, 
d'apparence  tranquillement  confortable,  dont 
une  grosse  boule  lumineuse  éclairait  l’entrée. 

— Nous  occupions  un  petit  logement  dans  le 
bâtiment  de  derrière,  expliqua- t-elle  pour 
répondre  au  geste  d'étonnement  qu’il  n'avait 
pu  retenir. 

Dans  la  loge,  la  concierge  semblait  en  grande 
explication  avec  une  femme  d une  quarantaine 
d'années  ayant  le  costume  et  les  allures  d'une 
ouvrière  à la  journée. 

— Bonsoir,  dit  d'un  air  peu  aimable  le  dessi- 
nateur en  entrant;  laquelle  de  vous  deux  est  la 
concierge,  s'il  vous  plaît,  mesdames  ? 

— C’est  moi,  monsieur,  dit  la  plus  âgée. 

— Très  bien;  pouvez-vous  me  dire,  en  ce 
cas,  ce  que  sont  devenus  les  meubles  et  les 
effets  de  madame? 

— Ils  sont  à l’abri,  monsieur;  un  locataire  de 
la  maison  a bien  voulu  les  laisser  mettre  dans 
sa  remise. 

— Probablement  quand  ils  ont  eu  le  temps 
d'être  mouillés  et  couverts  de  neige.  Savez- 
vous  que  vous  avez  fait  là  une  chose  tout  à fait 
irrégulière  et  que  M”  Harivel  serait  parfaite- 
ment en  droit  de  vous  faire  un  procès  et 
d’exiger  des  dommages-intérêts?  Comment! 
de  votre  propre  chef,  non  seulement  vous 
l’expulsez,  mais  encore  vous  sortez  tout  de  chez 
elle  sans  même  accomplir  la  simple  formalité 
de  lui  donner  congé. 

— Je  lui  en  avais  parlé  la  semaine  dernière, 
hasarda  la  concierge;  elle  n’aura  pas  fait 
attention. 

— La  semaine  dernière,  c’était  trop  tard,  vous 
le  savez  mieux  que  personne. 

— Je  ne  suis  pas  la  maîtresse,  moi,  je  fais  ce 
qu’on  me  dit. 

— Même  des  choses  qui  peuvent  vous 
conduire  devant  les  tribunaux.  Si  vous  aviez 
cru  madame  capable  de  se  rebiffer,  vous  y 


auriez  regardé  à deux  fois.  Il  faut  être  vrai- 
ment lâche  pour  s'attaquer  ù qui  ne  peut  ou 
n’ose  se  défendre. 

— Pour  sur,  affirma  l’ouvrière  à qui  la  langue 
démangeait.  Seulement,  voilà  : madame  s'est 
mis  en  tête  de  ne  plus  avoir  d'ouvriers  dans  sa 
maison  et  elle  saisit  toutes  les  occasions  de  les 
mettre  dehors. 

— A quatre  cent  cinquante  francs,  elle  n’a 
cependant  pas  la  prétention  d'y  loger  des  agents 
de  change  ! 

— C'est  sur  la  seconde  cour  seulement  qu’il 
y a des  petits  loyers,  répliqua  vivement  la 
concierge  désireuse  de  ne  pas  voir  déprécier 
l'immeuble  confié  à sa  garde.  Sur  le  devant  les 
appartements  vont  jusqu'à  deux  mille.  Madame 
veut  réunir  ees  petits  logements  deux  à deux 
pour  les  louer  plus  cher;  et  comme  celui  qui 
est  en  face  de  la  femme  Harivel  était  justement 
libre... 

— Elle  n'a  pas  hésité  à compromettre  la 
santé,  la  vie  même  de  deux  malheureux  pour 
satisfaire  plus  tôt  sa  fantaisie... 

Monsieur  Deshêtres  écrivit  quelques  mots  sur 
une  page  blanche  de  son  portefeuille,  puis  la 
détacha  et  la  donna  à la  concierge. 

— Vous  remettrez  ceci  a votre  propriétaire 
et  vous  lui  direz  que  j'attendrai  sa  réponse 
jusqu'à  midi.  Elle  doit  bien  savoir  qu’elle  s’est 
mise  dans  un  mauvais  cas;  si  elle  ne  fait 
remettre  à M”  Harivel,  non  seulement  la 
modique  somme,  qui  lui  a été  versée  ce  matin, 
mais  encore  le  montant  d'un  terme,  à titred'in- 
demnité,  je  mets  l'affaire  entre  les  mains  de  la 
justice  et  nous  verrons  qui  aura  raison. 

Pendant  ce  discours  comminatoire,  l’ouvrière 
examinait  l'habillement  d’Eugénie. 

— Mais,  ma  pauvre  femme,  lui  lit-elle  remar- 
quer, vous  n'avez  presque  rien  sur  le  dos,  vous 
dei’ez  être  gelée;  et  puis,  vous  êtes  partie  en 
espadrilles  ce  matin  et  vous  ne  vous  apercevez 
pas  que  vous  êtes  quasiment  nu-pieds.  Vous 
ne  pouvez  pas  rester  comme  cela. 

— C'est  vrai,  Estelle,  balbutia  timidement  la 
veuve;  seulement,  je  11e  sais  pas  si  je  peux 
prendre  mes  affaires. 

— Et  pourquoi  done  que  vous  ne  le  pourriez 
pas?  fit  Estelle  Lenoir  d'un  ton  tranchant.  Ce 
serait  drôle  tout  de  même.  Venez  avec  moi;  je 
vois  de  la  lumière  dans  la  remise,  le  concierge 
doit  y être  encore. 

Dès  le  seuil,  Eugénie  s'arrêta  consternée  à la 
vue  de  son  mobilier  et  de  ses  effets  entassés 
en  désordre,  mouillés,  salis  Puis,  avec  une 


i Voir  lo  n»  391  du  Petit  Français  illustré , p.  432. 


4G0 


LE  PETIT  FRAN'ÇA  IS  ILLUSTRÉ 


triste  résignation,  elle  se  mit  à fouiller,  de-ci 
de-là,  pour  trouver  co  qui  lui  était  nécessaire. 
Et  quand,  aidée  de  l’ouvrière,  elle  eut  fait 
un  petit  paquet  des  choses  les  plus  urgentes, 
elle  demeura  encore  un  moment  à contempler 
son  désastre,  et  des  larmes  silencieuses  cou- 
lèrent de  ses  yeux. 

Ainsi  donc,' c’était  vrai...  Ce  petit  logement 
où  elle  était  entrée,  dans  sa  blanche  toilette  de 
noces,  au  bras  d’un  mari  qu’elle  aimait...  cette 
chambre  qui  avait  reçu  le  premier  vagissement 
de  son  fils  et  le  dernier  soupir  du  vaillant 
compagnon  qu'elle  avait  choisi...  ce  coin  béni 
qui  lui  tenait  par  toutes  les  libres  parce  qu’il 
avait  été  le  témoin  de  ses  joies  les  plus  grandes 
et  de  ses  larmes  les  plus  amères...  elle  n’y 
rentrerait  plus...  et  ce  n’était  pas  un  affreux 
cauchemar  ! 

Mais  à ces  larmes  de  cuisant  regret  se  mêlè- 
rent vite  des  larmes  de  reconnaissance  pour 
ceux  qui  les  avaient  retenus,  elle  et  son  enfant, 
au  bord  de  l'abîme  où  ils  allaient  rouler.  La 
terrible  épreuve  qu’elle  venait  de  traverser  lui 
apprenait,  du  moins,  que  ce  grand  Paris,  à la 
fois  cruel  et  miséricordieux,  possède  un  anti- 
dote pour  toutes  les  détresses  qu'il  cause. 

A Cendrillon. 

— Venez  demain  vers  une  heure,  avait  dit 
M“  Desliètres  àEugénie  en  prenant  congé  d’elle. 
D’ici  là  je  vais  réfléchir  à quoi  je  puis  vous 
être  utile. 

A une  heure  exactement,  la  veuve  et  son  en- 
fant sonnaient  à la  porte  du  dessinateur.  On 
achevait  de  déjeuner,  le  dessert  était  encore 
sur  la  table.  Sans  rien  dire,  la  petite  Régine 
descendit  de  la  haute  chaise  où  elle  était  per- 
chée, alla  au  buffet  et  en  tira  une  assiette  qu’elle 
présenta  à sa  mère. 

— Donne  des  confitures  d'abricot  au  « gar- 
çon »,  maman,  dit-elle  gentiment. 

L’assiette  garnie,  elle  la  posa  devant  Jean 
après  y avoir  ajouté  une  demi-douzaine  de 
biscuits  anglais. 

— Mange  « garçon  »,  dit-elle  avec  un  affec- 
tueux sourire. 

Le  « garçon  » servi,  elle  s’occupa  de  la  mère. 

Elle  prit  une  tasse,  y mit  du  sucre,  la  fit 
remplir  de  café,  puis  l'offrit  à Eugénie. 

— Bois,  madame,  ça  va  bien  te  réchauffer. 

La  fillette  faisait  son  petit  ménage,  à pas 

menus,  sans  bruit,  un  sourire  aimable  éclai- 
rant sa  figure.  La  veuve,  qui  pourtant  n’était 
pas  bavarde  et  qu’une  excessive  timidité  em- 
pêchait souvent  d'exprimer  sa  pensée,  ne  put 
se  défendre  de  faire  cette  réflexion  : 

— Oh!  le  bon  petit  cœur...!  la  jolie  mi- 
gnonne...! Qu’on  doit  être  heureux  d’avoir  une 
petite  fille  aussi  gentille! 


Madame  Desliètres  avait  saisi  l’enfant  dans 
ses  bras,  et,  des  larmes  d’attendrissement  rem- 
plissant ses  yeux,  elle  la  couvrait  de  baisers. 

— C’est,  vrai  que  c’est  un  trésor,  cette  Régi- 
nette  chérie...!  aussi  comme  on  l’aime! 

Jean  était  naturellement  discret,  mais  la  dis- 
crétion d'un  marmot  de  sept  ans  ne  tient  guère 
devant  une  assiette  de  confitures  d'abricot, 
surtout  quand  ledit  marmot  a déjeuné  d’une 
tartine  de  pâté  de  foie  arrosée  d’un  verre  d’eau; 
il  fit  donc  honneur  au  dessert  de  Régine.  Mais, 
de  temps  en  temps,  il  s’arrêtait  la  bouche 
ouverte,  la  cuiller  restée  en  route,  admirant  la 
petite  fée  souriante  qui  allait  et  venait  par  la 
pièce  avec  l’agilité  d’un  oiseau.  Et  tout  ce  que 
Régine  dit  et  fit  ce  jour-là,  le  moindre  de  ses 
gestes,  la  plus  indifférente  de  ses  paroles  res- 
tèrent gravées  dans  la  cervelle  du  « garçon  », 
au  point  que,  vingt  ans  après,  il  pouvait  les 
répéter  sans  une  hésitation  ni  une  lacune. 

Pendant  ce  temps,  M"  Deshêtres  se  disposait 
pour  sortir. 

— Allons,  en  route,  dit-elle  à Eugénie  quand 
elle  fut  prête.  Je  vais  vous  conduire  chez  une 
amie  de  ma  mère,  patronne  d’une  maison  de 
blanc...  Cendrillon,  rue  de  Lafayette.  Je  n’ose 
pas  vous  affirmer  qu'elle  vous  donnera  immé- 
diatement du  travail,  mais  j’espère  que,  sur  ma 
recommandation,  elle  se  souviendra  de  vous 
le  jour  où  elle  aura  besoin  d’une  ouvrière  de 
supplément. 

— Oh!  madame,  comment  pourrais-je  jamais 
vous  remercier,  balbutia  Eugénie  confuse  de 
tant  de  bienveillance. 

— Ne  me  remerciez  pas,  répondit  Mm*  Deshê- 
tres. Ce  que  je  fais  pour  vous,  c’est  un  place- 
ment à gros  intérêts.  Le  bien  que  nous  faisons 
aux  petits  des  autres  est  rendu  en  bonheur  à 
nos  propres  enfants. 

C'était  un  joli  magasin  que  Cendrillon  : 
l’agencement  en  était  irréprochable,  les  étalages 
coquets  et  pleins  de  goût. 

Toujours  en  éveil,  l’œil  au  guet,  M.  Thourger, 
le  patron,  se  tenait  à la  caisse  pendant  que  sa 
femme  allait  et  venait  parla  boutique,  surveil- 
lant les  demoiselles,  décidant  un  acheteur 
hésitant,  faisant  ranger  le  déplié  à mesure  qu’il 
devenait  inutile,  tenant  tout,  personnel  et 
marchandises,  dans  un  ordre  parfait. 

C’était  une  femme  d’une  cinquantaine  d’an- 
nées, alerte  et  bien  portante.  Si  son  allure,  son 
ton,  ses  manières  trahissaient  une  certaine 
brusquerie,  plus  affectée  encore  que  réelle,  son 
œil,  très  bon,  corrigeait  et  au  delà  ce  que  la 
première  impression  pouvait  avoir  d’inquié- 
tant. Elle  aimait  à faire  le  bien,  cela  se  voyait, 
mais  elle  le  faisait  en  grondant. 

Après-  un  bonjour  rapidement  échangé,  la 
femme  du  dessinateur  présenta  sa  requête, 
requête  qui,  il  faut  en  convenir,  ne  fut  pas 


HISTOIRE  D'IN  HONNÊTE  GARÇON 


461 


accueillie  avec  un  bien  vif  enthousiasme. 

— Ah  oui!  de  l’ouvrage!  avec  cela  que  le 
commerce  va  si  bien  et  que  les  commandes 
abondent  ! 

C'était  encore  une  des  idées  de  M™  Thourger 
que  de  prétendre  que  le  commerce  ne  mar- 
chait pas.  Cependant,  les  demoiselles  étaient, 
toujours  occupées  à servir  quelque  client;  et 
les  monceaux  de  travail  entassés  devant  la 
coupeuse,  dont  les  grands  ciseaux  grinçaient 
sans  relâche,  ne  prouvaient  pas  que  la  com- 
mande fût  si  nulle. 

La  jeune  femme 
laissa  passer  sans 
mot  dire,  la  bou- 
tade ordinaire  de 
sa  vieille  amie. 

— Ah!  mapauvre 

femme,  continua 
M”  Thourger  en  se 
tournant  vers  Eu- 
génie, vous  tombez, 
dans  un  joli  mo- 
ment! il  n’y  a pour 
ainsi  dire  rien  à 
faire,  et  on  ne  peut 
pas  venir  a bout 
de  faire  rentrer  le 
peu  de  travail  qui 
est  dehors.  Car, 
ma  parole,  les  ou- 
vrières sont  éton- 
nantes ! elles  se 
plaignent  de  n’a- 
voir point  d'ou- 
vrage et  ne  font 
point  Celui  qu'on  elle  posa  l'assiette 

leur  donne...  Te- 
nez, en  ce  moment,  je  suis  en  train  de  perdre 
une  commande...  une  petite  commande,  c’est, 
vrai...  mais  très  avantageuse,  par  la  faute...  Et 
bien,  et  ces  matinées?  demanda-t-elle  vivement, 
à une  petite  apprentie  qui  rentrait  à ce  mo- 
ment. 

— Elles  ue  peuvent  pas  être  prêtes  à temps, 
madame,  c’est  impossible. 

— \!“  Irma  n'y  a pas  encore  touché,  je  suis 
sûre? 

— Non,  madame;  elle  n’avait  pas  compris 
que  cela  pressait.  Elle  pensait  que  vous  n’en 
aviez  besoin  que  pour  l’exposition  de  mars, 
parce  que  des  matinées  de  batiste  ne  sont  pas 
de  vente  en  hiver,  Jl"*  Irma... 

— M"-  Irma  est  une  imbécile  ! Est-ce  que  je 
lui  demande  ses  réflexions?  Comment!  voilà 
des  matinées  qui  doivent  partir  à La  Havane 
la  semaine  prochaine  et  elle  trouve  que  c’est 
assez  tôt  de  les  livrer  en  mars... 

Puis,  s'adressant  à la  veuve  : 

— Vous  savez  faire  la  matinée? 


| — Oh  oui  ! Madame. 

— « Oh  oui  ! madame  ! » reprit  la  patronne  de 
CendnUun  en  imitant  le  ton  d’Eugénie.  Ne 

I répondez  donc  pas  comme  une  linotte  sans 
savoir  de  quoi  il  s’agit.  Je  ne  vous  parle  pas  de 
| ces  matinées  qu'on  vend  trois  francs  cinquante 
j toutes  faites  : il  me  faut  du  travail  irrépro- 
[ diable...  tout  ce  qu'il  y a de  fini  et  de  soigné... 
Vous  comprenez  ? 

— lai  toujours  fait  la  commande,  ma- 
i dame,  jamais  le  vendu  tout  fait. 

— Pour  quelles 
maisons  avez-vous 
travaillé? 

— Depuis  huit 
ans  je  travaillais 
pour  la  « Comète», 
rue  Croix -des -Pe- 
tits-Champs. 

— C’est  une 
bonne  maison  ; 
pourquoi  l'avez- 
vous  quittée? 

— Pendant  la 
maladie  de  mon 
mari,  j’ai  été  obli- 
gée de  renvoyer 
plusieurs  fois  du 
travail  inachevé... 
ils  se  sont  fâchés... 
cela  se  comprend; 
et  je  n'ai  plus  osé 
y retourner. 

— Céline  ! appela 
la  patronne. 
L’apprentie  s’a- 

garnie  devant  Jeau  Vança,  la  bouche 

encore  pleine  des 
! amandes  quelle  croquait  derrière  le  comptoir. 

I — Tu  vas  retourner  chez  M"*  Irma  chercher 
I étoffe,  garnitures,  tout  enfin...  Et  tu  profiteras 
i de.  l'occasion  pour  liquider  les  gourmandises 
que  tu  caches  dans  ta  poche  : tu  sais  que  je 
j n’aime  pas  qu'on  mange  au  magasin. 

Se  tournant  vers  M“  Harivel  : 

— Vous  serez  ici  demain  matin  à huit  heures. 
Eugénie  balbutia  que...  ce  serait  peut-être 
difficile,  à cause  de...  Tout-Petit. 

— Tout-Petit...  (jui  çà,  Tout-Petit?  ce  grand 
garçon-là?  Il  ne  va  donc  pas  à l’école? 

— Il  y allait,  madame...  Mais  il  n'y  est  pas 
retourné  depuis.  . depuis... 

La  pauvre  femme  sentait  toujours  sa  voix 
s’étrangler  quand  elle  faisait  allusion  au  terrible 
malheur  qui  l'avait  frappée. 

— Je  l'y  reconduirai,  reprit-elle  en  s'excusant, 
mais  demain...  c'est  bien  bref...  je  n'ai  per- 
sonne àqui  le  confier...,  je  ne  sais  même  pas  où 
le  laisser,  puisque  nous  n'avons  pas  de  logis. 
(A  suivre .)_  J.  L. 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


402 


Les  fêtes  foraines  ( suite )'. 


Beaucoup  de  jeux  attrayants  peuvent  à bon 
droit  séduire  et  captiver  nos  jeunes  amis.  Ils 
feront  volontiers  une  partie  de  massacre  pour 
exercer  leur  adresse  en  lançant  des  balles 
sur  d’horribles  pantins;  ils  monteront  avec 
plaisir  sur  les  chevaux  de  bois  au  son  d'une 
musique  entraînante;  ils  pourront  sans  dan- 
ger se  balancer  dans  les  escarpollettes,  mon- 
ter dans  les  ballons  que  met  en  mouvement 
une  énorme  roue,  faire  un  voyage  dans  les 
Montagnes  russes  ou  même  accepter,  si 
leurs  parents  y consentent,  une  traversée  en 
chemin  de  fer  aérien  — à la  condition  tou- 
tefois d'être  soigneusement  attachés  sur  la 
sellette. 

Un  spectacle  à recommander  aux  enfants 
est  le  Cirque  Corvi,  avec  ses  chiens  savants  et 
les.  jolis  singes  si  amusants  qui  apparaissent  à 
table  d’hôte,  gravement  assis  et  mangeant 
comme  des  personnes  raisonnables  les  biscuits 
que  leur  apporte  un  petit  cuisinier  des  plus 
comiques,  il  ne  faut  pas  dédaigner  non  plus  le 
Musée  de  cire  où  se  rencontrent  les  person- 
nagesles  plus  importants  de  l’Histoire  ancienne 
et  moderne  ; rien  n’est  plus  à propos  pour  réca- 
pituler ce  que  l’on  a appris  à l'école.  Enfin,  au 
point  de  vue  de  l’enseignement  de  l’Histoire 
Sainte  comme  pour  le  simple  plaisir  des  yeux, 
on  peut  sans  hésitation  entrer  chez  Lauret,  qui 
représente  d’une  manière  très  solennelle  les 
scènes  de  la  Vie  du  Christ,  depuis  la  Crèche  et 
l’Adoration  des  Mages  jusqu’à  la  Passion,  au 
Crucifîment  et  à la  Résurrection.  Ces  tableaux 
vivants,  qui  ne  manquent  pas  d’un  certain  sens 
artistique,  ont  été  composés  d'après  des  toiles 
célèbres  de  musée,  et  les  maîtres  dont  on 
s’est  inspiré  sont  : Rubens,  Paul  Véronèse, 
Le  Tintoret,  le  Poussin,  Delacroix,  Olivier 
Merson,  etc. 

Parmi  les  étalages  en  plein  vent  auxquels  il 
est  très  divertissant  de  s’arrêter,  il  faut  citer  le 
comptoir  de  Jean-Pierre,  le  marchand' de  pain 
d’épices  connu  depuis  plus  de  trente  ans  sur 
toutes  les  places  de  fête.  Ce  brave  homme 
attire  les  regards  par  un  accoutrement  bizarre 
de  paysan  normand  : gilet  court,  faux-col  aux 
longues  pointes,  casquette  fantastique...  à 
moins  qu’il  ne  lui  plaise  de  s’affubler  d’un  vieil 
habit  Empire  en  velours  d’Utrecht,  cela  fait,  il 
appelle  la  clientèle  en  proposant  de  longues 
palettes  de  bois  couvertes  de  numéros  qui 
tiennent  lieu  de  billets  de  loterie  et  donnent 
droit  à gagner  un  immense  pavé  de  pain 
d’épices.  Si  par  hasard  le  public  fait  la  sourde 


! oreille,  il  a un  moyen  personnel  et  infaillible 
de  le  retenir  et  de  le  charmer  ; il  attrape  une 
, ligne  à pêcher,  y suspend  une  bouchée  de 
nonnette  et  la  promène  gravement  au-dessus 
des  badauds  ébahis  ; les  gamins  comprennent 
aussitôt  le  jeu  et  se  précipitent  bouche  béante 
pour  happer  ce  hameçon  d’un  nouveau  genre. 
Aussi  Jean-Pierre  ne  manque  pas  d’acheteurs  : 
le  soldat  qui  flâne,  le  brave  ouvrier  qui  sort 
de  l'usine  sa  journée  terminée,  et  les  petits 
enfants  qui  reviennent  de  l’école  panier  au 
bras  se  pressent  autour  de  lui  afin  d'écouter 
| son  mirifique  boniment. 

Les  jeunes  garçons  qui  s’intéressent  à la 
gymnastique  et  aux  exercices  de  force  ne 
manqueront  pas  d'aller  voir  les  lutteurs  qui 
remettent  en  honneur  les  jeux  de  la  Grèce 
antique;  sûrs  de  leur  vigueur,  pleins  de 
souplesse,  ils  combattent  tour  à tour  sans  se 
faire  de  mal,  en  cherchant  simplement  à se 
renverser  l’un  l’autre.  Et  lorsque  les  épaules 
de  l’un  d’eux  ont  touché  le  sol,  on  le  déclare 
vaincu. 

Quelquefois  ils  offrent  au  public  de  prendre 
part  à leurs  jeux  et  invitent  un  amateur  à 
venir  se  mesurer  avec  eux.  Il  n'est  pas  rare,  en 
pareil  cas,  de  voir  quelque  solide  ouvrier 
accepter  le  défi  et  bien  que  le  lutteur  de  profes- 
sion le  regarde  d’un  air  fort  méprisant,  il  entre 
dans  l’arène  encouragé  par  les  bravos  de  ses 
camarades.  Peut-être  sera-t-il  vainqueur,  car 
sa  tâche  journalière  est  rude  et  ses  muscles 
d’acier  sont  habitués  à de  vigoureux  efforts; 
ce  sera  pour  lui  un  véritable  triomphe,  car  la 
foule  aime  la  crânerie  et  l’inattendu. 

Si  la  fête  de  Neuilly  est  bien  celle  des  enfants, 
par  les  nombreuses  et  intéressantes  attractions 
qu’elle  leur  fournit,  il  en  est  une  autre  qui 
convient  merveilleusement  aux  artistes,  ces 
grands  enfants,  par  ses  qualités  de  pittoresque, 
d’imprévu,  par  l'entassement  hétéroclite  de 
ses  marchandises,  par  l’incroyable  mouvement 
d’animation  qui  y règne.  Nous  voulons  parler 
de  laFoire  aux  jambons,  qui  alieu  les  premiers 
jours  de  la  semaine  sainte  et  se  termine  natu- 
rellement le  vendredi.  On  peut  la  voir  sous 
deux  aspects  différents.  Les  gens  pratiques, 
petits  bourgeois  ou  ménagères  prévoyantes, 
iront  seulement  dans  une  vaste  allée  située 
boulevard  Richard-Lenoir,  réservée  au  com- 
merce de  la  charcuterie  et  composée  unique- 
ment de  baraques  où  se  vendent  les  saucissons 
de  Lyon,  les  jambons  d’York  et  les  mortadelles 
de  Bologne.  C’est  certainement  intéressant  au 


1.  Voirie  n°  301  du  Petit  Français  illustré , p.  450. 


LES  FETES  FORAINES 


403 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


4M 


point  de  vue  gastronomique,  mais  c'est  un 
peu  uniforme,  et,  comme  l’a  dit  Boileau  : 

■ « L’ennui  naquit  un  jour  de  ['uniformité.  » 

Il  est  beaucoup  plus  drôle  d’aller  voir  le  long 
du  canal  Saint-Martin  la  partie  où  Ton  rencontre 
de  tout  excepté  du  jambon.  Ce  sont  des  étalages 
de  « brocante  »,  clous,  serrures,  ferrailles, 
chiffons,  rubans,  fourrures,  poteries,  vaisselle 
dépareillée,  outils  hors  d’usage,  cuivres  bos- 
sues, animaux  empaillés,  vieux  meubles,  cartes 
d’échantillons  ayant  fait  leur  temps  chez  les 
commissionnaires  en  marchandises,  costumes 
défraîchis,  tableaux  crevés,  statues  en  mor- 
ceaux; on  y voit  de  tout  depuis  des  paquets 
d’aiguilles  vendus  dans  un  parapluie  retourné, 
jusqu'à  des  installations  complètes  de  maga- 
sins, échouées  sur  ce  singulier  marché  après 
faillite  faite.  Au  milieu  d’un  amas  de  choses 
innommables,  vieux  corsets,  savons  de  Mar- 
seille, boites  de  sardines  ou  gants  de  soirée,  les 


artistes  fureteurs  savent  qu'ils  peuvent  décou- 
vrir quelque  bibelot  ancien  qui  leur  servira  de 
modèle  pour  une  nature-morte  ou  qui  contri- 
buera à la  décoration  de  leur  atelier;  aussi  les 
peintres  et  les  sculpteurs  ne  manquent-ils 
jamais  de  se  rendre  à la  Foire  aux  jambons, 
certains  d’y  faire  quelque  trouvaille  précieuse; 
les  mondains  qui  ont  le  goût  de  la  curiosité 
commencent  à connaître  aussi  la  ressource  de 
ces  bizarres  exhibitions  et  ils  s’y  rendent  « en 
bande  »,  comme  à une  partie  de  plaisir.  Mais  il 
faut  se  méfier  du  vieux-neuf,  de  l’habile  contre- 
façon de  l’antique,  carie  vénérable  marchand  à 
lunettes,  assis  indifféremment  au  pied  d’un 
arbre,  guette  du  coin  de  l’œil  les  riches  ama- 
teurs et  il  ne  se  fera  aucun  scrupule  de  leur 
vendre  très  cher  un  étain  de  1607  gravé  la 
semaine  dernière  ou  un  brasero  espagnol  du 
xv*  siècle  en  cuivre  rouge  repoussé,  dû  à l’ingé- 
nieuse fabrication  d’un  vulgaire  chaudronnier 
de  Montmartre.  iM.  H. 


Comment  on  fait  un  numéro  du  Petit  Français  (smV. 


C’est  par  ce  lil  que  le  courant  s’échappe  de  la 
cuve  et  revient  à la  machine  qui  Ta  produit. 
Si  nous  suspendons  au  fil  de  sortie  un  objet 
quelconque,  pourvu  qu’il  soit  conducteur  de 
l’électricité,  c'est-à-dire  qu'il  ne  s’oppose  pas  à 
son  passage,  il  est  évident  que  le  cuivre  de  la 
cuve  étant  emporté  dans  le  sens  du  courant 
viendra  se  déposer  sur  l’objet  placé  à la  sortie, 
et  l’objet  recevra  ainsi  un  dépôt  de  cuivre 
d’autant  plus  épais  que  le  courant  passera  plus 
longtemps  dans  le  sulfate  de  cuivre. 

11  me  semble  qu’il  n’y  a rien  là  qui  soit  diffi- 
cile à comprendre  : l’électricité  arrive  dans  le 
sulfate  de  cuivre,  le  traverse,  prend  le  cuivre 
en  passant  et  va  le  déposer  à la  sortie  sur 
l’objet  qui  s’y  trouve. . 

Ceci  étant  bien  compris,  voyons  ce  que  fait  le 
clieheur  : il  prend  la  planche  gravée,  de  bois 
ou  de  zinc,  presse  fortement  contre  elle  de  la 
cire;  celle-ci  pénètre  dans  toutes  les  tailles,  dans 
tous  les  creux,  si  bien  que  quand  on  sépare  la 
cire  de  la  planche  gravée,  elle  présente  en 
relief  tout  ce  qui  est  en  creux  sur  la  planche,  et 
en  creux  ce  qui  est  en  relief.  En  d’autres  termes 
la  cire  forme  un  moule  de  la  planche  gravée. 

Ce  moule  étant  saupoudré  de  mine  de  plomb 
pour  le  rendre  conducteur,  on  le  suspend  au 
fil  de  sortie  dans  une  cuve  de  sulfate  de  cuivre 
traversée  par  un  courant  électrique.  Le  cuivre 
vient,  comme  nous  l’avons  dit,  se  déposer  sur 
le  moule  où  il  forme  bientôt  une  couche  de 


i ou  2 millimètres  d’épaisseur,  et  qui,  naturel- 
lement, présente  en  relief  tous  les  creux  du 
moule.  C'est-à-dire  que  la  plaque  de  cuivre 
ainsi  formée  est  la  reproduction  exacte  et  fidèle 
de  la  planche  de  bois  ou  de  zinc  telle  qu’elle  est 
sortie  des  mains  du  graveur. 

On  n’a  plus  qu'à  couler  derrière  cette  mince 
plaque  de  cuivre  un  peu  d’alliage  d’imprimerie 
pour  augmenter  sa  solidité,  puis  on  la  cloue 
sur  du  bois,  afin  de  lui  donner  l’épaisseur 
convenable,  et  on  a ainsi  un  cliché  de  cuivre 
qui,  beaucoup  plus  dur  que  la  plaque  gravée 
de  bois  ou  de  zinc,  peut  servir  à tirer  des  mil- 
liers et  des  milliers  d’exemplaires.  Et  puis,  s’il 
s’use,  ce  qui  arrive  fatalement  car  tout  s'use  en 
ce  monde,  le  mal  n’est  pas  grand,  car  le  bois 
et  le  zinc  primitifs  sont  toujours  là  et  on  n’a 
qu’à  les  confier  au  clieheur  pour  qu’il  refasse 
un  nouveau  cliché.  , 

Pendant  que  s'opèrent  toutes  ces  manipula- 
tions, le  manuscrit  est  envoyé  à la  composition, 
c'est-à-dire  chez  l’imprimeur.  Nous  ne  revien- 
drons pas  sur  la  description  des  manipulations 
qui  s’opèrent  à l’imprimerie.  Le  Petit  Français 
a déjà  publié  autrefois  toute  une  série  d'articles 
sur  ce  sujet  et  nous  ne  voudrions  pas  faire 
double  emploi. 

Rappelons  seulement  que  certains  ouvriers 
ayant  devant  eux  des  cases  ou  casses  contenant 
des  caractères  mobiles,  composent  le  texte 


1.  Voir  le  n°  391  du  Petit  Français  illustré,  p.  -446. 


COMMENT  ON  FAIT  UN  NUMÉRO  DU  PETIT  FRANÇAIS 


465 


i__n 


@|  @i 


21 


t| 

Z 

i 

e 


manuscrit  en  plaçant  les  uns  a côté  des  autres  et 
à l'envers  les  caractères  appropriés.  Après  quoi 
un  passe  un  rouleau  d'encre  sur  la  composition. 
IlettresITêsIprennent  l’encre  et  en  pressant  sur 
elles  une  feuillede  papier  on  obtient  une  épreuve 
que  l’on  envoie  aussitôt  à Fauteur,  alin  que,  s’il 
y a lieu,  il  fasse  les  corrections  nécessaires. 

Messieurs  les  ouvriers  imprimeurs  vont  très 
vite,  ce  qui  est  une  qualité  et  ils  prennent  sans 
regarder,  dans  les  cases  qui  sont  devant  eux, 
et  do@t  ils  ont  une  gragde  habitude,  les  lettres 
dont  ils  ont  besoin.  Or  s'ils  se  trompent  de 
case,  ou  bien  si  la  case  renferme  une  lettre 
étrangère  qui  s’y  est  fourvoyée  par  mégarde,  il 
peut  arriver  et  il  arrive  que  l’épreuijve  présente 
des  incorrections  variées  qu'en  terme  d'impri- 
merie on  appelle  des  coquilles.  Les  coquilles 
sont  parfois  bien  amus.mtes  on  bien  étranges. 
voiéï  une  prise  daili 


une  prise  ( 


fis  un  roman  éôntem 


kpan 

coul 


En  v 
porain. 

« A l'aspect  du  visiteur,  le  père  Isaac  ôta 
poliment  sa  culotte  » (au  lieu  de  calotte). 

En  voulez- vous  une  autre'? 

» Le  sergent  est  un  animal  venimeux  » (au 
lieu  du  serpent). 

« Pierre  tomba  la  bête  la  première  dans  le 
veau  » au  lieu  de  « tomba  la  tête  la  première 
dans  le  seau  ». 

« Ma  petite  cousine  Lucie  est  une  bonne 
camarde  (pouiVamarade). 

On  pourrait  multiplier  à l'infini  les  exemples 
de  coquilles  fameuses. 

Mais  quelle  que  soit  1 origine  de  l’erreur 
lïmprimeur[iIfautqu’on  la  corrige  et  c’est  pour) 
(commisejqu'on  doive  l'attribuer  à l’auteur  ou  à 
cela  qu’on  expédie  l’épreuve  à l'auteur,  qui  fait 
de  son  mieux  pour  rétablir  les  choses  confor- 
mément aux  règles  du  bon  sens  et  de  la 
correction  gramma/icale 
Cela  fait,  il  renvoie  l’épreuve  corrigée  à 
tïmprimerie.  ou  fort  heureusement  se  trouve 
un  correcteur  attitré  chargé  de  revoir,  non  pas 
le  style,  les  auteurj  étant  très  chatouilleux  fur 
ce  point,  mais  les  fautes  d'orthographe,  les 
coquilles  et  autres  irrégularités  typographiques 
nui  ont  échappé  à Fauteur  et  Dieu  sait  s'il  y 
en  a ! 

Les  auteurs  n'ont  pas,  a mon  avis,  assez  de 
reconnaissance  pour  ce  modeste  fonctionnaire 
qu'on  il om me  le  Correcteur  et  qui  leur  évite 
très  souvent  le  désagrément  de  rencontrer  une 
lourde  et  exliilaraiitejcoquille  au  milieu  d’une 
solennelle  et  pathétique  tirade  sur  laquelle  ils 
comptaient  pour  arracher  d'abondantes  larmes 
au  lecteur  attendri  : 

« Viens,  mon'  fils  ! Viens  mon  sang  ' Viens 
réparer  ma  montre!  Viens  me  manger!  !!  » 

Vous  voyez  d’ici  l’effet  produit 

L’épreuve  est  donc  corrigée,  Fauteur  a 
donné  son  « bon  à tirer  » e’est-a-dire  qu’il 


autorise  l’imprimeur  à imprimer  son  texte.  Q H 
Il  s'agit  maintenant  de  chercher  à utiliser 
tous  les  matériaux  dont  on  dispose  de  façon  à 
constituer  un  numéro  varié,  amusant,  instruc- 
tif et  ayant  un  (aspect)  agréable.  11  s’agit  de(w 
disposer  les  illustrations  dans  le  corps  du 
journal  de  façon  quelles  soient  bien  à leur 
place  et  autant  que  possible  uniformément 
distribuées.  Il  ne  faudrait  pas,  par  exemple, 
que  certaines  pages  regorgeassent  d’illustra- 
tions tandis  que  les  pages  voisines  en  seraient 
totalement  dépourvues.  Il  en  résulterait  [njù]  U] 
manque  d’équilibre  fâcheux.  Le  journal  « n’au- 
ifjit  pas  d'œil  ».  11  s'agit,  en  d’autres  termes,  63 1 
de  « mettre  le  numéro  en  pages  ».  ou 

C'est  ici  qu’interjjennent  l’esprit  débrouil-  vj  '9| 
lard,  l’ingéniosité  et  le  goût  de  l’employé 
chargé  de  cette  opération  délicate.  Il  commence  . 
par  établir  la  « marquette  » du  numéro.  C’est-  -A  ] 
à-dire  qu’il  s’arrange  avec  les  gravures  et  le 
texte  composé  dont  il  a des  épreuves.  Armé 
d’une  paire  de  ciseaux,  d’un  pot  a colle  et  d’un 
numéro  ancien  du  journal,  il  se  met  à l’ou- 
vrage. Il  taille,  rogje.  découpe  des  lambeaux  n-j 
de  texte  qu’il  colle  sur  le  vieux  numéro  en  y 
intercalant  les  gravures  appropriées.  Bref,  il 
fait  un  jeu  de  patience,  une  mosaïque  de 
texte  et  de  dessins  qui  doit  être  la  reproductioi)  nj 
exacte,  depuis  le  titre  jusqu’à  la  signature  du 
gérant,  du  numéro  tel  qu’il  le  comprend. 

Vous  ne  vousjLpas  une  idée  de  l’habileté  («fa  jL 
et  du  savoir-faire  qu’il  faut  pour  établir  conve- 
nablement une  maquette,  jertains  articles  sont  Ç | 
trop  longs | il  faut  en  supprimerLd’autres  sont  ;i"  ;j_ 
trop  courts,  il  faut  les  allonger,  et  les  retourner 
par  conséquent  à Fauteur,  qui  n’en  est  pas 
toujours  JaJi,  avec  prière  d’ajouter  15  lignes  ■a J Vj. 
ou  d’en  supprimer  12. 

Vous  voyez  que  d’allées  et  venues!  et  quelle 
cervelle  bien  organisée  il  faut  à un  Directeur  et 
à un  Secrétaire  de  rédaction  qui  surveillent 
tout,  voient  tout  et  contrôleijt  tout.  B- j 

Enfin  les  adjonctions  ou  les  soustractions 
ont  été  eff  ectuées  par  les  auteurs,  la  maquette 
est  prête,  approuvée  du  Directeur,  signée  du 
géunt.  On  l’envoie  à l’imprimerie.  j\,  ^ 

Là  au  moyen  du  texte  antérieuremenj  com-  tj 
posé  et  soigneusement  mis  de  côté,  au  moyen 
des  clichés  de  gravures,  le  » metteur  en  pages  » 
s’efforce  de  confectionner  le  journal  confoij!,-  m tj, 
ment  au  modèle.  Il  habille  les  gravures  c'est- 
à-dire  les  encadre  avec  du  texte  si  c'est  néces- 
saire et  refait  avec  les  clichés  et  le  caractère 
d’imprimerie  le  travail  fait  à la  librairie  par 
l'employé  chargé  d'établir  la  Jaquette.  m I 

Le  tout  est  de  nouveau  renvoyé  à correc- 
tions à la  librairie  où,  s'il  y a lieu,  on  |ffectue  *./ 
des  changements  nouveaux  Puis  lorsque  tout 
est  à point,  on  donne  le  « bon  à tirer  » définitif 
, (.4  suture.)  G.  C, 


466 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


L’oiseau-mouche. 


I.’une  des  plus  charmantes  créatures  que  l’on 
puisse  citer  parmi  les  oiseaux  est  le  Zum-zum 
d’Amérique,  connu  vulgairement  sous  le  nom 
d’oiseau-mouche,  bien  que  les  savants  l’aient 
décoré  du  titre  pompeux  de  colibri. 

D'une  dimension  très  exiguë,  voletant  sans 
cesse,  il  se  dérobe  presque  à l’examen  des  natu- 
ralistes par  la  vivacité  de  ses  mouvements  ; sa 
longueur  totale  du  bec  à la  queue  est  d’environ 
deux  pouces;  il  est  couvert  de  petites  plumes 
si  brillantes,  si  chatoyantes  de  couleur,  qu’on 
pourrait  le  comparer  à un  véritable  bijou  orné 
de  gemmes;  en  effet,  son  cou  et  sa  poitrine 
semblent  d’émeraudes  et  de  rubis,  sa  queue  et 
ses  ailes,  plus  foncées,  ont  des  reflets  d’amé- 
thyste. 

Aussi  Buffon  a-t-il  pu  dire  avec  raison  : 

« L’émeraude,  le  rubis,  la  topaze,  brillent,  sur 
les  habits  de  l’oiseau-mouche  ; il  ne  les  souille 
jamais  de  la  poussière  de  la  terre,  et,  dans  sa 
vie  toute  aérienne,  on  le  voit  à peine  toucher 
le  gazon  par  instants. 

Il  est  toujours  en  l'air  ; il  vit  du  nectar  des 
fleurs.  » 

Tout  en  butinant  de  fleurentleurainsi qu’une 
abeille,  il  fait  entendre  un  léger  sifflement  d’où 
lui  est  venu  le  nom  de  Zum-zum  à Santo- 
Domingo,  sa  patrie. 

Il  nous  paraît  inutile  d’ajouter  qu’il  est  abso- 
lument impossible  de  retenir  en  cage  un  aussi 
gracieux  prisonnier  : la  captivité  serait  sa  mort.  I 
Peu  de  personnes  même  ont  eu  la  bonne  i 


fortune  de  pouvoir  l’examiner  à loisir,  car  il 
semble  avoir  résolu  le  fameux  problème  du 
mouvement  perpétuel. 

On  accuse  l’oiseau-mouche  d’un  certain 
penchant  à la  colère,  ce  qui  nous  paraît  du  reste 
compatible  avec  la  vivacité  de  sa  nature;  on 
prétend  que  lorsqu’il  trouve  sur  son  chemin 
une  fleur  fanée  il  en  arrache  les  pétales  avec 
une  sorte  de  fureur;  peut-être  est-ce  un  poète 
qui  ne  peut  se  résigner  à l’anéantissement  de 
ce  qui  est  beau. 

A Paris,  l’oiseau-mouche  n'est  guère  connu 
que  comme  ornement  de  chapeaux  ou  de  coif- 
fures ; la  Mode,  si  capricieuse,  le  reprend  et  le 
rejette  tour  à tour,  tantôt  lui  faisant  un  nid  de 
tulles  et  de  dentelles,  tantôt  le  piquant  dans  une 
blonde  chevelure  ou  bien  le  laissant  pendant 
des  années  dans  les  cartons  d’un  grand 
magasin. 

Lorsque  nousle  voyons  ainsi,  réduit,  desséché, 
ses  pauvres  petites  ailes  repliées  sur  elles- 
mêmes  et  entourées  d’une  mince  bandelette  de 
papier,  nous  songeons  qu’autrefois  il  a traversé 
joyeusement  dans  un  rayon  de  soleil  les  belles 
forêts  d’Amérique,  gai,  libre,  insouciant, 
heureux  de  vivre,  véritable  roi  de  l’espace,  et 
nous  pouvons  le  comparer  à une  triste  momie 
d’Égypte  oubliée  derrière  la  porte  d’un  musée, 
et  qui  cependant  est  la  dépouille  authentique 
d’un  monarque  puissant,  possesseur  de  vastes 
domaines  et  qui  faisait  trembler  autour  de  lui 
des  milliers  d’esclaves.  M.  H. 


UNE  HISTOIKE  DE  CHASSE 


467 


— No»,  Messieurs, 
non.,  je  ne  chusse 
plus  depuis  1 horrible 
aventure  qui  m'arriva 
cet  été... 


Il  faisait  une  chaleur  acca- 
blante je  marchais  depuis 
quatre  heures,  pas  une  pièce 
au  tableau  ! 


Je  m'assis  « sub  legmine  fagi  » 
et  tirai  un  journal  de  ma  poche 
La  lecture  de  ce  journal  acheva  de 
m'abrutir  .. 


Au  même  moment,  je  vis  venir 
vers  moi  des  bandes  d animaux  dont 
quelques-uns  étaient  féroces  ' 


Un  animal  bizarre,  qui  tenait  du  lion 
et  du  garde  champêtre,  me  demanda 
pourquoi  je  chassais,  étant  membre  de 
la  Société  protectrice  des  animaux  ? 


Puis  des  lapms . biandissant  des  oreilles 
énormes,  m envahirent  brusquement...  l’un 
m'ôtn  la  cravate,  1 autre  les  guêtres,  un  troisième 
mes  souliers. 


Une  bande  d oiseaux  s abattit  sur  moi, 
et  une  pie  (gazza  ladra,  !a  pie  voleuse), 
m'enleva  ma  montre  .. 


Des  bataillons  dcscargots  rampaient 
lentement,  tandis  qu'un  merle  blanc  me 
débarrassait  de  mon  chapeau  . Ah  ' la 
canaille  ! 


Ensuite  Tint  un  homard  extrêmement 
poilu  des  pattes,  qui  me  chatouillait  la 
plante  des  pieds 


Un  cerf  m’emportait  mon  pantalon,  un 
sanglier  me  volait  ma  chemise... 


Enfin, une  cohue  fantastique  m’entoura  La  détonation  me  réveilla  . Ce  u élait 
j’étendis  la  main  vers  mon  fusil  . Je  qu’un  abominable  cauchemar 
tirai  dans  le  (as 


mais  j avais  tiré  - 
j avais  tué  mon  chien, 
pauvre  bête'.. 


Et  voilà  ponr- 
quoi  je.  ne  chasse 
plus  ! 


468 


LIC  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


Le»  chien*  ambulancier*.  — Bons 
chiens!  Les  voilà  clans  les' ambulances  ! On  les 
trouvera  donc  toujours  prêts  à rendre  service! 
On  peut  voir,  depuis  quelque  temps,  circuler  dans 
les  rues  du  village  de  Lechensch,  près  de 
Cologne,  un  véritable  bataillon  de  chiens  que 
leur  maître  dresse  pour  le  service  des  ambu- 
lances, en  vue  des  prochaines  grandes  manœuvres 
allemandes. 

Chaque  animal  porte  sur  son  dos  une  petite 
selle  munie  de  poches  contenant  tout  ce  qu’il 
faut  pour  opérer  un  premier  pansement  provisoire, 
ainsi  qu’une  gourde  remplie  d’eau-de-vie. 

On  apprend  aux  chiens  à reconnaître  les 
blessés  et  à se  baisser  vers  eux  pour  leur  per- 
mettre, en  attendant  les  brancardiers,  d'étancher 
leur  soif  et  de  soulager  un  peu  leurs  souffrances. 

Une  grande  croix  rouge  est  marquée  sur  la 
selle  et  des  bretelles  de  cuivre  servent  à fixer, 
sur  la  croupe  de  l’animal,  une  petile  lanterne  à 
réflecteur  qu’on  allume  pour  le  service  de  nuit. 

Les  chiens  ambulanciers  ont  déjà  figuré  l’année 
dernière  aux  manœuvres  allemandes,  où  leur 
utilité  a été  reconnue;  aussi,  cette  année,  leur 
initiateur  a-t-il  été  chargé  de  dresser,  à cet  elfet, 
toute  une  meute.  Il  a choisi  des  chiens  écossais 
de  taille  moyenne,  dont  l’intelligence  et  la  docilité 
sont,  paraît-il,  remarquables. 

* 

* $ 

A lieux  île  Jeu.  — Le  docteur  Jonathan  Swift, 
l’auteur  des  Voyages  de  Gulliver , étant  prêt  à mon- 
ter à cheval  demande  ses  bottes;  son  domestique 
les  lui  apporte. 

— Mais  elles  ne  sont  pas  nettoyées,  dit  Swift  au 
moment  de  les  chausser. 

— Bah  ! dit  le  serviteur,  vous  allez  les  salir 
tout  à l’heure.  Vous  ne  serez  pas  à la  première 
barrière  qu’elles  seront  déj«â  pleines  d’éclabous- 
sures. Ce  n’est  pas  la  peine  de  les  décrotter. 

Un  instant  après  le  paresseux  valet  demande 
à Swift  la  clef  du  buffet. 

— Pourquoi  la  clef?  fait  le  malin  doyen. 

— Pour  déjeuner. 

— Oh  ! reprend  le  docteur,  a quoi  bon  ? Vous 
aurez  encore  faim  dans  deux  heures  d’ici  : je 
vous  assure  que  ce  n’est  pas  la  peine  de  manger 
maintenant. 

* 

* * 

Tout  en  impiciv  — Le  papier,  le  fragile 
papier,  se  prête  aujourd'hui  avec  complaisance, 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO 
I.  France  gastronomique. 

Amiens  est  renommée  pour  ses  pâtés  de  canards,  Bar-le- 
Duc  pour  ses  confitures,  Agen  pour  ses  pruneaux,  Caen  pour 
ses  tripes,  Ruffec  pour  ses  terrines  de  foies  gras  truffés, 
Reims  pour  son  vin  de  Champagne,  ses  biscuits,  ses  jambons 
cuits,  Commercy  pour  ses  madeleines,  Dijon  pour  sa  moutarde 
et  son  pain  d'épice,  Arles  pour  ses  saucissons,  Troyes  pour 
ses  langues  fourrées. 

IL  Question  de  langue  française. 

On  appelle  sculpture  chryséléphantine  celle  qui  met  en 
œuvre  l'or  et  l'ivoire.  Les  Grecs  la  pratiquaient;  de  nos  jours 
le  statuaire  Siniart  a fait  une  fort  belle  Minerve  en  or  et 
en  ivoire. 

III.  Question  historique. 

M.  Emile  Wertz  répond  à cette  question  : « L’épopée  de 


grâce  à une  préparation  spéciale,  aux  applica- 
tions industrielles  les  plus  diverses.  On  a fait 
dernièrement  des  poteaux  télégraphiques  et  des 
conduites  de  gaz  en  papier  ; avec  la  même  subs- 
tance, on  a fabriqué  des  voiles  de  navires,  des 
roues  de  vagons,  des  vêtements  fort  hygiéniques, 
parait-il.  Un  ingénieur  de  la  maison  Krupp  a 
construit  récemment,  dit-on,  un  canon  en  papier, 
engin  guerrier  bien  moderne  par  son  originale 
conception. 

Ce  canon  en  papier  comprimé,  très  léger  et  de 
faibles  dimensions,  est  destiné  à l’infanterie.  Son 
calibre  est  de  5 centimètres  et  sa  résistance  serait 
supérieure ’à  celle  d’un  canon  d’acier  du  même 
calibre.  Cette  pièce,  portée  par  les  soldats  en  guise 
de  havre-sac  serait  de  très  grande  utilité  sur  les 
champs  de  bataille  accidentés  où  l’artillerie 
manœuvre  difficilement. 

* * 

Ah  rapport.  — « Quatre  jours  de  salle  de 
police  au  cavalier  Verduret  par  le  capitaine  Lesec, 
pour  avoir  beuglé  comme  un  âne  dans  la  cham- 
brée en  imitant  le  colonel.  » 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Questions  d'étymologie.  — D’où  vien- 
nent les  mots  : calcul,  cerise,  galetas,  parapet? 

* 

* * 

Questions  «le  géograpliie.  — D’où  vien- 
nent les  noms  des  villes  de  Sens,  Bourges, 
Evreux,  Chartres,  Dreux,  Poitiers,  Marseille, 
Beauvais,  Soissons,  Reims? 

* 

* * 

Question  historique.  — A quel  âge 
Louis  XIV  prononça-t-il  son  premier  discours  au 
parlement  ? 

Triangle  syllabique. 

En  Algérie.  — Terme  de  marine.  — Qui  porte 
la  fleur.  — Négation. 

Charade 

Mon  premier  est  une  voyelle, 

D’un  petit  accent  surmonté; 

Mon  second,  la  part  la  plus  belle 
Du  lièvre  qu’on  a dépecé  ; 

Mon  tout,  un  feuillage  un  peu  triste, 

Fournit  son  bois  à Pébéniste. 


Geneviève  de  Brabant  semble  légendaire.  Cependant  l'histoire 
fait  mention  d'une  Geneviève,  fille  d'un  duc  do  Brabant.  Cette 
enfant  serait  née  en  681.  Son  alliance  avec  un  comte  palatin, 
du  nom  de  Siegfrid,  n’est  que  présumée.  Devant  l'historieo, 
l’homme  se  complait  à conserver  foi  dans  les  traditions  qui 
ont  doré  le  printemps  de  sa  vie,  et  l’homme  a raison,  car  le 
cœur  est  un  temple  dont  chacun  est  le  pontife.  » 

Genoviôve  de  Brabant  est  l’héroine  d'une  légende  populaire, 
historique  dans  le  fond,  mais  qui  a successivement  reçu  des 
embellissements  dramatiques  et  merveilleux.  Le  premier  texte 
do  cette  légende  est  une  chronique  de  Mathieu  Emmich, 
docteur  on  théologio  et  carme  du  couvent  de  Bopart  on  1472. 
Ce  texte  paraît  avoir  été  la  source  où  ont  puisé  tous  les 
auteurs  qui  ont  parlé  de  Geneviève  do  Brabant. 

IV.  Charade. 

Vertige. 


Le  Gérant  : Maiiric.b  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d’adresse  doit  être  accompagnée  de  l'une  des  dernières  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8"  année.  — N°  393. 


10  centimes 


5 septembre  1896. 


LE 


Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L’ABONNEMENT  • UN  AN,  SIX  FRANCS 

Part  du  1er  de  choque  mois 


Armand  COLIN  & CK,  éditeurs 

5,  rue  de  Méïières,  Paris 


ETRANGER  Tir.  — PARAIT  CHAQUE  SAMEDI 

Tous  droits  réservés. 


Le  roi  des  jongleurs.  — « Tu  me  parais  sur  le  chemin  de  la  perdition  »,  s’écria  maître  Guillot. 


470 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Le  roi  des  jongleurs. 


Une  famille  de  grands  personnages. 

Nous  sommes  dans  le  logis  du  roi  à l’hôtel 
Saint-Paul,  situé  à l'orient  de  la  ville,  entre  la 
rivière  de  Seine  et  la  forteresse  de  la  Bastille, 
construite  par  le  roi  Charles  V après  les  gros 
troubles  et  désastreuses  guerres  de  sa  minorité, 
après  le  temps  où  le  prévôt  Étienne  Marcel 
avait  révolutionné  le  populaire  de  Paris,  où 
tout  était  à feu  et  à sang  dans  le  royaume  de 
France. 

Oui  vraiment,  c’est  ici  que  le  roi  Charles  VI 
demeure  et  tient  sa  cour,  ainsi  qu’a  fait  son  père, 
le  bon  prince  Charles  le  Sage  ; mais  on  ne  le 
dirait  pas,  tant  les  vastes  cours  de  l’hôtel  des 
Grands  Esbattements  sont  silencieuseset  vides, 
tant  les  grands  bâtiments  ont  l’aspect  morne  et 
triste.  Aucun  bruit  ne  sort  des  hautes  fenêtres 
à vitres  historiées,  dont  quelques-unes  ont  des 
trous  dans  les  losanges  de  plomb  ; point  de 
mouvement  de  gens  d’armes  cavalcadant  dans 
les  cours,  vers  les  écuries  et  les  lices,  point  de 
princesses  arrivant  sur  des  haquenées,  avec  des 
suites  de  nobles  seigneurs  et  une  séquelle  de 
varlets,  point  de  pages  bruyants  et  malicieux 
vaguant  partout  des  cuisines  aux  treilles  du 


L’Hôtel  Saint-Paul. 


jardin,  encombrante  engeance  qui  cherche 
noise  ou  plaisanterie  à tous,  fait  tapage  et 
dégâts  autant  qu’elle  peut,  mais  répand  partout 
une  vraie  gaieté  qui  réchauffe  le  cœur. 

Non,  l’hôtel  Saint-Paul,  malgré  la  blancheur 
de  ses  murailles,  est  triste  et  sombre  ; le  logis 
ro"»i,  bien  que  le  roi  soit  là,  reste  solitaire  et 
comme  abandonné.  C’est  que  le  pauvre  roi 
Charles,  tombé  en  démence  depuis  l’an  1392, 
dans  sa  fatale  chevauchée  aux  plaines  du  Mans, 
n’est  plus  guère  que  de  nom  roi  de  ce  pauvre 
royaume  de  France  malheureusement  tiraillé 
entre  les  princes,  et  particulièrement  entre 
Jean  sans  Peur,  duc  de  Bourgogne,  cousin,  et 
le  duc  Louis  d'Orléans,  frère  du  roi. 

Depuis  des  années,  le  pauvre  roi  Charles  à 
l’esprit  obscurci  végète,  sans  pouvoir  s'occuper 
de  rien,  au  fond  des  chambres  de  l’hôtel,  pres- 
que seul,  souvent  enfermé  par  crainte  de 
malheur  au  cours  de  ses  grands  accès,  recou- 
vrant à peine  de  temps  en  temps  un  éclair  de 
raison  et  alors  courant  en  rendre  grâces  à Notre- 
Dame,  à la  grande  joie  des  braves  gens  de 
Paris,  mais,  hélas  ! pour  retomber  presque 
aussitôt  dans  un  état  plus  lamentable. 

Aussi  le  bruit  et  le  mouvement  ont-ils  depuis 
longtemps  abandonné  le  triste  logis  de  la  folie 
royale,  pour  suivre  la  reine  Isabeau,  mauvaise 
reine  qui  n’a  point  le  cœur  de  son  peuple,  mau- 
vaise épouse  toujours  en  cavalcades  joyeuses, 
aux  bois  et  chatel  de  Vincennes,  en  fêtes  et 


LE  ROI  DES  JONGLEURS 


47  i 


réjouissances  à ses  logis  particuliers,  au  sé- 
jour Barbette  ou  à l'hôtel  de  Nesle,  toujours  en 
recherche  de  merveilleux  atours  et  d’éblouis- 
santes inventions  pour  le  divertissement  de  sa 
cour. 

A l'hôtel  Saint-Paul,  il  n'est  resté  qu’un  petit 
nombre  de  serviteurs,  ceux  que  la  reine  a dé- 
daigné d’emmener,  pour  la  plupart  vieux  et 
d’humeur  renfrognée,  rendus  encore  plus  mo- 
roses, par  la  tristesse  des  temps  ; aussi,  n'est-il 
pas  surprenant  que  dans  ces  préaux  naguère 
si  remplis  de  foules  allègres  et  brillantes,  on  ne 
voie  passer  à de  longs  intervalles  qu’un  valet 
maigre  et  mélancolique,  et  qu'on  n’entende 
plus  de  temps  en  temps  que  le  long  bâillement 
d'un  chien  plus  mélancolique  encore,  et  aussi 
maigre,  par  ma  foi,  ce  qui  n'indique  pas  qu’une 
grande  profusion  soit  à reprocher  au  major- 
dome de  l'hôtel  dans  la  distribution  des  vivres. 

Dans  un  des  bâtiments  de  l’hôtel,  donnant 
sur  les  jardins  qui  avoisinent  le  monastère  des 
Célestins,  trois  hommes  sont  assis  autour  d'une 
table,  sur  laquelle  ne  se  trouve  aucun  broc  ni 
le  moindre  hanap  . Devant  eux,  un  jeune  homme 
se  tient  debout,  la  mine  assez  basse,  comme 
chien  qu'on  fouette  ou  jeune  bachelier  que  l'on 
morigène.  Il  n’est  pas  besoin  de  les  regarder 
beaucoup  ni  d'écouter  longuement  leur  conver- 
sation, pour  voir  que  l'humeur  de  nos  gens 
cadre  avec  l'aspect  général  de  l'hôtel  Saint- 
Paul,  et  que  ce  ne  sont  pas  précisément  de 
choses  hilarantes  que  l'on  discute. 

Quelles  figures  soucieuses,  quels  froncements 
de  sourcils,  quels  plis  sur  les  fronts  des  trois 
hommes,  gens  murs  et  rassis,  et  quelle  moue 
sur  les  lèvres  du  jeune  gaillard  ! Et  pourtant 
l'espèce  de  bonnet  à cornes  et  à grelots  que 
l’un  de  ces  hommes  mûrs  vient  de  jeter  sur  la 
table  pour  se  gratter  soucieusement  la  tête,  in- 
dique qu'il  exerce  une  profession  où  la  mélan- 
colie ne  sied  guère.  Cette  marotte  jetée  sur  un 
banc  à côté  complète  l'indication  : il  n'y  a pas 
à douter,  cet  homme  mûr  à grimace  renfrognée 
ne  peut  être  que  le  fou  de  sa  triste  Majesté,  le 
roi  Charles  VI. 

Après  s'ètre  tenu  quelque  temps  le  menton 
dans  la  main,  en  agrémentant  par  surcroît  sa 
figure  d'une  lippe  peu  gracieuse,  il  prend  par 
les  cornes  son  bonnet  à grelots  et  en  frappe 
violemment  sur  la  table. 

— Des  verges  solides  et  convenablement 
appliquées,  maître  Jehan  Picolet,  mon  neveu, 
s’écrie-t-il,  c’est  encore  ce  qu’il  y a de  meil- 
leur pour  induire  la  jeunesse  en  attention  et 
bonne  volonté  vis-à-vis  des  mai  1res  chargés  de 
la  dure  besogne  de  leur  inculquer  les  bons 
principes  et  la  science!... 

— Manière  inhumaine  de  forcer  les  gens  à 
faire  leurs  humanités!  dit  vivement  le  jeune 
homme. 


— Jeune  polisson,  dit  un  homme  assis  à la 
droite  du  fou  et  la  figure  aussi  soucieuse  que 
lui,  je  te  défends  de  protester  contre  les  choses 
pleines  d’expérience  que  te  disent  et  t'affir- 
ment des  gens  d’âge  comme  moi,  comme  tes 
oncles  Tristan  et  Gilles,  et  en  particulier  contre 
ce  que  veut  bien  te  dire  tou  onde  Tristan 
Picolet,  fou  de  Sa  Majesté  le  roi,  homme  de 
grand  sens  et  de  bon  conseil,  le  chef  de  notre 
famille  comme  notre  aîné  ! 

— Certainement,  mon  garçon,  ditle  troisième 
Picolet,  homme  plus  rond  et  d’aspect  moins 
sombre  que  ses  frères,  écoute  bien  ce  que  te 
dit  ton  oncle  Tristan,  c’est  la  sagesse  qui  parle 
par  sa  bouche... 

— Je  dis,  monsieur  notre  neveu  et  fils, 
déclara  maître  Tristan,  que  tu  n’étais  pas  assez 
battu  au  collège  Montaigu...  que  les  verges  du 
maître  fouetteur  étaient  trop  douces  ou  maniées 
trop  mollement,  puisqu’elles  n’ont  pu  te  rendre 
plus  docile  à te  laisser  gaver  de  la  science  dont 

regorgent  les  maîtres  de  ce  collège  illustre 

Malheureux  enfant,  au  pain  de  l’intelligence, 
préfères-tu  le  chardon  des  ânes? 

— On  ne  nous  gave,  comme  vous  dites,  que 
de  ce  pain  intellectuel,  et  en  fait  de  choses 
vraiment  solides,  pauvres  écoliers,  nous  n’avons 
que  les  caresses  du  maître  fouetteur,  soir  et 
matin,  à trop  larges  rations...  Voilà  pourquoi, 
à la  fin,  fatigué  d'être  nourri  exclusivement  de 
grammaire  et  de  verges,  j’ai  fui  cet  illustris- 
sime et  savantissime  collège  Montaigu,  avec 
tout  l’empressement  que  je  mettrais  à fuir  la 
roue  et  la  potence...  Non,  non,  non  ! poursuivit 
le  jeune  homme  avec  animation,  je  n'en  veux 
plus,  je  n'y  retourne  plus,  il  ne  me  plaît  point 
à ce  prix  de  devenir  homme  de  science,  maître 
ès  arts,  pédant  docteur. 

— Silence,  jeune  drôle  ! dit  le  fou  du  roi  en 
accentuant  sa  lippe  de  mauvaise  humeur,  c'est 
à ton  père  à décider  de  ceci. 

— Avec  les  avis  de  tes  oncles  qui  ont  l'obli- 
geance de  venir  tenir  conseil  là-dessus,  ajouta 
le  père,  c’est  un  conseil  de  famille  que  nous 
tenons  en  vue  de  décider  définitivement  la  voie 
à te  laîre  suivre,  car  tes  tristes  dispositions 
nous  affligent  autant  que  ton  avenir  nous 
inquiète. 

Les  deux  oncles  acquiescèrent  d’un  signe  de 
tête. 

Le  jeune  homme,  murmurant  de  sourdes 
protestations,  demeura  la  tète  basse,  les  mains 
derrière  le  dos. 

— Tu  me  parais  sur  le  vrai  chemin  de  la 
perdition,  continua  maître  Guillot,  en  route 
pour  déshonorer  ta  famille,  une  famille  qui,  si 
elle  n’est  que  modérément  pourvue  de  biens 
au  soleil,  du  moins  peut  se  prétendre  riche  de 
considération...  Demande  partout  sur  le  terri- 
toire de  Paris  et  dans  les  lionnes  villes 


472 


I.E  PETIT  ER  ANC  AIS  ILLUSTRE 


avoisinantes  s'il  n'est  pas  bourgeois  bien  posé 
et  liomme  de  mérite  reconnu,  le  tout  premier 
en  son  art,  maître  Guillot  Picolet,  jongleur 
ménestrel,  cornemuseur,  chef  de  la  ménes- 
trandie  royale  de  l'hôtel  Saint-Paul  et  grand 
prévôt  de  la  Confrérie  de  Saint-Julien,  roi  des 
Jongleurs,  ayant  autorité  non  seulement  sur 
les  confréries  du  Parisis,  mais  encore  sur  les' 
confréries  et  ménestrandies  de  toutes  les  villes 
importantes  du  noble  royaume  de  France, 
même  de  celles  qui  échappent  en  ce  moment  à 
l'autorité  du  roi  Charles  VI,  notre  sire. 

— C'est  pour  cela  que...  essaya  de  dire  le 
jeune  homme. 

— Et  ton  oncle  Tristan  Picolet,  mon  aîné, 
le  chef  de  la  famille,  fou  du  roi  Charles, 
c'est-à-dire  fonctionnaire  important  de  la  cour 
royale,  aujourd'hui  assez  piteuse,  hélas  ! mais 
si  brillante  jadis,  avant  que  l’esprit  du  pauvre 
prince  n’eût  succombé  à de  sombres  maléfices!.. 
Ton  oncle,  qui  appelle  le  roi  son  compère,  et  le 
puissant  duc  de  Bourgogne  son  cousin,  penses- 
tu  qu’il  puisse  avouer  pour  neveu  l'âne  hâté, 
le  pauvre  diable  affamé  et  râpé  que  tu  seras  si 
tu  continues... 

— Affamé  et  râpé,  je  le  suis  déjà... 

— Silence!  Veux-tu  faire  rougir  aussi  ton 
oncle  Gilles  Picolet  qui,  s'il  n’a  pas  pris,  comme 
ses  aînés,  la  noble  carrière  des  arts,  aux  sentiers 
ardus,  difficiles,  et  non  pavés  d’écus,  est 
devenu  bourgeois  notable,  ayant  pignon  sur 
rue  au  quartier  du  Palais,  pâtissier  maître- 
queux  à l’enseigne  de  la  Lamproie-sur-le-Gril , 
glorieuse  maison  dont  la  réputation  n’est  plus 
à faire  auprès  de  messieurs  de  l’Université,  des 
présidents  de  chambre  en  Parlement  ou  des 
gentilshommes  quelque  peu  portés  vers  les 
satisfactions  de  l’estomac! 

Maître  Gilles  Picolet  rougit  modestement  en 
entendant  ces  mots,  avec  un  sourire  pour 
remercier  son  frère.  Ce  troisième  Picolet  n’avait 
point  la  mine  longue,  maigre  et  soucieuse  de 
ses  aînés,  il  était  rose  et  frais,  de  figure  reposée 
et  pacifique , et  possédait  l’embonpoint  qui 
sied  aux  notables  bourgeois.  Ce  maître-queux, 
s’il  nourrissait  confortablement  ses  clients,  ne 
s’oubliait  pas  lui-même  et  ne  se  contentait 
vraisemblablement  pas  du  l'umet  de  ses  plats. 

— C’est  justement  pour  ne  pas  vous  faire 
rougir  de  votre  fils  et  neveu,  s’écria  le  jeune 
homme,  que  je  demande  à laisser  désormais  de 
côté  la  grammaire  et  les  verges  du  collège 
Montaigu,  pour  embrasser  dès  ce  jour  la  noble 
carrière  paternelle.  Je  veux  être  jongleur- 
ménestrel-cornemuseur  comme  mon  père,  avec 
l’espoir  de  lui  succéder  un  jour,  si  mes  mérites 
arrivent  à la  hauteur  de  ma  bonne  volonté, 
dans  la  charge  de  Roi  de  la  glorieuse  Confrérie 
de  Saint-Julien! 

— Malheureux!  fit  douloureusement  le  fou. 


— Jeune  nigaud!  dit  le  roi  des  jongleurs. 

— La  carrière  des  arts  ! exclama  le  maître- 
queux. 

— Eh  bien,  oui  ! affirma  le  jeune  homme. 

— Mon  pauvre  garçon  ! reprit  le  roi  des 
jongleurs,  carrière  gâchée,  perdue,  finie!  je  me 
tue  à te  le  dire  et  répéter.  A notre  triste  époque, 
Apollon  gémit  le  ventre  vide  et  les  neuf  Muses 
elles-mêmes  sont  au  pain  sec.  Vu  la  rigueur  des 
temps  et  les  désastreux  changements  dans  les 
mœurs  et  coutumes,  les  pauvres  jongleurs 
ménestrels  sont  trop  souvent  obligés  de  serrer 
leur  ceinture  quand  sonne  l’heure  du  repas  pour 
bourgeois  et  manants...,  le  ménestrel  de  l’hôtel 
royal  comme  les  autres. 

— Hélas  ! gémit  maître  Tristan. 

— Et  c’est  quand  tu  nous  vois  maigrir  de  jour 
en  jour  que  tu  voudrais  embrasser  notre 
ingrate  carrière  ! Ah  ! si  les  temps  étaient  ce 
qu'ils  furent  jadis,  quand  le  bon  pays  de  France 
était  tranquille  et  heureux,  quand,  pour  égayer 
les  fêtes,  banquets  et  cérémonies  de  chaque 
jour,  en  belle  ou  mauvaise  saison,  dans  les 
grandes  salles  illuminées  ou  sous  les  frais 
ombrages  d'été,  les  seigneurs  et  les  princes 
s’arrachaient  les  jongleurs  ménestrels,  quand 
la  charge  de  Maître  de  la  Ménestrandie  royale 
valait  honneurs  et  richesses  à foison  à celui  qui 
en  était  pourvu,  oh!  alors,  il  n’y  aurait  pas 
d'hésitation  et  je  te  conduirais  moi-même  par 
la  main  dans  l’illustre  carrière  des  arts...  Mais 
où  est-il  ce  temps-là,  hélas  ! 

— Hélas  ! répéta  maître  Tristan,  si  le  fou  du 
roi  ne  rit  plus  guère  aujourd'hui,  il  y a bien  de 
quoi!  Où  sont  les  jours  de  gloire  d’autrefois? 
Le  temps  où  il  était  la  joie,  le  rire,  l’épanouisse- 
ment de  son  compère  le  roi  de  France,  bien  vu 
de  tous  les  princes,  flatté  par  les  seigneurs 
empressés  à lui  faire  mille  caresses  et  cadeaux, 
admis  au  conseil,  par  la  petite  porte  si  vous 
voulez,  mais  admis,  et  jamais  de  trop  dans  les 
plus  augustes  solennités...  le  temps  où  il 
présidait  aux  divertissements  d'une  cour 
joyeuse  et  brillante...  ah!  mes  enfants,  j'ai  vu 
des  jours  glorieux!  En  1378,  quand  vint  nous 
voir  l’empereur  Charles  d’Allemagne,  j’étais  de 
toutes  les  fêtes,  je  chevauchais  dans  le  cortège 
à l’entrée  de  l’empereur,  derrière  le  roi  et  les 
princes  du  sang,  sur  ma  mule  rouge,  capara- 
çonnée de  jaune!  Quels  transports  dans  le 
populaire  tout  le  long  de  la  grande  rue  Saint- 
Denis  ! Devant  le  roi  et  l’empereur  pleins  de 
majesté,  un  silence  respectueux,  on  écarquillait 
les  yeux  sans  oser  respirer;  devant  les  princes 
on  commençait  à entendre  des  oh!  et  des  ah  ! 
puis  quand  j’arrivais  faisant  trotter  ma  mule, 
l'enthousiasme  enfin  éclatait  dans  une  énorme 
acclamation  : Noël!  Noël!  Vivat!...  Quelle  belle 
journée!  Et  quels  festins!  Et  tous  ces  gens  si 
joyeux  il  y a vingt-cinq  ans  ne  songent 


LE  ROI  DES  JONGLEURS 


473 


maintenant  qu'à  s’entr'égorger!.  . Où  est-elle, 
ma  belle  mule  rouge  ? Et  quand  trouvons-nous 
maintenant  l’occasion  de  cérémonies  magni- 
fiques et  de  plantureux  festins  ? 

— Hélas! 

— Et  les  fêtes  du  mariage  et  de  l’entrée  du 
roi  Charles  VI  avec  la  reine  Isabeau,  en  89?  Les 
derniers  beaux  jours!  Je  ne  veux  rien  dire  de 
Madame  la  Reine,  c'est  trop  dangereux,  mais 
c'est  elle  qui  a apporté  tous  les  maux  de  la 
France  dans  son  tablier!  Enfant,  si  tu  m’avais 
vu  dans  toute  ma  gloire  à l'entrée  de  la  Reine... 
J'avais  encore  ma  mule  rouge,  un  peu  vieillie. 
Etauxjoûtes  devant  Sainte-Catherine  du  Val- 
des-Écoliers,  dans  les  journées  qui  suivirent, 
j'étais  armé  comme  les  chevaliers  qui  tour- 
noyaient... une  armure  faite  pour  moi,  avec 
ornements  particuliers,  et  un  casque  à oreilles 
et  grelots  si  réjouissants,  que  ma  seule  appari- 
tion faisait  courir  le  rire  de  tribune  en  tribune, 
et  que  les  dames  me  voulaient  couronner... 

— Hélas!  fit  le  roi  des  Jongleurs. 

— Et  demande  à ton  père,  déjà 
chef  de  la  ménestrandie  royale,  si 
sa  charge  était  une  sinécure  en  ces 
glorieux  jours  où  maître  Guillot 
Picolet,  à la  tête  des  soixante  cor- 
nemuseux  et  jongleurs  de  l’hôtel 
de  Saint-Paul,  avait  à organiser 
continuellement  les  mascarades, 
représentations  de  mystères,  jeux 
et  divertissements,  et  toutes  sortes 
d'inventions  galantes  d’où  il  résul- 
tait pour  lui  honneurs  et  profits  .. 

— Ces  temps  ne  sont  plus!  dit 
maître  Guillot. 

— Tout  cela  est  passé  et  bien  passé  ! lit  maître 
Tristan  d'une  voix  caverneuse. 

— Las!  gémit  le  maître-queux. 

— Donc,  après  autant  de  soupirs  et  de  regrets 
que  vous  voudrez  pour  le  passé  brillant,  son- 
geons à l'avenir,  qui  n'est  point  couleur  de  rose  : 
Tu  serais  un  véritable  niais,  mon  garçon,  de 
songera  te  faire  jongleur-ménestrel,  et  je  serais 
condamnable  de  te  laisser  t’engager  dans  la  car- 
rière des  arts  en  ces  temps  douloureux.  Ce  n’est 
paspourcelaquejet'aimis  au  collège  Montaigu 
où,  sans  reproche,  tou  éducation  et  ton  entre- 
tien m'écornent  mes  derniers  malheureux  écus  ; 
c'est  pour  que  ton  esprit  se  munisse  des  fortes 
connaissances  nécessaires  pour  se  pousser 
dans  la  vie,  à une  époque  aussi  difficile  que 
celle  que  nous  traversons  ..  Mon  idée,  si  tes 
oncles  n'ont  quelque  autre  avis  à nous  donner, 
c’est  de  faire  de  toi  un  médecin...  L’art  de  la 
médecine,  vois-tu,  j’y  ai  bien  réfléchi,  c’est  le 
seul  art  qui  ait  des  chances  de  vivre,  puisque 
selon  les  lois  de  la  nature,  il  y aura  toujours 
des  maladies  et  des  médecins...  J'ai  vécu  de  la 
gaieté,  de  l’épanouissement  des  cœurs  et  des 


esprits  dans  le  monde  en  fête,  tu  vivras  des 
ennuis  et  des  maux  de  l'humanité;  il  y aura 
pour  toi  moins  de  mortes-saisons! 

— Heu!  dit  le  fou  du  roi,  je  n'aime  pas 
beaucoup  ça,  la  médecine,  ni  les  médecins  non 
plus.  La  médecine  est  farce  triste  et  je  fuis  les 
médecins  sachant  trop  bien  qu'ils  sauront  me 
rattraper  un  jour...  Je  connais  un  métier  plus 
agréable,  qui  n'est  pas  près  de  chômer  non 
plus  et  qui,  par  ce  temps  de  misères,  prospère 
au  contraire  et  nourrit  gaillardement  son 
homme!  Mon  petit  Jehan,  fais-toi  plutôt  heau- 


Le  fou  était  dans  le  cortège  sur  sa  mule  rouge. 

mier  fabricant  d'armures,  casques,  bassinets, 
salades  et  morions,  l'ouvrage  ne  te  manquera 
point,  sois  tranquiUe,  le  monde  n'aura  jamais 
fini  de  se  quereller  et  de  batailler!  Bonne  pro- 
fession! C’est  ainsi  que  je  comprends  le  métier 
des  armes,  moi.  Je  laisserais  aux  autres  le  plaisir 
de  se  faire  casser  bras  et  jambes,  pourtant 
assez  utiles,  ou  détériorer  la  tête,  petite  termi- 
naison des  corps  sans  laquelle  le  reste  ne  vaut 
plus  rien,  ou  perforer  le  précieux  organe  de 
l’estomac,  je  me  contenterais  de  fabriquer 
belles  pièces  d’armes  ou  instruments  piquants, 
coupants  ou  assommants  pour  ceux  que  ces 
petits  jeux  amusent...  Plus  les  gens  d'armes 
batailleraient  et  mieux  je  gagnerais  ma  vie!... 

— Moi,  dit  le  maître-queux,  si  j'ose  parler 
après  mes  ainés,  j'ai  une  autre  idée...  Il  y a 
encore  un  état,  mon  Dieu,  où  l'on  peut  avoir 
quelque  agrément.  . Vois-tu,  mon  petit  Jehan, 
on  rencontre  encore  des  gens  qui  n'aiment  pas 
la  musique  et  se  moquent  parfaitement  des 
ménestrels,  des  jongleurs  et  de  la  Confrérie  de 
Saint-Julien  en  général. 

(A  suivre.)  A.  R. 


474 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


« Gaiement  » — La  musique 

v<  Je  vois  encore  les  17*  et  16'  léger,  les  14*  et  27e  de  ligne  aborder  les  lignes  ennemies  au  milieu  c 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


I.L  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


wm. 


« Gaiement  » — La  musique  à léna  (d'après  un  tableau  de  L P Sergent) 

Je  vois  encore  les  IV  et  16'  léger,  les  'V  et  ÎT  de  ligne  aborder  les  l.gnes  ennemies  au  milieu  do  la  fusillade  et  do  la  imtrmlle  . Les  clarinettes,  qui  dominaient  dans  la  musique,  ne  perdaient  pas  une  note 

(Souvenirs  du  capitaine  /'«.qui/,). 


470 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Histoire  d’un  honnête  garçon  ( Suite ) '» 


— Amenez-le  avec  vous,  s’il  peut  se  tenir 
tranquille,  répondit  M“  Tliourger  qui  enfla 
encore  sa  voix  pour  cacher  l’émotion  qui  la 
gagnait. 

— Oh!  madame,  il  ne  bougera  pas,  seule- 
ment... 

— C'est  sa  nourriture  qui  vous  embarrasse. 
Voilà-t-il  pas  une  grosse  question!  Dans  une 
maison oùl'on  fait  tous  les  jours  à nianger  pour 
onze  personnes,  cela  paraîtra  bien,  le  repas 
(l'une  mauviette  comme  cela!  Ah!  ma  brave 
femme,  il  faut  vous  prêter  aux  exigences  de  la 
vie.  Vous  comprenez  bien  que  je  ne  vais  pas 
confier,  à vous  que  je  ne  connais  pas,  soixante 
mètres  de  batiste  fine  et  de  la  broderie  à six 
francs.  Et  puis,  ajouta-t-elle  pendant  que  les 
joues  de  la  veuve  protestaient  silencieusement 
en  se  couvrant  d’une  vive  rougeur,  pour  une 
première  fois,  je  désire  me  rendre  compte  de 
la  manière  dont  vous  travaillez. 

— Bien  sûr,  madame,  répondit  Eugénie  de 
sa  voix  timide. 

— Allons,  conclut  la  marchande,  sauvez- 
vous  vite  pour  être  prête  demain  matin.  Car, 
vous  savez,  quand  je  dis  huit  heures,  ce  n’est 
pas  huit  heures  cinq. 

Un  an  après. 

Assise  près  de  la  fenêtre  qui  laisse  pénétrer 
un  jour  clair  dans  la  chambre,  Eugénie  Harivel 
tire  activement  l’aiguille.  De  temps  en  temps, 
elle  jette  autour  d’elle  un  regard  circulaire  et 
paraît  satisfaite  de  ce  que  son  œil  aperçoit.  Le 
petit  logement,  toujours  propre  et  rangé,  est 
assez  bien  clos  pour  ne  point  livrer  passage  à la 
brise  qui,  en  ce  moment,  tord  les  arbres  et  fait 
grincer  les  girouettes.  Sur  le  poêle,  ronronne 
un  pot-au-feu  qui  répand  par  la  pièce  une  bonne 
odeur  de  bouillon.  La  grande  table  est  chargée 
d’ouvrage  ; il  n’y  a qu'un  coin  de  libre  : c’est 
celui  où  Tout-Petit  va  s’installer  pour  faire  ses 
devoirs  en  rentrant  de  l’école. 

La  pile  d’écus,  posée  bien  droite  sur  le  coin 
de  la  cheminée,  rappelle  que  c’est  aujourd’hui 
le  terme.  Mais  la  mère  Léger,  la  propriétaire- 
concierge,  peut  monter  avec  sa  quittance  : 
l'argent  est  prêt  depuis  longtemps. 

Quelle  différence  entre  ce  huit  janvier  et 
celui  de  l'année  dernière  ! Oh  ! cette  neige  et  ce 
froid  noir  qui  vous  pénétraient  jusqu’aux  os! 

A ce  souvenir  la  veuve  frissonne  encore.  Ce 
jour  terrible  qu’elle  avait  erré  dans  Paris  sans 
gîte,  sans  pain,  ses  souffrances  personnelles 


décuplées  par  les  souffrances  de  son  enfant,  elle 
avait  bien  cru  que  c’était  fini  pour  eux,  que  la 
vie  ne  leur  sourirait  plus  jamais...  Et  pourta  it, 
l’horizon  s’était  éclairci,  le  soleil  avait  de  nou- 
veau brillé  sur  leur  tète,  l'espoir  était  rentré 
au  logis...  Les  chances  de  la  vie  sont  si  hasar- 
deuses qu’il  est  aussi  déraisonnable  de  déses- 
pérer complètement  qu'il  est  imprudent  de 
compter  d’une  manière  absolue  sur  la  pros- 
périté. 

C'est  à cela  que  songe  Eugénie  en  revivant 
pour  ainsi  dire,  mentalement,  l’année  qui 
vient  de  s’écouler. 

L'ouvrage  ne  lui  a jamais  manqué. 

M“”  Deshêtres,  qui  lui  avait  déjà  procuré 
de-ci,  de-là,  quelques  commandes  parmi  ses 
relations,  est  arrivée  chez  elle,  un  beau  jour, 
les  mains  chargées  d’étoffes  chaudes  et  souples* 
de  fines  broderies,  de  dentelles  légères.  11 
s’agissait  de  tailler  et  de  coudre  un  supplément 
de  layette  destiné  au  petit  frère  de  Régine,  que 
l’on  attendait  dans  quelques  mois.  Ce  travail,  on 
peut  dire  qu’Eugénie  le  fit  avec  son  cœur  autant 
qu'avec  ses  doigts,  essayant  d’y  mettre  toute  la 
reconnaissance  qu’elle  éprouvait  pour  sa  bien- 
faitrice, aplatissant  les  coutures,  abattant  les 
angles,  adoucissant  les  bords,  afin  que  rien, 
dans  ce  mignon  trousseau,  ne  vînt  offenser  le 
corps  délicat  qu'il  devait  recouvrir. 

Maintenant,  tout  était  terminé,  réuni  en 
petites  piles  que  nouaient  des  rubans  bleus,  et 
Eugénie  se  disait  : 

— Dès  que  Tout-Petit,  rentrera  de  l'école,  je 
l’enverrai  porter  chez  madame  Deshêtres,  ce 
paquet  qui  n’est  pas  lourd.  Il  sera  content,  ce 
sera  pour  lui  une  occasion  de  voir  son  amie 
Régine. 

Depuis  que  la  fillette  était  apparue  à Jean 
sous  la  forme  d’une  petite  fée  bienfaisante,  le 
« garçon  »,  comme  elle  continuait  à l’appeler, 
était  resté  sous  le  charme.  Il  faisait  d'elle  une 
créature  tout  à fait  à part,  s’étonnant  de  bonne 
foi  quelle  foulât  le  même  sol  que  les  autres  et 
qu’elle  fût  abritée  parle  même  ciel.  A l’entendre 
parler,  à la  voir  agir,  toujours  aimable  et  pré- 
venante, il  lui  venait  aux  yeux  des  larmes 
d’attendrissement.  Et  si  parfois  on  le  raillait  de 
cette  adoration  qu'il  laissait  naïvement  éclater, 
il  plaignait  du  fond  du  cœur  les  gens  assez 
aveugles  pour  ne  pas  voir  comme  lui. 

Et  quelquefois,  sa  mère  songeait  avec  un 
soupir  : 

— Mon  pauvre  Tout-Petit  ! comme  il  serait 
malheureux  s'il  avait  dix  ans  de  plus  ! 


i.  Voir  le  n°  392  du  Petit  Français  illustré,  p.  459 


477 


II T S T 0 1 H C D'UN  HONNÊTE  GARÇON 


Mais  le  fond  le  plus  sérieux  de  la  clientèle 
d’Eugénie  était,  sans  contredit,  Cendrillon. 

M™  Thourger  avait  été  si  contente  du  pre- 
mier travail  de  la  veuve,  que  depuis,  elle  lui 
donnait  il  faire  tout  ce  que,  dans  les  com- 
mandes, elle  désirait  voir  particulièrement 
fini  ePsoigné.  Souvent  grondeuse,  mais  payant 
largement  et  rendant  très  volontiers  service  à 
l’ouvrière,  elle  la  prenait  maintenant  une 
journée  par  semaine  pour  l’entretien  de  son 
propre  trousseau. 

Comme  ce  jour  se  trouvait  être  un  jeudi, 
Eugénie, lapremière 
fois,  avaitconüéson 
petit  garçon  à la 
mère  Léger  qui  ai- 
mait beaucoup  Jean 
et  s’était  obligeam- 
ment offerte  poul- 
ie garder. 

Dans  la  matinée, 
la  atronne  de  Cen- 
dnllon  s’était  aper- 
çue de  l’absence  do 
Tout-Petit. 

— Qu’est-ce  que 
vous  avez  donc  fait 
de  votre  gamin  ? 
avait-elle  demandé 
à l’ouvrière.  11  n’est 
pas  à l’école  aujour- 
d’hui jeudi  ? 

Eugénie  avait  ex- 
pliqué que  sa  pro- 
priétaire — si  mo- 
deste qu’elle  fût, 
elle  avait  appuyée 
sur  le  mot  proprié- 
taire, cela  fait  bon  Tout-Pciit  ftut  scs  dcvc 

effet  d’être  liée  avec 

son  propriétaire,  — avait  bien  voulu  s’en 
charger. 

— Ne  chargez  donc  jamais  les  autres  de 
votre  marmot,  avait  riposté  M”  Thourger  avec 
son  ordinaire  brusquerie  ; aujourd'hui  cela 
leur  plaît  et  demain  cela  les  dérange  ; croyez- 
vous  que  ce  soit  drôle  d’avoir  l'embarras  et  la 
responsabilité  d’un  enfant  qui  ne  vous  appar- 
tient pas  ? Amenez-le  donc  avec  vous  la 
prochaine  fois. 

M""  Harivel  avait  été  ravie  de  n’avoir  pas  à 
se  séparer  de  Jean,  et  maintenant,  toutes  les 
semaines,  l’enfant  accompagnait  sa  mère  à 
Cendrillon. 

Dès  son  arrivée,  il  aidait  Céline  à faire  les 
pendus.  La  première  fois  qu’il  avait  entendu 
parler  de  pendus,  il  avait  été  effrayé,  s'imagi- 
nant un  peu  voir  des  gens  accrochés  parle  cou 
et  tirant  la  langue.  Mais,  quand  il  avait  su 
qu’il  ne  s'agissait  que  des  étoffes  blanches  et 


des  pièces  confectionnées  garnissant  la  devan- 
ture du  magasin,  il  s’était  rassuré  et  avait  prêté 
de  bonne  grâce  son  concours  à l'apprentie. 

11  allait  et  venait  de  la  boutique  au  trottoir 
et  du  trottoir  à la  boutique,  portant  les  paquets 
de  jupons  et  de  chemises,  les  corbeilles  de 
mouchoirs  et  les  mille  articles  formant  l’éta- 
lage du  dehors. 

Puis,  vers  dix  heures,  le  magasin  rangé  et 
paré,  les  vendeuses  prêtes  à recevoir  le  client, 
Jean  allait  s'asseoir  tout  au  fond,  entre  sa  mère 
et  la  coupeuse  dont  les  ciseaux  grinçaient  en 
taillant  le  tissu.  Il 
faisait  ses  devoirs, 
apprenait  ses  le- 
çons, puis  s’amusait 
à dessiner,  ou  à lire 
des  histoires  dans 
des  livres  prêtés 
par  les  demoiselles, 
qui  l’avaient  pris  en 
affection. 

Si  l’apprentie  al- 
lait en  course,  Jean 
l’accompagnait.  Eu- 
génie, toujours 
craintive,  avait  d’a- 
bord hésité  à le 
confier  à une  si 
jeune  fille,  mais  la 
coupeuse  avait  levé 
ses  scrupules. 

— N’ayez  aucune 
crainte,  avait -elle 
dit,  je  connais  Cé- 
line depuis  qu’elle 
est  au  monde,  c’est 
une  honnête  en- 

en  rentrant  de  l’école,  fant. 

Rieuse,  oui,  parce 
quelle  est  jeune,  mais  bien  raisonnable  au 
fond. 

Curieuse  aussi,  par  exemple  ! Céline,  qui  par- 
venait toujours  à lire  les  faits  divers  dans  le 
journal  de  M.  Thourger,  emmenait  Jean  voir  le 
théâtre  des  événements.  Ils  n’arrivaient  jamais 
que  pour  voir  le  dos  de  gens  qui  n'en  voyaient 
pas  plus  qu’eux,  mais  n’importe  ; ils  étaient 
quand  même  satisfaits  d’avoir  aperçu  la  fenêtre 
d’où  une  jeune  fille  s'était  précipitée,  la  bou- 
tique où  il  y avait  eu  une  explosion  de  gaz,  la 
rue  qui  s’était  effondrée,  la  maison  qui  avait 
brûlé. 

Comme  ils  avaient  perdu  du  temps,  ils  reve- 
naient à la  hâte  et  rentraient  essoufflés. 

— Où  avez-vous  été  encore  courir  ? interro- 
geait la  patronne. 

Puis,  le  crime  avoué,  c’était  elle  qui  deman- 
dait des  détails,  ne  manquant  jamais  d’ajouter 
pour  conclure  : 


478 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


— A l’avenir,  Céline,  tu  tâcheras  d'aller  droit  ! 
ton  chemin. 

Céline  promettait,  sachant  très  bien,  en  son  i 
tor  intérieur,  qu'une  autre 
fois,  elle  n’irait  pas  droit 
son  chemin  et  qu’on  lui  r^SË 
pardonnerait  encore. 

D’autres  fois,  „ Sf 

s'il  n’y  avait 


« T»  boiras  du  bon  lait,  lu  mangeras  de  la  crème  fraicbo  <■ . 

pas  de  courses  à faire,  M"”  Thourger,  voyant  j 
Jean  sur  le  point  de  s’endormir  au  bruit  mono-  j 
tone  de  l'aiguille  de  sa  mère  et  des  ciseaux  i 
de  la  coupeuse,  l'envoyait  à la  cuisine. 

— Va  trouver  Julie,  elle  te  donnera  à j 
goûter. 

Et  Julie,  une  bonne  grosse  Normande,  venue  \ 
à Paris  pour  « amasser  »,  mais  qui  rêvait  de  j 
finir  ses  jours  « au  pays  » racontait  à l’enfant  j 
des  histoires  merveilleuses  sur  la  campagne,  I 


vaches,  les  pommiers.  Tout-Petit,  qui,  en 
de  campagne,  n'avait  jamais  dépassé  Vin- 
nes  et  Meudon,  ouvrait  de  grands  yeux  et 
écoutait  avidement  les  récits  de  la  brave 
cuisinière. 

— Si  jamais  je  vais  faire  un  tour  au 
pays  de  Caux,  lui  disait  quelquefois  celle- 
ci,  je  demanderai  à ta  mère  do  te  laisser 
venir  avec  moi.  C’est  là  que  tu  verras  des 
champs,  des  herbages  et  do  tout...  Tu 
boiras  du  bon  lait,  tu  mangeras  de  la 
crème  fraîche...  Ah!  va,  c'est  autre  chose 
que  Paris. 

Estelle  Lenoir  et  M”*  Harivel,  de  simples 
voisines,  étaient  devenues  grandes  amies 
depuis  la  triste  aventure  de  la  veuve. 
Tous  les  après-midi  du  dimanche,  elles 
les  passaient  en  société.  La  vieille  fille, 
active,  remuante,  forçait  Eugénie  à se- 
couer sa  torpeur,  à faire  une  petite  pro- 
menade. Quelquefois,  on  allait  au  cime- 
tière porter  des  fleurs  au  cher  mari  que  le 
temps  ne  faisait  pas  oublier  : plus  sou- 
vent Estelle  — qui  déclarait  carrément 
qu'on  ne  peut  pas  vivre  avec  ceux  qui 
ne  sont  plus,  et  que  ces  idées-là  sont 
mauvaises  pour  les  enfants  — amenait 
ses  amis  dans  un  jardin  où  Tout-Petit 
pouvait  se  divertir  ; aux  Buttes  Chaumont 
souvent,  au  Parc  Monceaux  quelquefois. 
De  quelque  côté  qu’elle  se  tournât,  la 
veuve  ne  rencontrait  qu’intérêt  et  sympathie, 
et  c'était  un  baume  précieux  pour  sou  cœur 
aimant. 

L'avenir  s’annonçait  sinon  brillant,  du  moins 
paisible  et  assuré;  elle  ne  voulait  plus  songer 
aux  maux  passés. 

— Us  ont  raison,  répétait-elle,  ceux  qui 
disent  qu’il  ne  faut  jamais  désespérer. 

J.  L. 

(A  suivre). 


Marcelin»  Drsliordrs-Valmore.  — Le 

mois  dernier,  on  inaugurait  à Douai  le  monu- 
ment élevé  à la  mémoire  de  Marceline  Desbordes- 
Valmore,  née  en  1780,  morte  en  1859. 

Aucun  de  vous,  écoliers  et  écolières,  n'ignore 
le  nom  de  cette  grande  poétesse  qui  a consacré 
aux  enfants  tant  de  pièces  charmantes  et  qui 
eut  pour  les  petits  un  cœur  de  mère. 

Vous  connaissez  tous  cette  jolie  pièce  intitulée 
P Écolier,  qui  commence  ainsi  ; 

Un  tout  petit  enfant  s’en  allait  à l’école... 

et  où,  sous  forme  de  fable,  une  abeille,  une 
hirondelle,  puis  un  gros  chien  donnent  au  petit 
flâneur  l’exemple  du  travail  et  lui  rendent  le 
courage  qui  l’abandonnait. 


Laissez-moi  vous  en  dire  une  autre,  bien 
courte,  celle-là,  où  une  petite  fille  témoigne  sa 
reconnaissance  à l'institutrice  qui  l'a  élevée  : 

Mon  cœur  battait  à peine  et  vous  l'avez  formé. 

Vos  mains  ont  dénoué  le  fil  de  ma  pensée. 

Madame!  et  votre  image  est  à jamais  tracée 
Sur  les  jours  de  l’enfant  que  vous  avez  aimé. 

Si  le  bonheur  m’attend,  ce  sera  votre  ouvrage, 

Vos  soins  l’auront  semé  sur  mon  doux  avenir. 

Et  si,  pour  m'éprouver,  mon  sort  couve  un  orage, 
Votre  jeune  roseau  cherchera  du  courage, 

Madame  ! en  s'appuyant  sur  votre  souvenir. 

Qu'aucun  de  vous  ne  manque  jamais  à ce 
devoir  de  gratitude  que  vous  enseigne  l'éco- 
lière de  M"’  Desbordes-Valmore! 


Héroïsme  et  dévouement  de  Camember. 


Camember  blessé  revient  à lui  et  constate  avec  plaisir 
que.  s'il  a perdu  du  sang,  il  n'a  rien  de  grave  : un  pauvre 
petit  coup  de  baïonnette  qui  a glissé  sur  les  eûtes. 


— D'abord  j'ai  promis  à mamzcllc  Victoire  de  veiller  sur 
lui.  C’qu’il  est  lourd  ! Non  ! mais  c’qu’il  est  lourd,  jamais 
j’aurais  cru  ça  de  lui  !...  Si  encore  j’avais  pas  la  peau  trouée, 
mais  v’ià  que  ça  resaigne,  nom  d’une  bique  1 


— Eh  ! dis  donc  ! toi,  fais  donc  attention  ' Tu  ne  reconnais 
pas  Camember,  espèce  de  melon  7 

— Eh  ' c’est  vrai  mais  pourquoi  qu'tu  mets  un  casque7 

— Ah  1 ça,  c est  un  passeport  que  j'ai  pris  en  route  pour 
me  garantir  du  serein. 


Tout  il  coup,  il  entend  un  gémissement, 

— Tiens  ! le  colo  ! il  n'est  donc  pas  mort  non  plus,  lui  ? 
Ah  ’ mais.  Camember,  mon  ami,  tu  ne  vas  pas  le  laisser  là! 


— Toi,  mon  camarade,  je  n'ai  pas  l’honneur  de  te  connaître! 
mais  comme  tu  ne  me  laisserais  probablement  pas  passer  sans 
vouloir  entamer  une  petite  conversation,  faut  que  j'emploie  les 
grands  moyens  pour  te  faire  taire. 


Enfin,  toujours  portant  son  colonel,  Camember  arrive  à 
50  mètres  de  l'ambulance  ; mais  là,  épuisé,  il  s'abat.  11  a 
cependant  encore  la  force  d’appeler  a l’aide  : 

— M sieu  le  major  ! V là  le  eolo  que  j’vou'  ramène  ! 


480 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


Plus  «riiisolations.  — En  attendant  le 
défilé  à la  Revue  du  14- juillet  dernier,  on  parlait 
devant  un  lieutenant-colonel  en  retraite  des  acci- 
dents d'insolation  qui  ne  manqueraient  pas  de  se 
produire. 

— C’est  cependant  si  simple  à éviter!  dit 
l’excellent  officier.  Jamais  un  de  mes  hommes 
n’a  été  malade  dans  ma  compagnie,  quand 
j’étais  capitaine,  dans  mon  bataillon  quand 
j’étais  commandant,  ni  dans  mon  régiment  où 
mon  colonel  avait  bien  voulu  appliquer  mon 
procédé. 

Dès  que  je  prévoyais  une  marche  au  soleil, 
f obligeais  chaque  homme  (lui  demandais  pas  son 
avis,  bien  sûr)  a mettre  au  fond  de  sa  coiflure,  de 
son  shako  (j’ai  commencé  avec  le  shako),  de  son 
képi,  un  mouchoir  mouillé.  Comprenez  bien  que 
je  ne  demandais  pas  que  ça  leur  dégouline  sur 
le  front  et  sur  la  nuque;  je  ne  voulais  pas  non 
plus  leur  donner  des  rhumes  de  cerveau.  Tout 
simplement  un  mouchoir  mouillé  et  bien  pressé. 
Cette  humidité  entretenait  une  fraîcheur  qui 
suffisait  à empêcher  toute  congestion.  Il  nous  est 
arrivé,  à la  suite  d’une  marche,  d’avoir  des  figures 
rissolées  comme  un  abricot  trop  mûr,  mais 
jamais  un  accident,  jamais  un  malade. 

Que  les  jeunes  touristes  profitent  de  l’avis  aussi 
bien  que  les  mêlétaires! 

* 

* * 

Le»  singes  chercheurs  «l’or.  — Un 

voyageur  arrivant  du  Transvaal  raconte  qu'un 
habitant  de  Prétoria,  exploitant  une  des  nom- 
breuses mines  d’or  qui  ont  fait  perdre  la  tète  à tant 
de  spéculateurs, avait  deux  petils  singes  fort  intel- 
ligents qui  avaient  coutume  de  le  suivre  dans  les 
galeries. Ils  virent  les  ouvriers  occupés  à ramasser 
le  minerai  et,  en  vertu  de  leur  teudance  à l’imi- 
tation, ils  en  firent  autant. 

Distinguant  très  bien  les  traces  du  précieux 
métal,  ils  devinrent  bientôt  de  vaillants  collabo- 
rateurs et  le  propriétaire  pensa  qu’il  y avait  là 
une  carrière  tout  indiquée  pour  d'autres  singes. 

Il  s’en  procura  donc  une  équipe  de  vingt- 
quatre,  lesquels,  initiés  par  les  deux  premiers, 
devinrent  assez  experts  pour  remplacer  cinq  ou 
six  ouvriers  et  ramassaient  fort  bien  en  petits  las 
le  minerai  voulu.  Ces  singes,  paraît-il,  étaient 


fort  honnêtes,  n’ayant  point  été  pervertis  par  les 
mineurs  humains;  ils  ne  songeaient  pas  à sous- 
traire ou  à dissimuler  des  pépites,  ils  ne  buvaient 
point,  ils  n’étaient  pas  exigeants  en  matière  de 
salaire,  ils  ne  songeaient  pas  à organiser  un 
syndicat...  Bref,  ce  sont  des  ouvriers  modèles! 

* * 

Peintre  et  sculpteur.  — Le  peintre  véni- 
tien Ciorgione  discutait,  avec  le  sculpteur  Verro- 
cchio,  les  mérites  respectifs  de  la  peinture  et  de  Ja 
sculpture. 

— Mon  art  seul,  disait  le  sculpteur,  peut  mon- 
trer au  spectateur  toutes  les  faces  d’un  objet. 

— Oui,  dit  Giorgione,  mais  il  faut  qu’il  fasse  le 
tour  de  la  machine.  Je  me  charge,  moi,  de  te 
représenter  sur  la  toile  tous  les  aspects  d’un 
corps.  Je  vais  te  faire  une  figure  que  tu  verras  des 
quatre  côtés  à la  fois,  sans  avoir  la  peine  de  te 
déranger. 

Quelques  jours  après,  Giorgione  conduisit  son 
ami  devant  un  panneau  où  l’on  voyait  un  homme 
de  dos.  Penché  au-dessus  d’une  claire  fontaine, 
il  y rétléchissait  son  visage,  tandis  qu’un  miroir 
placé  à droite  et  une  brillante  armure  posée  à sa 
gauche  reproduisaient  ses  deux  profils. 

REPONSES  A CHERCHER 

France  g-astronomicnie.  — Quels  sont 
les  produits  célèbres  des  villes  suivantes  : Pont- 
l’Evêque,  Lille,  Tours,  Le  Mans,  Arbois,  Monté- 
limar,  Aix,  Moret,  Toulouse,  Pithiviers? 

* * 

Question  historique.  — En  quelle  année 
l’imprimerie, alors récemmentdérouverle,  fut-elle 
introduite  en  France,  et  où  fut  établie  la  première 
imprimerie  parisienne? 

* -s 

Lettres  inconnues.  — Ajouter  aux  huit 
mots  suivants  huit  autres  mots  pour  en  former 
huit  noms  d’oiseaux. 

Age  — brio  — atour  — veuf  — gens  — 
lions  — toit  — nos. 

Anagramme. 

Sur  cinq  pieds,  je  suis  fort  piquante. 

Brouillez-les,  je  ne  vaux  pas  mieux. 

Et  quand  je  suis  d’humeur  méchante, 

Je  puis  d’un  coup  crever  vos  yeux. 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO 
I.  Questions  d'étymologie. 

Calcul  vient  du  latin  calculas  petit  caillou,  parce  que  l'on 
comptait  à l’origine  en  se  servant  de  petites  pierres. 

Galetas , logement  sous  les  combles,  se  disait  autrefois 
Galathas  ou  Galatas,  du  nom  d'un  quartier  et  d’une  tour  de 
Constantinople. 

Cerise  de  îa  ville  de  Cérasonte,  dans  le  royaume  do  Pont 
(Asio  Mineure),  d’ofi  Lueullus  rapporta  à Rome  le  premier 
cerisier.  Le  cerisier  se  répandit  promptement  dans  toutes  les 
régions  soumises  à la  domination  romaine. 

Parapet , de  l’italien  parapetto,  qui  protégé  la  poitrine  ; c’était 
et  c'est  encore  un  terme  de  fortification,  bien  qu'on  l appliquo 
au  garde-fou  d'un  pout  ou  d'un  quai. 

IL  Question  de  géographie. 

Lors  de  la  conquête  des  Gaules  par  les  Romains,  Sens  était 
la  ville  des  Senons  ; Bourges,  des  Bituriges;  Évreux,  des  Ebu- 
rons;  Chartres,  des  Carnutes;  Dreux,  des  Durocasses;  Poitiers, 
des  Pictons;  Beauvais,  des  Bellovaques  ; Soissons,  des  Sues- 
sions  ; Reims,  des  Remi. 


III.  Question  historique. 

Louis  XIV,  né  en  1638.  avait  cinq  ans  lorsque  son  pèro 
Louis  XIII  mourut.  Anne  d'Autriche,  sa  mère,  so  fit  recon- 
naître comme  régente  par  le  Parlement  de  Paris  dans  une  de 
ces  assemblées  que  l'on  appelait  « Lits  do  Justice  ». 

C'était  lo  18  mai  1G43. 

Le  roi  enfant,  revêtu  d'une  robe  violette  et  porté  par  son 
grand  chambellan  et  l'un  des  capitaines  des  gardes,  fut  placé 
sur  son  trône.  Puis  il  dit  avec  une  grâce  peu  commune  à ceux 
de  son  âge  : « Messieurs,  jo  suis  venu  vous  voir  pour  vous 
témoigner  mes  affections  ; mon  chancelier  vous  dira  lo  reste  » 
(Mei'cure  français , 1643). 

IV.  Triangle  syllabique. 

Cons  — tan  — ti  — ne 
tan  — ga  — ge 
ti  — ge 
ne 

V.  Charade. 

É-rable.  — Érable. 


Le  Gerant  .-Maurice  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d'adresse  doit  être  accompagnée  de  l'une  des  dernières  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8'  année.  — N°  394. 


10  centimes. 


12  septembre  1896. 


LE 


Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L’ABONNEMENT  UN  AN,  SIX  FRANCS 

Part  du  1er  de  chaque  mois. 


Armand  COLIN  & C“,  éditeurs 

5,  rue  «le  Méïiéres,  Pari» 


ETRANGER  : Tfr.  — PARAIT  CHAQUE  SAMED; 

Tous  droits  réservés. 


Histoire  dun  honnête  garçon  — Deux  agents  moulaient  l'escalier  en  portant  un  vieillard 


482 


LE  PETIT  FRANÇAIS  II. LUSTRÉ 


Histoire  d’un  honnête  garçon  ( suite 


Le  vieux  Cacaouèche. 

— Vite,  maman,  cria  un  jour  Tout-Petit, 
entrant  comme  un  coup  de  vent,  dans  la 
chambre  où  sa  mère  travaillait,  viens  soigner 
le  vieux  Cacaouèche  qui  est  blessé...;  les  ser- 
gents de  ville  le  rapportent  dans  une  voiture. 

— Qu'est-ce  que  ce  vieux  Cacaouèche? 
demanda  la  mère  un  peu  effarée. 

— Le  vieux  Cacaouèche  du  square  d’Anvers, 
maman...;  il  saigne  beaucoup  à la  tête...;  le 
pharmacien  lui  a mis  un  chiffon...  Vite..., 
viens... 

— Mais  de  qui  ou  de  quoi  veux-tu  parler, 
mon  Tout-Petit?  Je  ne  sais  pas  ce  que  c’est 
qu’un  Cacaouèche,  moi. 

— C'est  un  monsieur...,  maman;  un  bon- 
homme plutôt...  Viens  toujours,  tu  vas  voir... 

Abasourdie  par  l'incohérence  des  paroles  de 
l’enfant,  M”  Harivel  le  suivit  sur  le  palier  et 
arriva  à temps  pour  voir  deux  agents  qui  mon- 
taient l’escalier  en  soutenant  un  vieillard.  Le 
front  du  blessé  était  entouré  d’une  bande  de 
toile  où  déjà  apparaissait  une  tache  rouge  qui 
s’élargissait  lentement. 

— Mais  c’est  notre  voisin,  n’est-ce  pas?  lit 
Eugénie  en  reconnaissant  le  bonhomme. 

— Vous  êtes  la  parente  de  cet  individu? 
demanda  l’un  des  sergents  de  ville. 

— Non,  monsieur,  sa  voisine  seulement,  et 
je  ne  lui  ai,  je  crois,  jamais  parlé...  Toute  dis- 
posée, néanmoins,  à lui  rendre  service,  et  à le 
soigner,  si  cela  est  nécessaire. 

— C’est  bon,  Ht  simplement  l’agent  qui  ne 
jugeait  pas  utile  de  se  mettre  en  frais  d’élo- 
quence. 

Il  fouilla  dans  la  poche  du  vieux  pour  y 
prendre  sa  clé,  et  alla  ouvrir  la  porte  que  Tout- 
Petit  lui  indiqua. 

— Maintenant,  ajouta  le  sergent  de  ville, 
quand  le  bonhomme  fut  posé  sur  son  lit,  s’il  y 
avait  urgence  à le  transporter  à l'hôpital,  vous 
feriez  la  déclaration  au  commissariat  de  police. 
Mais  ne  venez  qu'à  la  dernière  extrémité,  parce 
que  Lariboisière  est  joliment  encombré,  et  je 
crois  bien  que  c’est  de  même  partout...  ce  n’est 
pas  faute  qu'il  en  parte  tous  les  jours,  les  pieds 
devant;  mais  pour  un  qui  sort,  il  y en  a dix 
qui  veulent  entrer. 

— Soyez  sans  crainte,  répondit  la  veuve;  je 
n’abuserai  pas. 

Aidée  de  Tout-Petit  qui  la  secondait  d’une 
manière  très  intelligente,  Eugénie  se  mit  en 
devoir  de  soigner  le  brave  homme,  lui  passa 


sur  le  visage  une  éponge  imbibée  d'eau  et  de 
vinaigre,  logea  dans  son  lit  un  cruchon  d’eau 
bouillante  pour  réchauffer  ses  pieds  qui  étaient 
glacés,  et  approcha  de  ses  lèvres  un  verre 
I contenant  de  l'élixir  des  Jacobins. 

Après  de  longs  instants  le  vieillard  finit  par 
revenir  à lui,  et  fit,  avec  sa  main,  un  geste 
comme  pour  dire  merci,  car  il  ne  pouvait  pas 
encore  parler. 

— Vous  allez  mieux,  n'est-ce  pas  ? demanda 
la  veuve,  heureuse  de  voir  ses  efforts  cou- 
ronnés de  succès. 

L’homme  inclina  affirmativement  la  tête. 

— Restez  bien  tranquille,  pour  achever  de 
j vous  remettre;  après  vous  me  direz  ce  qui 
! pourrait  vous  soulager  ou  simplement  vous 
faire  plaisir...;  je  reste  tout  à votre  disposition. 

— Merci...,  madame,  articula  faiblement  le 
vieillard. 

Le  mieux  s'accentuait  de  minute  en  minute. 
Le  blessé  passa  la  main  sur  sa  figure  et  poussa 
un  grand  soupir. 

— C’est  une  congestion,  expliqua-t-il  à voix 
liasse...  Je  suis  resté  trop  longtemps  près  du 
poêle,  à la  gargote  où  je  prends  mes  repas...; 
quand  je  suis  sorti,  le  froid  m’a  saisi...,  il  gèle 
si  fort.. .1  Je  me  suis  senti  malade,  j'ai  voulu 
| rentrer...;  mais,  en  route,  mes  forces  m’ont 
trahi  et  je  suis  tombé...  C'est  un  mal  pour  un 
bien,  d’ailleurs...,  car  la  petite  saignée  qui  a 
été  le  résultat  de  ma  chute,  m’a,  sans  doute, 
sauvé  de  la  mort. 

— Il  n’y  a rien  à faire  pour  votre  front?  inter- 
rogea la  veuve  pleine  de  bonne  volonté,  vous 
devez  souffrir? 

— Non,  ce  ne  sera  rien,  je  vous  remercie  : 
la  blessure  est  très  superficielle,  elle  guérira 
vite. 

Eugénie  se  tut  pour  respecter  le  repos  du 
I vieillard,  qui  semblait  vouloir  s'assoupir.  Mais 
pendant  que  sa  langue  restait  inactive,  ses  yeux 
erraient  autour  d'elle,  et  le  résultat  de  son 
examen  se  traduisait  en  une  surprise  qui  allait 
croissant. 

La  chambre  était  très  propre,  l’étroit  lit  de 
fer  bien  dressé.  En  face  du  lit,  se  trouvait  un 
ravissant  petit  meuble  en  marquetterie,  entre- 
tenu avec  le  plus  grand  soin.  Devant  la  fenêtre, 
une  très  belle  table  à écrire,  en  chêne  sculpté, 
sur  laquelle  étaient  rangés  en  bon  ordre  quel- 
ques livres  qui  paraissaient  être  souvent  feuil- 
letés. Enfin,  suspendus  aux  murs,  trois  pastels, 
trois  portraits  : ceux  d’un  homme  d’une  tren- 
| taine  d’années  et  d'une  toute  jeune  femme, 


1.  Voir  le  n°  393  du  Petit  Français  illustre,  p.  470 


HISTOIRE  D'UN  HONNÊTE  GARÇON 


483 


habillés  à la  mode  du  temps  de  Charles  X,  entre 
lesquels  souriait  celui  d'un  bel  enfant  qui 
ressemblait  à sa  mère.  Ce  u'était  point  là  le 
logis  d'un  marchand  des  rues. 

Et  Eugénie  réfléchissait,  en  même  temps,  que 
l'habillement  du  bonhomme  ne  s’accordait 
guère  non  plus  avec  sa  condition.  Toujours  en 
redingote  et  en  chapeau  à haute  forme  : redin- 
gote verdie  par  le  temps,  chapeau  roussi  par 
les  averses,  il  est  vrai,  mais  corrects  quand 
même. 

— Encore  un  que  le  malheur  a frappé,  pen- 
sait-elle; car  il  n'a  certes  pas  fait  toute  sa  vie 
un  pareil  métier. 

— Ah  ça!  mon  Tout-Petit,  demanda  M~  Ha- 
rivel,  quand,  le  vieillard  décidément  mieux, 
ils  furent  rentrés  chez  eux,  me  diras-tu 
pourquoi  tu  appelles  notre  voisin  le  vieux 
Ca...Ca.. 

— Cacaouèelie? 

— Oui.  Si  c'est 
son  nom,  c'est  un 
nom  bien  singulier. 

— Ce  n'est  pas 
son  nom,  maman; 
on  l’appelle  comme 
cela  parce  qu'il 
vend  des  caeaouè- 
ches. 

— Et  qu’est-ce 
que  c'est  que  des 
cacaouèches  ? 

— Des  choses 
pour  faire  du  cho- 
colat. 

— Mais  quoi  ? des  instruments  ? des  machines  ? 

— Oh!  non;  des  choses  qu'on  mange.  Cela  a 
le  goût  de  chocolat,  seulement  ce  n'est  pas 
sucré. 

11  fallut  bien  du  temps  et  bien  des  explica- 
tions pour  que  M”*Harivelparvîntà  comprendre, 
encore  ne  fut-ce  qu’imparfaitement,  qu'il  s’agis- 
sait là  de  cabosses  de  cacao,  en  général  de  qua- 
lité inférieure  ou  légèrement  avariées,  dont  les 
gamins  sont  très  friands. 

— 11  se  tient  auprès  du  square  d’Anvers, 
expliqua  Tout-Petit,  qui,  comme  tous  les  mar- 
mots. était  fort  au  courant  des  menus  détails 
du  quartier,  et  à la  sortie  des  élèves  de  Rollm 
et  de  l’école  commerciale  de  l’avenue  Trudaine 
sa  petite  boutique  est  bientôt  vidée. 

Eugénie  n’était  ni  curieuse,  ni  bavarde.  A 
voir  le  vieux  sortir  et  rentrer  avec  sa  boite  j 
toujours  recouverte  d’une  toile, elle  s’était  bien 
imaginée  qu'il  vendait  quelque  chose  : des  J 
pelotes  de  fil  ou  des  lacets  de  souliers,  par  ; 
exemple,  mais  elle  n'avait  pas  poussé  plus 
loin  ses  investigations. 

— Écoute,  Tout-Petit,  dit-elle,  notre  voisin 
lia  pas  toujours  été  marchand  de  cacaouèches. 


— Comment  sais-tu  cela,  maman? 

— Je  ne  sais  pas,  je  suppose. 

— Mais,  qu'est-ce  qui  te  le  fait  supposer? 

— Tout...  ses  manières,  son  langage,  la  bonne 
tenue  de  ses  vêtements,  le  soin  qu’il  prend  de  sa 
personne...  Et  ces  belles  choses  qu  il  a chez  lui  ! 
les  portraits  entre  autres...  Le  monsieur  et  la 
jolie  dame  sont,  sans  doute,  son  père  et  sa 
mère,  et  le  bébé  est  lui-même. 

— Lui!  un  si  vieux  bonhomme  1 s'exclama 
Jean  au  comble  de  la  surprise. 

— Iln’apastoujoursétéun  vieux  bonhomme; 
tu  penses  bien  qu’il  n'est  pas  venu  au  monde 
avec  ses  cheveux  blancs  et  sa  grande  barbe,  il 
a été  aussi  petit,  plus  petit  même  que  tu  ne 

l'es  maintenant  ; c’est  alors 
qu’on  a fait  son  portrait. 
Et  je  suis  sûre  que,  dans  ce 
temps-là,  ses  parents  ne  traî- 
naient pas  les  rues  en  ven- 
dant des  eacaouè- 
ches,  comme  il  le 
fait  lui  - même. 

— Ab!  fit  Jean 
tout  pensif. 

— C'est  pour  ce- 
la, mon  Tout-Petit, 
ajouta  la  mère  en 
caressant  les  che- 
veux de  son  en- 
fant, qu'il  faut  être 
avec  lui  très  poli 
et  très  complai- 
sant. C'est  si  dur 
d’être  réduit  à la 
misère  quand  on  a connu  la  prospérité!... 
Et  comme  il  doit  être  bien  triste,  le  soir,  tout 
seul  dans  sa  ehambre,  nous  lui  dirons  de  venir 
quelquefois  se  chauffer  à notre  feu. 

De  ce  jour-là,  en  effet,  les  relations  les  plus 
cordiales  s'établirent  entre  les  locataires  des 
deux  petits  logements.  Tant  que  le  vieux  ne 
fut  pas  complètement  rétabli. Eugénie  s'occupa 
de  son  ménage  et  Jean  fit  ses  commissions. 
Puis  elle  se  mit  à entretenir  son  linge,  tou- 
jours scrupuleusement  propre,  mais  où  la  main 
d'une  femme  faisait  évidemment  défaut. 

Lui,  de  son  côté,  aidait  Jean  à faire  ses  devoirs 
au  retour  de  l'école.  Ce  que  l'enfant  n’avait  pas 
compris  en  classe,  le  père  Cacaouècbe  le  lui 
expliquait,  d'une  façon  si  claire,  si  bien  à la 
portée  de  sa  jeune  intelligence,  qu’il  fit  des 
progrès  rapides  et  prit  désormais  la  tête  dè  sa 
division. 

Quand  Eugénie  se  trouvait  avec  M""  Lenoir, 
leur  conversation  roulait  souvent  sur  la  position 
que  le  vieillard  pouvait  et  devait  avoir  occupée 
autrefois.  Les  idées  les  plus  contradictoires 
leur  venaient  à l'esprit...  A l’entendre  lui  don- 
ner des  conseils  judicieux  sur  l’hygiène  et  la 


Sa  boutique  est  bientôt  vidée. 


484 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


santé  de  ToRt-Petit,  M”  Harivel  pensait  qu'il 
pourrait  bien  être  un  grand  médecin  que  des 
circonstances  malheureuses  avaient  contraint 
à se  cacher.  A moins  qu'il  ne  fût  un  proscrit... 
Proscrit  d'où...  ? et  par  qui  ..?  elle  n'approfon- 
dissait pas  les  choses;  mais  elle  trouvait  qu’il 
avait  tout  à fait  les  allures  des  proscrits  dont 
elle  lisait  quelquefois  l’histoire. 

Estelle,  moins  romanesque,  penchait  pour  un 
grand  seigneur  ruiné  par  la  politique  ou  un 
financier  dont  la  fortune  avait  sombré  dans  un 
krach  quelconque. 

— N'importe  ce  qu’il  a été,  finissaient-elles 
toujours  par  conclure,  c’est  un  homme  bien 
habile  et  bien  savant,  toujours. 

— Et  un  brave  homme. 

Certes,  en  ouvrant  sa  porte  au  vieux  « sans 
famille  » la  veuve  __ 

ne  se  doutait  guère 
que  cette  décision, 
dictée  seulement 
par  son  coeur  com- 
patissant, aurait 
une  . si  heureuse 
influence  surl’ave- 
nir  de  son  fils. 


« Refuse,  et  refuse  carrément 


Perplexité. 

Tout  doucement. 

Jean  grandit,  se 
développe . 11  a 

maintenant  qua- 
torze ans  et  vient 
de  terminer  sa 
dernière  année 
d’école.  Outre  les  premiers  prix  de  sa  classe, 
il  a obtenu  la  récompense  suprême  réservée 
aux  bons  élèves  : une  bourse  dans  un  des 
lyeées  de  l'État  à son  choix. 

La  pauvre  Eugénie  est  bien  perplexe.  Modeste 
à l'excès,  un  peu  passive  et  effacée,  elle  n'est 
pas  la  femme  des  grandes  résolutions.  Le  jour 
où  le  cher  guide  qu’elle  avait  choisi  l’a 
laissée  seule  dans  la  vie,  elle  a été  effarouchée 
comme  un  oiseau  élevé  en  cage  auquel  on  rend 
subitement  la  volée  ; comment,  à cette  heure 
osera-t-elle  à elle  seule  trancher  cette  grande 
question  de  l'avenir  de  Jean  ? Elle  s'adresse  aux 
personnes  éclairées  qui  lui  veulent  du  bien. 
Mais  leurs  avis,  tous  motivés,  sont  bien 
dissemblables. 

M.  Thourger  penche  pour  l’acceptation  de  la 
bourse. 

— C'est  une  aubaine  dont  il  ne  faut  pas  faire 
ü,  dit-il  en  substance.  D'autant  moins  que  les 
garçons  qui,  comme  Jean,  ont  déjà  su  se  dis- 
tinguer de  la  foule  de  leurs  camarades,  ont, 
plus  que  d’autres,  chance  d’arriver.  Combien 
de  grands  ingénieurs,  de  brillants  officiers,  de 


médecins  célèbres  ont  commencé  par  l'école 
communale  et  ne  doivent  leur  situation  qu'à 
une  bourse  chèrement  gagnée  par  leur  travail 
d'écolier. 

Toute  autre  est  l'opinion  de  M.  Desliêtres. 

— Refuse...  et  carrément,  déclare-t-il  sans 
ambages...  Admets  que  tp  entres  au  collège  et 
qu’à  seize  ans,  tu  sois  bachelier...  Te  voilà 
bien  avancé...  Ce  n'est  pas  ton  diplôme  qui  te 
fera  vivre...  Situ  désires  faire  ton  droit  ou  ta 
médecine,  ta  mère  pourra-t-elle  subvenir  aux 
frais  d'études, qui  sont  considérables  . ‘'Mettons 
les  choses  au  mieux  : tu  obtiens  encore  une 
bourse...,  tu  en  obtiens  toujours:  tu  entres  à 
Saint-Cyr...,  à Po- 
lytechnique, où  tu 
deviens  un  sujet 
hors  ligne,  et  tu 
sors  avec  une  po- 
sition superbe. . 
Hélas!  mon  pauvre 
enfant,  tu  ne  sais 
pas  combien  tu 
auras  à souffrir  de 
la  différence  qui 
existera  entre  ta 
fortune  et  la  situa- 
tion que  tu  occu- 
peras. Je  sais  bien 
que  tu  peux  deve- 
nir l'un  de  ces 
hommes  supé- 
rieurs qui  mar- 
chent à la  tête  de 
leur  génération 
quelle  que  soit  la 
carrière  qu'ils  embrassent.  Mais  tu  as  une 
chance  sur  cent  d'être  de  ceux-là:  les  quatre- 
vingt-dix-neuf  autres  restent  pour  que  tu  sois 
toute  ta  vie  un  raté,  un  fruit  sec...  N'essaie 
pas  d'imiter  les  oiseaux  qui,  cherchant  à voler 
trop  haut  d'un  coup,  tombent  rudement  à terre 
et  y demeurent.  Tu  es  fils  d'ouvrier,  reste 
ouvrier.  Avec  le  caractère  et  l'intelligence  que 
je  te  connais,  tu  arriveras  quand  même  à 
faire  ta  trouée;  mais  plus  tard,  quand  tu 
auras  les  reins  assez  solides  pour  suivre  sans 
broncher  la  route  que  tu  te  seras  toi-même 
frayée. 

Le  père  Cacaouèche  évitait  de  se  prononcer 
catégoriquement. 

Certes  Jean,  selon  lui,  était  un  garçon  sur 
lequel  on  pouvait  compter.  S'il  n’avait  pas  un 
de  ces  esprits  brillants  qui  étonnent  et  éblouis- 
sent, il  possédait  par  contre  une  intelligence 
prompte  et  lucide,  un  jugement  sain  qui,  joints 
à son  travail  suivi  et  à une  inébranlable  persé- 
vérance, le  mèneraient  droit  au  succès. 

L.  G. 

fA  suivre). 


■’r.  rr  r? 


LES  GRANDES  MANŒUVRES 


486 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Excursions  de  vacances.  — Provins. 


S'il  est  un  nom  bien  doux  fait  pour  la  poésie. 

Oh  ! dites,  n' est-ce  pas  le  nom  de  la  Voulzie....  ? 

Ainsi  Hégésippe  Moreau,  enfant  de  Provins, 
chanta  la  charmante  riviérette  qui  file  « avec 
un  murmure  aussi  doux  que  son  nom  sous  les 
saules  et  les  peupliers,  au  bas  des  remparts  do 
la  vieille  cité.  La 
Voulzie  n'est  pas 
seule  à jaser  dou- 
cement au  pied  de 
ces  vieux  murs; 
elle  a un  compa- 
gnon, le  Durtain, 
autre  ruisseau 
coulant  dans  la 
fraîche  vallée  sous 
la  muraille  ébré- 
chée de  l'ancienne 
capitale  de  la  Brie 
champenoise,  qui 
fut  une  cité  glo- 
rieuse , impor  - 
tante,  une  ru- 
che travailleuse 
et  commerçante 
comptant  peut- 
être  cent  mille 
habitants,  séjour 
de  la  cour  bril- 
lante des  comtes 
de  Champagne 
Jusqu’au  treizième 
siècle. 

Que  de  beautés 
recèlent  nos  vieil- 
les provinces,  pe- 
tites cités  endor- 
mies dont  les 
noms  furent  écla-  u Tour 

tants  jadis , don- 
jons debout  ou  démantelés,  châteaux  et 
abbayes,  sites  merveilleux  apparaissant  au 
tournant  de  quelque  rivière  fameuse  ou  in- 
connue, débris  pittoresques  du  passé  enfouis 
dans  les  verdures 

Provins,  à deux  heures  de  Paris,  est  un  de 
ces  coins  délicieux  de  la  vieille  France,  un 
décor  du  passé,  presque  un  autre  Carcassonne, 
mais  un  Carcassonne  sans  sévérité,  caché  dans 
le  repli  d’une,  vallée  riante,  la  vallée  de  la 
Voulzie  et  des  poses  de  Provins,  un  vrai  sourire 
après  les  plaines  un  peu  monotones  traversées 
par  le  chemin  de  fer.  La  croupe  d'un  joli  coteau, 
après  les  prairies  de  cette  Voulzie,  se  hérisse 
d'une  ligne  de  remparts  irréguliers  plus  ou 
moins  abîmés  et  troués,  laissant  ici  apercevoir 


les  cicatrices  des  guerres  d'autrefois,  les  brèches 
faites  par  les  sapes  ou  les  bombarbes,  des 
écroulements  de  tours,  et  à côté,  des  portes, 
d'autres  tours  en  ligne  toujours  debout,  avec 
une  couronne  de  feuillage  ou  de  fleurettes  à la 
place  des  créneaux,  et  par-dessus  ces  remparts; 

des  arbres  tou- 
jours, des  masses 
de  verdures  en- 
veloppant les 
grands  vieux  toits, 
les  antiques  lo- 
gis de  la  haute 
ville  et  le  donjon 
des  comtes  de 
Champagne  com- 
munément appelé 
la  Tour  de  Ctsar, 
quoique  les  Ro- 
mains n’y  soient 
pour  rien. 

Cela  forme  d'en 
bas  un  merveil- 
leux tableau,  ce 
développementde 
la  ville  haute  au 
sommet  des  pen- 
tes herbeuses.  De 
près,  àl' extérieur, 
dans  l'embrous- 
saillement  des 
fossés,  à l’inté- 
rieur, le  long  du 
rempart,  ou  par 
les  rues  aux 
vieilles  maisons, 
le  charme  est  le 
même  et  l'inté- 
dc  césar.  rêt  augmente.  La 

grosse  tour  de 
César  est  un  solide  pâté  de  murailles,  un  massif 
carré  flanqué  de  quatre  tourelles  etse  terminant 
en  une  grosse  tour  octogonale;  les  murs  ont 
4 mètres  d’épaisseur  et  renferment,  outre 
de  grandes  salles,  certains  réduits  ou  cachots 
dans  l'un  desquels  la  légende  veut  que  le  comte 
Thibaut  le  Tricheur,  au  dixième  siècle,  ait 
fait  emprisonner  le  roi  de  France  Louis 
d’Outremer. 

Thibaut  le  Tricheur  est  la  souche  de  ces 
Thibaut  de  Champagne  sous  le  règne  desquels 
Provins  eut  trois  siècles  de  grandeur  et  de 
prospérité.  Alors  tous  ces  remparts  envahis  par 
le  lierre  avaient  leurs  créneaux  et  leurs  tou- 
relles, la  cité  était  pleine  de  beaux  logis,  d'édi- 
fices nombreux,  églises  ou  couvents  ; il  y avait 


EXCURSIONS  DE  VACANCES.  - PROVINS 


487 


en  ville  nombreux  ouvriers  occupés  au  tissage  I 
des  draps,  gens  de  banque  et  de  négoce,  I 
bourgeois  opulents  ; ces  tours,  silencieuses 
aujourd'hui,  entendaient  le  bruit  dos  luths  et 
des  violes  dans  le  château  des  comtes,  souvent 
en  fêtes.  Thibaut  IV,  dit  le  Chansonnier,  qui 
était  aussi  un  vaillant  chevalier  et  batailla  dans 
les  plaines  de  Champagne  et  dans  les  champs 
de  la  Palestine,  avait  fait  écrire  ses  poésies  en 
lettres  d‘or  tout  le  long  des  murailles  de  la 
grande  salle,  où  il  aimait  à festiner,  entouré  do 
quelques  nobles  et  joyeux  trouvères. 

Tout  a croulé,  la  salle  et  les  chansons  de 
Thibaut,  qu'une  humble  feuille  de  parchemin, 
plus  solide  que  la  solide  muraille,  nous  a 
cependant  conservées. 

En  suivant  cette  poétique  ceinture  de  rem- 
parts aux  poétiques  souvenirs,  nous  trouverons 
des  points  particulièrement  curieux,  la  Tour  aux 
Engins , une  grosse  tour  d’angle  du  rempart,  la 
porte  Saint- Jean  bien  abîmée,  encadrée  dans  un 
moutonnement  de  verdure,  le  trou-au  chat,  une 
brèche  à la  base  d’une  tour,  dévalant  sur  un 
sentier  au  pied  des  remparts,  la  maison  du 
Bourreau , curieuse  tour  carrée  où  fut  assassiné 
en  1280  un  maire  de  Provins,  Guillaume  Pen- 
tecoste,  dans  une  révolte  populaire  cruellement 
réprimée,  qui  commença  la  décadence  de  Pro- 
vins, achevée  par  les  troubles  du  siècle  suivant 


et  par  les  guerres  anglaises,  pendant  lesquelles 
ces  remparts  furent  plusieurs  fois  attaqués  et 


488 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


emportés  d’assaut,  par  ces  brèches  que  nous 
voyons  sous  l'envahissement  des  broussailles. 

Mais  laissons  ces  remparts  et  entrons  en  ville. 
De  belles  églises,  Saint-Quiriace,  près  de  la  Tour 
de  César,  Sainte-Croix,  Saint-Ayoul,  la  Grange- 
aux-Dîmes,  grande  construction  du  treizième 
siècle,  qui  avait  été  une  sorte  de  balle,  et  des 
maisons  curieuses  en  grand  nombre,  comme  les 
maisons  romanes  du  douzième  siècle,  près  de 
Saint-Quiriace,  l 'hôtel  de  Vauluisanl  dont  le 
premier  étage  est  éclairé  par  quatre  belles  fenê- 


tres gothiques  avec  bancs  dans  les  embrasures, 
vieux  logis  ayant  appartenu  à l’abbaye  de 
Citeaux,  servantaujourd’hui  de  remise  pour  les 
pompes  à incendies  et  de  local  pour  les  répéti- 
tions de  l'orphéon,  après  avoir  été  longtemps 
une  auberge. 

Vieux  murs,  vestiges  de  la  puissance  féodale, 
de  la  grandeur  monastique  ou  de  la  richesse 
bourgeoise,  tout  cela  nous  dit  assez  quelle  fut 
jadis  l’importance  de  ce  paisible  Provins. 

X... 


Le  roi  des  jongleurs  (Suue)'. 


— Hem  ! liem  ! fit  le  roi  des  jongleurs 
offusqué. 

— Soit  dit  sans  offenser  personne,  se  hâta 
d’ajouter  l’oncle  Gilles,  ces  gens  sont  malotrus, 
c’est  mon  opinion  ! on  trouve  également  d’autres 
mal  embouchés  que  les  plus  belles  chansons, 
les  plus  gracieux  poèmes  font  bâiller  à se 
décrocher  la  mâchoire.  Mais  l’art  dont  je  veux 
parler  n’a  point  à craindre  les  dédains  de 
personne,  chacun  au  contraire  le  tient  en  parti- 
culière et  profonde  estime  du  haut  en  bas  de 
la  société,  au  castel  et  à l’abbaye  comme  dans 
la  maison  du  bourgeois  ou  le  taudis  du  gagne- 
deniers.  Celui-ci,  à défaut  de  téalité,  s’en 
pourléche  les  lèvres  en  rêve  et  y trouve  des 
satisfactions  tout  de  même.  . Cet  art  qui  réjouit 
les  âmes  de  tous  et  particulièrement  des  bonnes 
gens  n’ayant  ni  tristesse  de  conscience  ni 
remords  d’estomac,  cet  art  de  délices  et  d’agré- 
ment auquel  la  plus  jolie  princesse  du  monde 
et  le  marchand  de  balais  rendent  le  même 
hommage,  c’est,  vous  l’avez  deviné,  l'art  de  la 
cuisine,  illustre,  antique  et  premier  de  tous! 

Le  fou  du  roi  et  le  chef  de  la  ménestrandie 
royale  se  regardèrent  en  soupirant  et  en  serrant 
d'un  mouvement  machinal  la  boucle  de  leurs 
ceintures. 

— Pour  parler  plus  simplement,  mon  petit 
Jehan,  vois-tu,  le  plus  sûr  état  sera  toujours  celui 
de  cuisinier,  puisqu’en  fin  de  compte,  il  faudra 
toujours  se  nourrir...  ce  qui  après  tout  n’est 
point  une  obligation  désagréable,  de  laquelle 
nous  puissions  faire  reproche  à notre  Créateur... 
Qu'en  pensez- vous?  Un  jeune  homme  commence 
par  être  gàte-sauce,  guette-landiers,  rince- 
vaisselle,  mais  s’il  montre  quelque  intelligence 
et  quelque  goût,  il  arrive  avec  l’étude  et  l'expé- 
rience à des  postes  plus  relevés...  Il  est  bien  en- 
tendu que  j'offre  à mon  neveu  de  lui  faire  faire 
ses  débuts  dans  notre  art...  à condition  toutefois 
qu'il  oubliera  bien  vite  tout  son  fatras  de  latin  !... 

Le  neveu  Jehan  Picolet  sourit,  ayant  l’air  de 


dire  qu’il  n’aurait  point  grand’peine  à cela, 
mais  son  père  hocha  sévèrement  la  tête,  tandis 
que  le  fou  du  roi  accueillait  par  une  moue  assez 
dédaigneuse  les  propositions  du  maître-queux 
de  la  Lamproie-sur-le-Gril. 

— J’avais  rêvé  autre  chose,  fit  Guillot  Picolet, 
j'espérais  voir  un  jour  mon  fils  maître  ès  arts 
libéraux,  docteur  éminent... 

— ...  issime!  dit  le  fou. 

— ...  de  la  savante  Faculté  de  médecine... 

— Fi!  pour  qu’il  en  arrive  à souhaiter  de 
bonnes  épidémies  par  la  ville  à chaque  saison, 
à demander  au  ciel  de  répandre  à pleines  mains 
sur  ses  voisins  la  fièvre  quartaine,  le  mal  caduc, 
la  gravelle,  le  mal  de  dents,  l'hydropliobie  et 
toutes  les  espèces  de  rhume  connues.  Allons 
donc!  garçon,  je  te  le  dis,  fabrique  de  bonnes 
armures  de  gens  d’armes,  marchandise  toujours 
demandée  et  bien  payée,  invente  instruments 
propres  à découper  son  prochain  le  plus 
commodément  du  monde,  ou  cuirasses  de 
bataille  aussi  hermétiques  et  impénétrables 
que  possible... 

— Mon  petit  Jehan,  fais-toi  marmiton... 

Maître  Guillot  Picolet  se  leva. 

— Je  vous  remercie  de  vos  conseils,  je  réflé- 
chirai... En  attendant,  pour  nous  donner  le 
temps  de  penser  encore  à ce  qui  conviendraitle 
mieux  à ce  jeune  drôle,  je  vais  le  reconduire 
au  collège  Montaigu  pour  qu’il  y continue  ses 
études...,  en  priant  Monsieur  le  Recteur  de 
lésiner  encore  moins  que  par  le  passé  sur  les 
admonestations  et  les  verges,  afin  de  faire 
entrer  copieusement  la  raison  et  la  science 
dans  la  tète  de  cet  écolier  de  mauvais  vouloir  ! 
Allons,  Jehan,  présente  tes  respects  à tes 
oncles,  et  en  route  pour  Montaigu. 

Le  jeune  homme  parut  un  instant  sur  le  point 
de  sauter  par  la  fenêtre  pour  se  sauver,  mais 
il  se  ravisa  et  se  contenta  de  soupirer  en 
hochant  douloureusement  la  tète. 

— Je  ne  veux  pas  dire  de  mal  du  latin,  ni 


1.  Voir  le  n*  30  du  Petit  Français  illustré , p.  470. 


LE  ROI  DES  JONGLEURS 


489 


La  lourde  porte  du  collège  de  Montaigu  s'est  refermée  sur  Jehau  Picolet. 


même  des  verges  de  Montaigu,  fit  timidement  | 
le  maître-queux,  mais  j'ai  trop  souventes  fois  I 
entendu  plaindre  les  écoliers  pour  la  chétive  j 
nourriture  de  ce  dur  collège... 

— Les  chiens  des  bourgeois  ont  meilleure 
cuisine,  dit  l'écolier,  nous  n’avons  à Montaigu 
que  pâtée  de  haricots  moisis  d'un  bout  de 
l’année  à l'autre...  et  encore  en  voudrions-nous 
écuelles  plus  grandes  ! 

— Aussi,  mon  garçon,  avant  de  rentrer  à 
Montaigu  passe  par  la  Lamproie,  nous  trouve- 
rons bien  quelques  saucisses  pour  te  réjouir 
au  moins  l’estomac  d'un  bon  repas... 

Le  faux  jongleur. 

C'est  fait,  la  lourde  porte  du  collège  de 
Montaigu  s'est  refermée  sur  Jehan  Picolet, 
l'écolier  récalcitrant.  Des  quarante-cinq  ou  cin- 
quante collèges  d'importance  diverse  qui  font 
du  grand  quartier  de  l'Université,  sur  les  pentes 
de  la  montagne  Sainte-Geneviève,  une  ville 
toute  particulière,  le  collège  Montaigu  est 
connu  pour  être  le  plus  pauvre  et  le  plus  dur. 
Les  études  y sont  fortes,  mais  la  misère  des 
écoliers  est  grande.  Le  cardinal  de  Montaigu, 
évêque  de  Laon,  qui  l'a  fondé  en  1314,  ne  l'a 
pas  gratifié  de  rentes  suffisantes,  les  pauvres 
écoliers  boursiers  et  autres  qui  viennent  là  se 
pourvoir  de  leurs  degrés,  grades  et  diplômes,  y 
mènent  des  années  une  misérable  existence, 
couverts  de  mauvais  vêtements  sous  une 
cape  de  grosse  bure,  nourris  lamentablement, 


mais  festoyés  largement,  selon  des  règlements 
fort  sévères,  pour  la  moindre  des  fautes,  de 
coups  d’étrivières  bien  appliqués  par  la  poigne 
de  maîtres  fouetteurs  dont  la  vigueur  légen- 
daire se  transmit  de  génération  en  génération 
presque  jusqu'aux  derniers  jours  de  Montaigu. 

Laissant  le  pauvre  Jehan  à ses  études  repri- 
ses, Guillot  Picolet  se  disposait  à rentrer  tout 
doucement  à l'hôtel  Saint-Paul.  11  n’était  point 
pressé,  aucun  devoir  ne  le  forçait  à hâter  son 
retour.  11  n'avait  à préparer  aucune  fête,  ni  à 
faire  répéter  les  eornemuseux  du  roi,  la  ménes- 
trandie  royale  licenciée,  ou  plutôt  éparpillée 
peu  à peu,  se  bornant  à deux  ou  trois  vieux 
ménestrels  végétant  comme  leur  chef  dans  un 
coin  de  l'hôtel,  en  vivant  tant  mal  que  pis  des 
maigres  rogatons  de  la  table  du  roi. 

Et  plongé  dans  des  réflexions  d'une  assez 
sombre  couleur  au  sortir  de  Montaigu,  Guillot 
Picolet,  les  mains  derrière  le  dos,  s’en  allait 
tout  doucement  sans  rien  voir  le  long  de  la 
grande  abbaye  de  Sainte-Geneviève,  passant 
ensuite  dans  les  vieilles  rues  des  Études,  sous 
les  murs  de  quelques  collèges,  puis  après  Saint- 
Etienne-des-Grès  tombant  dans  la  populeuse 
rue  Saint-Jacques,  une  des  grandes  artères 
de  la  ville,  pleine  de  mouvement  et  de  bruit, 
sillonnée  de  charrettes  de  paysans  apportant 
leurs  denrées,  de  troupes  de  voyageurs,  cava- 
liers bien  armés  voyageant  en  troupes  à cause 
de  l'insécurité  des  routes,  ou  pauvres  piétons 
à la  recherche  d’un  gite,  parcourue  par  des 
bandes  joyeuses  d’escholiers,  qui  dans  leurs 


490 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


études  en  prenaient  plus  à leur  aise  que  ceux 
de  Montaigu,  ou  par  des  files  de  revendeurs 
criant  leurs  denrées  à pleine  gorge  : harengs 
frais,  harengs  blancs!....  Poires  de  Cliaillot  ! 
Les  bonnes  tartes! 

Presque  machinalement,  le  roi  des  jongleurs 


Le  faux  jongleur. 


tourna  sur  sa  gauche  et  sortit  parla  porte  Saint- 
Jacques  pour  respirer  un  peu  lefrais  en  dehors  de 
la  ville.  Peut-être  le  calme  des  champs,  le  bleu 
du  ciel,  la  verdure  des  prés  et  des  arbres 
auraient  une  bienfaisante  influence  sur  son 
esprit  et  le  rasséréneraient  un  peu  ; une  petite 
promenade  sur  le  revers  du  fossé  lui  ferait  du 
bien  et  il  réfléchirait  plus  à Taise  sur  la  déter- 
mination à prendre  au  sujet  de  son  fils. 

Mais  son  espoir  de  tranquillité  fut  déçu,  le 
mouvement  de  la  ville  se  continuait  au  dehors. 
De  ce  côté,  où  par-dessus  le  rempart  et  les 
combles  aigus  de  ses  tours  rondes  se  dressaient 
des  clochetons  de  couvents  ou  de  chapelles, 
les  grands  pignons  et  les  hautes  tours  de 
l’abbaye  de  Saint-Germain,  le  chemin  herbeux 
bordant  le  fossé  n'était  point  solitaire  comme 
d’habitude.  On  y voyait  du  monde  au  contraire, 
des  flâneurs,  des  curieux,  des  marchands  de 
eervoise  ou  de  petits  pâtés,  car  au  fond  du 
fossé  des  compagnies  bourgeoises  s'exerçaient 
au  tir  de  l'arbalète. 

— Ah  oui  ! murmura  Guillot  Picolet  ! Voilà 
nos  cliaussetiers,  bonnetiers,  épiciers  et  cabare- 
tiers  qui  jouent  aux  gens  d'armes  et  qui  s’étu- 
dient à mettre  le  plus  dextrement  possible  une 
ilèche  ou  un  carreau  d’arbalète  dans  l’œil  de 
leur  voisin,  un  fer  de  pique  dans  le  ventre  du 
prochain  ! Regardez-moi  ça,  comme  ils  grouil- 
lent au  fond  du  fossé.  En  voilà  une  bande  qui 
pose  ses  arbalètes  pour  aller  se  rafraîchir  et 
vider  quelques  pots  de  eervoise  en  récompense 
de  ses  hauts  faits!...  Par  ma  foi!  leur  capitaine 
c'est  Oudart,  le  gros  tavernier  de  la  rue 
Saint-Jacques....  Et  là-bas  ces  gaillards,  qui 


s’escriment  avec  vouges  et  fauchards,  je  les 
reconnais  aussi,  ce  sont  écorcheurs  et  tripiers 
des  boucheries  du  Châtelet...  Je  vous  demande 
un  peu  s’ils  ne  feraient  pas  mieux  de  travailler 
honnêtement  en  leurs  boutiques  et  de  laisser 
se  refroidir  les  disputes  des  princes,  au  lieu  de 
venir  ici  pérorer,  criailler  tantôt  contre  l’un, 
tantôt  contre  l’autre  et  s’exercer  au  métier  des 
gens  de  guerre...  Jeu  dangereux  ! Tout  va 
mal!  Ces  gens-là  m’ont  gâté  ma  promenade! 

Le  roi  des  jongleurs,  renonçant  à poursuivre 
sa  promenade  hors  des  murs,  tourna  le  dos  à 
ces  belliqueux  bourgeois  et  rentra  en  ville  par 
le  plus  court. 

En  descendant  la  rue  Saint-Jacques,  à pas 
pressés  cette  l'ois,  les  sourcils  froncés,  en 
homme  dont  la  mauvaise  humeur  s’est  aggra- 
vée, maître  Guillot  Picolet  entendit  tout  à coup 
des  bruits  de  musique  accompagnés  de 
grands  éclats  de  rire  sortir  d’une  taverne  de 
belle  apparence  à l’enseigne  de  YOriflanl,  celle 
précisément  dont  il  avait  reconnu  le  patron 
faisant  tirer  l'arbalète  dans  les  fossés  do  la 
ville. 

On  avait  l’air  bien  joyeux  en  cette  taverne. 
Maître  Guillot  y jeta  un  coup  d’œil  en  passant 
et  vit  au  milieu  d’un  cercle  un  homme  qui 
chantait  en  s’accompagnant  d’une  guiterne. 
Cet  homme  était  vêtu  d’un  costume  voyant, 
selon  la  coutume  des  jongleurs  ménestrels 
ambulants;  il  avait  un  sac  en  bandoulière,  sa 
cape  et  son  bâton  de  voyageur  étaient  jetés  sur 
une  table  à côté  de  lui.  Guillot  vit  tout  cela  d’un 
coup  d’œil  et  s’aperçut  aussi  qu’il  ne  connaissait 
aucunement  ce  ménestrel. 

Ce  n’était  point  un  membre  de  la  Confrérie  de 
Saint-Julien,  un  ménestrel  jongleur  régulier. 
Maître  Guillot  Picolet,  en  sa  qualité  de  grand 
prévôt  de  la  corporation,  connaissait  tous  ceux 
de  Paris  et  celui-ci  lui  était  complètement 
inconnu.  Donc,  il  contrevenait  aux  règlements 
et  enfreignait  les  privilèges  des  confrères 
affiliés  à la  communauté,  puisqu’il  exerçait  son 
art  sur  le  territoire  parisien,  chose  abominable 
et  attentatoire  aux  droits  bien  établis  des 
confrères  de  Paris. 

Et,  de  plus,  il  jouait  faux, le  misérable,  arclii- 
faux  ! Ces  imbéciles  de  la  taverne,  gens  de  sens 
grossiers,  ne  s’eu  apercevaient  peut-être  pas, 
mais  les  oreilles  en  saignaient  presque  au  chef 
des  cornemuseux  royaux.  Il  fallait  l’en  faire 
repentir  sur  l’heure.  Maître  Guillot  ne  pouvait 
fermer  les  yeux  et  les  oreilles  sur  cette  double 
et  audacieuse  infraction  aux  lois  de  la  corpo- 
ration et  de  la  musique;  son  devoir  de  roi  des 
jongleurs,  jongleresses  et  ménétriers,  de  grand 
chef  de  la  corporation,  était  tout  tracé.  Puis 
il  était  de  mauvaise  humeur  : ce  ménestrel 
malencontreux  allait  s'en  apercevoir!  A.  R. 

(A  suivre). 


Le  mariage  de  Camember. 

(conclusion) 


Camember  s’cst  conduit  comme  un  héros  pendant  la  cam- 
pagne. Mais  il  a eu  tellement  de  misère  que  mamzelle  Victoire 
elle-mémc  hésite  à le  reconnaître 

Victoria,  effrayé,  refuse  même  de  regarder  son  père  adoptif. 


Ayant  appris  que  Camember  est  de  retour,  la  colonelle 
accourt  ■ — Merci,  sapeur,  merci  ! sans  vous  le  colonel  serait 
mort,  encore  mille  fois  merci. 

— 11  n’y  a pas  de  quoi,  ma  c ..  ma  col...  ma  col-nelle, 


Doux  mois  après  ces  événements,  Camember,  restauré  et 
remis  en  bon  état  par  les  soins  éclairés  de  mamzelle  Victoire, 
épousait  la  fiancée  de  ses  rêves,  Cancrelat  étant  garçon 
d'honneur. 


Mais  celui  qui  eut  le  plus  de  succès  fut  le  colonel,  venu  tout 
exprès  pour  attacher  la  médaille  militaire  sur  la  poitrine  de  sou 
sauveur.  « Tous  les  bouüeurs  à la  fois,  quoi  ' » dit  Camember 
eu  regardant  madame  Victoire  attendrie. 


Au  dessert,  chacun  chanta  la  sienne,  comme  il  convient. 
Camember  eut  un  succès  fou  en  chantant  : 

Petits  voiseaux  qui  z’étes  dans  le  feuillâuge... 


Et  quaud  vint  le  soir,  la  société,  joyeuse  et  émue,  quitta  la  table 
pour  aller  se  coucher.  On  raconte  que  Cancrelat  ne  parvint  pas 
cette  nuit-là  à retrouver  son  logis  C'est  probablement  une 
calomnie. 


492 


LE  PEUT  E LANÇAIS  1LLUSTHÉ 


Variétés. 


Les  distributions  de  prix  autrefois. 

— Peut-être  sera-t-il  agréable  aux  lauréats  — et 
même  à ceux  qui  ne  le  furent  point  — d'apprendre 
ce  qu'étaient  jadis  les  distributions  de  récom- 
penses aux  élèves  les  plus  méritants. 

Jusqu’au  quinzième  siècle,  l’usage  de  récom- 
penser les  bons  élèves  n’était  répandu  que  dans 
les  collèges.  A partir  de  celte  époque,  la  coutume 
passa  des  collèges  dans  les  écoles  abécédaires. 

Les  distributions  de  prix  avaient  lieu  au  1"  mai 
dans  certaines  régions.  Dans  d’autres,  c’était  à la 
Saint-Nicolas  pour  les  garçons  et  à la  Sainte- 
Catherine  pour  les  filles. 

En  1585,  après  un  examen  public,  l’enfant  le 
plus  méritant  recevait  des  mains  du  maître  « deux 
plumes  et  un  ganivet  ».  Le  ganivet  ou  canivet 
était  un  petit  canif  destiné  à tailler  les  plumes 
d’oie,  les  seules  dont  on  se  servît  au  temps  jadis. 

Dans  les  classes  plus  élevées,  on  donnait  un 
livre,  généralement  une  Bible,  ou  uue  écritoire. 

En  1593,  à Chalon-sur-Saône,  la  distribution 
des  prix  coûta  cinq  écus  vingt-huit  sols  trois 
deniers,  soit  environ  seize  francs  quarante-cinq 
centimes  de  notre  monnaie  actuelle;  mais  il  faut 
dire  que  l’argent  de  ce  temps-là  avait  une  valeur 
relative  bien  supérieure  à celle  qu’il  a de  nos 
jours. 

* * 

Un  aveugle  au  Concours  général.  — 

Au  concours  général,  au  mois  de  juin  dernier,  le 
jour  de  la  troisième  classique,  langues  étrangères, 
on  remarquait  parmi  les  élèves  des  lycées,  un 
jeune  aveugle,  qu’accompagnait  un  enfant  plus 
jeune.  C’était  un  élève  des  Quinze-Vingts,  externe 
au  lycée  BulTon.  Ce  jeune  homme  fut  installé 
dans  une  salle  spéciale  et  l’un  des  professeurs 
lui  dicta  les  textes.  A l’aide  d’une  petite 
tablette  de  zinc,  traversée  de  rainures  légèrement 
creusées,  et  sur  laquelle  glisse  une  réglette  percée 
de  deux  rangées  de  trous  oblongs,le  jeuneaveugle 
fit,  avec  un  poinçon,  une  série  de  points,  dont 
les  dispositions  variées  représentent  les  lettres  de 
l’alphabet.  L’élève  relut  lui-même  «on  écriture, 
avec  ses  doigts  qui  suivaient  le  relief  des  points. 

Une  fois  les  textes  relus  avec  soin,  l’aveugle  se 
mit  a les  traduire.  Son  petit  camarade  cherchait 
les  mots  dans  le  dictionnaire  et  les  lui  lisait. 

Le  travail  de  traduction  terminé  en  points, 
l’aveugle  transcrivit  son  brouillon  sur  le  papier 
officiel  ajusté  a l’avance  dans  une  machine  à 
écrire.  Ce  dernier  exercice  ne  fut  qu’un  jeu  pour 
lui  et  lui  demanda  peu  de  temps.  A l’heure  dite, 


REPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMERO  393 
I.  France  gastronomique 

Pont-l’Évêque,  fromage;  Lille,  couques  et  pain  d’épice, 
Tours,  pruneaux  et  rillettes;  Le  Mans,  poulardes.  Ârbois, 
vin  blanc;  Montôliraar,  nougats,  Aix,  huile  d olives  et  calis- 
sons . Moret,  sucre  d'orge  ; Toulouse,  p&tés  de  foies  de  canards 
truffés;  Pithiviers,  pâtes  d'alouettes  et  gâteaux  d'amandes. 

II.  Question  historique. 

L’imprimerie  fut  introduite  en  Franco  en  HCO,  la  même 
année  qu'à  Venise.  Cette  année-là,  Jean  Heynlin,  dit  do  la 
Pierre,  prieur  de  la  maison  de  Sorbonne,  et  Guillaume  Fichet, 
docteur  en  Sorbonne,  firent  venir  de  Mayence  Ulnc  Gônng, 
Michel  Friburger  et  Martin  Crantz  et  les  établirent  dans  le 
local  même  de  la  Sorbonne. 


la  copie  était  remise  écrite.  Elle  mérita  même  un 
accessit,  qui  fut  accompagné,  le  jour  de  la  distri- 
bution, d’une  mention  spéciale. 

* 

* * 

Un  coup  «le  liaguette.  — Louis  XIV  avait 
témoigné  qu'il  souhaitait  qu'un  jour  ou  l’autre  on 
abattît  un  bois  qui  lui  ôtait  quelque  vue.  Le  duc 
d’Antin,  alors  surintendant  des  bâtiments  et  qui, 
mieux  que  personne,  connaissait  le  secret  de 
faire  la  cour  a son  maître,  fit  scier  tous  les  arbres 
du  bois  près  de  la  racine,  de  façon  qu'ils  ne 
tenaient  presque  plus.  Des  cordes  étaient  atta- 
chées au  haut  de  chaque  arbre  pour  les  fixer,  et 
plus  de  douze  cents  hommes  étaient  dispersés 
dans  ce  bois,  prêts  au  moindre  signal.  Le  duc 
savait  Je  ioui  que  Je  roi  devait  se  promener  vers 
ce  lieu  avec  toute  sa  cour.  Le  prince  ne  manqua 
pas  de  témoigner  encore  que  cette  partie  de  la 
forêt  lui  déplaisait. 

« Sire,  ce  bois  sera  abattu  dès  que  Votre 
Majesté  le  voudra.»  — « Vraiment,  je  voudrais 
que  ce  fût  tout  à l’heure.  » 

A l’instant,  le  surintendant  donne  un  coup  de 
siftlet  et  la  forêt  tombe  comme  par  enchantement. 

« Ah!  mesdames,  s’écria  la  duchesse  de  Bour- 
gogne, je  crois  que  si  le  roi  demandait  nos  têtes, 
M.  d’Antin  les  abattrait  de  même.  » 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Question  «le  langue  française.  — Quel 
est  : 1°  le  sens  étymologique  du  mot  anecdote; 
2°  son  sens  acLuel  ? 

Mot  en  losange 

Consonne.  — Pronom  possessif.  — Antiquité 
égyptienne.  — Perturbation  atmosphérique.  — 
Sur  quoi  l’on  s'assied.  — Saison.  — Voyelle. 

Énigme. 

Que  de  fois,  travailleuse  habile, 

Je  m’aligne  sous  votre  mam! 

Très  bon  pour  l’écolier  docile. 

Je  suis  mauvais  pour  le  mutin. 

Sur  la  mer  immense,  incertaine, 

Je  suis  cherché  par  le  marin; 

Le  joueur  qui  poursuit  la  veine. 

Se  tourmente  et  m'appelle  en  vain; 

Je  suis  un  nom  dans  la  grammaire, 

Puis  un  adverbe  un  peu  pins  loin. 

Et  dans  toute  œuvre  littéraire 
C’est  moi  qui  consomme  la  fin. 


III.  Lettres  inconnues 


Age 

et 

il 

font 

aigle 

Brio 

— 

cil 

— 

colibri 

Atour 

— 

vu 

— 

vautour 

Vouf 

— 

état 

— 

fauvette 

Gens 

— 

amo 

— 

mésange 

Lions 

gros 

— 

rossignol 

To.t 

— 

réel 

— 

roitelet 

Nos 

pin 

— 

pinson 

IV  Anagramme. 

Ronce.  — Corne. 


Le  Oeiant  Maurice  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d adresse  doit  être  accompagnée  de  L'une  des  dernieres  bandes  et  de  50  centimes  eu  timbres-poste. 


8’  année.  — N°  395. 


13  centimes. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


r abonnement  cn  an,  six  francs  Armand  COLIN  & C‘%  éditeurs  étranger  : ?tr.  — parait  chaque  samedi 

Part  du  i«r  de  choque  mois.  5,  rue  «le  Mézi^reS,  Psari»  | Tous  droits  réservés 


.JW- 

$yEgT 

'T  '• 

'-Y' 

WA  r' — ' — ^ 

' û Si  I 

ÎL  J.  ^5 

. V'  F'  ' 

Bf  3®--'" ./  . 

Le  roi  des  jongleurs.  — Le  tavermer  et  d'autres  bourgeois  s exerçaient  à tirer  l arbalètc  aux  buttes  du  fossé. 


494 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Le  roi  des  jongleurs  (suite j'. 


— Ilolù.  hé!  dit  le  roi  des  jongleurs  frappant 
de  son  Mton  sur  l'appui  de  la  fenêtre  ouverte, 
l'homme  à la  guiterne,  chevalier  de  la  fausse 
note,  dispensateur  de  grincements  antimélo- 
dieux, de  quel  droit  venez-vous  faire  miauler 
de  douleur  les  chats  de  la  bonne  ville  de  Paris 
en  vous  permettant  de  pincer  en  public  les 
pauvres  cordes  d'une  malheureuse  guiterne, 
qui  me  paraît,  ma  foi,  digne  d'un  meilleur 
musicien'? 

— Hein?  Quoi?-  fit  le  musicien  s'arrêtant 
court  au  milieu  du  couplet  de  sa  chanson. 
Passez  votre  chemin,  bonhomme,  si  ma 
musique  ne  vous  plaît  pas. 

— Non,  elle  ne  me  plaît  pas,  dit  le  roi  des 
jongleurs  en  pénétrant  dans  la  taverne  et 
en  se  plantant  les  bras  croisés  devant  le 
ménestrel,  et  pour  plusieurs  raisons  que  je 
vais  vous  dire-  Elle  offense  mon  goût,  blesse 
mes  oreilles,  transperce  douloureusement  mon 
tympan  et  fait  courir  tout  le  long  de  mes  nerfs 
des  petits  frissons  peu  agréables,  tout  comme 
si  vous  vous  amusiez  A me  chatouiller  avec 
une  scie  de  charpentier  depuis  la  racine  des 
cheveux  jusqu'àlaplante  des  pieds... Comprends- 
tu  bien,  mon  garçon,  l'effet  que  produit  sur  moi 
ce  que  tu  appelles  ta  musique,  et  la  réjouis- 
sance intime  qu’elle  me  donne? 

Le  ménestrel,  stupéfait  d’abord,  parut 
réprimer  avec  peine  un  geste  de  colère.  Ses 
auditeurs,  fâchés  de  voir  la  chanson  interrom- 
pue, se  tournaient,  la  mine  mécontente,  vers  le 
survenant  qui  ne  daigna  y prendre  garde. 

— Je  passe  sur  la  souffrance  que  votre 
musique  fait  endurer  à l'homme  privé,  mon 
garçon,  mais  je  vous  demande  de  quel  droit 
vous  vous  en  prenez  si  méchamment  aux 
oreilles  des  Parisiens  sans  l’autorisation  de  la 
très  honorable  Corporation  des  Jongleurs, 
jongleresses  et  ménétriers  de  Paris,  dont  je 
suis  le  grand  Prévôt. 

— La  corporation  !...  fit  le  jongleur  d'un  air 
surpris,  quelle  corporation  ? 

— Là!  voyez-vous  cela,  braves  gens!  il  se  dit 
jongleur  et  il  ignore  la  Corporation  de  Saint- 
Julien,  la  communauté  de  tous  les  frères  de 
la  gaie  science,  qui  reconnaissent  pour  patrons 
saint  Genest,  jadis  comédien  de  Rome-la-Grande 
et  martyr,  et  saint  Julien  l’Hospitalier!  Mon 
garçon,  tu  n’es  pas  de  la  corporation,  — ni 
surtout  digne  d’y  être  admis,  car,  par  sainte 
Cécile,  les  oreilles  m’en  cuisent  encore  de  la 
musique  ! — tu  n’as  point  passé  par  les 
examens  difficiles  qui  maintiennent  le  niveau 


de  notre  art  et  le  lalent  des  maîtres,  tu  n’as 
donc  point  le  droit  d'exercer  sur  le  territoire  de 
la  bonne  ville  de  Paris  — que  le  ciel  la  bénisse 
et  lui  envoie  la  bonne  idée  de  s'occuper  un  peu 
plus  de  musique  et  un  peu  moins  de  poli- 
tique ! 

— J'exerce  mon  métier  de  ménestrel  où  il 
me  convient,  répondit  le  musicien  avec  colère, 
et  du  moment  où  il'  plaît  de  m’écouter  aux 
braves  gens  qui  boivent  en  cette  taverne,  vous 
n'avez  qu’à  passer  votre  chemin...  n’est-il  pas 
vrai,  dignes  bourgeois  ? 

— Sans  doute!  sans  doute!  dirent  quelques- 
uns. 

— Oh!  oh!  firent  quelques  autres,  s'il  y a 
des  règlements  de  corporation,  il  faut  les 
respecter... 

— Tout  ce  que  je  pourrais  te  permettre,  mon 
garçon,  répondit  le  roi  des  jongleurs, — car  je  ne 
suis  pas  méchant,  — ce  serait  d’écorcher,  si  lu  y 
tiens  et  s’ils  te  laissent  faire,  les  oreilles  des 
rustres  des  villages  environnants,  le  plus  loin 
possible  des  miennes,  par  exemple...,  mais  je 
t'interdis  do  faire  souffrir  plus  longtemps  celles 
des  Parisiens  ! ainsi  donc,  range  cette  guiterne, 
laquelle  me  paraît  vraiment  trop  belle  pour  un 
apprenti  aussi  faible  que  toi  et... 

— Et?  demanda  le  jongleur. 

— Et  déguerpis  ! 

Pour  toute  réponse,  le  jongleur  prit  son 
bâton  sur  la  table  et  le  montra  au  prévôt  de 
Saint-Julien. 

— Je  sais  jouer  d'un  autre  instrument  à votre 
service,  dit-il. 

— De  la  rébellion!  s’écria  maître  Guillot 
Picolet,  c'est  bien!  Moi,  roi  des  jongleurs,  je 
m'en  vais  de  ce  pas,  en  vertu  de  mes  droits  et 
privilèges,  requérir  quatre  archers  qui  vont  te 
houspiller  d'importance  et  t’incarcérer  dans  la 
geôle  du  Châtelet  où  tu  expieras  par  quelques 
jours  de  pain  sec  et  d’eau  trouble,  sans  préjudice 
de  l'amende,  l’audace  d’avoir  contrevenu  aux 
règlements  de  la  corporation...  je  passe  la 
souffrance  infligée  à mes  oreilles,  pour  celle-là 
c’est  à peine  si  la  potence  la  punirait  suffisam- 
ment! Est-ce  dit,  veux-tu  déguerpir  ou  te 
rebeller  ? 

— Va-t’en  au  diable,  toi  et  ta  corporation  ! 
exclama  le  jongleur,  lançant  à Guillot  un  coup 
de  bâton  que  celui-ci  eut  grand’peine  à esquiver. 

— Attends!  attends!  s’écria  le  roi  des  jon- 
gleurs qui  fut  dehors  en  moins  d’une  seconde, 
et  se  précipita  vers  la  porte  Saint-Jacques  où  il 
savait  devoir  trouver  quelques  sergents. 


J.  Voir  lo. n°  394  du  Petit  Français  illustre,  p.  488. 


LE  ROI  RES  JONGLEURS 


493 


Le  ménestrel  maintenant  avait  l'air  assez 
embarrassé  de  ce  qu’il  devait  faire. 

— Mon  brave  homme,  dit  un  des  assistants, 
Guillot  Pieolet  est  grand  Prévôt  de  la  Corpo- 
ration ; puisque  vous  n'êtes  point  reçu  jongleur 
de  Saint-Julien,  ne  vous  obstinez  pas,  il 
pourrait  vous  en  cuire.-. 

— Oui,  sauvez-vous,  fit  un  autre,  c’est  le 
mieux. 

— Par  tous  les  diables!  s’écria  le  ménestrel, 
que  n'ai-je  avec  moi  quelques-uns  de... 

Il  n'acheva  pas  sa  phrase. 

— Voyons,  dit-il  à la  tavernière  qui  se  tenait 


les  bourgeois  s'en  mêlent,  ces  affaires-là  ne  leur 
rapportent  que  du  chanvre  pour  les  pendre  ! 

— Vous  direz  à votre  mari... 

— - Je  ne  lui  dirai  rien,  il  n’est  déjà  que  trop 
dans  toutes  ces  affaires. 

— .Mille  diables!  jura  le  musicien,  la  peste  les 
étouffe  tous!...  allons,  passage,  vous  autres, 
laîssez-moi  décamper. 

— Votre  guiterne!  cria  l'un  des  bourgeois, 
allons,  il oubliesa guiterne...  drôle  de  ménestrel 
tout  de  même! 

Le  ménestrel,  qui  déjà  s'élançait  dans  la  rue, 
se  retourna  pour  prendre  l'instrument  de 
musique  qu'on  lui  tendait.  Ce  retard  suffit  pour 
empêcher  sa  fuite;  comme  il  sautait  d'un  élan 
les  quatre  marches  de  la  taverne,  il  tomba 
juste  au  milieu  des  archers  que  le  roi  des 
jongleurs  poussait  devant  lui. 

— Halte,  compagnon!  dit  le  chef  des  archers 


Los  sergents,  avec  leur  prisonnier,  descendirent  la  rue  Saint -Jacques. 


sur  la  porte,  ennuyée  de  la  tournure  que 
prenait  l’affaire,  voyons , maître  Oudart 
n'arrive  pas?  J'avais  pourtant  à lui  parler! 

— Ah  bien  oui  ! fit  la  tavernière,  il  est  à tirer 
l'arbalète  aux  buttes  du  fossé.  Il  a bien  besoin 
de  s'en  aller  faire  le  soldat...  Ah!  jeunehomme, 
voici  le  prévôt  de  Saint-Julien  qui  revient  avec 
des  archers;  si  vous  voulez  faire  de  la 
rébellion,  ne  la  faites  pas  ici  pour  casser  mes 
tables  et  mes  bancs  ! 

Le  ménestrel  donna  un  furieux  coup  de  poing 
sur  la  table. 

— Écoutez,  bonne  dame,  dit-il  tout  bas,  en 
attirant  la  tavernière  dans  un  coin,  il  s'agit  de 
choses  sérieuses,  dites  seulement  ces  quelques 
mots  à maître  Oudart  : « Tout  est  prêt...  Qu  il 
voie  l’éehevin  et  s'entende  avec  lui,  quelqu'un 
viendra  le  voir,  le  mot  est  : la  « Vendange  en 
Bourgogne...  •>  Avez- vous  retenu? 

— Non!  non!  fit  la  tavernière,  je  ne  retiens 
rien  du  tout,  je  comprends  très  bien...,  c'est 
encore  pour  les  disputes  des  princes,  et  quand 


en  saisissant  vigoureusement  le  fuyard  au 
collet,  tandis  que  ses  hommes  lui  maintenaient 
bras  et  jambes,  on  ne  s'en  va  pas  comme  ça, 
il  faut  venir  s'expliquer  au  Châtelet 

Le  ménestrel  se  raidit  pour  échapper  à 
l’étreinte,  mais  il  était  solidement  tenu  et  vit 
bien  qu'il  fallait  se  résigner. 

— Comment,  comment,  dit-il,  on  emprisonne 
un  homme  pour  quelques  notes  demusique...  ! 

— Quelques  fausses  notes,  ménestrel  d'occa- 
sion, rectifia  le  roi  des  jongleurs,  car  tout  me 
paraît  faux  en  toi,  le  ménestrel  comme  la 
musique,  et  je  conseillerai  à M.  le  Prévôt 
de  Paris  de  te  regarder  d'un  peu  près... 

Le  ménestrel  lui  lança  un  regard  plein  de 
fureur  en  grommelant  des  menaces  et  fit 
encore  un  effort  qui  secoua  les  archers  sans 
leur  faire  lâcher  prise. 

— Allons!  allons!  dit  le  chef  des  archers  en 
lui  allongeant  un  coup  du  manche  de  son 
faucliard,  voilà  un  gaillard  qui  fait  bien  des 
façons  pour  peu  de  chose...  Mon  garçon,  pour 


496 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


éviter  une  amende  à la  Corporation  de  Saint- 
Julien,  tu  cours  le  risque  d’attraper  deux  mois 
de  basse-fosse  pour  rébellion  aux  archers  du 
guet  ! Tiens-toi  donc  tranquille  dans  ton 
intérêt! 

Les  sergents  avec  leur  prisonnier,  suivis  de 
maître  Picolet  qui  portait  la  guiterne,  descen- 
dirent la  rue  Saint-Jacques.  Derrière  eux, 
quelques  gamins  malintentionnés  qui  espé- 


Gilles,  le  maitre-queux. 


raient  encore  le  spectacle  d'une  belle  mutinerie, 
marchaient  en  poussant  de  temps  en  temps  des 
huées,  à l’adresse  tantôt  du  ménestrel  et  tantôt 
de  messieurs  les  archers  du  guet.  Les  plus 
hardis,  ou  plutôt  ceux  que  les  plus  malins 
poussaient  par  derrière,  recueillaient  à ce  jeu 
quelques  caresses  dubois  des  fauchards  ou  des 
grosses  chaussures  des  archers. 

Juste  à ce  moment  arrivait  maître  Oudart 
revenant  de  tirer  l'arbalète  avec  quelques 
bourgeois  du  quartier.  Rapidement  il  se  faisait 
mettre  au  courant  de  l'affaire  par  les  clients  de 
la  taverne,  et  du  pas  de  la  porte,  il  essayait 
d'apercevoir  le  ménestrel  emmené  parla  garde. 

— Oui,  murmurait-il,  il  me  semble  bien  que 
c’est  lui...  c’est  bien  la  tournure  du  jeune 


seigneur  de...  pourtant,  non...  mais  si,  diable 
de  diable!  quel  contretemps  ! 

— Voyons,  dit-il  à voix  basse,  en  entraînant 
sa  femme  dans  un  coin,  qu'est-ce  que  ce  jeune 
homme,  ce  ménestrel?  Il  t’a  parlé,  il  t'a  dit 
quelque  chose  pour  moi,  il  paraît? 

— Des  bêtises  ! répondit  la  tavernière,  des 
niaiseries,  seulement  ceci  : «Rien  n’est  prêt, 
laissez  l'échevin  tranquille  ! » Et  voilà  tout. 

— Pas  davantage?  Tu  es  sûre? 

— Rien  de  plus!  Et  je  te  conseille  de  ne  pas 
bouger,  de  ne  t’occuper  de  rien!  toutes  ces 
affaires  de  princes,  ces  trames  avec  les  gens  du 
duc  de  Bourgogne  ne  me  disent  rien  de  bon... 
Vois-tu?  un  tavernier  11e  devrait  avoir  affaire 
avec  la  Bourgogne  que  pour  lui  demander  de 
bonnes  futailles  pleines... 

— Tais-toi  donc,  va-t’en  rincer  les  brocs,  tu 
n’entends  rien  à la  politique. 

Le  Maître-queux  de  la  Lamproie-sur-le-Gril. 

L'excellent  Gilles  Picolet,  chagriné  de  voir 
remettre  son  neveu  Jehan  au  dur  régime  de 
fortes  études,  de  maigre  chère  assaisonnée  de 
vigoureuses  bastonnades,  si  fort  en  honneur  au 
collège  Montaigu,  avait  voulu  qu’au  moins  le 
pauvre  garçon  prît  quelque  consolation  dans 
un  substantiel  repas,  avant  de  se  voir  écrouer 
de  nouveau  dans  les  somhres  et  rébarbatives 
murailles  scolaires,  qui  attristaient  le  haut  de 
la  montagne  Sainte-Geneviève. 

Jehan  et  son  père,  l’un  tenant  1 autre  de  peur 
de  le  voir  s’échapper,  avaient  suivi  le  brave 
maître-queux  à la  Lamproie-sur-le-Gril.  Installés 
à une  table,  tout  près  des  fourneaux,  un  bon 
pâté  à la  croûte  dorée,  garni  d'un  merveilleux 
mélange  de  canard  et  de  foie  de  veau,  et  un  mi- 
rifique plat  de  saucisses  croustillantes,  frites  à 
la  graisse  d’oie,  furent  déposés  devant  eux, 
flanqués  d’un  broc  de  vin  de  Coulanges,  et  ils 
furent  invités- à s’escrimer  contre  ces  victuailles 
au  gré  de  leurs  dents  longues  et  de  leur  appétit 
fringaleux. 

(A  suivre.)  A.  R. 


Le  mensonge.  — Bien  des  personnes  ont  | 
le  tort  de  considérer  le  mensonge  chez  les 
eufants  comme  une  faute  légère,  à l’égal  de  la 
gourmandise  et  de  la  désobéissance.  Il  paraît 
qu’il  n’en  va  pas  ainsi  en  Amérique. 

Une  femme  qui  a fait  beaucoup  pour  l'édu- 
cation de  l'enfance  dans  notre  pays,  M”  Kergo- 
mard,  en  donnait  récemment  pour  preuve  le 
fait  suivant  qu’un  de  ses  amis  lui  a rapporté 
de  Chicago  : 

« Mon  ami  — raconte  M-Kergomard  — était 


sur  une  route,  près  d’une  école,  quand  il  vit 
deux  garçons  occupés  il  mettre  en  berne  le  dra- 
peau de  V Union,  qui  flotte  comme  notre  drapeau 
tricolore  sur  les  établissements  scolaires. 

« Il  s’approcha,  questionna  les  deux  garçons, 
croyant  qu’un  malheur  était  arrivé;  ceux-ci,  la 
tête  baissée,  restèrent  muets.  Très  intrigué, 
mon  ami  entra  dans  l’école  où  régnait  un 
silence  de  mort... 

« Le  maître,  tristement  et  laconiquement, 
lui  apprit  qu'un  élève  avait  menti!  » 


COMMENT  ON  FAIT  UN  NUMERO  DU  PETIT  FRANÇAIS 


497 


Comment  on  fait  un  numéro  du  Petit  Français  (suite)'. 


On  vous  a déjà  décrit,  dans  le  journal  (voir 
le  Petit  Français  illustré,  numéros  139  à 144), 
comment,  au  moyen  de  lettres  mobiles  mon- 
tées sur  de  petites  tiges,  toutes  de  même  lon- 
gueur et  placées  côte  à côte,  on  obtient  une 
planche  d'imprimerie,  c’est-à-dire  une  surface 
sur  laquelle  toutes  les  lettres  sont  en  relief  et 
rangées  à l'envers  Pour  en  obtenir  une  épreuve 
qui  permette  de  se  rendre  compte  s’il  n'y  a pas 
eu  d'erreurs  commises  dans  l’arrangement  des 
lettres  et  des  caractères,  on  n'a  qu'à  passer  sur 
la  planche  un  rouleau  chargé  d'encre  grasse. 
Les  lettres,  qui 
sont  en  relief , 
prennent  l’encre  ; 
de  sorte  que  si 
Ton  presse  en- 
suite sur  la  « plan- 
che » une  feuille 
de  papier  blanc, 
les  lettres  s'y  im- 
priment et  four- 
nissent ainsi  l’é- 
preuve deman  - 
dée. 

Nous  venons  de 
voir  comment  la 
maquette  du  jour- 
nal a été  consti- 
tuée à coups  de 
ciseau  et  à grand 
renfort  de  colle, 
au  moyen  des  épreuves  de  texte  et  de  gravures. 
Cette  maquette  est  alors  expédiée  à l’imprimeur 
qui  la  confie  au  metteur  en  pages. 

Ce  metteur  en  pages  doit  être  un  bon  ouvrier 
et  un  homme  de  goût  ; car  c’est  en  grande 
partie  de  lui  que  dépend  l'aspect,  plus  ou  moins 
agréable,  plus  ou  moins  élégant  qu’aura  le 
journal. 

Il  a à côté  de  lui  tous  les  blocs  de  lettres 
préalablement  composés,  qui  ont  servi  à fournir 
les  épreuves  d’auteurs,  et  qui,  maintenant  cor- 
rigés, représentent  les  articles  devant  faire 
partie  du  numéro  sur  le  chantier.  Le  metteur 
en  pages  a d'autre  part  à sa  disposition  les 
clichés  des  gravures.  Devant  lui  se  trouve  la 
maquette  établie  dans  les  bureaux  et  qui  doit 
lui  servir  de  guide  et  de  modèle.  Il  s’arrange 
alors  avec  son  texte  et  ses  gravures,  il  se  livre 
à un  petit  travail  de  patience  pour  lequel  il  doit 
faire  appel  à toute  son  ingéniosité  et  qui 
consiste  à encadrer  de  texte  les  gravures,  de 
façon  que  celles-ci  se  trouvent  bien  à leur 


| place  dans  le  corps  du  journal,  place  qui  est 
indiquée  par  la  maquette  même.  Cela  n’est  pas 
toujours  très  commode. 

La  mise  en  pages  a des  exigences  'telles  qu’il 
est  souvent  impossible  d’encadrer  une  gravure 
exactement  dans  le  texte  qui  l’explique.  L'habi- 
leté du  metteur  en  pages  consiste,  dans  ce  cas, 
à la  placer  de  façon  qu'elle  n’en  soit  pourtant 
par  trop  éloignée.  Il  ne  faut  pas  cependant 
compromettre  pour  cela  l’équilibre  du  journal: 
rien  n'est  en  effet  disgracieux  comme  une  page 
veuve  de  gravures  à côté  d'une  autre  qui  en 
est  surchargée.  Il 
y a ià,  comme 
vous  le  voyez,  un 
certain  nombre 
de  conditions  par- 
fois très  difficiles 
à concilier. 

Aussi  quand, 
dans  une  publi- 
cation illustrée , 
vous  verrez,  par 
exemple,  une  re- 
lation de  voyage 
chez  les  nègres 
du  Congo  enca- 
drant une  vue 

de  Castelnaudary, 
vous  pourrez  har- 
diment en  con- 

clure que  ceux  qui 
s'occupent  de  cette  publication  ne  savent  pas 
établir  une  maquette  ou  que  le  metteur  en  pages 
ignore  les  premiers  éléments  de  son  métier. 

Quand  le  metteur  en  pages  a fini  son  travail, 
il  en  tire  une  épreuve.  C'est-à-dire  qu’il 

imprime  un  numéro  spécimen  destiné  à revenir 
aux  Bureaux  du  Journal.  Vous  voyez  quel 
va-et-vient  nécessite  la  mise  au  point  d'un 
seul  numéro  de  votre  Petit  Français. 

C’est  là  d’ailleurs  le  dernier  voyage  prélimi- 
naire, voyage  absolument  nécessaire  ; car 

c’est  seulement  lorsque  tout  est  mis  en  place 
dans  le  journal  qu'on  peut  savoir  s’il  y a lieu 
de  remanier  certains  articles,  d’allonger  de  quel- 
ques lignes  ceux  qui  sont  trop  courts  et  de 
raccourcir  ceux  qui  se  trouvent  être  trop  longs, 
afin  que  tous  ceux  qui  ont  une  certaine  im- 
portance commencent  en  tête  de  page.  C'est 
là  une  précaution  indispensable,  sans  laquelle 
le  journal  manquerait  totalement  d'élégance 
et  d'équilibre. 

Supposons  donc  effectués  tous  les  remanie- 


L'atelier  de  composition  du  Petit  Français  illustré. 
(Imprimerie  E.  Capioxoxt  et  C,B). 


1.  Voir  lo  n°  392  du  Petit  Français  illustré,  p.  464. 


498 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


ments  jugés  nécessaires.  Le  Directeur  à qui  est,  i 
en  dernier  lieu,  soumis  le  numéro  spécimen 
sous  sa  forme  définitive,  s’est  déclaré  satisfait. 
Alors  le  gérant  y appose  sa  signature,  et  il 
n’y  a plus  qu'à  donner  à l’imprimeur,  en  lui 
délivrant  le  « bon  à tirer  »,  l’ordre  de  faire 
fonctionner  ses  machines. 

— Que  vient  faire  ici  le  gérant,  demandez- 
vous  ? 

— Le  gérant  est  exigé  par  la  loi.  C'est  une 
personne  qui,  en  signant  le  journal  dont  il  doit 


! gérant  n’avait,,  à la  lecture  qu’il  a dû  faire 
de  l’article  incriminé,  qu’a  refuser  sa  signa- 
ture sans  laquelle  le  journal  ne  peut  pas 
paraître.  Il  est,  j’imagine,  inutile  de  vous  dire 
que  le  gérant  du  Petit  Français  n’a  jamais  eu 
à gémir  sur  aucune  paille,  humide  ou  non. 

Pendant  tous  ces  préparatifs,  l’imprimeur 
doit  s’arranger  de  façon  à avoir  du  papier  en 
quantité  suffisante  pour  les  besoins  du  tirage. 
C’est  qu’il  en  consomme,  du  papier,  le  Petit 


Vue  générale  des  papeteries  d'Essonnes  (Seinc-et-Oise). 


avoir  pris  connaissance,  déclare  par  cela 
même  accepter  la  responsabilité  légale  de  tous 
les  articles  qui  y paraissent.  Supposez,  par 
exemple,  qu’un  auteur  anarchiste  vienne  à 
publier  dans  le  Petit  Français  un  appel  aux 
armes  (la  supposition  est  assez  invraisemblable 
pour  n’ètre  pas  dangereuse),  une  excitation  à 
la  guerre  civile,  une  provocation  au  meurtre, 
au  pillage  ou  à l’incendie.  Les  articles  n’étant 
pas  signés,  c'est  le  pauvre  gérant  qui  répondrait 
devant  les  tribunaux  de  cette  prose  séditieuse 
et  qui,  victime  expiatoire,  irait  gémir  sur  la 
paille  humide  des  cachots.  Le  gérant  est  le  bouc 
émissaire,  chargé  des  iniquités  des  auteurs 
anonymes.  Et  si  les  auteurs  signent  leurs  arti- 
cles, cela  n’atténue  en  aucune  façon  la  respon- 
sabilité du  gérant,  qui  a néanmoins,  dans  ce 
cas,  la  consolation  den’êtro  plus  seulà  s'asseoir 
sur  le  banc  d’infamie.  Que  si  vous  trouvez 
injuste  qu’un  pauvre  et  timide  innocent  paye 
pour  un  gredin,  je  vous  répondrai  que  le 


Français  ! Ceux  de  nos  jeunes  lecteurs  qui 
habitent  Paris  ont  pu  rencontrer  de  lourds 
camions  arrivant  chaque  semaine  de  la  gare  de 
Lyon  et  portant  de  gros  ballots  sur  lesquels  se 
détachent  de  larges  bandes  portant  ces  mots 
« Papier  du  Petit  Français  ». 

Ces  ballots  arrivent  en  ligne  droite  des  pape- 
teries d'Essonnes.  Je  n’ai  pas  à vous  décrire  ici 
la  fabrication  du  papier.  Vous  savez  tous  que  le 
papier  ne  se  faisait  guère  autrefois  qu'avec  des 
chiffons  bien  nettoyés,  bien  blanchis,  hachés, 
broyés  et  réduits  en  une  sorte  de  pâte  que  l'on 
étalait  ensuite  sur  une  surface  plane  où  l’eau 
s'égouttait  en  partie:  Puis,  cette  pâte  passait 
sur  des  flanelles  et  entre  des  cylindres 
chauds  et  tournants,  qui  la  comprimaient,  la 
desséchaient  et  la  convertissaient  en  une  longue 
bande  de  papier.  Le  procédé  est  toujours  le 
même,  il  n’y  a que  la  matière  première  qui 
diffère.  On  ne  se  sert  plus  guère  de  chiffons  que 
pour  le  papier  de  luxe...  et  encore!  Je  connais 


COMMENT  ON  FAIT  UN  NUMÉRO  DU  PETIT  FRANÇAIS 


499 


un  fabricant  de  papier  dont  les  produits  sont 
justement  renommés  et  qui  me  disaitqu'il  n'en- 
trait par  un  centimètre  carré  de  chiffons  dans 
son  usine,  d'un  bout  de  l'année  à l’autre. 

La  pâte  du  papier  s'obtient  actuellement  avec 
des  fibres  végétales  de  toutes  provenances.  Le 
papier  du  Petit  Français  provient  d une  pâte 
faite  avec  des  bois  blancs  tendres,  et  vous  pou- 
vez vous  convaincre  qu'il  n'en  est  pas  plus  laid  , 
pour  cela.  Un  atelier  complet  dans  les  pape- 
teries d’Essorines  est  uniquement  occupé  à la 


metteur  en  pages  et  qui  doivent  figurer  au  recto 
de  la  feuille  qui  sera  un  numéro  du  Petit 
Français.  Sur  la  plate-forme  d'une  autre 
machine  on  place  les  formes  du  verso.  Il  est 
clair.que  si  l'on  presse  une  feuille  de  papier 
sur  le  premier  groupe  de  formes,  enduites 
d'encre,  on  imprimera  d’un  seul  coup  toutes  les 
pages  du  recto,  puisque  chaque  [orme  repré- 
sente une  page  du  journal. 

En  faisant  ainsi  passer  sous  la  presse  toutes 
les  feuilles  de  papier  dont  on  dispose,  on 


Srfc  53®  La  - vTfï  • . ,ë. 


Atelier  de  façonnage  du  papier  à Essonnes. 


fabrication  du  papier  de  votre  journal.  Nous  vous  ; 
donnons  ci-contre  une  vue  d'ensemble  de  ces  I 
papeteries  et  vous  pouvez  voir  quelle  énorme 
superficie  occupe  l'établissement.  C'est  assez 
vaste  pour  qu'on  ait  jugé  nécessaire  d'y  établir 
un  petit  chemin  de  fer  qui  relie  entre  eux  les 
divers  organes  de  cet  immense  organisme  et 
facilite  le  service  en  l’activant.  Une  autre  gra- 
vure, ct-dessus,  vous  représente  un  atelier  de 
façonnage  du  papier  dans  cette  même  usine. 

Le  papier  arrive  donc  à l’imprimerie.  Dépliez  j 
votre  journal  avant  de  l'avoir  coupé  : vous  | 
verrez  alors  qu'il  forme  une  grande  feuille  I 
imprimée  sur  les  deux  faces. 

Il  est,  dès  lors,  presque  inutile  de  vous  expli- 
quer comment,  en  deux  coups  de  presse  typo- 
graphique, l'un  pour  le  recto,  l’autre  pour  le 
verso,  ou  arrive  à imprimer  le  journal. 

Sur  la  grande  plate-forme  en  acier  d'une 
machine  d'imprimerie  on  dispose,  dans  Tordre 
convenable,  toutes  les  formes  livrées  par  le 


imprime  successivement  tout  le  recto.  On 
reprend  ensuite  ces  mêmes  feuilles  déjà  impri- 
mées d’un  côté  et,  les  retournant,  on  les  fait 
passer  sous  l'autre  presse  De  sorte  qu'en  fin  de 
compte  toutes  les  feuilles  se  trouvent  être 
imprimées  sur  leurs  deux  faces. 

Ces  grandes  feuilles  imprimées  sont  alors 
expédiées  à l'atelier  de  pliage,  où  des  ouvriers, 
généralement  des  femmes,  plient  ces  feuilles 
de  façon  à donner  au  journal  l'aspect  que  vous 
lui  connaissez. 

Je  vous  ai  dit  tout  à l'heure  de  déplier  votre 
Petit  Français,  repliez-le  maintenant  en  suivant 
les  plis  indiqués,  et  vous  ferez  le  travail 'que 
les  plieuses  accomplissent  60  000  fuis  par 
semaine  puisque  chaque  semaine  on  fabrique 
60000  numéros.  Vous  comprenez  tous  bien 
qu'une  seule  femme  ne  suffirait  pas  pour 
mener  à bien  un  travail  aussi  fatigant. 

G C. 

(A  suivre.) 


500 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Histoire  d’un  honnête  garçon  (Suite)' . 


M.  Deshêtres  avait  raison  ; la  pauvreté  serait 
pour  Tout-Petit  une  entrave,  une  gêne,  une  souf- 
france... Qui  sait  ce  que  le  moral  deviendrait 
au  milieu  des  heurts,  des  froissements,  des 
déboires  qui  l'assailleraient  fatalement  à ses 
débuts  dans  la  vie...?  Combien  de  caractères 
aigris,  d’âmes  ulcérées  sans  autre  cause  que 
celle-là...  ! Jean  avait  le  cœur  sensible,  l’àme 
délicate...  mauvaises  conditions  pour  la  lutte 
acharnée  qu’il  aurait  à soutenir,  et  où  de  moins 
scrupuleux  l'étrangleraient  sans  pitié...  Que 
l’enfant  réfléchisse,  qu'il  se  tâte...,  qu'il  juge 
s’il  se  sent  assez  solide  pour  affronter  le  combat 
sans  craindre  la  défaite... 

— Toi,  maman,  qu’est-ce  que  tu  penses? 
demanda  Tout-Petit,  l'esprit  un  peu  cahoté  par 
cette  divergence  d’opinions. 

Il  était  assis  aux  pieds  de  sa  mère,  dans  une 
pose  câline,  la  joue  appuyée  sur  sa  main,  les 
yeux  levés  vers  les  siens,  interrogateurs  et 
anxieux. 

— Hélas  ! mon  petit,  je  ne  suis  pas  une  dis- 
coureuse, tu  sais  bien...  J’ai  si  grand’peur  de 
me  tromper  et  de  nuire  à ton  avenir. 

— Dis  toujours. 

— Eh  bien,  le  collège  m'épouvante...  Vois-tu, 
c est  une  mauvaise  chose  que  de  vouloir  trop 
s élever  au-dessus  de  son  rang...  Je  serais  bien 
glorieuse  de  te  voir  devenir  un  jour  un  grand 
personnage;  mais  si,  comme  le  craint  notre 
vieil  ami,  tu  allais  recevoir  des  affronts  à cause 
de  ta  pauvreté... ,?Va,  je  n’ai  jamais  tantregretté 
de  n’être  pas  riche...  Et  puis,  je  n’ai  plus  que 
toi,  mon  Tout-Petit;  qu’est-ce  que  je  deviendrai 
si  tu  me  quittes...?  Je  penserai  toujours  que  tu 
souffres  et  que  je  ne  suis  pas  là  pour  te 
consoler...,  que  tu  pleures  et  que  je  ne  puis 
pas  essuyer  tes  larmes...  C’est  égoïste,  ce  que  je 
dis  là...;  il  faut  me  pardonner... 

Jean  mit  sa  main  sur  la  bouche  de  sa  mère 
pour  l'arrêter  de  parler,  et  l’embrassa  avec 
tendresse.  S’il  lui  vint  des  larmes  de  déception, 
personne  n’en  vit  rien,  car  ce  ne  fut  que  long- 
temps après,  le  visage  calme  et  les  lèvres 
souriantes,  qu’il  reprit  : 

— Tu  n’es  pas,  tu  ne  seras  jamais  une  mère 
égoïste...;  c’est  moi  qui  serais  un  égoïste  et  un 
sans  cœur  si  je  t'abandonnais...  Allons,  ne 
penses  plus  à ces  choses-là...  Tout  cela  n’existe 
pas...  Je  n’ai  point  gagné  de  bourse...,  et  je 
vais  entrer  en  apprentissage. 

Oh  ! cette  question  de  l’apprentissage  ! Depuis 
qu  Eugénie  est  veuve,  elle  a été  son  continuel 


1 V ojr  io  n"  394  du  Petit  Fronçait  illustré,  p.  482. 


souci.  Le  père  vivant,  tout  aurait  marché  à 
merveille;  il  aurait  pris  Tentant  dans  son 
atelier  et  aurait  veillé  sur  lui.  Mais  seul,  sans 
protection,  sans  défense,  qu’allait-il  devenir? 
Quels  exemples  allait-il  avoir  sous  les  yeux...? 
Quels  propos  allait-il  entendre?  Il  était  resté  si 
gentil  ! timide  et  doux  comme  une  fille... 

Le  vieux  Cacaouèche  essayait  en  vain  de 
calmer  les  inquiétudes  de  la  mère. 

— Sans  doute,  il  y avait  des  mauvais  sujets 
dans  tous  les  ateliers  un  pou  nombreux,  mais 
il  y avait  de  braves  garçons  aussi,  et  plus,  heu- 
reusement, qu'elle  ne  paraissait  se  l’imaginer. 
Ensuite  Jean  était  une  honnête  nature,  un 
enfant  rempli  de  bon  sens  et  de  cœur,  plus 
accessible  certainement  aux  bons  exemples 
qu’aux  mauvais;  il  irait  droit  dans  la  vie  et, 
ferait  son  devoir.  Puis,  enfin,  il  n’y  avait  pas  à 
tergiverser  ; il  fallait  qu’il  apprît  à travailler  et 
pour  cela,  il  était  nécessaire  qu’il  allât  chez  les 
autres,  il  ne  pouvait  pas  rester  toute  la  vie 
cousu  aux  jupes  de  sa  mère  à confectionner 
de  la  lingerie,  n’est-ee  pas  ? Eh  bien  alors, 
pourquoi  ne  pas  en  prendre  bravement  son 
parti?  Veiller  sur  lui...,  évidemment.  . ; sur  sa 
conduite,  sur  les  relations  qu'il  se  créerait... 
mais  lui  laisser  aussi  un  peu  les  coudées 
franches  si  l’on  voulait  qu’il  devînt  un  homme. 

M“  Harivel  était  mal  convaincue. 

Jean  avait  toujours  eu  un  goût  prononcé 
pour  la  mécanique.  S’il  avait  tant  désiré  faire 
ses  études  au  collège,  c’était  avec  l’espoir 
secret  de  devenir  plus  tard  ingénieur.  Le  père 
Cacaouèche  l’encourageait  dans  ces  idées;  la 
mère  essayait  de  l'en  détourner. 

— Pourquoi  ne  serais-tu  pas  serrurier,  mon 
Jean?  lui  disait-elle.  Mécanicien  ou  serrurier, 
la  différence  n’est  pas  si  grande,  va!  Entrant 
dans  la  serrurerie,  on  peut  te  trouver  dans  le 
quartier  un  bon  patron  honnête,  n’ayant  pas 
d’autre  apprenti,  ce  qui  lui  permettrait  de  veiller 
sur  toi,  de  s'occuper  davantage  de  toi...  Et  je 
serais  bien  plus  tranquille  que  si  tu  allais  au 
loin,  dans  un  atelier  que  je  ne  connaîtrais  pas... 
peut-être  en  société  de  malhonnêtes  gens... 

— Voyons,  madame  Harivel,  répondait  le  père 
Cacaouèche,  l’air  très  sérieux,  réfléchissez  un 
peu.  En  faisant  apprendre  à Jean  un  métier 
dans  de  pareilles  conditions,  vous  le  condamnez 
à végéter  toute  sa  vie.  Ildevradonc  se  borner 
à remettre  des  ferrures  aux  persiennes  et  des 
roulettes  aux lits  defer;  ou  bien, encore,  à ouvrir 
pour  cinquante  centimes,  la  porte  aux  gens  qui 
auront  oublié  leur  clé.  Allons  donc!  l’enfant 


HISTOIRE  D’UN  HONNÊTE  GARÇON  50i 


vaut  mieux  que  cela...  Qu'il  fasse  de  la  serru- 
rerie, passe!  mais  mettez-le  au  moins  dans  la 
fabrication. 

Ce  fut  Estelle  qui  apporta  la  solution  A ce 
problème  qui  tracassait  tant  de  cervelles. 

— Tout-Petit,  demanda-t-elle  un  jour,  cela 
ne  te  dirait  pas  d'être  horloger? 

— Horloger...?  tout  de  même.  Cela  rentre 
dans  la  mécanique,  l’horlogerie. 

— Oui,  à condition  qu'on  y apprenne  autre 
chose  que  les  rhabillages  de  montres,  remarqua 
le  vieux. 

— Ne  craignez  rien.  Si  les  choses  s'arrangent 
à mon  idée,  tout  le 
monde  sera  con- 
tent : Eugénie,  par- 
ce que  le  gamin 
ne  courra  aucun 
risque  d'avoir  de 
mauvais  conseils 
ni  de  vilains  exem- 
ples ; vous,  père 
Cacaouèohe,  parce 
qu'il  apprendra  sé- 
rieusement à tra- 
vailler. 

Le  bonhomme 
hocha  la  tête  : ce 
n'étaitpas  celaqu’il 
rêvait  pour  son 
petit  ami.  Par  con- 
tre la  proposition 
fut  tout  de  suite 
agréée  de  la  mère, 
et  il  fut  convenu 
que  le  dimanche 
suivant  Jean  se- 
rait présenté  à son 
futur  patron. 

Monsieur  Aubry,  l'horloger  chez  qui  l’enfant 
devait  faire  son  apprentissage,  était  un  homme 
d'une  trentaine  d'années,  faible,  chétif,  légère- 
ment contrefait  même,  que  sa  mauvaise  santé 
avait  contraint  à quitter  une  importante  mai- 
son de  fabrication  où  il  avait  longtemps  tra- 
vaillé. Il  y avait  de  cela  trois  ans,  il  avait  loué, 
rue  RochechouaTt,  une  petite  boutique  où  il 
s'était  mis  à faire  de  la  réparation.  Comme  il 
était  habile  et  consciencieux,  il  avait  eu 
promptement  plus  d’ouvrage  qu’il  n’en  pouvait 
faire.  A plusieurs  reprises,  il  avait  bien  essayé 
de  prendre  des  apprentis,  mais  la  malechance 
l’avait  fait  tomber  sur  de  mauvais  garnements 
qui,  profitant  de  sa  faiblesse,  lui  avaient  joué 
des  tours  pendables  et  qu’il  avait  dû  congédier 
au  bout  de  peu  de  temps.  Las  de  ces  tentatives, 
il  s’était  résigné  à travailler  seul,  bien  qu’il 
se  fatiguât  à faire  les  courses,  et  que  cela  lui 
fît  grand  tort  de  s’absenter  de  la  boutique. 


Mais  quand  mademoiselle  Lenoir  lui  avait 
parlé  de  Jean,  lui  avait  dit  quel  bon  petit  élève, 
quel  gentil  petit  compagnon  cela  lui  ferait, 
l'horloger  avait  tout  de  suite  consenti  à le 
prendre  en  apprentissage  et  à lui  enseigner 
son  métier. 

Le  dimanche  suivant,  Tout-Petit,  accompa- 
gné de  sa  mère  et  d'Estelle,  se  rendit  rue 
Rochechouart.  Arrivés  à la  porte  de  la  boutique 
dont  les  volets  étaient  mis,  M"'  Lenoir  frappa 
deux  fois  sans  obtenir  de  réponse. 

— Cela  m’étonnerait  pourtant  que  monsieur 
Aubry  ne  fût  pas  là,  dit-elle,  puisqu'il  nous 
attend  cet  après-midi.  Jean,  va  donc  cogner  à 
laporte  du  logement  pendant  que  nous  resterons 
ici  à faire  le  guet. 

Sur  les  indications  de  la  vieille  fille, 
Tout-Petit  enfila  le  couloir,  tourna  à 
gauche  et  se  trouva  dans  une  petite 
cour.  Il  s’arrêta  à une  porte  dont  la 
partie  supérieure  était  occupée  par  un 
verre  dépoli. 

Mais,  au  moment 
où  son  doigt  allait 
toucher  la  vitre,  il 
s’arrêta  surpris, 
presque  effrayé.  U 
lui  semblait  enten- 
dre une  dispute  à 
l’intérieur  : une 

voix  courroucée , 
menaçante,  quoi- 
que contenue,  et 
une  autre  voix 
faible,  essoufflée 
qui  cherchait  à 
placer  un  mot  sans 
pouvoir  y parve- 
nir. 

Jean  n’osa  pren- 
dre sur  lui  de  troubler  le  colloque  et  revint 
vers  la  rue. 

— Il  y a du  monde,  dit-il,  j’entends  parler. 

— Tu  n'as  donc  pas  cogné?  demanda  Estelle. 

— Je  n’ai  pas  osé. 

Les  deux  femmes  le  suivirent  dans  la  maison. 
Jean,  prévenu,  fut  le  seul  à s'apercevoir  que  la 
discussion  n’avait  pas  cessé.  Au  coup  éner- 
gique frappé  par  la  vieille  fille,  le  bruit  des 
voix  s’éteignit  et  M.  Aubry  vint  ouvrir. 

La  pièce  était  un  peu  sombre;  néanmoins 
les  visiteurs  aperçurent  en  entrant  un  beau 
garçon,  habillé  avec  le  plus  grand  soin,  ganté 
de  frais  et  coiffé  d'un  chapeau  de  soie  tout 
luisant,  qui  les  salua  avec  un  sourire. 

— iMon  frère,  expliqua  l'horloger  aux  arri- 
vants. 

Celui-ci  prit  aussitôt  congé. 

— Allons,  Émile,  je  te  quitte,  dit-il  d'un  air 
de  bonne  amitié,  je  vois  que  tu  es  en  affaires... 


Au  moment  où  son  doigt  allait  toucher  la  vitre,  il  s’arrêta  surpris... 


502 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Ah  ! ajouta-t-il  après  une  pause  et  comme  eu 
se  ravisant,  tu  songeras  à ce  dont  nous  avons 
parlé,  n'est-ce  pas...?  Mercredi  soir  au  plus 
tard. 

— Oui,  oui,  balbutia  monsieur  Aubry  qui 
semblait  à bout  de  soulfle. 

Dès  que  la  porte  lut  refermée,  il  se  laissa 
tomber  plutôt  qu'il  ne  s'assit  dans  son  grand 
fauteuil. 

— Eh  bien,  quoi  donc...? lit  Estelle.  Cela  ne 
va  pas  ? 

— Oh  ! pas  du  tout...  J'avais  beaucoup 
d’ouvrage,  cette  semaine...  J'ai  voulu  tout  livrer 
ce  matin...  je  suis  exténué. 

— Alors,  notre  Jean  arrive  à propos  : il  vous 
secondera. 

— Certes  oui...  Je  vous  demande  pardon,  ma- 
dame, dit-il  à Eugénie,  je  vous  reçois  bien  mal... 

— Il  n’y  a pas  de  faute  ; c’est  nous,  au 
contraire,  qui  avons  à nous  excuser  de  vous 
déranger  un  jour  que  vous  êtes  malade.  Si 
vous  le  désirez,  nous  reviendrons. 

Non,  non,  j’ai  hâte  d’en  finir.  Comme  le 
dit  mademoiselle  Lenoir,  j’ai  grand  besoin 
d’aide...  et  de  société  aussi,  car  on  se  fait 
triste  à être  toujours  seul. 

— - Votre  frère  ne  peut  donc  pas  venir  vous 
voir  plus  souvent  et  vous  tenir  compagnie? 
fit  Estelle  avec  son  sans-gêne  et  sa  brus- 
querie habituels. 

— Mon  frère  a ses  occupations,  vous  savez... 
ses  amis...,  répondit  le  pauvre  horloger  en 
manière  d'excuse...;  d'ailleurs,  il  vient  parfois 
me  rendre  visite,  comme  vous  l'avez  vu. 

— Oui,  il  vient  rendre  visite  à la  caisse  sur- 
tout... Enfin,  ces  choses-là  vous  regardent  ; seu- 
lement, c'est  une  drôle  d’idée  que  de  s'esquinter 
à travailler  pour  que  les  autres  fassent  la  fête. 

M.  Aubry  semblait  avoir  hâte  de  changer  la 
conversation;  il  se  mit  à traiter  avec  Eugénie 
la  question  de  l’apprentissage. 

Les  derniers  arrangements  pris,  on  se  quitta. 
Jean  devait  commencer  dès  le  lendemain  et 
être  là  à sept  heures  pour  ouvrir  la  boutique. 

Le  patron  tendit,  en  lui  souriant,  la  main  à 
son  nouvel  apprenti.  Oh!  la  triste  main,  maigre 
et  décharnée  ! et  le  navrant  sourire  ! Le  cœur 
compatissant  de  Tout-Petit  y lut  tant  de  souf- 
frances accumulées,  une  si  douloureuse  rési- 
gnation, qu’il  en  fut  tout  remué.  Souvent  aussi, 
la  voix  menaçantedu  beau  garçon,  les  réflexions 
d’Estelle,  hantèrent  sa  mémoire.  Et  quand,  dans 
le  baiser  du  soir,  sa  mère,  désirant  connaître 
son  impression,  l’interrogea  : « Eh  bien,  Tout- 
Petit?  » le  brave  garçon  répondit  avec  un 
élan  chaleureux  : 

— Je  suis  content,  maman,  très,  très  content.  Je 
vais  travailler  de  tout  mon  cœur  : d’abord  pour 
que  tu  sois  satisfaite;  et  puis,  pour  que  mon- 
sieur Aubry  ne  soit  plus  malheureux. 


En  apprentissage. 

Jean  se  mit  au  travail  avec  toute  l’ardeur 
que  lui  donnait  le  désir  de  gagner  prompte- 
ment sa  vie  et  de  venir  en  aide  à sa  mère. 
Monsieur  Aubry  était  surpris  de  la  facilité 
avec  laquelle  il  comprenait  chaque  chose  : il 
avait,  en  quelque  sorte,  l’intuition  de  ce  qu’il 
fallait  faire.  C’est  au  point  que,  dans  les  pre- 
miers temps,  le  patron  lui  disait  quelquefois. 

— Ah  çà!  tu  n’as  jamais  fait  d'horlogerie,  toi? 

— Non.  monsieur. 

— Tu  n'as  jamais  vu  travailler...?  jamais 
entendu  d'explications,  ni  rien  lu  sur  le 
métier ...? 

— Jamais.  Je  ne  sais  même  pas  si  j'avais 
vu  l'intérieur  d'une  montre  avant  d’entrer  ici. 

— C'est  à ne  pas  le  croire.  Certes,  j'ai  appris 
vite  et  bien  ; j’avais  un  bon  maître  ; mais,  du 
diable  si,  au  bout  de  six  mois  d’apprentissage, 
j’aurais  été  capable  de  faire  ce  que  tu  fais. 

Jean  était  heureux  des  éloges  de  son  patron, 
et  il  redoublait  d'efforts  peur  ne  pas  baisser 
dans  son  estime.  Mais  souvent,  hélas  ! il  avait 
besoin  de  toute  son  énergie  pour  ne  pas  se 
laisser  aller  au  découragement.  S’il  avait  la 
compréhension  plus  développée  que  beaucoup 
d'apprentis  de  son  âge,  l’habileté  des  mains 
n’était  pas  à la  même  hauteur. 

Bien  des  fois  il  s’agaçait  à saisir,  à placer, 
à fixer  des  pièces  presque  microscopiques  : les 
pinces  fines  s'échappaient  de  ses  doigts;  il 
était  pris  d'un  tremblement  nerveux,  et  sentait 
des  larmes  d’impatience  lui  venir  au  yeux. 

— Là,  là,  disait  l’indulgent  horloger,  ne 
t'énerve  pas,  mon  garçon...  Cela  viendra,  sois- 
en  sûr.  Tu  veux  aller  trop  vite,  aussi.  Tu  com- 
prends comme  si  tu  travaillais  depuis  trois 
ans,  mais  les  mains  ne  s’habituent  pas  immé- 
diatement à une  besogne  aussi  délicate,  il  faut 
le  temps  à tout...  Quand  tu  vois  que  cela  ne 
va  pas  à ton  idée,  à quoi  bon  t’entêter?  tu  ne 
ferais  que  de  mauvais  ouvrage... 

Tout-Petit  se  levait,  se  secouait  un  peu,  puis 
se  mettait  à un  ouvrage  moins  absorbant  : 
limait,  polissait,  tournait,  taraudait  suivant  les 
cas.  Puis,  après  une  heure  de  diversion,  reve- 
nait à son  établi  et  s'étonnait  de  faire  avec 
aisance  et  promptitude  ce  qu’il  avait  dû  aban- 
donner peu  de  temps  auparavant. 

D'autres  fois,  si  le  travail  ne  pressait  pas 
trop,  monsieur  Aubry,  lui  voyant  la  figure 
congestionnée  à force  d’application,  l’expédiait 
en  courses,  ou  encore  lui  permettait  d’aller 
dire  bonjour  à son  père  Cacaouèche.  Le  petit 
sortait,  faisait  un  bout  de  causette  avec  le 
vieux,  rentrait  calmé,  reposé  et  prêt  à se 
remettre  à l’œuvre. 

J.  L. 


(A  suivre.) 


Les  animaux  perfectionnés 


PAR  A.  ROBIDA 


Quelques  améliorations  apportées  à certaines  espèces  <Ju  règne  ammal  par  de 
sages  méthodes  et  le  développement  des  aptitudes  ou  qualités  spéciales  ne  feront 
pas  mal  Ainsi  : l'éléphant  à une  époque  où  les  moyens  de  locomotion  progres- 
sent si  remarquablement,  ne  peut  plus  sc  contenter  d'offrir  une  impériale  à ses 
clients,  l’intérieur  aménagé  avec  tout  le  confortable  possible  peut  offrir  au 
moins  tiî  places 


Avec  un  peu  de  complaisance  et  (le  patience  chez 
l'éleveur,  il  n’est  pas  impossible  de  faire  fournir  à la 
tortue 'sa  soupière  en  guise  d'écaille. 


Peu  à peu,  par  d'intelligents  croisements,  on  doit 
parvenir  à nous  donner  une  race  de  moutons  à 8 ou 
1 0 g'gots  de  pré-salé. 


Toujours  du  lait  et  rien  que  du  lait,  c'est  fade  et  bien  arriéré, 
on  nous  annonce  une  excellente  race  de  vaches  normandes  don- 
nant café  au  lait,  thé  et  chocolat  ( Médaillé  d'or.  Concours  régional 
d Yvetot.) 


Inquiété  par  la  concurrence  de  la  bicyclette,  le  cheval  s’amé- 
liore de  lui-même;  outre  ses  sabots  à pneus  adoucissant  le  trot,  il 
lui  pousse  une  capote  de  cabriolet,  abritant  agréablement  son 
cavalier. 


Pourquoi  transporter  à grands  frais  des  bateaux  sur  les  fleuves  lointains, 
quand  rinppopotame,  jusqu'à  ce  jour  plutôt  gênant,  peut  être  utdisé 
comme  embarcation,  bateau  de  plaisance  ou  de  transport  pour  touristes, 
soldats,  marchandises,  etc  ’ 


Le  crocodile  lui-même,  moyennant  certaines  pré- 
cautions, se  prête  très  bien  au  même  usage , pour  services 
accélérés,  promenades,  chasses,  régales,  etc... 


504 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


L'Etudiant  nu  paletot  blanc.  — L’excel- 
lent professeur  B...,  qui  faisait  un  cours  d’autant 
moins  suivi  qu’il  était  plus  savant,  était  fort 
myope.  Il  y voyait  juste  assez  pour  compter  ses 
auditeurs  peu  nombreux,  mais  il  n’aurait  certai- 
nement pas  pu  les  reconnaître  dans  la  rue.  Un 
étudiant,  qui  avait  un  beau  caniche  blanc  de 
grande  espèce  eut  l’idée  d’amener  avec  lui  son 
toutou  qui,  fort  bien  élevé,  se  tenait,  sans  mot 
dire,  assis  sur  le  banc  pendant  toute  la  leçon. 
(Il  parait  qu’èn  ce  temps-là,  une  consigne  indul- 
gente laissait  entrer  les  chiens  dans  le  grand 
établissement  dont  il  s’agit.) 

Un  jour  qu’il  pleuvait,  l’étudiant  n’amena  pas 
Azor,  qui  aurait  pu  salir  sa  blanche  toison. 

A la  fin  de  la  leçon,  B...  s’approche  de  son 
auditeur  assidu  et  lui  dit  : 

« Je  ne  vois  pas  aujourd’hui  votre  ami,  ce  jeune 
homme  qui  a toujours  un  paletot  blanc  ; j’espère 
qu’il  n’est  pas  malade.  S’il  ne  vient  pas  la  pro- 
chaine fois,  ne  manquez  pas  de  me  donner  de 
ses  nouvelles.  Vous  ne  sauriez  croire  combien  je 
m’intéresse  à lui,  il  semble  suivre  mon  cours 
avec  tant  d’attention!  » 

* 

* * 

Un  non  venu  jeu.  — Par  les  grandes  chaleurs, 
voici  une  innovation  qu’apprécieront  les  baigneurs 
d’eau  douce  ou  d’eau  salée  : c’est  le  Polo  natatoire. 
Les  nageurs  se  disputent  un  gros  ballon  et 
s’amusent  fort  en  prenant  un  exercice  des  plus 
hygiéniques.  C'est  M.  G.  de  Saint-Clair  qui,  dans 
son  petit  traité  de  Natation , publiée  dans  la  Biblio- 
thèque des  Sports  athlétiques,  fait  connaître  ce  jeu 
passionnant  qu’il  appelle  le  Water-Polo. 

* ' * 

Trop  courtisan.  — L’abbé  de  Polignac  se 
promenant  à Marly  avec  le  roi  par  un  mauvais 
temps,  disait  que  la  pluie  de  Marly  ne  mouillait 
pas.  Cela  parut  si  fade  qu’il  déplut  au  roi  lui- 
même. 

( M&moires  cle  Saint-Simon). 

* * 

La  moainaie  «l'aluminium  — On  a sou- 
vent parlé  de  remplacer  notre  monnaie  de  bi lion , 
nos'atlïeux  sous,  par  une  monnaie  en  nickel. 
Plus  avancés  que  nous,  les  Américains  vont  avoir 
la  monnaie  en  aluminium.  Un  bill  vient  d’auto- 
riser le  secrétaire  du  Trésor  à faire  fabriquer  des 
pièces  d’essai.  Celles-ci  remplaceront  des  pièces 
encours  de  1 et  2 cents,  ainsi  que  la  pièce  de 


5 cents,  qui  n’ont  pas  de  valeur  métallique  intrin- 
sèque. Cette  expérience  est  très  intéressante;  il 
serait  à souhaiter  que  l’aluminium,  métal  très 
léger,  remplaçât  de  môme  le  cuivre  pesant,  dans 
la  fabrication  de  notre  monnaie  française. 

* 

* * 

Monsieur  l’a  «lit.  — Baptiste,  j’ai  du  monde 
à déjeuner;  vous  tirerez  cinq  bouteilles  de  vin 
blanc  et  vous  les  mettrez  dans  un  seau  d’eau  bien 
fraîche. 

— Bien,  M’sieu. 

A midi:  — Baptiste,  voilà  le  moment  de  nous 
servir  votre  vin  blanc.  Est-il  bien  frais? 

— Voilà  M’sieu!  Et  Baptiste  apporte  un  seau 
d’écurie  dans  lequel  clapote  un  liquide  jaunâtre. 

— Eh  bien  ! Baptiste,  vous  perdez  la  tête.  Ce 
n’est  pas  le  seau  qu’il  faut  servir;  ce  sont  les 
bouteilles. 

— Mais,  not’  maître,  je  les  ai  vidées  dans  le 
seau,  comme  Monsieur  l’a  dit.  J’  pouvons  pas  les 
trier  maintenant. 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Quest  ions  «l’étymolojçie.  — D’où  viennent 

les  mots  : quincaillier,  cuirasse. 

* * 

France  gastronomique.  — Quels  sont 
les  produits  célèbres  des  villes  suivantes  : Rouen, 
Marennes,  Vire,  Bayonne,  Narbonne,  Périgueux, 
Api,  Gex,  Argenteuil,  Lunel. 

Charade. 

Au  trictrac,  pour  caser  la  dame, 

Le  joueur  jette  mon  premier. 

A mon  second,  monte  Madame 
Pour  voir  venir  son  Chevalier. 

Mon  tout  n’entre  pas  dans  une  âme 
Qui  ne  sait  mentir  ni  tromper. 

* * 

Mots  sans  tètes.  — Aux  mots  suivants, 
ajoutez  une  lettre  en  tète,  et  de  la  réunion  de 
ces  initiales,  formez  un  proverbe  de  cinq  mots  : 

Bord  — ail  — mission  — ombre  — oran  — ère 

— ride  — rame  — œuf  — raison  — once  — aide 

— rome  — oise. 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  3»4. 

I.  Question  de  langue  française. 

Le  mot  anecdote  vient  du  grec  et  dans  cette  langue  a le 
sens  de  chose  non  divulguée;  c’était  primitivement  une  parti- 
cularité jusque-là  inconnue  d’histoire  ou  de  biographie.  Los 
anecdotes  ayant  été,  à mesure  qu’elles  étaient  publiées, 
recueillies  et  répétées,  leur  appellation  a perdu  tout  naturelle- 
ment ce  sens  d 'inédit  quelle  renfermait,  et  aujourd'hui  une 
anecdote  est  simplement  le  récit  d’un  fait  épisodique,  d’une 
scène,  d'un  dialogue  donnant  sur  une  époque,  une  situation 
historique,  un  personnage,  quelque  détail  curieux,  caracté- 
ristique ou  pittoresque. 


IL  Mots  en  losange. 

T 

M e s 

M O M I E 
TEMPÊTE 
SIÈGE 
ETE 
E 

III.  Énigme. 

Point. 


Le  Gérant:  Maurice  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d'adresse  doit  être  accompagnée  de  l’une  des  denuei'es  bandes  et  de  60  centimes  en  timbres-poste. 


8'  année.  — N°  396. 


10  centimes 


26  septembre  1896. 


LE 


Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


î'ABilKNBlIBNT  : liN  AU,  SIS  FIUNCS 

Armand  COLIN  & C‘°,  éditeurs 

BTRAHGBK  ? fr.  — PARAIT  CHAQUE SAUED* 

Pari  du  l«r  de  chaque  mois 

5.  rue  de  Méii^res,  Paris 

Tous  droits  réservés. 

I 

1 

a 3»'jr  'Ï.-' 

s ■■'■ÿ  5 

!?•  IF  : >-;•••  • 

1:  1 

It  1 . 

il?:  I '1» 

Æ*  £" 

Jean  Bart  à la  Cour.  — 11  sc  jeltc  au  milieu  des  couitisans,  frappant  à droite  et  à gauche 


306 


LE  PETIT  FRANÇAIS  II, LUSTRE 


Histoire  d'un  honnête  garçon  (suite)'. 


Jean  se  demandait  parfois  ce  qu'il  serait 
devenu  s’il  avait  eu  un  maître  sévère,  ne 
compatissant  pas  à ses  défaillances  et  ne  lui 
accordant  pas,  de  temps  à autre,  quelques  j 
minutes  pour  se  détendre  un  peu  les  nerfs.  Il 
lui  semblait  qu'il  n’aurait  pas  eu  la  force  de  j 
continuer. 

Aussi,  était-il  profondément  reconnaissant  ■ 
à monsieur  Aubry  et  cherchait-il,  par  tous  les  j 
moyens  possibles,  à lui  être  agréable  : faisant  , 
en  sorte  de  lui  éviter  toute  espèce  d’ennui, 
cherchant  à lire  dans  ses  yeux  ce  qu’il  y avait 
à faire,  pour  lui  épargner  même  la  fatigue  j 
d’un  commandement. 

Le  patron,  de  son  côté,  se  sentait  tout  heureux 
et  réconforté  par  cette  affection  réelle,  qu'il 
avait  maintenant  près  de  lui.  Il  y avait  été  si 
peu  accoutumé...  ! 

Enfant,  son  père  l'avait  rudoyé  parce  qu'il 
était  chétif  et  contrefait...  A l’école,  ses  cama- 
rades l’avaient  tourné  en  ridicule  et  accablé 
de  moqueries...  Plus  tard,  les  sarcasmes  de 
l’atelier  avaient  remplacé  ceux  de  l’école  sans 
être  ni  moins  blessants  ni  moins  amers...  Les  j 
apprentis  qu'il  avait  eus  jusqu’alors  n’avaient 
songé  qu’à  lui  jouer  ce  qu’on  est  convenu 
d’appeler  de  bons  tours  et  qui,  le  plus  souvent,  I 
ne  sont  que  la  manifestation  de  mauvais  senti- 
ments, surtout  quand  ils  s’adressent  à un  être 
inoffensif  et  soutirant. 

D’aussi  loin  qu'il  se  souvînt,  il  ne  voyait  que 
sa  mère  qui  l’eût  aimé.  Mais  qu’elle  avait  été 
bonne  et  tendre  ! Quand  il  rentrait  à la  maison, 
le  cœur  meurtri  par  les  méchancetés  qu’il  avait 
dû  subir,  elle  le  prenait  dans  ses  bras;  et  cette 
chaude  étreinte  suffisait  pour  sécher  ses  larmes 
et  calmer  son  chagrin. 

Par  malheur  pour  le  pauvre  enfant,  elle 
était  morte  quand  il  n’avait  que  quinze  ans;  j 
et  son  père,  sans  souci  pour  sa  faible  santé, 
l'avait  tout  de  suite  placé  eu  apprentissage, 
reportant  tout  son  orgueil  paternel,  toute  sa 
faiblesse  sur  son  autre  fils,  Louis,  qui  en  profi- 
tait pour  devenir  égoïste,  vaniteux,  fainéant, 
en  attendant  pis. 

Aussi,  la  sollicitude  affectueuse  et  désinté- 
ressée que  lui  témoignait  Tout-Petit  avait- 
elle  profondément  touché  monsieur  Aubry. 

Il  y avait  puisé  comme  un  regain  d'énergie 
et  de  vitalité  qui  lui  avait  donné  le  désir 
d’améliorer  sa  position. 

— Vois-tu,  mon  petit  Jean,  disait-il  quelque- 
fois, si  tu  restes  avec  moi,  comme  je  l’espère, 
je  ferai  en  sorte  de  te  faciliter  l’avenir.  A la 


fin  de  ton  année,  d'abord,  nous  prendrons  un 
autre  apprenti  et  tu  passeras  ouvrier  : ce  ne 
serait  pas  juste  que  ta  mère  continuât  à payer 
quand  c’est  toi  qui  me  rend  service.  Puis 
nous  ne  nous  contenterons  pas  de  notre  fonds 
de  grosse  horlogerie  ; nous  achèterons  plus  et 
meilleur,  et  tu  verras  que  nous  arriverons  à 
fonder  une  bonne  petite  maison.  Tu  me  succé- 
deras, bien  entendu,  et  comme  tu  es  plus  fort, 
plus  actif  que  moi,  tu  réussiras  mieux  aussi. 
Je  ne  dis  pas  que  ce  sera  la  fortune  pour  toi, 
mais  ce  sera  toujours  la  tranquillité.  Le  pro- 
verbe dit  vrai  : Un  petit  chez-soi  vaut  mieux 
qu'un  grand  chez  les  autres. 

Jean  remerciait  son  patron  de  l’intérêt  qu’il 
lui  portait  ; mais  en  voyant  ses  mains  qui 
allaient  s’amaigrissant,  ses  joues  toujours  plus 
creuses,  ses  yeux  brûlés  de  fièvre,  il  se  deman- 
dait si  le  pauvre  horloger  aurait  le  temps 
d’exécuter  les  bonnes  intentions  qu’il  avait  à 
son  égard. 

Certains  jours,  d'ailleurs,  monsieur  Aubry 
semblait  avoir  conscience  de  sa  fin  prématurée. 
Alors,  il  conseillait  à Jean  d’entrer  aux  ateliers 
Tréguilly,  la  première  maison  de  France  et  du 
monde,  aflirmait-il,  où  lui-même  avait  tra- 
vaillé avant  de  s’établir  à son  compte. 

— Quand  je  n’y  serai  plus,  disait-il,  crois- 
moi,  mets-toi  dans  la  fabrication,  c’est  là  seu- 
lement que  tu  apprendras  sérieusement  l’horlo- 
gerie. Tu  n’es  pas  fait  pour  végéter  toute  ta  vie 
dans  une  boutique  de  réparation. 

Tout-Petit  avait  remarqué  que  son  patron 
était  plus  triste,  plus  abattu  quand  son  frère 
était  venu  le  voir.  Il  avait  également  remarqué 
que  rarement  la  visite  se  passait  sans  que 
l’horloger  eût  besoin  de  prendre  de  l’argent 
au  comptoir.  U lui  semblait  aussi  que  Louis 
élevait  la  voix  plus  qu’il  n’aurait  convenu. 
Mais  le  jeune  homme  sortait  toujours  l’air  si 
tranquille,  il  disait,  en  passant,  un  bonjour  si 
cordial  à l'apprenti,  que  celui-ci  se  demandait, 
s'il  n'y  avait  pas  là  une  simple  coïncidence,  et 
si  Louis  n'avait  pas  naturellement  la  voix  un 
peu  forte. 

Il  arriva  un  jour,  pourtant,  où  il  ne  lui  fut 
pas  possible  de  douter. 

Après  une  séance  longue  et.  orageuse,  l’enfant 
crut  que  son  maître  l’appelait  d’une  voix  étouffée: 
« Jean  ! ».  11  prêta  l'oreille,  mais,  craignant  de 
s’être  trompé,  n'osa  entrer  dans  la  chambre 
où  se  tenaient  les  deux  frères.  Pourtant, 
comme  il  s’était  rapproché  de  la  cloison,  il 
entendit  distinctement  Louis  qui  disait  : 


i Voir  le  n°  395  du  Petit  Français  illustré,  p.  500. 


HISTOIRE  D'UN  HONNÊTE  GARÇON 


b07 


— Cent  francs,  entends  tu?  il  me  faut  cent 
francs,  sinon,  je  t’achève... 

Puis  la  voix  du  patron  qui  râlait. 

— Jean!  Jean! 

Cette  fois,  il  n’hésita  plus,  et  ouvrant  brus- 
quement la  porte,  il  se  trouva  en  présence 
des  deux  hommes  : lun  acculé  à la  muraille, 
blanc  comme  un  linge  et  faisant  de  vains  efforts 
pour  se  dégager  de  l’étreinte  de  l’autre  qui  le 
serrait  à la  gorge. 

— Lâche  ! misérable  ! assassin  ' cria  Jean 
dans  son  indignation. 

Surpris  par  l’intervention  de  l’apprenti,  le 
mauvais  sujet  lâcha 
son  frère,  qui  alla 
retomber  inerte  sur 
le  siège  le  plus 
proche. 

Jean  se  liàta  de 
secourir  l’horloger 
en  dénouant  sa  cra- 
vate et  en  baignant 
ses  tempes  avec  de 
l’eau  fraîche,  pen- 
dant que  Louis,  as- 
sez décontenancé, 
ramassait  son  cha- 
peau qui,  dans  la 
lutte,  avait  roulé  par 
terre. 

— Toi,  dit-il  à 

l’apprenti  en  s'en 
allant,  tâche  de  te 
mêler  de  ce  qui  te  « Lâche:  miscfabio 

regarde,  et  de  ne 

pas  te  trouver  sur  mon  chemin.  Autrement, 
tu  verrais  de  quel  bois  je  me  chauffe. 

— D'un  mauvais  bois,  monsieur,  j’en  ai 
peur,  répondit  résolument  Jean  qui,  d’ordinaire, 
pourtant,  n’avait  pas  grande  hardiesse  à expri- 
mer son  opinion. 

Quand  le  drôle  eut  refermé  la  porte  sur  lui, 
monsieur  Aubry  serra  la  main  de  son  apprenti 
pour  le  remercier  de  l’avoir  secouru  et  soigné  ; 
mais  il  ne  crut  pas  nécessaire  de  lui  demander 
le  secret  sur  ce  qu’il  avait  vu  : il  connaissait 
assez  Jean  pour  savoir  qu’il  ne  parlerait  pas. 

Le  lendemain,  dès  que  l’enfant  arriva  pour 
ouvrir  la  boutique,  son  patron  alla  à lui  avec 
une  sorte  d’impatience. 

— Veux-tu  me  rendre  un  grand  service?  lui 
demanda-t-il. 

— De  tout  mon  cœur,  monsieur,  répondit 
Tout-Petit  avec  effusion;  j’espère  que  vous  n’en 
doutez  pas. 

— Eh  bien,  va  porter  immédiatement  ceci 
chez  mon  frère,  20  bis , rue  Blanche.  Va  bien 
vite  pour  avoir  plus  de  chance  de  le  trouver... 
Il  est  jeune,  ajouta-t-il,  comme  pour  s’excuser 
de  sa  faiblesse,  on  ne  peut  pas  le  blâmer  de  se 


distraire  un  peu ...  H aime  les  courses  ; et,  comme 
I il  a demandé  congé  à son  administration  pour 
aller  aujourd’hui  à Chantilly,  cela  le  désobli- 
gerait d’être  sans  argent. 

Arrivé  au  20  bis  de  la  rue  Blanche,  une  belle 
maison  neuve  avec  un  tapis  dans  l’escalier  et 
des  jardinières  fleuries  de  chaque  côté  du  ves- 
tibule, Jean  ne  put  se  défendre  de  faire  la 
réflexion  que  le  mauvais  sujet,  le  fainéant  était 
! mieux  logé  que  l’honnête  homme;  et  que,  â la 
I place  de  M.  Aubry,  quand  son  frère  lui  dirait 
avoir  besoin  d’argent  pour  aller  aux  courses,  il 
! le  prierait  de  le  gagner  lui-même. 

Il  dut  sonner  longtemps  avant  de  se  l’aire 
ouvrir.  Il  allait  même  se  décider  à redescendre 
quand  il  entendit  à l’intérieur  un  pas  traînant  ; 

et  Louis,  dans  la 
tenue  de  quelqu’un 
qui  sort  du  lit,  pa- 
rut dans  l’entrebâil- 
lement de  la  porte. 

— Qu'est-ce  que 
tu  viens  faire  ici? 
demanda-t-il  bruta- 
lement en  recon- 
naissant l’apprenti 
de  son  frère. 

A la  vue  de  l’en- 
veloppe que  Jean 
lui  remit,  à la  vue 
surtout  du  billet 
qu’elle  contenait, 
son  front  s'éclaira; 
non  de  reconnais- 
sance, toutefois,  car, 
pour  tout  remerciment,  il  dit  d'un  ton  gogue- 
nard ; 

— Ah  ! notre  « Apollon  » s’est  décidé  ! Il  aurait 
aussi  bien  fait  de  s'exécuter  hier;  il  m’aurait 
évité  la  peine  de  me  lever  à huit  heures  du 
matin. 

Jean  ne  prit  pas  le  temps  de  relever  cette 
réflexion  indigne;  il  partit,  bâtant  le  pas,  afin 
de  laisser  son  maître  seul  le  moins  longtemps 
possible. 

— Mon  pauvre  patron,  pensait-il  avec  une 
profonde  tristesse,  ce  chenapan  le  fera  mourir 
à la  peine! 

11  ne  savait  pas  si  bien  dire. 

La  coupe  et  les  lèvres. 

Ce  lundi  la,  par  une  radieuse  matinée  de 
juillet,  Jean  se  rendait  à son  travail,  alerte  et 
joyeux.  Il  était  sorti  plus  tôt  que  de  coutume, 
chassé  du  logis  par  le  désir  de  respirer  le  bon 
air,  qu’un  récent  orage  avait  rafraîchi  ; et,  tout 
doucement,  en  flânant,  il  avait  descendu  la  rue 
de  Lafayette. 

Avec  cette  bienheureuse  philosophie  des 


508 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


cœurs  simples  qui  savent  se  contenter  de  leur 
bonheur  sans  s’inquiéter  de  savoir  si  d'autres 
en  ont  un  plus  grand,  Tout-Petit  songeait 
combien  la  vie,  un  instant  si  rude  pour  lui, 
s'annonçait  maintenant  calme  et  sûre. 

Il  y avait  deux  ans  déjà  qu  il  travaillait  chez 
M.  Aubry,  et,  comme  celui-ci  le  lui  avait  promis, 
à la  fin  de  la  première  année,  il  avait  compté 
comme  ouvrier.  On  avait  pris  un  autre 
apprenti,  Moulin,  brave  garçon,  un  peu  lour- 
daud, mais  plein  de  courage  et  de  bonne  volonté. 
Non  seulement  M"*  Harivel  n’avait  pas  eu  à 
payer  les  derniers 
cent  francs  du  prix 
convenu  pour  l'ap- 
prentissage de  son 
fils,  mais  encore,  de- 
puis six  mois,  celui-ci 
yagnait  : cinquante 

centimes  par  jour, 
d’abord,  puis  soixan- 
te-quinze, puis  un 
franc.  Il  y avait  un 
mois  qu'il  rapportait 
chaque  semaine  dix 
francs  à la  maison. 

Cet  argent,  joint  à 
celui  que  sa  mère 
n'avait  pas  eu 
payer,  servait  à ache- 
ter des  outils  d'hor- 
logerie; et  Jean,  tout 
modeste  qu'il  fût, 
sentait  déjà  entrer 
dans  son  cœur  l’orgueil  de  la  propriété.  II 
Iravaillait  avec  plus  d’entrain,  quand  il  se 
servait  de  ses  limes,  de  ses  tarauds  et  de  ses 
pinces. 

Puis  les  bonnes  promesses  du  patron  tenaient 
toujours;  il  parlait  de  Tout-Petit  comme  de  sou 
successeur  certain. 

— Ce  n'est  que  pour  toi,  mon  petit  Jean,  que 
je  cherche  à m’agrandir  sans  cesse...  S'il  n'y 
avait  que  moi,  bah  ! je  ne  suis  pas  d’une  grande 
vie,  j'en  aurais  toujours  assez. 

A furce  de  voir  M.  Aubry  vivre  malingre  et 
souffreteux,  l’enfant  finissait  par  croire  qu'il 
pouvait  aller  longtemps  comme  cela;  et  il  le 
souhaitait  de  tout  son  cœur,  plus  encore  par 
amitié  que  par  intérêt. 

Eugénie  se  réjouissait  de  voir  l'avenir  de 
Jean  si  bien  arrangé,  maisle  vieux  Cacaouèche, 
lui,  trouvait  fâcheux  que  Tout-Petit  s'engourdît 
dans  le  bien-être  et  la  sécurité.  Il  le  gourman- 
dait  parfois  d'être  si  tranquille. 

Le  fait  est  que  Jean  ne  semblait  se  ressentir 
en  rien  de  ce  trop-plein  de  vie  et  de  jeunesse, 
de  cette  espèce  d’inquiétude  physique  et  morale 
qui  travaille  les  jeunes  gens  aux  abords  de  la 


seizième  année.  Il  allait  à son  travail  et  en  reve- 
nait avec  les  allures  paisibles  et  régulières  d'un 
vieil  employé,  continuait  à sortir  le  dimanche 
avec  sa  mère  et  Estelle,  papotait  avec  les  deux 
femmes  des  choses  les  plus  plates  et  les  plus 
banales  : le  prix  des  vivres,  les  affaires  du 
magasin,  les  menus  événements  du  quartier. 
Si  ces  sujets  de  conversation  ne  le  capti- 
vaient pas  outre  mesure,  du  moins  ils  n’avaient 
pas  l'air  de  l’ennuyer,  et  cela  désolait  le 
bonhomme.  N’étaient  son  amour  pour  la 
lecture  et  sa  soif  d'apprendre,  qui  persis- 
taient quand  même,  il  aurait  tout  à fait 
désespéré  du  gamin. 

— Voilà  ce  que 
font  de  leurs  garçons 
les  mères  qui  s'obs- 
iinent  à les  tenir 
; rop  longtemps  sous 
leurs  jupes...  Jean  vé- 
gétera toute  sa  vie- 
Un  petit  gars  si  intel- 
ligent,sibien  doué!... 
C'est  dommage! 

L’heure  s'avançait, 
et  Tout-Petit  ne 
paraissait  pas  s'en 
douter.  En  passant 
devant  Cendrillon , 
il  s’était  arrêté  à dire 
bonjour  à M.  Thour- 
ger  qui  lui  témoi- 
gnait toujours  beau- 
coup d’intérêt;  puis 
il  avait  flâné  à l’étalage  d’un  libraire  pour 
voir  les  journaux  illustrés;  ensuite  il  avait  aidé 
un  charretier  à relever  son  cheval  et  à pousser 
sa  voiture  pendant  quelques  pas;  si  bien  qu’en 
passant  devant  le  Petit  Journal,  il  avait  constaté 
avec  étonnement  qu'il  était  huit  heures  moins 
dix.  Comme  il  ne  se  mettait  jamais  en  retard, 
il  fut  très  ennuyé  et  grimpa  au  pas  de  course 
la  rue  Rochechouart. 

— Heureusement  que  Moulin  est  là  pour 
ouvrir  la  boutique,  se  répétait-il  pour  se  ras- 
surer. 

.Mais  en  arrivant,  il  vit  avec  stupeur  les  volets 
encore  mis. 

— Diable  de  Moulin  ! se  dit-il,  il  a flâné  encore 
plus  que  moi.  Le  patron  va  être  content! 

Moulin  n'avait  pas  flâné,  il  était  arrivé  bien 
exactement  à l'heure,  mais,  il  avait  eu  beau 
frapper  à la  chambre  de  l'horloger,  comme  il 
avait  l'habitude  de  le  faire  : ou  ne  lui  avait  pas 
répondu.  Dix  fois  il  avait  renouvelé  sa  tenta- 
tive, et  toujours  en  vain. 

— Tu  n’as  peut-être  pas  frappé  assez  fort, 
dit  Tout-Petit;  attends  que  j'essaie... 

(A  suivre).  J.  L. 


Il  parlait  de  Tout- Petit  comme  de  son  successeur  ccrlain. 


LA  BICYCLETTE  PLIANTE 


500 


La  bicyclette  pliante. 


La  bicyclette  pliante,  dont  on  parle  tant 
depuis  quelque  temps,  a été  inventée  par  le 
capitaine  d’infanterie  Gérard. 

Il  y a long-temps  — si  Ton  peut  employer  cet 
adverbe  à propos  d’une  invention  aussi  récente 
que  la  bicyclette  — que  l’attention  des  militaires 
s’est  fixée  sur  la  petite  machine  d'acier. 

Quels  partis  divers  ne  pouvait-on  pas  espé- 
rer tirer  d’une  mon- 
ture qui  va  plus  vite 
et  plus  longtemps 
que  le  cheval,  qui  ne 
boit  pas.  11e  mange 
pas  et  rendrait,  pour 
la  docilité,  beaucoup 
de  points  au  mouton 
le  plus  obéissant? 

Aussi,  des  son  ap- 
parition, la  bicyclette 
fut  introduite  dans 
l’armée  pour  le  ser- 
vice des  estafettes. 

Vous  avez  dé- 
jà vu  défiler  un 
bataillon  avec, 
en  tête,  entre 
les  clairons  et  la 
troupe,  son  vé- 
locipédiste  en 
pantalon  garance 
serré  aux  che- 
villes et  vareuse 
bleue.quifaitdes 
prodiges  d'équi- 
libre sur  sa  « bé- 
cane » pour  ne 
pas  écraser  les  talons  des  « eamaros  » qui  le 
précèdent,  ou  se  laisser  choir  sur  ceux  qui  le 
suivent. 

Quel  est  le  rôle  de  ce  pioupiou  nouveau  ? 

Aux  manœuvres,  il  remplace  parfois  les 
cavaliers  pour  transmettre  les  ordres  du  général 
ou  du  colonel;  il  porte  les  dépêches;  s’il  est 
intelligent,  on  l’expédiera  en  éclaireur  s’assurer 
que  tel  village  offre  les  ressources  néces- 
saires au  campement  d’un  régiment  ou  d’un 
bataillon. 

A la  caserne,  il  fait  les  commissions  des 
officiers  et  de  l’adjudant.  Le  capitaine  a-t-il 
oublié  son  tabac'?  le  major  désire- t-il  avertir 
son  épouse  qu’il  amènera  un  ami  à dîner  le  soir? 
Vite,  en  selle  ! Le  vélocipédiste  militaire  en- 
fourche son  instrument,  et  rapide  comme  l’éclair 
vole,  arrive,  revient. 

Voilà  bien  des  utilités,  mais  on  était  vraiment 
en  droit,  au  point  de  vue  militaire,  d'espérer 


davantage  d'une  invention  qui  a pris  aujour- 
i d’hui  dans  tous  les  pays  un  développement  si 
extraordinaire  et  qui  est  tout  simplement  en 
train  de  modifier  de  fond  en  comble  les  condi- 
tions de  la  vie  sociale. 

Quoi  ! nous  voyons  chaque  jour  nos  grandes 
routes,  nos  chemins,  nos  sentiers,  même  dans 
les  campagnes  les  plus  reculées,  sillonnés  de 
cycles  rapides  et  légers;  les  rues  de  nos 
villes,  jusqu'aux  plus  encombrées  de 
voitures  de  toutes  dimensions  et  de  toutes 
allures,  semblent  converties  en  pistes  de 
course  semées  d’obstacles,  où  s'exercent 
la  promptitude  et  la  sûreté  du  coup  d’œil, 
la  légèreté  de  la  main  et  la  vigueur  du 
jarret  de  nos  amateurs,  hommes,  femmes, 
vieillards,  enfants;  — les  mots  de 
« promenade  » et  d’  « excursion  >■ 
sont  en  passe  de  changer  de  sens 
dans  notre  langue,  les  nouons  de 
distance  et  de  temps  évo- 
luent et  se  transforment.. 

et  seule  dans  la 
nation  tout  en- 
tière notre  armée 
échapperait  à 
cette  conquête 
par  le  cycle  qui 
sans  doute  nous 
réserve  encore 
tant  de  surprises 
dans  l’avenir!  La 
bicyclette  mili- 
taire continue- 
raitàn’ètre  qu’un 
joujou  de  gar- 
nison, et  le  fantassin  cycliste  un  malin  qui 
aime  mieux  pédaler  que  de  pousser  du  pied  les 
cailloux  de  la  route! 

Un  officier  a rêvé  pour  le  cycliste  un  rôle  à 
la  fois  plus  important  et  plus  noble.  Le  capi- 
taine Gérard  a vu  dans  la  bicyclette  le  moyen 
de  résoudre  le  problème  de  l'infanterie  mon- 
tée, grave  question  qui  a préoccupé  beaucoup 
de  spécialistes  et  dont  la  solution,  en  donnant 
à l'infanterie,  déjà  formidable  par  la  puissance 
de  ses  feux,  la  mobilité  de  la  cavalerie,  en 
ferait  définitivement  la  Reine  des  Batailles, 
ainsi  que  l’appelait  déjà  le  maréchal  de  Saxe, 
au  dix-huitième  siècle. 

Seulement  la  bicyclette  telle  qu’on  la  connais- 
sait, avec  ses  deux  roues  reliées  par  un  cadre 
rigide  et  la  délicatesse  de  certains  de  ses 
organes,  était  loin  de  répondre  aux  conditions 
du  problème. 

On  lui  reprochait  surtout  un  défaut,  capital 


Fro.  I.  — La  bicyclette  Gérard  prête  à rouler. 


510 


LH  PETIT  FHANÇAIS  ILLUSTHÉ 


en  effet  dans  l'espèce  : celui  d'ètre  astreinte  à 
suivre  les  grandes  routes,  etde  se  transformer 


en  colis  excessivement  embarrassant  dès  qu’elle 
cessait  d'être  la  plus  agile  des  montures.  Car 
si  on  se  rend  au  lieu  du  combat  par  les  routes, 
on  se  bat  généralement  en  pleins  champs.  Que 
ferait  de  sa  machine  le  cycliste  obligé  de 
traverser  une  terre  labourée  pour  prendre 
position?  L’abandonnerait-il?...  il  risquerait, 
souvent  de  ne  jamais  la  revoir.  La  traîne- 
rait-il avec  lui?  vous  apercevez  d’ici  ce  fan- 
tassin faisant  le  coup  de  feu  tout  en  remor- 
quant son  inutile  coursier  ! 

11  fallait  chercher  autre  chose.  Partant  de  ce 
principe  que  lorsque  la  machine  ne  peut  plus 
porter  le  cycliste,  le  cycliste  doit  porter  la 
machine,  le  capitaine  Gérard  a trouvé  la  bicy- 
clette pliante. 

Les  quatre  figures  que  nous  donnons  ici  vous 
montrent  : la  bicyclette  Gérard  prête  à rouler 
(üg.  I);  à moitié  repliée  (fig.  2);  tout  il  fait 
pliée,  de  manière  à être  mise  sur  le  dos  ou 
portée  à la  main  (fig.  3);  enfin,  installée  sur  le 
dos  du  fantassin  cycliste  (fig.  4)1 

Voici  maintenant  la  description  de  l’appa- 
reil. Ainsi  que  vous  pouvez  le  voir  dans  la 
figure  t,  c’est  une  bicyclette  dite  à corps  droit, 
c'est-à-dire  que  le  bâti  d’arrière  est  relié  à la 
douille  de  direction  nonpar  un  parallélogramme, 
comme  dans  les  machines  à cadre  qui  sont  les 
plus  communes  aujourd'hui,  mais  par  un 
simple  tube  rectiligne.  Cette  construction 
rappelle  celle  des  premières  bicyclettes,  que 


l’on  a abandonnée  depuis  pour  défaut  de  rigi- 
dité, mais  elle  en  diff  ère  par  un  point  essentiel  : 
dans  les  anciennes  machines,  la  tige  de  selle 
reposait  directement  sur  le  corps  droit,  qui  fati- 
guait beaucoup  par  suite  de  cette  disposition. 
Ici,  la  selle  est  placée  exactement  au-dessus  de 
l’axe  de  la  roue  d’arrière,  qui  supporte  tout  le 
poids  du  cavalier.  Le  travail  du  tube  de  liaison 
est  bien  moindre,  par  conséquent,  et  ce  tube  a 
pu  être  allégé  sensiblement  quoiqu’il  demeure 
la  pièce  délicate  de  la  nouvelle  machine.  C’est 
sur  lui  en  effet  que  s'opère  le  pliage.  En  son 
milieu,  dans  une  partie  pleine,  le  tube  présente 
une  section  oblique  qui  le  sépare  en  deux  becs 
de  flûte  que  vous  apercevez  nettement  dans  la 
figure  2.  Ces  deux  biseaux  tournent  l’un  sur 
l'autre  autour  d'une  clef  intérieure,  pour  per- 
mettre de  rabattre  la  roue  directrice  sur  la  roue 
motrice.  On  manchon,  constitué  par  un  four- 
reau ouvert  portant  trois  colliers  munis  de  vis 
à manettes,  glisse  sur  l’articulation  pour  la  dé- 
couvrir ou  la  recouvrir.  En  serrant  légèrement 
ces  colliers, le  manchon  s'applique  étroitement 
sur  la  partie  articulée  et  l’immobilise. 

Pour  plier  l’appareil,  il  suffit  de  desserrer  les 
vis  à manettes  et  de  faire  coulisser  le  manchon 
de  serrage  le  long  du  tube  de  liaison 

Afin  de  rendre  encore  moins  encombrante  la 


Fig.  3.  — La  bicyclette  Gérard  complètement  pliée. 


bicyclette,  la  tige  de  selle  peut  s'enfoncer  dans 
les  tubes  du  cadre.  Le  guidon  lui-même  se 


LA  BICYCLETTE  PLIANTE 


51 1 


dégage  facilement  de  la  direction  et  vient  se 


Fia.  4.  — La  bicyclette  Gérard  pliée  sur  le  dos  du  fantassin 
cycliste. 


placer  dans  un  anneau  fixé  sur  la  fourche 


extérieure  de  la  bicyclette  pliée;  ses  branches 
prennent  alors  appui  sur  le  bandage  des  roues. 
Grâce  à une  goupille  logée  dans  le  tube  de 
direction,  et  qui  s’engage  dans  une  fente 
offerte  par  la  tige  du  guidon  à son  extrémité, 
celui-ci  se  remet  aisément  et  rapidement  en 
place. 

La  bicyclette  une  fois  pliée  est  fixée  par  les 
bretelles  aux  épaules  de  son  cavalier. 

Pliage  et  dépliage  ne  demandent  pas  plus  de 
15  secondes  et  n'exigent  le  secours  d'aucune 
clef. 

Enfin  les  bicyclettes  Gérard  qui  ont  été 
commandées  pour  le  service  de  l’armée  ne 
devront  pas  peser  plus  de  13  kilogrammes.  C’est 
dire  qu'elles  n'écraseront  pas  nos  robustes 
fantassins.  J’ajoute  que  la  machine  est  assez 
basse  pour  que  le  cycliste  militaire  puisse,  en 
abandonnant  les  pédales,  loucher  terre  des 
deux  pieds  et  se  servir  de  son  arme  sans  quitter 
la  selle.  Cette  arme  est  la  carabine  de  cavalerie 
à répétition,  plus  portative  que  le  Lebel  de 
l'infanterie. 

Pendant  les  manœuvres  actuelles  de  sep- 
tembre, une  compagnie  de  150  cyclistes  montés 
sur  des  pliantes  a pris  part  à toutes  les  actions 
de  guerre.  Si  l’on  en  juge  par  les  services 
que  le  petit  peloton,  formé  par  le  capitaine 
Gérard,  a déjà  rendus  en  pareille  occurrence, 
l'an  dernier,  il  n’y  a pas  à douter  que  la 
nouvelle  unité  de  combat  va  donner  une 
preuve  éclatante  et  décisive  de  ses  mérites 
multiples. 


Jean  Iîai-t  à In  coin-  — Le  fameux  Jean 
Bart  qui  fut  — nos  jeunes  lecteurs  ne  l'ignorent 
pas  — un  des  plus  célèbres  corsaires  et  chefs 
d'escadre  du  règne  de  Louis  XIV,  se  souciait 
fort  peu  de  l'étiquette.  Le  grand  roi,  après  avoir 
fait  frapper  une  médaille  commémorative  de  la 
victoire  remportée  par  notre  héros  sur  la  flotte 
hollandaise  en  1694.  le  manda  la  même  année  à 
sa  cour.  11  voulait  lui  donner  un  témoignage 
public  de  sa  reconnaissance  pour  les  services 
rendus  à la  France.  Jean  Bart  partit  immédia- 
tement pour  Versailles.  L'aspect  de  cette  cour, 
où  les  moindres  détails  de  l'existence  étaient 
réglés  avec  la  plus  grande  minutie,  n'intimida 
nullement  le  marin  11  ne  s'y  trouvait  pas  plus 
gêné  qu'à  bord  de  son  navire.  Les  courtisans 
se  montraient  fort  scandalisés  de  ce  laisser- 
aller.  Ils  se  moquaient  entre  eux  des  gaucheries 
de  Jean  Bart,  qui  feignait  de  ne  pas  s’en  aper- 
cevoir et  ne  renonçait  pas  à ses  manières  un 
peu  brusques. 

Un  jour  qu’il  se  trouvait  mêlé  aux  seigneurs 
qui  attendaient  dans  l’anticliambre  royale. 


ceux-ci  le  plaisantèrent.  « Est-il  bien  certain, 
lui  dit  l’un  d eux,  que  vous  ayez  forcé,  comme 
on  le  dit,  les  lignes  de  la  flotle  hollandaise 
pour  faire  pénétrer  à Dunkerque  un  convoi  de 
blé?  La  chose  me  paraît  tellement  invraisem- 
blable, que  malgré  votre  bravoure  bien  connue, 
j'ai  de  la  peine  à la  croire.  En  tout  cas,  si  votre 
exploit  est  véritable,  je  serais  bien  aise  de 
savoir  comment  vous  vous  y êtes  pris.  » 

Tous  les  courtisans  firent  chorus  à ces  pa- 
roles. Ils  espéraient  que  Jean  Bart  ne  saurait 
s'expliquer  clairement.  Leur  attente  lut  déçue. 
« Vous  voulez  savoir  comment  j'ai  fait  '? 

— Oui,  oui,  répondit-on  de  tous  côtés-  » 

A ces  mots,  Jean  Bart  se  jette  au  milieu  des 
courtisans,  il  frappe  à droite  et  à gauclie,  ren- 
versant tout  ce  qui  se  trouve  sur  son  passage, 
jusqu'à  ce  qu’il  se  trouve  à la  porte  du  cabinet 
du  roi.  Comme  Louis  XIV,  étonné  du  bruit, 
faisait  demander  ce  qui  se  passait  : 

« Sire,  répondit  Jean  Bart,  je  viens  de  mon- 
trer à ces  messieurs  comment  je  m'y  suis  pris 
pour  forcer  les  lignes  hollandaises.  » N. 


512 


LE  PETJT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Le  roi  des  jongleurs  (suite) 


Jacquinette  Picolet  plumait  des  volailles. 


La  femme  de  l'oncle  Gilles,  Jacquinette  Picolet, 
une  robuste  gaillarde  au  teint  fleuri,  au  verbe 
un  peu  haut,  qui  plumait  des  volailles  dans  un 
coin  de  la  cuisine  à l’arrivée  des  deux  convives, 
leur  fit  assez  grise  mine,  et  ne  parut  point  mon- 
trer un  grand  empressement  à seconder  son  mari 
dans  ses  attentions  hospitalières.  Elle  répondit 
assez  sèchement  aux  « bonjour,  petite  belle- 
sœur»  et  « bonjour,  ma  tante  t » des  survenants, 
et  les  laissa  jouer  de  la  fourchette  sans  encou- 
rager leur  appétit , ainsi  que  le  brave  Gilles 
s’évertuait  â le  faire,  en  dépit  des  signes  et  des 
haussements  d’épaules  de  madame  sa  femme. 

— Allons,  mou  neveu,  avale-moi  ces  que- 
nelles  tes  maîtres  de  Montaigu  ne  t’en 

offrent  pas  souvent  comme  ça,  je  parie  ! Tu  ne 
serais  pas  efflanqué  comme  un  matou  de  gout- 
tière, si  la  cuisinière  de  la  Lamproie-sur-le-Gril 
était  chargée  de  l’ordinaire  ! Remercie  ta  tante, 
c’est  elle  qui  est  l’auteur  de  ce  pâté,  qu’en  dis- 
tu? Hein,  est-ce  travaillé,  ça? 

Jacquinette,  insensibleau  compliment,  toussa 
d’un  air  de  mauvaise  humour. 

Jehan  et  son  père  s'escrimaient  contre  le 
pâté,  avec  une  vigueur  qui  n’avait  pas  besoin 
d’être  encouragée;  maître  Gilles  les  contemplait 
béatement. 

— Va  donc,  petit  Jehan,  mon  pauvre  garçon, 
rembourre  ton  estomac  en  prévision  des 
jeûnes  futurs!  allons,  avale  ce  morceau  de 
bœuf  rôti  maintenant,  ça  te  donnera  des  forces 
pour  avaler  tout  le  latin  de  Montaigu. 


Jacquinette  remua  bruyamment  le  tisonnier 
et  les  pincettes,  Jehan  leva  la  tête,  mais  ne 
perdit  pas  une  bouchée. 

— Tiens  ! pousse-moi  ce  délicat  cervelas 
convenablement  farci  d’ail,  avec  un  bon  mor- 
ceau de  croûte  de  pâté...  Tu  vas  pouvoir  lutter 
un  ou  deux  jours  contre  la  famine  et  absorber 
plus  convenablement  par  lâ-dessus  la  science 
de  Montaigu... 

Jacquinette  fit  tomber  deux  casseroles  i terre. 

Le  neveu  et  le  beau-frère  continuaient  leurs 
exploits  à belles  dents;  bientôt  les  assiettes 
furent  nettes  et  le  broc  mis  à sec.  Jacquinette, 
en  désespoir  de  cause,  quitta  la  cuisine  en 
bousculant  quelques  broches  et  en  tirant  la 
porte  avec  fracas.  Sur  ce,  maître  Guillot  s’était 
hâté  de  remercier  son  frère,  et  poussant  devant 
lui  Jehan,  peu  pressé  de  se  lever,  l’avait  en- 
traîné dans  la  direction  du  collège,  à grandes 
enjambées,  en  le  tenant  d’assez  près,  pour  ne 
pas  le  laisser  glisser  entre  ses  doigts. 

Le  digne  maître-queux,  sur  le  pas  de  la  porte, 
les  regardait  disparaître  au  coin  de  la  rue  de 
la  Barillerie , en  hochant  douloureusement  la 
tête. 

— Foin  de  l’ambition  ! disait-il,  véritable- 
ment mon  frère  Guillot  a des  visées  trop  hautes 
et  c’est  le  neveu  Jehan  qui  en  pâtit  ! Pauvre 
petit,  il  n’a  plus  que  la  peau  par-dessus  la  science 
et  les  os  ! 

Il  rentrait  pour  s’occuper  de  quelques  clients, 
une  bande  joyeuse  de  jeunes  basochiens  du 


I.  Voir  lo  no  395  du  Petit  Français  illustré,  p.  494. 


LE  ROI  DES  JONGLEURS 


SI3 


Palais,  entrain  de  dîner  à une  large  table  mise 
devant  les  fenêtres  grandes  ouvertes  sur  la 
bruyante  rue  de  la  Barillerie,  lorsque  se  re- 
montra  Jacquinette,  les  poings  sur  les  hanches 
et  le  visage  courroucé.  Elle  se  planta  devant 
lui,  la  colère  qu'elle  avait  jusqu'alors  contenue  ' 
à grand'peine  éclatait. 

— Hé  là!  hé  là  ! monsieur  du  tournebroclie!  i 
s’écria -t-elle  sans  se  soucier  à son  tour  des  j 
signes  de  son  mari  qui  lui  montrait  les  dîneurs,  [ 
faites  le  grand  seigneur,  faites  largesses  de 
prince,  cela  vous  va  parfaitement  ! Jetez  tous 
nos  biens  par  la  fenêtre,  distribuez  les  provi-  j 
sions  de  notre  maison  à tous  vos  affamés  de  i 
parents!  Mettez-nous  à sec  et  à sac!  allez-y! 
ne  vous  gênez  pas  ! 

— Quoi  donc?quoidonc?fitle  maître-queux. 

— Eh  bien  ! ce  pâté,  malheureux,  que  tu  as 
fait  dévorer  à ton  gringalet  de  neveu... 

— Eh  bien? 

— Eh  bien  ! Il  était  vendu,  ce  pâté,  retenu 
par  monsieur  le  greffier  de  monsieur  le 
Président  de  la  Grand'  Chambre  qui  festoie  ce 
soir  quelques  seigneurs  de  marque!  Qu'est-ce 
que  va  dire  maintenant  le  greffier  du  président 
de  la  Chambre,  obligé  de  se  passer  de  son  pâté 
parce  que  monsieur  notre  neveu  nous  l'a 
avalé?  Oui,  vraiment,  c'était  bien  pour  ce 
jeune  seigneur  que  je  me  suis  donné  tant  de 
mal  à confectionner  ce  délicieux  morceau  ! 

— Je  croyais  qu'il  était  d'hier... 

— D'hier  ou  d'aujourd’hui,  peu  importe, 
monsieur  le  greffier  s'en  serait  léché  les  doigts, 
lui  et  toute  sa  compagnie!  Ç'a  été  l'affaire 
d'un  coup  de  dent  pour  monsieur  notre  neveu! 
Et  ces  saucisses,  elles  ont  été  commandées  par 
ces  messieurs  lesbasochiens  qui  s’impatientent 
à cette  table  . Nous  perdrons  la  pratique  du 
Palais!  Voilà  comment  tombent  les  meilleures 
maisons...  Quel  gaspillage!  Et  dire  que  tous 
les  signes  que  je  te  faisais  ne  servaient  à rien. 
Mais  tu  te  moques  bien  de  moi  et  de  ce  que  je 
pense!  C'est  une  abomination!  Tu  n'es  qu'un... 

— Tais-toi,  Jacquinette,  ces  messieurs  t’en- 
tendent! 

— Ça  m'est  bien  égal  qu'ils  m’entendent, 
quand  j'ai  cent  mille  fois  raison..  Tu  n'es 
qu'un  sot!  et  un  âne!  et  une  bête!  et.  ..  Crois-tu 
que  je  n'ai  pas  vu  aussi  ce  que  tu  lui  glissais 
dans  sa  poche  à ton  polisson  de  neveu? 

— Rien  du  tout! 

— Rien  du  tout?  Une  cuisse  d’oie,  toute 
chaude,  encore!  Ne  dis  pas  que  ce  n'est  pas 
vrai  ! Regarde  cette  oie  que  je  viens  de  débro- 
eher  tout  à l'heure,  elle  n’a  qu’une  cuisse  ! Elle 
n'est  pas  née  comme  ça,  je  suppose!  Ah  oui, 
ta  famille!  Monsieur  ton  frère,  le  roi  des 
jongleurs-ménestrels,  prévôt  de  cette  racaille 
de  paresseux  à violes  et  cornemuses,  maître 
Guillot,  qui  se  croit  un  personnage  important 


et  nous  regarde,  nous,  simples  gens  de  métier, 
petits  bourgeois,  du  haut  de  sa  grandeur...  Il  y 
a longtemps  que  j'ai  ses  grands  airs  sur  le 
cœur...  J'en  ai  assez  de  ses  façons  protectrices 
quand  il  daigne  condescendre  à venir  manger 
notre  rôti  ! 

— Chut! 

— C'est  comme  ton  autre  frère,  le  fou  du 
roi,  un  beau  sire,  ma  foi!  bien  prétentieux 
aussi..  Je  te  dis  qu’ils  viennent  trop  souvent 
rôder  autour  de  notre  cuisine,  ces  grands 
personnages,  trop  souvent,  beaucoup  trop 


souvent! 

— Jacquinette! 

— Tu  n’es  qu’un  oison... 


une  oie  cent  fois  plus  oie  que  les  oies  que  tu 
mets  à la  broche. 

— Jacquinette! 

Gilles  Picolet  essayait  de  se  faire  terrible  et 
de  froncer  les  sourcils,  ce  qui  n'allait  pas 
beaucoup  à sa  bonne  face  épanouie.  Jacquinette 
ne  manifesta  aucune  frayeur. 

— Et  puis,  tiens  ! dit-elle,  tu  me  mets  hors 
de  moi,  à la  fin  !... 

Un  vigoureux  double  soufflet  claqua  sur  les 
joues  du  maître-queux  qui  devint  plus  rouge 
que  le  feu  de  ses  fourneaux. 

— Oh  ! oh  ! oh  ! exclama  la  tablée  des 
basochiens  qui  n'avaient  pas  perdu  une  miette 
de  la  dispute,  oh  ! oh  ! louché  ! pan 1 pan  ! voie 
de  fait! 

Le  maître-queux  s'effondra  derrière  une  pile 
de  casseroles  et  de  plats,  tandis  que  Jacquinette 
se  retournait  d'un  air  étonné  vers  les  dîneurs. 

— Quoi  donc,  messieurs?...  ah  oui!  votre  plat 
de  saucisses?  Tout  de  suite,  tout  de  suite, 
c’est  i'qit  ! 

Jacquinette,  le  cœur  soulagé  par  cette  petite 
explication,  rentra  dans  sa  cuisine,  laissant 
maître  Gilles  tout  émotionné  et  rempli  de 
confusion  sous  les  regards  moqueurs  des 
basochiens. 


I.E  PETIT  FRANÇAIS  II. LUSTRÉ 


514 


— Hé!  hé!  maître  Picolet,  fit  l'un  d’eux,  il 
m'est  avis  que  madame  votre  femme,  aux  res- 
sources de  son  éloquence  ajoute  les  arguments 
touchants...  bien  appliqués,  n’est-ce  pas, 
messieurs? 

— Oui,  oui,  nous  avons  entendu  la  conclusion 
du  discours  de  dame  Jacquinette,  c’était  net, 
clair,  et  bien  envoyé! 

— Vous  ne  pouviez  rien  trouver  à répondre 
maître  Picolet,  cela  vous  a coupé  la  parole! 

— Ça  va  bien,  à la  Lamproie-sur- le-Grii!  On 
se  dispute,  on  se  chamaille  ; bientôt,  messieurs, 


nous  serons  obligés  de  nous  jeter  entre  ces 
époux  belliqueux  et  de  les  empêcher  de  s’armer 
de  broches  et  de  lardoires  pour  vider  leurs 
querelles. 

— C’est  égal,  maître  Picolet,  je  le  regrette 
pour  l’honneur  masculin,  mais  vous  vous  êtes 
laissé  houspiller  par  votre  épouse... 

Le  maître-queux  avait  eu  le  temps  de  reprendre 
ses  esprits,  il  voulut  couper  court  aux  moqueries 
de  ses  clients. 

— Par  exemple!  au  contraire!  Puisque  vous 
avez  été  témoins  de  la  petite  explication  qui 
vient  d’avoir  lieu  entre  Jacquinette  et  moi, 
vous  avez  dû  voir  comme  je  lui  ai  fait  quitter 
le  champ!  Hein?  vous  l’ai-je  renvoyée  sans 
barguigner  à sa  cuisine?  Comme  je  l'ai  rem- 
barrée! Et  elle  ne  souffle  plus  mot,  maintenant! 
Elle  est  matée!  Voilà  ce  que  c’est  que  l’autorité, 


mes  bons  amis,  voilà  comme  je  vous  souhaite 
de  l’avoir  plus  tard  dans  vos  ménages! 

Les  hasochiens  éclataient  de  rire. 

— Très  bien!  voilà  un  homme  qui  ne  se 
laisse  pas  démonter! 

— Maître  Picolet  serait  digne  d’être  procureur  ! 

— Alors,  maintenant,  il  paraît  que  c'est  lui 
qui  sermonnait  madame  son  épouse! 

— Oui,  c’est  moi,  vous  l'avez  bien  entendu  ! .. 
Je  vous  fais  mes  excuses  pour  vous  avoir  rendu 
témoins  de  cette  petite  scène  de  ménage...  Je 
suis  d'un  tempérament  un  peu  vif...  je  suis 

bouillant,  moi!...  Et  par  trop 
violent  aussi,  quelquefois!  Par 
Saint-Gilles,  mon  patron,  c’est 
plus  fort  que  moi,  ah  mais! 
il  faut  que  je  querelle  les  gens, 
que  je  les  bouscule...  pour  des 
riens!...  Quand  c’est  passé,  je 
redeviens  doux  comme  un 
agneau,  mais  dans  mes  colères, 
voyez-vous,  je  ne  me  connais 
plus  et... 

— Vraiment?  Et  cette  gifle 
de  tout  à l’heure? 

— C’estmoi  qui  l'ai  donnée... 
et  j'ai  peut-être  tapé  un  peu 
fort,  je  le  crains! 

Cette  audacieuse  prétention 
de  Maître  Gilles  jeta  toute  la 
tablée  des  basochiens  dans  les 
convulsions  du  rire  le  plus  violent.  Les  clercs 
semblaient  tous  sur  le  point  de  s'écrouler  les 
uns  sur  les  autres,  les  plats  et  les  assiettes 
s'entrechoquaient  et  menaçaient  de  chavirer 
sous  les  coups  de  poing  qui  ébranlaient  la  table. 

— Parfait!  C’est  lui!  c’est  lui  qui  a donné  ce 
soufflet  si  bien  appliqué  ! admirable! 

— Et  je  regrette  ma  brutalité...  Cette  pauvre 
Jacquinette!  La  main  m’en  fait  encore  mal!... 

Jacquinette  passa  la  tête  par  la  porte  de  la 
cuisine.  Elle  avait  entendu  les  explications  de 
son  mari  et  venait  à la  rescousse. 

— N’en  parlons  plus,  dit-elle,  Gilles,  tu  es  un 
mari  brutal  que  je  devrais  détester...,  mais  je 
suis  trop  bonne,  et  du  moment  où  tu  manifestes 
des  regrets  de  m’avoir  molestée,  je  te  pardonne  ! 


Boite  aux  lettres. 

« A Monsieur  Théodule  Asenbrouck, 

« Cher  et  illustre  Confrère, 

<■  J’ai  suivi  vos  intéressants  travaux  sur  le 
cheval-vapeur.  Votre  nom  m’indique  que  vous 
êtes  du  Nord,  moi  je  suis  du  Midi  ; mais  la 
science  n’a  pas  de  latitudes.  Vous  connaissez 


sans  doute  mes  ouvrages,  remarquables  à plus 
d’un  titre  : « Désestérilisation  des  eaux  de  pluie  » 
(1895)  — Désinfection  des  fromages  (1894)  — 
Des  moyens  de  rendre  les  éponges  imper- 
méables (New- York,  1895).»  Aussi,  je  tiens  à vous 
communiquer,  par  l’intermédiaire  du  Pelit 
Français,  ma  dernière  découverte. 

« Elle  est  géante  ! 


BOITE  AUX  LETTRES 


515 


« Il  s'agit,  au  moment  ou  de  hardis  explora- 
teurs s’élancent  eu  ballon  vers  le  Pôle,  d’arriver 
avant  eux.  Et  voici  comment  l'idée  m'est 
venue. 

« Au  mois  de  janvier  dernier,  j’avais  inventé 
les  patins  automobiles  : on  pose  les  pieds  sur 
deux  simples  l'ers  à repasser,  rougis  à blanc, 
et  isolés  de  la  semelle  des  souliers  par  deux 
tiges  de  verre  incassable.  Le  contact  du  fer 
avec  la  glace  produit  une  vapeur;  cette  vapeur, 
je  voulais  l'emmagasiner  pour  actionner  un 
piston,  qui  aurait  fait  marcher  des  roues. 

» J’essayai  mes  patins  automobiles  un 
matin,  sur  le  lac  du  Bois  de  Boulogne  : mes 
fers  étaient  brûlants,  je  me  lançai  sur  la  glace. 


Paf!...  pif!...  vlan...  ils  étaient  trop  chauds, 
les  fers...  La  glace  se  rompt  et  je  prends  un 
vaste  bain  de  pieds. 

« Un  autre  eut  pris  un  rhume  de  cerveau. 

« Moi,  je  me  contentai  de  pousser  le  cri 
d'Archimède. 

« Oui,  monsieur  Asenbrouck,  j’avais  trouvé! 
La  machine  à dégeler  le  pôle  était  découverte! 

« Qu’est-ce  qui  arrête  les  navires  et  les  explo- 
rateurs? — La  glace!  Qu’est-ce  qui  peut  faire 
fondre  la  glace,  qu'est-ce  qui  peut  pulvériser 
les  icebergs?  — La  vapeur. 


f Donc,  scientifiquement,  un  navire  cuirassé 
(torpilleur  de  haute  glace),  dont  l’éperon  et  la 
coque  seraient  maintenus  à une  température 
de  100  degrés,  se  créerait  une  routelente,  mais 
sûre  vers  le  pôle,  à travers  les  banquises. 
Qu'en  dites-vous?  et  voulez-vous  porter  avec 


moi  le  fer  rouge  dans  les 
| « Recevez  mes  compliments 

j - OmerGaro,  de  Toulouse, 

« Savant, 

Chevalier  de  l'Etoile  du  Nord, 
Commandeur  de  1 Ordre  royal 
du  Bec  d'Ambez,  etc.  » 

P.  S.  — J'at  également 
a vous  parler  de  la  plan- 
tation des  pins  parasols 
dans  le  Sahara  et  de  l'ac- 
climatation de  la  baleine 
dans  les  lacs  suisses.  Ce 
sera  pour  une  autre 
lois1 


mers  polaires? 


, O Vit  A O A AO  a 

.touTouse  ■>  "T- 


1-  Cola  se  corse'  Voici  donc  qu'un  troisième  inventeur  I n'avons  pas  cru  devoir  refuser  à 1 ingénieur  Orner  Garo  i'in- 
inlervient  dans  la  si  intéressante  correspondance  do  sertion  de  sa  lettre.  Nos  lecteurs  ne  peuvent  manquer  de 
MM.  Théodule  Asenbrouck  et  Polyxône  Billontoquo.  Nous  | nous  en  savoir  grè.  en  ce  temps  d'expéditions  polaires. 


o i 6 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


Variétés. 


Le  jubilé  «le  réléphant.  — Ceux  de  nos 
lecteurs  qui  ont  gardé  souvenir  du  joli  récit  de 
Judith  Gautier  : Les  Mémoires  d'un  Éléphant 
blanc,  ne  seront  pas  trop  surpris  d’apprendre 
qu’une  fête  avec  lunch  et  discours  a été  donnée  à 
un  éléphant. 

C’est  au  jardin  zoologique  de  Hambourg  qu’on 
a célébré  le  25°  anniversaire  de  l’entrée  d’un  intel- 
ligent et  sympathique  pachyderme  répondant  au 
nom  d’Antoine. 

L’humour  germanique  s’accommode  de  cette 
majesté  un  peu  lourde,  de  cette  préparation  solen- 
nelle qui  font  ses  plaisanteries  monumentales,  et 
la  grâce  éléphantine  le  symboliserait  assez  bien. 

Voici  le  toast  prononcé  par  le  professeur  Balan 
devant  la  bonne  bête  qui  l’écoutait  en  balançant 
sa  trompe  et  en  battant  ses  petits  yeux  de  ses 
grandes  oreilles. 

« Je  te  salue,  mon  cher  Antoine,  vieil  et  véri- 
table ami,  la  perle  des  éléphants,  la  gloire  de 
notre  jardin  zoologique,  l’ami  de  tous  les  Ham- 
bourgeois... Dès  ta  plus  tendre  jeunesse,  tu  as 
quitté  ton  beau  pays,  la  Birmanie  lointaine,  pour 
montrer  aux  Hambourgeois  comment  sait  se  tenir 
un  éléphant  qui  se  respecte.  Dois-je  vanter  ta 
reconnaissance  ? Chacun  la  connaît.  Et  combien 
excellent  ton  appétit!  Tu  peux  te  vanter  de 
consommer  chaque  jour  de  120  à 130  livres  de 
loin.  Nous  sommes  heureux  de  constater  que  tu 
.•vites  soigneusement  les  spiritueux  : une  bouteille 
• le  rhum  qu’on  te  donne  pour  remédier  aux 
i roubles  de  la  digestion  est  pour  toi  une  véritable 
médecine. 

« Tu  bois  beaucoup  d'eau,  chaque  jour,  de 
200  à 260  litres;  que  serait-ce  si  tu  voulais  boire 
de  la  vraie  bière  de  Bavière!  Cela  nous  coûterait 
de  45  à 50000  marks  par  an.  Mais  pour  toi, 
Antoine,  il  n’y  aurait  pas  de  sacrifices  assez 
grands.  » 

Sl>ai*tiates  et  Athéniens.  — Il  y avait 
entre  les  Lacédémoniens  et  les  habitants  de 
l’Altique  des  différences  de  caractères  aussi  tran- 
chées qu'il  y en  a aujourd’hui  entre  les  races 
latines  et  les  Anglo-saxons. 

Faisant  passer  l’art  avant  tout,  les  Athéniens 
admiraient  l’éloquence  pour  elle-même  ; les  Spar- 
tiates n’en  appréciaient  que  l'utilité. 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  :*»5. 

I.  Questions  d étymologie. 

Quincailler,  on  disait  autrefois  elincailler.  La  racine  d'où 
provient  également  le  mot  clinquant,  vient  de  clinque,  lame  de 
fer.  Clinque  est  très  probablement  une  onomatopée  imitant  le 
tintement  d'une  lame  de  métal. 

Cuirasse , de  cuir,  parco  que  la  cuirasse  était  primitivement 
faite  do  cuir;  mais  on  ne  tarda  pas  à la  renforcer  do  bandes 
d'acier,  apparent  ou  non  (Brigantine).  Plus  tard  le  cuir  dispa- 
rut et  les  deux  pièces  de  la  cuirasse,  plastron  et  dossière, 
lurent  entièrement  métalliques. 

IL  France  gastronomique. 

Rouen  (vrai  pays  de  Cocagne)  : le  sucre  et  la  gelée  de 
pommes;  les  canetons,  les  eperlans  do  la  basse  Seine,  et  toute 
sorte  de  mots  locaux  dignes  d'être  connus  : les  attignolles,  les 
chemineaux,  les  douillons , etc.  Marennos , huîtres  vertes; 
Vire,  andouilles;  Bayonne,  jambons;  Narbonne,  miel  ; Peri- 
gueux,  pâtés  de  foie  gras  truffé  ; Apt,  confitures  et  fruits  confits  ; 


On  vantait  devant  Agésilas,  roi  de  Sparte,  un 
orateur  si  habile  qu’il  savait  faire  de  grands  dis- 
cours sur  les  plus  minces  sujets. 

— Admireriez-vous,  dit  le  roi,  un  cordonnier 
qui  ferait  une  grande  chaussure  pour  un  petit 
pied'? 

Nous  autres  Français,  nous  avons  par  atavisme 
l’amour  de  l’éloquence,  qui  était  le  faible  des 
Gaulois,  nos  ancêtres. 

* ’ * 

Premiers  essais  poétiques  de  Bnhylas. 

Persévérer  est  d’un  beau  caractère, 

C’est  être  fort; 

Et  cependant  un  réverbère  est  mort 
S’il  perd  ses  verres. 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Questions  d’étymologie.  — D’où  viennent 
les  mots  livre,  Bible,  volume,  tome? 

* 

* * 

Problèmes  des  noms  locaux.  — Com- 
ment appelle-t-on  les  habitants  de  Fontainebleau, 
Saint-Brieuc,  Château-Gontier,  Issoudun,  St-Gau- 
dens,  Neufchàtel-en-Bray,  Bar-le-Duc,  Ram- 
bouillet? 

* 

* * 

Question  de  langue  française.  — Par 

quel  mot  les  grammairiens  désignent-ils  d une 
manière  générale  les  appellations  données  aux 
habitants  d’un  pays  comme  celles  qui  sont  propo- 
sées dans  la  question  précédente? 

Anagrammes. 

1.  Sous  mon  effort,  l’Océan  se  soulève, 

Et  le  flot  lourd  s’étale  sur  la  grève. 

2.  Résigne-toi,  mère,  à donner  ton  fils, 

Si  je  le  prends,  c’est  au  nom  du  pays. 

3.  Le  gai  printemps  me  couvre  de  verdure 
Et  l’hiver,  j'aide  à braver  la  froidure. 

Mot  en  losange. 

1°  Consonne;  — 2°  Dans  l’eau  de  mer;  — 
3° Prénom  russe;  — 4"  Golfe  asiatique;  — 5°  Plante 
flexible;  — 6°  Bière  estimée;  — 7"  Voyelle. 


Gex.  fromages;  Argenteuil,  asperges,  figues...  et  vin  qui  n est 
pas  à dédaigner  dans  les  bonnes  annéos;  Lunel,  vin 

III.  Charade. 

Dé  — tour  — Détour. 

IV.  Mots  sans  tète. 

A bon  chat  bon  rat 
A — bord, 
b — ail, 
o — mission, 
n — ombre, 
c — oran, 
h — ère, 
a — ride, 
t — rame. 


Le  Gérant  .-Maurice  TARDIEU. 


B — œuf. 
o — raison, 
n — once, 
r — aide, 
a — rome, 
t — oise. 


Toute  demande  de  changement  d’adresse  doit  être  accompagnée  de  l'une  des  dernières  bandes  et  de  50  centimes  en  timbi  es-poste. 


8e  année  — N'  397. 


10  centimes 


3 octobre  1896. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L'ABONNEMENT  UN  AN.  SIX  FRANCS 

Part  du  l«r  de  chaque  mois 


Armand  COLIN  & C‘e,  éditeurs 

5.  rue  de  M^ïièrcs.  Paris 


ETRANGER  TU,  — PARAIT  CHAQUE  SAMEDI 

Tous  droits  réservés 


Le  roi  des  jongleurs.  — L’évasion  de  Jehan  Picolet. 
Composition  inédite  de  A.  Robida. 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Ü18 


Le  roi  des  jongleurs  (, suite )'. 


Comme  ils  travaillaient,  avec  ardeur! 


Le  terrible  collège  Montaigu. 

Pendant  ce  temps,  pendant  que  l'oncle  Gilles 
brutalisait  ainsi  la  tante  Jacquinette,  pendant 
nue  son  père  se  querellait  de  son  côté  avec  le 
iaux  jongleur  de  la  rue  Saint-Jacques,  le  pauvre 
Jehan  l’icolet,  réintégré  dans  les  sombres 
murailles  du  collège  .Montaigu,  venait  de 
s’affaler  sur  un  mauvais  banc  de  bois,  devant 
un  tas  de  cahiers  couverts  des  hiéroglyphes  de 
son  écriture,  dans  une  des  plus  tristes  salles  du 
collège,  parmi  une  trentaine  d’écoliers  comme 
lui,  d'âge  divers,  variant  entre  seize  et  vingt- 
deux  ou  vingt-trois  ans. 

Les  pauvres  écoliers  de  Montaigu!  Ils  avaient 
bien  triste  mine  tous!  Figures  émaciées,  pom- 
mettes saillantes,  chevelures  en  désordre 
tombant  sur  les  yeux,  cachant  les  joues  qui 
existaient  à peine;  et  pour  costume  des  habits 
misérables  : chausses  trouées,  souquenilles 
râpées  et  rapiécées, poussiéreuses  et  sales... 

Maître  Gilles,  certainement,  n’avait  point 
calomnié  le  régime  de  la  maison,  en  disant  que 
les  chiens  de  bonne  famille  étaient  mieux 
traités  et  plus  copieusement  nourris;  cela  se 
voyait  à la  maigreur  générale  de  la  classe.  Et 
comme  ils  travaillaient  avec  ardeur,  allongeant 
sous  les  tables  leurs  jambes  dont  les  genoux 
se  montraient  au  bâillement  de  quelque  déchi- 
rure, serrant  sur  leurs  flancs  la  bure  rugueuse, 
usée  par  endroits  jusqu’à  la  corde!  Comme 
plongés  dans  leurs  livres,  ils  s'efforcaient  de 
se  gaver  de  science,  la  seule  nourriture  à 
discrétion  dans  la  maison,  pour  tâcher  de. 
quitter  au  plus  vite  le  collège  au  terrible  renom, 
si  différent,  heureusement,  de  la  plupart  des 
cinquante  autres  collèges  de  la  Montagne-Sainle- 


; Geneviève!  A Montaigu,  il  faut  le  dire,  le  régime 
j des  maîtres  n’était  guère  meilleur  que  celui  des 
j élèves,  et  ils  étaient  presque  aussi  maigres  et 
! habillés  de  la  même  bure  grossière,  avec  un 
! peu  moins  de  trous  seulement.  La  faute  en  était 
! aux  faibles  ressources  de  la  maison,  obligée  de 
! subvenir  avec  très  peu  de  revenus  à l'entretien 
d'un  assez  grand  ■ nombre  de  maîtres  et  de 
boursiers. 

Le  cœur  réchauffé,  du  sang  plus  vif  dans  ses 
veines,  l’esprit  net  et  disposé  à toutes  les 
hardiesses  sous  l'influence  du  plantureux  repas 
que  lui  avait  fait  faire  son  oncle  le  maître- 
queux,  Jehan  Picolet  sur  son  banc  réfléchissait, 
sans  se  soucier  de  ses  cahiers  jetés  devant  lui 
simplement  pour  faire  croire  qu'il  travaillait 
comme  les  autres. 

Il  semblait  avoir  une  résolution  arrêtée,  un 
parti  définitivement  pris,  et  de  temps  en  temps 
il  jetait  un  regard  de  pitié  sur  ses  camarades, 
si  profondément  plongés  dans  l'étude  -qu'à 
peine  si,  de  temps  en  temps,  l'un  d'eux  étendait 
les  bras  pour  se  détirer  avec  un  bâillement 
prolongé  mais  silencieux. 

— Oui,  oui,  se  disait  Jehan,  attendez  un  peu! 
le  collège  Montaigu  ne  me  gardera  pas  long- 
temps et  je  ne  goûterai  plus  aux  verges  du  frère 
fouetteur!...  attendez  un  peu!  Seigneur!  Je 
passerais  encore  ici  cinq  ou  six  ans  de  ma  vie, 
lalaim  aux  dents,  à étudier  jour  et  nuit  gram- 
maire, rhétorique,  dialectique,  arithmétique, 
astronomie...  J'en  frémis!  et  ensuite  je  pas- 
serais à la  médecine  dans  des  conditions  aussi 
misérables,  enfoui  en  quelque  taudis  de  la  rue 
des  liais,  pour  cinq  ou  six  années,  afin  d’ap- 
prendre ;i  saigner  et  purger  mon  malheureux 
prochain... 


1 Voir  le  nB  396  du  Pelit  Fronçai»  illustré,  p.  512. 


L F,  ROI  DES  JONGLEURS 


519 


Non!  non!  l’étude  décidément  n’est  pas  mon  | 
fait!  Fils  de  jongleur-ménestrel,  je  serai  | 
jongleur-ménestrel....  ou  si  je  ne  puis  davan 
tage,  je  suis  fort  et  agile,  je  me  ferai  simple 
bateleur,  courant  les  fêtes  des  villes  et  des 
bourgs,  au  grand  air  libre....  Si  j’ai  faim  quel- 
quefois encore,  eh  bien,  je  connais  cette  maladie 
et  le  soleil  m’en  consolera...  C'est  dit!  j’aurais 
pu  essayer  d’échapper  à mon  père  quand  il  me 
ramenait  à Montaigu,  mais  il  m'eût  cherché 
dans  les  rues  de  Paris  et  peut-être  fait  appré- 
hender par  quelque  sergent...  Tandis  que 
m'envoler  d'ici  n’a  rien  d'embarrassant  pour 
moi  ; des  murailles,  si  hautes  qu’elles  soient, 
ne  me  gênent  pas.  Dieu  mer- 
ci, je  sais  grimper,  escalader, 
sauter,  passer  par  une  fenê- 
tre, me  faufiler  par  un  trou, 
ayant  pris  l'habitude  de  ces 
exercices  à Montaigu,  en 
cherchant  la  nuit  à me  pro- 
curer quelques  victuailles  de 
raccroc!... 

A ce  moment,  toute  la 
classe  parut  s’absorber  en- 
core davantage  dans  l'étude, 
s’il  était  possible.  Un  des 
maîtres  de  Montaigu  venait 
d'entrer  dans  la  salle,  les 
mains  derrière  le  dos,  balan- 
çant une  forte  lioussine. 

C’était  un  grand  et  fort  gail- 
lard, maigre,  bien  entendu, 
mais  d’une  maigreur  hon- 
nête, laissant  voir  encore 
du  muscle  et  de  la  chair  entre 
la  peau  elles  os.  Il  était  solide  d'aspect,  avec 
des  bras  .immenses  et  des  mains  formi- 
dables. 

C'était  le  maître  fouetteur  Bonifacius,  qui 
n’avait  pas  de  cours  particulier  dans  la  maison, 
mais  qui  ne  chômait  point  pour  cela,  homme 
sévère,  poigne  inflexible,  jovial  à ses  heures, 
cependant,  et  plaisantant  tout  le  premier  mes- 
sieurs les  escholiers  appelés  à avoir  avec  lui  des 
entretiens  mouvementés. 

— Ah  ! ah!  fit  maître  Bonifacius  en  s’arrêtant 
devant  Jehan  Picolet,  vous  voilà,  bachelier 
réfractaire,  clerc  déserteur,  enfant  volage!' 
monsieur  le  Régent  vient  de  me  glisser  quelques 
mots  à votre  sujet,  vous  avez  été  recommandé 
au  prône,  mon  ami...  Votre  pater  illustrissimus 
n’est  pas  content  de  vous,  M.  le  Régent  n’est 
pas  content,  je  ne  suis  pas  content,  il  va  nous 
falloir  faire  la  somme  de  ces  mécontentements 
et  solder  l'addition. 

Maître  Bonifacius  fit  siffler  sa  lioussine.  Dans 
•toute  la  classe  la  respiration  sembla  suspendue, 
on  eût  entendu  une  mouche  voler,  si  une 
mouche  avait  osé  s'aventurer  à Montaigu. 


Jehan  Picolet  osa  regarder  Bonifacius  en  face 
et  sourire  à sa  plaisanterie. 

— Oh!  oh!  reprit  le  maître  fouetteur  en  se 
baissant  pour  regarder  Jehan  sous  le  nez,  vous 
avez  l’œil  bien  brillant,  rarissime  puer,  et  les 
joues  bien  colorées  et  le  nez  tout  guilleret!  Au- 
riez-vous trop  copieusement  dîné  cpjourd'hui? 

— Assez  bien,  monsieur,  répondit  Jehan. 

— Ce  n’est  pas  chez  nous,  je  suppose? 

— Oli  non  ! 

— Je  m’en  doutais  !"  parce  que  je  ne  vous 
ai  pas  vu  au  réfec- 
toire devant  nos  déli- 
cieux haricots  secs  ; 


Maître  Bonifacius  dans  l'exercice  de  ses  fonctions. 

2"  parce  que  mes  sens,  entretenus  par  la 
sobriété  dans  une  remarquable  acuité,  per- 
çoivent je  ne  sais  quels  effluves  mélangés  de 
volaille  et  de  saucisses,  totalement  inconnus 
aux  doctes  et  frugales  murailles  de  Montaigu  ! 
Vous  savez  que  nos  cuisiniers  ignorent  ces 
choses  et  que  moi-même  j’en  ai  seulement 
aperçu  dans  les  rues  ou  entendu  parler  au 
temps  lointain  de  mon  enfance. 

— En  effet...  dit  Jehan  Picolet  en  songeant  à 
la  cuisse  d’oie  que  son  oncle  avait  fourrée 
dans  sa  poche  et  qui  réellement  apportait 
jusque  dans  la  classe  le  savoureux  parfum  de 
la  Lamproie-sur  le -Gril 
— Donc  vous  avez  donné  dans  le  vilain 
1 péché  de  gourmandise  avant  de  rentrer  au  doux 
: bercail  de  Montaigu  Comme  c’était  sous  la 
responsabilité  paternelle,  je  n’ajouterai  aucune 
correction  à celles  que  je  vous  dois.  Dette  sacrée 
Quand  réglons-nous,  maître  Jehan  ? Tout  de 
!_  suite  ou  tout  à l’heure?  Vous  me  paraissez  si 
| bien  en  train  pour  le  travail  que  je  me  ferais 
‘ scrupule  de  vous  interre:  .pre  sans  votre  désir 
'■  franchement,  exprimé  ?..  Quand  donc? 


520 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


— Maître,  combien  me  devez-vous? 

— Petit  arriéré  de  l'autre  semaine  : cinq 
coups  de  houssine;  solde  dû  avant  votre  départ 
furtif,  dix;  pour  votre  escapade,  quinze  ..  cinq 
et  dix,  quinze,  et  quinze,  trente  ! 

— Maître,  je  ne  voudrais  pas  vous  déranger 
pour  si  peu-  je  vais  noter  les  trente.  Et  puis, 
comme  je  dois  l’avouer  à ma  grande  confusion, 
je  sens  que  j'aurai  peut-être  à y ajouter 
quelque  chose  en  raison  d'une  certaine  fai- 
blesse dans  les  devoirs  que  j’aurai  à livrer  ce 
soir.  Eh  bien,  si  vous  voulez,  nous  réglerons 
tout  ensemble  demain  matin..  Pendant  que 
vous  serez  en  train  cela  vous  dérangera  moins, 
et  pour  moi  ce  ne  sera  pas  beaucoup  plus 
cuisant  ! 

— A votre  aise,  vous  le  savez,  cher  enfant, 
je  ne  demande  qu'à  vous  être  agréable  ! 

Le  maître  fouetteur  s’en  lut,  avec  la  même 
amabilité,  toucher  l’épaule  d’un  autre  écolier  ; 
après  un  court  colloque  celui-ci  se  leva,  laissa 
ses  cahiers  et  le  suivit,  la  mine  penaude. 

— A demain  matin,  murmurait  Jehan,  atten- 
dez-moi,  maître  Bonifacius  et  si  vous  me  voyez 
venir,  jeconsens  à ce  que  vous  doubliez  la  dose  ! 

La  conversation  entre  le  maître  fouetteur  et 
l’écolier  qu’il  avait  emmené  fut  courte  mais 
animée,  car  on  en  perçut  les  échos  dans  la 
classe,  puis  on  vit  revenir  le  jeune  homme,  la 
figure  rouge,  faisant  une  grimace  à chaque  pas 
en  se  frottant  les  reins.  On  était  habitué  à ces 
choses  à Montaigu,  car  personne  ne  parut  faire 
attention  au  retour  de  l’écolier,  ni  ne  lui  fit 
de  questions  sur  ce  qu'avait  eu  à lui  dire 
maître  Bonifacius 

A l’heure  du  dîner,  tous  les  écoliers  de 
Montaigu  se  précipitèrent  avec  une  remar- 
quable unanimité  d’appétit  vers  le  réfectoire  et, 
les  prières  dites,  chacun  fit  disparaître,  ainsi 
que  par  un  tour  d’escamotage,  le  contenu  d’une 
écuelle,  un  vague  bouillon  au  milieu  duquel 
des  haricots  et  des  choux  formaient  une  petite 
île.  Ensuite,  pour  tout  dessert,  on  dit  les  grâces 
et  ce  fut  fini.  Les  élèves,  ayant  fait  la  chasse  à 
toutes  les  miettes  qui  avaient  pu  s'égarer  sur 
la  table,  se  levèrent  et  eurent  la  permission 
de  prendre  une  récréation  ou  de  retourner  à 
leurs  cahiers 

Jehan  avait  fait  comme  les  autres  et  absorbé, 
aussi  rapidement,  mais  avec  moins  de  voracité, 
son  écuellée  de  nourriture. 

— C’est  toujours  autant  de  pris  sur  l’ennemi, 
se  dit-il,  ne  touchons  pas  aujourd'hui  à notre 
cuisse  d’oie,  don  précieux  de  mon  oncle 
hélas  ! si  tous  les  jours  de  ma  vie  j’en  avais 
autant,  quelle  joie  ! N’y  touche  pas,  Jehan, 
n’y  touche  pas,  c’est  une  provision  pour 
demain,  tu  es  avec  cela  toujours  sûr  de  déjeu- 
ner... quant  au  dîner,  ce  sera  au  ciel  d’y 
pourvoir  ! 


On  entrait  en  avril,  les  jours  étaient  longs; 
on  n’allumait  plus  aucune  chandelle  à Montaigu, 
par  économie.  Quand  la  cloche  du  collège  de 
Sorbonne  sonna  la  demie  après  huit  heures, 
une  clochette  répondit  dans  la  cour  de  Mod- 
taigu,  et  à ce  signal  tous,  écoliers  et  maîtres 
gagnèrent  les  dortoirs.  L’ombre  et  le  silence 
s'abattirent  sur  le  collège  ; au  dehors  il  y avait 
encore  quelque  bruit  de  passants  dans  la  rue 
Saint-Étienne-des-Grès,  ou  d’écoliers  libres  qui 
traînaient  encore  par  les  carrefours  en  quête 
de  distractions,  quelques-uns  peut-être  vul- 
gaires chenapans,  attendant  au  détour  d'une 
ruelle  un  brave  bourgeois  attardé  pour  lui 
voler  son  escarcelle  ou  son  manteau  Puis  tous 
ces  bruits  s’éteignirent;  la  cité  des  Études, 
travailleuse  et  studieuse,  mais  aussi  fort  turbu- 
lente dans  le  jour,  était  maintenant  plongée 
dans  le  sommeil. 

Évasion 

Il  allait  être  deux  heures  après  minuit,  les 
élèves  de  Montaigu,  endormis  depuis  cinq 
heures,  rêvaient  sans  doute  fin  des  études, 
larges  festins  et  autres  belles  choses.  Il  n’y  avait 
pas  de  lune,  la  nuit  était  si  profonde  que,  dans 
la  cour  du  collège,  maigres  arbres  et  grands 
bâtiments  avaient  fondu  pour  ainsi  dire  dans 
les  ténèbres.  Dans  toute  cette  ombre  cependant 
quelque  chose  remuait  lentement  et  silencieu- 
sement : l’ombre  d’un  homme  marchant  les 
mains  tendues  en  avant,  et  posant  le  pied 
avec  précaution  pour  ne  faire  crier  aucun 
caillou  C’ctait  l’ombre  de  Jehan  Picolet  qui  se 
préparait  à faire  ses  adieux  à Montaigu  et  à 
s’enfuir  par  un  chemin  difficile,  à travers  des 
obstacles  qui  eussent  semblé  Infranchissables 
à un  garçon  moins  résolu. 

Il  s’agissait  de  gagner,  dans  un  angle  de  la 
grande  cour,  un  certain  arbre  qui  projetait 
une  assez  grosse  branche  jusque  assez  près 
d'une  petite  fenêtre  ouverte  à la  hauteur  du 
deuxième  étage,  dans  une  mince  tour  carrée 
contenant  un  escalier  et  fermée  sur  la  cour 
par  une  porte  solide.  Une  fois  dans  cet  escalier, 
il  n’y  avait  qu’à  monter  encore  un  étage  et  à 
ressortir  par  une  autre  fenêtre  donnant  sur  le 
toit  d’un  grand  bâtiment  occupé  par  M.  le 
Régent.  En  suivant  ce  toit,  on  trouvait  au  bout 
un  autre  toit  plus  bas  sur  lequel  il  fallait 
descendre  en  s’accrochant  à un  corps  de  che- 
minée; de  ce  deuxième  toit  il  n’y  avait  plus 
qu’à  descendre  par  un  moyen  quelconque  sur 
le  chaperon  du  mur  séparant  la  cour  des  cui- 
sines d’une  petite  ruelle  appelée  ruelle  des 
Chiens  Un  saut  de  dix  pieds  ensuite  pour 
tomber  dans  la  ruelle  des  Chiens,  ce  11’était 
que  jeu  d’enfant,  cela  ne  comptait  pas  à côté 
des  premières  difficultés  de  l'évasion 

(A  suivre).  A.  R. 


COMMENT  ON  FAIT  EN  NUMÉRO  DU  PETIT  FRANÇAIS 


521 


Comment  on  fait  un  numéro  du  Petit  Français 


L'atelier  des  plieuses  du  Petit  Français  illustré  (Magasins  de  la  rue  de  Vauves). 


Il  y a un  nombre  considérable  de  plieuses 
et  c'est  précisément  ce  que  vous  montre  la 


* ^ ' m 

ami  *lavoix> 

^txXe-4  étn. 

Jllontfouwiv  iJSWlcv) 

g 8 J-  I ij 

rttlî,  . S'é  . Jl 

Z'SSJ  .51  52. 

ÎWtf  .32  .3 

Ji&SiJ  .35  . 5« 

■ . ___ 


L 


Fiche  d'un  abonne. 


gravure  ci-dessus  qui  représente  l'un  des  ate- 
liers de  la  rue  de  Vanves,  spécialement  affecté 
au  pliage  du  Petit  Français. 


I.e  journal  est  donc  imprimé  et  plié.  Il  s’agit 
de  l’expédier  aux  jeunes  lecteurs  quil’attendent 
avec  impatience.  Or  ces  lecteurs  appartiennent 
à deux  catégories  : les  abonnés  et  les  acheteurs 
au  numéro. 

Le  service  des  expéditions  n’a  à s’occuper 
que  d'une  façon  très  indirecte  des  acheteurs  au 
numéro.  En  effet,  ceux-ci  n'ont  généralement 
affaire  qu’aux  libraires  ou  marchands  de 
journaux  de  la  localité  qu'ils  habitent  et  qui 
savent  à peu  près  quel  est,  chaque  semaine,  le 
nombre  des  jeunes  clients  qui  viennent  leur 
demander  le  journal.  Ces  commerçants  ont 
donc  soin  de  se  munir  en  conséquence,  de  façon 
à 11e  pas  être  pris  au  dépourvu,  et  chaque 
semaine  partent,  à leur  adresse,  des  paquets 
contenant  autant  de  numéros  que  l'exige  leur 
vente  probable. 

Quant  aux  abonnés,  ils  sont  en  relation  plus 
directe  avec  le  service  des  expéditions.  Pour 
chaque  abonné  nouveau,  on  dresse  une  fiche 
semblable  à celle  dont  nous  vous  donnons  ci- 
contre  le  fac-similé , et  toutes  les  fiches  sont 
logées,  par  ordre  alphabétique,  dans  un  certain 
nombre  de  boîtes  où  il  devient  alors  très  facile 
de  les  retrouver.  Quand  un  abonné  ancien  ne 
se  réabonne  pas,  on  cherche  sa  fiche  et  on  la 


1.  Voir  le  n°  39o  du  Petit  Français  illustré,  p 497. 


I.E  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


522 


détruit.  Grâce  à ce  système  de  fiches  mobiles, 
on  possède  à chaque  instant  une  liste  des 
abonnés,  très  complète,  facile  à tenir  au 
courant,  d'un  maniement  commode  et  où  le 
service  des  expéditions  est  toujours  sûr  de 
trouver,  sans  perte  de  temps,  tous  les  rensei- 
gnements qui  lui  sont  utiles  pour  l'impression 
des  bandes  d’envoi,  ou  bien  lorsqu'un  de  nos  | 


l'auteur  anonyme  de  la  lettre.  Celle-ci  fut  aus- 
sitôt renvoyée  à M.  Ysson  père  qui  s'empressa 
d'écrire  au  Directeur  une  lettre  fort  émue  dans 
laquelle,  après  avoir  présenté  ses  excuses  pour 
l’incongruité  de  son  fils,  il  affirmait  lui  avoir 
appris,  par  des  arguments...  convaincants, 
deux  choses  qu'il  semblait  ignorer,  à savoir  : 
| I”  qu’une  lettre  anonyme  est  toujours  le  fait 


jeunes  amis  adresse  une  réclama- 
tion. il  est  clair  que,  dans  ce  cas,  on 
a intérêt  à savoir  si  le  réclamant  est 
un  abonné.  Je  me  rappelle,  à ce 
sujet,  une  histoire  qui  va  vous 
convaincre  de  l'utilité  que  peuvent  avoir  les 
fiches  lorsqu'il  s’agit  de  faire  l’éducation  morale 
des  jeunes  Français. 

Un  jour  arrive  à l’adresse  du  Directeur  une 
lettre...  conçue  dans  des  termes  que  je  rou- 
girais de  reproduire.  On  cherche  naturellement 
la  signature.  Elle  était  absente  ; mais,  malheu- 
reusement pour  lui,  l’auteur  de  la  missive  était 
plus  mal  élevé  que  malin,  et  il  n’avait  pas  songé 
que  la  poste  a l'habitude  d’apposer  sur  l’enve- 
loppe des  lettres  qu’on  lui  confie,  un  timbre 
humide  indiquant  le  jour  et  le  lieu  du  dépôt. 
Or  le  timbre  humide,  dans  le  cas  présent,  I 
montrait  distinctement  que  la  lettre  avait  été 
mise  à la  poste  à...  Chàtillon-sur-Yvette  (cette 
localité  n’existe  pas,  mais  nous  devons  être 
discret).  Les  fiches,  consultées,  déclarèrent 
qu'à  Châtiilon-sur-Yvette  il  n’y  avait  qu'un  seul 
abonné,  M.  l’aul  Ysson  (nous  continuons  à être 
discret).  Ce  ne  pouvait  donc  être  que  lui 


d'un  lâche  et  qu'il  faut,  en  toute  circonstance, 
avoir  le  courage  de  son  opinion  ; 2“  qu'on  a le 
droit  d’être  mécontent,  mais  que,  si  vous  êtes 
bien  élevé,  la  langue  française  est  assez  riche 
pour  vous  permettre  d’exprimer  votre  mécon- 
tentement en  termes  polis  et  mesurés. 

Le  jeune  l’aul  Y'sson  n'a  jamais  dû  com- 
prendre par  quel  procédé  on  était  arrivé  à 
démasquer  son  anonymat,  et  s'il  lit  encore  le 
Petit  Français , peut-être  l’anecdote  précédente 
lui  causera-t-elle  une  certaine  satisfaction  en 
l'aidant  à trouver  la  solution  d'un  problème 
que  jusqu'à  présent  il  avait  très  certainement 
considéré  comme  insoluble. 

Ce  qui  nous  reste  à dire  n’offre  plus  qu’un 
intérêt  secondaire.  Les  paquets  des  libraires, 
les  numéros  des  abonnés,  dûment  empaquetés, 
sont  conduits  à la  poste  par  des  hommes  de 
! peine.  Jeunes  Parisiens,  vous  pouvez,  si  le 
| cœur  vous  en  dit,  aller  le  vendredi  au  bureau 


Maui|juiatiuu  des  lickes  d abonnés. 


COMMENT  ON  FAIT  UN  NUMÉRO  DU  PETIT  FRANÇAIS 


523 


Le  départ  pour  la  poste. 


but  fixé  par  l'idée  directrice,  gardienne  de 
l’unité  indispensable  en  une  tâche  si  complexe  ! 

Songez  au  nombre  incroyable  d’industries 
diverses,  dont  chacune  a coopéré  à la  confection 
d’un  numéro  de  votre  journal  : gravure  et  fonte 
de  caractères,  fabrication  du  papier,  photo- 
gravure, clichage,  impression,  pliage,  expédi- 
tion ! Et  dans  chaque  industrie,  que  d’ouvriers 
divers  : graveurs,  compositeurs,  metteurs  en 
pages,  correcteurs,  conducteurs  de  machines, 
plieuses,  expéditeurs,  voituriers,  etc.  ! 

Rappelez-vous  que  le  secrétaire  de  la  rédac- 
tion a lu  en  manuscrit  l’œuvre  publiée  ; qu’il 
l’a  soumise  avec  ses  observations  au  directeur; 
que  le  chef  du  service  des  illustrations  l’a  lue. 
à son  tour  pour  faire  choix  de  l’artiste  qu'il  a 
chargé  de  l’illustrer  ; que  l'auteur  a lu  et  corrigé 
ses  épreuves  ; qu’un  correcteur  d'imprimerie  a 
fait  effectuer  les-  corrections;  que  le  secré- 
taire de  la  rédaction  a de  nouveau  relu  le  tout 
avant  de  donner  son  visa  définitif... 

Vous  ne  pourrez  vous  empêcher  d’admirer 
tant  d'efforts  et  de  vous  étonner  de  la  régularité 
presque  absolue  avec  laquelle  ils  produisent 
leurs  résultats. 

C’est  qu’il  est  reconnu  qu’un  organisme  quel- 
conque. qu  il  soit  animal  ou  végétal,  social  ou 
administratif  est  d'autant  plus  perfectionné 


de  poste  de  la  rue  de  Vaugirard,  celui  qui  se 
trouve  en  face  du  palais  du  Président  du  Sénat. 
Vous  verrez  arriver  des  hommes  roulant  devant 
eux  de  lourds  paniers  d'osier , bondés  de 
paquets,  et  qui  s’engouffrent  dans  le  bureau  où 
ils  pénètrent  par  une  petite  porte  spéciale,  à 
gauche  de  celle  par  laquelle  entre  le  public. 
Ce  sont  les  porteurs  qui  conduisent  à la  poste 
les  ballots  du  Petit  Français.  Ce  qui  se  passe 
ensuite  ne  nous  regarde  plus.  11  me  semble 
cependant  qu'il  serait  souverainement  in- 
juste d’oublier  dans  cette  revue  des  colla- 
borateurs du  Pent  Français , les  employés 
de  la  poste  qui  sont  astreints,  chaque 
semaine,  à timbrer  cette  montagne  de  jour- 
naux ou  de  paquets.  Je  vous  assure,  pour  les 
avoir  vus  à l'œuvre,  que  s'il  est  vrai  que 
l’exercice  soit  un  excellent  remède  préven- 
tif contre  les  rhumatismes,  ceux  qui  sont 
chargés  de  cette  monotone  et  fatigante 
besogne,  ne  risquent  guère  d’en  avoir  jamais 
dans  le  bras  droit. 

Jetons  maintenant  un  coup  d’œil  en  arrière. 

Depuis  le  moment  où  un  auteur  prenant  sa 
plume  a tracé  les  premières  lignes  de  son 
œuvre  jusqu'au  moment  où  vous  coupez  les 
feuilles  de  votre  journal,  impatients  de  lire  la 
suite  des  histoires  commencées,  que  de  travail 
accompli  ! que  d’activités  mises  en  jeu,  si 
diverses  et  qui  s'ignorent  presque  les  unes  les 
autres,  mais  qui  pourtant  aboutissent  toutes  au 


La  vente  au  numéro. 


624 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


p, ut  iȍa 


que  la  « division  du  travail  >.  y 
est  poussée  plus  loin  ; c'est-à-dire 
que  chaque  organe  doit  remplir 
une  fonction  Lien  définie.  Ainsi,1 
dans  le  corps  social,  il  est  Rien' 
clair  qu’un  boulanger  qui  serait 
on  même  temps  fumiste  et  peintre 
en  bâtiments  aurait  de  grandes 
chances  pour  n’accomplir  conve- 
nablement aucune  de  ces  trois 
fonctions,  il  serait  exposé  à chaque 
instant  à verser  de  l’huile  dans 
son  pétrin. 

Eh  bien,  l’organisme  adminis- 
tratif du  Petit  Français  comporte 
une  extrême  division  du  travail  : 
chacun  y a une  fonction  bien 
délimitée,  qu’il  accomplit  dès  lors 
vite  et  bien,  réalisant  ainsi  une 
économie  considérable  de  temps 
et  par  conséquent  d’argent.  C’est 
ce  qui  a permis  d'établir  le  journal 
à un  prix  extraordinaire  de  bon 
marché. 

Tout  le  monde  travaille,  au  Petit 
Français,  et  sans  marchander, 
depuis  le  Directeur  jusqu’au  der- 
nier homme  do  peine.  Grâce  à ces 
efforts  continus  et  persévérants, 
le  Petit  Français  a pénétré  jusque 
dans  les  communes  les  plus 
reculées  de  notre  France,  et  cela 
vous  prouve  une  fois  de  plus  cette 
saine  et  réconfortante  vérité  : que 
le  monde  appartient  à ceux  qui 
travaillent. 

G.  C. 


llarcImiiiU  rte  ruinée.  — On  a l’habitude, 
avec  quelque  raison,  de  considérer  la  fumée 
comme  n’ayant  aucune  valeur,  et  dire  qu’une 
chose  s’en  va  en  fumée  c’est  exprimer  qu’elle 
disparaît  complètement  sans  qu’il  soit  possible 
d’en  tirer  aucun  parti. 

Et  cependant  si  vous  alliez  dans  le  Turkestan, 
vous  y verriez,  les  jours  de  marché,  un  grand 
nombre  de  marchands  qu’on  appelle  des  « mar- 
chands de  fumée»,  et  qui  vendent  effectivement 
de  la  fumée  à une  clientèle  toujours  empressée. 

Vous  savez  que  le  Turkestan  est  cette  grande 
province  dont  les  Russes  ont  fait  la  conquête, 
à l’est  de  la  mer  Caspienne,  et  où  ils  ont  si 
audacieusement  construit  le  fameux  chemin  de 
fer  de  Merv.  Dans  ces  vastes  territoires  vivent 
les  Ivirgliiz,  vêtus  de  manteaux  crasseux,  coiffés 
de  bonnets  fourrés  en  peau  de  mouton. Le  Kir- 
gbiz,  qui  est  le  plus  souvent  très  pauvre,  par 


suite  de  saparesseincurable.nepeut  pas  toujours 
se  payer  du  tabac  ou  même  une  pipe,  et  cepen- 
dant il  adore  fumer.  C’est  à son  intention  que, 
les  jours  de  marché,  l’on  rencontre  des  loueurs 
de  pipes  et  des  marchands  de  fumée  de  tabac 
dans  les  rues  de  Tachkent  ou  de  Samarkand. 

Le  Kirghiz,  monté  sur  son  petit  cheval  infati- 
gable, s’approche  du  marchand,  et  saisit  le  long 
tuyau  d’une  pipe,  mais  d’une  pipe  superbe  et 
de  dimensions  formidables  ; bien  souvent  il  y 
en  a qui  sont  montées  en  cuivre  ou  en  argent 
ciselé  et  ornées  de  turquoises,  de  topazes.  Il  est 
vrai  que  la  bouffée  se  vend  d’un  à trois  pouls 
(une  monnaie  qui  vaut  à peu  près  un  centime); 
suivant  l’état  de  sa  bourse,  le  cavalier  tire  une 
ou  plusieurs  bouffées,  aussi  lungues,  naturelle- 
ment, qu’il  le  peut.  Puis  il  rend  la  pipe,  paye 
le  marchand  de  fumée,  et  s’en  va  heureux. 

LL  B. 


HISTOIRE  D’UN  HONNÊTE  GARÇON 


Histoire  d’un  honnête  garçon  [Suite) 1 . 


Moulin  était  bien  sûr  d'avoir  cogné  aussi  fort 
que  possible  ; mais  il  laissa  faire  son  ami. 
Celui-ci  donna  de  grands  coups  de  poing,  puis 
des  coups  très  secs  avec  une  clé...  Ensuite  il 
appela  bien  haut,  en  appliquant  sa  bouche  sur 
le  trou  de  la  serrure  : 

— Monsieur  Aubry!...  Patron!... 

Rien. 

Jean  sentit  une  sueur  d'inquiétude  mouiller 
ses  tempes  et  la  paume  de  ses  mains. 

— Il  ne  peut  pas  être  dans  la  boutique,  dit-il 
après  un  moment  d’attente,  les  volets  n’étant 
pas  ôtés,  il  ne  verrait  pas  clair...  Et  puis,  avec 
le  tapage  que  nous  faisons,  il  .y  a longtemps 
qu'il  aurait  ouvert...  il  faut  demander  à la 
concierge. 

Laporte  de  la  loge  était  fermée,  et,  au  bouton 
était  accrochée  la  pancarte  habituelle  : La 
concier(/e  est  dans  l'escalier. 

Jean  grimpa  le  premier  étage. 

— Madame,  demanda-t-il  à la  portière,  savez- 
vous  si  M.  Aubry  est  sorti  ce  matin? 

Tout-Petit  se  raccrochait  à l’espérance  que 
son  patron,  séduit  par  le  beau  temps,  avait  eu, 
comme  lui,  envie  de  faire  une  promenade 
matinale. 

— M.  Aubry,  l'horloger9  interrogea  la 
concierge,  comme  si  la  maison  était  habitée  par 
une  légion  de  M.  Aubry. 

— Oui,  M.  Aubry...  l'horloger...  monpatron... 
répondit  Jean  pour  ne  laisser  aucun  doute  dans 
l'esprit  de  la  bonne  femme. 

— Non,  mon  garçon,  non.  Pour  sûr  il  n’est 
pas  sorti. 

— Vous  ne  pensez  pas  qu'il  ait  pu  sortir  sans 
que  vous  le  voyiez  ? 

— 11  aurait  donc  fallu  que  ce  soit  avant  six 
heures...  Et  encore,  je  le  saurais  bien  puisque 
je  lui  aurais  tiré  le  cordon..  Depuis  que  la 
porte  est  ouverte,  je  n'ai  pas  bougé  du  vesti- 
bule. Je  prenais  justement  mon  café  au  lait 
quand  la  chiffonnière  est  entrée,  et  c'était  la 
première  personne...  Après,  cela  a été  la  lai- 
tière, puis  la  porteuse  de  pain  avec  qui  que  j’ai 
causé  un  moment  sur  son  mari  qui  vient  de 
sortir  de  l’hôpital  et  qui  est  sans  ouvrage... 
Enfin,  le  facteur  m'a  tenue  longtemps,  rapport 
à une  conlestation  que  des  locataires  lui  font 
pour  une  lettre...  deux  ou  trois  personnes  ont 
encore  passé  : bonjour,  bonsoir.  Quand  j'ai 
monté  pour  faire  mon  escalier,  l'apprenti  était 
déjà  là  qui  tapait.. .Par  ainsi,  mon  garçon,  vous 
voyez  bien  que  M.  Aubry  n'aurait  pas  pu  sortir 
sans  que  je  m'en  aperçoive. 


Jean  sentit  une  grande  angoisse  lui  serrer  la 
gorge.  De  tout  le  verbiage  de  la  concierge,  il 
n'avait  saisi  qu'une  chose  : c’est  que  son  patron 
était  chez  lui.  Pour  qu’il  ne  répondît  pas,  il 
fallait  qu'il  fût  mort  ou  mourant. 

Néanmoins,  il  eut  encore  une  faible  lueur 
d'espoir. 

— Vous  êtes  certaine  qu'il  est  rentré  hier  au 
soir  ? 

— Il  n'a  pas  eu  de  mal  à rentrer,  vu  qu'il 
n'est  pas  sorti.  C'est  moi  qui  lui  ait  fait  son 
manger  — pas  un  gros  manger,  car  c’est  à croire 
qu'il  vit  de  l'air  du  temps.  — Enfin,  pour 
tourner  au  plus  court,  à cinq  heures,  la  vieille 
fille  qui  soigne  son  linge  et  ses  habits  est 
venue  lui  rapporter  un  paquet,  elle  est  restée 
un  moment  avec  lui,  et  depuis,  je  ne  l’ai  pas 
revu...  Mais  pour  sûr,  U n'en  est  pas  sorti,  car 
l’ouvrière  m'a  dit  en  s’en  allant  qu’il  venait  de 
se  mettre  au  lit  parce  qu'il  était  fatigué. 

— Et  il  n’est  venu  personne  autre  que  made- 
moiselle Lenoir  ? interrogea  Tout-Petit  dont 
1 inquiétude  allait  croissant 

— Non,  ma  foi  non,  personne. 

— Son  frère...? 

— Ah!  oui,  tiens,  vous  m’y  faites  penser... 
Son  frère  est  venu  vers  les  onze  heures,  onze 
heures  et  demie,  même  qu’il  avait  une  voiture 
qui  l'attendait  à la  porte. 

— Son  frère  est  venu  ! murmura  Tout-Petit, 
chez  qui  cette  nouvelle  fit  naître  aussitôt  les 
plus  sinistres  pressentiments. 

— Faudrait  peut-être  prévenir  le  commissaire, 
hasarda  Moulin  qui  jusque-là  avait  assisté  au 
débat  sans  mot  dire  il  ferait  ouvrir  la  porte. 

— Le  commissaire  ! s’exclama  la  concierge, 
est-ce  que  vous  plaisantez?  pour  qu'on  nous 
mette  sur  le  Petit  Journal...  Une  maison  si 
tranquille...  ! Le  propriétaire  serait  content... 

Mais  les  minutes,  les  quarts  d’heure  s'écou- 
lant sans  que  le  pauvre  horloger  donnât  signe 
de  vie,  Jean  passa  outre  les  répugnances  de  la 
portière  II  posa  Moulin  en  faction  en  lui 
recommandant  de  ne  quitter  son  poste  sous 
aucun  prétexte,  et  après  avoir  été,  au  square 
d’Anvers,  consulter  le  vieux  Cacaouèche,  il  se 
rendit  chez  le  commissaire 

Celui-ci  le  reçut  d’abord  assez  mal 

— Est-ce  que  vous  vous  imaginez  qu’on 
ouvre  comme  cela  la  porte  des  gens  ? dit-il  d’un 
ton  bourru  Ah!  si  ce  monsieur  Aubry  avait 
disparu  depuis  plusieurs  jours  déjà,  ce  serait 
[ autre  chose.  . Mais  enfin,  il  peut  être  sorti  sans 
I qu'on  l’ait  vu 


i.  Voir  le  n°  396  du  Petit  Français  illustre , p 506. 


520 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Jean  expliqua  en  balbutiant  que,  d'après  la  | 
concierge,  c’était  chose  impossible. 

— Ou  encore  être  chez  lui  et  avoir  des  rai-  j 
sons  pourne  pas  le  faire  savoir...  Croyez-vous, 
en  ce  cas,  qu’il  serait  bien  flatté  qu’on  s'intro- 
duisit dans  son  domicile  ? 

— Je  ne  dis  pas,  monsieur,  mais  il  est  tou- 
jours d’une  très  faible  santé  ; hier,  il  s’est 
couché  debonneheure  parce  qu'il  était  malade... 
il  a peut-être  empiré  cette  nuit...  fit  Jean  qui 
n'osa  dévoiler  toute  sa  pensée 

A moitié  convaincu,  le  commissaire  finit  par 
dépêcher  un  sergent  de  ville,  à la  recherche 


d’un  serrurier.  Mais,  avant  de  permettre  que 
l’on  forçât  la  porte,  il  tint  à s'assurer  qu’on 
avait  accompli  le  nécessaire  pour  se  faire 
entendre  Lui-même  frappa,  appela  en  décli- 
nant son  titre,  ce  fut  inutile. 

— Allons,  dit-il  au  serrurier  après  une 
longue  attente,  ouvrez  la  porte. 

Jean  tremblait  si  fort  qu’il  dut  s’appuyer  I 
contre  le  mur. 

Pourtant,  il  surmonta  sa  faiblesse,  et  ce  fut  ! 
lui  qui  pénétra  dans  la  chambre,  le  premier 
après  le  commissaire. 

Sur  son  lit,  plutôt  assis  que  couché,  M . Aubry, 
était  immobile.  Il  avait  dû  s’éleindre  tout  dou- 
cement, sans  crise  ni  secousse,  car  rien  autour 
de  lui  n’était  dérangé.  Sa  figure  était  calme  et 
la  concierge  ne  put  se  défendre  de  faire  la 
réflexion  qu’il  avait  bien  moins  mauvaise  mine 
que  la  veille. 

Chacun  resta  un  instant  recueilli  et  silencieux 
devant  le  mort.  On  n’entendait  par  la  chambre 
que  la  voix  désolée  de  Tout-Petit  qui  sanglotait 
éperdument  : 

— Patron..!  patron...!  Oh!  mon  pauvre 
monsieur  Aubry...  ! 


Dans  l'embarras. 

Quand  Louis  Aubry  arriva,  prévenu  par  un 
envoyé  du  commissaire,  il  trouva  Jean  pleu- 
rant toujours,  la  tête  appuyée  sur  le  lit,  et 
M"°  Lenoir,  qu'on  était  allé  chercher,  s'occupant 
avec  la  concierge  de  parer  la  chambre  du  mort. 
Elles  avaient  déjàallumé  des  bougies,  posé  une 
branche  de  buis  dans  une  assiette  d’eau  bénite, 
mais  avaient  attendu  la  venue  de  l'héritier 
pour  procéder  à la  funèbre  toilette. 

Dès  son  entrée,  celui-ci  déclara  nettement 
qu’il  n'avait  besoin  de  personne,  qu’il  se  char- 
geait à lui  seul  de  veiller  son 
frère  et  de  faire  les  démarches. 
Encore  abrégea-t-il  avec  ru- 
desse les  adieux  que  Tout-Petit 
adressait  à son  cher  patron. 

Vers  le  soir,  après  une  Lristp 
après-midi  passée  à pleurer 
avec  sa  mère  dont  les  tendres 
consolations  n’arrivaient  pas 
à calmer  son  chagrin,  Jean 
retourna  rue  Rochechouart 
pour  s’informer  de  l'heure  de 
l’inhumation. 

Dans  la  chambre  où  son  frère 
reposait  immobile  et  glacé,  tué 
par  lui  sans  doute,  par  ses 
exigences,  par  ses  brutalités, 
Louis,  de  grand  sang-froid,  de 
belle  humeur  presque,  passait 
une  inspection  détaillée  de  ce 
qui  se  trouvait  dans  l’apparte- 
ment. A la  nouvelle  de  la  mort 
du  pauvre  horloger,  il  s'était  trouvé  partagé 
entre  ces  deux  sentiments  contraires  : l'ennui 
de  perdre  cette  vache  à lait  qu'il  pressurait 
depuis  si  longtemps,  et  la  satisfaction  de  palper 
immédiatement  une  somme  assez  rondelette. 
Aussi  son  premier  soin  avait-il  été  de  s'assurer 
du  montant  probable  de  1 héritage. 

En  entrant,  Jean  regarda  avec  stupeur 
l'armoire  grande  ouverte,  les  tiroirs  du  secré- 
taire en  partie  vides,  la  table  pleine  de  papiers 
épars..  Il  lui  semblait  qu’il  y avait  là  une 
affreuse  et  cynique  profanation. 

— Qu'est-ce  que  tu  veux,  toi?  demanda 
Louis  brusquement.  Viens-tu  pour  me  mou- 
charder ? 

— Non,  monsieur,  répondit  l’enfant  à qui 
cet  accueil  fit  perdre  toute  contenance  ; je 
venais  seulement  pour...  pour...  savoir  l'heure 
de  l'enterrement. 

— C’est  bien,  je  ferai  prévenir  qui  bon  me 
semblera. 

La  concierge, offusquée  des  manièresdeLouis, 
qui  l’avait  mise  à la  porte  sans  ménagements, 
avait  suivi  Jean  afin  d’apprendre  quelque  chose. 
Elle  dut  refréner  sa  curiosité. 


Sur  sm  lit  M.  Aubry  ôtait  immobile. 


HISTOIRE  D’UN  HONNÊTE  GARÇON 


527 


— Écoutez,  dit-elle  à l'apprenti,  il  faudra  tou-  | quatre  heures  — l'heure  des  hôpitaux  — qu'on 
jours  que  je  sois  prévenue,  d’une  façon  ou  de  \ ne  tendrait  pas  la  porte,  qu'il  n’y  aurait  nul 
l'autre;  venez  demain  matin,  je  vous  dirai  ce  j apprêt,  nulle  cérémonie  : un  enterrement  de 
que  je  sais  j charité,  autant  dire... 

Le  lendemain,  Jean  apprit  que  ce  serait  pour  | [A  suivre J.  J.  L. 


A propos  de  nez. 


Les  formes  du  nez  humain  présentent  des 
variétés  infinies  : nez  crochu,  aquilin,  camard, 
pointu,  épaté,  en  pomme  de  terre,  en  pied  de 
marmite,  et  d'autres  encore. 

Les  physionomistes  attribuent  au  nez  une 
importance  capitale  au  point  de  vue  de  sa  rela- 
tion directe  avec  le  caractère  de  l'individu. 
Assurément,  il  serait  téméraire  de  juger  un  j 
homme  sans  rémission  d'après  la  forme  de  son 
nez;  on  peut  cependant  admettre  que  cette 
partie  du  visage,  étant  la  moins  susceptible  de 
mobilité,  se  prête  mieux  que  les  autres  à un 
examen  attentif,  et  un  examen  mène  tout 
naturellement,  à un  jugement 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  jugement  a été  porté  : 
il  ressort  clairement  de  certaines  locutions  qui 
sont  devenues  de  véritables  proverbes  ; 

Se  laisser  mener  par  le  nez  est  un  indice  de 
faibiesse 

Mettre  son  nez  partout  dénote  un  indiscret. 

Ne  pas  voir  plus  loin  que  son  nez  indique  peu 
de  perspicacité. 

Avoir  du  nez,  le  nez  fin  est  une  preuve  de 
sagacité. 

Avoir  un  pied  de. nez  est  le  cas  d'un  vaniteux 
qui  a échoué  dans  une  entreprise  où  il  espé- 
rait réussir.  De  là.  faire  un  pied  de  nez,  signe 
de  moquerie. 

Se  laisser  tirer  les  vers  du  nez  est  le  fait  d'un 
naïf  qui  dit,  sans  s'en  apercevoir,  ce  qu’il 
voudrait  garder  pour  lui. 

Ce  n'est  pas  seulement  comme  révélation  du 
caractère  que  se  manifeste  l’importance  du  nez: 
on  dit  encore  ; 

La  moutarde  me  monte  au  nez. 

Il  n’a  jamais  mis  le  nez  dans  un  livre. 


Ne  pas  lever  le  nez  de  dessus  sou  ouvrage. 
Elle  me  jette  toujours  mon  âge  au  nez. 

H m'a  ri  au  nez. 

Le  nez  eut  ses  mauvais  jours;  c’était  à lui  que 
s’en  prenaient  jadis  les  musulmans  lorsqu’ils 
persécutaient  les  chrétiens.  Ils  les  leur  cou- 
paient et,  lorsqu’ils  en  avaient  fait  une  ample 
provision,  Ils  les  salaient  et  les  envoyaient  au 
sultan  qui  se  délectait  à les  compter  et  à 
supputer  le  nombre  de  ses  victimes. 

Le  nez  n'a  pas  toujours  été  martyrisé.  Il  a été, 
dans  l'antiquité,  un  objet  d’attention  particu- 
lière, et  même  d’admiration  ; quelle  a été,  ,au 
milieu  des  formes  nombreuses  dont  il  est  sus- 
ceptible, la  plus  honorée?  L'opinion  a varié 
suivant  les  pays  ! Les  Romains  manifestaient 
leur  préférence  pour  le  nez  long  et  carré  au 
bout  ils  n'avaient  aucune  estime  pour  le  nez 
petit  et  relevé  en  crochet  ; ils  se  défiaient  de 
ceux  qui  en  étaient  pourvus.  Cicérou,  dont  le 
nez  tenait  le  milieu  entre  ces  deux  formes, 
était  surnommé  » l'orateur  au  nez  équivoque». 

D'après  Platon,  le  nez  aquilm  était  très 
apprécié  des  gens  qui  l’appelaient  : « nez  royal  » 
Les  Perses  partageaient  cette  sympathie.  Us 
façonnent  le  nez  des  princes,  dès  leur  plus 
jeune  âge,  afin  de  le  rendre  aquilin  : ils  pren- 
nent pour  modèle  celui  de  Cyrus,  le  fondateur 
de  leur  empire.  Les  Kalmoucks,  au  contraire, 

1 honorent  le  nez  camard  et  pressent  celui  de 
leurs  "enfants  pour  l’aplatir. 

Qui  a raison  ? Je  crois  que  c'est  nous  qui 
! acceptons,  sans  nous  plaindre  et  nous  glori- 
| fier,  le  nez  que  la  nature  nous  a donné,  tout  en 
| déclarant  que  jamais  grand  nez  n’a  déparé 
! beau  visage. 


LIS  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


52£ 


Variétés. 


Un  télescope  gé«itt.  — En  attendant  que 
soit  installé  le  fameux  télescope  aux  dimensions 
colossales,  qui  doit  permettre  aux  visiteurs  de 
notre  prochaine  Exposition  de  voir  la  Lune,  non 
à un  mètre,  comme  on  l'a  dit  par  hyperbole,  mais 
à quelques  kilomètres  seulement,  ce  qui  esl  déjà 
bien  gentil,  les  Allemands,  pour  détenir  en  optique 
un  record  momentané,  ont  fait  transporter  à 
l'Exposition  industrielle  de  Berlin,  ouverte  tout 
récemment,  le  télescope  géant  de  l’observatoire 
de  Grünewald. 

Il  faut  convenir  que  la  pièce  a quelque  impor- 
tance : le  télescope  exposé  en  ce  moment  a Berlin 
possède,  en  effet,  deux  objectifs,  dont  le  plus 
petit  a un  mètre  dix  centimètres  de  diamètre,  et 
le  plus  grand  un  mètre  soixante-dix. 

C’est  le  plus  grand  télescope  d’Allemagne  et 
probablement  du  monde  entier.  El  il  en  sera  ainsi 
jusqu’à  l’Exposition  de  1900. 

* 

* * 

Un  nouvel  Icm*e.  — Comme  son  prédéces- 
seur de  mythologique  mémoire,  l’ingénieur  alle- 
mand, Otto  l.ilienthal,  est  mort  en  voulant  imiter 
le  vol  des  oiseaux.  Il  avait  construit  une  machine 
volante  appelée  hélicoptère,  avec  laquelle  il  pensait 
avoir  résolu  le  problème  de  Yaviation.  De  fait, 
plusieurs  expériences  qu’il  avait  faites  avaient 
été  assez  satisfaisantes.  Maisrécemmenl,  à Goldberg 
(Silésie),  il  se  lança,  muni  de  son  appareil,  du 
haut  d’une  colline;  un  violent  coup  de  vent 
retourna  sa  machine,  en  déplaça  le  centre  de 
gravité  et  il  fut  précipité  sur  le  sol  où  il  se  brisa 
la  colonne  vertébrale. 


Bonne  grâce.  — On  cite,  à la  louange  du 
savant  anglais  Hough,  évêque  de  Worcesler  au 
siècle  dernier,  une  plaisante  répartie  qui  montre 
la  bonté  et  la  mansuétude  de  son  caractère. 

En  introduisant  un  visiteur  dans  son  cabinet, 
un  domestique  étourdi  lit  maladroitement  tomber 
un  baromètre  de  grand  prix  suspendu  à la 
muraille. 

Effarement  du  coupable,  excuses  du  visiteur  qui 


se  considère  comme  la  cause  première  de  l’acci- 
dent. 

— Il  n’y  a pas  de  mal,  dit  l’aimable  vieillard,  la 
sécheresse  avait  assez  duré,  j’espère  que  nous 
allons  avoir  de  la  pluie,  car  je  n’ai  jamais  vu  de 
baromètre  si  bas. 

Le  cliicn  lier cci> teui*.  — Le  préposé  au 
péage  du  pont  suspendu  de  Fin-d’Oise,  près 
Conflans-Sainle-Honoriue  (Soine-el-Oise),  possède 
un  intelligent  épagneul  qui,  sans  avoir  jamais  été 
dressé  à ce  méfier,  surveille  la  recette,  et  sait 
rappeler  à l’ordre,  d’un  aboiement  sonore,  le 
passant  qui  ne  déposerait  pas  son  sou  au  guichet. 
Si  c’est  un  bicycliste  qui  essaye  de  franchir  le 
pont  sans  s’arrêter  et  sans  payer,  l’épagneul  lui 
donne  une  chasse  persévérante  et  saute  après  son 
veston  ou  sa  blouse  jusqu’à  arrôL  complet. 

REPONSES  A CHERCHER 

Question  «l’étymologie  ^éo^raplii- 
<|tie.  — D’où  vient  le  nom  de  plomb  donné  à 
l’une  des  cimes  des  monts  du  Cantal  ? 

Question  «le  langue  fi*ançaiM*.  — Quel 
esl  le  nom  véritable  du  sacque  les  dames  portent 
à leurs  bras  quaud  elles  sortent,  et  auquel,  sous 
le  Directoire,  comme  maintenant,  on  donnait  par 
corruption  le  nom  populaire  de  « ridicule  » ? 

* 

* * 

Cnleiiil>i*e«Inin<‘.  — Quel  est  l’animal  qui 
est  à la  lois  gai,  noceur  et  batailleur?  — Pour 
limiter  le  champ  des  recherches,  disons  que  c’est 
un  pachyderme. 

* * 

Mot*  sans  têtes.  — Aux  mots  suivants, 
ajoutez  une  lettre  en  tête  pour  en  former  d’au- 
tres mots,  et  de  la  réunion  de  ces  initiales  formez 
un  proverbe  de  trois  mots. 

Ordre  — ail  — thon  — eau  — artisan  — dos 
— assis  — est  — pitre  — appel  — ou  — ni  — 
lot  — race. 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  396. 

I.  Questions  d’étymologie. 

Livre  vient  du  latin  liber , qui  désignait  la  pellicule  placée 
entre  le  bois  et  l'écorce  dans  certains  arbres,  comme  le  tilleul 
On  s‘en  servait  pour  écrire,  et  on  donna  le  nom  de  liber  (livre) 
à la  réunion  de  ces  feuilles  d’écorce. 

Bible  vient  du  grec  biblion  (livre),  tire  lui-même  de  biblos 
(écorce  du  papyrus),  employé,  comme  le  liber,  à écrire,  à faire 
des  livres. 

Volume  vient  du  latin  volumen  (rouleau);  les  livres  des 
anciens  étaient  formés  de  longs  rouleaux  de  papyrus  ou  de 
parchemin,  non  pas  do  feuillets  juxtaposés  comme  les  nôtres: 

Tome  vient  du  grec  tomos  (section).  Comme  sens,  il  y a une 
nuance  entre  volume  et  tome.  Ou  n'appellera  jamais  tome  un 
volume  unique.  Puis  tome  désigne  généralement  une  division 
rationnelle  d’un  ouvrage,  déterminée  par  l’auteur.  !1  peut  y 
avoir  un  tome  do  l’ouvrage  en  plusieurs  volumes  ou  plusieurs 
tomes  en  un  volume. 

II.  Problèmes  des  noms  locaux. 

Les  habitants  de  Fontainebleau  sont  les  Bellil'ontains  ; de 
Saint-Bneuc,  les  Briochins;  do  Château-Gontier,  les  Castro- 
gontériens;  d'Issoudun,  les  Issoldunois;  de  Snint-Gaudons, 


les  Saint-Gaudinois  ; de  Neufchâtel-en-Bray,  les  Brayons  ; de 
Bar-le-Duc,  les  Bansieus;  de  Rumbouillet,  los  Ramboliluins. 

III.  Question  de  langue  française. 

Les  appellations  données  aux  habitants  d'un  pays,  consti- 
tuent ce  que  les  grammairiens  appellent  le  fjentile  (prononcez 
gentilé).  Lo  gentile  dos  habitants  do  Fontainebleau  est  Bclli- 
foutains,  etc. 

IV.  Anagrammes. 

Marée,  — Armée,  — Ramée. 

V.  Mots  en  losange. 

B 

SEL 

SONIA 

BENGALE 

LIANE 

ALE 

E 

Le  Gérant  : Maurich  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d'adresse  doit  être  accompagnée  de  l'une  des  dernières  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8'  année.  — N°  398 


10  centimes 


10  octobre  1896. 


LE 


Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L'ABONNEMENT  : IN  AN,  SIX  FRANCS 

Port  du  1er  de  cl  loque  mois 


Armand  COLIN  & C“,  éditeurs 

5,  rue  «le  NIézières.  Paris 


ETRANGER  7fr.  — PARAIT  CHAQUE  SAMED* 

Tous  droits  réservés. 


Réception  des  Souverains  russes  par  le  Président  de  la  République,  sur  le  quai  de  l'Arsenal,  â Cherbourg. 

Dessin  original  de  L.  Moulignié. 


530 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Histoire  d’un  honnête  garçon  (suite)'. 


A l'heure  dite,  un  corbillard  de  dernière 
Masse  vint  prendre  la  dépouille  du  pauvre 
norloger  : Jean  avait  apporté  une  gerbe  de 
fleurs,  Moulin  une  couronne  d'immortelles, 
Estelle  et  la  concierge  chacune  une  autre  cou- 
ronne de  perles  bleues.  Louis  n’ayant  invité 
personne,  personne  ne  s’était  dérangé.  Sans 
Tout-Petit,  sa  mère,  JP  Lenoir,  Moulin  et  le 
père  Cacaouèche,  venus  de  leur  propre  mouve- 
ment, le  défunt  serait  parti  tout  seul  au  cime- 
tière 

Au  moment  de  se  mettre  en  marche,  il  y eut 
un  moment  d’hésitation  ; on  attendait  Louis 
Aubry.  N'était-ce  pas  à lui  d'aller  en  tête  ? 
Voyant  qu’il  ne  paraissait  pas,  la  vieille  fille 
ouvrit  résolumentla  porte,  et  de  sa  voix  brève  : 

— Eh  bien,  monsieur,  quand  vous  serez 
prêt... 

— Laissez-moi  tranquille,  lui  fût-il  répondu, 
et  occupez-vous  de  ce  qui  vous  regarde. 

— Par  exemple  ! fit  l’ouvrière  indignée,  il  ne 
faut  pas  tout  de  même  avoir  grand  cœur,  pour 
laisser  partir  un  brave  homme  de  cette  façon- 
là,  sans  une  couronne,  sans  un  méchant 
bouquet,  sans  rien,  quoi  ! 

Furieux,  Louis  allait  sq  jeter  sur  elle,  mais 
elle  était  déjà  partie,  rejoignant  le  convoi  qui 
s'éloignait  rapidement. 

En  revenant  du  cimetière  de  Saint-Ouen,  où 
avait  eu  lieu  l’inhumation,  Jean  se  rendit  à la 
boutique  pour  reprendre  ses  outils. 

— Ah  çà!  encore  toi  ! s'écria  Louis  en  l’aper- 
cevant. 

— Oui,  monsieur,  c’est  encore  moi,  répondit 
l’enfant  avec  plus  de  fermeté  qu’il  n'en  mon- 
trait d’ordinaire;  mais  rassurez-vous,  c'est  la 
dernière  fois  que  vous  me  voyez...  Je  viens 
chercher  mes  outils. 

Jean  était  arrivé  assez  peu  résolu,  mais,  en 
entrant,  il  avait  constaté  que  les  montres  et 
l’horlogerie  avaient  disparu,  que  les  meubles 
étaient  dérangés  et  vides,  qu’un  commission- 
naire Chargeait  de  paquets  une  petite  voiture  à 
bras  qui  stationnait  devant  la  porte.  Ces  pré- 
paratifs non  équivoques  d’un  déménagement 
complet  lui  avaient  donné  de  l'aplomb. 

— Chercher  quoi...?  De  quels  outils  veux-tu 
parler?  demanda  le  jeune  homme. 

— Des  outils  qui  sont  à moi,  Monsieur,  que 
j'ai  achetés  et  payés,  et  qui  étaient  sur  l’établi 
où  j'avais  l'habitude  de  travailler. 

— Tu  avais  des  outils  à toi  ici...!  A qui  feras- 
tu  croire  une  pareille  bourde? 


— Mais 

— Tout  ce  qui  était  ici  était  à mon  frère,  et 
par  conséquent  à moi  : les  outils  comme  le 
reste...  Tu  n’es  qu'un  petit  escroc. 

— Oh!  fit  le  pauvre  Jean  suffoqué. 

— Et  tu  vas  filer  d'ici  immédiatement,  si  tu 
ne  veux  pas  que  j’appelle  un  sergent  de  ville. 

— Je  ne  crains  pas  les  sergents  de  ville 
puisque  je  n’ai  rien  fait  de  mal.  C’est  moi,  bien 
plutôt  qui  ai  le  droit  d’aller  me  plaindre  au 
commissaire. 

— Va  au  diable,  et  laisse-moi  tranquille. 

L'indignation  avait  donné  du  courage  à l'en- 
fant. Dans  son  inexpérience  delà  vie,  Une  dou- 
tait pas  que,  étant  dans  son  droit,  on  ne  lui 
rendit  justice.  Pourtant,  son  cœur  battait  bien 
fort  quand  il  franchit  de  nouveau  la  porte  que 
surmontait  la  lanterne  rouge. 

Comme  la  veille,  il  fut  assez  mal  reçu  par  le 
commissaire.  A force  d’avoir  affaire  à des  che- 
napans, ces  magistrats  finissent  par  avoir  une 
j piètre  opinion  de  l’humanité  : Tout-Petit  s’en 
: aperçut. 

11  exposa  son  cas  le  plus  clairement  et  le 
| plus  brièvement  qu’il  put.  Pendant  ce  temps, 
le  commissaire  feuilletait  des  papiers,  les  clas- 
sait, les  rangeait  sans  avoir  l'air  de  se  douter 
qu’il  y avait  là  un  de  ses  administrés  récla- 
mant sa  protection.  11  faut  croire  cependant 
qu’il  avait  entendu  et  compris,  car  dès  que 
l'enfant  se  tut,  il  releva  la  tête  et  le  regarda 
droit  entre  les  yeux. 

— Que  voulez-vous  que  j’y  fasse?  dit-il. 
Vous  m’affirmez  que  ces  outils  sont  à vous, 
mais  qu’est-ce  qui  me  le  prouve?  Avez- vous  des 
factures  acquittées  seulement? 

— Non,  monsieur,  je  payais  comptant. 

— Vous  voyez  bien...'  Et  quand  même  vous 
les  auriez,  ces  factures,  ce  ne  serait  pas  encore 
une  preuve  bien  convaincante.  Car  enfin,  vous 
pourriez  avoir  gardé  ou  vendu  les  outils 
facturés  et  en  réclamer  d’autres. 

— Oh,  monsieur!  protesta  Tout-Petit. 

— Il  n’y  a pas  de  oh,  monsieur.. ■ Vous  êtes 
peut-être  un  honnête  garçon,  mais  je  n’en  sais 
rien.  Ce  monsieur  est  probablement  un  filou, 
mais  il  a raison  quand  il  dit  que  tout  ce  qui 
était  chez  son  frère  était  à son  frère  et  par 
conséquent  à lui. 

— Heureusement,  s’écria  Tout-Petit  avec 
élan,  que  l’ouvrage  avait  été  entièrement  rendu 
samedi  et  qu’il  ne  restait  rien  aux  pratiques. 

Ce  cri  d'honnêteté  chez  un  enfant  se  félici- 
tant d’être  le  seul  volé,  quand  le  vol  le  dépouil- 


1.  Voir  le  n°  397  du  Petit  Français  illustré , p.  525. 


HISTOIRE  D'UN  HONNÊTE  GARÇON 


531 


Eh  bien,  monsieur,  quand  vous  serez  prêt... 


lait  complètement,  intéressa  et  émut  le  com- 
missaire. Son  ton  s'adoucit. 

— Le  cas,  reprit-il,  ne  serait  pas  tout  à fait 
le  même.  En  donnant  une  exacte  description 
de  l'objet  qui  leur  appartenait,  en  indiquant  la 
source  d’où  il  provenait,  les  personnes  qui 
avaient  quelque  chose  chez  votre  patron  pou- 
vaient facilement  faire  preuve  de  possession. 
Tandis  que  vous...  quelle  preuve  pouvez- vous 
apporter...?  Tous  les  outils  d'horloger  se  res- 
semblent... Néanmoins,  vous  pouvez  appeler  ce 
monsieur  en  justice  de  paix...  vous  ou,  en  votre 
nom,  les  personnes  qui  s'occupent  de  vous.  La 
première  citation  ne  vous  coûtera  que  quatre- 
vingts  centimes. 

Jean  était  atterré.  Ses  outils  perdus,  car,  dé- 
sormais, il  les  considérait  comme  tels,  c’était 
près  de  trois  cents  francs  dépensés  eu  pure 
perte.  Dans  trois  cents  francs,  que  de  points 
faits  par  sa  mère!  que  de  veillées!  que  de  fati- 
gues et  de  privations!  Et  pour  lui-même,  tant 
de  travail  et  d'application  ! 

il  rentra  chez  lui  navré. 


Le  père  Cacaouèche  ne  fut  pas  autrement 
surpris  de  la  conduite  de  Louis  et  delà  décision 
du  commissaire  : il  y avait  longtemps  qu'il 
savait  à quoi  s’en  tenir  sur  l’honnêteté  et  la 
justice  humaines,  mais  Eugénie  ne  pouvait  se 
résoudre  à croire  que  tout  fût  définitivement 
perdu. 


Découragement. 

Le  lendemain,  Jean  voulut  tenter  un  dernier 
effort  auprès  de  Louis.  Il  se  rendit  donc  rue 
Rocliechouart,  pensant  le  surprendre  au  milieu 
des  derniers  préparatifs  de  déménagement, 
mais,  à sa  grande  surprise,  il  trouva  en  arri- 
vant la  porte  elose  et  les  volets  mis. 

La  concierge,  auprès  de  laquelle  il  alla  se 
renseigner,  lui  apprit,  non  sans  les  commen- 
taires les  plus  indignés  que  ce  vilain  oiseau 
était  parti  sans  dire  ni  bonjour,  ni  bonsoir,  ni 
adieu..  ; que,  dès  la  veille,  il  avait  liquidé  tout 
le  bazar  : l'horlogerie,  à un  marchand  du  fau- 
bourg Montmartre;  les  meubles,  le  linge,  les 
effets,  à un  brocanteur  quelconque;  la  batterie 
de  cuisine,  la  vaisselle,  les  loques  dont  les 
autres  n’avaient  pas  voulu,  à un  chiffonnier  de 
la  rue  Belhomme.  Avec  ses  airs  de  mylord,  il 
avait  fait  argent  de  tout,  et  n'avait  seulement 
pas  laissé  à la  loge  une  pièce  de  cent  sous, 
qu’on  n'aurait  pourtant  pas  volée  avec  tout 
Varia  qu'on  avait  eu  depuis  deux  jours. 

Jean  laissa  passer  le  flux  de  paroles  de  la 
concierge.  C’était  une  nature  un  peu  concen- 
trée : il  n’aimait  guère  à parler  ni  de  lui  ni  de 
ce  qui  le  regardait;  il  ne  souffla  mot  du  vol 
dont  il  avait  été  victime. 

— Merci,  madame,  dit- il  simplement,  je  vais 
aller  chez  lui. 

Ce  « je  vais  aller  chez  lui  » était  une  ma- 
nière de  prendre  congé.  En  réalité,  Jean  ne 
savait  à quel  parti  s’adresser.  Ses  instruments 
de  travail  lui  semblaient  irrémédiablement, 
perdus.  Si,  comme  la  chose  était  certaine,  Louis 
les  avait  vendus  avec  le  reste,  à quiles  réclamer 
maintenant?  L'arrêt  rendu  la  veille  par  le  com- 
missaire retentissait  à son  oreille  comme  le 
glas  de  son  unique  avoir;  le  découragement 
le  saisit.  A quoi  bon  continuer  des  démarches 
qui  coûtaient  tant  à sa  timidité  et  qui  sûrement 
n'aboutiraient  à rien?  Les  tristes  événements 
qui,  depuis  quarante-huit  heures,  boulever- 
saient sa  vie,  lui  laissaient  l'impression  d’un 
cauchemar 

Indécis,  il  restait  sur  le  trottoir,  ne  sachant 
de  quel  côté  diriger  ses  pas,  quand,  dans  une 
voiture  découverte  qui  passait,  il  reconnut 
Louis  en  costume  de  voyage  : chapeau  mou, 
pardessus  clair  et  sacoche  en  bandoulière.  De- 
vant lui,  sur  le  strapontin,  était  posée  une 


532 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


valise  en  cuir  luuve  et  un  piaid  sanglé  dans  une 
courroie.  Près  du  cocher,  une  grosse  malle 
toute  neuve  était  posée  en  travers. 

Cette  vue  produisit  sur  la  cervelle  agitée  de 
Jean  l'effet  d’une  goutte  d’eau  froide  dans  un 
liquide  en  ébullition  : elle  fixa  instantanément 
ses  idées  et  lui  rendit  toute  sa  lucidité. 

Il  vit  sa  mère  penchée  sur  son  ouvrage,  tirant 
l’aiguille  sans  relâche,  veillant  tard  les  nuits, 
s’imposant  de  dures  privations  pour  écono- 
miser les  trois  cents  francs  que  le  filou  empor- 
tait, le  cœur  léger. 

— Je  ne  réussirai  probablement  pas,  se 
dit-il,  mais,  du  moins,  j’aurai  lutté  jusqu’au 
bout. 

Le  courage  lui  était  revenu. 

La  voiture  allait  lentement  en  montant  la  rue 
de  Maubeuge  dont  la  pente  est  assez  rapide  : 
Tout-Petit  la  suivit  résolument.  Arrivé  devant 
l’administration  du  gaz,  le  cheval  se  mit  à 
trotter,  mais  le  gamin  ne  s’en  inquiéta  pas 
autrement  : il  était  à peu  près  sûr  que  Louis  se 
rendait  A la  gare  du  Nord  et  qu’il  y serait  en 
même  temps  que  lui.  En  effet,  les  hommes 
d’équipe  déchargeaient  les  colis  quand  il  entra 
dans  la  salle  des  Pas-Perdus.  Sans  faiblesse, 
sans  hésitation,  il  aborda  le  voyageur. 

— Décidément,  c’est  de  la  persécution!  dit  ce 
dernier  en  reconnaissant  l’apprenti.  Qu’est-ee 
que  tu  veux  encore  ? 


— Vous  le  savez  bien  ce  que  je  veux  : ce  sont 
mes  outils. 

— Ah...  ! Et  tu  crois  que  je  les  ai  dans  ma 
poche  ? 

— Non,  monsieur,  je  me  doute  bien  que  vous 
les  avez  vendus  au  marchand  du  faubourg 
Montmartre  avec  ceux  du  patron...  Mais  vous 
avez  de  l’argent  sur  vous  : remboursez-les-moi. 

— 11  est  tenace,  le  crapaud,  reprit  en  riant 
Louis  que  les  préparatifs  du  voyage  semblaient 
rendre  de  fort  bonne  humeur...  Mais,  au 
fait,  hier,  en  me  quittant,  lu  devais  aller 
chez  le  commissaire...  Qu’est-ce  qu  il  t’a  dit  le 
commissaire? 

Le  pauvre  Jean,  dérouté  par  cette  question 
directe,  n’eut  garde  de  répéter  l'arrêt  du 
magistrat  : il  se  déroba. 

— Monsieur,  dit-il  la  voix  suppliante,  il  n’est 
pas  possible  que  vous  vouliez  me  dépouiller. 
Trois  cents  francs,  ce  n’est  guère  pour  vous  en 
ce  moment,  et  c’est  tout  pour  moi...  Maman 
travaille  tant  déjà...  ! 

— Toi,  tu  es  trop  naïf...,  à moins  que  tu  ne 
sois  profondément  roublard.  Écoute,  je  pars  pour 
Londres,  dénonce-moi,  fais-moi  arrêter,  fais- 
moi  guillotiner  si  bon  te  semble  et  si  tu  crois 
en  avoir  le  droit...  Mais,  par  grâce,  laisse-moi 
prendre  mon  billet  ou  je  manquerai  le  train. 


LES  SOUVERAINS  RUSSES  EN  DANEMARK 


533 


Les  souverains  russes  en  Danemark. 


Lettre  de  Copenhague. 

On  sait  que  le  tsar  et  la  tzariue,  après  avoir 
visité  à Vienne  l'empereur  François  Joseph,  et 
à Rreslau  l'empereur  Guillaume,  ont  été  se 
reposer  en  famille,  auprès  des  souverains 
danois,  grands-parents  de  Nicolas  II,  avant  de 
se  rendre  en  Angleterre,  puis  en  France. 

Un  ami  du  Petit  Français  illustré  habitant 
Copenhague  a bien  voulu  nous  envoyer  sur  le 
séjour  du  tsar  et  de  la  tsarine  en  Danemark 
les  intéressants  détails  suivants. 

« Le  petit  château  de  Bernstorlî,  où  résident 
l’été  le  roi  Christian  et  la  reine  Louise,  est  situé 
à 8 kilomètres  de  Copenhague  et  entouré 
d'un  beau  parc.  Construit  en  1764  par  l'archi- 
tecte français  Jardin,  il  a l'aspect  d'une  maison 
de  campagne  sans  prétentions  architecturales, 
blanche  au  milieu  de  la  verdure.  Au  premier 
étage  sont  les  appartements  réservés  au  tsar  et 
à la  tsarine,  à l’impératrice  douairière  de  Rus- 
sie et  à sa  sœur  la  princesse  de  Galles.  Les 
personnes  de  leur  suite  sont  logées  dans  les 
annexes  du  château,  leurs  domestiques  dans 
un  pavillon  construit  près  des  communs.  L'ap- 
partement du  couple  impérial  se  compose  de 
quatre  pièces  : uu  salon,  une  chambre  à cou- 
cher et  deux  cabinets  de  toilette.  Des  fenêtres 
la  vue  s'étend  par  delà  le  parc  jusqu'à  Copen- 
hague. 

« A cause  de  la  place  très  restreinte  dont  on 
dispose  à l’intérieur  du  château,  on  a dressé 
dans  le  parc  une  dizaine  de  tentes  en  feutre, 
converties  en  salles  à manger,  en  lingeries  et 
en  dortoirs  pour  la  domesticité  de  Leurs 
-Majestés  danoises.  En  outre,  une  cuisine  est 
installée  dans  un  baraquement  en  bois. 

« Si  tous  les  hôtes  habituels  delà  cour  s’étaient 
trouvés  réunis,  la  résidence  aurait  été  transfé- 
rée au  château  de  Fredensborg,  qui  a vu  dans 
les  dernières  quinze  années  tant  de  belles  réu- 
nions de  souverains  et  de  princes.  Mais  il 
manquait  cette  fois  à la  fête  de  famille  le 
prince  de  Galles,  la  reine  de  Grèce,  le  duc  et 
la  duchesse  de  Cumberland  et  un  grand  nombre 
de  petits-enfants  de  Christian  IX. 

«A  Bernstorfï  la  famille  royale  mène  une  vie 
très  simple.  Le  roi,  qui  n'aime  pas  le  faste, 
apparaît  dans  cette  résidence  comme  uu  repré-  I 
sentant  des  anciennes  mœurs  patriarcales.  Le 
public  a journellement  accès  dans  le  parc,  où 
Christian  IV’,  âgé  aujourd'hui  de  soixante-dix- 
huit  ans,  se  montre  souvent,  entouré  de  ses 
petits-enfants. 

« Il  ne  faudrait  pas  croire  pourtant  que  l’éti- 


I quette  se  soit  relâchée  à la  cour  danoise  sous  ce 
règne.  I.a  reine,  née  princesse  de  Ilesse-Cassel, 
veille  avec  soin  à l’observation  des  règles  du 
cérémonial  dans  les  fêtes  et  réceptions  et  a mis 
en  vigueur  le  code  sévère  des  petites  cours 
allemandes.  Sa  Majesté,  qui  d'ailleurs  est  très 
artiste,  cultive  la  musique  et  la  peinture.  En 
1878,  elle  visita  Paris  avec  la  princesse  Thyra, 
sa  troisième  fille,  aujourd'hui  duchesse  de 
Cumberland.  Le  duc  de  Cumberland  est  fils  du 
roi  Georges  V de  Hanovre,  qui,  dépossédé  par  la 
Prusse,  mourut  en  exil  à Paris  en  1878. 

« Le  tsar  et  la  tsarine  ont  passé  douze  jours 
en  Danemark  et  profité  de  leur  séjour  pour  par- 
courir en  voiture  les  belles  forêts  du  nord  de 
File  de  Séeland.  Pendant  plus  de  quinze  jours 
les  Copenhaguais  ont  pu  admirer  chaque  matin 
un  attelage  de  six  chevaux  que  des  piqueurs 
royaux  promenaient  dans  les  rues  ; ces  chevaux 
étaient  réservés  à Nicolas  II.  Leurs  Majestés 
n'tfnt  cessé  de  circuler  sans  escorte  militaire; 
la  garde  de  leurs  personnes  était  confiée  à des 
officiers  de  police  en  tenue  civile,  mêlés  à la 
foule. 

« Nicolas  II  s’est  promené  en  bicyclette  dans 
les  environs  de  Bernstorff,  en  compagnie  de 
j son  frère  le  grand  duc  Michel,  de  son  oncle  le 
; prince  Valdemar  de  Danemark  et  de  sa  cousine 
germaine  Victoria  de  Galles. 

u Les  souverains  russes  ont  tenu  à visiterFre- 
densborg,  le  parc  et  les  bois  où  Alexandre  III, 
entouré  d’une  bande  de  jeunes  neveux  et  nièces, 
se  promenait,  heureux  d'oublier  sous  ces  frais 
ombrages  les  graves  soucis  du  gouvernement; 
ils  ont  fait  une  halte  au  paviüon  russe  qu'il  fit 
construire  au  milieu  du  parc  et  où  il  menait  la 
| troupe  enfantine  prendre  le  thé  et  manger  des 
gâteaux. 

« On  raconte  ici  beaucoup  d'anecdotes  rela- 
tives au  genre  de  vie  que  menait  à Fredens- 
borg Alexandre  III.  En  voici  une  entre  mille  : 
un  jour  le  tsar  et  le  prince  royal  de  Danemark, 
son  beau-frère,  furent  surpris  par  un  orage 
dans  une  promenade  qu'ils  faisaient  à pied  dans 
la  forêt.  Ils  furent  heureux  de  rencontrer  une 
charrette  qu'un  paysan  conduisait  à Fredens- 
borg; tous  deux  montèrent  et  s’assirent  à côté 
du  paysan.  Pendant  le  trajet  le  prince  royal  dit 
à ce  dernier  : 

« Savez-vous  qui  nous  sommes?  Je  suis  le 
prince  royal  et  mon  compagnon  est  l'empereur 
de  Russie. 

— Ah  ! fit  le  paysan,  narquois,  eh  bien  ! 
mettons  que  je  sois  le  pape!  » 

« Quelle  ne  fut  pas  sa  stupéfaction  lorsqu’en 
arrivant  devant  le  château  il  vit  les  factionnaires 


I.E  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


5:14 


L’Impératrice  ALEXANDRA-FÉODOROVNA 


Ahx-Victoria-Helene-Louise-Béatrix  de  Hesse,  fille  de  Louis  IV,  grand-duc  de  Hesse  et  du  Rhin  (f  1802) 
et  de  la  princesse  Alice  (f  1878),  fille  de  la  reine  Victoria  d’Angleterre. 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


NICOLAS  II  Alexandrovitch 


EMPEREUR  DE  TOUTES  LES  RUSSIES 

Tsar  à Moscou,  Kiev,  Vladimir,  Novgorod,  Astrakan,  de  Pologne,  de  Sibérie,  de  Chersonèse  Taunque. 
Seigneur  de  Pskow,  grand-duc  de  Smolensk, 

de  Lithuanie,  Volhynie,  Podolie  et  Finlande,  prince  d’Esthonie,  Livonie,  Courlande,  etc.,  etc. 


336 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


présenter  les  armes  au  passage  de  sa  charrette  ! 
Le  tsar  et  le  prince  royal  descendirent  en  riant, 
après  avoir  laissé  un  souvenir  à leur  obligeant 
conducteur. 

« Nombre  de  traits  montrant  la  bonne  humeur 
et  la  simplicité  des  mœurs  d’Alexandre  III 
feront  revivre  longtemps  sa  mémoire  dans  l’es- 
prit des  Danois.  Sa  veuve,  l'impératrice  douai- 
rière, est  ici  entourée  d’un  profond  respect. 
Avant  son  mariage,  c’était  des  trois  filles  de 
Christian  IX  celle  que  la  nation  affectionnait  le 
plus.  Son  nom  de.Dagmar,  qui  signifie  Aurore, 
et  qu’elle  dut  changer  à son  mariage  contre 
celui  de  Maria-Féodorovna,  eût  suffi  pour 
envelopper  la  jeune  princesse  d’un  charme 
poétique,  car  ce  fut  celui  de  la  plus  populaire 
des  reines  de  Danemark,  une  princesse  de 
Bohême  mariée  à Valdemarle  Victorieux  (1202- 
1241). 

« Aux  yeux  des  Danois,  l’impératrice  Maria- 
Féodorowna  est  toujours  « la  chère  princesse 
Dagmar  ».  La  douceur  de  son  sourire  a été 
remarquée  de  tous  ceux  qui  l’ont  approchée. 
Sa  douleur  de  veuve  et,  bien  avant,  ses 
angoisses  de  femme  et  de  mère  ont  répandu  sur 
son  visage  un  voile  de  mélancolie. 

« Longtemps  elle  a vécu  sous  la  terreur  des 
complots  nihilistes. 

« Peu  de  temps  après  l’assassinat  de  son  beau- 
père  Alexandre  II,  elle  écrivait  à sa  mère,  la 
reine  de  Danemark  : « Je  m'attends  au  sort  de 
Marie-Antoinette.  » .Malgré  la  surveillance  exer- 
cée au  Palais  impérial,  des  lettres  anonymes 
parvenaient  jusqu’à  la  souveraine;  elles  ren- 
fermaient des»  menaces  de  mort  contre  elle, 
contre  son  mari  et  ses  enfants.  Elle  en  trouva, 
dit-on,  sous  son  oreiller.  Après  l’odieux  attentat 
de  Borski,  où  des  mains  criminelles  firent 
dérailler  le  train  impérial,  l’impératrice  Marie 
souffrit  longtemps  d’un  ébranlement  nerveux; 
sa  plus  jeune  fille,  la  grande-duchesse  Olga, 
encore  tout  enfant  à cette  époque,  fut  projetée 
au  loin  sur  la  voie  et  resta  longtemps  affaiblie 
à la  suite  de  cet  accident.  Aujourd’hui  l’impé- 
ratrice-mère vit  dans  un  deuil  profond  dont 
elle  ne  sort  que  lorsque  l’étiquette  l’oblige  à 
assister  à des  fêtes  officielles. 

« Les  sentiments  d’amitié  que  nourritàl’égard 
de  la  France  la  famille  impériale  de  Russie 
sont  trop  connus  pour  que  j’aie  besoin  de 
m’étendre  sur  ce  sujet.  Ce  qu’on  sait  moins 
c’est  qu’une  princesse  française  a beaucoup 
contribué  à augmenter  les  sympathies  pour  la 
France  à la  cour  de  Danemark.  La  princesse 
Marie  d’Orléans,  fille  du  duc  de  Chartres  et 
femme  du  prince  Valdemar,  a conquis  une 
grande  popularité  en  apprenant  en  fort  peu  de 
temps  la  langue  danoise.  Très  simple  d’allures, 
la  princesse  joint  à une  vive  intelligence  un 
grain  d’originalité.  Pendant  un  violent  incendie  ! 


qui  détruisit  Cliristiansborg,  le  plus  beau 
palais  de  Copenhague,  elle  se  rendit  sur  le  lieu 
du  sinistre  et  fit  distribuer  du  cognac  aux 
pompiers  pour  les  récompenser  de  leur  zèle. 
Aussi  le  corps  des  pompiers  tout  entier  se 
ferait-il  tuer  comme  un  seul  homme  pour 
elle.  Elle  s'intéresse  beaucoup  aux  affaires  de 
la  marine,  son  mari  étant  capitaine  de  vaisseau  ; 
chaque  année  elle  prend  l’initiative  des  sous- 
criptions faites  en  faveur  des  veuves  de 
pêcheurs  et  de  marins.  L’été,  lorsque  la  voiture 
dans  laquelle  elle  promène  ses  cinq  enfants 
roule  sur  la  route  qui  horde  le  Sund,  les 
pêcheurs  de  la  côte  se  la  montrent  en  disant  : 
« Voici  notre  Marie  ! » 

«Je  souhaite  que  l’amour  des  voyages  vous 
conduise  un  jour  en  Danemark.  Les  habitants, 
gens  hospitaliers,  d’esprit  un  peu  caustique  et 
d'humeur  sentimentale,  vous  plairont  par  leur 
caractère  à la  fois  gai  et  sérieux.  Copenhague 
vous  intéressera  et  vous  amusera,  avec  son 
beau  port,  ses  canaux  qui  lui  donnent  un  aspect 
de  ville  hollandaise,  ses  musées,  riches  en 
souvenirs  historiques,  ses  monuments  de 
briques,  ses  maisons  à tourelles  et  ses  rues 
toujours  pleiues  de  promeneurs,  où  des  esca- 
liers qui  s’ouvrent  béants  sur  les  trottoirs 
conduisent  à des  boutiques  installées  dans  les 
sous-sols. 

« Vous  parcourrez  avec  plaisir  les  frais 
paysages  de  l’ile  Séeland,  vous  aimerez  les 
forêts  de  hêtres  séculaires,  les  étangs  mélan- 
coliques, les  blanches  maisonnettes  couvertes 
de  chaume,  les  moulins  à vent  qui  semblent 
égarés  au  milieu  des  champs,  les  églises  rouges 
où  les  cigognes  viennent  nicher  sur  les  toits  ; 
et  les  bords  riants  du  Sund,  les  villas  entourées 
de  jardins,  semées  le  long  de  la  route  de 
Copenhague  à Elseneur.  Vous  visiterez  la  ville 
d’Hamlet  et  le  château  de  Kronhorg,  posé 
comme  une  sentinelle  à l’entrée  du  détroit,  en 
face  des  côtes  de  Suède  ; et  vous  ferez  un  pèle- 
rinage au  tombeau  du  prince  philosophe,  ne 
fût-ce  que  pour  entendre  raconter  parle  gardien 
que  la  grande  tragédienne  française  Sarah 
Bernliardt  s’y  rendit  lors  de  son  séjour  en 
Danemark,  et  y vida  une  coupe  de  champagne 
à la  mémoire  du  héros  de  Shakespeare. 

« Les  paysages  de  Séeland  sont  faits  pour  servir 
de  cadre  à une  idylle.  Précisément  les  journaux 
danois  ont  constaté  qu’une  idylle  familiale  et 
charmante  s’était  déroulée  à Bernstorff,  où 
l’empereur  de  Russie  a goûté  les  douceurs  de 
la  vie  de  famille  et  échappé  pour  quelques 
jours  aux  ennuis  de  la  politique,  comme  le 
veut  la  devise  inscrite  en  latin  sur  la  porte 
d’entrée  : Boneslo  inter  labores  otiu  sacrum  — 
« Asile  consacré  au  repos  bien  gagné.  » 


R.  R. 


LE  ROI  DES  JONGLEURS 


537 


Le  roi  des  jongleurs  ( Suite j*. 


Jehan  connaissait  le  chemin  et  se  fiait  à son 
adresse  pour  franchir  tous  les  obstacles.  11 
traversa  la  grande  cour  sans  avoir  par  le 
moindre  bruit  éveillé  le  chien  du  portier;  il 
trouva  son  arbre  et,  sans  perdre  une  minute, 
se  hissa  jusqu'aux  premières  branches.  L'obs- 
curité était  si  complète  qu'il  ne  voyait  plus  le 
sol  et  ne  distinguait  pas  la  tour  d’escalier  à 
quelques  pieds  de  distance.  11  se  mit  à cheval 
sur  la  grosse  branche  qui  pliait  sous  le  poids 
et  la  suivit  le  plus  loin  possible.  En  imprimant 
à cette  branche  un  assez  fort  balancement  de 
côté,  il  finît  par  rencontrer  la  muraille  avec 
son  pied  qui  tâtonnait  dans  le  vide  ; il  accentua 
le  balancement  et  put  saisir  une  corniche  avec 
la  main  ; c'était  la  fenêtre  cherchée.  S’accro- 
chant à des  sculptures  sans  quitter  sa  branche, 
il  ouvrit  cette  fenêtre  très  simplement,  en 
passant  le  bras  par  un  des  trous  du  vitrage, 
que  faute  d'argent  on  ne  faisait  pas  réparer. 

La  fenêtre  ouverte,  Jehan  se  hissa,  abandon- 
nant sa  branche  et  se  trouva  dans  la  tour 
d’escalier.  Il  y faisait  peut-être  encore  plus 
noir  que  dans  la  cour,  et  les  marches  usées 
n’étaient  qu'un  casse-cou.  Mais  Jehan  les 
connaissait,  il  escalada  rapidement  et  sans 
faire  de  bruit  un  étage  et  trouva  la  fenêtre  qui 
donnait  sur  le  toit  de  M.  le  Régent.  Sans 
hésiter,  Jehan  se  mit  à califourchon  sur  la 
fenêtre.  De  ce  côté  quelques  étoiles  projetaient 
une  vague  blancheur  effleurant  les  tuiles  en 
contre  bas  de  six  pieds  au-dessous  de  la  fenêtre. 
Jehan  ayant  bien  regardé  avec  ses  yeux,  déjà 
habitués  à l’obscurité,  se  laissa  pendre  a bout 
de  bras  jusqu'à  ce  que  ses  pieds  touchassent 
les  tuiles.  11  y était.  Le  toit  avait  une  forte 
pente,  et  les  tuiles  étaient  bien  vieilles.  Aie  ! 
quelques-unes  se  brisèrent  et,  glissant  à grand 
fracas,  s'en  allèrent  tomber  dans  la  cour. 

Le  chien  du  portier,  réveillé  par  le  bruit, 
poussa  aussitôt  des  hurlements.  Jehan,  sans 
perdre  la  tête,  se  mit  à imiter  les  grondements 
et  les  miaulements  furibonds  d'une  bataille  de 
chats.  Une  fenêtre  s’ouvrit  au-dessous  de  lui, 
un  homme  cria  : 

— Pjitt!  Pjitt!  les  vilaines  bêtes!  Voulez- 
vous  vous  sauver,  détestables  matous  ! 

Jehan  reconnut  la  voix  de  Bonifacius,  le 
maître  fouetteur,  qui  couchait  à l'étage  au- 
dessus  de  M.  le  Régent,  précisément  sous  le 
toit  qu’il  était  en  train  de  suivre. 

— Je  me  sauve,  maître  Bonifacius,  je  me 
sauve  ! murmura-t-il  en  continuant  ses 
miaulements. 


Il  suivit  à genoux  toute  la  crête  du  toit  et 
arriva  sans  encombre  à l’extrémité.  C’était  ici 
le  passage  difficile  ; il  s’agissait  de  descendre 
sur  le  bâtiment  en  dessous,  beaucoup  moins 
élevé.  Heureusement  un  corps  de  cheminée 
montait  de  ce  bâtiment  le  long  du  pignon,  avec 
des  crampons  de  distance  en  distance. 

— Un  à gauche,  deux  à droite,  murmurait 
Jehan  accroché  à la  cheminée  en  cherchant 
avec  le  pied  le  premier  crampon  de  droite  ; 
bon,  je  le  tiens...  à gauche  maintenant...  très 

bien...  à droite...  Où  est-il,  celui  de  droite? 

voyons  donc?  Est-ce  que  je  me  tromperais... 
Ah!  le  voilà!...  Bon!  Ouf!  m'y  voilà.  Aïe!  J'ai 
déchiré  mes  chausses  aux  genoux  ! Bah  ! il  est 
inutile  d’en  gémir,  un  trou  ou  deux  de  plus...  ! 

Maintenant  fort  tranquille,  car  tout  le  reste 
du  chemin  n’offrait  plus  de  vraies  difficultés, 
Jehan  suivit  le  toit  en  continuant  de  miauler 
par  précaution. 

11  regardait  au-dessous  de  lui,  dans  le  noir,  la 
cour  des  cuisines,  une  sorte  de  reserre  étroite 
pratiquée  derrière  la  triste  officine  où  se  pré- 
paraient les  maigres  repas  des  écoliers  de 
Montaigu,  par  les  soins  de  deux  antiques  et 
graillonneux  marmitons,  aidés  de  quelques 
sordides  laveuses  de  vaisselle. 

— Ah  ! fit  Jean  assis  sur  le  toit,  les  cuisines  de 
Montaigu  ne  répandent  point  les  parfums  déli- 
cieux qui  émanent  des  fourneaux  de  mou  oncle, 
à la  Lamproie-sur-le-Gril!  Pouah!  ça  senties 
trognons  de  choux  ! Adieu,  cuisines  de  Montaigu  ; 
adieu,  haricots  moisis,  légumes  fanés,  lard 
rance  ! Je  ne  sais  quels  repas  l’avenir  me  tient 
en  réserve,  mais  ils  seront  assaisonnés  de 
grand  air  et  de  liberté  ! Foin  des  études  en 
chambre  close  et  au  pain  presque  sec  ! Je  suis 
jongleur  ménestrel  à partir  d’aujourd'hui, 
tant  pis  si  je  dois  me  serrer  la  ceinture  encore 
davantage  ! 

...  Mais  à propos,  je  suis  bien  près  des  cui- 
sines... Hé!  hé!  oui...  peut-être  serait-il  bon 
de  dire  un  dernier  adieu  à ces  cuisines  avant 
de  quitter  Montaigu  pour  jamais  !...  Si  par 
hasard  on  avait  laissé  traîner  quelque  chose... 
un  peu  de  lard,  par  exemple?...  Il  serait  rance, 
mais  j’y  suis  bien  habitué...  Saint  Boniface, 
patron  du  plus  révéré  des  maîtres  de  Montaigu, 
saint  Boniface  me  préserve  des  mauvaises 

pensées!....  Mais  cependant,  raisonnons Le 

collège  Montaigu,  si  je  restais  en  ces  murs 
comme  j’en  ai  le  droit,  me  nourrirait  mal,  c’est 
possible,  mais  incontestablement  il  me  nourri- 
I rait;  d'ici  la  Noël  il  me  devrait...  voyons,  huit 


1 Voir  le  n°  397  du  Petit  Français  illustré,  p.  518. 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Ü38 


mois  ou  deux  cent  quarante  jours  à trois  repas, 
sept  cent  vingt  repas  ! Tant  que  ça  ! Oh  ! 
j'abandonne  sept  cent  vingt  repas  ! C’est  beau- 
coup dans  ma  position;  je  ne  puis  me  résigner 
facilement  à cet  abandon!  Si  je  trouvais  dans 
les  cuisines  de  quoi  représenter  cinq  ou  six 
dîners,  il  n’y  aurait  pas  grand  mal  et  il  reste- 
rait encore  un  joli  bénéfice  pour  llontaigu  ! 

Oui,  décidément,  je  vais  aller  fourrager  dans  le 
garde-manger  avant  de  partir  tout  à fait ... 

Jehan,  passant  immédiatement  de  la  pensée 
à l’exécution,  descendit  de  son  toit  sur  le  mur 
de  clôture  du  collège.  Au  lieu  de  sauter  tout  de 


Le  baril  élait  plein  de  harengs... 


suite  dans  la  ruelle  des  Chiens,  il  préféra  des- 
cendre dans  la  cour.  Pour  donner  de  l'air  on 
avait  laissé  ouverte  une  fenêtre  de  la  cuisine, 
d’ailleurs  solidement  grillée.  Jehan,  comme  la 
plupart  des  élèves  de  Montaigu,  se  jouait  des 
grilles,  sa  maigreur  lui  permettant  de  passer  à 
travers  les  barreaux.  11  se  trouva  bientôt  sur 
une  espèce  d’évier  parmi  des  tas  d’écuelles 
d’étain. 

— Par  saint  Boniface  ! se  dit-il  restant  debout 
sur  l’évier  et  se  frappant  le  front,  c'est  aujour- 
d’hui vendredi,  jour  maigre  ! Et  je  n’ai  qu’une 
cuisse  d'oie,  grasse  à plaisir,  dans  ma  poche... 
Il  faut  donc  de  toute  nécessité  que  je  trouve 

autre  chose C’est  jour  de  harengs  salés  à 

Montaigu...  Où  peuvent  être  les  harengs  salés? 
Pourvu  que  le  cuisinier  les  ait  tirés  du  cellier... 

Il  descendit  de  l’évier  et  se  mit  à chercher  à 
tâtons  dans  la  cuisine. 

— Au  diable  cette  obscurité  que  je  bénissais 
tout  à l’heure,  grommelait-il;  rien!  je  ne  trouve 
rien  ! Montaigu  veut  m’affamer  jusqu’au  bout  ! 
Oh  ! qu’est-ce  que  c’est  que  ça  ? Quelques 
carottes  ou  navets,  c'est  maigre,  mais  enfin 
c’est  toujours  ça... Plus  rien  de  ce  côté...  Tour 


nous,  et  surtout  pas  de  bruit,  ces  cuisiniers 

afl’ameurs  ne  dorment  pas  très  dur Rien  ! 

Toujours  rien  ! Voyons  si  le  flair  ne  me  donnera 
aucune  indication,  si  mon  nez  ne  distinguera 
aucune  odeur  de  vinaigre  et  de  harengs  ? 

Jehan  respira  etreniflafortement  dans  toutes 
les  directions. 

— Fatalité  ! Vais-je  en  être  réduit  à des 

carottes  crues Ah  ! ah  ! qu’est-ce  que  c’est  ? 

11  me  semble...  oui...  Odeur  suave  des  harengs, 
je  te  reconnais!  c’est  parla...  Courage,  je  brûle! 
oui,  voilà  ! 

Son  pied  venait  de  heurter  avec  bruit  un 
petit  baril  rangé  dans  un  coin  ; il  y mit  la  main. 
C’était  bien  cela,  le  baril  était  plein  de  harengs 
mijotant  dans  la  saumure. 

— Chut  ! dépêchons-nous,  j’ai  fait  du  bruit, 
il  me  semble  qu'on  a remué  là-haut  chez  les 
cuisiniers....  C'est  qu’ils  me  tomberaient  dessus 
à coups  d’écumoire  ! Une  douzaine  de  harengs, 
c'est  tout  ce  que  je  veux  prélever,  je  fais  grâce 
de  plus  de  sept  cents  repas  à Montaigu  ! Mais 
comment  les  emporter?  Ah!  voilà  l’affaire, 
dans  mon  capuchon  d’écolier  de  Montaigu,  que 
je  porterai  sur  le  bras  et  non  sur  les  épaules. 
Et  maintenant  décampons,  car  on  remue 
là-liaut...  Ali!  et  le  treizième,  prenons-le,  on 
donne  toujours  le  treizième  à la  douzaine  ! 

Jehan  ayant  serré  précieusement  les  harengs 
dans  son  capuchon  regagna  la  fenêtre  de  la 
cuisine  et  se  trouva  dans  la  cour.  Grâce  à un 
tas  de  bûches  dans  un  coin,  il  fut  bientôt  à cali- 
fourchon sur  le  mur  et  se  prépara  à sauter 
dans  la  rue. 

— Ah!  il  était  temps,  fit-il  en  se  retournant 
vers  la  cour. 

Une  chandelle  venait  d’apparaître  dans  lacui- 
sine,  elle  était  tenue  parun  gros  homme  à demi 
vêtu  qui  entrait  avec  précaution,  un  gourdin  à 
la  main.  C'était  un  cuisinier  qui,  réveillé  par 
les  recherches  de  Jehan,  était  descendu  pensant 
surprendre  un  écolier  plus  affamé  (pie  les 
autres,  et  venu  en  quête  d’un  supplément  de 
nourriture.  Le  gros  homme  tomba  en  arrêt 
devant  le  baril  de  harengs  dont  le  couvercle 
était  à terre  ; le  larcin  était  évident.  L’homme 
poussa  des  jurons  en  brandissant  son  gourdin 
et  ’se  mit  à chercher  dans  tous  les  coins  et 
jusque  sous  les  tables. 

Personne,  il  ouvrit  les  armoires  et  jeta  un 
coup  d’œil  dans  la  cour.’Sa  chandelle  faisait 
danser  sur  les  murs  sou  ombre  gigantesque, 
agrandie  encore  par  les  cornes  d’un  bonnet  de 
nuit.  L’homme  en  sursauta  presque  de  frayeur. 
Puis  l'air  fit  vaciller  la  flamme  de  la  chandelle, 
il  n’aperçut  point  Jehan  sur  son  mur  et  rentra 
pour  porter  ailleurs  ses  recherches. 

Jehan  ayant  d’abord  laissé  délicatement 
tomber  dans  la  ruelle  le  capuchon  renfermant 
ses  précieux  harengs  descendit  à son  tour.  Il 


LE  ROI  DES  JONGLEURS 


539 


était  sauvé,  Montaigu  ne  le  rattraperait  point. 
Devant  lui  l’espace,  la  liberté  ! Il  n'avait  pas  un 
denier  en  poche,  pas  la  plus  petite  pièce  de 
cuivre,  toute  sa  richesse  consistait  en  sa  cuisse 
d’oie  et  ses  treize  harengs  pour  les  premiers 
repas.  Mais,  bah  ! le  ciel  pourvoirait  au  reste  ! 
Jehan  avait  confiance  en  sa  bonne  étoile. 

Aussitôt  sur  le  sol  libre  de  la  ruelle  des 
Chiens,  qui  n’était  qu'un  simple  couloir  circu- 
lant entre  les  murs  de  plusieurs  collèges,  Jehan 
ramassa  son  capuchon,  s'assura  qu’il  n’avait 
rien  perdu  et  chercha  un  endroit  un  peu  abrité 
pour  prendre  un  peu  de  repos  en  attendant  le 
jour. 

— Je  ne  vais  pas  m'en  aller  traîner  dans  les 
rues  de  Paris  pour  être  ramassé  comme  un 
vagabond  par  le  chevalier  du  guet,  ou 
détroussé  de  mes  richesses  par  des 
malandrins  comme  il  en  fourmille.  Je 
vais  attendre  le  petit  jour  bien  tran- 
quillement ici,  puis  à la  première 
heure,  quand  la  porte  Saint-Jacques 
s'ouvrira  pour  les  paysans  apportant 
leurs  choux  aux  Halles,  je  vais  pren- 
dre l'air  des  champs  et  filer  tout  droit 
devant  moi. 

Jehan  trouva  l'abri  souhaité  sous 
une  porte  des  arrière-cours  du  col- 
lège de  Reims.  11  s’assit  sur  le 
seuil,  s'accota  convenablement  et 
rêva  en  essayant  de  dormir. 

Premières  aventures. 

Comme  l’aube  commençait  à poin- 
dre, le  chant  du  coq  réveilla  en  sur- 
saut l’écolier  endormi.  En  même  temps  des 
cloches  et  des  clochettes  tintèrent  un  peu 
partout  dans  les  collèges  voisins,  des  angélus 
doux  et  légers  s’envolèrent  des  chapelles  et 
des  églises,  si  nombreuses  sur  la  montagne 
Sainte-Geneviève,  et  dans  le  grand  Paris  dor- 
mant encore. 

■Jehan  bâilla  et  s’étira  en  gémissant.  11  se 
croyait  encore  dans  le  dortoir  de  Montaigu. 
Mais  le  froid  de  la  pierre  le  rappela  à la  réalité, 
il  cessa  de  grogner  contre  les  rigueurs  de 
Montaigu  et  fut  debout  tout  aussitôt. 

— Alerte  ! dit-il,  voilà  le  jour,  on  se  lève  au 
collège,  c’est  le  moment  de  décamper  ! 

Il  gagna  bien  vite  la  rue  Saint-Jacques.  Les 
maisons  dormaient  encore,  mais  déjà  quelques 
passants  se  rencontraient,  pour  la  plupart  des 
paysans  des  environs  immédiats  de  la  ville  ou 
de  villages  un  peu  plus  éloignés,  comme  Mont- 
rouge ou  Gentilly,  la  hotte  pleine  de  légumes 
sur  le  dos  et  se  rendant  aux  Halles.  Jehan 
franchit  sans  obstacle  la  porte  Saint-Jacques, 
près  de  laqueUe  des  charrettes  se  pressaient. 

— En  voilà  un  qui  se  lève  de  bonne  heure! 


grommela  le  portier  en  le  regardant  passer,  on 
dirait  un  escholier  de  Montaigu  qui  prend  un 
petit  congé...  Va,  va,  mon  garçon,  ça  n’est  pas 
mon  affaire... 

Jehan  siffla,  sauta,  chanta  de  joie  quand 
ayant,  après  le  rempart,  dépassé  le  faubourg 
assez  long,  il  se  trouva  en  pleine  campagne, 
foulant  l’herbe  du  bon  Dieu  et  non  plus  le  pavé 
de  la  ville.  Il  n'y  avait  plus  maintenant  que 
des  maisons  de  paysans,  çà  et  là  quelques 
grandes  fermes  entourées  de  prés  ou  de  vastes 
champs  de  légumes.  Une  roule  fuyait  eu  avant, 
bordée  de  grands  ormes,  et  des  sentiers  à 
droite  et  à gauche  s’égaraient  vers  des  coteaux 
couverts  de  vignes. 

11  respira  l'air  à pleins  poumons,  et, 
au  premier  buisson,  se  coupa  un  bâton. 


— Le  père  Bonifacius  à cette  heure  doit  pré- 
parer sa  lioussine  et  me  chercher  pour  régler 
sa  dette,  se  dit-il  tout  en  marchant.  Il  est  bon 
payeur,  le  père  Bonifacius,  il  va  être  bien 
contrarié  de  n’avoir  pas  terminé  hier  !... 
Voyons,  maintenant  il  s'agit  de  se  retourner!... 
J'ai  une  cuisse  d’oie,  treize  harengs,  un  vieux 
croûton  de  pain  et  deux  carottes;  avec  cela  on 
va  loin...  A deux  harengs  par  jour,  cela  fait  six 
jours;  la  cuisse  d’oie  sera  pour  demain  et  le 
treizième  hareng  servira  à calmer  un  accès  ou 
un  excès  d'appétit  Imprévu ..  donc  j'ai  presque 
une  semaine  devant  moi.  En  six  jours  j'aurai 
bien  le  temps  de  méditer  sur  le  moyen  de 
gagner  ma  vie.  En  avant  donc  et  confiance! 

Jehan  marcha  tout  droit  devant  lui  sans 
s'inquiéter  de  savoir  où  la  route  conduisait;  il 
traversa  quelques  villages  ou  hameaux,  sans 
avoir  d'autre  aventure  que  la  trouvaille  d’un 
oignon,  assez  fort  et  très  propre,  qui  vint 
grossir  le  trésor  du  voyageur. 

A.  R. 

(A  suivre.) 


l'n  gros  homme  à.  demi  vêtu  entrait  avec  précaution. 


540 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


Variétés. 


L’oracle  «le  la  brouette.  — Par  une  nuit 
bien  noire,  Claude  sort  de  chez  lui  avec  une 
brouette.  Il  voudrait  faire  le  moins  de  bruit  pos- 
sible parce  qu’il  va...,  ça  n’est  pas  beau...,  il  va 
faire  sa  provision  de  pommes  de  terre  dans  le 
champ  d’un  voisin.  Il  se  rend  compte  que  ça  n’est 
pas  correct  et  il  hésite  bien  un  peu.  Ce  qui  l'agace 
c’est  que,  dans  la  nuit  silencieuse,  la  roue  de  la 
brouette  fait  entendre  à chaque  tour  un  gémisse- 
ment plaintif.  La  conscience  troublée  de  Claude 
prête  une  voix  à cette  roue,  et  il  l’entend  distinc- 
tement qui  répète  d’un  ton  persuasif  et  insinuant  : 
« N'y  vas  pas,  n'y  vus  pas.  » 

Claude  fait  taire  sa  conscience  ; mais  ne  pouvant 
faire  taire  la  maudite  roue,  il  presse  le  pas.  Avec 
l’allure,  la  voix  de  la  roue  change  et,  cette  fois, 
elle  répète  avec  insistance  : « Tu  s'ras  pris , tu  s'ras 
pris , tu  s'ras  pris.  » 

Claude  arrive  au  champ  du  voisin,  fiévreusement 
il  déterre  les  pommes  de  terre  et  en  remplit  la 
brouette  ; mais,  comme  il  allait  partir,  il  entend 
des  pas  sur  la  route  et  sous  « cette  obscure  clarté 
qui  tombe  des  «toiles  » il  distingue  une  silhouette 
athlétique  surnÇntée  d’un  bicorne.  Il  détale  grand 
train  et  la  roue,  tournant  rapide  sur  l’essieu 
chargé,  scande  chaque  enjambée  d’un  « j'I’l'avais 
dit,  fC  l'avais  dit , j't’l'avais  dit.  » 

Que  faire?  la  brouette  est  lourde  et  Claude  ne 
pourra  pas  longtemps  conserver  cette  vitesse.  Il 
passe  justement  devant  la  maison  du  maître  du 
champ.  Pan  ! il  lui  verse  sa  récolte  contre  sa 
porte  et  file  au  triple  galop,  tout  aise  de  s’en  tirer 
et  surtout  de  n’avoir  pas  été  coquin  jusqu’au  bout. 
Et  la  roue,  moins  gémissante,  lui  murmurait 
doucement  a Tas  bien  fait , t'as  bien  fait.  » 

* 

* * 

Un  pont  colossal.  — Les  Américains 
annoncent  leur  intention  de  construire  un  pont 
prodigieux  sur  la  branche  septentrionale  de 
l’Hudson.  Les  études  de  ce  pont  métallique  sont 
déjà  faites.  Les  piles  auront  une  hauteur  de  près 
de  200  mètres;  les  fondations  de  ces  piles  péné- 
treront dans  le  sol  à une  profondeur  de  42  mètres. 
L’énorme  écartement  dus  piliers  permettra  aux 
plus  grands  bâtiments  de  passer  et  de  se  croiser 
sans  peine,  quel  que  soit  leur  nombre.  De  nom- 
breuses lignes  de  chemin  de  fer  utiliseront  ce  pont 
qui  sera  traversé  chaque  jour  par  des  milliers  de 


trains  express.  Les  dépenses  sont  évaluées  à 
300  millions  de  francs. 

* 

* * 

Ça  ne  compte  pas».  — Toto  est  gourmand 
mais  il  aime  bien  les  histoires  et  l’autre  soir  à 
table,  au  moment  du  dessert,  son  oncle  en 
racontait  une  si  amusante  que  Tolo  n’en  perdait 
pas  un  mot. 

L'histoire  finie,  Toto  regarde  son  assiette,  jette 
un  coup  d’œil  éploré  à droite  et  a gauche  et  fond 
en  larmes.  On  s’empresse  autour  de  lui  : 

« Qu'as-tu  mon  petit  ! Qu’as-tu  mon  mignon? 

— J’ai...  J’ai  mangé  ma  tartelette  sans  m’en 
apercevoir!  » 

REPONSES  A CHERCHER 

Histoire  et  botanique.  — Dans  un  roman 
populaire  de  Ponson  du  Terrail,  cet  écrivain 
fécond,  fort  lu  il  y a trente  ans,  décrit  un  château 
en  Touraine  dans  la  première  moitié  de  ce  siècle, 
et  mentionne  une  terrasse  plantée  d’acacias  quatre 
fois  séculaires.  Comment  et  pourquoi  est-ce  impos- 
sible? 

Enigme. 

Sous  la  main  du  tireur  habile, 

Toujours  prêle  à de  fiers  combats, 
Ferme,  souple,  intrépide,  agile, 

Je  me  joue  en  brillants  ébats. 

Sur  l’Océan,  pendant  l'orage, 

Avec  de  longs  gémissements, 

Je  me  roule  et  viens  à la  plage 
Me  briser  en  flots  écumants. 

Acrostiche. 

Trouver  huit  mots  de  quatre  lettres  tels  que  la 
réunion  dans  l’ordre  donné  des  premières  et‘des 
dernières  lettres  de  chacun  d’eux  donne  les  noms 
de  deux  petits  oiseaux. 

1°  Où  l’on  cuit  le  pain. 

2°  Fleuve  d’Italie. 

3°  Ville  d’Italie  près  de  Gênes. 

4°  Forte  brise. 

5°  Arme  blanche. 

6°  Sous-préfecture  de  l’est  de  la  France. 

7°  Fer  battu  réduit  en  feuilles. 

8°  Pays  ayant  un  gouvernement. 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  UOT. 

I Question  d’étymologie  géographique. 

Les  autres  sommets  du  Massif  central  reçoivent  les  noms  de 
Puys,  de  Sucs,  de  Dômes  ; aucun  autre  n’est  désigné  sous 
celui  de  jilomb  qui  est  resté  longtemps  inexpliqué. 

Plom  en  vieux  français  désignait  le  pommeau  arrondi  de 
l’épée  (voir  Victor  Gay,  Glossaire  archéologique  au  mot  Epée, 
documents  do  1309  à 1386.)  Le  profil  arrondi  do  l'ancien  cône 
volcanique  du  Cantal  l’a  fait  comparer  à la  boule  aplatio  qui 
terminait  les  épées;  dans  une  vieille  charte,  citée  parM.  Antoine 
Thomas  dans  les  Annales  de  Géographie,  on  trouve  lo  pom  de 
Cantal,  ce  qui  ramène  facilement  h pomme  et  pommeau.  En 
tout  cas,  on  devrait  écrire  plom  et  non  plomb. 

II.  Question  de  langue  française. 

Le  vrai  nom  du  soc  que  nos  contemporaines  ont  remis  à la 
mode  et  qui  se  portait  déjà  sous  lo  Directoire  est,  non  pas 
ridicule,  mais  réticule  (même  racine  que  rêts,  filets),  petit  filet. 


Chez  les  Romains  le  réticulus  était  la  résille,  le  réseau  qui 
retenait  les  cheveux  des  femmes.  De  là,  le  nom  donné  aux 
sacs  de  nos  grand’môres,  lesquels  étnient  primitivement 
eu  filet. 

III.  Calembredaine. 

Le  pachyderme  qui  est  gai,  rit;  — qui  est  noceur,  noce;  — 
qui  est  batailleur,  rosse.  = Rhinocéros. 

IV.  Mots  sans  têtes. 

Trop  parler  nuit 
T — ordre 
r — ail 
o — thon 
p — eau 


Le  Gérant  : Maurice  TARDIEU. 


p — artisan 
a — dos 
r — assis 
1 — est 
e — pitre 
r — appel 


n — on 
u — ni 
i — lot 
t — race 


Toute  demande  de  changement  d’adresse  doit  être  accompagnée  d’une  des  dernières  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8°  année.  — N”  399. 


•10  centimes 


17  octobre  1896. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DLS  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L'ABONNEMENT  UN  AN,  SIX  FRANCS 

Part  <1  u l*r  de  chaque  mois 


Armand  COLIN  & C ",  éditeurs 

5,  rue  de  Méxières.  Pari** 


ETRANGER  • 7 fr.  — PARAIT  CHAQUE  SAMEDI 

Tous  droits  réservés. 


Histoire  d'un  honnête  garçon.  — A midi,  I on  se  mit  à déjeuner. 


542 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Histoire  d’un  honnête  garçon  e suite )'. 


Louis  avait  ouvert  un  portefeuille  qui  parais- 
sait suffisamment  garni  de  billets  de  banque; 
il  avait  atteint  une  bourse  d’argent  entre  les 
mailles  de  laquelle  scintillaient  des  pièces  d’or 
— on  aurait  dit  qu’il  se  faisait  un  jeu  d’exciter 
la  convoitise  du  pauvre  enfant,  — puis  tran- 
quillement, il  se  dirigea  vers  le  guichet. 

Jean  restait  cloué  à la  même  place.  Ce  ne 
fut  qu’ après  avoir  vu  le  voyageur  disparaître 
dans  les  salles  d’attente  où  il  ne  pouvait  le 
suivre,  après  avoir  entendu  son  ironique  adieu, 
qu’il  se  décida  à quitter  la  gare. 

Avec  la  tète  basse  et  la  démarche  affaissée 
de  ceux  qu’un  coup  violent,  inattendu  vient  de 
frapper  et  qui  ne  voient  plus  clair  dans  leur 
vie,  Jean  erra  longtemps  par  les  rues,  formant 
vingt  projets  aussitôt  abandonnés  que  conçus. 

Le  soir  pourtant,  au  moment  où  il  devait 
rentrer  chez  lut  sous  peine  d’inquiéter  sa  mère, 
il  prit  une  détermination  subite. 

— Demain,  se  dit-il,  j’irai  trouver  Louveau. 

Jean  se  met  à son  compte. 

Louveau  était  un  ami  de  M.  Aubry.  C’était 
chez  son  patron  que  Jean  l’avait  connu,  quand 
il  venait  au  magasin  faire  un  bout  de  causette 
en  fumant  sa  pipe.  Horloger  lui  aussi;  il  avait 
toujours  été  un  travailleur  actif,  exact,  labo- 
rieux, mais  non  pas  ce  qu’on  appelle  un  fin 
ouvrier.  Aussi  avait-il  depuis  longtemps  aban- 
donné les  ouvrages  minutieux  et  délicats  pour 
se  mettre  à la  camelote.  Il  confectionnait  des 
mouvements  de  réveils  et  de  coucous  destinés 
àl’exportation.  Et  Dieu  merci!  du  matin  jusqu’au 
soir  qu’il  travaillait  sans  relâche,  il  en  abattait 
de  l’ouvrage  ! 

Au  reste,  s’il  était  un  logis  où  la  devise  chère 
aux  Anglais  « Le  temps,  c'est  de  l'argent  » fût 
appréciée  et  observée,  c’était  bien  celui  de 
Louveau. 

A neuf  heures,  quand  Jean  arriva,  tout  était 
propre  et  rangé,  le  carreau  frotté,  les  meubles 
époussetés,  les  enfants  débarbouillés.  A côté 
de  l’établi  où  l’ouvrier  travaillait  depuis  long- 
temps déjà,  une  petite  Tille  de  cinq  à six  ans, 
assise  sur  une  chaise  basse,  défilait  un  vieux 
tricot  et  mettait  la  laine  à mesure  dans  un 
panier  posé  devant  elle.  A quelques  pas  de  là, 
une  autre,  un  peu  plus  grande,  ourlait  des 
mouchoirs.  Par  la  porte  grande  ouverte  de  la 
cuisine,  on  apercevait  une  troisième  fillette 
occupée  à repasser  du  linge. 

Et  le  joli  était  que  ces  enfants,  dont  la  plus 


vieille  n’avait  pas  douze  ans,  travaillaient,  sans 
ennui,  sans  fatigue  ni  dégoût.  On  babillait,  on 
riait,  mais  les  petites  mains  allaient  toujours. 
L’aîné  de  la  famille,  un  garçon  en  apprentis- 
sage chez  un  peintre-décorateur,  était  parti  à 
l'atelier  dès  le  matin,  et  la  mère  revenait  du 
marché  au  moment  où  Jean  arrivait. 

— Tiens!  le  petit  Harivel,  dit  l’ouvrier.  Quel 
bon  vent  t’amène,  mon  garçon?  C'est  Aubry 
qui  t’envoie  ? 

— .Monsieur  Aubry  ! s’écria  l’enfant  au  comble 
de  la  surprise;  mais  vous  ne  savez  donc  pas? 

Et  Tout-Petit  recommença  le  pénible  récit 
que,  depuis  trois  jours,  il  avait  déjà  tant  de 
foisrépété.  Les  Louveau  abasourdis  le  laissèrent 
aller  jusqu'au  bout  sans  l’interrompre. 

— Comment  veux-tu  que  je  sache  quelque 
chose?  demanda  l'ouvrier  quand  Jean  se  tut. 
J’ai  laissé  Aubry  samedi  soin  en  bonne  santé... 
En  bonne  santé  n’est  pas  le  mot,  puisqu'il  était 
toujours  dolent...,  mais  pas  plus  malade  que 
d’habitude,  au  moins;  et  depuis,  je  n'ai  pas 
entendu  parler  de  lui.  Sonfrèrene  m'aprévenu 
de  rien...;  il  n’y  a pourtant  pas  si  loin  de  la 
rue  Rochechouart  à la  Poterne  des  Poisson- 
niers... Quel  misérable  que  ce  Louis...!  AU!  il 
t’a  filouté  tes  outils?  Cela  ne  m'étonne  pas,  tu 
sais  : je  ne  l'ai  jamais  connu  qu'avec  do 
mauvais  penchants...  Gredin,  va!  voleur! 
fainéant! 

Louveau  avait  gardé  l’épithète  de  fainéant 
pour  la  fin  : aux  yeux  de  ce  travailleur  acharné, 
un  fainéant  était  le  dernier  des  êtres. 

— Et  maintenant,  que  comptes-tu  faire?  de- 
manda l’ouvrier  quand  il  eut  fini  d’exhaler 
sa  bile  contre  les  paresseux  en-général  et  Louis 
Aubry  en  particulier. 

— Voici,  monsieur  Louveau,  répondit  l’enfant 
avec  un  peu  d’embarras  : j’étais  venu  vous 
trouver  parce  que  je  sais  que  vous  êtes  consi- 
déré dans  la  maison  qui  vous  emploie,  et  je 
voulais  vous  demander  si  vous  ne  pourriez  pas 
me  procurer  de  l’ouvrage.  Il  y a à peine  deux 
ans  que  je  travaille;  n’importe  où  j'entrerai,  on 
ne  me  payera  pas...  Les  derniers  temps,  le 
patron  me  donnait  dix  francs  par  semaine, 
vous  savez...  j’aurais  voulu  trouver  l'équi- 
valent. 

Louveau  se  gratta  la  têteau-dessus  de  l'oreille 
avec  un  air  embarrassé  et  glissa  à sa  femme 
uii  regard  interrogateur. 

— Bien  .sûr,  mon  garçon,  fit  celle-ci  en 
manièrede  réponse,  qne  mon  mari netelaissera 
pas  dans  l’embarras.  Quand  ce  ne  serait  qu'en 


i.  Voir  lo  n°  398  du  Petit  Français  illustré,  p.  330. 


HISTOIRE  D'UN  HONNÊTE  GARÇON 


543 


souvenir  de  ce  pauvre  Aubry  qui  t’aimait  comme 
si  lu  avais  été  de  sa  famille. 

— Pour  de  l'ouvrage,  dit  Louveau  fort  de 
l'approbation  de  sa  femme,  j'en  aurai  certai- 
nement autant  que  j'en  voudrai.  Il  y a même 
longtemps  que  j'aurais  pu  avoir  une  entreprise 
et  occuper  des  ouvriers.  Mais  quoi...  ? Avoir 
des  raisons  pour  de  l’ouvrage  mal  fait  ou  livré 
en  retard..  , ce  n'est  pas  la  peine.  Je  gagne 
bien  ma  vie  et  celle  de  la  nichée  ; j'aime  mieux 
me  contenter  de  ce  que  j'ai  que  de  m'exposer 
à mécontenter  le  patron...  Avec  toi  c'est  autre 
chose,  je  suis  sûr  que  tu  ne  me  causeras  pas 
d’ennuis,  si  je  me  lie  à ce  que  disait 

ton  pauvre  patron. 

— Oh!  soyez  tranquille  mon- 
sieur Louveau. 

L'ouvrier  serra  la  main  que  le 
garçon  lui  tendait  en  signe  de  re- 
connaissance. 

— C’est  entendu,  dit-il;  tu  vas 
rester  avec  moi  trois  ou  quatre 
jours...  la  Un  de  la  semaine,  tiens  ; 
car,  si  peu  difficile  que  soit  un 
ouvrage,  encore  faut-il  savoir  le 
faire,  et  samedi  soir  je  rapporterai 
de  la  besogne  pour  deux...  Allons, 
mon  garçon,  au  travail  ; tu  déjeu- 
neras avec  nous  sans  façon. 

Jean  ne  se  le  fit  pas  dire  deux 
fois.  Heureux  de  voir  les  choses  si 
bien  s’arranger,  il  se  mit  à travailler 
au  milieu  du  babil  et  des  éclats  de 
gaîté  des  enfants,  que  leur  appli- 
cation et  leur  docilité  n’empê- 
chaient pas  d'être  de  joyeuses 
fillettes. 

A midi,  la  maman  posa  sur  la  table  un  jour- 
nal déplié  en  guise  de  nappe  et  l’on  se  mit  à 
déjeuner.  Chacun  eut  un  œuf  dur,  une  tartine  de 
pâté  de  foie  et  une  poignée  de  cerises.  Le  pre- 
mier repas  se  faisait  toujours  ainsi  sur  le 
pouce  : comme  cela,  pas  de  feu  à allumer,  pas 
de  cuisine  à faire,  pas  de  vaisselle  à laver.  Éco- 
nomie de  temps  pour  l’employer  au  travail  : 
tel  était  le  rêve  de  tous  les  membres,  petits  et 
grands,  de  la  famiUe  Louveau. 

Quand  tout  fut  en  ordre,  M”  Louveau  mit 
dans  un  panier  des  bas  à repriser,  une  pelote 
de  coton,  son  dé  et  ses  ciseaux. 

— En  route,  mes  enfants,  dit-elle;  venez 
vous  dégourdir  les  jambes. 

Le  temps  de  prendre  des  cerceaux  et  une 
corde  à sauter,  les  petites  étaient  déjà  parties. 

— C’est  jeudi,  expliqua  le  père,  on  ne  peut 
pas  les  tenir  à la  chambre  toute  la  journée  : 
elles  sont  déjà  si  raisonnables!  Alors  la  maman 
les  emmène  jouer  aux  fortifications,  et,  tout  en 
les  surveillant,  elle  coud,  elle  raccommode... 
elle  s’occupe,  enfin...  C’est  une  brave  femme, 


vois- tu,  Jean,  courageuse,  rangée,  propre  comme 
pas  une  et  point  coquette...  Si  toutes  les  ména- 
gères lui  ressemblaient,  les  ouvriers  n’endu- 
reraient pas  tant  de  misère! 

Et  en  avant!  le  tour,  les  limes,  les  tarauds 
marchèrent  sans  arrêter  jusqu’à  ce  que,  le  soir 
venu,  la  maman  vint  appeler  les  travailleurs  a 
la  soupe. 

— Mon  garçon,  dit  Louveau  à la  fin  de  la 
semaine,  tu  en  sais  autant  que  moi  sur  les 
réveils  et  les  coucous.  Je  dirai  même  que  tu 
travailles  trop  bien  pour  des  articles  de 
commission.  Que  tu  t’y  mettes  un  moment 
afin  de  sortir  d’embarras,  bon  ! 
mais  dès  que  tu  te  trouveras 


« J’aurais  voulu  d'autrrs  outils  pour  travailler.  » 

avoir  un  peu  d'avance,  reprends  l'horlogerie 
sérieuse,  crois-moi.  Aubry  disait  qu’il  y avait 
en  toi  l’étoffe  d’un  fin  ouvrier,  et  Aubry  s’v 
connaissait...  Mais  au  fait,  puisque  ce  filou  t’a 
vendu  ton  établi,  comment  vas-tu  t’y  pren- 
dre? Je  sais  bien  que  tu  n’as  pas  besoin  d'un 
outiUage  complet,  mais  il  te  faut  au  moins  un 
tour,  un  étau,  des  limes... 

Louveau  touchait  là  au  point  sensible  pour 
l’enfant.  Il  avait  presque  espéré  que  Louveau  le 
garderait  à travaiUer  chez  lui,  et  peut-être 
l’ouvrier  y aurait-il  consenti  si  Jean  le  lui  avait 
demandé  ; mais  il  eut  la  discrétion  de  ne  pas  le 
faire.  Il  avait  du  travail,  c’était  beaucoup  déjà, 
il  verrait  à s’arranger  pour  le  reste.  Ce  fut  avec 
l'air  de  quelqu’un  parfaitement  sûr  de  soi  qu’il 
répondit  : 

— Ne  vous  Inquiétez  pas,  monsieur  Louveau, 
vous  aurez  vos  mouvements  samedi. 

L’enfant  avait  en  tête  un  projet  : projet  hardi 
pour  lui  si  timide,  si  réservé.  Il  s’agissait  d'aller 
au  Réveil-Matin,  un  magasin  de  fournitures 
d’horlogerie  où  ilavail  souvent  fait  des  emplettes 


544 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


soit  pour  le  compte  de  son  patron,  soit  pour 
son  propre  compte,  et  d'y  demander  crédit. 

Le  cœur  lui  battait  à l'idée  de  cette  démarche, 
mais  il  avait  grande  envie  de  se  suffire  et  de 
venir  en  aide  à sa  mère  : cela  lui  donnait  du  cou- 
rage. Après  bien  des  hésitations,  bien  des  argu- 
ments pour  et  contre,  fort  de  l’approbation  de 
M.  Thourger,  auquel  il  avait  demandé  conseil, 
il  se  mit  en  route  pour  le  quartier  du  Marais. 

Arrivé  au  Réveil-Malin,  il  passa  plusieurs  fois 
devant  la  porte  sans  oser  l’ouvrir;  mais,  à la 
lin.  honteux  de  son  manque  d’énergie,  il  se 
décida  à tourner  le  bec-do-cane  et  à entrer. 

Dans  la  boutique,  plusieurs  employés  étaient 
occupés  à servir  des  clients.  Un  vieux  monsieur, 
coiffé  d’un  antique  bonnet  grec  eu  velours  noir, 
écrivait  à la  caisse.  Près  de  lui,  le  fils  du  patron, 
élégant  et  soigné,  lisait  des  lettres  qu'il  passait 
ensuite  à son  voisin  en  les  commentant. 

— Vous  désirez,  jeune  homme?  demanda  un 
commis  qui  pour  le  momentn'était  pas  occupé. 

— Je  voudrais  parler  au  patron,  articula  péni- 
blement le  pauvre  Tout-Petit. 

L’employé  jeta  un  coup  d’œil  du  côté  de  la 
caisse,  et  le  jeune  homme  aux  lettres,  après 
avoir  levé  la  tête  pour  voir  ce  qui  se  passait, 
se  tourna  vers  le  vieux  : 

— Voyez  donc  ce  que  c'est,  Rémy. 

— Approchez,  mon  garçon,  dit  le  caissier. 

Jean  avança  en  tremblant. 

— Monsieur,  dit-il  d’une  voix  mal  assurée, 
je  suis  venu  ici  assez  souvent  pour  acheter  des 
fournitures  et  des  instruments,  soit  pour  moi, 
soit  pour  mon  patron... 

— En  effet,  mon  ami,  je  crois  vous  recon- 
naître, fit  le  vieux  Rémy  en  regardant  l’enfant 
à travers  ses  lunettes. 

— ...  Mes  outils,  à moi,  étaient  chez  mon 
patron.  II...  il  est  mort...  subitement  et  son 
frère,  son  unique  héritier,  est  parti  en  les 


emportant...  J'ai  été  chez  le  commissaire  pour 
me  plaindre;  il  m'a  été  répondu  que  je  n'avais 
aucun  recours  contre  le  voleur,  parce  que  je 
ne  pouvais  faire  preuve  de  possession... 

Jean  s'arrêta  à bout  de  salive,  u'osant  conti- 
nuer Le  jeune  patron,  avait  cessé  de  lire  ses 
lettres  pour  l'écouter.  Il  n’y  avait  pas,  à ce 
moment,  de  clients  à servir,  et  les  employés, 
prêtant  l’oreille  pour  mieux  entendre,  avaient 
cessé  leur  petit  train-train  : l’enfant  se  sentait 
profondément  intimidé  par  le  silence  qui  se 
faisait  autour  de  lui. 

Le  caissier,  imperturbable,  attendait  la  conclu- 
sion. Voyant  qu’elle  ne  venait  pas  : 

— Très  bien,  mon  ami,  dit-il  avec  le  plus 
grand  calme.  Cela  est  très  fâcheux  pour  vous, 
mais...  que  voulez-vous  que  j’y  fasse? 

Le  pauvre  Jean,  décontenancé,  allait  se 
diriger  vers  la  porte;  un  sourire  encourageant 
du  jeune  patron  le  retint. 

— Monsieur,  contiuua-t-il  d'une  voix  hési- 
tante, j’aurais  voulu  d’autres  outils  pour  tra- 
vailler : j’ai  de  l’ouvrage,  mais  je  n’ai  pas 
d'argent  pour  payer. 

— Ah  ! vous  n’avez  pas  d'argent  pour  payer.. . 
Vous  demandez  crédit,  à ce  que  je  crois 
comprendre? 

— Oui,  monsieur,  s’il  vous  plaît...  un  crédit 
de  huit  jours. 

Avez-vous,  tout  au  moins,  quelqu’un  qui 
réponde  pour  vous?  Vous  demeurez  chez  vos 
parents,  je  suppose  ? 

— Je  demeure  avec  maman  qui  est  veuve. 

— Et  que  fait-elle,  votre  maman? 

— Elle  est  lingère,  monsieur. 

— Lingère  établie?...  ou  ouvrière  lingère? 

— Elle  travaille  chez  nous  pour  un  magasin  ; 
et  aussi  pour  des  bourgeois...  quand  elle  trouve. 


I.c  tzar  et  la  chemise.  — Un  tzar,  se 
sentant  malade,  dit  : « Je  donnerai  la  moitié  de 
mon  empire  à qui  me  guérira.  » 

Les  savants  se  concertèrent  pour  guérir  le 
tzar,  mais  ils  ne  trouvèrent  aucun  moyen. 
Cependant  l’un  d’entre  eux  dit  : 

— Si  l’on  peut  trouver  sur  terre  un  homme 
heureux,  qu’on  lui  enlève  sa  chemise,  que  le 
tzar  la  mette,  et  il  sera  guéri. 

Le  tzar  fit  rechercher  dans  le  monde  un 
homme  heureux;  ses  envoyés  se  répandirent 
dans  tout  l’empire,  mais  il  ne  trouvèrent  pas 
un  homme  qui  se  déclarât  satisfait. 

L’un  était  riche,  mais  malade;  l’autre  bien 
portant,  mais  pauvre;  celui-là,  riche  et  bien 


portant,  se  plaignait  de  sa  femme.  Tous  dési- 
raient quelque  chose. 

Un  soir,  le  fils  du  tzar,  passant  devant  une 
pauvre  demeure,  entendit  quelqu’un  s’écrier  : 
« Grâce  à Dieu,  j'ai  bien  travaillé,  bien  mangé, 
je  vais  bien  dormir;  que  me  manque- t-il?  » 

Le  fils  du  tzar,  rempli  de  joie,  ordonna  qu’on 
allât  enlever  la  chemise  de  cet  homme  en 
échange  de  tout  l'argent  qu'il  exigerait. 

Les  envoyés  so  rendirent  chez  cet  homme 
heureux  pour  lui  enlever  sa  chemise. 

Mais  l'homme  était  si  pauvre  qu’il  n’avait 
pas  de  chemise. 

(Traduit  du  russe,  de  Tolstoï). 


AU  PAYS  RUSSE 


545 


Au  pays  russe. 


La  rue  à Moscou. 

La  rue  moscovite  a un  aspect  débonnaire  et 
bon  enfant  : elle  me  fait  involontairement  pen- 
ser à un  visage  de  gamin  barbouillé.  J’y  suis 
frappé  surtout  par  l’attitude  conciliante  des 
sergents  de  ville;  je  ne  m’étais  pas  attendu  à 
trouver  si  peu  rébarbatifs  ces  représentants  de 
la  police  la  plus  soupçonneuse  et  la  plus  gros- 


sière et  de  crottin  de  cheval.  Tranquillement, 
il  s’essuie,  sans  un  geste  de  colère,  tout  en  regar- 
dant la  voiture  disparaître  au  loin.  — « Svinil  » 
(les  c...  !)  dit  quelqu'un  en  passant  près  de  l’a- 
gent pour  traverser  la  rue.  — Ça  ne  fait  rien! 
nitchévo!  » répondit  celui-ci  avec  un  sourire. 

Une  autre  fois,  passant,  un  dimanche  de 
novembre,  près  du  Dévitclié  Polie,  j’aperçus  un 
homme  du  peuple  qui  marchait  à grands  pas. 


La  place  Rouge,  à Moscou 


sière  de  l'Europe.  Nous  sommes  devenus  fami- 
liers, et  maintes  fois  j'ai  pu  observer  leur 
longanimité.  Voici  une  scène  que  je  revois  en- 
core, dans  une  grande  rue  droite  : un  sergent 
de  ville,  jeune  et  bel  homme,  vient  de  prendre 
son  service;  c'est  dimanche;  il  est  tiré  à quatre 
épingles,  rasé  de  frais,  avec  la  moustache  rele- 
vée au  fer.  Une  voiture  à deux  chevaux,  munie 
de  ces  roues  en  caoutchouc  qui  lancent  la  boue 
jusqu’au  premier  étage,  arrive  tout  là-bas,  à un 
train  d’enfer,  si  vite  que  plusieurs  passants 
s'arrêtent  à la  regarder.  La  voiture  approche, 
elle  est  là,  elle  a passé,  lançant  un  double  jet 
boueux;  le  sergent  de  ville  a été  inondé  du  haut 
en  bas  : son  manteau  ruisselle,  et  son  visage 
est  criblé  d’une  boue  jaunâtre  faite  de  pous- 


vêtu  seulement  d'un  pantalon,  le  torse  nu, 
malgré  le  froid  : il  était  ivre.  .Un  camarade  qui 
courait  après  lui  voulut  lui  donner  son  paletot, 
mais  l’ivrogne  n’en  voulut  pas  et  le  jeta  à terre. 
11  allait  traverser  l'allée;  un  sergent  de  ville 
l'aperçut;  sans  hâte,  il  vint  au-devant  de  lui,  et, 
doucement,  sans  gestes  et  sans  éclats  de  voix, 
lui  adressa  la  parole.  Au  bout  d’un  instant, 
l’homme  ivre  tendit  la  main  au  camarade  qui 
s'était  rapproché,  remit  sa  chemise,  son  paletot 
et  sa  casquette,  et  s’en  alla...  Chez  nous,  on  eût 
sans  doute  saisi  le  malheureux,  on  l’eût  bruta- 
lement conduit  au  poste,  meurtri  par  la  pression 
de  poignes  exaspérées  sur  la  chair  nue. 

Ces  bons  sergents  de  ville  sont,  en  général, 
les  fonctionnaires  les  plus  doux  de  la  police 


546 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


russe.  Le  plus  infime  gratte-papier  dans  un  | 
commissariat  est  Lien  autrement  grossier  et  i 
brutal  que  ces  moujiks  eu  uniforme.  Ceux-ci 
sont  polis,  affables,  prêts  à rendre  un  service, 
ils  se  tiennent  toujours  au  milieu  des  rues. 
Aux  carrefours,  ils  se  dressent  comme  des 
bornes,  que  les  cochers,  sous  peiue  d'amende, 
doivent  contourner. 

Pas  d’élégance  dans  la  rue,  le  climat  s'y 
oppose.  Les  pieds  des  passants  sont  emprison- 
nés de  caoutchoucs,  ou,  s'il  y a de  la  neige, 
enfouis  dans  d'informes  et  chaudes  bottes  en 
feutre;  les  corps  disparaissent  dans  des  man- 
teaux amples,  sans  forme,  mais  chauds,  qui 
touchent  presque  à terre  et  se  boutonnent  sous 
le  menton.  Hommes  et  femmes  sont  coiffés  de 
toques.  Assurément,  la  toque  peut  être  en 
astrakhan  Qn  ou  en  fourrure  choisie,  et  valoir 
cent  ou  deux  cents  francs;  mais  eii  passant  on 
ne  la  distingue  point.  Il  en  est  de  même  pour 
les  fourrures,  qui  sont  tournées  à l’intérieur, 
ou  bien  pour  les  cols,  qui  sont  relevés.  Ajoutez 
que  les  Russes  n'aiment  pas  aller  à pied,  que 
les  fiacres  sont  bon  marché,  et  qu’une  aisance 
moyenne  vous  permet  cheval  et  voiture. 

Les  trottoirs  sont  bordés  de  bornes  en  pierre 
destinées,  lorsque  la  neige  exhausse  la  chaussée, 
à protéger  les  piétons  contre  les  traîneaux  qui 
fout  parfois,  de  biais,  d’involontaires  glissades. 
Ces  trottoirs  sont  très  élevés;  de  plus,  ils  sont 
étroits.  Le  trottoir  n’est  pas  ici  un  lieu  de  pro- 
menade et  de  bavardage,  c'est  seulement  un 
moyen  de  communication.  D’ailleurs,  quand  il 
fait  froid,  on  n'aime  pas  plus  parler  que  fumer 
dehors  : le  contact  de  l'air  glacé  avec  l’arrière- 
gorge  est  aussi  désagréable  que  dangereux.  La 
rue  est  donc  faite  pour  se  rendre  d'un  endroit  à 
un  autre  et  non  pas  pour  s'y  attarder,  pour  voir 
ou  être  vu.  Les  étalages,  sauf  dans  deux  ou  trois 
rues,  sont  rudimentaires  et  ne  tirent  pas  l'oeil. 
C'est  même  une  coquetterie  de  certaines  grosses 
maisons  de  manier  des  articles  précieux  dans 
des  magasins  nus,  sans  apparence.  Les  bou- 
tiques les  plus  élégantes,  dans  les  rues  ordi- 
naires, sont  celles  des  pharmaciens  et  des 
boulangers  — le  pain  de  Moscou  est  célèbre; 
quant  aux  boucheries,  béantes  sur  la  rue,  avec 
leurs  viandes  ouvertes  dans  la  peau,  ou  étalées 
sur  des  tables,  sans  apprêt,  sans  soin,  elles  sont 
répugnantes. 

Une  rue  de  Londres  est  bruissante  d'affaire- 
ment, de  gens  pressés  qui  vous  croisent  ou 
vous  dépassent,  indifférents.  Une  rue  de  Paris 
est  animée  sans  hâte,  active  sans  bousculade, 
élégante  sans  tapage.  Une  rue  de  Berlin  est 
il  une  propreté  minutieuse  qui,  dans  certains 
quartiers,  fait  presque  mal,  parce  qu'un  chien 
qui  liasse  ou  un  ouvrier  en  chapeau  défoncé  y 
font  tache;  en  outre,  elle  est  si  large  qu’elle  ne  i 
paraît  jamais  remplie.  Une  rue  de  Moscou  n’est  j 


I ni  active,  ni  élégante,  ni  propre  ; elle  a uue  vie 
i paisible,  avec  de  petits  véhicules,  fiacres  ou  traî- 
neaux, et  des  files  de  chariots,  interminables  et 
lentes,  qui  semblent  des  déménagements  rési- 
gnés d’on  ne  sait  quels  inépuisables  magasins. 
C'est  assurément  la  plus  aimable  des  rues  que 
je  connaisse  en  Europe. 

Je  descends  parfois  jusqu'à  la  Moskova,  par 
des  rues  peuplées  de  misérables  bouges,  mai- 
sons d’un  blanc  sale,  où  les  fenêtres  font  des 
trous  noirs.  Arrivé  près  du  pont  de  Borodino, 
je  me  retourne,  et  je  contemple  le  panorama 
blanc  et  vert  qui  s'étage  au-dessus  delà  rivière. 
Les  teintes  du  soir,  reflétées  par  l’eau,  sont 
infiniment  tendres;  du  bleu  doux,  puis  du  gris 
clair,  puis  du  lilas,  tendu  en  écharpe  autour 
de  l'horizon.  La  rive  d’en  face  semble  très 
escarpée;  quelques  arbres  et  des  buissons  y 
ont  poussé,  et,  sur  la  pente  raide,  presque  à 
pic,  de  petites  maisonnettes  aux  toits  plats 
peinturlurés  de  vert  se  sont  cramponnées.  A 
certains  jours,  ici,  vers  l'heure  du  crépuscule, 
tout  se  tait.  Les  laveuses  ont  plié  leur  linge; 
les  dragons,  là-bas,  sur  la  rive,  ont  fini  de 
panser  leurs  chevaux,  et,  sous  les  rayons 
obliques,  délicatement  tamisés,  que  jette  le 
dernier  regard  du  soleil  couchant,  toutes  ces 
verdures,  toutes  ces  blancheurs,  cestons  neutres 
de  la  berge  et  ces  étincellements  des  coupoles 
saintes,  se  mêlent  dans  une  adorable  paix, 
comme  dans  une  religieuse  attente  de  la  nuit. 

Le  Khilrove-rynolt  est  la  Cour  des  miracles 
de  Moscou  ; il  occupe  tout  un  quartier.  Phy- 
sionomie à part,  les  misérables  sont  là  chez 
eux;  on  ne  les  loge  pas  gratis,  ils  payent  leur 
coin  de  planche  ; aussi  sont-ils  tranquilles,  la 
tête  haute.  J’ai  fait  chez  eux  bien  des  excur- 
sions; d’abord,  avec  le  médecin  municipal, 
puis,  m'enhardissant,  tout  seul,  avec  mon 
appareil  de  photographie.  Des  Russes  m’avaient 
détourné  de  ce  projet,  et,  la  première  fois, 
j'étais  ému.  Jamais,  pourtant,  malgré  mon 
accent  étranger,  on  ne  m'a  bousculé  ni  insulté; 
deux  fois  même,  dans  des  salles  où  je  causais, 
on  a expulsé  des  ivrognes  qui  me  gênaient. 

C'est  un  incroyable  entrelacis  de  chambres 
poussiéreuses  et  infectes,  où  se  pressent  les 
types  les  plus  divers  : depuis  le  voleur  jusqu'au 
travailleur  régulier,  tombé  là  un  soir  d’ivresse, 
et  qui  reste  parce  qu’il  s'y  trouve  bien  et  s'y 
sent  libre.  On  rit,  ou  chante,  on  fume,  on  dis- 
cute, mais  on  travaille  aussi  à toutes  sortes 
de  métiers  et  à de  bizarres  rafistolages.  En 
somme,  c’est  une  impression  de  misère,  mais 
de  misère  acceptée  avec  résignation,  sans  pen- 
chement  de  tête,  comme  sans  révolte;  et  puis, 
une  superbe  insouciance,  qui  fait  ces  hommes 
aussi  fiers  de  leur  place  de  nuit  sur  la  planche 
louée  deux  sous,  qu’ils  le  seraient  d’une  maison 
i possédée  par  eux  seuls.  J.  L. 


AU  PAYS  RUSSE  547 


548 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


Le  roi  des  jongleurs  (Suite)'. 


Un  joli  buisson  sur  le  bord  d'un  ruisseau  qui 
chantait  en  se  dirigeant  vers  la  Seine,  dont 
le  ruban  d'argent  s'apercevait  au  loin,  tenta 
le  jeune  Picoiet.  La  journée  promettait  d’être 
superbe,  l'air  était  doux  et  tiède.  Jelian  s'assit 
sur  un  tapis  de  marguerites,  le  dos  au  soleil,  et 
développa  le  capuchon  qui  lui  servait  de  bissac. 

— Il  y a bien  maintenant  trois  lieues  entre 
les  murailles  de  Montaigu  et  moi,  j’ai  gagné 
mon  déjeuner, dit-il;  entamons-donc  le  hareng 
du  matin...  Ah  ! un  instant,  prends-le  les  yeux 
fermés,  Jehan,  je  te  connais,  tu  choisirais  le 
plus  gros... 

Jelian  ayant  pris  un  hareng  au  hasard  et 
remis  soigneusement  les  autres  dans  le  capu- 
chon pour  éviter  toute  tentation  tira  son 
couteau  et  se  mit  à manger  le  plus  lentement 
possible. 

— Oh  ! le  bon  soleil  qui  me  chauffe  le  dos  I 
oh  ! la  bonne  odeur  des  prés  qui  se  mêle  à celle 
de  mon  hareng!  oh!  le  ramage  des  petits 
oiseaux!  Que  l'on  est  bien  ici,  quelle  douceur 
de  vivre!  Vrai,  ce  hareng  me  paraît  délicieux... 
bien  meilleur  que  ceux  de  vendredi  dernier  à 
Montaigu  1 Je  me  sens  aussi  joyeux  et  aussi 
tranquille  que  si  j'avais  une  cinquantaine 
d’écus  d'or  dans  mon  escarcelle...  Et  je  n’ai 
même  pas  d'escarcelle  i...  mais  à propos,  où 
coucherai-je  ce  soir,  puisque  je  n’ai  pas  un  sol 
pour  payer  mon  hébergement?  Je  n’y  pensais 
pas!...  Une  bonne  meule  de  foin,  il  paraît  que 
c’est  chaud  et  doux,...  oui,  mais  il  n’y  a pas  de 
meules  en  cette  saison.  Bah!  nous  verrons  ce 
soir  à trouver  quelque  grange  ou  quelque 
cabane  abandonnée  qui  m’offrira  l’hospitalité 
sans  rétribution... 

L’eau  du  ruisseau  était  limpide  et  fraîche, 
Jehan  y but  à larges  traits,  puis  s'offrit  comme 
dessert  une  de  ses  deux  carottes.  Sa  pensée  se 
porta  un  instant  vers  son  oncle  de  la  Lamproie, 
et  vers  la  grande  cuisine  où  fonctionnaient 
broches  et  lèchefrites  dans  le  si  réjouissant 
parfum  des  sauces,  mais  il  se  hâta  d’entraîner 
son  esprit  ailleurs  en  proclamant  qu'il  n'avait 
jamais  si  bien  déjeuné  qu’avec  ce  hareng  et 
cette  carotte. 

Il  s’allongea  ensuite  sur  l’herbe,  la  tète  dans 
une  couronne  de  pâquerettes,  et  rêva  en  suivant 
la  course  des  petits  nuages  blancs  dans  le  bleu 
du  ciel.  Après  trois  quarts  d’heure  environ 
ainsi  passés  à faire  la  sieste,  il  lui  parut  que 
l'instant  était  venu  de  se  remettre  en  marche. 
Une  paysanne  qui  passait,  le  voyant  se  dresser 
subitement  parmi  les  buissons,  fit  un  sursaut 


de  frayeur  et  tourna  comme  si  elle  allait  se 
sauver. 

— Hé!  bonne  femme!  cria  Jehan,  je  vous 
fais  donc  peur?  Je  ne  suis  point  un  loup  ni  un 
brigand,  que  je  sache  ! Je  suis  un  voyageur  qui 
voudrait  savoir  ou  mène  cette  route  ; pouvez- 
vous  me  le  dire? 

La  bonne  femme  examina  un  instant  Jehan, 
puis,  rassurée,  s’arrêta  au  milieu  du  chemin  : 

— Vous  avez  l’air  d’un  honnête  garçon,  on 
peut  vous  répondre,  fit-elle;  cette  route  mène 
à Juvisy,  qui  n'est  plus  très  loin,  et  à la  ville 
de  Corbeil  ensuite.  Je  vous  avais  pris  pour 
quelque  malandrin  comme  il  y en  a trop,  mais 
je  vois  que  je  me  trompais...  Et  où  allez-vous  ? 

— Je  vais  à Corbeil,  puisque  cette  route  y 
mène. 

La  femme  hocha  la  tête. 

— Faites  attention  aux  mauvaises  rencontres, 
alors  ; les  temps  sont  durs,  il  y a bien  des 
soudards  par  les  champs. 

— Quels  soudards  ? 

— Est-ce  que  l’on  sait  ! Tantôt  des  bandes  qui 
se  disent  au  due  de  Bourgogne,  tantôt  d’autres 
qui  tiennent  pour  le  comte  d' Armagnac  et  les 
enfants  du  défunt  duc  d’Orléans,  tué  à Paris 
l’année  du  grand  hiver!...  Mais  qu’ils  marchent 
pour  l’un  ou  pour  l’autre,  c’est  toujours  sur  le 
pauvre  paysan  qu’ils  piétinent...  Et  tenez, 
voyez-vous  ça,  là-bas? 

— Quoi  donc? 

Jehan  regarda  dans  la  direction  qu’indiquait 
la  paysanne  et  vit  dans  le  ciel  une  haute 
colonne  de  fumée  noirâtre  qu'il  s’étonna  de 
n’avoir  pas  aperçue  plus  tôt. 

— Ça,  c’est  un  hameau  du  côté  de  Palaiseau, 
que  des  routiers  ont  brûlé  cette  nuit,  à ce 
qu’il  paraît...  Et  tout  de  suite  des  gens  d'armes 
qui  tiennent  garnison  à ce  grand  château,  là 
sur  la  gauche,  à deux  petites  lieues,  sont  montés 
à cheval  pour  leur  courir  sus. 

— Quel  est  ce  château?  Que  de  tours  et  de 
tourelles  sur  la  colline,  sous  ce  donjon  tout  en 
haut  ! 

— C’est  Morltlhéry,  qui  est  au  roi,  ou  peut-être 
au  duc  de  Bourgogne...  Est-ce  qu’on  sait...? Ces 
gens  d’armes  ont  passé  dans  notre  village  à 
l’aube,  cherchant  les  routiers... 

— Puissent-ils  les  trouver  et  leur  passer  sur 
le  corps!... 

— S’ils  ne  s’entendent  avec  eux  pour  le 
partage  du  butin!  En  attendant  ils  nous  ont 
pris  nos  oies...  Tâchez  de  ne  rencontrer  ni  les 
uns  ni  les  autres. 


1 Voir  le  n°  398  du  Petit  Français  illustre,  p.  837. 


LE  ROI  DES  JONGLEURS 


549 


Jehan  remercia  la  bonne  femme  et  se  remit 
en  route,  un  peu  moins  gaiement  qu’aupa- 
ravant,  et  l’œil  au  guet,  pour  tâcher  d'éviter  les 
mauvaises  rencontres.  Il  serrait  soigneusement 
sous  6on  bras  le  capuchon  contenant  toute  sa 
fortune  et  brandissait  son  bâton  d’un  air 
belliqueux,  quoique  tout  prêt  cependant  en  cas 
d’alerte  à confier  à ses  bonnes  jambes  le  soin 
de  son  salut. 

Peu  à peu,  comme  la  campagne  restait  fort 
tranquille  et  que  nulle  bande  armée  n’apparais- 
sait, comme  la  fumée  de  Palaiseau  diminuait 
dans  le  lointain,  1 allégresse  revint  au  cœur  du 
jeune  homme  et  il  se  re- 
mit à siffler  insoucieuse- 
ment en  faisant  tourner 
son  bâton. 

Le  temps  était  si  beau  ! 

C’était  de  la  joie  qui  tom- 
bait du  ciel  avec  les  rayons 
du  soleil.  Était-il  possible 
que  desgensde  guerre  s'en 
vinssent,  sur  cette  gaîté 
de  la  nature,  jeter  le  sang 
des  meurtres  et  la  flamme 
des  incendies  ! 

A gauche,  de  bleuâtres 
coteaux  s’élevaient  au- 
dessus  de  la  Seine,  par- 
semés de  maisons  blan- 
ches où  pointaient  quel- 
ques tourelles  çà  et  là,  le 
long  des  pentes  couvertes 
de  vignes;  à droite  la 
plaine  s'allongeait  à perte 
de  vue,  mamelonnée  et 
boisée  dans  le  fond,  avec 
des  villages  nombreux,  de 
grosses  fermes,  des  ab- 
bayes, des  châteaux,  que 
le  fier  Monllhéry,  hérissé 
de  tours  et  de  tourelles 
étagées  sur  l’abrupte  dé- 
clivité de  son  piédestal,  contemplait  en  domi- 
nateur. 

Jehan  arriva  vers  deux  heures  de  l’après- 
midi  à Corbeil  sans  avoir  fait  de  mauvaises 
rencontres  Au  loin,  sur  sa  droite,  il  avait  vu 
dans  les  plaines  passer  comme  une  troupe  en 
marche.  Ce  devaient  être  les  gens  d'armes  de 
Montlhéry  rentrant  au  château  Les  villages 
qu’il  traversa  étaient  tranquilles,  les  gens 
travaillaient  aux  champs,  les  bergers  gardaient 
leurs  moutons  dans  la  plaine  comme  si,  à 
quelques  lieues,  la  guerre  et  le  brigandage 
n'avaient  point  cette  nuit  même  promené  leurs 
violences. 

— Une  ville!  se  dit  Jehan  en  arrivant  à la 
porte  du  pont  de  Corbeil,  je  vais  passer  ici  le 


reste  delà  journée  et  quand  la  nuit  tombera,  je 
m'en  irai  à la  recherche  d’un  gite  dans  quelque 
hangar  des  faubourgs  ou  du  premier  village 
que  je  rencontrerai...  D'ici  là,  en  bâillant  aux 
corneilles  par  les  rues,  peut-être  aurai-je  quel- 
que aubaine,  ou  trouverai-je  l’occasion  que  je 
cherche  de  gagner  honnêtement  ma  vie. 

Après  s'être  accordé  une  demi-heure  de 
repos,  couché  sur  la  berge  de  la  Seine,  à regarder 
par  dessus  les  remparts  de  Corbeil  les  clochers 
de  ses  cinq  églises  s'effiler  dans  le  ciel,  Jehan, 
qui  n'était  plus  fatigué,  entra  dans  la  ville  et  se 
mit  à flâner  çà  et  là,  allant  visiter  les  églises 
Notre-Dame,  Saint-Jean- 
en-l'Isle,  Saint-Jean-de- 
l'Ermitage,  Samt-Guénault 
et  Saint-Spire  et,  après  ses 
dévotions  faites,  s’effor- 
çant d'entrer  en  conver- 
sation avec  les  gens  ren- 
contrés sur  les  places, 
pour  tâcher  de  découvrir 
cette  occasion  qu’il  cher- 
chait. 

Jehan  battit  les  rues  de 
la  ville  pendant  deux 
heures,  considéra  longue- 
ment les  monuments,  les 
maisons  et  les  gens,  ba- 
varda un  peu  au  seuil  des 
boutiques,  mais  ne  vit  rien 
pour  lui  dans  le  pays.  11 
lie  perdit  pas  tout  à fait 
son  temps;  comme  il  con- 
sidérait en  passant  la  cha- 
pelle d'un  petit  couvent 
de  Cordeliers  proche  le 
pont,  un  moine  l’inter- 
pella : 

— Vous  êtes  écolier, 
brave  jeune  homme? 

Jehan  fit  une  réponse 
vague  qui  se  perdit  dans 
un  subit  accès  de  toux. 

— Sans  doute  bien  léger  d'argent?  ajouta  le 
cordelier. 

A cela.  Jehan  put  répondre  franchement  qu’il 
était  en  effet  très  léger  d'argent. 

— Et  vous  allez  prendre  vos  grades  à 
l’illustre  université  de  Paris...  C'est  très  bien, 
mon  enfant,  l’amour  de  la  science  vous  donne 
la  force  de  supporter  fatigues  et  privations  sur 
votre  route... 

Jehan  vit  que  le  cordelier  le  prenait  pour  un 
de  ces  pauvres  écoliers  qui  viennent  chercher 
la  science  à Paris  en  mendiant  sur  leur  chemin, 
et  qui,  souvent,  pendant  tout  le  temps  de  leurs 
études,  n’ont  pour  vivre  que  les  rogatons  distri- 
bués aux  Halles,  la  soupe  des  couvents  et  les 


Jehan  considérait  la  chapelle  d’un  couvent  de  Cordeliers. 


5oO 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


aumônes  des  bourgeois  charitables.  Jehan,  en 
honnête  garçon,  allait  expliquer  au  cordelier 
qu’il  était  en  effet  fort  dépourvu,  mais  qu’au 
lieu  d'aller  chercher  la  science  à Paris  il  la 
fuyait,  ayant  reconnu  qu’elle  n’était  point 
son  fait,  mais  le  moine  ne  lui  en  laissa  pas  le 
temps. 

— Mon  ami,  dit-il,  entrez  : le  frère  cuisinier 
va  vous  servir  une  bonne  écuellée  de  soupe 
bien  grasse  et  bien  chaude,  qui  vous  donnera 
des  jambes  pour  continuer  votre  route. 

Jehan  se  laissa  conduire  à la  cuisine  où 
l’écuellée  de  soupe  lui  fut  servie  avec  l’accom- 
pagnement d’un  plat  de  choux.  Après  avoir 
remercié  vivement  les  moines,  il  s’en  alla  fort 


content  de  l’aubaine,  enchanté  d’avoir  ainsi 
économisé  un  hareng. 

Avant  de  se  mettre  en  quête  d’un  gîte  pour 
la  nuit,  Jehan  flâna  sur  les  bords  de  la  Seine, 
tout  près  du  pont.  11  était  hésitant  sur  le  che- 
min à choisir  parmi  ceux  qui  s’offraient  à lui. 
Devait-il  continuer  sa  route  vers  Melun,  se 
diriger  vers  la  grande  ville  d’Orléans,  ou  tour- 
ner du  côté  de  la  campagne  ? Comme  il  prenait 
des  informations,  il  fut  accosté  par  trois  Indi- 
vidus à mine  patibulaire,  en  jaques  de  mailles 
sur  des  hardes  assez  déloquetées,  avec  de 
grandes  épées  au  flanc,  ressemblant  plutôt  à 
des  malandrins  qu'à  de  vrais  soldats. 

— Hé!  l’ami,  dit  l’un  d’eux  lui  frappant  sur 
l’épaule,  nous  cherchons  un  bon  emploi  de 
notre  activité  et  de  notre  belle  personne, 
n’est-ce  pas? 

— Oui,  répondit  naïvement  Jehan. 

— J'ai  ton  affaire,  tu  as  l’air  d'un  gaillard 
solide,  viens  avec  nous,  tu  me  plais  et  tu  plairas 
certainement  au  capitaine... 

— Aimes-tu  les  coups’?  dit  un  second  sacri- 
pant avec  une  grande  tape  sur  l’autre  épaule. 

— Pas  trop,  répondit  Jehan,  essayant  de  se 
tirer  de  leurs  mains. 

— Les  coups  à donner,  s’entend,  et  pas  les 
coups  à recevoir,  ceux-là  nous  ne  les  aimons 
pas  plus  que  toi  ! fit  le  premier  en  riant  ; viens 


avec  nous,  notre  capitaine,  un  brave  chevalier, 
recrute  les  bons  garçons  aux  bras  vigoureux 
pour  sa  compagnie...  En  avant  pour  la  guerre! 
vive  la  guerre  ! Joyeuse  vie,  bons  repas  fournis 
par  les  paysans,  point  de  paye,  mais  droit  au 
pillage... 

— Ah!  vraiment!  disait  Jehan  cherchant  à 
battre  en  retraite,  vous  recrutez...  pour  Bour- 
gogne ou  pour  Armagnac? 

Les  malandrins  éclatèrent  de  rire. 

— Qu'est-ce  que  ça  te  fait?  ne  nous  inquié- 
tons pas  de  ça,  le  capitaine  saura  bien  distin- 
guer le  parti  le  plus  avantageux... 

— Non, décidément,  fltJehan  se  coulantentre 
leurs  mains,  je  suis  un  clerc  pacifique  et  les 

coups  ne  me  vont  pas  plus 
à donner  qu’à  recevoir... 
Adieu. 

— Tu  as  bien  tort,  va,  il 
n’y  a pas  de  plus  belle 
carrière... 

Et  les  trois  soudards,  qui 
certainement  s’étaient  lon- 
guement abreuvés  dans  les 
tavernes  de  Corbeil,  s'ac- 
crochant par  le  bras,  traî- 
nant leurs  épées,  le  suivi- 
rent quelque  temps  en  lui 
vantant  les  charmes  et  les 
avantages  du  métier  des 
armes,  compris  à la  façon 

de  leur  capitaine. 

Heureusement,  comme  un  groupe  de  popu- 
laire stationnait  devant  le  pont,  il  put  se  glisser 
dans  ce  groupe  pour  se  débarrasser  des  sou- 
dards ; ceux-ci  prirent  le  pont  et  disparurent. 

— Ces  mauvais  gueux  vous  tourmentaient, 
mon  garçon?  lui  dit  un  homme  qu'à  son  cos- 
tume couvert  de  farine  on  reconnaissait  pour 
un  des  meuniers  établis  sur  le  pont. 

— Oui,  dit  Jehan,  ils  voulaient  à toute  force 
m’enrôler  dans  leur  bande. 

— On  laisse  aller  et  venir  librement  ces 
chenapans  dans  la  ville  où  ils  causent  du 
désordre,  au  lieu  de  les  jeter  dans  les  bons 
coffres  de  pierre  de  la  prison...  on  a bien  tort... 

— Pourquoi  ne  le  fait-on  pas? 

— Ah!  dame,  parce  que  Ton  ne  veut  pas  se 
mettre  mal  avecles  bandes  du  sire  de  Montcornet, 
leur  capitaine,  qui  courent  les  environs...  .Mais 
j’ai  peur  que  ça  finisse  mal  tout  de  même  pour 
la  ville  et  que  le  sire  de  Montcornet  ne  cherche 
à nous  mettre  à mal!  Les  temps  sont  bien 
mauvais  ! Ainsi  la  grande  foire  de  Saint-Spire, 
qui  s’est  terminée  dimanche,  en  a bien  souf- 
fert... il  ne  s’y  est  pas  fait  la  moitié  du 
commerce  des  années  ordinaires...  presque  pas 
de  bœufs,  très  peu  de  toiles  et  draps,  des  blés 
encore  moins... 

(A  suivre.) 


Des  individus  ressemblant  plutôt  à des  malandrins  qu’à  de  vrais  soldats. 


A.  R. 


LE  GRAND  TERME 


551 


Le  grand  terme. 


Le  15  octobre  est  pour  la  population  pari- 
sienne l'époque  du  grand  terme,  c'est-à-dire 
celle  où  ont  lieu  le  plus  de  changements  de 
domicile. 

On  estime  à 20  000  environ  le  nombre  des 
ménages  qui,  chaque  année,  à cette  date,  trans- 
fèrent leurs  pénates  d'un  logement  à un  autre. 
Tous,  bien  entendu,  ne  déménagent  pas  le  15. 
La  période  du  grand  ternie,  au  dire  des  agences, 
dure  depuis  le  2fl  septembre  jusqu'au  20  octo- 
bre; mais  dans  la  semaine  qui  va  du  8 au 
15  octobre  on  fait  plus  de  transports  que  pen- 
dant les  trois  autres  réunies. 

L’industrie  des  déménagements  est  à Paris 
exercée  par  une  douzaine  de  grosses  maisons 
et  deux  cents  petites.  Ces  dernières,  groupées 
spécialement  dans  la  région  dulaubourg  Saint- 
Antoine,  n'emploient  guère  que  trois  ou  quatre 
voitures  et  une  demi-douzaine  de  chevaux 
chacune.  Entre  termes,  elles  vivent  du  trans- 
port des  meubles  vendus  par  les  ébénistes  du 
quartier,  et  qu'elles  vont  livrer  à la  clientèle 
moyennant  1 fr.  50  l'heure  de  travail. 

Les  grandes  maisons  emploient  toutes  plus 
de  100  voitures.  Leur  cavalerie  n'excède  pas  70 
à 80  chevaux,  car  à l'époque  où  la  besogne 
abonde,  elles  triplent  ou  quadruplent  leur 
effectif  en  louant  des  bêtes  aux  camionneurs  en 
gros  et  aux  carriers  qui  véhiculent  le  sable  et 
les  matériaux  pour  la  construction  des  maisons. 
Leur  personnel  subit  les  mêmes  variations  ; il 
se  renforce,  aux  approches  du  terme,  de  200  à 
250  travailleurs  recrutés  surtout  parmi  les 
porteurs  aux  halles  et  les  débardeurs  des  ports 
de  la  Seine.  La  journée  d’un  déménageur,  en 
comptant  le  pourboire  d’usage  qui  n'est  jamais 
inférieur  à 5 francs,  et  l'allocation  de  la  maison, 
se  montant  à 2 francs,  est  assez  lucrative.  Les 
patrons  ne  manquent.donc  pas  d'offres  de  ser- 
vice, mais  parmi  tous  ces  travailleurs  de  ren- 
contre la  qualité  ne  vaut  pas  la  quantité. 

Les  ouvriers  sérieux  préfèrent  un  salaire 
régulier,  même  quand  il  est  médiocre,  à une 
haute  paye  accidentelle.  De  là  l’invasion  dans 
les  rangs  des  déménageurs  de  profession  d'un 
certain  nombre  de  gaillards  à mines  peu  rassu- 


Ilatblei'Ie  et  mensonge,  — Que  de  gens 
ne  savent  pas  résister  au  plaisir  de  colorer  la 
vérité  et  de  l'embellir;  que  de  gens  ne  savent 
pas  s’interdire  l'exagération!  Alors  même  que 
le  mensonge  est  un  jeu  et  sera  pris  pour  tel, 


i rantes,  qui  font  trembler  les  malheureux  loca- 
taires obligés  de  fuir  un  propriétaire  incommode 
ou  d,e  chercher  un  concierge  moins  rébarbatif. 

Rendons  pourtant  cette  justice  aux  déména- 
geurs que,  s'ils  sont  plus  grossiers  que  nature, 
on  ne  peut  leur  refuser  une  certaine  probité. 
Les  vols,  si  faciles  dans  le  désordre  d’un  démé- 
nagement, sont  relativement  rares. 

Le  mal  vient  de  cette  malheureuse  question 
du  pourboire,  que  le  client  considère  comme 
un  impôt  inique  et  le  travailleur  comme  une 
gratification  toujours  insuffisante,  puisqu'elle 
constitue  la  presque  totalité  de  son  gain. 

Les  bons  déménageurs,  car  il  y en  a,  sont  les 
premiers  à souffrir  de  cette  situation,  et  tout 
récemment  ils  ont  constitué  un  syndicat  déjà 
fort  de  plus  de  300  membres,  dans  le  but 
d’obtenir  des  patrons  un  salaire  fixe  de  7 francs 
par  jour  et  la  suppression  du  pourboire.  Espé- 
rons que  cet  exemple  sera  encouragé  et  suivi, 
ce  qui  est  vivement  à désirer  dans  l’intérêt  du 
public  et  des  déménageurs. 

Le  pourboire  des  déménageurs  ne  consiste 
pas  seulement  en  argent,  mais  souvent  en 
objets  mobiliers  ou  autres,  que  le  propriétaire 
trouve  un  peu  encombrants. 

On  conserve  encore  le  souvenir,  dans  une 
maison  du  quartier  Saint-Sulpice,  d’un  singu- 
lier cadeau  qui  fut  fait  ainsi,  en  1860,  à un 
déménageur  chargé  d'opérer  un  transport  à 
Fontainebleau.  Le  client  fit  présent  à notre 
homme  d'un...  sanglier  vivant  pris  dans  la 
forêt. 

— Vous  le  mangerez,  lui  dit-il. 

Très  embarrassé,  l’employé  rapporta  l’animal 
à son  patron,  lequel  l'enferma  dans  une  cage  à 
claire-voie  visible  aux  passants,  au  coin  de  la 
rue  Bonaparte  et  de  la  place  Saint-Sulpiee. 
Toute  une  génération  défila  devant  cette 
enseigne  originale,  qui  fit  plus  pour  populariser 
la  maison  Bailly  que  toutes  les  réclames  du 
monde.  Mais  le  sanglier,  qui  s’appelait  Jack,  ne 
devait  pas  échapper  à sa  destinée  comestible. 
Après  avoir  grogné  dans  sa  cage  pendant  dix  ans 
il  fut  mangé  durant  les  mauvais  jours  du  siège. 

G.  T. 


quel  pauvre  usage  c’est  faire  de  son  esprit  que 
de  s’en  servir  pour  abuser  les  autres!  Il  y a 
bien  de  la  vulgarité,  bien  des  sentiments  de 
mauvais  aloi  dans  les  récits  mensongers  qu’on 
fait  pour  en  imposer  aux  autres.  (H.  Marion.) 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


La  flore  parisienne.  — La  pioche  des 
démolisseurs  va  s’abattre  enfin  sur  les  ruines  de 
la  Cour  des  comptes.  Il  y a là  toute  une  flore 
d'une  vivacité  stupéfiante  et  qui  mérite  d’arrêter 
l’attention  de  nos  botanistes.  L’un  d’eux,  M.  Joseph 
Vallot,  s’est  amusé  à en  dresser  le  catalogue.  Il 
n’a  pas  trouvé  moins  de  cent  cinquante-deux 
espèces  de  plantes,  notamment  des  pâquerettes, 
des  marguerites,  des  chardons,  des  mille-feuilles 
et  jusqu’à  des  érables... 

M.  Vallot,  qui  a tout  spécialement  étudié  la 
flore  parisienne,  au  cours  de  ses  herborisations,  a 
fait  détonnantes  découvertes.  Il  a trouvé  la 
moutarde  sauvage  quai  d’Austerlitz  et  autour  de 
l’Arc  de  Triomphe;  le  chou,  quai  d’Orsay;  la 
verveine,  sur  le  terre-plein  du  Pont-Neuf; 
la  lentille,  boulevard  Voltaire;  la  garance,  sur  les 
berges  du  canal  de  l’Ourcq,  à la  Villette;  la 
chicorée,  quai  de  Grenelle,  et  enfin  la  laitue 
place  du  Carrousel.  En  tout,  plus  de  deux  cents 
espèces  de  plantes. 

* 

* * 

Le»  remines  alpinistes.  — Mn*  Pommier, 
une  Parisienne  de  trente  ans,  accompagnée  de 
trois  guides,  a fait,  le  mois  dernier,  l’ascension 
du  mont  Blanc. 

Quatre-vingt-une  femmes  ont  fait  jusqu’à  ce 
jour  l’ascension  du  mont  Blanc  à son  point  le  plus 
élevé.  Ce  sont  les  Anglaises  qui  arrivent  en  tête, 
puis  viennent  dans  l’ordre  suivant:  les  Françaises, 
les  Américaines,  les  Russes,  les  Aulrichiennes, 
les  Suissesses,  les  Espagnoles,  les  Allemandes  et 
les  Italiennes. 

La  première  femme  qui  soit  parvenue  au  sommet 
du  mont  Blanc  s’appelait  Marie  Paradis,  de  Cha- 
monix...  Elle  entreprit  cette  ascension  en  1809 
avec  quatre  jeunes  gens  du  pays.  Alexandre 
Dumas,  dans  ses  Impressions  de  voyage  en  Suisse , 
a fait  le  récit  de  cette  ascension  qui  fut  extrême- 
ment dangereuse. 

La  deuxième,  Mn*  Henriette  d’Angeville,  avait 
quarante-quatre  ans  quand  elle  renouvela,  en  1838, 
la  prouesse  de  sa  devancière. 

Parvenue  au  sommet  du  mont  Blanc,  l’intrépide 
alpiniste  grimpa  sur  les  épaules  de  l’un  des  guides 
qui  l’accompagnaient  afin  de  pouvoir  dire  qu’elle 
étaitmonlée  plus  haut  que  tout  autre  être  humain. 
* 

* * 

Un  nouveau  «port. — Les  Anglais  viennent 
d’inventer  un  nouveau  sport.  Encore  un! 

On  a substitué,  dans  les  garden-parties,  au 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  OU  NUMÉRO 

I.  Histoire  et  botanique. 

Le  bel  arbre  qu’on  appelle  vulgairement  acacia , et  dont  le 
▼rai  nom  est  Robinier  faux  acacia,  est  originaire  de  l’Amé- 
rique du  Nord.  Il  est  de  notoriété  qu’il  ne  fut  introduit  en 
France  qu’en  1635  par  Jean  Robin,  médecin  et  naturaliste,  à 
qui  Linné  dédia  ce  végétal  en  le  nommant.  Les  acacias  dont 
parlait  Ponson  du  Terrail  ne  pouvaientdoncavoirplusde  deux 
siècles  et  demi,  ce  qui  est  déjà  joli.  Lors  même  qu’on  admet- 
trait qu’ils  avaient  été  plantés  en  Touraine  dôs  la  découverte 
de  1 Amérique,  les  quatre  siècles  n’y  étaient  pas  au  moment 
où  le  romancier  écrivait. 


lawn-tennis  un  jeu  inédit  encore  sur  le  continent 
et  qui  a reçu  le  nom  de  lawn-billard.  Ce  n’est 
autre  chose  que  le  billard  multiplié,  le  drap  vert 
prenant  des  proportions  colossales  sur  une  pelouse 
de  gazon,  les  billes  devenant  des  boules,  et  les 
queues  étant  remplacées  par  des  marteaux  sem- 
blables à ceux  dont  on  se  sert  pour  le  crockct.  Les 
dimensions  du  billard  étant  arrêtées  sur  l’herbe 
au  moyen  de  lignes  tracées  à l’eau  de  chaux,  il 
s’agit  d’y  exécuter  des  carambolages  à longue 
distance  sans  le  secours  de  bandes  à ressort.  Gela 
est,  paraît-il,  d’une  très  grande  difficulté. 

* 

* * 

Un  calembour  Iii»tori<guc.  — Lorsque 
l’indépendauce  de  la  Grèce  ayant  été  proclamée, 
le  prince  Olhon,  deuxième  fils  du  roi  de  Bavière, 
fut  élu  roi  des  Hellènes  (7  mars  1832),  on  fit 
courir  à Paris  ce  jeu  de  mots  : « Pour  lisser  aux 
Grecs  une  heureuse  destinée  il  faut  colon,  soie, 
fil  et  laine  » (qu’Othon  soit  philhellène,  c’est- 
à-dire  ami  des  Grecs). 

* 

* * 

Uosçi«iuc.  — « Dis,  maman,  qu’est-ce  ça  veut 
dire  tsarowitz? 

— Gela  signifie  le  fils  du  tsar. 

— Alors  le  fils  de  George  Sand,  dis,  maman, 
c’est  le  sandwich  ? » 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Problèmes  <le»  noms  locaux.  — Gom- 
ment s’appellent  les  habilants  de  : Château- 
Thierry,  Aubenas,  Mézières,  Sainte-Menehould, 
Moutiers-en-Tarentaise,  Sens,  Melun,  Montélimart, 
Saint-Lô,  Gap? 

* 

* * 

Question  <riii*toii*c.  — Napoléon  I",  qui 
assista  à tant  de  batailles,  fut  une  seule  fois 
blessé  ; où  et  quand  ? 

Anagramme. 

Un  cheval  légendaire.  — Un  mangeur  de  chair 
humaine.  — Un  grain  qui  donne  à boire  et  à 
manger. — Un  mot  latin  qui  sert  aux  ergoteurs. — 
Une  ville  d’Abyssinie,  — et  une  ville  delà  Nouvelle- 
Zélande. 

Mots  en  triangle. 

Fruit  des  colonies. — Prénom  féminin.  — Ile  de 
l’Archipel.  — Prénom  italien.  — Coursier  aux 
longues  oreilles.  — Préposition.  — Voyelle. 


II.  Énigme. 

Lame. 

III.  Acrostiche. 

F o u R 
a r n o 
u o v i 
vent 
e p e e 

t o II  1 
t 6 1 e 

e t a t 


Le  Gerant  : Mavrior  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d’adresse  doit  être  accompagnée  de  l'une  des  dernières  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


8*  année. — N"  400. 


10  centimes. 


24  octobre  1896. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DLS  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L’ABOHREMENT  : IN  AN.  SIX  FRANCS 

Part  du  1«  de  chaque  mois. 


Armand  COLIN  & C,e,  éditeurs 

•>,  rue  de  Mézièrcs,  Paris 


ÉTRANGER  : ?fr.  — PARAIT  CHAQUE  SAMEDI 

Tous  droits  réservés. 


gX.  : | «% 

il 

y y iii 

Rr  ' S ri 

« N.  ' •& 

»-/  y J i 

Le  roi  des  jongleurs.  — « Vous  n'auriez  pas  vu  l’âne  qui  vielle?  » (Voir  page  561.) 
Composition  inédite  de  A.  Roridv 


5o4 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Arrivée  de  la  Grande-Duchesse  Olga  à la  gare  Montparnasse  (dessin  de  M.  Martin,  d’après  une  photographie  instantanée  de  M.  Berlin). 


Les  Souverains  russes  en  France. 


Les  cinq  journées  de  leur  existence  que  l'em- 
pereur Nicolas  Ii  et  la  gracieuse  impératrice 
Alexandra  Feodorovna  ont  données  au  peuple 
de  France,  compteront  parmi  les  pages  écla- 
tantes de  notre  histoire.  Il  n’est  pas  téméraire 
d’espérer  qu'elles  laisseront  également  dans  la 
mémoire  des  augusles  souverains  et  du  peuple 
de  Russie  un  sillage  étincelant  que  rien  ne 
pourra  plus  effacer. 

On  avait  déjà  vu  en  effet  un  tzar  rendre  visite 
à des  nations  amies;  des  entrevues  de  mo- 
narques puissants  avaient  propagé  le  souvenir 
de  réceptions  solennelles  ou  magnifiques.  Mais 
c’était  la  première  fois  que  l'univers  attentif 
contemplait  ce  spectacle  inouï  : l’hymen  en- 
thousiaste de  deux  grands  pays  sous  des  appa- 
rences manifestes  et  palpables. 

Car  c'est  bien,  n’est-ce  pas? le  cortège  nuptial 
de  l'Empire  russe  et  de  la  République  française 
que  le  jeune  tzar  a conduit  parmi  les  démons- 
trations de  l'amour  le  plus  unanime,  de  l'ouest 
à l’est  de  la  France,  de  notre  flotte  à notre 
armée,  — les  deux  témoins,  pour  ce  côté-ci  de 
l’Europe,  de  ce  mariage  d'inclination,  — avec 
une  halte  triomphale  dans  la  nef  du  monde 
civilisé,  Paris,  orné  de  plus  de  fleurs,  de  lumières 
et  d’étendards  qu’il  n’en  flamboya  jamais  dans 
aucune  cité,  retentissant  des  acclamations  de 
quatre  millions  d’hommes  dont  les  voix  gron- 
daient moins  haut  que  ne  chantaient  les  cœurs. 

Pour  raconter  ces  fêtes  grandioses,  dans  leur 
magnificence  intégrale,  il  faudrait  la  plume 


d’un  grand  écrivain  et  toute  une  année  du  Petil. 
Français  illustré.  Je  me  bornerai  donc  à vous 
présenter  un  raccourci  fidèle  des  divers  épisodes 
qui  nous  ont  tour  à tour  émus  ou  charmés,  en 
même  temps  que  j’esquisserai  d'un  pinceau, 
bien  incolore,  hélas!  les  tableaux  merveilleux 
dont  les  Parisiens  et  leurs  hôtes  ont  eu  les  yeux 
éblouis. 

1"  journée.  — A Cherbourg. 

C'est  au  mois  d’août  seulement  que  la  nou- 
velle se  répandit  de  la  venue  probable  en  France 
du  tzar  Nicolas  II.  Avec  quelle  joie  elle  fut 
accueillie,  je  n’ai  pas  besoin  de  vous  le  dire. 
Si  l’entourage  impérial  avait  voulu  tâter  l'opi- 
nion française  en  lançant  un  ballon  d’essai,  il 
dut  être  rapidement  éclairé. 

— Venez,  Sire!  Tel  fut  le  cri  qui  jaillit  de 
toutes  les  poitrines.  Et  dès  lors  tous  les  yeux 
se  tournèrent  vers  le  point  de  la  côte  où  devait 
atterrir  notre  illustre  ami.  Il  ne  resterait  que 
quelques  jours  parmi  nous,  à peine  de  quoi 
voir  nos  visages  et  presser  nos  mains.  Qu’im- 
porte! On  aurait  le  temps  do  lui  montrer  ce 
qu'en  frappant  du  pied  le  sol  de  la  France,  on 
peut  faire  apparaître  de  splendeurs  improvisées 
pour  fêter  un  hôte  chéri. 

La  satisfaction  générale  redoubla  quand  il  fut 
connu  que  l’empereur  serait  accompagné  de  la 
tzarine  et  de  son  enfant  premier-né,  la  grande 
duchesse  Olga,  un  bébé  de  dix  mois.  Ce  n’était 


LES  SOUVERAINS  RUSSES  EN  FRANCE 


555 


donc  pas  seulement  le  chef  d'Êtat,  le  comman- 
dant d'armée  qui  venait  remplir  un  devoir 
politique  auprès  de  ses  alliés  : c'était  le  père 
de  famille,  le  « Petit  Père  « de  tous  les  Russes 
qui  allait  se  confier,  et  avec  lui  ce  qu'il  avait  de 
plus  cher,  à la  grande  famille  française... 

Aussi,  avec  quelle  sollicitude  inquiète  ne 
suivit-on  pas  les  variations 
menaçantes  du  baromètre 
à la  veille  du  débarquement 
à Cherbourg!  Grâce  à Dieu, 
tout  se  passa  bien.  Trente 
vaisseaux  de  guerre  étaient 
allés  au-devant  de  Y Etoile- 
Polaire  et  du  Standard. , et 
lorsque  ces  deux  yachts 
impériaux  (qui  sont  de 
grands  navires  longs  de 
100  mètres  et  plus)  accos- 
tèrent le  rivage  de  notre 
patrie  après  une  traversée 
très  houleuse,  le  5 octobre 
à deux  heures  quarante- 
cinq  minutes  de  l'après- 
midi,  le  beau  soleil  de 
France  écartant  brusque- 
ment les  nuages,  salua  le 
premier  nos  visiteurs. 

Ace  moment  se  produisit 
un  léger  accident  qui  eût 
fait  reculer  un  Romain.  La 
plate-forme  de  l'escalier  de 
débarquement  se  rompit. 

Ce  contretemps  n’eut  pas 
d'autre  conséquence  que 
de  retarder  d’un  quart 
d’heure  l'instant  où  le 
Président  de  la  Répu- 
blique put  souhaiter  la 
bienvenue  à Leurs  Ma- 
jestés. Il  baisa  la  main  de 
l’impératrice  et  serra  la 
main  de  l’empereur. 

Vous  êtes  peut-être  cu- 
rieux de  savoir  quelles 
paroles  extraordinaires  ont 
échangées  en  l'occasion  ces 
très  grands  personnages? 

Mon  Dieu,  les  mêmes  qu'auraient  prononcées 
les  premiers  bourgeois  venus.  M.  Félix  Faure  a 
demandé  au  tzàr  s’il  avait  fait  un  bon  voyage 
et  à l'impératrice  si  elle  n'avait  pas  trop  souf- 
fert du  mal  de  mer.  Ils  ont  répondu  sur  le 
même  ton.  Pourquoi  ne  voulez-vous  pas  que 
les  potentats  parlent  comme  nous,  dans  la 
plupart  des  cas,  puisqu'ils  sont  des  hommes 
pareils  à nous  ?... 

Le  Président  de  la  République  et  les  deux 
souverains  montèrent  aussitôt  après  à bord  de 
l’aviso  l'Etan  pour  passer  l'escadre  en  revue.  ' 


Le  ministre  de  la  marine  lui  ayant  fait  observer 
respectueusement  que  cette  nouvelle  épreuve 
nautique  pouvait  la  fatiguer  : « Je  suis  trop 
heureuse  de  poser  le  pied  sur  un  navire  fran- 
çais pour  me  rendre  à vos  raisons,  » fit  la 
tzarine  avec  une  bonne  grdce  exquise. 

> os  marins  montés  dans  les  vergues  ou  ran- 


gés en  bataille  sur  le  pont  des  cuirassés  pous- 
saient trois  <■  hourrahs  » en  étendant  les  bras 
horizontalement,  suivant  l'usage,  tandis  que  les 
canons  de  la  flotte  emplissaient  la  rade  de  leur 
voix  majestueuse. 

Le  soir,  au  banquet,  dans  l'arsenal,  le  tzar 
leva  son  verre  « en  l’honneur  de  la  nation,  de 
la  flotte  française  et  de  ses  braves  marins  ». 
Puis,  en  route  pour  Paris.  Mais  auparavant 
quelques  rares  personnes  avaient  assisté  à une 
scène  d'une  grandeur  simple  et  impression- 
nante : la  prière  du  soir  dite  par  Nicolas  II  sur 


Le  Tzar,  la  Tzarine  et  la  Grande-Duchesse  Olga. 


558 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


la  passerelle  do  Y Étoile-Polaire,  dominant  l’équi- 
page aligné,  tête  nue,  sous  le  regard  de  son 
père  et  empereur,  tandis  que  la  musique  jouait 
lentement  un  cantique. 


2-  JOURNÉE.  — Entrée  triomphale  dans  Paris. 

Le  lendemain,  à dix  heures  du  matin,  un  ! 
coup  de  canon  tiré  du  Mont-Valérien  annonçait  I 
aux  habitants  de  Paris  que  l'épopée  commen- 
çait pour  eux.  Ce  bruit  impérieux  résonna  I 
comme  une  musique  délicieuse  aux  oreilles  de 
tous  les  Français  réunis  sur  le  sol  de  la  capitale,  j 
de  ceux  que  des  obligations  diverses  ou  la 
maladie  retenaient  en  d’autres  quartiers,  aussi 
bien  que  des  heureux,  rangés  en  masses  pro- 
fondes sur  le  parcours  du  déillé  impérial.  Tous, 
nous  avions  la  sensation,  nette  ou  confuse,  que 
l’heure  dont  le  mugissement  lointain  du  bronze 
ponctuait  les  minutes,  inaugurait  une  ère  nou- 
velle pour  notre  pays  : l'ère  de  sa  grandeur 
reconnue  enfin  sans  conteste. 

Rien  n'avait  été  négligé  pour  faire  de  la  plus 
belle  ville  du  monde,  la  mieux  parée,  la  plus 
joyeuse  d’aspect.  Les  drapeaux  français  et 
russes  dont  le  peuple  était  ravi  de  découvrir  la 
ressemblance,  mariaient  aux  fenêtres  leurs  trois 
couleurs  identiques,  disposées  seulement  dans 
un  ordre  différent.  Un  arc  de  triomphe  décoré 
aux  armes  de  Russie  faisait  pendant,  à l’entrée 
de  Paris,  au  colossal  portique  de  la  place  de 
l’Etoile.  Iles  miliers  de  corolles  artificielles 
blanches  et  roses  avaient  transformé  les  arbres 
dépouillés  du  Rond-Point  des  Champs  Éiysées 
en  amandiers  et  maronniers  fleuris.  Mais  je 
n’en  Unirais  pas  si  je  voulais  énumérer  toutes  ! 
les  surprises  accumulées  sur  le  passage  de  nos  j 
hôtes.  La  plus  étonnante  à coup  sûr  fut  la  foule.  ' 
Dès  cinq  heures  du  matin,  d’innombrables  ! 
groupes  s’étaient  acheminés  vers  l’ouest  de  ! 
Paris.  Les  balcons  sur  le  parcours  se  garnis- 
saient de  milliers  de  têtes.  Tout  ce  monde  avait 
revêtu  les  vêtements  des  jours  de  fête.  Toutes 
les  physionomies  reflétaient  une  joie  contenue. 
Un  vent  d’allégresse  rafraîchissait  les  fronts  où 
persiste  depuis  vingt-cinq  ans  l'obsession  de  la 
défaite. 

Soudain,  un  peu  avant  onze  heures,  les  deux 
cent  mille  personnes  qui  avaient  envahi  l'espace 
immense  des  Champs-Elysées  s’agitèrent  pour 
mieux  voir.  Quelque  chose  venait  d’apparaître 
au  haut  de  l’avenue.  « Les  voilà!  » Cette  excla 
mation  descendit,  répétée  par  mille  bouches  à 
la  fois,  gagna  la  place  de  la  Concorde  où  mou- 
tonnait à flot  pressés  la  multitude  débordée  là, 
incapable  d'avancer,  et  qui  ne  verrait  que  de 
loin. 

Entre  deux  haies  de  soldats,  dans  la  large  j 
allée  complètement  déblayée,  blanche  sous  le  j 
ciel  bleu,  telle  un  fleuve  entre  des  rives  palpi-  ! 


tantes,  le  cortège  s'allongea.  Des  piqueurs  aux 
vestes  galonnées  d’or  ouvraient  la  marche.  Puis 
c’étaient  des  chasseurs  d’Afrique  aux  dolmans 
bleu  de  ciel  soulignés  de  jonquille,  des  spahis 
àux  rouges  burnous,  enfoncés  dans  leurs  selles 
profondes  comme  des  fauteuils,  un  groupe  de 
caïds  arabes,  superbes  et  multicolores  dans 
leurs  habits  de  soie,  beaux  comme  des  oiseaux 
des  îles. 

Déjà,  la  foule  criait  d’admiration,  quand  à 
dix  pas  derrière  Montjarret,  le  populaire  pi- 
queur de  l'Élysée  salué  par  les  rires  et  les 
bravos,  brilla  l’éclair  tant  attendu,  la  calèche  à 
la  daumont  portant  l'empereur  et  l’impératrice 
de  Russie.  Entraînée  au  trot  de  ses  quatre 
carrossiers,  elle  passa  trop  vite  au  gré  des  yeux 
qui  la  dévoraient. 

Le  tzar,  vêtu  de  l’uniforme  vert  sombre  à 
aiguillettes  d’or  de  colonel  du  régiment  Préo- 
brajensky,  saluait  en  approchant  la  main  de  son 
bonnet  d’astrakan  noir.  Son  visage,  doux  et  fin, 
encadré  d'une  barbe  soyeuse  de  nuance  châtain 
clair,  était  extrêmement  pâle  et  grave.  La 
tzarine  au  contraire  avait  les  joues  colorées 
par  l'émotion;  un  charmant  sourire  entrou- 
vrait ses  lèvres,  tandis  que  son  pur  profil  s'in- 
clinait en  réponse  aux  acclamations  courant 
le  long  de  la  voiture,  sans  trêve,  toujours 
égales. 

Le  Président  de  la  République  était  assis  en 
face  du  couple  impérial.  Deux  autres  daumonts, 
six  calèches,  quatre  landaus  suivaient,  remplis 
d’uniformes  russes  et  français  : on  les  acclama 
sans  les  voir.  Tous  les  regards  s’efforçaient  de 
distinguer  encore,  là-bas,  la  physionomie  loyale 
et  la  beauté  rose  déjà  disparues. 


3"  journée.  — La  visite  de  Paris. 

L’après-midi  du  mardi  avait  été  occupée  par 
une  cérémonie  religieuse  à l'église  russe,  la 
présentation  auTzar  des  membres  du  Parlement; 
la  soirée,  par  une  représentation  do  gala  à 
l'Opéra. 

La  journée  du  mercredi  appartint  complète- 
ment à Paris,  aux  monuments  qui  l’embellissent, 
aux  institutions  qui  l’honorent.  Dans  le  choix 
qu’ils  firent  des  lieux  où  ils  désiraient  s'arrêter, 
les  souverains  montrèrent  un  goût  sûr,  une 
connaissance  parfaite  des  trésors  de  la  grande 
cité. 

C’est  ainsi  que  Notre-Dame,  la  merveille  de 
nos  vieux  âges,  les  reçut  d’abord  au  son  de  son 
gros  bourdon.  Puis  ils  parcoururent  le  Palais 
de  Justice,  entrèrent  dans  la  Sainte-Chapelle  où 
le  tzar  étonna  fort  son  entourage  en  lisant 
couramment  un  fameux  manuscrit  en  vieux 
slavon  sur  lequel,  d’après  la  tradition,  les  rois 
de  France  prêtaient  autrefois  serment,  à Reims, 


MlfUOVV 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


La  cortège  impérial  débouchant  aur  la  place  de  la  Coacorde  A la  descente  de  1 avenue  des  Champs  Élyaèes. 


Ü60  LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


l,u  coin  do  la  Place  do  la  Concorde 
(d'après  une  photographie  instantanée). 


bien  qu’ils  fussent  vraisemblablement  inca- 
pables d’en  déchiffrer  un  mot. 

Au  Panthéon.  Nicolas  II  déposa  une  éblouis- 
sante gerbe  de  lilas  blanc  et  d’orchidées  sur  la 
tombe  du  président  Carnot,  en  présence  des 
trois  fils  du  grand  citoyen.  Une  couronne  en  or, 
commandée  par  l’empereur,  remplacera  bientôt 
ces  fleurs. 

La  veille,  l'impératrice  avait  reçu  M™  Carnot 
de  la  façon  la  plus  affectueuse. 

Avant  de  déjeuner  à l’ambassade  de  Russie,  où 
ils  étaient  descendus,  les  souverains  se  ren- 
dirent aux  Invalides;  le  jeune  tzar  demeura  un 
instant  pensif  auprès  du  tombeau  du  plus 
fameux  conquérant  des  temps  modernes. 

L’après-midi  avait  lieu  la  cérémonie  de  la 
première  pierre  du  pont  Alexandre  III  et  do 
l’Exposition  de  1900.  Le  fils  du  sage  héros  dont 
on  a donné  le  nom  à cette  œuvre  d’art  scella  le 
monolithe  de  granit  avec  une  truelle  d’or.  Une 
pièce  de  vers  de  M.  José  Maria  de  Heredia  fut 
récitée  par  M.  Paul  Mounet,  de  la  Comédie-Fran- 
çaise. Comme  il  terminait,  on  vit  une  barque 
se  détacher  de  la  rive  opposée  de  la  Seine  et 
traverser  le  fleuve.  Elle  déposa  sur  la  berge  un 
essaim  blanc  de  seize  jeunes  filles  qui  vinrent 
offrir  à la  tzarine  un  bouquet  placé  dans  un 
précieux  vase  d’argent.  Cette  scène  empruntait 
un  caractère  si  touchant  à la  manière  poétique 
dont  elle  avait  été  composée  que  l’impératrice, 
doucement  émue,  laissa  couler  ses  larmes. 

Mais  la  journée  n’était  pas  achevée.  Nicolas  il 
alla  frapper  lui-même  à la  Monnaie,  comme  au 
siècle  dernier  son  ancêtre  Pierre  le  Grand,  la 
médaille  que  le  gouvernement  français  avait 
fait  graver  en  souvenir  de  son  séjour  parmi 
nous.  Il  assista  ensuite  à une  séance  de  l’Aca- 


démie française,  visita 
lTlôtel  de  Ville  où  une 
réception  splendide  lui 
avait  été  ménagée,  et 
fini  t la  soirée  au  Théâtre- 
Français  où  les  ovations 
se  multiplièrent.  En  re- 
gagnant leur  palais,  les 
souverains  russes  tra- 
versèrent une  partie  de 
la  ville  illuminée, comme 
la  veille,  a giorno.  Les 
boulevards,  la  rue  de  la 
Paix,  la  place  de  la 
Concorde  formaient  des 
perspectives  féeriques. 
L’affluence  du  populaire 
était  toujours  aussi 
grande.  A minuit,  on  se 
pressait  encore  sur  le 
passage  de  la  berline 
dorée  qu’escortaient  les 
cuirassiers.  Cependant 
partout  l'ordre  est  si  parfait,  le  respect  envers 
son  auguste  personne  si  absolu,  que  le  tzar  peut 
dire  à son  ambassadeur,  M.  de  Mohrenlieim  : 
« Ce  n'est  pas  dans  les  rues  de  Paris  que  je  me 
promène,  c'est  dans  une  suite  de  salons.  » 

4"  journée.  — Fête  de  Versailles. 

Le  jeudi  â une  heure,  Leurs  Majestés 
quittaient  Paris  pour  n’y  plus  revenir  — cette 
fois  du  moins  — après  une  visite  au  musée  du 
Louvre.  En  route,  ils  s’arrêtèrent  à la  célèbre 
manufacture  de  Sèvres. 

La  population  parisienne  les  accompagna 
jusqu’à  Versailles,  qu’ils  gagnèrent  en  poste, 
entre  deux  files  ininterrompues  de  cyclistes 
pittoresquement  plantés  au  revers  du  chemin. 
Le  tzar  se  montra  enchanté  des  grandes  eaux 
ainsi  que  de  la  demeure  du  Grand  Roi,  remeu- 
blée pour  un  soir,  avec  un  luxe  archaïque 
digne  d’éloges.  Trois  artistes  célèbres,  Sarali 
Bernhardt,  Réjane  et  Coquelin,  donnèrent 
le  soir  la  comédie.  Un  ballet  exécuté  par  les 
meilleures  danseuses  de  l’Opéra,  dans  dos 
costumes  et  sur  des  airs  anciens,  plut  surtout 
dans  ce  décor  évocateur. 

5"  journée.  — Grande  revue  au  camp  de  Châlons  ; 
les  adieux. 

Quel  spectacle,  à tous  les  points  de  vue, 
pouvait  mieux  couronner  le  voyage  des  souve- 
rains, nos  amis,  qu'une  revue  de  notre  vail- 
lante armée?  Celle  de  Châlons  dépassa  toutes 
les  espérances.  Une  revue,  cela  se  voit;  cela  ne 
se  raconte  pas.  Chasseurs  alpins,  chasseurs  à 
pieds,  zouaves,  turcos,  spahis,  rivalisèrent  de 


LE  ROI  DES  JONGLEURS 


561 


correction  et  d'entrain  avec  l’infanterie  et  la 
cavalerie  de  ligne.  Le  tzar,  qui  s'y  connaît,  put 
étudier  là  les  différentes  types  du  soldat  fran- 
çais, lesquels  se  résument  au  demeurant  en  un 
seul  : le  soldat  qui  a remporté  plus  de  victoires, 
sous  tous  les  uniformes,  que  n'importe  quel 
autre  soldat  du  globe,  et  qui  en  gagnera  d'au- 
tres, s'il  est  besoin,  avec  l'aide  de  son  cama- 
rade, l'héroïque  soldat  russe.  Le  noble  empe- 
reur pensait  à ces  choses  lorsqu'il  s’est  exprimé, 
après  la  revue,  en  ces  termes  : « La  France 
« peut  être  flère  de  son  armée...  Il  existe  entre 
<»  nos  deux  armées  un  profond  sentiment  de 
».  confraternité  d’armes.  » ..  Quelques  heures 
après,  comme  il  franchissait  la  frontière, 


Nicolas  II  télégraphiait  au  Président  de  la 
République  : « ...  le  souvenir  de  ces  quelques 
jours  passés  parmi  vous  restera  profondément 
gravé  dans  nos  cœurs.  » 

Nous  non  plus,  Sire,  les  plus  petits  comme 
les  plus  grands,  nous  n'oublierons  pas  la 
vision  réconfortante  que  votre  passage  en 
France  a été  pour  nous;  nous  aurons  toujours 
devant  les  yeux  le  sourire  de  l'impératrice 
Alexandra  Feodorovna  ; le  baiser  fraternel  que 
vous  avez  donné  à notre  Président  à la  gare 
de  Cliâlons,  tous  les  Français  l’ont  reçu  et  le 
rendent  de  cœur  à la  nation  russe. 

R.  F. 


Le  roi  des  jongleurs  ( suite )'. 


— Ah  ! la  foire  de  Saint-Spire?flt  Jehan  soudain 
intéressé.  Et  des  gens  de  joyeux  métiers,  comme 
jongleurs,  ménestrandiers,  bateleurs,  en  est-il 
venu? 

— Presque  point  ! 

— Ah,  tant  pisl 

— Nous  n'avions  qu'une  petite  troupe  de 
bateleurs  ménestrels,  avec  la  truie  qui  file, 
l’âne  qui  vielle,  la  chèvre  qui  harpe,  et  diffé- 
rentes bêtes  étranges  et  remarquables... 

— Ah!  ah!  Et  pouvez-vous  me  dire  quelle 
route  ils  ont  prise  ? 

— Ça  vous  intéresse  donc? 

— Je  puis  bien  vous  le  dire,  je  suis  un 
apprenti  de  l’art  joyeux  de  la  ménestrandie 
en  quête  d’une  condition 

— Je  vous  prenais  pour  un  écolier. 

— Je  le  fus  Mais,  je  ne  vous  le  cache  pas, 
poussé  par  la  vocation  et  aussi  par  le  besoin  de 
gagner  ma  vie,  je  désirerais  maintenant 
rencontrer  l'âne  qui  vielle  et  la  chèvre  qui 
harpe,  pour  me  joindre  à la  troupe  s'il  était 
possible. . . 

— Etat  bien  médiocre  en  nos  temps  de 
guerres  et  de  séditions...  l’Ane  qui  vielle  m'a 
paru  bien  maigre  ...  Tenez,  voulez-vous  être 
garçon  meunier?  Vous  paraissez  vigoureux, 
parlez-moi  de  la  meunerie...  bon  état,  bien 
nourri,  et  quelques  écus  à la  Saint-Michel  et  à 
la  Noël  ..  Aux  années  de  disette,  qui  donc  aura 
du  pain  avant  le  meunier,  s'il  vous  plaît?  Pas 
même  le  boulanger,  gentilhomme  de  même 
farine  que  nous,  mais  qui  vient  derrière!  Si 
cela  vous  va,  mon  garçon  ayant  bu  le  jour  de 
la  Saint-Spire  s’est  fait  prendre  la  jambe  sous 
la  meule  et  il  est  maintenant  à l'hôpital  estropié 


pour  le  reste  de  ses  jours  ..  Sa  place  est  libre, 
la  voulez- vous? 

— Non,  merci,  dites-moi  seulement  de  quel 
côté  sont  partis  l'âne  qui  vielle  et  la  chèvre  qui 
harpe. 

— Jeunesse  inconsidérée  qui  dédaigne  un 
bon  étatl  Enfin!  c'est  votre  affaire!  L’âne  qui 
vielle,  je  l’ai  vu  passer,  derrière  la  charrette  des 
bateleurs,  ils  ont  pris  la  route  de  Melun  . 
Décidément  la  farine  ne  vous  dit  rien? 

— Merci!  dit  Jehan  en  s'enfuyant  à grands 
pas  du  côté  indiqué 

Il  faisait  encore  grand  jour.  Jehan  résolut  de 
continuer  à marcher  deux  ou  trois  heures,  afin 
de  se  trouver  le  lendemain  de  bon  matin  aux 
portes  de  .Melun.  Sans  perdre  de  temps,  il  retra- 
versa la  ville  et  s'engagea  sur  la  bonne. route. 
Quand  la  nuit  tomba,  il  eut  la  chance  de  trouver 
bien  à point  une  ferme  où  on  lui  permit  de 
coucher  au  chaud  dans  la  paille  d'une  grange. 
Jehan,  dans  l’espérance  de  rencontrer  bientôt 
les  bateleurs,  et  considérant  qu’il  avait  beaucoup 
marché  ce  premier  jour,  crut  pouvoir  s’offrir 
un  hareng  pour  souper.  11  dormit  ensuite  à 
poings  fermés  jusqu’au  matin. 

Après  avoir  remercié  les  gens  de  la  ferme,  il 
se  mit  vivement  en  route,  ayant  décidé  qu’il  ne 
déjeunerait  qu’en  vue  des  clochers  de  Melun. 
Les  deux  lieues  qu’il  y avait  avant  Melun  furent 
rapidement  faites,  l'estomac  de  Jehan  poussant 
vivement  les  jambes.  Jehan,  malgré  les  eriail- 
leries  dudit  estomac,  se  tint  parole,  il  ne 
s'arrêta  pas  avant  d'avoir  pu  distinguer  les 
coqs  des  clochers  de  la  ville;  alors,  assis  au 
pied  d'un  arbre,  il  expédia  un  hareng  accom- 
pagné de  sa  dernière  carotte. 


1.  Voir  lo  ü*  399  ilu  Petit  Français  illustré , p.  548. 


562 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


— Avez- vous  vu  passer  l'âne  qui  vielle? 
demanda-t-il  à la  première  personne  de  figure 
avenante  qu'il  rencontra. 

— L’âne  qui  vielle  ? 

— Oui,  avec  la  truie,  qui  111e  et  la  chèvre  qui 
harpe? 

— Non,  fit  l’habitant  de  Melun  étonné, 
qu’est-ce  que  ces  bêtes-là? 

— Des  animaux  habiles  et  savants  autant  que 
des  humains... 

— Connaissez-vous  ça,  ma  cousine,  dit 
l’habitant  de  Melun  se  tournant  vers  une  dra- 
pière  en  train  d’installer  ses  marchandises  sous 
l’auvent  de  sa  boutique,  connaissez-vous  l’âne 
qui  vielle?... 

— Oui,  je  l’ai  vu  dimanche  dernier  à la  foire 
de  Saint-Spire,  à Corbeil...  j’ai  bien  ri... 

— Et  depuis,  madame  la  drapière,  vous  ne 
les  auriez  pas  rencontrés  ici,  l’âne  qui  vielle, 
la  chèvre  qui.  . 

— Non,  mais  je  sais  que  l’autre  jour,  mardi 
ou  mercredi,  ils  étaient  ici... 

— Oui,  dit  une  voisine,  charcutière,  ils  ont 
fait  voir  leurs  bêtes  à l’hôtellerie  du  Singe  et 
joué  le  beau  mystère  do  Perséus,  duc  de  Grèce 
ou  quelque  chose  comme  ça,  qui  délivre  une 
princesse  qu’un  dragon  allait  dévorer...  La 
chèvre  et  l’âne  sont  des  bêtes  tout  à fait 
aimables,  mais  leur  dragon  est  vraiment  épou- 
vantable, s’il  n’est  pas  en  carton  comme  le 
prétendent  des  gens. 

— Merci  de  votre  obligeance,  madame  la  char- 
cutière, sont-ils  encore  à Melun,  savez- vous? 

— Non,  cria  la  voix  du  charcutier  au  fond  de 
la  boutique,  je  les  ai  rencontrés  sur  la  route  de 
Montereau  avant-hier... 

— Avant-hier?  Je  les  rattraperai!  de  quel 
côté,  cette  route  de  Montereau? 

— Tout  droit,  mon  garçon,  prenez  par  la 
grande  place  et  toujours  tout  droit. 

— Merci! 

Alerte  et  joyeux,  Jehan  traversa  Melun  sans 
s’arrêter  et  prit  à la  sortie  le  chemin  de 
Montereau.  il  fit  environ  trois  lieues,  puis, 
l’heure  du  repos  et  du  déjeuner  arrivant,  il 
chercha,  comme  la  veille,  un  talus  d’herbe 
engageant,  un  peu  d’ombre,  un  petit  ruisselet 
limpide. 

Somptueux  repas,  cette  fois!  L’heure  était 
venue  de  sacrifier  la  cuisse  d’oie  de  la  Lamproie- 
sur-le-Gril.  Elle  avait  un  peu  le  goût  de  poisson 
salé,  ayant  séjourné  dans  le  capuchon  de  l’éco- 
lier pêle-mêle  avec  les  harengs,  mais  Jehan, 
que  la  cuisine  de  Montaigu  n’avait  pas  habitué 
aux  délicatesses  raffinées,  n’y  regardait  pas  de 
si  près.  D’ailleurs  les  harengs,  en  compensa- 
tion, devaient,  dans  ce  voisinage  sans  façon, 
avoir  contracté  un  certain  parfum  de  cuisse 
d oie  rôtie  et  par  conséquent  gagné  beaucoup. 

Repas  succulent!  Le  pain  seul  manquait. 


Jehan,  mis  en  appétit  et  se  croyant  à peu  près 
certain  de  rencontrer  bientôt  les  bateleurs, 
sacrifia  encore  un  hareng.  Hélas!  le  dessert 
manquait  aussi.  Point  de  fruits  dans  la  cam- 
pagne, point  de  pommes  sur  les  routes.  Char- 
mant le  printemps,  mais  bien  sec!  C’était 
ennuyeux  de  voir  tant  de  cerisiers  et  de  pom- 
miers par  les  champs,  et  rien  que  des  fleurs 
dessus  ! 

Après  une  bonne  sieste  dans  un  petit  bois 
où,  de  peur  de  mauvaises  rencontres,  Jehan 
dissimulait  son  capuchon  garde-manger,  notre 
voyageur  fit  tournoyer  son  bâton  et  se  remit 
en  marche.  Il  était  sur  la  bonne  route,  dans 
chaque  village  il  prenait  des  informations. 

— Avez-vous  vu  passer  la  chèvre  quMiarpe 
et  la  truie  qui  file?  Une  troupe  de  bateleurs 
avec  une  charrette,  des  bêtes  étranges  ou 
savantes... 

— Oui,  oui,  avant-hier  soir  ils  étaient  ici. 

Il  approchait.  Dans  un  gros  bourg  de  bonne 
apparence,  on  ne  lui  dit  plus  avant-hier,  mais 
hier.  La  chèvre  qui  harpe  avait  couché  dans 
une  des  auberges  du  lieu  en  payant  son  écot 
d’une  représentation,  où  malheureusement,  vu 
la  rigueur  des  temps,  bien  peu  de  gens  étaient 
venus  s’esbaudir. 

Jehan  marcha  encore  quelques  heures.  Comme 
l’instant  approchait  où  il  devait  se  mettre  en 
quête  d’un  abri  pour  la  nuit,  l’idée  lui  vint  de 
s’informer  encore  de  ceux  qu’il  cherchait. 

— Avez-vous  vu  passer  la  chèvre  qui  harpe 
et  l'âne  qui  vielle?  demande-t-il  à un  groupe 
de  bûcherons  dans  un  pauvre  hameau  entouré 
de  bois  que  traversait  la  route,  avez-vous  vu 
hier  une  troupe  de  joyeux  bateleurs? 

— Des  bateleurs?  oui,  je  les  ai  vus,  répondit 
un  paysan,  mais  joyeux,  ça  n’est  pas  tout  à 
fait  ça...  ils  n’en  avaient  pas  l'air... 

— Vraiment?  Enfin,  joyeux  ou  non,  je 
pourrai  peut-être  les  rattraper  ce  soir,  ils 
doivent  être  à Montereau... 

— A Montereau?  Non,  ils  lui  tournaient  le 
dos,  ils  doivent  être  à Melun... 

— Mais  non,  ils  en  viennent...  Ils  allaient 
par  là  ! 

Jehan  montrait  la  direction  de  Montereau. 

— Mais  non,  par  là!  répondit  l'homme  indi- 
quant la  direction  de  Melun,  j’étais  dans  le  bois 
en  train  de  soigner  mon  charbon. 

— Mais  j’en  viens,  de  Melun  !... 

— Attendez,  vous  êtes  d’accord,  dit  un  autre 
paysan;  c’est  vrai  qu’ils  allaient  bien  du  côté 
de  Montereau  d’abord,  mais  c’est  vrai  aussi 
qu’ils  vont  de  l'autre  côté  maintenant,  vu  qu’ils 
ont  rebroussé  chemin  à cause  des  bandes  qui 
battent  le  pays.  Quelques  marchands,  échappés 
d’une  embuscade  de  ces  écorcheurs  aux  portes 
de  Montereau,  leur  ont  fait  peur  et  ils  ont 
changé  de  route. 


LE  ROI  DES  JONGLEURS 


563 


A la  poursuite  de  l àne  qui  vielle. 


En  dépit  de  ses  préoccupations. 

Jehan  dormit  comme  un  loir  sur 
le  lit  de  feuilles  sèches  que  le 
bûcheron  lui  avait  préparé  au 
fond  d'une  hutte  de  terre  et  de 
branchages  bien  close,  élevée 
dans  une  clairière  de  forêt,  à côté 
d’un  énorme  tas  de  bois  destiné 
à se  transformer  en  charbon. 

Il  faisait  grand  jour  au  dehors 
quand  il  s'éveilla  tout  surpris, 
ne  se  rappelant  plus  très  bien 
où  il  se  trouvait.  Ébloui  par  le 
rayon  de  soleil  qui  se  glissait  par  la  porte  de 
la  hutte,  il  écarquillait  les  yeux,  distinguant 
vaguement  dans  le  clair  obscur  quelques 
meubles  rustiques,  sièges  en  bois  brut,  ou 
cadres  en  madriers  servant  de  lits. 

On  entendait  des  voix  dans  la  clairière  et 
aussi  des  coups  de  hache.  Jehan  fut  sur  pied 
tout  de  suite  et  gagna  la  porte.  Le  tableau  qui 
se  présenta  à ses  yeux  était  plein  de  gaîté. 
Dans  la  fraîcheur  du  matin,  une  grande  clai- 
rière encadrée  de  frondaisons  printanières 


— <»  "Voulez- vous  élre  garçon  meunier0  » 

sine  installée  en  plein  air  où  des  chaudrons 
et  des  coquemars  chauffaient,  posés  sur  de 
grosses  pierres. 

— Hé,  garçon!  dit  le  bûcheron  qui  l'avait 
amené  la  veille,  vous  avez  bien  dormi? 

— Grâce  à vous,  répondit  Jehan  en  secouant 
la  main  qu’on  lui  tendait. 

— Réveillé  par  l'appétit,  hein? 


(A  suivre .) 


— De  quel  côté  sont-ils  passés?  fit  Jehan 
désolé. 

— Je  n'en  sais  rien,  si  vous  ne  les  avez  pas 
Rencontrés,  c'est  qu’ils  ont  pris 
une  traverse  quelque  part.  Vous 
êtes  donc  de  leur  compagnie  ? 

— Pas  tout  à fait,  mais  je  les 
cherche  pour  me  joindre  à eux... 

— Et  vous  n'avez  pas  votre 
bissac  trop  bien  garni,  peut-être? 

— Allons,  mon  garçon,  dit  un 
des  bûcherons  voyant  la  décon- 
venue du  jeune  homme,  vous 
les  rattraperez  demain,  ce  soir 
on  va  tâcher  de  savoir  de  quel 
côté  ils  ont  tourné  et  on  vous 
mettra  sur  la  bonne  route...  En 
attendant,  si  vous  voulez  un  gîte 
pour  la  nuitée,  venez  avec  moi, 
vous  ne  serez  pas  couché  comme 
un  prince,  mais  vous  serez  au 
chaud,  comme  un  brave  char- 
bonnier des  bois,  et  il  y aura 
bien  dans  la  marmite  quelque 
chose  pour  vous  aussi,  par  le 
saint  patron  des  charbonniers, 
dont  j’ignore  le  nom! 

Jehan,  après  un  instant  d’hési- 
tation, comprit  que  c'était  le 
meilleur  parti  à suivre,  et  emboî- 
tant le  pas  du  brave  bûcheron- 
charbonnier,  il  s'enfonça  dans  le 
bois  derrière  lui. 


| montrait  des  piles  de  rondins,  des  troncs  d'ar- 
bres abattus,  des  tas  de  branchages,  puis  quel- 
I ques  huttes  d'habitation  groupées  devant  la 
montagne  de  menu  bois  que  l'on  se  prépa- 
rait à convertir  en  charbon.  Quelques  bûche- 
rons travaillaient  déjà,  en  train  de  débiter  à 
grands  coups  de  hache  les  branches  d'un  vieux 
hêtre  abattu,  sur  un  sol  bouleversé  par  l'extrac- 
tion de  ses  puissantes  racines. 

Des  enfants  jouaient  au 
soleil,  derrière  les  huttes,  des 
fumées  montaient  d'une  cui- 


564 


LE  PETIT  FIÎANÇA1S  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


Un  cliien  philosophe.  — I)  existe,  à Paris, 
un  chien  indépendant,  mâtiné  de  boule-dogue 
et  de  ratier,  noir,  gris  et  fauve,  qui  porte  un 
collier  orné  de  cette  inscription:  Chocolat , chien 
philosophe.  Ce  collier  lui  fut  donné  par  les  habitués 
d’un  restaurant  de  la  place  de  la  Madeleine, 
qui  le  considèrent  comme  un  ami.  Chocolat  a élu 
ce  restaurant  pour  y déjeuner,  car  il  aime  les 
bonnes  maisons.  Il  a aussi  son  couvert  mis  dans 
un  autre  restaurant  de  la  rue  Royale. 

Chocolat  a ses  petites  habitudes.  Quelquefois, 
il  juge  qu’un  peu  d’exercice  lui  sera  favorable, 
et  le  voilà  parti  pour  le  Bois;  il  y déjeune  aux 
environs  de  la  Cascade,  dans  un  restaurant  où 
l’on  a su  apprécier  ses  bonnes  manières  et  son 
heureux  caractère. 

Au  retour  du  Bois,  à l'heure  où  les  habitués 
des  cafés  viennent  y lire  les  journaux  du  soir, 
ce  qui  est  pour  lui  l’indice  que  l’heure  du  dîner 
n’estpasbien  éloignée,  Chocolat  ne  quitte  plus  la 
place  de  la  Madeleine. 

Le  soir  venu,  c’est-à-dire  vers  minuit  ou  une 
heure  (car  Chocolat  est  bien  trop  Parisien  pour 
se  coucher  avant  le  dernier  omnibus),  Chocolat 
disparaît.  Où  loge-t-il?  Mystère.  Il  noctambule; 
peut-être  a-t-il  fait  choix  d’un  hôtel,  de  même 
qu’il  a choisi  un  restaurant. 

Il  lui  arrive  quelquefois  d’être  arrêté  et  con- 
duit à la  fourrière.  Mais  Chocolat  n’en  a cure:  il 
y est  connu,  on  le  relâche  aussitôt. 

* * 

Le  moineau  iinitatem*.  — Jusqu’ici,  les 
perroquets,  les  sansonnets,  les  pies,  les  geais, 
avaient  le  privilège  d’imiter  les  sons.  Voici  que 
les  moineaux  s’en  mêlent.  La  Revue  scientifique 
nous  apprend  qu’il  existe  à Nimes  un  vulgaire 
moineau,  pris  au  nid  et  nourri  à la  becquée,  puis 
placé  dans  une  cage  avec  un  pinson,  un  char- 
donneret et  deux  serins,  qui,  au  bout  de  peu  de 
temps,  s’est  approprié  le  chant  de  ses  compagnons 
à tel  point  qu’on  s’v  méprend.  Mais  voici  le  plus 
étonnant  : le  propriétaire  du  moineau  a l’habi- 
tude, au  printemps,  de  capturer  des  grillons  des 
champs  et  de  les  garder  vivants  dans  des  petites 
cages  ad  hoc,  qui  sont  placées  a côté  de  celle  des 
oiseaux.  Il  a fait  de  même  cette  année.  Deux 
jours  après  la  capture,  le  moineau  imitait  avec 
sa  voix  le  chant  des  grillons.  Aujourd  hui,  les 
grillons  sont  morts  depuis  longtemps,  et  le 
pierrot  n'a  pas  cessé  d’imiter  le  chant  du  cri-cri, 
qu’il  entremêle  avec  celui  des  oiseaux.  Détail 
curieux,  il  ne  sait  pas  piailler  comme  le  font  ses 
congénères.  Ne  pourrait-on  pas  peut-être  rappeler 
que  c’est  un  moineau  du  Midi? 


REPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  399. 

I.  Problèmes  des  noms  locaux. 

Les  habitants  de  Château-Thierry  s’appellent  les  Castro- 
théodoriciens  ; d’Aubenas,  les  Albenassiens  ; do  Méziôres,  les 
Macériens  ; de  Sainte-Menehould,  les  Ménéchildicns  ; de 
Moutiers-en-Tarentaise,  les  Tarins;  de  Sens,  les  Sénonais; 
de  Melun,  les  Mélodunois  ; de  Montélimar,  les  Montéliens;  de 
Samt-Lô,  les  Saintlois;  de  Gap,  les  Gapençais. 

IL  Question  d’histoire. 

Napoléon  I"  fut  blessé  au  pied  â la  bataille  de  Ratisbonne, 
le  23  avril  1809. 


Les  vases  brisés. 

Le  vase  où  meurt  cette  verveine 
D’un  coup  d’éventail  fut  fêlé. 

Le  coup  dut  l’eflleurer  a peine  : 
Aucunnruil  ne  l’a  révélé... 

Ce  petit  poème  exquis,  le  Vase  brisé,  de  Sully- 
Prudhomme,  est  bien  connu.  Combien  de  regrets 
aussi  lorsqu’un  heurt  maladroit  a endommagé  un 
de  ces  jolis  récipients  dans  lesquels  on  se  plaît  à 
placer  des  fleurs! 

11  suffira  de  frotter  la  fente  avec  une  amande 
amère  pour  remédier  à cet  accident.  L'amande 
dépose  une  huile  essentielle  que  la  porcelaine 
absorbe,  et  après  cette  petite  opération,  le  vase 
conserve  l’eau  comme  s’il  n’était  pas  fendu.  Ce 
procédé,  d’une  application  bien  aisée,  peut  égale- 
ment servir  pour  des  plats,  des  compotiers,  tous 
les  objets  en  porcelaine  que  l’on  est  forcé  de 
réformer  dès  qu’ils  sont  fendus.  L’amande  amère 
seule  possède  une  telle  propriété. 

* * 

Conseil  à ne  pas  suivre.  — Quand  le 
temps  est  à l’orage,  frotter  vivement,  à rebrousse- 
poil,  le  dos  d’un  chat  : l’existence  de  l’électricité 
vous  saute  immédiatement  aux  yeux...  et  le  chat 
aussi  ! 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Question  d’étymologie.  — D’où  vient  le 
mot  magasin  qui,  en  français  et  dans  plusieurs 
langues  de  l'Europe,  désigne  le  lieu  où  l’on  dépose 
des  marchandises  ou  bien  où  on  les  vend. 

♦ 

* 

Question  g£cosK'n|>lii«(ue.  — Pourquoi  l'an- 
cienne province  de  l'Ile-de-France,  qui  comprenait 
les  départements  actuels  de  Seine,  S.eine-et-Oise, 
Seine-et-Marne,  Oise,  Aisne,  plus  une  petite  por- 
tion de  la  Nièvre  et  du  Loiret,  a-t-elle  reçu  ce  nom? 
* 

* * 

Mot  en  triangle.  — f°  Légume  vert  ; 2°  Déesse 
des  fruits;  3°  Qui  u’a  pas  de  religion;  4°  Fruit  du 
noyer;  5°  Quadrupède;  6°  Note  de  musique; 
7°  Consonne. 

Aiiagrainmc. 

Sur  quatre  pieds,  je  fends  les  ondes; 
Brouillez-les,  vous  allez  trouver 
La  pièce  d’eau  carrée  ou  ronde 
Où  la  cane  aime  a barboter. 

Puis  ce  qu'en  tout  pays  du  monde, 

On  voit  dans  la  main  d’un  guerrier. 


III.  Anagramme. 

Oger.  — Ogre.  — Orge.  — Ergo.  — Rogé.  — Gore. 

IV.  Mots  en  triangle. 

grenade 
régi  ne 
e g i n e 
n i n a 
a n e 
d o 


Le  Gérant  : Maurice  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d aiiresse  doit  être 


accompagnée  de  L'une  des  dernieres  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


Le  roi  des  jongleurs  — Jelian  se  mit  la  tôle  en  bas  et  marcha  sur  les  mains. 
Composition  inédite  de  A.  Robida. 


année.  — N°  •401. 


10  centimes. 


31  octobre  1896. 


Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L’ABONNE.MENT  : UN  AN,  SIX  FRANCS 

Part  du  1er  declinque  mois 


Armand  COLIN  & C‘e,  éditeurs 

5,  rue  de  Mézières,  Pari** 


ETR  ANGER  : 7fr.  — PARAIT  CHAQUE  SAMEW 

Tous  droits  réservés. 


566 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Le  roi  des  jongleurs  (suite)'. 


— Réveillé  par  le  soleil,  le  chant  des 
oiseaux,  répondit  Jean. 

— Et  nos  coups  de  hache  sur  le  bois...  Mon 
garçon,  je  sais  où  sont  partis  les  gens  que  vous 
cherchez  ; ils  ont  quitté  la  route  de  Melun  à la 
croix  que  vous  avez  rencontrée  à une  petite 
lieue  d’ici,  pour  prendre  sur  la  droite  une 
traverse  qui  doit  les  conduire  à Coulommiers. 

— Merci. 

— Et  vous  allez  tâcher  de  les  rattraper? 

— Je  vais  me  dépêeher. 

— Pas  avant  d'avoir  avalé  une  écuellée  de 
soupe.  Hé,  garçon,  réfléchissez  bien  avant  de 
partir  : vous  avez  de  bons  bras  ; si  le  cœur  vous 
en  dit  de  manier  la  cognée  avec  nous,  vous 
vous  ferez  bûcheron  et  charbonnier  comme 
nous.  Le  métier  est  quelquefois  dur,  mais  on 
vit  en  liberté  et  tranquillité  dans  les  bois... 
Par  le  temps  qui  court,  vous  savez,  les  villages 
du  plat  pays,  les  bonnes  villes  dans  leurs  rem- 
parts ne  sont  pas  toujours  aussi  en  sûreté  que 
nous  dans  nos  cabanes,  où  l'on  ne  trouverait 
peut-être  pas,  en  fouillant  bien,  la  valeur  d'un 
écu! 

Jehan  remercia  le  bûcheron,  mais  déclara 
qu'il  allait  se  mettre  en  route.  Il  lui  fallut 
auparavant  prendre  sa  part  du  repas  matinal 
mangé  par  les  bûcherons  et  leurs  familles, 
des  femmes  et  une  quantité  d’enfants  sortis  des 
huttes,  tous  à cheval  sur  des  troncs  d’arbres 
ou  assis  sur  des  rondins  autoru-  du  feu. 

Puis,  après  force  poignées  de  main,  il  prit 
congé  de  l'hospitalière  clairière  et  fut  guidé 
jusqu’à  la  route  par  la  bande  des  gamins,  les 
plus  grands  remorquant  les  plus  petits. 

Le  chemin  de  traverse  coupait  à travers  un 
pays  de  petits  vallons  couverts  de  bois,  où  les 
hameaux  étaient  bien  rares,  où  l’on  ne  ren- 
contrait de  loin  en  loin  que  de  grandes  fermes 
closes  de  hautes  murailles  comme  de  petites 
forteresses,  avec  granges  aux  murs  solides 
percés  de  meurtrières,  et  logis  flanqués  d'é- 
ehauguettes,  semblables  à de  petits  donjons. 
Jehan  marcha  rapidement  pour  tâcher  de 
rattraper  les  bateleurs  qui  ne  devaient  avoir 
qu’une  faible  avance  sur  lui. 

A chaque  ressaut  de  terrain  franchi  par  le 
chemin,  véritable  ornière  boueuse  par  endroits, 
pierreuse  ailleurs,  mauvaise  partout,  Jehan 
portait  ses  regards  le  plus  loin  possible,  espé- 
rant découvrir  ceux  qu’il  cherchait.  11  marcha 
ainsi  toute  la  journée,  ne  rencontra  qu’un  seul 
village  sur  saroute,  et,  comme  c’était  dimanche, 
ne  manqua  point  d’entrer  à l'église  pour  y 


faire  ses  dévotions  un  peu  tardives  et  deman- 
der humblement  au  ciel  d'inspirer  aux  bate- 
leurs la  bonne  pensée  de  daigner  l’admettre 
dans  leur  troupe. 

Vers  le  soir,  comme  il  commençait  à songer  à 
un  gîte  pour  la  nuit,  la  piste  parut  tout  à coup 
perdue,  personne  n’avait  vu  la  troupe  de  l’âne 
qui  vielle.  Malgré  sa  fatigue,  Jehan  rebroussa 
courageusement  chemin  jusqu’au  dernier  en- 
droit où  les  bateleurs  avaient  été  rencontrés, 
et  se  mit  en  quête  d'informations. 

Ce  ne  fut  pas  long.  Sur  cette  mauvaise  route 
de  traverse,  s’embranchait  une  autre  traverse 
plus  mauvaise  conduisant  par  un  raccourci  à 
la  grande  route  de  Meaux.  Les  bateleurs,  chan- 
geant tout  à coup  de  direction,  s’étaient  en- 
gagés par  là.  Ils  avaient  peu  d’avance  mainte- 
nant, sans  doute  ils  devaient  avoir  l’intention 
de  coucher  dans  un  gros  village  nommé  Rozoy, 
dont  on  lui  montra  le  clocher  à une  bonne 
lieue  et  demie  de  là.  Jean,  plein  d’espoir,  força 
le  pas  pour  arriver  à Rozoy  avant  la  nuit. 
Maintenant  qu’il  était  certain  de  rejoindre 
bientôt  la  troupe  de  bateleurs,  il  se  sentait 
pris  d’émotion  et  d’inquiétude.  La  troupe  de 
l'âne  qui  vielle  consentirait- elle  à l'admettre 
dans  ses  rangs?  Quelle  raison  aurait-elle  de 
l’accueillir  ? à quel  titre? 

Tout  en  marchant,  Jehan  se  grattait  la  tête. 
Que  savait-il  faire?  Il  avait  bien  quelques  petits 
talents  acquis  d’instinct  en  fréquentant  les  jon- 
gleurs ménestrels  de  Paris  : il  jouait  quelque 
peu  de  tous  les  instruments  de  musique,  mais 
aussi  médiocrement,  il  s’en  rendait  compte, 
des  uns  que  des  autres  ; il  pouvait  joindre  à 
ces  petits  talents,  une  souplesse  de  corps  et  une 
certaine  habileté  aux  jeux  et  exercices  de 
gymnastique,  mais  c'était  peu. 

Et  il  allait  se  proposer  dans  la  compagnieavec 
un  si  faible  bagage!  L’accepterait-on?  Son 
meilleur  titre  c’était  surtout  d'être  le  fils  du  roi 
des  jongleurs,  du  prévôt  de  la  corporation  de 
Saint-Julien  de  Paris,  car  il  pouvait  être  avanta- 
geux à la  troupe  de  se  concilier  les  bonnes 
grâces  du  roi  des  jongleurs  de  Paris,  pour  le  cas 
où  elle  viendrait  un  jour  exercer  ses  talents  dans 
le  Parisis. 

Jehan,  tout  à ses  réflexions,  marchait  d’un 
bon  pas , la  tête  basse,  en  proie  à une  grande 
anxiété.  Tout  à coup,  au  tournant  d’un  petit 
bois  qui  longeait  le  chemin,  il  s’arrêta  brus- 
quement. 

La  troupe  de  l’âne  qui  vielle  était  devant  lui, 
arrêtée  à la  lisière  de  ce  bois.  Il  n’v  avait  pas  à 


1 Voir  le  iiB  4ao  (In  Petit  Français  illustré,  p.  Sol. 


LE  ROI  DES  JONGLEURS 


567 


se  tromper  : une  petite  carriole  remplie  de 
bagages,  de  hardes  multicolores  et  d'instru- 
ments de  musique,  reposait,  les  brancards  en 
l'air;  un  àne  et  une  chèvre  tondaient  les 
herbes  du  bois,  une  truie  fouillait  du  groin 
sous  les  broussailles.  Assis  sur  les  talus  de  la 
route,  trois  hommes  et  deux  lemmes  vêtus  de 
costumes  bizarres,  fanés  et  troués,  se  repo- 
saient, la  mine  assez  fatiguée,  à côté  de  quel- 
ques chiens  qui  soufflaient  et  tiraient  la  langue. 

Jehan  rougit  d'émotion.  Le  moment  était 


et  martyr,  qui  vous  salue  ! Salut  et  gloire  à tous  ! 
Prêtez-moi  vos  oreilles,  je  vous  les  rendrai,  je 
ne  les  dévorerai  nullement,  quoique  l’appétit  ne 
soit  point  ce  qui  me  manque  ; je  ne  les  offen- 
serai ni  par  mes  discours,  où  vous  verrez  sur- 
tout, j'espère,  les  marques  respectueuses  de 
l’immense  bonne  volonté  dont  je  déborde  et 
que  je  ne  puis  contenir;  ni  par  les  rivières 
d’harmonie  que  je  suis  prêt  à tirer  de  n’importe 
lequel  des  instruments  de  musique  que  vous 
voudrez  bien  me  confier,  quand  ce  serait  la 


venu  où  tout  allait  se  décider  Allait-il  être 
admis  à la  joie  de  gagner  son  pain  dans  la 
joyeuse  troupe  de  l’âne  qui  vielle,  ou  bien 
devait-il  poursuivre  sa  route  à la  recherche 
d’une  autre  compagnie  ? 

Jehan  était  un  gaillard  de  décision.  Il  fallait, 
par  une  entrée  en  matière  originale,  frapper 
l'esprit  des  bateleurs.  L'inspiration  lui  vint  I 
subitement.  Comme  les  gens  levaient  la  tête  en 
l’entendant  marcher,  il  bondit  soudain,  sauta 
sur  le  revers  de  la  route  faisant  face  aux  bate- 
leurs, et  après  avoir  jeté  à terre  son  capuchon 
garde-manger,  il  se  mit  la  tête  en  bas,  mar- 
chant sur  les  mains,  et  dans  cette  attitude  assez 
peu  fréquemment  adoptée  dans  la  vie  ordi- 
naire, il  apostropha  les  bateleurs  stupéfaits. 

— Illustre  compagnie,  joyeux  enfants  du 
soleil,  fils  des  trouvères  et  ménestrels  du  bon 
temps  d'autrefois,  ouvrez  les  portes  de  vos 
cœurs,  les  fenêtres  de  votre  entendement,  c’est 
un  confrère  en  Saînt-Genest,  comédien  romain 


harpe  du  roi  David,  la  trompette  des  assiégeants 
de  Jéricho  ou  celle  du  jugement  dernier,  si 
vous  la  possédez,  le  psaltérion  des  petits  ange- 
lots du  Paradis,  la  flûte  sarrazinoise... 

— Qu'est-ce  que  celui-là  et  que  nous  veut- 
il?  fit  un  des  bateleurs  retrouvant  la  parole, 
pendant  que  Jehan  respirait. 

— En  l’honneur  de  messire  Apollo.  reprit 
Jehan,  du  divin  Apollo,  qui  fut  si  grand  ménes- 
trel au  pays  des  Grégeois  anciens,  que  ceux-ci 

— le  vrai  Dieu  pardonne  aux  pauvres  païens 
de  naissance,  car  c’était  bien  avant  la  première 
Noël  du  monde  et  le  petit  Jésus  n'était  point  né 

— le  vénérèrent  comme  Dieu,  le  mirent  en  leur 
Paradis,  qu’en  leur  ignorance  ils  appelaient 
Olympe...  En  l’honneur  d'Apollo.  voulez-vous 
entendre  ma  requête,  écouter  mon  humble 
supplication,  prendre  en  gré  mes  xrœux,  com- 
bler mes  espérances  ?...  Dites,  le  voulez-vous? 

Jehan  agita  frénétiquement  les  jambes  en 
l'air  en  signe  de  supplication,  puis  exécutant 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


568 


un  saul  périlleux,  il  se  remit  sur  ses  pieds  et 
se  tint  debout,  humblement  courbé  devant  les 
bateleurs. 

— As-tu  compris,  Lesbahy?dit  le  plu.  vieux 
des  bateleurs  en  se  tournant  vers  un  de  ses 
compagnons. 

— Du  tout,  monsieur  Courtejove,  répondit 
l'interpellé. 

— Et  toi,  Patience? 

— Encore  moins! 

Jehan  sauta  de  nouveau  sur  ses  mains  et  se 
remit  à déclamer. 

— Fils  du  grand  Apollo,  j'exposais  devant 
vous  l’immensité  de  mes  prétentions,  la  vasti- 
tude  démesurée  de  mon  ambition,  et  foulant 
effrontément  aux  pieds  la  modestie  qui  va  si 
bien  d'ordinaire  à la  timide  jeunesse,  je  me 
préparais  à étaler  en  regard  l'ampleur  et  la 
variété  des  talents  que  je  suis  en  mesure  de 
mettre  au  service  de  l’association  dont  je  brûle 
de  faire  partie,  pour  continuer  avec  elle,  dans 
la  mesure  de  mes  moyens,  à remplir  le  monde 
d’étonnement  et  d'admiration,  et  à faire  cir- 
culer des  torrents  de  joies  pures  à travers  les 
tourments  et  les  tristesses  du  siècle... 

Il  agita  les  jambes  en  l'air  et  fit  deux  fois  le 
saut  périlleux. 

— Qu’est-ce  qu’il  veut  dire?  Parle  plus  clai- 
rement, mon  garçon,  si  tu  veux  qu’on  t’entende  ? 
dit  la  plus  vieille  des  femmes  de  la  troupe. 

— Tout  de  suite,  princesse  ! En  deux  mots, 
joyeux  ménestrels  qui  m’écoutez,  je  suis  un 
pauvre  garçon  qui,  poussé  par  la  vocation  du 
noble  art  de  jonglerie  et  ménestrandie,  s’est 
enfui  du  collège  où  par  la  vertu  des  étrivières 
ou  voulait  faire  de  lui  un  savantissimvs  doclor, 
et  je  vous  demande  de  m'accueillir  dans  votre 
troupe,  de  m'accepter  comme  apprenti  bate- 
leur... je  vous  le  dis,  la  vocation  me  tient  et  je 
dédaigne  tout  autre  moyen  de  gagner  ma  vie  ! 

— Par  saint  Guignon,  patron  des  pauvres 
gens,  tu  tombes  bien  mal,  vraiment,  mon 
camarade  ! 

— Je  vous  disais  que  je  sais  faire  beaucoup 
de  choses,  chanter,  déclamer,  sauter,  bucciner, 
tambouriner,  cornemuser,  jouer  de  tous  instru-  I 
ments,  attendu  que  chez  mon  père,  qui  est  roi 
des  jongleurs  de  Paris,  prévôt  de  Saint-Julien, 
j'ai  vu  passer  ménestriers  de  toutes  sortes  et 
essayé  de  toutes  les  musiques.  Je  sais... 

— Sais-tu  manger? 

— Plaît-il? 

— Je  te  demande,  garçon,  si  tu  sais  manger? 

— Mais  c’est  justement  pour  manger,  avec 
frugalité , mais  régularité,  que  je  demande  à 
entrer  dans  votre  troupe,  à gagner  mon  pain 
par  mon  travail  à côté  de  vous... 

— Alors,  je  te  le  disais,  mon  garçon,  tu  tombes 
mal,  par  saint  Guignon!  nous  aussi  nous  vou- 
drions bien  faire  ponctuellement  nos  trois  ou 


quatre  repas  quotidiens,  mais,  depuis  quelques 
jours,  il  est  bien  difficile  d’arriver  à cette 
régularité  ! 

Toute  la  troupe  soupira. 

— Si  encore  il  11e  s’agissait  que  de  frugalité  ! 
dit  Lesbahy,  mais  c’est  la  disette,  la  famine, 
tout  simplement! 

— Les  temps  sont  durs  et  saint  Guignon 
s’occupe  trop  de  nous  vraiment  ! La  chèvre 
qui  harpe,  l’âne  qui  vielle,  la  truie  qui  file 
n’intéressent  plus  personne;  on  ne  rit  plus! 
Avec  les  tracas  des  guerres  et  séditions, 
des  tailles  à payer,  des  logements  de  gens 
d’armes,  des  pillages  à craindre,  les  gens  ont 
bien  autre  chose  dans  l’esprit  que  nos  chan- 
sons, nos  jeux,  nos  représentations  de  mys- 
tères... Hélas!  les  escarcelles  des  bourgeoissont 
vides,  ou  les  cordons  trop  serrés! 

— Nous  avons  beau  tambouriner  et  bucciner 
par  les  carrefours,  presque  personne  ne  vient 
se  divertir  à nos  jeux,  saint  Guignon  s’endorme! 
A Corheil,  pendant  la  foire  de  Saint-Spire,  nous 
avons  pu,  tant  bien  que  mal,  gagner  de  quoi 
contenter  notre  appétit,  mais  depuis!... 

— Depuis,  quelques  malheureux  deniers 
grapillés  çà  et  là,  pas  même  de  quoi  payer  notre 
gîte!  Hier  encore,  un  peu  plus  on  nous  gardait 
la  chèvre  qui  harpe  en  paiement  de  notre 
écot! 

— Et  aujourd’hui,  rien  pour  déjeuner,  peu 
de  chose  pour  dîner  et  néant  pour  souper...  Ah  ! 
c’est  gentil!  Si  nous  ne  sommes  pas  plus  heu- 
reux demain  matin,  en  exerçant  nos  talents 
chez  les  gens  de  Rozoy,  nous  mourrons  de 
faim...  ou  nous  serons  obligés  de  manger  un 
de  nos  animaux  savants! 

— Eh!  dit  une  des  femmes,  tais-toi,  glouton! 
Est-il  gourmand,  ce  Patience! 

— Tu  vois,  garçon,  les  agréments  du  métier, 
reprit  Courtejoye,  le  chef  de  la  troupe,  les 
temps  sont  durs,  je  le  disais,  et  la  malecliance 
nous  poursuit ..  L'autre  semaine,  un  des  nôtres 
nous  a quittés  et  s’est  fait  charretier.  11  tenait  à 
manger  tous  les  jours,  celui-là...  Puis  en  quit- 
tant Corbeil,  des  routiers  nous  ont  volé  notre 
cheval,  un  brave  serviteur,  franc  du  collier, 
qui  s’était  bien  promené  avec  nous  sur  les 
routes  de  France  ! 

Jehan  regarda  la  carriole  qui  portait  les 
bagages. 

— Oui,  depuis  Corbeil  nous  la  traînons  nous- 
mêmes,  avec  Barnabé  l’âne  qui  vielle,  et  Barbi- 
chette la  chèvre  qui  harpe...  maintenant  qui’ 

I tu  es  au  courant,  mon  garçon,  reste  avec  nous 
si  le  cœur  t’en  dit,  mais  je  te  préviens  qu’il  ne 
faut  pas  compter  sur  nos  provisions  pour 
! souper,  tout  ce  que  nous  avons  pu  récolter  sur 
notre  route,  c'est  un  peu  d’épinards  et  de  pis- 
senlits que  nous  sommes  en  train  de  manger  en 
salade,  sans  assaisonnement...  Tiens!  il  11'en 


LE  II 0 1 DES  JONGLEURS 


569 


en  avoir  mangé  deux...  Lesbahy,  veux-tu  bien 
ne  pas  avaler  comme  ça...  et  toi.  Patience, 
épluche  tes  arêtes  une-  à une  pour  amuser  ton 
estomac..  Ah!  et  toi,  notre  ami  tout  neuf, 
comment  t'appelles-tu? 

— Jehan,  répondit  l’ex-écolier,  Jehan 
Picolet,  fils  de  Guillot  Picolet,  roi  des 
jongleurs  de  Paris  ! 

— Honneur  et  gloire  ! s'écria  Patience, 
un  lils  de  roi  avec  nous  ! 

— Moi,  dit  le  chef  des  bateleurs,  je 
suis  Courtejoye,  courte  joie  et  long  gui- 
gnon,  patron  et  éducateur  de  l’âne  qui 
vielle,  de  la  chèvre  qui  harpe  et  de  la  truie 
qui  flle.  Tu  les  verras  tout  à l’heure,  mon 
ami,  ils  sont  en  train  de  chercher  leur 
souper  dans  le  bois...  Et  voici  mon  (ils 
Patience  Courtejoye,  ma  femme  Perrette 
Courtejoye,  ma  fille  Rarbette  Courtejoye, 
et  mon  neveu  Lesbahy.  Et  maintenant, 
nous  sommes  compagnons! 

Jehan  serra  les  mains  à la  ronde. 

— Un  garçon  qui  court  les  campagnes  avec 
un  demi-baril  de  harengs  dans  son  capuchon, 
doit  être  un  homme  de  ressources,  proclama 
Lesbahy;  ce  gaillard -là  me  va  ! 

— Et  il  paraît  qu'il  a des  talents  par-dessus  le 
marché,  dit  Patience. 


« Ça  sent  l'oie  rôtie!  » 

— Mais  il  m'irait  encore  mieux,  reprit 
Lesbahy,  s’il  avait  aussi  dans  les  poches  un 
demi-muid  de  vin  de  n’importe  quelle  couleur.. 
Les  harengs  sont  délicieux,  mais  diablement 
salés...  la  gorge  me  brûle  ! 

A.  R. 

( A suivre.) 


reste  plus  ; pendant  que  tu  me  faisais  parler, 
les  autres  ont  achevé  le  festin  ! 

— Je  reste  avec  vous!  s’écria  Jehan,  je  suis 
de  la  troupe  de  l’âne  qui  vielle  ! Et  tenez,  je  paie 
ma  bienvenue!  Mettons-nous  à table! 


Nous  avous  l>cau  bucciner,  tambouriner...  •» 


Il  brandit  son  capuchon  garde-manger  on 
l’air. 

— Saint  Guignon  s'endorme!  Qn'est-ce  que 
c’est,  que  cela?  demanda  Courtejoye. 

— Mes  provisions  de  route. 

— Quoi  donc?  ça  sent  l'oie  rôtie,  fit  Patience 
les  narines  dilatées 

— Hélas!  non,  ce  sont  seulement  des 
harengs  salés..  Tout  ce  qui  me  reste,  neuf 
harengs. 

— Neuf  harengs!  festins  et  bombances! 

Et  gros i et  gras  ! Et  sentant  la  graisse 
d’oie,  je  ne  m’en  dédis  pas  ! 

— Plus  une  carotte,  dit  Jehan,  que  je 
vais  offrir  à Barbichette  pour  gagner  sa 
bienveillance! 

— Gardons-la  toujours  pour  demain, 
dit  Courtejoye  l’attrapant  au  passage. 

Tiens,  Barbette,  range-la  soigneusement  . 

Toute  la  troupe  s’était  groupée  autour 
du  nouveau  venu  qui,  les  deux  mains 
étendues,  étalait  ses  richesses. 

--  A table!  s'écria-t-il,  nous  sommes 
combien?  Un,  deux,  trois,  quatre,  cinq 
et  moi  six,  cela  fait  un  hareng  et  demi  par 
personne  ! 

— Un  instant,  gardons  chacun  ce  demi- 
hareng  pour  demain.  Par  saint  Guignon, 
tu  as  besoin  d’apprendre  la  prudence  et 
l'économie,  mon  garçon!  Soupous  donc, 
puisque  tu  régales  ! 

Les  préparatifs  du  festin  furent  bientôt  faits,  1 
les  bateleurs  s’assirent  en  rond  dans  un  creux 
herbeux,  chacun  avec  un  hareng  sur  une  assiette 
d'étain,  et  commencèrent  à s'escrimer  du 
couteau. 

— Lentement,  mes  enfants,  plus  lentement, 
fit  Courtejoye,  en  allant  doucement  vous  croirez 


570 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Un  musée  offert  à 


la  Ville  de  Paris. 


Ji.  Cernuschi,  ancien  banquier,  Italien  natu- 
ralisé Français,  mort  l’été  dernier,  a lait  don 
à la  Ville  de  Paris  d’une  magnifique  collection 
de  bronzes  japonais  et  chinois  qu’il  avait  com- 
posée lui-même  en  Orient  et  pour  laquelle,  au 
retour  de  ses  voyages,  il  avait  bâti  dans  le 


de  son  ami,  quand  un  jour  il  apprit  brusque- 
ment que  ce  dernier  venait  d'être  fusillé  apres 
un  jugement  sommaire  et  inique.  Dégoûté  des 
hommes  et  des  choses,  Cernuschi  résolut  alors 
de  faire  un  voyage  le  plus  loin  possible  qui 
l’éloignât  du  théâtre  de  ces  abominations,  et 


Statuettes  et  potiches  de  la  collection  Cei-uusciii. 


parc  Monceau,  ",  avenue  Velasquez,  un  remar- 
quable hôtel;  lui-même  y campait,  plutôt 
en  gardien  de  ses  trésors  artistiques  qu’en 
propriétaire  soucieux  de  se  donner  ses 
aises. 

Aux  termes  du  testament,  l’immeuble  pourra 
être  conservé  par  la  Ville,  avec  son  aménage- 
ment actuel,  èt  être  ouvert,  à titre  de  musée 
particulier,  à tous  ceux  qui  voudront  le  visiter, 
ou  vendu  avec  affectation  du  prix  de  la  vente 
à la  conservation  delà  collection,  qui  en  ce  cas, 
serait  installée  au  Louvre.  Il  est  probable  que 
c’est  la  première  combinaison  qui  sera 
adoptée. 

Les  circonstances  dans  lesquelles  M.  Cer- 
nuschi a réuni  ses  richesses  sont  toutes  for- 
tuites, car  il  n’avait  rien  du  collectionneur  par 
tempérament.  Très  lié  avec  le  journaliste  Chau- 
dey,  qui  fut  incarcéré  par  la  Commune  en  1871, 
il  s’employait  de  son  mieux  à la  mise  en  liberté 


il  entreprit  le  tour  du  monde  en  partant  par 
l’Amérique  et  en  revenant  par  l’Asie. 

Au  Japon,  il  tomba  eii  plein  dans  la  révolu- 
tion qui  détruisit  l’autorité  des  shogouns  pour 
restaurer  celle  du  mikado.  Les  prêtres  boud- 
dhistes, partisans  du  shogoun,  sentant  l'ave- 
nir incertain  pour  eux,  faisaient  argent  de  tout 
et  vendaient  leurs  temples  en  gros  et  en  détail. 
Mais  les  acheteurs  manquaient,  et  quand  Cer- 
nuschi, ébloui  par  la  splendeur  des  inesti- 
mables joyaux  qu’on  lui  offrait  pour  un  mor- 
ceau de  pain,  eul  manifesté  l'intention  d’opérer 
des  acquisitions  nombreuses,  ce  fut  chez  lui 
un  interminable  déillé  de  brocanteurs  impro- 
visés, jaloux  de  profiter  de  l’aubaine. 

11  faisait  ranger  en  lot  dans  la  cour  de  son 
hôtel  tout  ce  qu’on  lui  apportait,  et  achetait  en 
bloc,  laissant  aux  vendeurs  le  soin  de  se  par- 
tager l’argent.  On  lui  céda  même  un  gigantes- 
que Bouddha  de  bronze  de  près  de  cinq  mètres 


UNE  SPHÈRE  GEOGRAPHIQUE  MONSTRE 


571 


de  haut.,  seul  reste  d'une  pagode  brûlée,  et  qui, 
après  de  grandes  difficultés  de  transport, 
constitua  la  plus  belle  pièce  de  la  col- 
lection. 

Nous  donnons  une  reproduction  de 
ce  Bouddha,  d'un  travail  merveilleux 
et  auquel  rien  ne  peut  être  comparé 
dans  les  musées  orientaux,  publics  ou 
privés,  d'Europe. 

Quand  M.  Cernuscbi  partit  du  Japon, 
il  était  devenu  collectionneur  dans 
l'âme  et  alla  compléter  ses  acquisitions 
de  bronzes  anciens  en  Chine. 

Le  legs  par  lequel  il  assure  à la  Ville 
de  Paris  la  possession  de  son  trésor  a 
augmenté  encore  la  popularité  qui 
s'attachait  à son  nom  en  France  où 
tous,  sans  exception,  se  rappelaient  avec 
reconnaissance  qu'il  avait  demandé  à 
être  naturalisé  Français  à l'époque  pré- 
cise où  notre  patrie  subissait  ses  plus 
cruels  revers. 

Nous  aurons  donc  un  musée  Cer- 
nuschi,  comme  nous  avons  déjà  un 
musée  Guimét.  On  sait  que  M.  Guimet, 
grâce  à de  longues  et  patientes  re- 
cherches, est  arrivé  à réunir  un  grand 
nombre  d’objets  relatifs  aux  cultes  de 
l'Inde,  de  la  Chine,  du  Japon,  de 
l'Égypte  ancienne,  de  la  Grèce  et  de  Rome. 

C'est  un  bel  exemple  que  celui  de  ces  hommes 


Une  sphère  géographique  monstre. 

— Quel  sera  le  clou  de  l'Exposition  universelle 
de  1900?  le  « clou  »,  c'est-à-dire  ce  qui  dans 
cet  entassement  de  merveilles  fera  le  plus 
courir  les  foules  débarquées  à Paris  de  tous  les 
points  du  globe.  Tantôt  il  est  question  d’un 
télescope  monstre  qui  nous  ferait  voir  la 
lune  à 100  mètres,  disent  les  uns,  à 1 mètre 
disent  les  autres;  tantôt  on  propose  de  creuser 
eu  plein  Champ-de-.Mars  un  trou  de  300  mètres 
de  profondeur...  Voici  que  l'on  parle  d'un  pro- 
jet plus  facilement  réalisable  et  dont  on  peut 
saisir  immédiatement  la  portée. 

L’auteur  de  ce  projet  n'est  autre  que  le  grand 
géographe  Elisée  Reclus.  Ce  savant  voudrait 
que  nous  eussions  une  connaissance  plus 
exacte  de  notre  planète. 

On  sait  qu'il  est  très  difficile,  même  à l'aide 
des  cartes  les  plus  perfectionnées,  de  se  rendre 
un  compte  exact  de  l'aspect  offert  par  les 
montagnes  et  les  fleuves,  de  leur  situation, 
de  leur  hauteur,  du  rapport  qui  existe  entre 
l’altitude  d'une  chaîne  de  montagnes  et  l'espace 
qu'elle  occupe  réellement. 

C'est  ce  grave  inconvénient  auquel  M.  Élisée 
Reclus  a voulu  parer.  A cet  effet,  il  a eu  l'idée 


] désintéressés,  dont  les  efforts  ont  pour  but  de 
I contribuer  à développer  le  goût  artistique  de 


j de  faire  construire  une  sphère  de  100  mètres 
de  circonférence  et  de  33  mètres  de  diamètre, 
qui  serait  une  réduction  de  la  terre,  de  400  000 
fois  plus  petite  que  son  modèle.  Vous  croyez 
peut-être  que  sur  cette  sphère  gigantesque  on 
verra  de  loin  les  montagnes  les  plus  élevées 
de  notre  planète,  et  que  les  vallées  des  grands 
fleuves  comme  le  Mississipi,  le  Nil  ou  l’Ama- 
zone frapperont  les  regards  à une  grande  dis- 
tance? Détrompez- vous.  Ces  montagnes  et 
ces  fleuves  sont  si  peu  de  chose  dans  l'en- 
semble du  globe,  que  sur  la  sphère  projetée  les 
collines  de  8 à 900  mètres  ne  seront  représen- 
tées que  par  de  très  légères  surélévations,  le 
mont  Blanc  par  1 centimètre,  l’Himalaya  et  les 
Andes  par  2 centimètres.  Les  fleuves  les  plus 
puissants  ne  creuseront  que  d’imperceptibles 
sillons. 

A l'intérieur  de  cette  sphère  de  100  mètres  de 
diamètre  s’en  trouvera  une  plus  petite  que 
contournera  une  piste  en  spirale.  Là  des 
tableaux  représentant  les  costumes,  types  et 
habitations  des  différents  pays  permettront 
d’étudier  aussi  les  mœurs  et  coutumes  des 
principales  populations  du  globe. 


Le  Bouddha  de  bronze  de  la  collection  Ccrnuscht, 

| leurs  semblables,  tout  en  augmentant  la  somme 
| de  leurs  connaissances.  G.  T. 


L.  N. 


572 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Histoire  d’un  honnête  garçon  (Suite)'. 


— Ce  n’est  pas  une  garantie  cela,  mon  ami, 
dit  le  caissier. 

La  sueur  mouilla  les  tempes  de  Jean  que 
ces  longueurs  mettaient  au  supplice.  Heureu- 
sement le  jeune  patron  mit  fin  au  débat. 

— Faites-lui  faire  une  fourniture  de  cin- 
quante francs,  Rémy,  dit-il  en  montrant  bonne 
figure  à Tout-Petit;  il  a l’air  d’un  brave  garçon, 
et  s'il  est  vrai  qu’il  a été  volé,  il  faut  lui  faci- 
liter les  moyens  de  gagner  sa  vie.  Allons,  va 
choisir  les  outils  dont  tu  as  besoin,  jusqu’à 
concurrence  de  cinquante  francs. 

— Vous  savez,  monsieur  I.éon,  fit  le  vieux 
caissier  à mi-voix  pendant  que  Jean  s'éloignait, 
c’est  autant  de  perdu. 

— Mais  non,  mais  non,  Rémy...  Et  puis, 
après  tout...  quand  ce  serait  perdu?  nous  ne  j 
ferons  pas  faillite  pour  cinquante  francs,  n’est-  ] 
ce  pas? 

— Sans  doute...  quoique,  avec  cinquante 
francs  d’un  côté,  cinquante  francs  de  l'autre, 
on  arrive  facilement  à vingt  mille  francs  au 
bout  de  l’année.  Je  doute  que  M.  Naudin  soit 
satisfait  de  l’arrangement. 

Le  jeune  homme  ne  s’attarda  pas  à chercher 
au  moyen  de  quelle  opération  d'arithmétique  on 
obtenait  vingt  mille  livres  avec  cinquante  francs 
d’un  côté  et  cinquante  francs  de  l’autre.  Il  se 
contenta  de  répondre,  l'air  bon  enfant  : 

— Ne  craignez  rien,  Rémy;  je  prends  tout 
sur  moi.  Mon  père  n'en  dira  rien. 

Le  vieil  employé  fit  un  salut  de  soumission 
ironique  et  ne  hasarda  plus  aucune  observa- 
tion. 

Jean  revenait  vers  la  caisse,  tout  joyeux  de 
tenir  entre  ses  mains  les  instruments  tant 
désirés. 

— Monsieur,  dit-il  au  fils  Naudin,  je  vous 
remercie  de  tout  mon  cœur  du  service  que  vous 
me  rendez;  je  vous  en  serai  toujours  recon- 
naissant. Dans  huit  jours  juste,  je  viendrai 
vous  apporter  un  premier  acompte. 

— Oui,  compte  dessus,  murmura  le  vieux 
Rémy  d’un  ton  goguenard...  Monsieur  Léon, 
ajouta-t-il  quand  la  porte  se  fut  refermée  sur 
Tout-Petit,  je  vous  ferai  observer  que  vous  avez 
négligé  de  demander  à ce...  client,  son  nom  et 
son  adresse...  Il  est  vrai  que,  si  vous  l’aviez  fait, 
il  vous  aurait  donné  un  nom  et  une  adresse  de 
fantaisie... 

— Il  payera,  vous  dis-je,  Rémy. 

— Je  suis  fâché  dovous  contredire,  monsieur 
Léon,  mais  il  ne  payera  pas. 

Comme  si  Jean  voulait  donner  un  démenti 


immédiat  au  caissier  peu  confiant,  il  rentra 
l dans  le  magasin. 

— Monsieur,  dit-il,  je  vous  demande  bien 
pardon;  j’ai  oublié  de  vous  dire  comment  je 
| m’appelle  et  où  je  demeure  : Jean  Harioel, 
B,  rue  du  Delta.  Mon  patron  était  M.  Aubry, 
165,  rue  Rochechouart, et  c’est  chez  le  commis- 
saire de  la  rue  Bochard-de-Saron  que  j’ai  déposé 
ma  plainte.  C'est  lui  également  qui  avait  constaté 
le  décès  de  mon  patron...  Ma  mère  travaille 
depuis  huit  ans  pour  Cendrillon,  i,  rue  de 
Lufayet te. . . Si  vous  voulez  prendre  des  rensei- 
gnements... 

Sans  en  parler  à personne,  le  vieux  Rémy 
courut  aux  adresses  indiquées,  et  comme  les 
dires  de  Jean  se  trouvèrent  confirmés,  il  ne 
souftla  mot  du  résultat  de  ses  démarches. 

Le  samedi  suivant,  quand  il  eut  réglé  ses 
comptes  avec  Louveau,  Jean,  en  toute  hâte 
redescendit  vers  la  rue  de  Poitou  ; mais  ce  fut 
] dans  de  tout  autres  dispositions  que  la  semaine 
précédente  : il  apportait  vingt  francs.  Le  vieux 
I caissier  fut  fort,  surpris,  le  jeune  patron  aussi, 
j pour  tout  dire  : la  figure  de  Jean  lui  avait  ins- 
piré confiance,  mais  il  ne  s'étaitpas  attendu  à 
j un  acompte  si  fort,  ni  si  prompt. 

— Tu  ne  dois  pas  être  trop  bien  monté,  dit-il 
à Tout-Petit  dont  le  visage  rayonnait  de  joie. 
Prends  des  fournitures  pour  les  vingt  francs  que 
tu  apportes,  et  jusqu’à  nouvel  ordre,  tu  resteras 
notre  débiteur  des  premiers  cinquante  francs 
qui  t'ont  été  avancés...  Il  faut  bien  encourager 
le  travail  et  l’honnêteté,  ajouta-t-il  en  se 
tournant  vers  le  vieux  Rémy. 

Celui-ci  ne  voulait  pas  désarmer  encore.  Il 
mâchonna  quelque  chose  comme  : « Qui  vivra 
verra...  11  ne  faut  pas  se  fier  aux  apparences...  » 
Mais  il  ne  répondit  rien;  il  était  partagé  entre 
l’ennui  de  s'être  trompé  et  la  satisfaction  de 
voir  que  la  maison  ne  perdrait  sans  doute  rien. 

L’ami  de  Jean 

Pendant  vingt  mois,  Jean  fit  de  la  grosse 
horlogerie  pour  le  compte  de  Louveau,  et  ce 
furent  vingt  mois  d’un  rude  labeur.Dès  le  petit 
jour,  on  le  trouvait  à son  établi,  travaillant  sans 
relâche  jusqu’à  ce  que  la  nuit  fût  tombée.  Le 
soir,  il  se  rendait  aux  Arts  et  Métiers  où  il  sui- 
vait les  cours  ayant  trait,  de  près  ou  de  loin,  à 
sa  profession  : dessin,  physique,  mécanique, 
chimie  même;  il  étudiait  avec  ardeur  tout  ce 
! qui  était  capable  de  le  perfectionner. 


1.  Voir  le  n°  399  du  Petit  Français  illustré , p.  542. 


HISTOIRE  D’UN  HONNÊTE  GARÇON 


5T3 


En  cela,  le  père  Cacaouèclie  lui  fut  d'un 
grand  secours.  Aidé  des  notes  que  prenait 
Jean,  il  lui  servait  en  quelque  sorte  de  répé- 
titeur, faisant  la  lumière  sur  des  points  res- 
tés obscurs  dans  son  esprit,  commentant 
les  données  forcément  arides  des  profes- 
seurs, lui  expliquant  les  choses  avec  tant 
de  patience  et  de  clarté  que  Tout-Petit  en 
était  émerveillé 

La  veuve  les  écoutait  tout  en  tirant  l'ai- 
guille; les  termes  scientifiques,  auxquels 
elle  ne  comprenait  rien,  la  remplissaient 
pourtant  d'admiration. 

— Va,  répétait-elle  à son  fils  quand  ils 
se  retrouvaient  seuls  après  le  départ  du 
bonhomme,  j'en  suis  toujours  pour  ce  que 
j'ai  dit  : notre  vieux  voisin  a été  autre  chose 
qu'un  marchand  de  cacaouèches. 

Pendant  toute  cette  période,  l'esprit  du 
pauvre  Jean  se  trouva  sans  cesse  tiraillé 
par  deux  idées  contraires  ; tantôt  il  était 
fâché  de  ne  faire  que  de  la  camelote;  tantôt 
il  se  félicitait  d'ètre  libre  de  son  temps 
pour  parfaire  son  instruction.  Certes,  il 
gagnait  bien  sa  vie  ; non  seulement,  il  avait 
remplacé  les  outils  qui  lui  avaient  été  volés, 
mais  encore  il  avait  fait  quelques  économies. 
Cependant  il  se  désolait  parfois  de  ne  pas 
savoir  travailler  comme  son  premier  patron 
travaillait  et  comme  il  aurait  désiré  travailler 
lui-même.  La  question  de  son  avenir  se  trouva 
tranchée  sans  qu  il  eilt  à y mettre  du  sien. 

Un  beau  jour  Louveau  hérita  d'un  oncle  établi 
horloger  à Pierrefonds,  qui  lui  laissait,  outre 
une  petite  boutique  bien  achalandée,  quelques 
terres  et  un  magnifique  jardin.  Tout  de  suite 
l'ouvrier  décida  de  s'installer  avec  sa  famille 
dans  ce  bien  qui  lui  tombait  du  ciel,  et  par 
contre-coup,  Jean  dit  définitivement  adieu  aux 
coucous  et  aux  réveille-matin. 

Sa  mère  fut  désappointée  quand  il  "lui  parla 
de  rentrer  chez  un  nouveau  patron.  Elle  était  si 
heureuse  de  le  garder  auprès  d'elle,  s’imaginant 
par  là  le  voir  échapper  aux  mille  dangers  qui 
menacent  la  jeunesse.  <• 

— C’est  doue  que  tu  t'ennuies  avec  moi,  mon 
Tout-Petit?  demanda-t-elle  avec  regret.  Il  me 
semble  que,  sur  la  recommandation  de  Lou- 
veau, on  t'aurait  bien  donné  de  l’ouvrage  dans 
la  maison  qui  lui  en  fournissait. 

— C'est  probable,  maman;  mais...  c’est  que 
je  ne  sais  pas  encore  mon  métier. 

— Tu  faisais  pourtant  de  bonnes  journées.  Il 
ne  faut  pas  être  trop  ambitieux,  vois-tu. 

— Je  ne  sais  pas  si  je  suis  ambitieux,  maman; 
mais  je  sais  que  je  voudrais  devenir  un  bon 
ouvrier  afin  d'entrer  plus  tard  dans  la  fabrica- 
tion ; et,  pour  en  arriver  là,  il  me  faut  travailler 
encore  beaucoup  avec  quelqu’un  qui  s’y 
connaisse. 


Il  lui  serrait  en  quelque  sorte  de  répétiteur. 


Le  père  Cacaouèclie  approuvait  fort  la 
décision  de  Jean. 

— Laissez-le  donc  aller,  dit-il  à la  mère,  vous 
l’élevez  comme  une  fille..  Est-ce  que  c’est 
l'affaire  d’un  garçon  de  dix-sept  ans  bientôt 
que  d'aller  au  marché  avec  vous  et  de  sur- 
veiller le  pot-au-feu?...  Jusqu’à  ce  nom  de 
Tmd-Pelü  que  vous  lui  conservez  comme  s'il 
était  encore  au  maillot...  Retenez  bien  ceci, 
M“  Harivel;  il  y a en  votre  enfant  l'étoffe  d'un 
homme,  mais  vous  finiriez  par  atrophier  ses 
bonnes  dispositions  si  vous  continuiez  à le 
confiner  ainsi.  Il  ne  s'est  pas  créé  d'amis  — 
j'entends  d'amis  de  son  âge....  de  camarades 
pour  mieux  dire,  car  il  a comme  amis  tous 
ceux  qui  le  connaissent  — et  c'est  mauvais 
pour  lui...  Oui,  je  dis  bien,  mauvais...  : mau- 
vais pour  sa  santé,  mauvais  pour  son  esprit, 
mauvais  pour  son  cœur.  Les  jeunes  gensont  de 
la  force  à dépenser.  Il  ont  un  impérieux  besoin 
de  changerdeplace,debavarder,de  s'épancher. 
Il  ne  faut  pas  qu'une  tendresse  mal  éclairée 
entrave  le  développement  des  qualités  phy- 
siques et  morales  de  votre  fils  Jusqu'à  présent 
vous  ne  l’avez  que  trop  cousu  à vos  jupes  : il  est 
temps  que  vous  lui  donniez  un  peu  la  volée. 

Eugénie  n’était  pas  entêtée;  elle  vivait  dans 
la  crainte  perpétuelle  de  nuire  en  quelque 
chose  à l'avenir  de  son  Jean  Elle  céda.,  avec 
un  gros  soupir,  il  est  vrai,  mais  sans  restric- 
tion. 

— Fais  comme  le  dit  ce  brave  père  Cacaouèclie, 
mon  Tout-Petit  : il  est  plus  savant  que  moi.. 
et...  ma  parole...  1 je  crois  qu'il  t'aime  presque 
autant. 

Quand  la  chose  fut  définitivement  résolue,  le 
jeune  homme  s'adressa  au  Réveil-Malm  ou 


574 


LU  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


chacun,  même  le  vieux  caissier  d'abord  récal-  | 
citrant,  lui  témoignait  beaucoup  d’estime  et 
d’amitié,  depuis  qu'on  l'avait  vu  travailler  avec 
tant  de  courage  et  si  bien  remplir  ses  engage- 
ments. Le  placier  de  la  maison  le  présentacbez 
llastical,  horloger  rue  Saint-Martin,  un  ancien 
visiteur  de  Tréguiliy  et  qui  passait  pour  fort 
habile. 

Le  nom  de  Tréguiliy  produisit  sur  Jean  un  effet  j 
magique.  D’après  ce  que  lui  avait  dit  autrefois 
M.  Aubry,  Tréguiliy  était  le  grand  maître  de 
1 horlogerie  française;  jamais  un  ouvrier 
médiocre  n’était  toléré  dans  ses  ateliers;  de 
sorte  qu’un  séjour  un  peu  prolongé  chez 
Tréguiliy  équivalait  à un  certificat  d'habileté  et 
de  conscience  dans  le  travail.  Ce  fut  donc  avec 
un  heureux  empressement  qu’il  entra  chez  son 
nouveau  patron. 

C’est  là  que,  par  une  belle  après-midi  de  prin- 
temps, nous  le  trouvons  installé,  s’occupant 
assidûment  à la  réparation  d’un  mouvement 
très  compliqué,  quand  s'ouvre  la  porte  du 
magasin. 

— Monsieur  Hastical,  s’il  vous  plaît? 

La  voix  était  d’un  si  joli  timbre,  si  fraîche,  si 
gaie  que  Jean  releva  la  tête  pour  voir  à qui 
appartenait  cette  musique  humaine. 

Un  jeune  homme  de  son  âge  à peu  près,  à la 
figure  ouverte  et  intelligente,  mais  avec  l'air  un 
peu  gouailleur  des  Parisiens  de  race,  était 
devant  lui,  le  chapeau  à la  main. 

— Monsieur  Hastical  ? répéta-t-il 

— C’est  ici...  Vous  désirez  lui  parler. 

— Si  c’est  possible...  Mais  il  est  absent  peut- 
être  ? 

- Oui  ; pour  toute  la  journée...  Il  est  à Châ- 
tillon  avec  la  patronne  et  les  enfants. 

— Et... il  vabien,  monsieur  Hastical? 

— Très  bien,  je  vous  remercie. 

— Madame  Hastical,  aussi,  je  suppose  ? 

— Parfaitement,  répondit  Jean  un  peu 
étonné. 

— Et  les  petits  Hasticaux  ? 

— Les  petits... 

— Les  petits  Hasticaux...  Pas  asticots,  vers  à 
pêcher...,  non,  Hasticaux  pluriel  de  Hastical. 

— Ah  bon!  fît,  en  riant  de  tout  son  cœur, 
Jean  qui  comprit  alors  que  ces  marques  de  sol- 
licitude pour  la  santé  de  la  famille . Hastical 
étaient  uniquement  destinées  à amener  un 
mauvais  calembour. 

La  glace  rompue  par  l’éclat  de  rire  de  Jean, 
les  deux  garçons  continuèrent  la  conversation 
sur  le  ton  d’une  parfaite  intimité. 

— Il  y en  a beaucoup  de  petits  Hasticaux? 

— Sept!  fit  Jean  qui  s’attendait  à voir  son 
interlocuteur  se  récrier  sur  le  nombre. 

Tiens,  reprit  l’autre  le  plus  simplement 
du  monde,  comme  chez  nous. 


— Vous  êtes  sept  enfants?... 

— Mais  oui...  Ce  n’est  pas  déjà  tant...  Com- 
bien êtes-vous  donc,  vous?  Je  parie  que  vous 
êtes  un. 

— Oui,  un. 

— Ce  n’est  pas  assez,  prononça  sentencieu- 
sement le  jeune  homme.  Vous  avez  dû  horri- 
blement vous  ennuyer  quand  vous  étiez  petit. 

— Mais,  non...  je  ne  me  rappelle  pas;  vous 
savez,  c'est  une  affaire  d’habitude...  Et,  pour  en 
revenir  au  but  de  votre  visite,  vous  auriez 
désiré  voir  le  patron? 

— J'aurais  désiré...  ce  n’est  pas  un  désir 
bien  impérieux,  dans  tous  les  cas.  En  deux 
mots,  voici  l'affaire.  Une  cliente  de  votre  mai- 
son, amie  de  ma  mère,  lui  a dit  que  M.  llas- 
tical cherche  un  apprenti  sachant  déjà  un  peu 
travailler... 

— Et  vous  êtes  venu  vous  présenter? 

— l’as  précisément,  puisqu’il  est  convenu 
que  l'apprenti  en  question  doit  être  présenté 
par  ses  parents.  — Entre  nous,  je  trouve  cela 

I un  peu  moule , un  grand  garçon  comme  moi  qui 
a besoin  de  papa  et  maman  pour  l’accompa- 
| gner.  Mais  avant  la  présentation  officielle,  j'ai 
| voulu  prendre  un  peu  l'air  de  la  maison,  savoir 
comment  est  le  singe,  si  la  patronne  a l’air 
d’une  bonne  femme,  et  si  la  marmaille  n’est 
pas  trop  encombrante. 

— Et  justement,  vousnerencontrezpersonne! 

— Au  contraire,  je  rencontre  un  brave  garçon 
qui  va  me  donner  tous  les  renseignements  dont 
j’ai  besoin.  A tout  seigneur,  tout  honneur.  Le 
patron...  quel  homme? 

— Un  très  brave  homme,  confiant,  pas  chica- 
nier... Au  reste,  il  est  presque  toujours  dehors. 

— Bon,  pas  gênant,  alors.  La  patronne...? 

— Très  gentille,  très  douce...;  un  peu  dolente, 
peut-être,  mais  elle  a tant  de  mal  avec  tous 
ses  petits  ! 

— Ni  criarde,  ni  grognon...? 

- Ohl  pas  du  tout. 

— Alors,  cela  me  changera  agréablement. 
Celle  que  je  quitte  était  toujours  de  mauvaise 
humeur,  trouvait  à redire  à tout.  Quand  les 
choses  marchaient  bien,  elle  se  fâchait  de 
n’avoir  aucun  sujet  de  se  mettre  en  colère. 

— Il  y avait  des  enfants  ? 

— Un  seulement,  Dieu  merci!  Une  jeune 
personne  de  six  ans  que  je  devais  accompagner 
quatre  fois  par  jour  à sa  pension  et  qui  pleur- 
nichait tout  le  long  de  la  route. 

— Cela  devait  bien  vous  ennuyer! 

— I‘as  trop  encore,  parce  que  je  sifflais  assez 
fort  pour  couvrir  ses  gémissements,  auxquels 
d’ailleurs,  je  ne  prêtais  nulle  attention.  Etpuis, 
de  quelque  manière  que  ce  soit,  j’adore  être 
dans  la  rue.  Et  vous? 

— Cela  dépend. 

— Moi,  cela  ne  dépend  pas.  Je  suis  toujours 


HISTOIRE  D'UN  HONNÊTE  ARÇON 


ravi  de  Hâner  dehors...  Et  les  marmots 
ici,  ne  sont  pas  trop  désagréables? 

—,  Ma  foi,  non,  les  pauvres  petils!  Ils 
sont  très  gentils  et  très  caressants.  Dame  ! 
parfois,  il  est  prudent  de  les  moucher 
avant  de  les  embrasser;  mais  que  voulez- 
vous...?  Sept!  et  si  petits!  La  mère  a beau 
se  donner  du  mal,  elle  ne  peut  pas  les 
tenir  aussi  propres  quelle  le  voudrait 

— Alors,  la  boîte  n’est  pas  mauvaise? 

— Non,  certainement.  Je  ne  me  plains 
que  d'une  chose,  c’est  que  le  patron  soit  si 
souvent  absent. 

— Si  ce  n’est  que  cela... 

— Cela  seulement. 

— En  ce  cas,  tout  va  bien:  A demain 
donc.  Comment  vous  appelez-vous? 

— Jean  Harlvel. 

— Et  moi,  Marcel  Bouchard.  Je  suis 
sur,  Jean,  que  nous  serons  très  bons 
amis.  Votre  physionomie  me  revient  tout 
a fait. 

— Moi  aussi,  je  crois  que  nous  nous 
entendrons  très  bien.  Au  revoir,  Marcel. 

La  maison  Hastical. 

— Ainsi  que  l'avait  dit  Jean,  ce  n'était  pas 
un  méchant  homme  que  M.  Hastical,  mais 
c'était  bien  l'être  le  plus  irrésolu  qui  fût  au 
monde.  Chez  TréguiHy,  où  il  avait  été  assez 
longtemps  visiteur,  on  le  considérait  comme 
un  travailleur  habile  et  zélé,  et  il  était  payé  de 
vingt  à vingt-cinq  francs  par  jour.  Le  malheur 
pour  lui,  fut  que,  ayant  épousé  une  orpheline 
qui  lui  apportait  une  petite  dot,  il  se  mit  eu 
tète  d'abandonner  une  position  sûre  et  exempte 
de  responsabilités  pour  prendre  une  maison  à 
son  compte,  pour  s 'établir  enfin,  le  rêve  de  la 
plupart  des  ouvriers. 

Or,  le  pauvre  homme  était  aussi  peu  apte 
que  possible  à faire  du  commerce.  Toujours 
hésitant,  indécis,  ayaut  au  plus  haut  point 
l'horreur  des  conflits  et  des  discussions,  il 
n'avait  su  se  défendre,  ni  des  placiers  qui  lui 
fourraient  des  marchandises  plus  que  son  ma- 
gasin n’en  pouvait  contenir,  ni  des  clients  qui, 
non  contents  d'exiger  des  rabais  considérables, 
lui  faisaient  subir  d'interminables  crédits. 
Petit  à petit,  le  dégoût  lui  était  venu  de  cette 


Je  suis  sir  que  nous  serons  bous  amis. 

i boutique  où  les  affaires  ne  battaient  que  d'une 
i aile;  et  il  s'était  mis  à sortir,  pour  fuir  un 
milieu  où,  malgré  tout,  il  était  souvent 
contraint  de  faire  acte  de  volonté. 

Sorties  bien  inoffensives,  d'ailleurs  ; car,  fort 
heureusement,  il  n’avait  été  séduit  ni  par  le 
jeu,  sous  aucune  de  ses  formes,  ni  par  la  bras- 
serie, ces  deux  grands  éeueils  du  pavé  parisien. 
Il  se  contentait  de  flâner.  Aussi,  nul  mieux  que 
lui  n'était  au  courant  des  voies  que  l’on  repa- 
vait, des  rues  que  Ton  perçait,  des  bâtiments 
que  Ton  élevait,  des  égouts  que  Ton  creusait. 
U connaissait  à cinq  centimètres  près  le  niveau 
de  la  Seine,  savait  les  arbres  de  quel  boule- 
vard avaient  les  premières  feuilles,  et  aurait 
pu  donner  tous  les  renseignements  désirables 
sur  les  lignes  d’omnibus  qui,  pour  une  raison 
ou  pour  une  autre,  avaient  momentanément 
changé  leur  itinéraire.  Depuis  quelque  temps, 
il  avait  une  nouvelle  marotte;  il  suivait  tous 
les  procès,  si  peu  à sensation  qu'ils  fussent,  et 
le  Palais  de  justice  n’avait  pas  d'hôte  plus 
assidu. 

J.  L. 

(A  suivre.) 


Malice  d'un  lionflun.  — Balakireff,  bouf- 
fon du  tsar  Pierre  I"',  se  disposait  à implorer 
auprès  du  souverain  la  grâce  d'un  de  ses 
parents.  Or,  l’empereur  avait  dit  dans  son 
entourage  : « Je  ne  ferai  pas  ce  que  Balakireff' 


me  demandera.  » Instruit  de  ce  propos,  le 
bouffon  vint  se  jeter  aux  pieds  du  tsar:  « Misé 
ricordieux  seigneur,  dit-il,  je  te  demande  en 
grâce  de  châtier  mon  cousin  ».  Et  le  tsar  fit  le 
contraire  de  ce  que  le  bouffon  lui  demandait. 


576 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


Les  oiseaux  « Paris.  — La  faune  de  Paris 
est,  comme  sa  flore,  d’une  extraordinaire  variété. 
Les  merles,  les  chouettes,  les  chardonnerets  y 
vivent  en  grand  nombre. 

On  a aperçu  cet  été  une  caille  aux  Champs- 
Elysées,  une  caille  en  liberté,  vivant  là  comme  en 
pleine  campagne.  Le  malin  et  le  soir,  et  parfois 
aux  rares  et  courts  silences  des  après-midi  de 
soleil,  des  promeneurs  ont  pu  entendre  son  chant 
mouillé,  dans  le  roulement  sourd  des  voitures  et 
les  mille  bruits  étouffés  de  la  ville. 

Des  arroseurs  et  des  gardiens  l'ont  aperçue 
aux  tranquilles  heures  matinales,  traversant  fur- 
tivement quelque  allée  de  sable,  de  son  petit  pas 
pressé,  ou  encore  voletant  d'un  massif  a l’autre, 
au  ras  d’une  pelouse,  en  quête  de  nourriture  ou 
d’abri. 

Elle  se  tenait  généralement  près  du  Cirque  d’Été. 

D’où  venait-elle?  Comment  s’était-elle  égarée  là, 
en  plein  bruit,  en  plein  mouvement.,  cette  pauvre 
petite  bète  peureuse  des  campagnes? 

*"  * 

Planchers  en  papier.  — Des  planchers 
en  papier  viennent  d’être  expérimentés  aux 
États-Unis. 

Le  résultat  des  essais  est,  paraît-il,  satisfaisant. 

Ces  sortes  de  planchers  présenteraient  de  nom- 
breux avantages  : d’abord,  point  de  rainures 
dans  lesquelles  s’accumule  la  poussière,  comme 
dans  nos  parquets  ordinaires;  ils  conservent  la 
chaleur,  sont  d’un  contact  très  doux  et  ne 
résonnent  pas  sous  les  pieds. 

Enfin,  ce  qui  est  plus  appréciable  encore,  le 
prix  de  revient  est  peu  élevé. 

C’est  mélangé  d’un  peu  de  ciment  et  réduit  en 
une  pâte  épaisse,  que  le  papier  est  étendu  sur  les 
sol  et  comprimé  à l’aide  de  rouleaux. 

* 

* * 

Un  nouvel  essai  d'aviation.  — La  mort 
de  M.  Otto  Lilienlhal,  dans  son  expérience  d’avia- 
tion, n’a  pas  découragé  ceux  qui  rêvent  la 
conquête  de  l'air. 

Le  docteur  Charles  Richet,  professeur  à la 
Faculté  de  médecine  et  directeur  de  la  Revue 
scientifique,  vient  de  construire  à son  tour  un  aéro- 
plane qui  sera  expérimenté  sous  peu.  Sa  forme 
est  celle  d’un  oiseau  de  vingt-deux  mètres  de  lon- 
gueur et  d’une  surface  relativement  très  petite. 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMERO  400. 

1.  Question  d’étymologie. 

Magasin  vient  do  l'arabe  makhzen  an  pluriel  mafchâsin, 
dépôt  de  marchandises,  du  verbe  khazan,  rassembler, 
amasser. 

IL  Question  géographique. 

T.  Ile-de-France  a reçu  ce  nom  parce  que,  primitivement, 
les  limites  de  cette  province  suivaient  le  cours  de  fleuves  et 
de  rivières  : la  Seine,  l'Oise  et  son  frètit  affluent,  la  Thôve; 
la  Marne  et  le  Beuvron  son  affluent,  qui  en  faisaient  presque 
une  île. 


De  chaque  côté,  deux  ailes  gigantesques  d’une 
étendue  totale  de  soixante  mètres.  Ces  différentes 
pièces  sont  en  aluminium  el  creuses,  de  manière 
a les  rendre  peu  pesantes  et  à laissercirculer  l'air. 
Un  moteur  a vapeur  à haute  pression  actionne  les 
deux  ailes  et  deux  hélices  disposées  l’une  à l’avant, 
l’autre  à l’arrière. 

Les  premiers  essais  seront  fails  avec  un  modèle 
réduit,  de  1 m.  oO  de  longueur. 

* 

* * 

Papier  à la  minute.  — Une  fabrique  alle- 
mande vient  d’établir  ce  que  nous  pourrions 
appeler  le  record  de  vitesse  de  fabrication  du 
papier  d’imprimerie. 

Un  arbre  sur  pied  a été  abattu,  écorce,  défibré, 
réduit  en  pâte  de  bois  et  transformé  en  papier  sur 
lequel  on  imprime  un  journal.  Ces  multiples 
opérations  n’ont  demandé  que  deux  heures 
vingt-cinq  minutes.  C’est  là  une  preuve  frappante 
de  la  rapidité  de  l’industrie  moderne. 

* 

Utilité  «le  l’arithiiiétJ«|uc.  — Lu  sur  la 

pancarte  d’un  vieil  aveugle  installé  sous  le  porche 
d’une  église  : 

« Batailles,  8;  — blessures,  10;  — enfants  6;  — 
années  de  service,  20;  — Total  : 44! 

REPONSES  A CHERCHER 

Question  «le  langue  française.  — Par 

quelles  expressions  particulières  désigne-t-on  la 
droite  et  la  gauche  d’un  navire,  d’un  cheval,  d’une 
scène  de  théâtre,  d’une  église  à l’intérieur  ? 

* 

* * 

Klynxùogie  curieuse.  — Quelle  est 
l’origine  du  verbe  lambiner? 

* 

* * 

Acrostiches.  — Trouver  sept  noms  tels  que 
la  réunion  dans  l’ordre  donné  des  premières  et 
des  dernières  lettres  de  chacun  d’eux  donne  deux 
prénoms  masculins.  1°  Tissu  léger;  2"  Pays  ayant 
un  gouvernement;  3°  Évêque  mérovingien; 
4°  Petite  étendue  d’eau;  5°  A la  fin  d’une  prière  ; 
6°  État  asiatique;  7°  Ville  du  midi  de  la  France. 


III.  Mots  en  triangle. 

e p i n a r d 

p o m o u o 

impie 

noix 

âne 

r e 

d 

IV.  Anagramme 

Rame,  mare,  arme. 


Le  Itérant  : Maukice  TARDIEU. 


Joule  demande  de  changement  d'adresse  doit  être  accompagnée  de  l'une  des  dernières  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres -poste. 


8e  année.  — N°  402. 


10  centimes. 


7 novembre  1896. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DLS  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


Cosaques  capturant  des  chevaux  dans  le  steppe 


578 


LE  PETIT  FRANÇAIS’ ILLUSTRÉ 


Histoire  d’un  honnête  garçon  (Suite) 


Au  début  de  leur  établissement,  M™  Hastical, 
très  aimable  et  toujours  parée,  se  tenait  à la 
caisse.  Mais  un  enfant  était  venu,  puis  deux, 
puis  sept.  Les  ressources,  diminuant  à mesure 
que  les  charges  augmentaient,  ne  lui  avaient 
point  permis  de  se  faire  aider  d’une  manière 
efficace,  et  elle  avait  dû  consacrer  la  plus 
grande  partie  de  son  temps  aux  petits,  qu’elle 
soignait  du  reste  avec  une  sollicitude  et  un 
dévouement  dignes  d’éloges. 

Elle  ne  parut  donc  plus  au  magasin  qu’en 
l’absence  de  son  mari,  appelée  par  les  clients 
qui  se  faisaient  chaque  jour  plus  rares.  Encore 
n’était-ce  trop  souvent  que  coiffée  à la  diable, 
son  corsage  de  nourrice  mal  reboutonné,  sa 
robe  gardant  les  traces  visibles  des  petites 
mains  qui  s’y  étaient  accrochées.  Propre  et  | 
soigneuse,  elle  l’avait  été  comme  personne,  et  j 
l'était  même  encore  autant  que  faire  se  pou-  j 
vait;  mais  elle  était  véritablement  débordée,  et 
si  vaillante  qu’elle  fût,  elle  se  décourageait  à 
l’idée  que  malgré  un  labeur  incessant  elle  ne 
parvenait  pas  encore  à faire  le  nécessaire. 

Ce  qui  jusqu’alors  avait  maintenu  le  magasin 
sur  un  certain  pied,  c’était  la  réparation.  Quand 
Hastical  voulait  s’en  donner  la  peine;  c’était  un 
ouvrier  hors  ligne,  la  chose  était  connue  ; et  de 
bien  loin  à la  ronde,  on  lui  apportait  les  pièces 
délicates  qui  nécessitaient  des  soins  entendus. 

Mais,  de  ce  côté  encore,  les  affaires  commen- 
çaient à péricliter  sérieusement,  et  les  clients 
se  fâchaient  de  voir  que  l'ouvrage  traînait  en 
longueur.  C’est  ce  qui  avait  donné  à Hastical 
l’idée  de  prendre  un  second  ouvrier.  Jean  pen- 
sait que  si  le  patron  avait  pu  se  résoudre  à 
rester  à l’établi,  les  choses  n’en  auraient  que 
mieux  marché,  mais  il  n’osait  le  dire. 

Marcel,  présenté,  fut  tout  de  suite  agréé. 

— Je  désire  que  mon  fils  ne  soit  employé  :\ 
aucun  ouvrage  domestique,  recommanda  le 
père.  Il  est  ouvrier,  mais  non  valet. 

— Ne  l'envoyez  en  course  que  le  moins  pos- 
sible, ajouta  la  maman.  Il  n'aime  déjà  que  trop 
la  rue...  Et  ne  lui  faites  porter  rien  de  lourd  : 
il  n’est  pas  bien  robuste,  comme  vous  voyez. 

Le  jeune  homme  qui  n'avait  pas  bronché  à 
la  première  observation,  fit  la  grimace  à la 
seconde,  il  ne  se  voyait  pas  du  tout  confiné 
tout  le  jour  à son  établi,  un  verre  grossissant 
fiché  à l’œil  gauche. 

La  présentation  à peine  terminée,  l’horloger 
prit  son  chapeau. 

Monsieur  Harivel,  dit-il  à Jean,  vous  savez 
ce  qu’il  y a à faire,  n'est-ce  pas?  et  vous  êtes 


bien  capable  de  mettre  au  courant  votre  nou- 
veau camarade... 

— Oui,  monsieur;  mais  c'est  qu’il  y a beau- 
coup d'ouvrage  et  je  crains,  malgré  l'aide  qui 
m’arrive,  de  ne  pouvoir  tout  terminer.  De  plus, 
je  n’ose  guère  entreprendre  l’horloge  de  la 
brasserie  Gayler  qu'on  a promise  pour  demain... 

— Mais  si,  vous  saurez  l'arranger.  Vous 
travaillez  très  bien  quand  vous  voulez. 

— Je  veux  toujours,  insista  Jean;  mais  j’ai 
déjà  examiné  le  mouvement,  et  je... 

La  patronne  intervint,  d’une  voix  très  douce 
et  un  peu  suppliante  ; 

— Le  jeune  homme  a raison,  dit-elle  à son 
mari;  tu  devrais  faire  cet  ouvrage  toi-même... 
M.  Gayler  est  un  lion  client,  et  il  a tant  recom- 
mandé son  horloge  ! 

— Tu  crois,  fit  Hastical  avec  l’air  d'un  homme 
qui  est  à cent  lieues  de  ce  qui  se  passe  autour 
de  lui. 

Il  eut  deux  ou  trois  gestes  d'hésitation,  ôta 
son  chapeau,  puis  le  remit  sur  sa  tête,  et  posa 
sa  canne  plusieurs  fois  avant  de  se  décider  à 
l'abandonner  tout  à fait. 

— C'est  qu’il  y avait  aujourd’hui,  au  Palais, 
l’affaire...  chose...  tu  sais,  ce  courtier  en  dia- 
mants qui...  voyons,  aide-moi  donc...  c'était 
très  intéressant  à suivre...  Enfin,  si  tu  crois 
indispensable  que  je  reste... 

Et  subitement  résolu,  : .. 'assit  et  se  mit  à la 
besogne. 

Une  fois  à l’œuvre,  ce  ne  fut  plus  le  même 
homme;  toute  trace  d’indécision  avait  disparu 
chez  lui,  et  il  agit  avec  une  sûreté  de  coup 
d’œil,  une  habileté  de  main  étonnantes,  don- 
nant aux  jeunes  gens  stupéfaits,  des  explications 
nettes,  précises  sur  les  différentes  phases  par 
lesquelles  passait  son  travail. 

— Il  n'y  a pas  à dire,  glissa  Marcel  à l’oreille 
de  son  camarade,  comme  patron  c'est  une 
moule,  une  vraie  moule!  mais,  sapristi,  c'est 
un  rude  ouvrier  ! 

Jean  et  Marcel  furent  vite  amis,  bien  que 
leurs  caractères  et  leurs  dispositions  fussent 
en  tout  dissemblables.  Autant  le  premier  était 
réservé  et  timide,  autant  l’autre  était  gai. 
bavard,  exubérant,  railleur  sans  malveillance, 
taquin  sans  méchanceté.  Sous  le  rapport  du 
travail,  même  différence.  Si  Jean  saisissait  les 
choses  d’emblée,  mais  exécutait  avec  une  peine 
et  une  fatigue  relatives,  Marcel,  que  tout 
examen  lassait  vite,  agissait,  une  fois  qu’il  avait 
compris,  avec  une  aisance,  une  adresse  extraor- 


1.  Voir  lû  n°  401  du  Petit  Français  illustré , p.  072, 


HISTOIRE  D'UN  HONNÊTE  GARÇON 


579 


dinaires  : ils  se  complétaient  pour  ainsi 
dire  l'un  l’autre. 

Le  seul  point  sur  lequel  ils  se  rencon- 
traient, c'était  la  conscience  avec  laquelle 
ils  accomplissaient  leur  tâche,  et  la  bonne 
volonté  qu’ils  apportaient  pour  que  les 
affaires  de  la  maison  souffrissent  le  moins 
possible  de  l’absence  du  patron.  En  braves 
garçons,  Us  se  prêtaient  aux  circonstances. 
Bien  souvent,  quand  l'ouvrage  ne  pressait 
pas  trop,  ils  s'occupaient  des  enfants  pour 
que  la  mère  eût  un  instant  de  liberté. 

Jean,  qui  n’était  pas  très  imaginatif,  se 
contentait  de  leur  acheter  des  bonbons, 
des  images  ou  de  menus  jouets.  Marcel, 
lui,  les  faisait  jouer,  leur  racontait  les  his- 
toires les  plus  étranges  avec  un  sang-froid 
admirable.  Et  des  deux  amis,  c’était  Marcel 
qui  avait  le  plus  de  succès  auprès  du  petit 
monde. 

Il  arrivait  même  bien  quelquefois  au 
jeune  Bouchard,  la  patronne  étant  appelée 
au  magasin,  d'aller  prendre  le  bébé  qui  se 
fâchait  dans  son  berceau,  de  le  promener, 
de  l'amuser  pour  que  sa  mère,  ne  l’entendant 
plus  crier,  eût  l’esprit  tranquille. 

— Si  mon  père  me  voyait  faire  ainsi  Toflîce 
d'une  nounou,  disait-il  à Jean,  lui  qui  tient  tant 
à ce  qu’aucun  de  nous  ne  soit  employé  à une 
besogne  domestique..!  Mais,  tu  sais,  c’est  parce 
que  la  patronne  est  une  bonne  femme  et  qu  elle 
ne  nous  le  commande  pas,  autrement... 

Marcel  excellait  encore  aux  besognes  diplo- 
matiques. Dès  qu’il  s’agissait  d’effaroucher  — 
comme  il  disait  — un  importun,  créancier  ou 
placier,  de  dépister  un  débiteur  récalcitrant  et 
de  le  forcer  à s’exécuter,  ou  encore  de  se  débar- 
rasser d’un  rossignol  encombrant,  on  était 
sur  de  le  trouver  avec  des  arguments  victo- 
rieux. 

Si  la  débâcle  finale  avait  pu  être  retardée,  le 
dévouement  des  deux  garçons  aurait  peut-être 
suffi;  mais,  ce  qui  faisait  défaut,  c’était  le 
concours  du  patron,  que  le  découragement 
gagnait  de  plus  en  plus. 

Le  jour  où  le  premier  huissier  fit  son  appari- 
tion, un  protêt  à la  main,  il  perdit  totalement 
la  tête,  ne  parlant  de  rien  moins  que  s’en  aller 
au  loin  en  quête  d’ouvrage,  laissant  là  bou- 
tique et  marchandises,  et  abandonnant  le  tout 
aux  créanciers. 

Les  supplications  de  sa  femme,  les  raison- 
nements de  Jean  et  de  Marcel  étant  impuis- 
sants à le  remonter,  et  le  spectacle  de  son 
chagrin  n’étant  pas  fait  pour  donner  aux 
autres  le  courage  et  la  décision  nécessaires, 
madame  Hastical  le  pria  affectueusement  de 
quitter  tout  à fait  le  magasin,  où  il  n’était 
d’aucun  secours,  et  de  prendre  ses  quartiers  à 
Châtillon,  chez  ses  parents,  où  elle  irait  le 


H lui  arrivait  souvent  d’aller  prendre  le  bébé  dans  son  berceau. 


rejoindre  avec  la  nichée  dès  que  tout  serait 
arrangé. 

Il  partit  avec  un  ouf  de  délivrance,  laissant 
une  entière  liberté  d’action  à sa  courageuse 
compagne. 

En  huit  jours,  les  affaires  furent  réglées  à la 
parfaite  satisfaction  de  chacun.  Hastical  avait 
retrouvé  son  ancien  poste  chez  Tréguilly,  le 
fonds  était  vendu, les  créanciers  payés  jusqu’au 
dernier  sou. 

Il  n’y  eut  que  le  pauvre  Jean  de  marri.  II 
restait  chez  les  successeurs  de  Hastical  poul- 
ies mettre  au  courant  de  la  clientèle,  mais 
seul  : son  ami,  remercié  par  lés  nouveaux 
patrons,  était  placé  ailleurs...  très  bien.  Il  se 
désolait  de  voir  que  tous  les  maîtres  auxquels 
il  s'attachait  le  quittaient  l’un  après  l’autre. 
M.  Aubry  d’abord,  qui  l’avait  aimé  comme  son 
propre  fils;  puis  Louveau,  qui  le  traitait  en 
camarade;  les  Hastical  enfin,  qui  le  considé- 
raient comme  un  ami...  tous...  Jusqu’à  Marcel, 
dont  il  était  séparé,  pour  combien  de  temps...? 
pour  toujours,  peut-être.  Car  il  n’était  pas  sûr 
qu’ils  retrouvassent  jamais  une  maison  où  on 
les  reprendrait  tous  deux...  Et  il  ne  savait  plus 
travailler  sans  Marcel... 

Le  soir,  quand  il  rentrait  du  magasin,  ayant 
eu  à subir  tout  le  jour  le  ton  bourru  du  patron, 
les  airs  dédaigneux  de  la  patronne,  le  grand 
garçon,  triste,  découragé,  cachait  sur  l’épaule 
de  sa  mère  sa  tête  lassée,  et  d’une  voix  qui 
implorait  des  consolations  : 

— Dis,  maman,  murmurait-il,  est-ce  qu’il  en 
sera  toujours  ainsi? 


580 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Chez  les  Bouchard. 

u Mon  cher  Harivel, 

« Je  viens  vous  dire  que,  si  vous  avez  toujours 
« le  désir  de  travailler  aux  ateliers  Tréguilly, 
« il  y a une  place  à prendre;  et  je  n'aurai  qu’à 
« vous  présenter  pour  que  vous  soyez  admis 
« tout  de  suite.  Dans  le  cas  où  vous  accep- 
« teriez,  comme  je  le  pense,  venez  dimanche 
« à Chàtillon,  m'apporter  votre  réponse,  en 
« nous  faisant  l’amitié  de  dîner  avec  nous.  Ma 
» femme  et  les  enfants  seront  très  contents  de 
ii  vous  voir. 

« Je  vous  serre  très  cordialement  la  main. 

« E.  Hastical.  » 

Si  Jean  acceptait...!  Mais  c’est  avec  enthou- 
siasme qu'il  acceptait  cette  proposition , la 
réalisation  de  sou  rêve  depuis  qu’il  faisait 
de  l’horlogerie!  Il  n’eut  garde  de  manquer  au 
rendez-vous,  et,  le  lundi  suivant,  grâce  à une 
chaude  recommandation  de  Hastical,  qui  avait 
parlé  de  lui  comme  d’un  sujet,  il  faisait  ses 
débuts  sous  la  direction  immédiate  de  son 
ex-patron. 

Celui  qui  aurait  été  à même  de  comparer  le 
Hastical  des  ateliers  de  Tréguilly  avec  le 
Hastical  de  la  rue  Saint-Martin  ne  les  aurait 
jamais  pris  pour  le  même  homme.  Dégagé  de 
toute  préoccupation  mercantile,  l’horloger  avait 
repris  son  assiette  et  était  redevenu  le  tra- 
vailleur habile  ’ et  consciencieux  qu’il  avait 
été  autrefois.  L’indécision  de  son  esprit,  le 
vague  de  ses  idées  avaient  complètement  dis- 
paru pour  faire  place  à une  tranquille  aSSU- 


Eh  bien',  vous  désertez  avant  la  lutte? 


rance;  et,  très  gai,  il  était  le  premier  à rire 
avec  Jean  de  ses  marches  errantes  à travers 
Paris  et  de  ses  stations  au  Palais  de  Justice. 

Hastical  avait  véritablement  reconnu  chez 
Jean  des  aptitudes  remarquables,  et  il  eut  à 
cœur  d’en  tirer  tout  le  parti  possible.  C'est 
pourquoi,  au  lieu  de  le  cantonner  dans  un 
genre  de  besogne  spécial,  il  voulut  qu’il  suivît 
la  filière  des  multiples  opérations  de  l’horlo- 
gerie, et  qu’il  apprît  à tout  faire. 

Doeile,  laborieux,  aimant  profondément  son 
métier,  le  jeune  homme  fit  des  progrès  si 
rapides  qu’au  bout  d’un  an  il  était  capable  de 
prendre  part  au  Grand  Concours  établi  par  la 
Chambre  syndicale  de  l'horlogerie. 

Ce  ne  fut  pas  de  lui-même,  certes,  que  Jean 
eut  l'idée  de  concourir.  Il  était  très  modeste 
et  n'avait  pas  une  haute  idée  de  son  talent. 

Aux  premières  ouvertures  de  Hastical  à ce 
sujet,  il  leva  les  bras  puis  les  laissa  retomber 
avec  découragement,  en  même  temps  qu’il 
proférait  un  oh!  qui,  pour  être  à moitié 
étouffé,  n’en  était  pas  moins  significatif. 

— Eh  bien!  fit  Hastical  avec  une  belle  tran- 
quillité, vous  désertez  avant  la  lutte  ? 

— Mais  songez-y  donc  : un  concours  auquel 
prennent  part  des  patrons...  des  horlogers  de 
vingt-cinq  à trente  ans...!  vous  voulez  que  moi, 
qui 'sors  à peine  d’apprentissage... 

— Vous  êtes  jeune,  c’est  vrai,  interrompit 
le  maître  sans  se  départir  de  son  calme,  mais 
il  y a de  l’exagération  à dire  que  vous  sortez  à 
peine  d’apprentissage.  Quoi  qu’il  en  soit,  je 
persiste  à affirmer  que  vous  avez  des  chances. 
D’abord,  vous  possédez  de  grandes  disposi- 
tions naturelles;  ensuite,  vous  avez  été  assez 

heureux  pour  débuter  avec  un  ancien 
ouvrier  de  chez  nous  qui  savait  tra- 
vailler... le  pauvre  Aubry.  Je  ne  parle 
pas  des  deux  ans  que  vous  avez  passés 
sous  ma  direction,  tant  à la  rue  Saint- 
Martin  qn’ici,  mais  encore  puis-je  dire, 
sans  trop  do  vanité,  que  vous  n’avez 
pas  perdu  votre  temps...  Et  les  cours 
des  Arts-et -Métiers,  croyez- vous  qu’ils 
ne  vous  aient  pas  été  d’une  grande 
utilité...?  Vous  y avez  puisé  toutes  les 
connaissances  théoriques  ayant  trait  à 
l’horlogerie...  Sérieusement,  Harivel, 
n’hésitez  pas  : peu  de  concurrents  ont, 
autant  que  vous,  d’atouts  dans  leur  jeu. 
— Mais  le  temps...  le  temps...  ? 

— Le  temps...  c’est  à vous  de  le  trou- 
ver. D’abord  vous  avez  les  veillées...  vos 
dimanches...  Puis,  vous  pouvez  deman- 
der ici  un  congé  qu’on  ne  vous  refusera 
pas...  Enfin,  il  ne  vous  est  pas  défendu 
de  vous  faire  aider  ; pourvu  que  le  plan 
et  la  direction  du  travail  viennent  de 
vous.  (A  suivre).  J.  L. 


L'ÉCOLE  DE  PÊCHE  DE  CROIX 


581 


L’école  de  pêche  de  Groix. 


Depuis  1840,  les  habitants  de  Vile  de  Groix, 
les  tiroisillons , ont  entrepris  les  grandes  pèches 
du  large,  et  aujourd'hui  plus  de  1 60  chaloupes 
(qu'ils  appellent  là-bas  des  dundees)  emmènent 
pour  plus  de  neuf  mois  1 200  marins  qui  ont 
mérité,  par  leur  courage  et  leur  habileté,  le  nom 
de  « Rois  du  golfe  ».  Mais  comment  ces  barques 
étaient-elles  autrefois  dirigées?  Par  un  vieux 


de  trois  cents  mille  francs  de  thons  pourris. 

II  y avait  quelque  chose  à faire  pour  former 
cette  belle  et  vaillante  population  à laquelle  ne 
manquait  qu'un  peu  d’instruction.  C’est  de  cette 
idée  que  naquit  l’école  de  pêche  de  Groix.  La 
direction  en  a été  confiée  à M.  Guillard.  Petit, 
maigre,  d’une  grande  bonté,  avec  des  yeux 
intelligents  et  vifs  et  portant  fièrement  à la 


Le  fiord  Saint-Nicolas  (Ile  de  Groix). 


loup  de  mer  qui,  comme  le  petit  navire,  avait 
beaucoup  navigué,  mais  qui  sans  instruction, 
sans  calculs  et  sans  instruments,  naviguait  au 
petitbonheur  ou,  comme  disent  les  marins  eux- 
mêmes,  à l'estime.  Ces  marins  connaissaient  par 
expérience  tous  les  fonds  de  la  mer  voisine, 
tous  les  écueils  du  golfe,  et  cela  leur  suffisait. 
Mais  qu'un  soir  le  vent  balayât  le  golfe,  qu’un 
brouillard  épais  cachât  la  côte,  que  le  capitaine 
eût  absorbé  un  verre  d’eau-de-vie  de  trop  (et 
on  peine  tant  dans  le  métier  !)  et  voilà  la  barque 
chavirée,  les  hommes  depuis  le  plus  vieux  jus- 
qu’au petit  mousse  en  pleurs  disparus;  et  le 
cimetière  comptait  quelques  tombes  de  plus, 
tombes  trop  souvent  vides,  hélas  ! Même  lorsque 
les  vagues  souriaient  aux  pêcheurs,  que  le 
soleil  était  fidèle,  que  les  poissons  étaient 
abondants,  le  pêcheur  ne  savait  que  faire  d'une 
si  belle  capture;  il  savait  prendre  mais  non 
conserver  « les  fruits  de  la  mer  » et  chaque 
année  il  fallait  jeter  hors  des  barques  pour  plus 


boutonnière  la  décoration  si  bien  gagnée.  Sous 
sa  conduite  nous  nous  dirigeons,  à travers  le 
village  empressé  sur  nos  pas.  vers  la  petite 
maison  blanche  qui  de  toutes  ses  fenêtres 
regarde  vers  la  mer  moutonnante. 

Ah!  elle  est  bien  petite  la  maison,  bien  sim- 
ple la  salle  d'études  et  bien  pauvre  aussi  i Üne 
chaire  vermoulue,  des  bancs  en  bois,  une 
longue  table.  C'est  tout!  J'oubliais  que  les  murs 
blancs  ont  été  décorés  par  les  soins  de  M Guil- 
lard ; une  rose  des  vents  splendide  pousse  ses 
pointes  dans  toutes  les  directions;  ici  une 
boussole,  là  un  sextant  et,  au  fond  de  la  salle, 
en  lettres  énormes  le  tableau  contre  l'alcool,  ce 
poison  fatal  aux  pêcheurs  plus  encore  que  les 
vents  et  les  tempêtes. 

Faut-il  citer  aussi  cet  humble  musée  mari- 
time qui  tient  tout  entier  dans  une  armoire,  et 
cette  bibliothèque  à l'aise  sur  quelques  plan- 
chettes? Si  vous  avez  quelques  livres  mari- 
times ou  quelques  instruments  de  reste,  en- 


582 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


voyez-les  là-bas;  vous  vous  ferez  des  amis. 

Et  de  bons,  de  charmants  amis  ! C'est  plaisir 
de  voir  ces  enfants  réservés  à la  mer,  à ses 
dangers,  à ses  fatigues,  penchés  sur  des  cartes 
marines,  armés  de  compas  et  d’équerres,  et 
attentifs  à leur  besogue.  Sous  nos  yeux, 
M.  Guillard  dicte  à ses  élèves  un  problème 
redoutable  où  il  est  question  de  latitude,  de 
hauteur  méridienne  et  de  point.  Mais  ils  n'ont 
pas  l’air  effrayé  du  tout,  les  bons  petits  mousses. 
Au  bout  de  cinq  minutes,  le  problème  est 


naviguer  pendant  huit  jours  sous  la  tutelle  de 
ses  disciples.  Les  surveillait-il  du  coin  de  l'œil  ? 
Je  n'oserais  en  jurer. 

On  leur  apprend  aussi  à conserver  le  poisson 
à l’aide  de  la  glace,  à user  des  signaux  à grande 
distance,  à connaître  et  à observer  les  règle- 
ments maritimes.  Puis  ce  sera  le  médecin  de 
l'ile  qui  leur  donnera  les  notions  d’hygiène 
utiles  à la  mer  ; puis  un  vieux  patron  de  pêche 
leur  apprendra  à confectionner  des  filets  et  à en 
raccommoder  les  mailles;  puis  les  instituteurs 


La  salle  de  classe. 


résolu  et  nous  applaudissons  à tout  rompre. 

Ainsi  donc,  ces  enfants  seront  un  jour  des 
marins  au  cœur  aussi  ferme,  au  bras  aussi 
rude,  à la  volonté  aussi  énergique  que  leurs 
aînés;  mais  ils  seront  plus  instruits.  Ils  auront 
des  cartes  marines  qu’ils  liront  sans  difficulté  ; 
ils  auront  des  instruments  et  ils  sauront  s’en 
servir;  au  milieu  des  tempêtes  les  plus  redou- 
tables ils  garderont  leur  sang-froid  parce  qu’ils 
seront  sobres.  Ni  le  sextant,  ni  le  locli  à hélice, 
ni  le  sondeur-enregistreur,  ni  l’octant  ne  leur 
seront  étrangers.  Et  si  Ton  songe  que  de  cette  île 
de  Groix  sortent  chaque  année  plus  de  cent 
officiers  mariniers,  n’est-on  pas  heureux  de 
penser  que  la  marine  française  peut  compter 
sur  de  pareils  serviteurs"? 

Ce  n’est  pas  tout;  quand  on  leur  a enseigné 
à se  diriger  sur  mer  à l’aide  de  calculs  exacts 
et  d’instruments  précis,  on  les  embarque  et  on 
les  charge  de  la  conduite  du  minuscule  navire. 
M.  Guillard,  lui-même,  n’a  pas  craint  de 


du  canton  dirigeront  leurs  doigts  fatigués  par 
les  lourds  travaux  et  leur  enseigneront  à 
rédiger  de  magnifiques  livres  de  bord. 

Ce  sont  d’abord  les  plus  jeunes  qui  sont 
venus.  « Va  à l’école,  a dit  la  mère  impatientée, 
tu  me  laisseras  tranquille  ! » Mais  quand  le 
petit  homme  est  devenu  mousse,  ses  compa- 
gnons ont  été  émerveillés  de  sa  science.. 
Bientôt  les  vieux  ont  suivi  les  jeunes  et  le 
professeur  a eu  l’agréable  surprise  de  grouper 
autour  de  lui  des  patrons  à tête  moussue,  des 
pêcheurs  au  teint  hâlé,  des  novices  encore 
timides,  qui  sont  venus,  humbles  toujours,, 
demander  à la  science  ce  que  l’expérience  ne 
leur  avait  pas  encore  appris. 

Après  le  travail,  les  récompenses.  Nous  avons 
assisté  à la  distribution  de  prix.  Maigre  distri- 
bution avec  quelques  livres  dorés  sur  tranche 
etune  dizaine  de  lauréats.  Trois  ou  quatre  seule- 
ment sont  venus  recevoir  des  mains  du  prési- 
dent le  volume  qui  leur  était  destiné.  Quant  aux 


L'ÉCOLE  DE  PÈCHE  DE  CHOIX 


583 


autres,  lorsqu’est  arrivé  leur  tour  : « En  mer  ». 
a répondu  laconiquement  le  vieux  maître.  Et 
cela  était  profondément  émouvant.  En  me)'/ 
C'était,  pour  nous  autres  terriens,  l'évoeation 
des  nuits  sans  sommeil,  des  jours  sans  repos, 
des  mois  passés  loin  de  la  famille  et  loin  de  la 
maison.  Et  tous  les  eœurs  se  sont  serrés,  tous 
les  yeux  se  sont  mouillés  à ce  moment.  Pauvres 


tient  et  le  vent  nous  emporte.  Nous  les  avons 
laissés  debout,  devant  la  maison,  leur  profes- 
seur au  milieu  d’eux,  nous  remerciant  simple- 
ment, sans  éloquence,  mais  avec  un  indéfinis- 
sable accent  de  conviction. 

Le  bateau  nous  attendait  pour  nous  ramener 
à terre;  la  mer,  si  calme  l'après-midi,  mouton- 
nait au  large;  le  jour  tombait  rapidement  et 


Le  musce  maritime. 


gens!  Nous  avons  donné  tout  ce  que  nous 
avons  pu,  pièces  d'argent,  livrets  de  caisse 
d'épargne,  livres,  etc.  Mais  quoi?  Ils  manquent 
encore  de  tant  de  choses.  De  pareilles  visites 
seraient  souvent  nécessaires,  mais  la  vie  nous  I 


malgré  la  tristesse  du  crépuscule,  tous  bavar- 
daient à bord  et  se  montraient  joyeux,  car  nous 
avions  vu  de  beaux  dévouements  et  nous  avions 
fait  de  notre  mieux  une  bonne  action. 

C.  G. 


L'nlcoollsme  en  A'oi-innmlie.  — - L’opi- 
nion publique  a été  très  vivement  émue 
dernièrement,  lorsqu'il  a été  établi  par  des 
chiffres  qu'une  grande  ville  de  Normandie, 
Rouen,  consommait  à elle  seule  annuellement 
cinq  millions  de  litres  de  prétendue  eau-de- 
vie  ! Cela  représente  une  dépense  de  plus  de 
douze  millions  de  francs,  pris  surtout  dans  les 
petites  bourses.  L'ouvrier  qui  va  au  cabaret, 
à Rouen,  demande  souvent  « quatre  sous  de 


café  et  un  franc  de  goutte  ! » Dans  plus  d'une 
famille,  la  femme,  les  jours  de  fête  et  les  jours 
de  presse,  trempe  la  soupe  dans  un  litre  d'eau- 
de-vie...  Songe-t-on  à la  série  effroyable  de 
maux  qui  attendent  ces  malheureux  : maladies, 
misère,  folie,  crime!  Tous  les  honnêtes  gens 
doivent  s’associer  pour  combattre  un  pareil 
fléau  car  si  de  telles  mœurs  se  développaient 
en  France,  c'en  serait  bientôt  fait  de  notre 
pays. 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Le  roi  des  jongleurs  <s mie)'. 


— Allons,  Barbette,  à la  cave,  dit  Perrette 
Courtejoye. 

Barbette  se  releva  et  prenant  un  broc  dans 
la  carriole,  s’en  lut  le  remplir  à une  source  qui 
faisait  une  mare  à l’entrée  dubois.  Chacun  eut 
son  gobelet  et  put  se  rafraîchir... 

— On  est  vraiment  bien,  maintenant,  saint 
Guignon  s’endorme!  fit  i\I.  Courtejoye  quand  il 
posa  son  assiette  vide  à côté  de  lui.  Jehan,  nous 
t’estimons  tout  plein,  je  suis  sûr  que  demain 
devant  les  habitants  du  Rozoy,  tu  te  tireras 
très  convenablement  d’affaire...  Dis  donc  Per- 
rette, dis  donc,  Barbette,  il  va  falloir  trouver 
le  moyen  de  fabriquer  un  surcot  un  peu  joyeux 
à ce  garçon  pour  mettre  par-dessus  sa  souque- 
nille  d'écolier... 

— Nous  avons  ce  qu’il  lui  faut,  dit  Perrette, 
nous  verrons  cela  demain  au  soleil  levant,  ce 
soir  il  est  trop  tard,  voici  la  nuit  qui  tombe... 

— • Et  les  préoccupations  qui  reviennent,  sou- 
pira Lesbahy.  Notre  chambre  à coucher  à 
l’auberge  de  la  belle  étoile,  carrefour  des  quatre 
vents,  rue  de  la  pleine  campagne,  va  être  un 
peu  froide  tout  à l’heure. .. 

— Nous  n’y  pensions  pas  tout  à l’heure, 
l’inquiétude  du  souper  manquant  venait  tout 
naturellement  en  premier... 

— C’est  la  première  fois  que  vous  avez  à 
camper  en  plein  air? 

— Mon  ami,  fit  M.  Courtejoye  avec  dignité, 
nous  sommes,  sans  qu’il  y paraisse  ce  soir, 
gens  d’importance  dans  notre  métier!  Autre- 
fois, quand  les  temps  n’étaient  pas  si  durs  et 
les  gens  si  serrés,  nous  fréquentions  les  meil- 
leures hôtelleries  dans  les  bonnes  villes,  autre- 
fois nous  étions  bien  reçus,  hébergés  etfestoyés 
dans  les  châteaux  et  manoirs,  par  les  campa- 
gnes... Alors  on  était  tout  heureux  de  nous  voir 
arriver,  on  s'empressait  autour  de  nous  ; 
nobles  et  bourgeois  s'entassaient  dans  les 
salles  où  nous  donnions  nos  jeux  et  représen- 
tations! Il  n’était  pas  de  bonne  fête  sans  nous, 
noces  de  gros  bourgeois,  festins  de  princes, 
cérémonies  dans  les  châteaux...  Peu  à peu  tout 
a changé,  les  querelles  ont  pris  le  pas  sur  les 
divertissements;  plus  de  joyeuses  réunions; 
châteaux  et  manoirs  se  sont  fermés,  les  sei- 
gneurs ont  endossé  leurs  armures,  les  bourgeois 
ont  mis  le  bassinet  en  tête  pour  monter  la  garde 
sur  leurs  remparts,  et  la  détresse  s’est  abattue 
sur  nous...  de  malecliance  en  triste  aventure, 
nous  nous  trouvons  en  mauvais  point;  sans  toi 
nous  ne  soupions  pas... 

— Et  maintenant,  Seigneur  ! fit  dame  Perrette 


d’un  ton  dolent,  où  allons-nous  coucher  ce 
soir? 

— Il  n’y  a pas  de  grange  aux  environs? 

— Non,  rien  avant  Rozoy,  où  notre  dignité  et 
l’intérêt  de  la  représentation  de  demain  nous 
interdisent  d'arriver  eu  baladins  transis;  nous 
nous  sommes  arrêtés  ici  pour  profiter  du  cou- 
vert dubois...  mais  c'est  maigre...  Brrr!  l’endroit 
n’est  pas  très  abrité!... 

Jehan  s'élança  à travers  le  taillis  pendant 
qu'il  faisait  encore  un  peu  jour;  il  tomba  dans 
un  buisson  au  milieu  des  animaux  de  la  troupe; 
l’âne  qui  vielle  sauta  de  frayeur,  la  chèvre  qui 
harpe  bêla,  la  truie  qui  file  grogna  sur  un  ton 
courroucé,  des  chiens  aboyèrent.  Jehan  passa 
sans  s'arrêter.  Il  allait  s'enfoncer  dans  les  pro- 
fondeurs du  bois  où  peut-être  on  trouverait  un 
abri  dans  quelque  ravin,  mais  il  se  rappela  la 
carriole  aux  bagages  qu’on  ne  pouvait  aban- 
donner, et  il  revint  fureter  le  long  de  la  route. 
On  l’entendit  bientôt  crier  dans  le  lointain  : 

— Venez  donc,  M.  Courtejoye,  j'ai  trouvé  I 

Les  bateleurs  le  rejoignirent  à quelque 

distance  en  avant. 

— J’ai  trouvé,  leur  cria  Jehan,  voyez-vous 
ces  tas  de  bois  et  fagots? 

— Ali!  bon,  tu  veux  faire  un  fou  qui  nous 
attirera  peut-être  quelques  routiers  en  maraude. 

— Non,  nous  allons  avec  ces  tas  de  fagots, 
nous  construire  une  hutte,'  vous  allez  voir!  J’ai 
trouvé  gîte  la  nuit  dernière  chez  des  charbon- 
niers qui  ne  sont  pas  beaucoup  mieux  logés  que 
nous  le  serons  tout  à l’heure... 

— Ah!  il  a raison,  le  garçon,  bonne  idée!  Ce 
il 'est  pas  toi,  Lesbahy,  qui  aurais  pensé  à ça! 
Allons,  à l'œuvre  ! 

Jehan  était  à l'ouvrage  déjà;  à l’abri  du  tas 
de  bûches,  il  disposa  les  plus  longues  perches 
comine  un  toit  en  pente,  en  assura  la  solidité 
au  moyen  d'autres  bûches,  puis  couvrit  le  tout 
de  fagots  et  de  menus  branchages.  Il  ne  restait 
plus  que  les  deux  côtés  à fermer.  Lesbahy  et 
Patience  s’en  chargèrent  en  bloquant  un  des 
côtés  au  moyen  de  souches  et  en  rapetissant  le 
plus  possible  le  côté  qui  devait  servir  de  porte. 
M.  Courtejoye  ramassait  des  feuilles  sèches, 
des  branches  vertes  et  préparaitun  lit  moelleux 
et  aussi  chaud  que  possible. 

— Allons,  les  garçons,  pendant  que  je  mets 
les  matelas  et  la  couverture,  vite  allez  chercher 
les  dames,  les  bêtes  et  le  char  aux  bagages... 

Les  trois  hommes  regagnèrent  vivement 
l’endroit  où  dame  Perrette  et  Barbette,  assises 
sur  les  brancards  de  la  carriole  et  déjà  saisies 


l.Voir  le  m 401  du  Petit  Français  illustre,  p.  566. 


LE  ROI  DES  JONGLEURS 


583 


par  le  froid  du  soir,  regardaient  tristement  la 
lune  se  lever  à l'iiorizon. 

— Dame  Perrette!  cria  Lesbahy,  réjouissez- 
vous,  à cinq  minutes  d'ici,  un  jeune  seigneur 
nous  offre  l'hospitalité... 

— Oui,  tu  as  trouvé  quelque  trou  à renards. 

— Non.  non,  nous  avons  un  toit  pour  nous 
couvrir  et  un  lit  bien  rembourré. 

Jehan  et  Patience  s'attelèrent  aux  brancards 
de  la  carriole,  Lesbahy  poussa  derrière.  Dame 
Perrette  alla  prendre  la  corde  attachée  à la  patte 
de  la  truie  qui  file,  Barbette  tira  sur  le  collier 
de  la  chèvre,  on  siffla  les  chiens  qui  sortirent 
du  buisson  au  premier  appel,  et  la  troupe  se 
mit  en  route  suivie  de  l'âne  Barnabe  qui  trottait 
à l’arrière-garde. 

M.  Courtejoye  les  attendait  les  mains  dans 
ses  poches. 

— Entrez,  mes  enfants,  dit-il,  nous  sommes 
chez  nous  ! Tiens,  Perrette,  dis-moi  si  nous 
n’allons  pas  être  mieux  là-dessous  que  dans  le 
nid  à puces  de  notre  dernière  auberge?  Et  la 
nuitée  ne  nous  coûtera  pas  un  denier!  Voyez 
comme  nous  allons  être  bien  tous,  là-dessous. 

Dame  Perrette  et  Barbette  se  rassérénèrent. 

— Oui,  disent-elles,  il  y fait  bon,  on  aura 
chaud. 

— Dites,  si  je  ne  suis  pas  homme  de  res- 
sources! ajouta  Courtejoye;  il  est  vrai  que  je 
me  suis  fait  aider  par  les  autres,  mais  c’est  moi 
qui  dirigeais...  Et  j’ai  pensé  aux  bêtes  aussi; 
voilà  un  abri  pour  elles  à côté  du  nôtre...  Elles 
seront  très  bien...  Tout  le  monde  a soupé,  tout 
le  monde  va  dormir... 

— Nous  avons  soupé,  dit  Jehan,  la  chèvre,  la 
truie  et  l’âne  ont  pu  trouver  leur  repas  dans  le 
bois;  mais  les  chiens,  ont-ils  donc  soupé  d'her- 
liette  et  de  feuillage? 

— Non,  dit  Courtejoye,  tranquillise-toi,  cepen- 
dant! Cette  après-midi  nous  les  avons  cru 
perdus  pendant  quelque  temps,  puis  les  scélé- 
rats nous  ont  rattrapés  la  mine  frétillante,  avec 
des  plumes  dans  les  dents.  . Poussés  par  leur 
malheureux  appétit,  ils  avaient  dû  étrangler  et 
dévorer  quelque  poule;  c'est  une  indélicatesse, 
mais  va  donc  faire  comprendre  cela  à des 
chiens  affamés,  même  savants!  Je  n'ai  pas 
essayé!.  . 

La  chèvre,  l’âne  et  la  truie  attachés  sous  leur 
toit  de  branchages,  les  Courtejoye,  Jehan  et  les 
chiens  s’enfoncèrent  dans  leur  lit  de  feuilles  et, 
bien  au  chaud,  s'endormirent  vite,  les  soucis 
oubliés,  l’espérance  revenue  au  cœur. 

La  famille  Courtejoye  et  Long-Guignon. 

Des  hihans  sonores,  des  bêlements  plaintifs 
et  des  grognements  pleins  d’énergie  réveillè- 
rent la  tribu  Courtejoye  sous  son  abri  de 
fagots;  les  chiens  aboyèrent  et  se  précipitèrent 


dehors;  Jehan  fut  sur  pied  en  même  temps 
qu’eux.  L’Ane  qui  vielle,  la  chèvre  qui  harpe  et 
la  truie  qui  file  cherchaient  déjà  leur  déjeuner 
et  mangeaient  les  branchages  qui  servaient 
de  toit  ; leur  maison  s’écroulait  sous  leurs 
coups  de  dent. 

— Déjà  en  appétit!  fit  Courtejoye  sortant  à 
son  tour  de  son  tas  de  feuilles  en  se  tirant  les 
bras.  Allons  bon,  il  pleut! 

— Lâchons  les  bêtes,  dit  Lesbahy  se  mon- 
trant la  chevelure  ébouriffée,  pleine  de  verdure. 
Il  faut  qu’elles  trouvent  leur  déjeuner... 

— Il  pleut!  reprit  Courtejoye,  il  ne  nous 
manquait  plus  que  cela  ! Notre  entrée  à Rozoy 
est  compromise.  . 

Les  hommes  ayant  détaché  les  bêtes,  s’en 
furent  sur  la  route  regarder  l’état  du  ciel.  Oui, 


Pierrot  cl  Jcannot. 


la  pluie  tombait  assez  sérieusement  et  de  gros 
nuages  dans  l’Ouest  en  promettaient  encore 
davantage. 

— Mauvaise  affaire  ! dit  Courtejoye  rentrant 
sous  bois  où,  fort  heureusement,  la  carriole  aux 
bagages  était  un  peu  à l’abri,  nous  aurions 
pourtant  bien  besoin  d’une  bonne  journée  à 
Rozoy  pour  remonter  notre  boursicot. 

— Bah  ! dit  Jehan  qui  était  optimiste,  déjeu- 
nons toujours,  n’oubliez  pas  qu'il  nous  reste 
trois  harengs...  pendant  que  nous  les  expé- 
dierons la  pluie  passera. 

— Et  ces  gros  nuages  qui  accourent  sur  nous? 

— Tant  mieux  s’ils  courent,  ils  passeront 
plus  vite  ! 

La  famille  Courtejoye  revint  tristement  se 
mettre  à couvert.  Barbette  Courtejoye  s’était 
réveillée  aussi  avec  appétit,  car  déjà  elle  pré- 
parait les  assiettes. 

— Figure-toi,  disait-elle  à sa  mère,  j’ai  rêvé 
que  uous  étions  à Rozoy  et  que  nous  donnions 
une  représentation  devant  une  foule  de  sei- 
gneurs et  de  nobles  dames,  tous  tellement 
enchantés  de  nos  jeux  et  des  talents  de  nos 
bêtes,  qu’ils  se  disputaient  pour  nous  emmener 
dans  leurs  châteaux,  si  bien  que  pour  ne  faire 
d’affront  à personne,  nous  étions  obligés  d’aller 
! dîner  et  souper  successivement  le  même  jour 


586 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


chez  sept  ou  huit  seigneurs,  ducs  ou  princes 
pour  le  moins... 

— Ça,  c'est  gentil,  dit  Lesbahy. 

— Et  quels  repas,  mon  ami  ! quels  repas!  que 
de  bonnes  choses  ! 

— Alors  tu  ne  dois  pas  avoir  faim,  Barbette, 
et  tu  peux  me  donner  ta  moitié  de  hareng,  je 
m'en  chargerai  volontiers. 

— Allons,  à table,  dit  Courtejoye,  mais  où  est 
Jehan? 

— Voilà,  voilà,  répondit  le  jeune  homme,  je 
coupais  de  l’herbe  avant  la  pluie  ; il  en  faut 
amasser  une  provision  pour  Barnabe  et  Barbi- 
chette. 

M“'  Courtejoye  partagea  les  trois  harengs  en 
six  morceaux  égaux  avec  un  soin  méticuleux 
et  distribua  sa  part  à chacun. 

— Lentement,  mes  enfants,  lentement,  disait 
Courtejoye  donnant  l’exemple,  savourons  tout 
doucement,  épluchons  les  arêtes,  nous  avons 
le  temps,  hélas  ! 

Les  chiens,  quatre  bêtes  de  races  diverses, 
un  peu  efflanqués,  amaigris  par  les  traverses 
et  les  jeûnes  de  leur  carrière  d’artiste,  assis 
levant  les  convives,  considéraient  les  assiettes 
l'un  œil  anxieux.  Quand  ils  virent  disparaître 
les  dernières  bribes  des  harengs,  ce  qui  ne  fut 
naturellement  pas  long,  ils  se  regardèrent  tous 
les  quatre  remuant  la  tête,  jappant  et  semblant 


tenir  conseil.  Us  attrapèrent  au  vol  les  arêtes 
qu'on  leur  jeta,  vinrent  flairer  les  assiettes,  et 
après  s’être  concertés  de  nouveau,  n'attendant 
plus  rien,  partirent  tout  à coup  avec  ensemble 
et  disparurent  au  grand  trot. 

— Eh  bien,  Pierrot!  Fricot!  Janot!  Poulot! 
voulez-vous  revenir  ! cria  Barbette,  ici  donc  ! 

— Laisse,  dit  Courtejoye,  tu  n’as  donc  pas 
compris  ce  qu’ils  se  sont  aboyés  lorsqu'ils  ont 
vu  que  nous  n’avions  rien  à leur  offrir  que  des 
arêtes  ? Pierrot  a dit  à Janot  : te  rappelles-tu  la 
poule  d’hier?  — Oui,  a répondu  Janot.  — Était- 
elle  bonne?  — Ne  m’en  parle  pas!  — Eh  bien 
elle  devait  avoir  des  sœurs  !...  — Allons-y  voir, 
a jappé  Fricot...  Et  les  voilà  partis  ! 

— Mais  ce  sont  des  voleurs  ! 

— Que  veux-tu  que  j’y  fasse...  Je  leur  ferai 
de  la  morale  quand  ils  rentreront,  mais  j’ai 
peur  de  ne  pas  réussir  à leur  inspirer  de  bonnes 
résolutions  pour  l’avenir...  Ils  ont  eu  trop  de 
misère  depuis  quelque  temps,  la  faim  a eu 
raison  de  leur  honnêteté  d’autrefois , ils 
chassent  maintenant  au  chat  et  à la  poule... 
Comment  les  empêcher? 

— Voyons,  ne  perdons  pas  notre  temps  pen- 

dant que  nous  sommes  à peu  près  à l’abri,  dit 
M"‘  Courtejoye,  n’avons-nous  pas  quelques 
hardes  à raccommoder  pour  tâcher  de  paraître 
dignement  à Rozoy?  ( A suivre .)  A.  R. 


Comme  complément  aux  remarquables 
articles  et  très  curieuses  gravures  que  nous 
avons  publiés  dans  nos  numéros  363  et  365 
(février  1896)  sur  les  Tournois  au  xv"  siècle,  nous 
donnons  aujourd’hui  la  reproduction  d’une 
gravure  ancienne  montrant  la  parodie  d’un 
tournois  par  de  jeunes  enfants. 

De  tout  temps  les  enfants  ont  imité,  parodié, 
ce  que  font  les  grandes  personnes  : gamins , 


nous  avons  joué  au  cocher  avec  une  chaise  pour 
véhicule,  — comme  les  enfants  de  notre  gravure 
ont  un  tonneau  pour  monture,  — nous  avons 
joué  aux  petits  soldats  avec  un  manche  à balai 
pour  fusil,  et,  dans  le  Midi,  il  n'est  point  rare 
de  voir  les  enfants  jouer  à la  « corrida  »,  le 
toréador  armé  d’une  baguette  en  guise  de 
« espada  ». 


L.  R. 


Souvenir  du  concours  de  pêche  à la  ligne, 


588 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


La  couleur  du. faune  «l’œuf. — Quelle  est  la 
couleur  démon  mouchoir  blanc?  demande  Calino. 
Or  la  couleur  du  jaune  d’œuf  peut  n ôtre  pas  tou- 
jours jaune.  On  rencontre  quelquefois  des  œufs 
en  deuil  : ce  sont  des  œuls  de  canard.  La  colo- 
ration noire  est  due  à l’ingestion  de  glands  par 
les  canes.  Les  glands  de  chêne  sont  très  riches 
en  tanin;  le  jaune  d’œuf  est  très  riche  en  fer.  I)e 
ces  deux  richesses  résulte  par  combinaison  chi- 
mique le  tanate  de  fer,  c’est-à-dire  l’encre,  la 
vraie  encre  de  nos  pères. 

Pour  avoir  des  œufs  noirs  il  n’v  a donc  qu'à 
donner  aux  canes  des  glands  de  chêne. 

On  pourrait  aussi  bien  se  procurer  des  jaunes 
d’œufs  écarlates  en  faisant  manger  aux  poules 
des  carapaces  d'écrevisses,  dont  elles  sont  très 
friandes.  En  cherchant  encore,  on  arriverait  peut- 
être  à épuiser  avec  les  jaunes  d’œufs  toute  la 
gamme  des  couleurs  . 

* * 

Un  record  musical.  — La  manie  des 
<«  records  » a gagné  jusqu'aux  musiciens.  Il  y a 
quelques  semaines,  deux  pianistes  italiens  s’atte- 
laient à leurs  instruments  et  le  vainqueur  de  cet 
alTreux  tournoi  pianotait  cinquante  heures  sans 
désemparer!  L’autre  jour,  à Turin — car  l’Italie 
est  toujours  la  terre  bénie  de  la  musique  (!)  — on 
instituait  un  concours  du  même  genre  entre  man- 
dolinistes.  Quatorze  candidats,  hommes  et  femmes, 
se  rangeaient  en  ligne  devant  un  Jury  d’amateurs 
et  commençaient  à gratter  avec  un  bec  de  plume 
les  cordes  de  leur  instrument.  Les  héros  de  celle 
petite  fête  avaient  le  droit  de  boire  et  de  manger 
pendant  l’épreuve,  mais  sans  cesser  de  jouer,  ce 
qui  ne  devait  pas  laisser  que  d’être  un  peugênant. 
Un  premier  prix,  consistant  en  une  médaille  d’or, 
était  destiné  au  vainqueur,  qui  n’a  demandé 
grâce  qu’après  vingt-trois  heures  et  cinquante- 
cinq  minutes  d'un  travail  ininterrompu.  Les 
femmes  n’ont  pas  brillé  dans  cette  lutte  : trois 
d'entre  elles  ont  cependant  tenu  dix-huit  heures, 
ce  qui  est  déjà  joli;  mais  les  quatre  autres  ont 
été  promptement  mises  hors  de  combat. 

* * 

Instinct  ou  intelligence.  — Le  savant 
Flourens,  qui  fut  professeur  au  Muséum  d’his- 
toire naturelle  de  Paris,  raconte  le  fait  suivant  ; 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  401. 

I.  Question  de  langue  française. 

La  droite  et  la  gauche  d'un  navire,  pour  celui  qui,  étant  sur  j 
le  pont,  regarde  l’avant,  s’appellent  tribord  et  bâbord. 

Lorsqu'on  monte  à cheval,  on  se  présente  au  côté  gaucho  do  ! 
la  bête  pour  mettre  le  pied  gaucho  à l’étrier  : c’est  le  côté  de  j 
montoir;  l’autre  côté,  la  droite,  s'appelle  hors  monfoir.  On  dit 
aussi  pour  Ja  maiu  droite  du  cavalier  ou  lo  pied  droit  du  | 
cheval,  la  main  de  la  lance,  le  pied  de  la  lance , parce  que  c'est 
de  ce  côté  que  le  cavalier  suspendait  sa  lance  ou  la  faisait 
reposer  sur  l'étrier. 

L'acteur  en  scène,  faisant  face  à la  salle,  avait  autrefois 
plus  que  maintenant,  l'habitude  d'appeler  lu  droite  côté  cour, 
la  gauche  côté  jardin.  Cette  convention,  qui  avait  l’avan- 
tage d’éviter  toute  confusion,  venait  du  théâtre  du  roi,  ù 
Versailles,  lequel  donnait  d’un  côté  sur  la  cour,  do  l'autre  sur 
le  jardin. 

Le  côte  droit  d’une  église,  à l'intérieur,  en  regardant  l’autel, 
est  souvent  désigné  sous  le  nom  de  côté  de  l'èpitre;  et  le  côté 
gauche,  côté  do  l'Évangile,  ce  qui  dispense  d'une  longue  péri- 
phrase pour  expliquer  la  position  du  visiteur. 


On  avait  trop  d’ours  à la  ménagerie.  « On 
résolut  de  se  défaire  de  deux  d’entre  eux  et  l’on 
imagina  de  se  servir  pour  cela  de  l’acide  prussique. 

« On  versa  donc  quelques  gouttes  de  cet  acide 
dans  de  petits  gâteaux.  A la  vue  des  gâleaux,  les 
ours  s’étaient  dressés  sur  leurs  pieds  de  derrière; 
ils  ouvraient  la  bouche  : on  réussit  à faire  tomber 
quelques  gâteaux  dans  leur  bouche  ouverte,  mais 
aussitôt  ils  les  rejetèrent  et  se  prirent  à fuir.  On 
pouvait  croire  qu’ils  ne  seraient  plus  tentés  d'y 
toucher. 

« Cependant  nous  vîmes  bientôt  les  deux  ours 
pousser  avec  leurs  pattes  les  gâteaux  dans  le 
bassin  de  leur  fosse;  là  les  agiter  dans  l’eau,  puis 
les  flairer  avec  attention  et,  à mesure  que  le 
poison  s’évaporait  s'empresser  de  les  manger. 

« Ils  mangèrent  ainsi  tous  nos  gâteaux  impu- 
nément : ils  nous  avaient  montré  trop  d’esprit 
pour  que  notre  résolution  ne  fût  pas  changée, 
nous  leur  fîmes  grâce.  » 

On  racontait  ce  fait  curieux  devant  notre  jeune 
amie  Balbine,  qui  se  mit  à hausser  les  épaules  : 

« Ça  n’a  rien  d’étonnant,  dit-elle.  Des  ours 
sauvages  y auraient  été  pris  ; mais  ceux-là  avaient 
suivi  les  cours  du  Muséum  ! » 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Origine  curieuse.  — Quel  est  le  sens  et 
quelle  est  l’origine  de  l’expression  ; Prcmb'e  quel- 
qu'un sans  vert? 

* 

* * 

< o<|uillcs  à rectifier.  — Chacune  des 
phrases  suivantes  contient  une  ou  plusieurs 
coquilles  ou  fautes  d’impression  produisant  un  sens 
grotesque. 

— Notre  percepteur  est  un  abrégé  des  sciences. 

— La  barbe  de  la  Reine  est  redoutable  apres 
les  grandes  marées. 

— Pour  bien  réussir  les  crèmes,  il  faut  les 
faire  sauver. 

* 

* * 

Mot**  en  losange.  — Voyelle.  — Un  des 
points  cardinaux.  — Liquide  noir. — Contraire  de 
maître.  — Empreinte.  — Notre  mère.  — Voyelle. 


II.  Étymologie  curieuse. 

Denis  Lambin,  professeur  de  langue  grecque  au  Collège  de 
France,  était,  en  1501,  un  savant  d'une  prodigieuse  érudition 
et  d’un  zèle  infatigables,  mais  scrupuleux  jusqu'à  la  minutie: 
il  épluchait  les  moindres  détails  dans  ses  commentaires  sur 
les  auteurs  qu'il  traduisait.  Cette  méthode  de  travail  lui  faisait 
employer  un  temps  si  considérable  à chaque  ouvrage  sorti  de 
sa  plume,  que  ses  adversaires,  en  se  raillant  de  ses  lenteurs, 
les  caractérisèrent  par  le  verbe  lambine)',  qui  est  resté  daus 
la  langue. 

III.  Acrostiches. 

g az  e 
e ta  t 
r ém  i 
m ar  e 
a me  n 
i ra  n 
n ic  e 


Le  Gérant  : Mauricu  TARDIEU. 


Tonie  demande  de  changement  d'adresse  doit  être  accompagnée  de  l'une  des  dernières  bandes  et  de  50  centimes  en  Umbres-poste. 


8’  année.  — N°  403. 


10  centimes 


14  novembre  1896. 


LE 


Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L'ABONNEMENT  : LIN  AN,  SIX  FRANCS 

Armand  COLIN  & C,e.  éditeurs 

ETRANGER  ; tW.  — PARAIT  CHAQUE  SAMED? 

Part  «lu  1er  «le  cl-oque  mois 

5,  rue  de  Mé*ic;rcs.  Paris 

Tous  droits  réserves. 

Histoire  d un  honnête  garçon.  — La  maman  s occupait  des  derniers  préparatifs  du  dîner 


590 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Histoire  d’un  honnête  garçon  (suite)'. 


Du  moment  où  on  avait  le  droit  de  se 
faire  aider,  les  choses  changeaient  de  face.  Car 
Jean  n’était  pas  très  partisan  d'un  congé.  Il 
n'avait  pas  précisément  peur  qu’on  prît  sa 
place  en  son  absence,  mais  il  trouvait  plus  sûr 
de  la  garder  lui-même.  Si  seulement,  il  pou- 
vait s’assurer  de  l’aide  de  Marcel,  dont  les  doigts 
déliés  et  habiles  faisaient  de  si  joli  ouvrage... 
Hastical  l’avait  répété  cent  fois  : il  n’avait 
pas  de  rival  dans  les  pièces  détachées...  C’est 
que  Marcel  aimait  bien  sa  liberté...  et  le  cano- 
tage...et  les  parties  de  campagne...  Shcriflerait- 
iltout  cela  àl’amitié...?Sa  bonne  volonté  n’était 
pas  mise  en  question,  mais  sa  persévérance... 

Le  jeune  hommerentra  chez  lui  très  nerveux 
et,  immédiatement,  lit  part  à sa  mère  du  sujet 
de  sa  préoccupation. 

— Mon  pauvre  garçon  ! lit-elle  apitoyée, 
comme  tu  vas  te  fatiguer  et  te  casser  la  tète  ! 

Ce  fut  bien  autre  chose  quand  il  lui  lut  le 
sujet  de  la  composition  : 

Un  régulateur  à cheminée , échappement  à 
force  constante,  quantième  perpétuel  et  phases  de 
la  lune,  balancier  compensateur  au  mercure. 

— Tu  sauras  faire  cela...  toi...  mon  Tout- 
Petit...  ! s’écria-t-elle  avec  un  effarement 
glorieux. 

— J'essayerai,  tout  au  moins,  maman.  Seu- 
lement, je  voudrais  être  sûr  que  Marcel  consen- 
tira à m’aider;  et,  comme  je  suis  très  anxieux 
de  connaître  sa  réponse,  je  vais  dès  maintenant 
lui  soumettre  la  chose.  Mets-toi  à table  sans 
moi,  je  dînerai  chez  les  Bouchard  : tu  sais 
qu’ils  ne  rentrent  de  bonne  heure  ni  les  uns  ni 
les  autres. 

Après  avoir  monté  le  faubourg  Poisson- 
nière, Jean  prit  le  boulevard  Rochechouart, 
puis  la  chaussée  de  Clignancourt  et  bifurqua  à 
la  rue  Ramey.  Arrivé  au  n"  78,  il  s'arrêta  à 
une  petite  porte  jadis  verte,  mais  dont  il  était 
difficile  de  reconnaître  la  couleur  primitive, 
tant  les  éclaboussures  du  ruisseau  et  les  dessins 
informes  faits  à la  craie  ou  à la  brique  par  les 
gamins  du  quartier  y avaient  laissé  de  traces. 

Jean  souleva  le  loquet  àdemi perdu  dans  une 
retombée  de  clématite,  et  entra  dans  le  jardin 
qu’il  traversa  en  deux  enjambées.  La  famille 
Bouchard  occupait  la  maison  tout  entière.  11 
faut  dire  aussi  que  la  maison  n’était  pas  bien 
grande  et  que  la  famille  était  nombreuse. 

Du  temps  où  la  barrière  Poissonnière  formait 
une  des  limites  extrêmes  de  Paris,  l’un  des 
vieux  Bouchard,  maître  charpentier,  avait 
acheté  une  parcelle  de  terrain,  alors  en  pleins 


champs,  avec  l’intention  d’y  bâtir  une  bicoque 
où  il  pût  se  retirer.  Mais,  afin  d’aller  à l’éco- 
nomie, il  avait  décidé  qu’il  édifierait  lui-même 
sa  maison,  avec  l’aide  de  quelques  amis  qui 
avaient  bien  voulu  lui  consacrer  leur  dimanche. 
Le  charpentier  dirigeait  les  travaux  qu’exécu- 
taient sous  ses  ordres  un  ébéniste,  un  serrurier 
et  un  marchand  de  crépins;  chacun,  du  reste, 
apportant,  au  plan  primitif,  des  modifications 
de  son  cru.  L’architecture  s’en  ressentait. 
Jamais  on  n’avait  vu  une  bâtisse  aussi  stupé- 
fiante : dès  pièces  tout  de  guingois,  des  bouts 
de  corridor,  des  coins,  des  marches  à chaque 
pas.  L’harmonie  ne  régnait  pas  davantage  au 
point  de  vue  des  matériaux,  que  le  père  Bou- 
chard avait  achetés  au  rabais  chez  un  entre- 
preneur de  démolitions  : il  s’y  trouvait  de 
grandes  fenêtres  et  des  lucarnes,  des  portes 
massives  et  des  portes  vitrées,  des  contrevents 
pleins  et  des  persiennes,  des  boiseries  à 
peine  dégrossies,  et  d’autres  ornées  de  char- 
mantes moulures.  Avec  une  teinte  vert-bouteille 
étendue  sur  le  tout,  les  braves  gens  étaient 
convaincus  d’avoir  assez  fait  pour  l’homo- 
généité. 

Telle  quelle  était  pourtant,  l’antique  maison 
avait  suffi  au  vieux  charpentier,  à son  fils  et  à 
son  petit-fils.  Mais,  la  jeune  génération,  Marcel 
et  ses  frères,  demandait  avec  insistance  que 
Ton  vendît  la  cahute  pour  habiter  un  apparte- 
ment plus  moderne.  C’était  peine  perdue  ! Sur 
cette  question,  le  chef  de  famille,  peu  autori- 
taire cependant,  demeurait  inflexible. 

— Quand  je  ne  serai  plus  là,  répondait-il 
invariablement,  vous  ferez  ce  que  vous  vou- 
drez; mais  moi,  c’est  ici  que  je  veux  mourir. 

— Voyous,  appuyait  la  mère,  songez  donc  à 
l’énorme  loyer  qu’il  nous  faudrait  avoir  pour 
vous  caser  tous  convenablement...  Ce  jardinet, 
que  vous  raillez  aujourd'hui,  vous  avez  été 
bien  aise  de  l'avoir  pour  y prendre  vos  ébats 
quand  vous  étiez  petits,  et  il  est  bien  précieux 
encore  pour  Loulou. 

C'étaient  de  braves  enfants  que  les  Bouchard. 
Pour  ne  point  faire  de  peine  aux  vieux,  ils 
n'insistaient  pas  davantage,  quitte  à reprendre 
le  sujet  à la  première  occasion.  Les  garçons 
appelaient  pompeusement  la  bicoque  notre 
hôtel  de  la  rue  Ramey  : c’était  la  seule  vengeance 
qirils  tiraient  de  leur  déconvenue. 

Dans  l’immense  cuisine,  assis  près  du  feu, 
les  pieds  sous  Pâtre,  bien  qu’il  fît  assez  chaud, 
le  père  Bouchard  lisait  son  journal,  commen- 


i.  Voir  le  n°  402  du  Petit  Français  illustré , p.  578. 


HISTOIRE  D'UN  HONNÊTE  GARÇON 


591 


tant  pour  sa  femme  les  faits  les  plus 


intéressants. 

La  maman  allait  et  venait,  s’occupant 
des  derniers  préparatifs  du  dîner,  dé- 
rangeant le  bonhomme  chaque  fois 


qu’elle  avait  besoin  à la  cheminée. 

— Attention,  père. 

Père  se  reculait  sans  protester,  mai-, 
aussi  sans  avoir  l'idée  de  porter  son 
fauteuil  et  son  journal  un  peu  plusloin. 

Loulou,  le  plus  jeune  delà  famille,  un 
gamin  de  huit  ans  que  chacun  gâtai  i 
àl’envi,  était  dans  le  jardin  fort  occupé 
à dresser  des  pièces  de  pâtisserie  en 
terre  ; son  tablier  était  trempé  et  il  avai  t 
de  la  boue  jusqu'aux  yeux.  De  temps  en 
temps,  quand  il  ne  voyait  plus  clair, 
il  s'essuyait  la  figure  avec  un  petit 
mouchoir  très  sale. 

— Il  faut  bien  que  les  enfants 
s’amusent,  disait  le  père  en  manière 
d’excuse,  quand  la  maman  se  plaignait 
du  gâchis. 

Au  bruit  que  fit  la  porte  quand  Jean 
l'ouvrit,  Loulou  leva  le  nez. 

— Tiens,  Jean  Harivel  t s'écria-t-il; 
bonjour  Jean  Harivel.  Entre  t'asseoir; 
les  grands  frères  11e  sont  pas  encore  là. 

Les  vieux  reçurent  très  cordialement 
le  jeune  homme  qu'ils  aimaient  beau- 
coup ; et,  presque  aussitôt,  comme  si 
son  arrivée  avait  été  un  signal,  le  défilé 
des  Bouchard  commença. 

Le  premier  qui  parut  fut  Édouard,  un  bon 
garçon  tranquille  et  toujours  de  bonne  humeur, 
qui  était  employé  au  Marais  dans  les  produits 
chimiques.  Deux  jeunes  filles,  Hélène  etValen- 
tine,  le  suivirent  de  près  ; la  première,  bro- 
deuse rue  d’Aboukir,  passai  t chaque  soir  prendre 
la  seconde  qui  était  éventailliste  et  travaillait 
boulevard  de  Sébastopol.  Armand  vint  ensuite. 
Praticien  du  sculpteur  Doisy,  dont  l'atelier  est 
derrière  le  Luxembourg,  il  rentrait  générale- 
ment le  dernier.  Aussi  s'étonna-t-il  de  ne  trou- 
ver, ni  Amélie  qui  était  fleuriste  rue  de  Riche- 
lieu, ni  Marcel,  maintenant  premier  ouvrier 
dans  une  importante  maison  du  Palais-Royal. 

— Quand  on  parle  du  diable...  fit  le  jeune 
Harivel  en  s'avançant,  les  mains  tendues,  vers 
son  ami  qui  arrivait. 

— Allons,  à table,  fit  la  maman  après  avoir 
embrassé  tous  ses  grands  enfants. 

— Qu'est-ce  que  tu  as  pour  dîner  m’manî 
J’ai  excessivement  faim,  fit  une  voix. 

— Moi  aussi. 

— Et  moi  ! 

— Et  moi  ! 

— Bon,  vous  avez  ions  faim  ! à ce  que  je  vois. 
Heureusement  j'ai  de  quoi  vous  satisfaire... 
D'abord,  une  bonne  soupe  aux  légumes... 


Titi  rentrait  avec  son  filet  ù provisions.. 

Ce  fut  un  toile  général. 

— Au  maigre,  appuya  la  mère. 

— Au  maigre  on  au  gras,  tu  peux  la  garder 
ta  soupe  m'man.  Pouah! 

— Ensuite,  un  beau  morceau  de  veau  aux 
carottes. 

Les  cris  recommencèrent. 

— Du  veau! 

— Des  carottes! 

— Dn  rata  ! 

— Mes  pauvres  enfants,  fit  la  mère  déso- 
lée, je  ne  sais  comment  faire,  vous  n’aimez 
rien. 

— Comment,  nous  n’aimons  rien!  Attends 
un  peu,  m’man,  dit  Valentine,  je  vais  t'orga- 
niser un  petit  dîner  soigné;  et  chacun  sera 
servi  selon  ses  goûts. 

— C'est  cela  Titi  ; occupe-toi  du  marché. 

Vingt  minutes  plus  tard.  Titi  rentrait  avec 

sou  filet  à provisions  rempli  jusqu'aux  bords,  de 
toute  espèce  de  choses.  Elle  en  tira  successi 
vement  des  cerises,  une  tranche  de  galantine, 
un  pâté,  une  boîte  de  sardines  et  un  melon. 

— A la  bonne  heure  ! firent  unanimement 
les  jeunes  Bouchard. 

— Je  vois  que  mon  veau  va  me  rester,  comme 
l’oie  de  l'autre  jour,  fit  la  mère  avec  résignation 


592 


LE  PETIT  F II A N Ç A I S II.I.USTIÎE 


et  que  le  père  et  moi,  nous  sommes  condamnés 
à en  manger  toute  la  semaine. 

— Mais,  madame  Bouchard,  j’aime  beaucoup 
le  veau,  moi...  et  la  soupe  ..  dit  Jean,  désireux 
de-faire  plaisir  à la  bonne  femme.  J'en  mangerai 
volontiers  avec  vous. 

— .Moi  aussi  m’man,  ne  te  désoles  pas,  ajouta 
Édouard  qui  était  de  bonne  composition. 

— Si  vous  croyez  que  vous  vous  faites  l’esto- 
mac, avec  votre  charcuterie  ! remarqua  le  père, 
sans  aucun  espoir  d’ailleurs  que  sa  réflexion 
trouvât  un  écho. 

Tous  prirent  du  café,  même  Loulou  qui,  pour 
toute  concession,  laissa  mettre  un  peu  d’eau 
dans  sa  tasse. 

— Dans  ma  jeunesse,  fit  encore  observer  le 
père,  on  n’aurait  jamais  souffert  que  les  enfants 
prissent  du  café. 

— Ah  bien  ! on  avait  de  drôles  d’idées  dans 
ta  jeunesse,  p’pa!  C’est  très  bon  le  café  et  cela 
ne  fait  aucun  mal. 

— Possible.  Seulement,  c'est  à tous  ces  exci-  ' 
tants  que  vous  devez  d’être  une  génération 
de  gens  nerveux,  à moitié  toqués  pour  la 
plupart. 

— Merci  bien,  p’pa  ! 

Le  repas  terminé,  les  trois  garçons  allumèrent 
tranquillement  une  cigarette  devant  le  chef 
de  famille  qui,  lui,  ne  fumait  pas. 

— Lesquels  d’entre  vous,  demanda  M.  Bou- 
chard, ont  lu  le  compte  rendu  du  congrès 
ouvrier  du  Havre  ? 

Les  enfants  se  regardèrent  avec  étonnement, 
il  y avait  donceu  un  congrès  ouvrier...'? 

Pourtant,  Marcel  répondit  avec  aplomb  : 

— Moi  p’pa.  C'était  excessivement  drôle. 

— Drôle...  I fit  le  père  abasourdi,  je  voudrais 
bien  savoir  ce  que  tu  peux  trouver  de  drôle 
dans  ce  congrès.  11  s’y  est  au  contraire  agité 
des  questions... 

— Ali!  non,  p'pa!  s’écrièrent  en  chœur  les 
garçons,  qui  jetèrent  leur  serviette  et  se 
levèrent  de  table. 

— Vous  pourriez  bien  écouter  votre  père,  au 
moins,  quand  il  parle,  leur  dit  M™  Bouchard 
d’un  ton  qu’elle  s 'efforçait  de  rendre  sévère  ; 
quand  ce  ne  serait  que  par  politesse... 

— Voyons,  m’man,  fit  Marcel  en  embrassant 
câlinement  sa  mère,  tu  ne  peux  pas  exiger  de 
pauvres  garçons  qui  ont  travaillé  toute  la  jour- 
née comme  des  nègres,  qu'ils  écoutent  le  soir 
une  dissertation  économique  en  guise  de 
dessert. 

— Ainsi,  reprit  le  père  qui  semblait  tenir  à 
son  idée,  chacun  de  vous  achète  un  journal 
le  matin...  tous  un  journal  différent...  et  ce 
congrès  a passé  inaperçu  à vos  yeux...  à tous; 
qu  est-ce  que  vous  y lisez  donc  dans  votre 
journal...? 

Tout  p pa,  excepté  les  comptes  rendus 


des  congrès  ouvriers,  répondirent  les  garçons 
en  se  disposant  manifestement  à sortir. 

— Bon!  fit  la  mère,  c'est  samedi,  j’étais  bien 
sûre  que  tous  mes  pigeons  allaient  prendre  la 
volée...  Jusqu'aux  petites...  ! Où  allez-vous 
encore...  ? 

Édouard,  qui  devait  se  marier  au  commen- 
cement de  l'hiver,  passait  la  soirée  chez  sa 
fiancée.  Amélie  etValentine  avaient  enjôlé  leur 
frère  Armand  qui  les  emmenait  au  Gymnase. 
Hélène,  devant  passer  la  journée  du  lendemain 
à la  campagne  avec  sa  patronne  et  ses  cama- 
rades d’atelier,  restait  seule  pour  arranger  son 
chapeau. 

— Et  toi,  Marcel? 

— Moi,  je  vais  en  soirée. 

— En  soirée...,  où? 

— A l'ambassade  d’Angleterre,  répondit  le 
jeune  homme  avec  un  grand  sérieux. 

— C’est  donc  que  l’ambassade  est  transférée 
avenue  Trudaine,  remarqua  Valentine  qui 
’ paraissait  fort  au  courant. 

— Précisément...  Attends-moi  deux  minutes, 
Jean,  je  monte  m’habiller  et  je  t'emmène. 

— Comment  tu  m'emmènes  ..?  Pas  en  soirée, 
au  moins... 

— Mais  si,  mais  si...  Ne  t'inquiètes  pas,  tu 
seras  admirablement  reçu. 

Marcel  disparu,  il  y eut  un  envolement 
général. 

— Au  revoir,  p'pa  ! 

— A bientôt,  m’man  ! 

Jean  resta  un  instant  seul  avec  les  vieux  en 
attendant  son  ami. 

— Vois-tu,  Jean,  lut  dit  M”1  Bouchard  avec  un 
sourire  attendri,  il  ne  faut  pas  les  juger  sut 
leurs  manières  : ce  sont  de  braves  enfants,  va... 
et  qui  nous  aiment  bien...  Quand  le  père  s'est 
cassé  la  jambe,  voilà  trois  ans,  il  ne  s’est  point 
passé  un  jour,  même  le  dimanche,  sans  qu'il 
en  restât  un  ou  deux  avec  lui...  Et  c’était  à qui 
ferait  sa  partie,  lui  lirait  le  journal...  AU!  le 
cher  homme  pouvait  leur  parler  politique,  ils 

ue  lui  disaient  pas  : « cela  nous  ennuie  Tiens! 

l’hiver  dernier,  j’avais  un  gros  rhume,  et  sans 
y attacher  autrement  d’importance,  je  fais  un 
jour  la  réflexion  qu’il  me  faudrait  bien  un  bon 
châle  de  tricot  pour  aller  et  venir,  faire  mes 
commissions...  Le  soir,  j’en  avais  six;  ils  m’en 
avaient  rapporté  chacun  un...  Pour  Loulou,  leur 
petit  frère,  tu  ne  peux  pas  t'imaginer  à quel 
point  ils  sont  gentils.  Ce  sont  à chaque 
instant  des  jouets,  des  bonbons,  des  gâteries 
de  toute  sorte...  Et  quand  il  lui  arrive  de  tousser, 
si  peu  que  ce  soit,  mes  grands  font  acquisition 
pour  lui  de  tous  les  médicaments  qu’ils  voient 
annoncés  dans  les  journaux  ou  exposés  aux 
vitrines  des  pharmaciens...  Ah  oui!  on  peut  bien 
leur  pardonner  un  peu  d'étourderie  : ils  ont  si 
bon  cœur  ! (A  suivre.)  J.  L. 


AU  PAYS  DE  L’OR 


593 


An  pays 

Si  vous  voulez  visiter  le  pays  des  Boers,  si 
vous  vouiez  connaître  la  vie,  les  mœurs  et  le 
caractère  de  ce  peuple  étrange,  prenez  un 
chariot  à mules  à Kimberley,  et,  marchant  du 
sud  au  nord,  allez  à Pretoria.  Vous  traver- 
serez des  plaines  qui  s’étendent  à perte  de 
vue,  parfois  arides  comme  des  landes,  par- 
fois couvertes  de  la  plus  riche  végétation.  Dans 
ces  luxuriants  pâturages,  paissent  de  nombreux 
troupeaux  de  bêtes  à cornes,  se  frayant  péni- 
blement un  passage  à travers  les  herbes  hautes 
de  cinq  à six  pieds. 

Après  dix  à douze  jours  de  marche,  vous 
verrez  poindre  à l’horizon  les  premiers  mame- 
lons des  montagnes  de  Makvosi.  Le  pays  devient 
plus  accidenté,  plus  pittoresque;  encore  deux 
jours  de  voyage,  et  vous  verrez  toute  la  chaîne 
se  dessiner  en  masse  vigoureuse  sur  le  ciel  bleu 

Transportez -vous  sur  le  sommet  le  plus 
élevé  de  ce  plateau  montagneux,  et  de  lù  jetez 
un  coup  d'œil  autour  de  vous  ; vous  verrez  une 
plaine,  une  vaste  plaine  avec  de  continuelles 
inclinaisons  de  terrain  parsemé  de  roches  et 
coupé  çà  et  là  de  trouées  profondes.  Ce  sont 
les  champs  d'or  du  Transvaal,  qui  s’étendent 
sur  une  superficie  de  18  à 20  000  miles  carrés. 

Des  hommes  sont  venus  d'Europe,  d'Amé- 
rique et  d'Australie,  aventuriers  braves,  hardis 
et  entreprenants,  tous  poussés  par  la  vision 
prodigieuse  de  l'or.  Beaucoup  ont  trouvé  la 
récompense  de  leur  courage  et  de  leur  travail  ; 
chacun,  selon  son  activité  et  son  intelligence, 
a pris  une  part  de  ces  immenses  richesses. 

Un  seul  a réalisé  l'idéal  suprême,  un  seul  a 
accompli  l’œuvre  grandiose,  c’est  J.-B  Robinson 
dont  l'histoire  est  curieuse  et  instructive. 

J.-B.  Robinson  est  né  dans  la  colonie  du  Cap. 
il  avait  vingt-trois  ans  à l'époque  où  le  premier 
diamant.  l'Étoile  de  l'Afrique  du  Sud,  fut  décou- 
vert Comme  beaucoup  de  jeunes  gens,  il  partit 
pour  le  Vaal,  qui  était  le  rendez-vous  des 
chercheurs  de  diamants. 

il  y séjourna  quelque  temps,  mais  ce  champ 
d'exploitation  n'était  pas  assez  vaste  pour  lui  ; 
il  partit  à la  découverte. 

Il  parcourut  le  pays,  réunissant  tous  les 
indices  qui  pouvaient  le  mettre  sur  la  trace 
de  l’Éden  merveilleux,  quand,  à Helborn,  il 
apprit  que  souvent  les  indigènes  ramassaient 
des  pierres  pareilles  à celles  dont  il  donnait  la 
description  Non  seulement  il  fit  l'acquisition 
de  ces  pierres,  mais  il  encouragea  les  nègres 
à continuer  leurs  recherches.  Le  résultat  fut 
concluant,  et  il  acheta  la  vaste  terre  connue 
depuis  sous  le  nom  de  « ferme  Robinson  ». 

Peu  après,  il  partit  pour  Kimberley,  où  il  fit 
le  commerce  de  diamants,  achetant  et  faisant 


de  l’or. 

exploiter  des  daims  (morceau  de  terre)  dans 
tous  les  pays  environnants. 

Un  jour,  un  homme  se  présenta  chez  lui. 

— Je  ne  possède  rien,  dit-il,  mais  je  suis 
probe  et  courageux,  voulez-vous  acheter  un 
claim,  je  le  travaillerai  et  vous  donnerai  la 
moitié  du  bénéfice. 

Robinson  regarda  l'homme  avec  attention  : 

— J'accepte  votre  proposition,  lui  dit-il. 

Deux  ans  après,  comme  il  passait  près  de 

l'endroit  où  se  trouvait  le  claim,  l’homme  vint 
à lui 

— J'ai  trois  mille  livres  sterling  à vous 
remettre,  dit-il,  c'est  la  moitié  du  produit  de 
la  mine. 

— Vous  êtes  un  honnête  homme,  répondit 
Robinson.  A l’avenir  ne  songez  plus  à moi,  le 
claim  vous  appartient,  je  vous  en  fais  cadeau. 

Sept  ans  s'étaient  écoulés  depuis  l'aventure. 
Robinson  n’y  songeait  plus,  quand  un  matin  il 
reçut,  du  même  homme,  une  dépêche  ainsi 
conçue  : « J'apprends  que  dans  les  plaines,  au 
sud  des  montagnes  de  Makvosi,  on  trouve  de  l'or; 
peut-être  ferez-vous  bien  d’explorer  le  pays.  » 

Robinson  n’hésita  pas  un  instant  et  se  mit  en 
route.  Longtemps  il  marcha  de  l'ouest  au  sud- 
est,  et  il  découvrit  trois  filons  de  quartz  courant 
parallèlement,  l'un  très  riche,  le  second  moins 
riche,  le  troisième  pauvre. 

il  acheta  de  vastes  propriétés  situées  sur  le 
filon  riche  et  y fonda  deux  mines,  la  mine  de 
Robinson  et  la  mine  de  Langlaagte,  réalisant  du 
coup  une  fortune  de  deux  à trois  millions  de 
livres  sterling. 

Dans  l'immense  plaine,  parsemée  çà  et  là  de 
quelques  bâtiments  carrés  dont  les  murailles 
blanches  scintillent  au  soleil,  des  rivières, 
pareilles  à des  fils  d’argent,  étroitement  encais- 
sées dans  leur  lit  de  roches  superposées,  coulent 
à travers  les  vastes  prairies. 

A chaque  orage  elles  deviennent  torrents. 

Pas  de  culture,  pas  de  champs  fertiles,  rien 
de  cette  brillante  végétation  qui  réjouit  le 
voyageur  dans  les  pays  d'Europe,  rien  de  ce 
qui  montre  le  triomphe  du  travail  sur  la  nature 
sauvage.  Sur  sa  terre  immense,  le  Boer  fait 
paître  ses  troupeaux,  et,  si  sur  le  versant  d'un 
coteau  ou  dans  les  bas-fonds  d'une  vallée  il 
remue  le  sol  pour  y jeter  les  graines  qui  lui 
fourniront  le  blé  et  le  mais,  c'est  qu'il  y a 
urgence  absolue  : il  faut  vivre,  et  pour  vivre  il 
faut  bien  un  peu  de  travail  persévérant. 

Le  voyageur  peut  frapper  sans  crainte  à la 
maison  du  Boer.  Qu  il  entre  hardiment  et  aille 
s’asseoir  à la  table  de  la  famille  en  disant  ; « Je 
suis  votre  hôte.  » Alors  le  plus  riche  couvert 


594 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


d'argent  sera  placé  devant  lui  et  la  meilleure 
part  du  repas  lui  sera  servie  dans  une  assiette 
de  Délit  ou  de  faïence  anglaise,  et  tant  qu’il  le 
voudra,  il  chassera  avec  le  fusil  du  Boer  sur  ses 
terres  et  pêchera  avec  ses  filets  dans  sa  rivière. 

Le  Boer  est  un  nomade,  un  berger,  un  homme 
dont  la  vie  uniforme  et  contemplative  ralentit, 
pour  ainsi  dire,  toutes  les  facultés  intellec- 
tuelles. Peu  lui  importe  le  monde,  peu  lui 
importent  les  événements  politiques,  scientifi- 
ques et  littéraires.  Il  vit  de  la  vie  des  plaines, 
surveillant  les  troupeaux  que  ses  Cafres  condui- 
sent de  pâturages  en  pâturages.  Toujours  à che- 
val, avec  son  fusil  appuyé  sur  la  cuisse  droite 
ou  couché  sur  l'avant  de  la  selle,  il  parcourt  ses 
propriétés,  buvant  la  rosée,  l'air,  le  soleil  par 
tous  les  pores.  Il  manie  sa  monture  avec  l’habi- 
leté d'un  centaure,  il  franchit  les  rivières,  les 
torrents,  les  ravins,  il  côtoie  les  précipiceshéris- 
sés  de  roches  perpendiculaires,  rapide  comme 
l'antilope,  fouillant  la  plaine  et  la  montagne  du 
regard,  car,  à 8 ou  10  kilomètres  à la  ronde,  il 
verra  ses  troupeaux  paître,  il  comptera  ses  bêtes 
à cornes,  il  saura  si  ses  ordres  de  la  veille  ont 
été  exécutés. 

Sa  maison  est  tenue  avec  une  simplicité 
toute  monacale,  cohstruite  de  pierres  fortement 
cimentées,  avec  des  murs  de  2 à 3 pieds 
d'épaisseur  blanchis  intérieurement  à la  chaux, 
le  toit  couvert  de  chaume  ; elle  est  généralement 
divisée  en  huit  ou  dix  vastes  pièces  d’égale 
grandeur.  Le  mobilier  se  compose  de  lits  do 
fer,  tables,  chaises,  escabeaux  et  armoires  de 
bois  de  chêne  de  dimensions  colossales. 

La  batterie  de  cuisine  est  des  plus  primitives: 
quelques  marmites  de  fonte,  des  terrines  et  de 
grands  pots  de  terre  à anse.  Cela  suffit , la 
cuisine  du  Boer  ne  varie  pas,  à chaque  repas, 
du  mouton,  toujours  du  mouton,  grillé,  bouilli 
ou  préparé  en  ragoût.  Comme  boisson,  de  l’eau 
et  parfois  de  la  bière. 

La  famille  est  nombreuse  et  cependant  rien 
n'est  plus  calme,  plus  tranquille  que  l’intérieur 
de  cette  maison,  il  semble  que  le  dieu  du  silence 
y ait  élu  domicile. 

La  monotonie  de  la  vie,  l’isolement  ont  mar- 
qué leur  empreinte  sur  les  habitants  ; pas  de 
gaieté,  pas  de  rires,  pas  de  paroles  sonores. 
L'absence  de  nouvelles  et  d'événements  exté- 
rieurs a tariles  sources  de  l'imagination  et  de  la 
parole  ; pas  de  livres,  pas  de  journaux.  On  ques- 
tionne à demi  voix,  on  répond  par  monosyllabes. 

Comme  les  nomades  de  l’Écriture  sainte,  le 
Boer  n’a  qu’à  se  laisser  vivre  ; comme  les 
patriarches,  il  révère  Dieu  avec  une  foi  pro- 
fonde. Dans  tous  ses  actes,  dans  toutes  ses 
pensées,  Dieu  est  avec  lui.  Il  n'a  qu’un  livre,  la 
Bible,  qu’il  lit  et  relit  sans  cesse  ; il  en  com- 
mente les  textes  avec  la  science  et  la  componc- 
tion d’un  homme  d’église.  Tout  ce  qu’il  sait  de 


l’humanité,  de  l'histoire,  de  la  géographie  et 
des  sciences  naturelles  lui  vient  du  saint  livre  ; 
c’est  pour  lui  le  commencement  et  la  fin  de 
toutes  choses. 

Dans  la  maison  du  Boer  il  y a une  chambre 
réservée  aux  cercueils.  Chacun  a le  sien  : la 
mort  peut  surprendre,  il  faut  être  prêt  à toute 
éventualité.  La  précaution  est  d’ailleurs  néces- 
sitée par  l’absence  de  charpentiers  et  de  me- 
nuisiers. 

Au  Transvaal,  on  rencontre  souvent  au  som- 
met d'un  monticule  ou  à la  lisière  d’un  bois 
le  dôme  et  les  murailles  d’un  cimetière  de 
famille.  Le  dôme  couvre  une  chapelle.  Les 
noms  des  morts  sont  inscrits  sur  les  murailles 
latérales.  Une  porte  toujours  ouverte  donne 
accès  au  cimetière.  Quelques  tombes  surmon- 
tées de  croix  grossièrement  taillées  dans  le 
bloc  portent  les  noms  des  derniers  venus.  La 
terre  est  couverte  de  fleurs  sauvages;  des 
saules  ombragent  les  tombes. 

Le  climat  de  l’Afrique  et  la  facilité  de  la  vie 
ont  imprimé  au  caractère  des  Boers  une  sorte 
d’apathie  et  d'indifférence  qui  les  rendent  peu 
sensibles  à l’idée  de  progrès.  Quelles  que  soient 
les  raisons  excellentes  qu’on  puisse  leur  donner 
en  faveur  d’un  changement  de  procédé  pour 
l’agriculture  ou  pour  l’élevage  du  bétail,  pro- 
cédé qui  doublerait  le  rapport  de  leurs  terres 
et  de  leurs  troupeaux,  la  démonstration  reste, 
le  plus  souvent,  nulle  et  non  avenue. 

Un  enfant  est  perché  sur  l’unique  arbre  qui 
décore  la  façade  de  la  maison;  il  regarde 
fixement  au  loin. 

— Que  vois-tu,  mon  fils?  dit  le  père. 

— Je  vois  un  Cafre  qui  court  là-bas  dans  la 
plaine. 

D’un  bond  le  père  a rejoint  l’enfant  et  de 
non  regard  d’aigle  il  parcourt  la  vaste  prairie. 

L’herbe  est  à hauteur  d'homme,  mais,  parfois 
au  passage  d’un  terrain  dénudé  le  fuyard  est 
forcé  de  se  découvrir. 

— C’est  Jouas!  dit  le  père. 

Il  court  à l’écurie,  passe  le  mors  à son  cheval; 
muni  de  son  fusil  et  d’une  corde  à nœuds  il 
se  lance  à la  poursuite  du  nègre.  Alors  d'une 
course  rapide  comme  le  vent,  il  franchit  les 
ravins,  les  fondrières,  les  pierres  déracinées, 
poursuivant  son  chemin  sans  que  rien  puisse 
le  faire  dévier  de  sa  route. 

Cheval  et  cavalier  disparaissent  dans  l'herbe. 
Comme  l’antilope,  l’animal  se  ramasse  des 
quatre  jambes,  franchissant  les  hautes  herbes 
par  bonds  prodigieux,  il  tourne  vers  l’homme 
son  œil  hagard,  ses  naseaux  fumants  pour  lui 
demander  grâce,  pour  lui  faire  comprendre 
qu’il  est  à bout  de  forces,  qu'il  est  brisé  d'efforts. 

Mais  lui,  inexorable,  le  pousse  plus  vivement. 

Le  fuyard  a entendu  le  battement  rapide  et 


AU  PAYS  DK  LOB 


595 


sonore  des  sabots  du  clieval  sm1  les  terres 
pierreuses.  Frappé  d'épouvante,  il  franchit 
l'espace  d'une  course  désespérée;  mais,  quelles 
que  soient  sa  force  et  son  agilité  il  est  évident 
que  s'il  ne  parvient  pas  à se  faire  perdre  de  vue 
il  sera  rejoint.  Courbé,  la  tête  à la  hauteur  des 
genoux  il  se  glisse  dans  l'herbe,  il  rampe 
plutôt  qu’il  ne  marche,  essayant  de  ne  pas 
agiter  les  hautes  tiges,  cherchant  à se  diriger 
vers  une  région  plus  accidentée  où  il  pourra 
disparaître  derrière  une  roche  ou  se  laisser 
rouler  dans  un  ravin. 

A tout  autre  qu’à  un  Boer  il  échapperait  sans 


Jonas  a reçu  cinquante  coups  de  fouet. 

I.e  Cafre  au  service  du  Boer  est  pourtant  un 
homme  heureux.  Dans  son  kraal,  au  contraire, 
s'il  ne  possède  ni  terres  ni  bétail,  et  s'il  a femme 
et  enfants,  c'est  un  paria,  un  être  méprisé,  un 
malheureux  condamné  à la  misère  perpétuelle. 

Au  service  du  Boer,  qu'il  soit  agriculteur  ou 
berger,  il  est  payé  à raison  de  deux  ou  trois 
moutons  par  mois  et  de  quelques  boisseaux  de 
millet  par  semaine.  Sa  vie  matérielle  est 
assurée  pour  lui  et  pour  sa  famille. 

L'esclavage  est  aboli  au  Transvaal  et  dans 
l'État  libre  d’Orange,  mais  le  Cafre  qui  veut 


prendre  service  chez  le  Boer  est  forcé  de 
contracter  un  engagement  dont  la  durée  varie 
de  deux  à trois  ans. 

Sous  aucun  prétexte  il  ne  peut  rompre  cet 
engagement.  En  cas  d’incapacité  pour  le  travail 
ou  de  mauvaise  conduite,  le  maître  a le  droit 
de  congédier  son  valet;  il  suffit  qu’il  'fasse 
constater  les  faits  délictueux  par  un  magistrat. 

Les  Hollandais  sont  les  plus  admirables  colo- 
nisateurs du  monde.  Après  avoir  réduit  à merci 
les  races  guerrières  des  pays  de  l’Est,  ils  ont 
discipliné  les  vaincus,  ils  les  ont  forcés  au  tra- 
vail en  leur  inculquant  du  même  coup  les  salu- 
taires principes  du  respect  et  de  l’obéissance. 

Dans  les  villes  du  Transvaal,  il  est  défendu 
aux  noirs  de  circuler  sur  les  trottoirs.  Le  séjour 
dans  la  ville  leur  est  permis  jusqu'à  huit  heures 
du  soir;  au  dernier  coup  de  cloche  il  faut  qu’ils 
rentrent  à leur  kraal,  toujours  situé  à quelques 
milles  de  la  demeure  des  Blancs. 

(A  suivre.)  p.  BE  g. 


doute.  Mais,  l'homme  qui  le  poursuit  a le  coup 
d’œil  de  l’aigle  et  le  flair  du  fauve.  11  court 
le  gibier  humain  comme  il  court  l'antilope  et 
le  léopard.  Le  hasard  seul  peut  sauver  le  nègre. 

Tout  à coup  un  cri  retentit  dans  l'espace,  cri 
de  rage  et  d'angoisse.  Le  cavalier  a rejoint  le 
fugitif.  D'un  coup  du  poitrail  de  son  cheval  il 
Ta  culbuté  et,  avant  qu'il  ait  eu  le  temps  de  se 
remettre  du  choc,  ses  poignets  sont  pris  dans 
un  nœud  coulant  et  serrés  à lui  rompre  les  os. 

La  corde  est  attachée  au  pommeau  de  la  selle 
et  le  Boer  rentre  àlaferme  avec  son  prisonnier 

Au  Transvaal  la  loi  punit  le  valet  nègre  qui 
fuit  la  maison  de  son  maître  de  vingt-cinq  coups 
de  fouet  et  de  trois  à six  mois  de  prison. 

Suivre  les  voies  légales  dans  un  pays  où  la 
distance  d une  ferme  à la  plus  prochaine  cour 
de  justice  varie  de  cent  à cent  cinquante  kilo- 
mètres est  matériellement  impossible. 

Aussi  le  Boer  exerce-t-il  les  droits  de  haute  et 
de  basse  justice  sur  ses  terres. 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Le  roi  des  jongleurs  (&!««)*. 


— U y a la  licorne  à réparer  un  peu,  fit  Cour- 
tejoye,  puis  le  surcot  de  Jehan  à rafistoler, 
puis  les  cornes  du  dragon  à redresser,  puis  nos 
flammes  de  l’enfer  qui  ont  des  accrocs,  puis... 
ah!  nous  ne  manquons  pas  d'ouvrage  ! 

— Va  me  chercher  tout  ça  ! 

Lesbahy  et  Patience  s’en  furent  à la  voiture 
chercher,  sous  la  grosse  bâche,  que  fort  heureu- 
sement la  pluie  n’avait  pas  traversée,  les  cos- 
tumes et  accessoires  ayant  besoin  de  répara- 
tions. Hélas  ! tout  cela  parut  à Jehan  bien  vieux, 
bien  usé,  bien  misérable! 

Perrette  Courtejoye,  Barbette  et  Patience 
prirent  l’aiguille  et  se  mirent  à ravauder  les 
hardes.  Courtejoye  fit  essayer  à Jehan  ce  qu’il 
appelait  un  surcot  de  ménestrel,  et  qui  n’était 
qu’un  grossier  vêtement  de  tiretaine  à grands 
carreaux  bleus  et  blancs,  raccommodé  déjà  en 
maints  endroits. 

— Ça  va  très  bien,  dit  Courtejoye,  on  va  te 
donner  une  aiguille,  mon  garçon,  et  tu  verras 
aux  petites  déchirures  par-ci,  par-là... 

Diables  cornus,  monstres  griffus. 

Horrifiques  dragons  dentus. 

Ces  payens  qui  nous  sont  venus. 

Jetez,  poussez  vite  aux  chaudières... 

chanta  Barbette  Courtejoye  en  tirant  l’aiguille. 

— Oui,  je  te  conseille  de  chanter,  fit  M“"  Cour- 
tejoye, nous  pouvons  nous  réjouir!  Regarde 
comme  ces  vêtements  de  diables  sont  usés! 
Le  pourpoint  vert  de  Lucifer  montre  la  corde, 
nous  ne  pourrons  bientôt  plus  jouer  notre 
Mystère  de  l'Enfer,  qui  faisait  tant  d’effet 
autrefois...  Et  cette  licorne,  elle  ne  tient  plus, 
vois  donc  ! 

— La  prochaine  fois  que  nous  ferons  une 
belle  recette,  nous  nous  mettrons  en  dépense 
pour  un  enfer  tout  neuf,  déclara  M.  Courtejoye. 

— Une  belle  recette,  ah  bien,  oui  ! nous 
attendrons  longtemps.  J’ai  oublié  la  couleur 
des  florins... 

— La  prochaine  fois  que  la  recette  dépassera 
notre  écot,  là! 

— En  attendant,  ravive-moi  les  flammes  de 
l’Enfer,  tu  vois  bien  qu’elles  sont  tout  à fait 
passées,  on  ne  sait  plus  ce  que  c’est... 

— Tu  sais  bien  qu’il  ne  nous  reste  plus  de 
peinture,  nous  n’avons  pas  pu  en  acheter  à 
Corbeil... 

— Et  tu  comptes  jouer  avec  ça  le  Mystère 
de  l’Enfer  à Rozoy? 

— Il  faudra  bien,  c’est  tout  ce  qu’il  nous 
reste.  Nous  ne  pouvons  pas  jouer  la  Prise  de 


Jérusalem,  puisque  Jérusalem  et  toute  une 
caisse  de  costumes  sont  restés  en  gage  pour 
notre  dépense  chez  l’hôtelier  d’Orléans...  nous 
ne  pouvons  plus  jouer  le  Mystère  du  Paradis, 
puisque  le  Paradis  s’est  trouvé  tout  à fait  usé  à 
Rouen...  tu  le  sais,  tout  ce  que  nous  avons  pu 
en  sauver  a servi  à raccommoder  l'Enfer. 

— Il  ne  reste  pas  de  nuages?  . 

— Mais  non,  tu  sais  bien  qu’on  les  a changés 
en  flammes  pour  l’Enfer...  Il  ne  nous  reste  que 
l’Enfer,  je  te  dis.  Nous  jouerons  T Enfer  et  nous 
ferons  travailler  les  animaux,  ce  sera  encore 
un  assez  beau  spectacle  pour  les  gens  de 
Rozoy,  qui  n'est  qu’un  petit  bourg. 

Madame  Courtejoye  tirait  d’une  grande  caisse 
un  tas  d’oripeaux  ou  d’accessoires  terriblement 
fanés  et  usés,  en  poussant  des  hélas!  hélas! 
hélas  ! de  plus  en  plus  lamentables  à chaque 
objet.  Ses  soupirs  de  détresse  impatientèrent 
Courtejoye  qui  lui  enleva  la  caisse  et  procéda 
lui-même  à la  vérification. 

— Par  saint  Guignon  ! s’écria-t-il,  pleurnicher 
n’avance  guère!  allons  donc!  un  peu  de  gaieté 
est  bon  pour  la  santé!  Je  vais  te  raccommoder 
tout  ça  et  tu  vas  voir!  Bon!  Jehan,  passe-moi  la 
chaudière,  sur  l'herbe  derrière  toi,  là...  en  toile 
peinte... 

— Ça?  dit  Jehan.  • 

— Oui,  ça,  c’est  la  chaudière  de  l’Enfer,  elle 
ne  tient  plus,  il  y a des  trous,  je  vais  y mettre 
des  morceaux... 

Jehan  hocha  la  tête. 

— Tu  trouves  donc  notre  enfer  bien  usé? 

— Une  idée!  dit  Jehan,  quoique  vous  fassiez, 
vos  flammes,  votre  chaudière,  vos  pourpoints 
de  diables  resteront  en  bien  triste  état;  eh  bien! 
laissez  le  tout  en  cet  état,  ne  raccommodez 
rien... 

— Comment? 

— Oui,  et  modifions  plutôt  notre  pièce,  nous 
l’appellerons  le  Mystère  de  l'Enfer  en  mal  de 
misère  ...Avez-vous  le  cahier  des  rôles,  je  vais 
faire  les  modifications,  je  suis  clerc,  moi... 

— Oh  ! mon  ami,  tu  t’appelles  Jehan  la 
Ressource,  tu  nous  sauves!  je  crois  deviner 
ton  idée,  explique! 

— Le  monde  est  devenu  si  vertueux,  si  tran- 
quille, si  parfait,  que  l’Enfer  va  chômer,  les 
diables  crient  la  faim,  le  grand  Lucifer  affamé, 
transi,  gelé,  a la  peau  trouée  aux  coudes  ; les 
fourches,  les  broches  et  les  chaudières  toutes 
rouillées  ne  sont  plus  bonnes  qu'à  mettre  à la 
ferraille.  L’Enfer  se  lamente  et  Lucifer  cherche 
en  vain  un  usurier  qui  voudrait  bien  lui  prêter 


1.  Voir  le  n#  402  du  Petit  Français  illustré,  p.  584. 


LE  1Î0I  DES  JONGLEURS 


*97 


quelques  malheureux  écus  pour  acheter  du 
charbon... 

— Très  bien!  Très  bien!  c'est  un  beau,  un 
superbe  mystère  à jouer  à Paris  devant  le  roi, 
ou  dans  la  grande  salle  du  château  de  Dijon, 
devant  monseigneur  le  duc  de  Bourgogne,  qui 
est  un  prince  plus  riche  et  plus  généreux  que 
le  roi!  C'est  gâcher  le  métier  que  de  le  donner 
aux  manants  de  Rozoy,  mais  enfin,  il  faut 
vivre!  Jehan,  tu  nous  sauves!  Alerte,  voici  la 
pluie  qui  cesse,  hâtons-nous  d’en  profiter! 


— Le  coup  de  l'étrier!  s'écria  Courtejoye. 
Allons,  les  enfants,  chacun  une  lampée  de  lait 
avant  de  partir,  ça  va  nous  mettre  du  cœur  aux 
jambes  après  le  demi-hareng.  Mais  chacun  son 
compte  : pour  qu'on  ne  triche  pas,  je  vais 
compter  jusqu'à  dix;  à dix  on  s'arrête  et  on 
passe  la  cruche  à son  voisin!  Y êtes-vous? 
Honneur  aux  dames  : M“"  de  Courtejoye,  à vous  ! 

Madame  Courtejoye  porta  le  pot  à ses  lèvres. 

— Un,  deux,  trois... 

— Qu’il  est  bon,  hélas!  fit  Perrette  Courlejoye 


Il  attrapa  un  des  chions  et  l'examina  de  près. 


Chacun  se  mit  fébrilement  à la  besogne.  En 
moins  d'une  demi-heure,  les  raccommodages 
urgents  furent  terminés.  Grâce  à quelques  clous, 
la  chaudière  de  l'Enfer  tint  à peu  près  debout, 
puis  Jehan  endossa  son  surcot  à carreaux  ; les 
hardes  et  les  accessoires  divers  furent  remis 
dans  la  carriole. 

— Hélas,  notre  bon  cheval!  gémit  Perrette 
Courtejoye,  comme  il  nous  manque  aujourd'hui. 

— Bah  ! il  nous  faudrait  de  l'avoine  pour  lui 
et  nous  n'avons  pas  d’argent  pour  en  acheter. 
Nous  allons  traîner  notre  char  nous-mêmes, 
nous  n'avons  pas  besoin  d'avoine,  nous  ; tu  vois 
bien  que  c’est  tout  avantage  ! Eh  Barnabé  ! ici, 
mon  camarade,  qu'on  t’attelle  avec  nous  ! 

Perrette  se  mit  en  devoir  d'atteler  l’âne  qui 
vielle  au  moyen  d'un  harnais  compliqué,  formé 
d une  quantité  inouïe  de  petites  cordes  et  de 
grosses  ficelles,  puis  il  appela  Barbichette,  la 
chèvre  qui  harpe,  bonne  aussi  à donner  un  coup 
de  collier  jusqu’à  Rozoy. 

— Un  instant,  dit  Barbette,  que  je  finisse  de 
la  traire,  au  moins!...  Là  c'est  fini,  nous  avons 
une  bonne  potée  de  lait. 


qui  ne  perdait  pas  une  occasion  de  se  plaindre 
du  sort. 

— Tant  pis  pour  toi  si  tu  gémis,  je  compte  : 
sept,  huit,  neuf,  dix!  Assez,  madame  de 
Courtejoye,  passez  la  cruche  à Barbette! 

— Laissez-moi  me  mettre  en  train,  dit 
Barbette. 

Cuisez,  flambez  dans  vos  chaudrons, 

Diables  d’enfer! 

Là,  j'y  suis,  comptez  ! 

— Sept,  huit,  neuf,  dix!  Halte!  A Jehan 
Picolet,  maintenant... 

Chacun  à la  ronde  but  au  pot  de  lait.  Patience 
eut  la  fin,  M.  Courtejoye  comptant  avec  volu- 
bilité put  aller  jusqu’à  vingt-cinq  pour  lui  faire 
bonne  mesure. 

— En  route  maintenant!  Hop  là,  les  enfants! 
Du  nerf  pour  démarrer  de  ce  chemin  boueux! 
Allons,  Barnabé.  Hue  donc! 

Chacun  s'y  mettant,  Barnabé,  la  chèvre  et 
Patience  tirant  aux  brancards,  Jehan,  Courtejoye 
et  Lesbahy  poussant  par  derrière,  la  carriole 
des  bateleurs  se  mit  en  marche. 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


59S 


Barbette  et  Perrette  suivirent,  l'une  tirant  sur 
la  (icelle  de  la  truie  qui  file,  l'autre  cinglant  de 
temps  en  temps  cette  artiste  d'un  coup  de 
baguette  pour  l'empêcher  de  flâner. 

Il  y avait  une  bonne  lieue  à faire  avant  d'ar- 
river à Rozoy.  La  route  était  mauvaise,  mais 
chacun  mettait  tant  d’ardeur  à tirer  ou  pousser 
la  carriole  que  cette  lieue  devait  être  bientôt 
faite.  Déjà  le  clocher  de  Rozoy  grandissait  et 
l'on  apercevait  les  maisons,  humbles  toils  de 
chaume  ou  logis  plus  importants,  serrés  autour 
de  l’église. 

Tout  en  poussant,  M.  Courtejoye  donnait  ses 
instructions  à sa  famille. 

— Vous  voyez  les  derniers  arbres  là-bas 


avant  les  maisons,  disait-il,  nous  nous  arrête- 
rons là  pour  souffler...  N’oublions  pas  qu'il  faut 
faire  une  entrée  convenable  dans  le  bourg, 
notre  recette  en  dépend,  par  saint  Guignon  ! 
vous  vous  arrêtez  là,  et  moi  je  vais  en  avant 
avec  Jehan,  la  baguette  sous  le  bras,  comme 
des  hommes  d’importance,  et  je  choisis  l’hôtel- 
lerie, puis  je  vous  envoie  chercher  par  Jehan. 

— Et  les  chiens?  dit  tout  à coup  Jehan. 

— Ne  nous  en  inquiétons  pas,  ils  sauront 
bien  nous  retrouver...  tiens,  écoute,  ils  aboient 
au  loin...  Ils  sont  sur  nos  talons. 

Eu  effet  cinq  minutes  ne  s’étaient  pas  écoulées 
que  les  quatre  chiens,  la  mine  joyeuse,  sau- 


Hvi'oisme <1*1111  iikaai'itM  japonais. — Un 

marin  du  navire  japonais  Ilsukushima  Kan  avait 
été  placé  de  faction  à l'entrée  de  la  chambre 
aux  poudres.  Pendant  une  bataille,  le  l'eu  de 
1 ennemi  se  concentra  sur  le  navire  et  les  balles 
entraient  à chaque  instant  dans  le  réduit  où 
se  trouvait  notre  marin,  qui  se  plaça  devant  la 
porte  même  de  la  chambre  pour  la  couvrir  de 


taient  en  aboyant  autour  de  la  carriole  et  se 
frottaient  tout  frétillants  aux  jambes  de 
M.  Courtejoye. 

— D'où  venez-vous,  gredins?  clama  Courte- 
joye, bandits  ! voleurs  ! vilaines  bêtes  trop 
portées  sur  leur  bouche!  Vous  aviez  eu  des 
arêtes  de  hareng  pour  déjeuner  et  ça  ne  vous  a 
pas  suffi  ! Vous  avez  encore  été  marauder 
quelque  part,  hein  ? 

11  allongea  un  coup  de  pied  au  premier  qui  se 
fourvoya  trop  près  de  lui.  Perrette  Courtejoye 
protesta  contre  cette  sévérité. 

— Et  l’honnêteté,  madame  de  Courtejoye? 
Vous  ne  comprenez  donc  pas  que  ces  chiens 
vont  nous  déshonorer  ! 

Il  attrapa  l'un  des  chiens  au 
passage  et  l’examina  de  près. 

— Tu  sens  le  canard,  toi!  dit-il, 
vilain  brigand  ; hier  vous  avez  occis 
une  poule,  aujourd’hui,  c’est  un 
canard,  tout  ça  finira  mal! 

On  arrivait  au  tournant  de  la 
route,  à sept  ou  huit  minutes  des 
premières  maisons  de  Rozoy.  Sui- 
vant le  programme,  la  caravane 
s’arrêta.  Courtejoye  et  Jehan,  après 
avoir  donné  un  coup  d'œil  à leur 
toilette  et  frotté  leurs  souliers 
boueux  dans  l'herbe,  partirent  en 
avant,  à petits  pas,  comme  en  se 
promenant,  et  faisant  des  mouli- 
nets avec  leurs  baguettes. 

Dès  les  premières  maisons  une 
troupe  d’enfants  les  entoura  et  des 
bonnes  femmes  se  mirent  aux 
fenêtres,  intriguées  par  le  surcot  à 
grands  carreaux  de  Jehan  et  par  l’espèce 
de  houppelande  d'un  rouge  déteint  que 
Courtejoye  avait  passée  sur  ses  habits  de 
route. 

— Bonnes  gens,  dit  Courtejoye,  d'un  ton 
plein  de  bienveillance  au  premier  groupe  ren- 
contré dans  la  grande  rue.  pouvez-vous  me  dire 
quelle  est  la  meilleure  hôtellerie?  Nous  sommes 
une  troupe  de  jongleurs  appelés  de  très  loin 
pour  les  noces  de  la  fille  d’un  très  illustre  sei- 
gneur des  Flandres,  et  nous  ne  serions  pas 
fâchés  de  prendre  quelque  repos... 


son  corps.  Quand  après  l’engagement,  on  envoya 
quelqu'un  pour  relever  le  marin  do  sa  faction, 
on  le  retrouva  debout  devant  la  porte,  la  défen- 
dant toujours,  mais  mort  et  le  corps  perforé  de 
trente-six  balles.  A coup  sûr  il  avait  expiré  avant 
le  trente  sixième  coup  ; mais,  mortellement 
blessé,  il  n'en  était  pas  moins  resté  stoïque,  et 
fidèle,  tiu  poste  d'honneur  qu’on  lui  avait  confié. 


« Quelle  est  la  meilleure  hôtellerie?  » 


D’après  nature 


Pin  tou  (Rafaël)  quitta,  un 
matin  de  printemps,  la  capitale 
pour  aller  faire  une  élude  à la 
campagne. 


Mais  il  rentra  le  soir  bre- 
douille, les  effluves  printanières 
l'ayant  rendu  horriblement 
poétique  et  paresseux. 


H repartit  pour  la  campagne 
un  matin  de  1 été  suivant  avec 
les  meilleures  et  les  plus 
énergiques  dispositions. 


Mais  il  rentra  le  soir  bre- 
douille, l’excès  de  la  chaleur 
ayant  cuit  l'inspiration  dans  son 
cerveau. 


Il  se  décida,  un  matin  d’au- 
tomne, à tenter  de  nouveau 
quelque  étude  sérieuse  de  pay- 
sage mélancolique. 


Mais  il  rentra  le  soir  bre- 
douille, par  un  temps  con- 
traire à toute  peinture  quel- 
conque. 


I n malin  d’hiver  il  décida 
de  braver  les  rigueurs  du  cli- 
mat pour  aller  enfin  chercher 
un  sujet  digne  de  lui. 


Mais  l'amour  de  l’art  l’ayant 
conduit  trop  loin,  il  ne  dut  la  vie 
qu'à  un  gendarme  et  au  plus 
grand  des  hasards. 


Au  printemps  suivant.  Rafaël 
repart  pour  la  campagne  avec 
de  nouvelles  bonnes  disposi- 
tions et  des  pinceaux  tout  neufs- 


Au  soir  enfin,  il  tombe  en 
arrêt  devant  une  superbe  plante, 
qu’il  se  promet  de  venir  faire  le 
lendemain  malm. 


Le  lendemain  matin,  hélas  ! 
sa  plante  avait  changé  de 
forme,  ayant  servi  de  déjeuner 
à une  vache  peu  artiste. 


Depuis  cc  jour-là , Pintou 
(Rafaël)  a renoncé  au  plein  air  et 
juré  de  sc  consacrer  à la  nature 
morte. 


600 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés, 


Le  timbre  <i«ii  climite.  — Est  il  rien  de 
plus  désagréable  que  la  sonnerie  électrique,  stri- 
dente et  sèche,  qui  vous  fait  tressauter  brusque- 
ment ? Il  y a trois  siècles,  le  père  de  Michel  de 
Montaigne,  pour  ménager  les  nerfs  de  son  fils,  le 
faisait  réveiller  chaque  matin  par  une  douce 
musique.  Un  inventeur  a tenté  d’avoir  pour  nous 
cette  aimable  attention  : il  a supprimé  l’odieux 
marteau  qui  frappe  et  fait  vibrer  si  brutalement 
le  timbre,  et  l’a  remplace  par  une  pointe  de  pla- 
tine qui  produit,  par  son  contact  avec  le  bord  du 
timbre,  des  sons  musicaux. 

* 

* * 

Engrais  pour  pla nies  «l'appartement. 

— Les  plantes  d’appartement  coûtent  en  général 
fort  cher;  il  n’est  donc  pas  indifférent  de  pouvoir 
leur  communiquer,  pendant  les  mois  d’hiver, 
autant  de  vigueur  et  de  durée  que  possible.  On 
obtient  ce  résultat  en  déposant,  de  temps  à autre, 
au  pied  de  ces  plantes,  une  pincée  d’un  mélange 
formé  de  deux  parties  de  salpêtre  et  d’une  partie 
de  superphosphate  de  chaux,  puis  en  arrosant 
légèrement.  Les  plantes  feuillues  se  trouvent 
particulièrement  bien  de  ce  régal  chimique. 

* * 

Ea  pose  de  la  première  pierre  du 
Pont-Neuf . — Cette  cérémonie,  dont  la  pose 
de  la  première  pierre  du  pont  Alexandre  III 
évoque  le  rappel,  eut  lieu  dans  le  plus  grand 
apparat,  le  31  mai  1578. 

Ce  fut  un  jour  de  fête  populaire  : le  roi  Henri  III 
la  présidait,  bien  qu’il  eût,  le  matin  même,  fait 
inhumer,  en  l'église  de  Saint-Paul,  les  restes  de 
ses  deux  favoris,  Quélus  et  Maugiron,  tués  dans 
un  duel  fameux. 

L’après-midi,  le  roi  accompagné  de  la  reine, 
Louise  de  Vaudremont,  de  la  reine-mère  Cathe- 
rine de  Médicis,  et  de  leur  suite,  descendit  par 
les  escaliers  du  Louvre  jusqu’à  la  berge  de  la 
Seine,  où  l'attendait  une  embarcation  magnifique- 
ment ornée. 

La  llotlille  portant  le  cortège  se  dirigea  vers  le 
quai  des  Grands-Auguslins,  où  les  écnevins,  les 
notables  et  toute  la  ville  attendaient  le  roi  pour  la 
cérémonie. 


Une  parabole  russe.  — Un  avare  était 
tombé  dans  un  puits.  Passe  un  moujik  compatis- 
sant, qui  se  penche  sur  le  puits  et  crie  à l'avare  : 
« Donne-moi  ta  main,  je  vais  te  tirer  de  là...  » 

A ce  mot  de  «donner»,  l’avare  ne  veut  pas 
comprendre  et  ne  bouge  pas,  au  risque  de  périr. 

« Alors,  prends  ma  main...  » dit  le  moujik. 

L’avare  s’en  saisit  avec  empressement  et  le  bon 
moujik  Je  tire  du  puits. 

Un  avare  prend,  mais  ne  donne  jamais.  ( Tra- 
duit d'Oupckine.) 

* r* 

Parisiens  en  vacances.  — Deux  petits 
Parisiens  en  vacances  visitent  le  jardin  public 
d’une  ville  de  province. 

« Sont-ils  bêtes,  dit  tout  à coup  l’un  d’eux,  ils 
appellent  cela  un  Jardin  des  plantes  et  il  n’y  a 
pas  d’animaux  ! » 

v“  * 

* * 

A l'examen.  — « Monsieur  Babylas,  veuillez 
me  dire  ce  que  signifie  cette  expression  : œuvres 
posthumes  ? 

— M’sieu,  c’est  les  ouvrages  qu’un  auteur  a 
écrits  après  sa  mort.  » 


RÉPONSES  A CHERCHER 

Langue  française.  — Quel  est  le  sens 
primitif  et  quelle  est  l’origine  du  mot  saison  ? 

* 

* * 

Lettres  inconnues.  — A chacun  des  dix 
mots  suivants,  ajouter  une  lettre  pour  en  former 
dix  noms  de  rivières  de  France  : 

Arme  — Anse  — Soi  — Ardu  — Rome — Tarse 
Amie  — Noyé  — Rue  — Asie. 

V 

Triangle  syllabi<i«ie. 

Fêle  des  rois  mages 
Aventurier  espagnol 
Qui  guide  les  marins 
Impératif  delà  1"  conjugaison. 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  403. 

I.  Origine  curieuse. 

Au  douzièmo  siècle,  un  singulier  usage  existait  à Saint- 
Quentin.  Il  fallait,  le  1er  jour  do  mai,  porter  sur  soi  une  branche 
de  verdure,  sans  quoi  on  était  exposé  à recevoir  un  seau  d’eau 
sur  la  tête  ; celui  qui  le  jetait,  disait  en  même  temps:  Je  vous 
prends  sans  vert.  L’ablution  fut  remplacée  plus  tard  par  des 
punitions  légères.  Cotte  vieille  coutume  a donné  naissance 
à 1 expression  : « Prendre  quelqu'un  sans  vert  »,  c’est-à-dire 
prendre  quelqu’un  au  dépourvu. 

IL  Coquilles  à rectifier. 

— Notre  précepteur  est  un  agrégé  des  sciences. 


— La  barre  de  la  Seine  est  redoutable  après  les  grandes 
marées. 

— Pour  bien  réussir  les  crêpes,  il  faut  les  faire  sauter. 

III.  Mots  en  losange. 

e 

est 
encre 
esc  lave 
trace 
e v e 
e 


Le  Gérant  .-Maurice  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d'adresse  doit  être  accompagnée  de  l'une  des  dernières  bandes  et  de  oO  centimes  en  timbres-poste 


8'  année. — N"  404. 


10  centimes 


21  novembre  1896. 


LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DLS  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L’ABONNEMENT  : UN  AN,  SIX  FRANCS 

Part  du  1er  de  chaque  mois 

Armand  COLIN  & C‘e,  éditeurs 

5,  rue  de  Méiiércs.  Paris 

ETR  AMER  : TW-  — PARAIT  CHAQUE  SAMEft 
Tous  droits  réservés. 

Le  roi  des  jongleurs.  — La  répétition  avant  le  spectacle. 
Composition  inédite  de  A-  Robida. 


602 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Le  roi  des  jongleurs  (suue)'. 


Les  gens  semblèrent  se  consulter. 

— Vous  me  comprenez,  ajouta  Courtejoye, 
indiquez-moi  celle  où  nous  pouvons  être 
assurés  de  trouver  la  meilleure  chère  et  les 
lits  les  plus  doux 2 Eh  bien,  vous  hésitez? 
Elles  sont  toutes  bonnes,  peut-être?  Dites- 
nous  où  descendent  les  seigneurs  et  les  gros 
bourgeois  ? 

— Il  n’y  en  a qu'une,  mon  bon  monsieur, 
le  Coq-Hardi... 

— Une  seule  hôtellerie  dans  la  noble  cité  de 
Paris  ! 

— Mais  vous  n’êtes  point  à Paris,  vous  êtes  à 
Rozoy,  sur  la  route  de  Coulommiers... 

— Je  ne  suis  point  à Paris!  Saint  Guignon 
s'endorme!  quel  contretemps  ! au  bon  aspect 
de  votre  ville,  je  me  croyais  arrivé...  Excusez- 
moi,  nous  nous  sommes  égarés...  Mais  va  pour 
Rozoy  et  le  Coq-Hardi! 

L’auberge  du  Coq-Hardi  n’était  pas  difficile  à 
trouver,  elle  était  à deux  pas,  devant  le  porche 
de  l’église,  et  l’hôte  était  sur  le  pas  de  sa  porte 
à observer  le  rassemblement  Courtejoye  et 
Jehan  se  dirigèrent  vers  lui  et  se  laissèrent 
tomber  sur  le  banc  placé  sous  les  fenêtres. 

— Mon  bon  monsieur  du  Coq-Hardi,  lit 
Courtejoye,  nous  ne  sommes  que  l’avant-garde, 
mettez  je  vous  prie  vos  fourneaux  en  train  et 
fourbissez  vos  lèchefrites...  mais  dites-moi, 
avez-vous  de  la  place,  beaucoup  de  place,  chez 
vous? 

— Certainement,  fit  l'hôte. 

— Nous  sommes  jongleurs  et  peut-être  après 
avoir  diné  aurons-nous  la  fantaisie  de  donner 
aux  habitants  de  ce  bourg  l’esbaudissement  de 
certains  jeux  et  de  divers  étranges  animaux 
pour  lesquels  on  nous  appelle  dans  les  châteaux 
d’un  haut  et  puissant  seigneur  des  Flandres... 

— Entrez,  dit  l’hôte,  partagé  entre  le  désir 
de  ne  pas  manquer  une  aubaine  et  certaine 
défiance  inspirée  par  l’aspect  un  peu  râpé  des 
deux  jongleurs. 

Courtejoye  suivi  de  Jehan,  entra  dans  l’au- 
berge, visita  la  salle  commune,  la  cuisine, 
demanda  à voir  les  chambres,  en  ayant  l’air  de 
réfléchir  et  de  se  consulter.  Puis,  ayant  vu  la 
cour,  11  daigna  se  déclarer  satisfait,  prêt  à 
donner  la  préférence  au  Coq-Hardi.  La  cour 
était  vaste,  et  se  terminait  par  un  grand  hangar 
dont  les  jongleurs  pourraient  faire  les  coulisses 
de  leur  théâtre. 

— Mon  ami,  le  roi  des  jongleurs  de  Paris, 
dont  vous  voyez  le  fils,  à moi  confié  par  lui 
pour  faire  sou  instruction  dans  notre  art,  le 


premier  de  tous,  m'avait  bien  dit  que  je  trou- 
verais au  Coq-Hardi  un  hôte  et  une  maison  à 
ma  convenance...  Il  avait  bien  raison,  je  le 
vois,  déclara  Courtejoye. 

— Ah!  le  roi  des  jongleurs?...  de  Paris? 

— Lui-même!...  je  le  remercierai...  Mainte- 
nant, préparez-nous,  je  vous  prie,  à dîner  pour 
six  personnes. 

Sur  un  signe  du  bateleur,  Jehan  partit  cher- 
cher la  famille  Courtejoye,  pendant  que  celui-ci 
s'installait  sur  le  banc  devant  la  porte  etservait 
ainsi  d’annonce  vivante  à la  représentation 
qu’il  comptait  donner. 

Tous  les  enfants  du  pays  étaient  accourus  et 
avec  eux  nombre  de  braves  gens,  les  quelques 
bourgeois  du  pays,  les  bonnes  femmes,  les 
petits  marchands,  tout  ce  qui  n’était  point  aux 
champs.  A tout  ce  monde,  Courtejoye,  sous 
prétexte  de  répondre  aux  questions  de  l’hôte, 
donnait  des  détails  sur  les  bêtes  savantes  qui 
récemment  avaient  fait  l’étonnement  de  la  cour 
de  Bourgogne,  sur  leurs  mirifiques  talents  et 
aussi  sur  certain  mystère  joué  par  la  troupe 
dans  la  grande  salle  de  l'évêché  d’Orléans,  à la 
grande  édification  de  tous  les  seigneurs  de  la 
ville,  des  prélats  et  des  abbés  de  tous  les 
couvents  du  pays... 

L'intérêt  et  la  curiosité  étaient  ainsi  savam- 
ment excités,  et  tout  le  pays  fut  bientôt,  parles 
allées  et  venues  des  curieux,  au  courant  des 
merveilles  promises.  Tout  à coup  des  bruits  de 
trompe  et  des  modulations  de  cornemuse  écla- 
tant au  bout  de  la  grande  rue,  firent  retourner 
toutes  les  têtes  dans  le  groupe  formé  devant  le 
Coq-Hardi.  C’était  la  famille  Courtejoye  qui 
faisait  son  entrée  dans  un  équipage  bien  propre 
à émouvoir  les  habitants  de  Rozoy. 

La  carriole  bien  nettoyée,  débarrassée  de 
toute  trace  de  boue,  roulait  tirée  par  l’âne 
Barnabé,  la  chèvre  Barbichette,  la  truie  qui  file 
et  les  quatre  chiens  attelés  fraternellement  à 
grand  renfort  de  ficelles,  et  guidés  avec  quelque 
peine  d’ailleurs,  et  de  nombreux  coups  de 
fouet,  par  M"“  Courtejoye  d’un  côté,  et  Lesbahy 
de  l’autre.  Sur  les  hardes  entassées  dans  un 
désordre  pittoresque,  Barbette  Courtejoye  était 
fièrement  assise  vêtue  d'une  robe  étincelante, 
quoique  fortement  reprisée  un  peu  partout,  et 
coiffée  d’un  grand  hennin  de  carton,  comme 
une  princesse.  Comme  une  princesse  aussi, 
i Barbette  distribuait  des  sourires  à la  ronde  et 
j tenait  sur  son  poing,  en  guise  de  faucon,  un 
oiseau  assez  piteux,  au  plumage  passé  tirant 
I sur  le  roux,  une  vieille  pie  répondant  au  nom 


i.  Voir  le  n»  403  du  Petit  Français  illustré,  p.  SOfi. 


LE  ROI  DES  JONGLEURS 


003 


de  Gracieuse , extraite  d'une  cage  enfouie  dans 
le  tas  des  bagages. 

En  avant  de  la  voiture,  marchaient  Patience 
et  Jehan,  sonnant  l'un  de  la  trompe  et  l'autre 
de  la  cornemuse,  faisant  le  plus  de  bruit  pos- 
sible pour  forcer  les  gens  de  Rosoy  à sortir  de 
leurs  maisons. 

L'étrange  attelage  aboyant,  bêlant,  grognant 
et  hihannant  s'arrêta  devant  le  Coq-Hardi,  au 
milieu  des  cris  et  des  rires,  et  l'on  vit  le  père 
Courtejoye  se  précipiter  au-devant  de  sa  fille, 
pour  l'aider  à descendre  de  son  char,  avec  les 
façons  cérémonieuses  d'un  prince  offrant  le 
poing  à une  noble  dame.  Bien  vite,  pour  ne 
pas  laisser  à la  curiosité  des  badauds  le  temps 
de  se  satisfaire,  Courtejoye  fit  entrer  l'équipage 
dans  la  cour  de  l’auberge  et  de  là  dans  l'écurie, 
dont  il  ferma  soigneusement  la  porte.  Puis, 
appelant  Jehan  et  laissant  aux  autres  le  soin 
de  dételer  les  bêtes,  il  partit  avec  lui  pour 
faire  aux  quatre  coins  du  bourg  l’annonce  de 
la  représentation. 

— A tout  à l’heure!  monsieur  du  Coq-Hardi! 
dit-il  en  passant  à l’hôte,  et  leste  pour  le 
dîner,  car,  décidément,  il  me  passe  l'idée  de 
montrer  aux  gens  de  Rozoy  ce  que  nous 
savons  faire,  nos  bêtes,  mes  gens  et  moi.... 

En  s'en  allant.  Jehan  put  entendre  l'hôtesse 
dire  à son  mari  : 

— Dîner,  c'est  très  bien,  mais  tu  aurais 
dû  demander  à ces  gens  de  te  faire  voir 
d'abord  la  couleur  de  leurs  écus  ! 

— Bah  ! tu  ne  vois  pas  qu'avec  la  chèvre, 
l'âne  ou  la  truie,  ils  ont  toujours  bien  de 
quoi  répondre  de  la  dépense.... 

Représentation  au  Cop-Hardi. 

Jehan,  devant  le  porche  de  l'église,  joua  un 
air  de  cornemuse,  à la  suite  duquel  Courtejoye, 
ayant  bien  toussé  pour  s’éclaircir  la  voix,  clama 
de  toute  la  force  de  ses  poumons  : 

— Ouvrez  vos  oreilles  et  vos  yeux,  nobles, 
bourgeois  et  vilains  ! Moi,  Courtejoye,  bateleur, 
jongleur- ménestrel,  bien  connu  et  apprécié 
dans  les  bonnes  villes  et  dans  les  châteaux  de 
tous  les  pays  de  France,  je  vous  avertis  que  ce 
jourd’hui,  à trois  heures,  à l’hôtellerie  du  Coq- 
Harili,  je  vous  montrerai  trois  curieuses  et 
étranges  bêtes,  exécutant  à mon  commande- 
ment des  travaux  d'intelligence  comme  des 
personnes  véritables  et  naturelles  ! Puis,  après 
la  chèvre  qui  harpe,  l’âne  qui  vielle  et  la  truie 
qui  file,  vous  aurez  la  représentation  par  moi 
et  mes  compagnons  du  terrifique  et  horribili- 
fique  mystère  de  l’Enfer  en  mal  de  misère!... 
J'ai  dit  ! 

Cette  annonce,  consciencieusement  faite  aux 
deux  bouts  de  la  grande  rue,  Courtejoye  et 
Jehan,  toujours  eornemusant,  revinrent  au 


Coq-Hardi,  et  s’enfermèrent  avec  le  reste  de  la 
troupe  dans  l’écurie  pour  vaquer  aux  prépara- 
tifs de  la  représentation. 

En  vain,  l’hôte,  l'hôtesse  et  les  garçons 
essayèrent,  l'un  après  l’autre,  de  pénétrer  dans 
cette  écurie  pour  apercevoir  quelque  chose  de 
ces  préparatifs,  personne  ne  fut  admis.  De  la 
cour,  on  entendait  seulement  les  éclats  de  voix 
de  Courtejoye  dirigeant 
la  répétition,  des  bribes  de 
vers  déclamés  d'une  voix 
suraiguë,  ou  quelques  gro- 
gnements de  la  truie  qui 
file,  scandés  par  quelques 
cinglements  de  fouet. 

Il  fallut,  pour  que  Cour- 
tejoye se  décidât  à ouvrir, 
que  l'hôte  vînt  crier  par 
le  trou  de  la  serrure  que  le 
dîner  allait  refroidir.  Alors 
tout  s'arrêta  comme  par 
enchantement,  le  fouet,  les 


i,  Nobles,  bourgeois  et  viiaiDs,  ouvrez  vos  oreilles  et  vos  yeux  ! » 

grognements,  la  déclamation,  et  soudain  toute 
la  troupe  apparut,  prête  à se  mettre  à table, 
après  que  M.  Courtejoye  eut  enfermé  soigneu- 
sement les  artistes  à quatre  pattes. 

Jehan  eut  un  sourire  de  satisfaction  en  s’as- 
seyant devant  une  vraie  table  chargée  d'un  vrai 
dîner,  d'une  bonne  soupe  à la  viande  accom- 
pagnée d'un  plat  de  choux  et  d’un  ragoût  de 
canards  aux  légumes,  dont  le  fumet  embaumait 
toute  l'hôtellerie.  Depuis  le  repas  que  lui  avait 
fait  faire  son  oncle  avant  la  rentrée  à Montaigu, 
le  jeudi  précédent,  son  appétit  n'avait  connu 
vraiment’que  des  satisfactions  d'aventure. 

La  famille  Courtejoye  ne  semblait  pas  moins 
contente,  et  la  soupe  fut  expédiée  par  tous  avec 
un  entrain  parfait  Seule.  Perrette  Courtejoye 
| eut  un  instant  eomme  un  nuage  sur  son  front. 


601 


LE  PETIT  FI1ANÇAIS  ILLUSTRE 


— Comment  paierons-nous  V glissa-t-elle  tout 
Las  à son  mari. 

— N'allons-nous  pas  encaisser  une  belle 
recette  tout  à l'heure  ? 

Courtejoye  fit  durer  le  dîner  le  plus  longtemps 
possible  au  moyen  de  fromages  divers.  Il  était 
heureux  de  se  sentir  devant  une  table,  de  s’al- 
longer sur  son  banc.  Ce  sentiment  de  bien-être 
épanouissait  son  cœur  et  il  se  montrait  plein 
d'affection  pour  l’hôte,  qu'il  daignait  appeler 
son  cousin,  en  lui  donnant  de  grandes  tapes 
sur  le  ventre  chaque  fois  qu’il  passait  devant 
lui. 

Cependant,  comme  l’heure  avançait,  il  fallut 
se  décider  à se  lever  de  table.  M.  Courtejoye, 
pour  se  mettre  en  train,  jongla  avec  les  assiettes, 
enleva  l'hôte  à bras  tendus.  Cela  fait,  il  se 
déclara  prêt  et  fit  lestement  décamper  son 
monde  pour  achever  les  derniers  préparatifs. 
Tous  les  bancs  de  la  maison  mis  en  réquisition 
furent  descendus  dans  la  cour  et  alignés  pour 
le  public,  devant  un  grand  rideau  formé  de 
cinq  ou  six  pièces  d’étoffe  de  diverses  couleurs, 
criblées  d’innombrables  raccommodages,  de 
morceaux  rapportés,  ingénieusement  découpés 
en  forme  d’étoiles,  de  soleils  ou  de  cœurs. 

— Maintenant,  habillezles  artistes,  commanda 
Courtejoye,  mettez  aux  bêtes  leurs  plus  somp- 
tueux vêtements.  Et  toi  Jehan,  prends  ta  corne- 
muse et  va-t’en  faire  le  tour  de  cette  illustre 
cité  de  Rozoy  pour  rabattre  ses  six  ou  sept  cents 
habitants  sur  le  Coq-Hardi  ! Leste  ! En  avant, 
saint  Guignon  s’endorme  I 

Jehan,  le  cœur  joyeux  sous  l'influence  du 
copieux  repas  venant  après  quelques  jours  de 
privations,  saisit  la  cornemuse  avec  empresse- 
ment et  partit  refaire  le  tour  du  pays,  ne  s’ar- 
rêtant de  souffler  dans  l’instrument  criard  que 
pour  avertir  à pleins  poumons  les  habitants  de 
Kozoy  d’avoir  à se  dépêcher  de  courir  au  Coq- 
Harili  s’esbaudir  devant  les  jeux  merveilleux 
des  artistes  à deux  et  à quatre  pattes  de  la  troupe 
Courtejoye.  Il  était  en  verve  et  s'amusait  à 
mélanger  son  annonce  de  plaisantes  harangues 
dans  un  latin  très  frelaté,  dont  ses  maîtres  de 
Montaigu  eussent  rougi,  mais  qui  plongeait  les 
gens  de  Rosoy  dans  l'ahurissement. 

Quand  il  eut  fini  sa  tournée,  suivi  d’une 
bonne  partie  de  la  population  il  revint  à la 
porte  de  l’auberge  et  continua  sa  musique. 

— Seigneur  ! pensait-il  en  soufflant  dans  son 
instrument,  si  mes  professeurs  de  Montaigu 
me  voyaient  ! Si  le  père  Bonifacius  me  recon- 
naissait là,  avec  quelle  énergie  il  empoignerait 
sa  houssine  ! 

Cependant,  les  badauds  de  Rozoy  restaient 
plantés  devant  la  porte  de  l’auberge  sans  son- 
ger à entrer,  tandis  que  Jehan  s’épuisait  en 
harangues  et  en  musique.  Courtejoye,  Barbette 
ou  Lesbahy  se  montraient  de  temps  en  temps 


vêtus  de  leurs  oripeaux  de  jongleurs,  sans  que 
les  gens  se  décidassent  à sortir  de  leurs  poches 
les  quelques  deniers  demandés  pour  les  pre- 
mières places.  On  continuait  à rire,  à applaudir 
les  jongleurs  à leurs  apparitions,  mais  on  n’en- 
trait pas.  La  cornemuse  de  Jehan  ne  décidait 
personne.  Des  gens,  cependant,  sous  différents 
prétextes,  se  glissaient  dans  l'auberge  et  cher- 
chaient à se  placer  à des  tables  ayant  vue  sur 
la  cour,  pour  assister  au  spectacle  en  contre- 
bande. 

Patience,  monté  sur  l’âne  Barnabé,  lit  une 
course  sur  la  place.  Cinq  ou  six  personnes  enfin 
percèrent  le  groupe  et  passèrent  dans  la  cour. 
Ceux-ci  étaient  des  richards  du  pays,  des 
commerçants  qui  pouvaient  s’offrir  ce  plaisir 
coûteux,  les  autres  ne  bougèrent  pas. 

Courtejoye  et  M™  Courtejoye  se  consultaient. 
On  fit  paraître  à la  fenêtre  de  l'auberge  la  truie 
qui  file,  habillée  d'une  espèce  de  jupe,  coiffée 
d'un  hennin  et  tenant  tant  bien  que  mal  une 
quenouille  à sa  ceinture;  cela  décida  quatre 
entrées,  ce  qui  faisait  en  tout  une  dizaine  de 
spectateurs  dans  la  cour. 

— Allons,  dit  Courtejoye  à sa  femme,  ne  te 
désole  pas,  par  saint  Guignon,  nous  souperons 
tout  de  même  ce  soir,  tu  vas  voir  ! 

Il  prit  une  trompe  et  s’en  fut  se  camper  à la 
porte  de  l’auberge. 

— Excellents  bourgeois  de  Rozoy  ! s'écria-t-il, 
après  avoir  soufflé  dans  sa  trompe  de  façon  à 
faire  éclater  lés  oreilles  des  badauds  du  premier 
rang  ou  à décrocher  le  coq  du  clocher  do 
l’église,  je  comprends  très  bien  qu’il  soit 
ennuyeux  de  porter  la  main  à la  poche  quand 
les  temps  sont  durs  ; je  loue  votre  prévoyance 
et  votre  sage  économie,  habitants  de  Rozoy  ! 
L’art  joyeux  de  jonglerie  en  souffre,  mais  enfin 
c’est  justement  quand  la  tristesse  règne  qu'il 
doit  redoubler  d’efforts  pour  dérider  les  fronts  ! 
En  conséquence,  braves  gens  do  Rozoy,  prenant 
en  considération  la  pénurie  de  vos  escarcelles, 
nous  consentons  à recevoir  à notre  caisse,  en 
lieu  et  place  d'écus  et  de  florins,  des  produits 
de  la  terre  ! Payez  en  nature,  habitants  de 
Rozoy,  et  entrez  ! une  botte  de  carottes,  de 
poireaux  ou  d’oignons,  un  gros  choux,  quatre 
œufs  bien  frais,  — surtout  pas  de  tricherie  ! — 
pour  les  premiers  rangs  sur  les  banquettes  ; deux 
œufs,  une  douzaine  de  navets  et  un  chou  ordi- 
naire, aux  places  debout,  en  arrière  ! Qu'on  se 
le  dise,  nous  allons  commencer  ! On  vous  donne 
un  quart-d'heure,  gens  de  Rozoy  ! 

Cette  annonce  produisit  son  effet  immédia- 
tement, on  vit  des  gens  sortir  du  groupe  et  se 
hâter  vers  leurs  maisons.  Courtejoye  revint 
calmer  l'impatience  du  public  payant  et  envoya 
M~  Courtejoye  à la  porte  avec  des  paniers  em- 
pruntés à l'auberge. 

(A  suivre). 


A.  R. 


UNE  RECONSTITUTION  DU  VIEUX  PARIS 


603 


Une  reconstitution  du  vieux  Paris. 


Dès  qu'on  connaît  un  peu  Thistoire  et  qu'on 
se  prend  à l’aimer,  c’est-à-dire  dès  qu'on  envi- 
sage son  étude  non  plus  comme  un  exercice 
de  mémoire  mais  comme  une  prise  de  posses- 
sion du  passé,  une  existence  en  arrière  avec  nos 
ancêtres  délunts,  on  se  passionne  vite  pour  tous 
les  détails  qui  ajoutent  un  peu  de  vie  à cette 


pittoresques  que  précis,  et  iis  agissaient  un  peu 
comme  ces  peintres  primitifs,  qui  représen- 
taient les  personnages  de  l'Ancien  Testament 
sous  le  costume  et  avec  les  accessoires  des 
bourgeois  de  leur  temps. 

Vous  savez  que  jadis  cela  ne  choquait 
personne.  Pourtant,  dessiner  la  Vierge  .Marie, 


La  place  de  Grève  au  aiv°  siècle  d'après  uu  tableau  de  M.  Hoffbaucr,  acquis  par  la  ville  de  Pans  pour  le  Musée  Carnavalet. 


résureetion.  C'est  ainsi  que  les  historiens  les 
plus  populaires  et  les  plus  aimés  sont  ceux  qui 
ont  le  mieux  su  galvaniser  les  morts  et  non 
point  ceux  qui  ont  tiré  de  l’enchaînement 
des  faits  les  considérations  les  plus  savan- 
tes. De  là  le  succès  même  des  romanciers 
historiques,  comme  Alexandre  Dumas  père, 
qui  pourtant  ne  se  gêne  pas  pour  donner 
des  entorses  à la  vérité  : on  lui  pardonne  ses 
inexactitudes  à cause  de  sa  puissance  d’évo- 
cateur. 

Certes,  si  une  simple  phrase  peut  nous  don- 
ner une  vision  du  passé,  combien  plus  éloquente 
et  plus  magique  est  à nos  yeux  l’image,  qui  ne 
se  borne  pas  à décrire  mais  qui  montre.  Le  mal 
est  que,  jusqu  à la  seconde  moitié  de  ce  siècle, 
on  ne  se  préoccupa  guère  de  faire  des  tableaux 
exacts.  Les  artistes  chargés  de  l'illustration  des 
volumes  d’histoire  cherchaient  plutôt  à être 


en  costume  flamand  du  seizième  siècle 
est  d’un  anachronisme  aussi  étrange  que  de 
figurer  l’ange  Gabriel  montant  la  garde  à la 
porte  du  Paradis  avec  un  mousquet  sur 
l’épaule. 

Mais  depuis  un  demi-siècle  le  public  se  fait 
plus  exigeant.  L'archéologie  est  devenue  une 
science  exacte,  et  l’on  veut  que  les  gens  qui 
nous  ouvrent  une  fenêtre  sur  le  passé  ne  nous 
fassent  pas  voir  des  décors  de  fantaisie. 
Quelques  spécialistes  se  sont  mis  résolument  à 
la  tâche  et  ont  réussi  à restituer  avec  une  certi- 
tude quasi-mathématique  des  paysages  depuis 
longtemps  disparus.  Le  plus  réputé  de  tous  est 
un  peintre-architecte,  M.  Hoffbauer,  dont  la 
ville  de  Paris  vient  récemment  d’acheter  un 
certain  nombre  de  tableaux  pour  mettre  dans 
les  collections  de  son  Musée  Carnavalet,  ce  qui 
indique  tout  l'intérêt  et  la  valeur  documentaire 


606 


LIC  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


qui  s’attachent  à ces  œuvres,  en  dehors  de  leur 
mérite  artistique. 

Nous  avons  obtenu  l'autorisatiun  d'en 
reproduire  quelques-unes  et  nous  en  offrons 
aujourd'hui  deux  spécimens  à nos  lecteurs. 

Comment  s’établissent  ces  reconstitutions? 

Il  va  de  soi  que  l’auteur  doit  avoir  une 
connaissance  approfondie  de  l'histoire,  non  pas 
de  celle  seulement  qui  s’apprend  dans  les  livres, 
mais  de  .celle  qui  se  recueille  dans  les  mémoires 
et  les  manuscrits  dont  un  seul  mot  met  quelque- 
fois sur  la  trace  d’une  mine  de  documents.  Hais 
ce  qui  lui  importe  surtout,  c’est  de  rechercher 
minutieusement  les  plans  desdiversesépoques. 

Il  prend  d'abord  un  plan  du  Paris  actuel,  oii 
sont  tracés  toutes  les  rues  et  tous  les  monu- 
ments, puis  un  plan  du  siècle  dernier  repéré 
aux  mêmes  points  et  dessiné  sur  papier  calque, 
puis  un  plan  du  siècle  précédent,  et  ainsi  de 
suite  jusqu’à  l’époque  qu'il  veut  restituer.  Il  voit 
donc  ainsi  par  transparence  et  superposées  les 
modifications  successives  du  terrain. 

Cela  fait,  il  s'occupe  de  rétablir  les  perspec- 
tives. Jusque-là,  en  effet,  il  n'a  obtenu  que 
l’indication  de  l'emplacement  des  édifices  à 
ressusciter.  Maintenant  il  va  élever  ces  édifices 
eux-mêmes  sur  le  tracé  de  leurs  fondations.  Il 
suffit  d'un  coin  de  façade,  d’une  muraille,  et  de 
la  connaissance  de  la  nature  du  bâtiment,  pour 
le  rétablir  dans  tous  ses  détails  avecle  style  du 
temps.  Suivant  les  époques,  l’architecture,  en 
effet,  s'est  soumise  à certaines  lois  qui  ne  lais- 
sent aucune  place  à l’arbitraire.  Les  construc- 
tions militaires  entre  tiutres  obéissaient  à des 
règles  invariables. 

Lorsque  dans  tel  ou  tel  monument  les  orne- 
ments sculpturaux  abondent,  il  devient  utile 
'de  retrouver  quelque  fragment  de  l’ornementa- 
tion employée,  pour  se  mettre  sur  la  trace  des 
autres.  C’est  alors  une  chasse  dans  les  musées 
d’archéologie,  à Cluny,  au  Trocadéro,  à Saint- 
Germain,  pour  découvrir  une  parcelle  authen- 
tique de  ces  décorations. 

Bref  l'artiste  procède  comme  Cuvier  qui, 
avecune  vertèbred’animal  antédiluvien,  recons- 
tituaitle  squelette  complet  d'une  espèce,  éteinte; 
mais  on  voit  que  pour  mener  son  œuvre  à 
bonne  fin  il  doit  être  non  seulement  un  dessi- 
nateur habile;  mais  encore  un  architecte 
consommé  et  un  archéologue  impeccable. 

La  première  de  nos  deux  gravures  représente 
la  place  de  Grève  au  xiv*  siècle.  Ce  nom  de 
« Grève  » fut  donné  de  bonne  heure  à l’empla- 
cement qui  s'étend  aujourd'hui  devant  l'Hôtel 
de  Ville,  et  qui,  avantla  construction  des  quais, 
descendait  en  pente  douce  jusqu’à  la  Seine. 
La  place  de  Grève  devint  surtout  importante 
lorsque  Étienne  Marcel  acheta  en  1337  la  Maison 
aux  Piliers  pour  y établir  l'Hôtel  de  Ville.  Cette 
Maison  aux  Piliers,  la  première  à gauche  sur  la  | 


gravure,  qui  avait  appartenu  aux  dauphins  du 
Viennois,  était  ainsi  nommée  parce  que  ses 
étages  supérieurs,  en  saillie  sur  la  façade, 
étaient  soutenus  par  des  piliers.  C’est  sur  la 
place  de  Grève  que  se  donnaient  les  fêtes 
publiques,  les  feux  de  la  Saint-Jean,  et 
qu’avaient  lieu  les  exécutions  capitales. 

Le  Louvre  d’aujourd’hui  ne  ressemble  guère 
au  Louvre  du  xiv"  siècle,  comme  on  pourra  s'en 
assurer  en  regardant  notre  seconde  gravure. 
Commencé  sous  Philippe-Auguste,  le  Louvre  ne 
devint  véritablement  le  palais  officiel  des  rois 
que  sous  Charles  V.  Jusqu’à  cette  époque,  nos 
souverains  avaient  habité  le  Palais  de  la  Cité, 
devenu  notre  Palais  de  Justice.  Charles  V trans- 
forma le  Louvre  en  un  manoir  digne  d’abriter 
le  roi,  tout  en  lui  conservant  ses  hautes 
murailles  de  château  fort,  sou  donjon  et  sur- 
tout son  emplacement  si  favorable  à la  fuite, 
moitié  dans  la  ville,  moitié  dans  la  campagne. 

C'est  au  Louvre  que  fut  déposé  le  trésor 
comprenant  les  objets  précieux.  Charles  V,  qui 
eut  dans  l’hôtel  Saint-Paul  une  demeure  moins 
solennelle,  installa  en  1368  sa  bibliothèque 
dans  une  tour  du  Louvre,  tour  qui  pour  cette 
raison,  s’appela  Tour  de  la  librairie.  Cette 
bibliothèque,  dit  M.  Bournon  se  composait  à 
peine  d'un  millier  de  manuscrits  ; elle  fut 
cependant  le  noyau  de  notre  Bibliothèque 
nationale,  qui  jusqu’à  la  Révolution  fut  la 
Bibliothèque  royale. 

Notre  gravure  représente  le  Louvre  à cette 
époque.  Un  long  cortège  s'achemine  sur  le  quai 
vers  le  palais  ; c’est  la  reine  Isabeau  de  Bavière, 
épouse  de  Charles  VI,  qui  fait  son  entrée  solen- 
nelle dans  sa  demeure  (22  avril  1389).  Paris  était 
en  fête  à cette  occasion.  Toutes  les  rues  étaient 
tendues  de  tapisseries;  la  rue  St-Denis,  notam- 
ment, était  décorée  de  draps  de  soie.  Un  grand 
nombre  de  fontaines  laissaient  couler  du  vin,  du 
lait  et  d’autres  boissons  délicieuses;  il  y avait 
des  théâtres  élevés  en  plein  air,  où  se  faisaient, 
entendre  des  airs  de  musique  et  où  l’on  applau- 
dissait des  représentations  de  mystères  (les 
pièces  de  théâtre  de  cette  époque). 

« Le  spectacle  le  plus  surprenant  qu’il  y eut  à 
l’entrée  de  la  reine,  dit  un  vieil  historien,  fut 
l’action  d’un  homme  qui,  se  laissant  eouler  sur 
une  corde  tendue  depuis  le  haut  des  tours  de 
Notre-Dame  jusqu'à  l’un  des  ponts  où  la  reine 
passait,  entra  par  une  fente  de  taffetas  dont  le 
pont  était  couvert,  mit  une  couronne  sur  la 
tète  de  la  reine,  et  ressortit  par  le  même 
endroit  comme  s’il  s’en  fut  retourné  au  ciel.  » 

Heureuse  époque,  où  l’on  pouvait  installer 
dans  Paris  des  fontaines  laissant  couler  du  vin, 
du  lait  et  d'autres  boissons  délicieuses  1 Combien 
de  personnes  se  seraient  réjouies  d'une  telle 
aubaine,  lors  des  fêtes  données  en  l’honneur 
du  séjour  du  Tsar  à Paris!  G.  T. 


Le  Louvre  vu  du  Palat3  do  la  Cité,  au  XIV  siècle  (Entrée  d’Isabcau  de  Bavière  au  Louvre,  23  avril  1389),  d'après  un  lablcau  de  M.  Iloffbauer,  acquis  par  la  ville  de  Pans  pour  le  Musée  Carnavalet 


UNE  RECONSTITUTION  DU  VIEUX  PARIS 


■ 


608 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Histoire  d’un  honnête  garçon  (suite)'. 


Jean  savait  bien  ce  que  valaient  ses  amis  : il  les 
appréciait  mieux  que  personne.  Travailleurs 
assidus,  francs  comme  l’or,  gais,  vivaces,  Pari- 
siens jusqu’au  bout  des  ongles,  leur  nature 
droite,  loyale,  généreuse  pouvait  bien  faire 
passer  par-dessus  leur  tête,  qu’on  accusait  d’être 
près  du  bonnet.  C’est  pour  cela  qu’il  se  plaisait 
dans  l’intérieur  des  Bouchard,  si  différent  du 
sien  que  la  mort  prématurée  de  son  père  avait 
frappé  d’un  deuil  ineffaçable. 

Leur  entrain  était  si  communicatif  que  lors- 
que Jean  avait  passé  quelques  heures  à la  petite 
maison  de  la  rue  Ramey,  il  n’était,  pas  le  même  ; 
sa  mère  s’en  apercevait  tout  de  suite. 

— Tu  viens  de  chez  les  Bouchard,  — lui 
disait-elle  sans  jamais  se  tromper. 

Cela  avait  été  une  grande  tranquillité  pour 
elle,  la  liaison  de  son  fils  avec  ces  jeunes  gens 
que,  sous  une  apparente  légèreté,  elle  savait 
profondément  honnêtes  et  sensés,  incapables, 
non  seulement  de  lui  conseiller  une  sottise, 
mais  encore  de  la  lui  laisser  commettre  s’ils  en 
avaient  connaissance. 

Marcel  descendit  habillé,  prêt  à sortir  : redin- 
gote et  pardessus  d'une  coupe  irréprochable, 
chapeau  de  soie  bien  posé  sur  ses  boucles 
brunes,  ses  mains,  naturellement  fines  et  que 
les  travaux  délicats  de  l’horlogerie  n’avaient 
point  déformées,  gantées  de  Suède  demi- 
teinte. 

L’ouvrier  parisien,  celui  du  moins  qui  se 
livre  à un  métier  intelligent,  touchant  aux  arts 
et  aux  sciences  — et  c’était  le  cas  de  tous  les 
Bouchard,  — a aussi  bon  air  que  n’importe  quel 
iils  de  famille.  La  fortune  peut  lui  venir  : il  ne 
sera  déplacé  nulle  part. 

Une  fois  dans  la  rue,  Jean  dit  à Marcel,  l’air 
un  peu  fâché  : 

— C’est  une  plaisanterie,  cette  soirée,  n’est- 
ce  pas? 

— Mais  pas  du  tout...  je  t’emmène. 

— D’abord,  je  ne  tiens  pas  le  moins  du 
monde  à aller  en  soirée  chez  des  gens  que  je  ne 
connais  pas,  même  présenté  par  toi...  Ensuite, 
je  ne  suis  pas  habillé. 

— Tu  es  toujours  habillé...  soigné  de  la  tête 
aux  pieds,  comme  si  tu  allais  faire  une  demande 
en  mariage. 

— Mais  compare  ta  toilette  à la  mienne. 

— Le  jeune  Bouchard  regarda  son  ami  avec 
ce  sourire  gouailleur  qui  lui  était  habituel  et 
qui  relevait  sa  moustache  naissante. 

— Tu  es  encore  naïf  si  tu  crois  que  c’est  pour 


la  soirée  que  je  me  suis  mis  en  frais...  Bête! 
c’est  pour  Daisy. 

— Daisy...!  Qui  ça,  Daisy?  fit  Jean  l’air 
ahuri. 

— Tu  ne  connais  pas  Daisy...?.  Daisy,  c’est 
Daisy,  bien  sûr...,  la  nièce  de  M.  Renaudot,  mon 
professeur  de  chant. 

— Je  ne  savais  seulement  pas  que  tu  avais 
un  professeur  de  chant. 

— Dis  donc,  mon  vieux,  es-tu  sûr  de  ne  pas 
descendre  de  la  lune...  ? Tu  ne  vas  pas  me  faire 
croire  que  je  ne  t’ai  encore  parlé  ni  de  mes 
leçons  de  chant,  ni,  surtout,  de  Daisy. 

— Depuis  trois  mois,  je  ne  te  vois  qu’en 
courant. 

— C’est  possible,  au  fait;  je  suis  si  absorbé! 

Et  dans  un  récit,  coupé  de  digressions  sur 

les  jolis  yeux,  la  chevelure  blonde,  le  teint 
éblouissant  de  Daisy,  Marcel  raconta  à son  ami 
comment  ledit  M.  Renaudot,  client  de  son 
patron,  étant  venu  au  magasin,  accompagné  de 
sa  nièce,  une  ravissante  petite  Anglaise,  récem- 
ment orpheline;  il  était  tombé  sous  le  charme 
et  avait  eu  immédiatement  l’idée  de  prendre 
des  leçous  de  chant  pour  se  rapprocher  de  son 
idole,  saisir  l’occasion  de  la  voir,  de  lui  parler...; 
comment  le  professeur  lui  avait  trouvé  des 
dispositions  remarquables,  et  ne  parlait  de  rien 
moins  que  de  le  faire  entrer  au  théâtre. 

A l’annonce  de  ce  projet,  Jean  sentit  crouler 
tous  ses  rêves,  toutes  ses  espérances. 

— Nous  voici  avenue  Trudaine.  Au  revoir, 
Marcel.  Bon  plaisir  et  bonne  chance. 

L’air  chagrin  avec  lequel  fut  fait  cet  adieu, 
un  peu  court,  contrastait  si  fort  avec  le  ton 
affectueux  ordinaire  à Jean  que  le  jeune  Bou- 
chard s’arrêta  net,  et  regardant  son  ami  bien 
en  face  : 

— Tu  as  quelque  chose,  toi...  Qu’est-ce 
tu  as? 

— Oui,  j’ai  quelque  chose.  Mais  le  chant  et 
Daisy  t’absorbent  trop  en  ce  moment;  tu  ne 
comprendrais  pas. 

Marcel  prit  le  bras  de  Jean,  le  passa  sous  le 
sien,  et  le  retint  d’une  pression  sympathique. 

— Je  ne  te  quitte  pas  que  tu  n’aies  déchargé 
ton  cœur.  J’ai  droit  à ta  confiance,  si  l’amitié 
n’est  pas  un  vain  mot—,  comme  disent  les  gens 
graves  en  des  livres  ennuyeux. 

Et,  bon  gré,  mal  gré,  Jean  dut  faire  jusqu'au 
bout  sa  confidence  qui  fut  accueillie  par  un  bel 
éclat  de  rire. 

— Ce  n’était  que  cela...  ? 

— Oui,  ce  n’était  que  cela...;  seulement,  j'ai 


1.  \ oir  la  il0  40*  du  Petit  Français  illustré , p.  090. 


HISTOIRE  D'UN  HONNÊTE  GARÇON 


609 


mal  choisi  mon  temps...  Va,  je  ne  t'ennuierai 
guère. 

Le  visage  de  Marcel  redevint  très  sérieux. 

— Jean,  dit-il,  si  j'avais  besoin  de  toi,  ne 
sacriflerais-tu  pas  tout  pour  m'obliger  ? 

— Oh  oui!  Marcel,  et  de  grand  cœur. 

— Et  bien,  alors  ! 

Sur  ces  simples  paroles,  accompagnées  d'une 
longue,  d’une  chaleureuse  poignée  de  main, 
les  deux  amis  se  séparèrent,  plus  attachés,  plus 
dévoués  l'un  à l'autre  qu'ils  ne  l'avaient 
jamais  été. 


alors,  le  ramène  au  sentiment  des  convenances: 

— Dis  donc,  toi...  ! malhonnête  ! 

Moulin  s'excuse  de  son  mieux  : il  n'a  pas 
l’esprit  ouvert  comme  ses  amis;  impossible 
à lui  de  suivre  deux  idées  à la  fois.  Le  travail 
et  Daisy  ne  font  pas  bon  ménage  dans  sa  tête. 

Ce  sont  d'ailleurs  les  seuls  nuages  : l'accord 
le  plus  parfait  règne  continuellement  dans  le 
petit  cénacle. 

Madame  Harivel  regarde  souvent  son  garçon 
tandis  qu'il  travaille.  Elle  le  trouve  changé. 


Triomphe. 

Tousles  dimanches,  depuis  bien  des 
semaines,  on  lime,  on  tourne,  on 
taraude,  on  polit,  on  plane  avec  un 
entrain  magnifique  dans  le  petit  loge- 
ment de  la  rue  du  Delta.  Moulin  est 
venu  renforcer  l'équipe  des  travail- 
leurs. C'est  un  solide  ouvrier  que 
Moulin,  il  n'a  pas  son  pareil  pour 
dégrossir  les  pièces,  et  la  besogne 
marche  rondement. 

Par  exemple,  la  patience  de  Jean 
est  mise  aune  rude  épreuve.  Pendant 
qu'il  se  livre  à des  combinaisons  sur 
le  travail  à faire,  il  lui  faut  entendre 
un  nom,  toujours  le  même  et  cent 
fois  répété  : Daisy. 

C'est  devenu  une  obsession  pour  le 
pauvre  garçon.  Ce  nom  est  tellement 
entré  dans  sa  cervelle  que  la  moindre 
vibration  suffit  à le  faire  résonner 
jusqu'à  son  cerveau.  Les  mouches  agaçantes 
bourdonnent  Daisy...!  L'omnibus  Montmartre 
— Place  Saint-Jacques  qui  l'emmène  chaque 
matin  à l'ouvrage,  crie  Daisy  ! en  cahotant  sur 
les  pavés...  Les  vitres  qui  à grand  fracas 
tremblent  dans  leurs  gaines  : Daisy...!  Les 
légers  marteaux  qui  cognent  à l'atelier  ; 
Daisy...!  Les  tours  qui  ronronnent  auprès  de 
lui  Daisy...  Daisy  partout...  Daisy  toujours. 

Mais  le  moyen  de  tenir  rigueur  à un  ami 
dont  le  travail  est  la  perfection  même...,  qui 
pousse  la  conscience  jusqu’à  fabriquer  lui- 
même  ses  outils  quand  ceux  du  marchand  ne 
lui  semblent  pas  absolument  irréprochables... 
qui  se  prête  si  volontiers  à tous  les  essais,  et 
refait  dix  fois  le  même  travail  sans  jamais 
manifester  la  moindre  mauvaise  humeur- 

Marcel  peut,  tant  qu'il  lui  plaît,  chanter  les 
louanges  de  son  idole  : jamais  son  ami  ne 
proteste.  Il  y a bien  Moulin  qui  subit  par 
ricochet  les  effets  de  l'enthousiasme  de  son 
camarade,  mais  Moulin  n'est  pas  impression- 
nable ; les  divagations  de  Marcel  le  laissent 
froid,  au  point  qu'il  sifflote  généralement  aux 
endroits  les  plus  pathétiques.  Le  jeune  Bouchard, 


Ou  lime,  on  tourne,  on  taraude. 

maigri;  il  a perdu  son  bel  appétit,  et,  la  moitié 
du  temps,  il  est  à cent  lieues  de  ce  qui  se 
passe  autour  de  lui. 

— Qu'est-ce  qu’il  peut  bien  avoir,  père 
Cacaouèclie?  demande-t-elle  au  bonhomme, 
qui.  pour  elle,  comme  pour  Estelle  Lenoir,  est 
une  espèce  de  rebouteux  se  connaissant  bien 
aux  maladies. 

— Rien,  répond  le  vieux,  toujours  optimiste, 
ou  du  moins  rien  de  grave.  L'idée  de  son 
concours  le  tourmente  : c’est  tout  naturel.  Ne 
le  plaignez  pas  : ce  sont  ces  émotions-là, 
précisément,  qui  font  la  vie  intéressante.  Son 
existence,  jusqu'alors,  n'a  été  que  trop  plate. 

La  mère  ne  dit  rien  pour  ne  pas  décourager 
son  Tout-Petit  — comme  elle  continue  à dire 
— mais  elle  donnerait  de  bon  cœur  tous  les 
concours  et  toutes  les  médailles  pour  revoir 
ses  joues  roses  et  ses  yeux  brillants. 

C’est  un  samedi  après-midi  que  Jean  doit 
porter  sa  pièce  à l'École  d'Horlogerie  où  eHe 
sera  jugée.  Ses  collaborateurs  tiennent  à 
l'accompagner  dans  sa  présentation,  d’autant 
plus  qu'il  leur  semble  nerveux,  agilé... 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


6IU 


Le  fait  est  que  Jean  n’est  pas  tranquille;  il 
est  persuadé  que  son  ouvrage  n’arrivera  pas 
intact  jusqu'au  faubourg  du  Temple,  il  ne 
saurait  dire  ni  comment  ni  pourquoi,  mùs  il 
surviendra  bien  sûr  quelque  obstacle  fâcheux. 
Les  rues  de  Paris  sont  si  vite  et  si  facilement 
bouleversées;  les  chevaux  s’emportent...  les 
voitures  versent...  les  maisons  s’écroulent... 
uue  révolution  éclate... 

— Tout  de  même,  fait  Moulin,  avec  son  air 
placide,  ce  ne  serait  pas  avoir  de  chance 
qu'une  révolution  éclatât  juste  au  moment  où 
nous  avons  besoin  d’avoir  la  rue  libre. 

Jean  reste  sombre,  inquiet.  Il  regarde  d’un 
oeil  morne  son  régulateur  qui  occupe  la  belle 
place  au  milieu  de  l’établi.  Hier  encore,  il  avait 
confiance,  maintenant  des  doutes  le  prennent... 
Est-ce  qu’on  n’aurait  pas  dû  faire  ceci...  ? Est- 
ce  que  cela  calculé  d’une  autre  façon  n’aurait 
pas  été  préférable...?  Puis,  en  fin  de  compte,  à 
quoi  servait  de  s'être  donné  tant  de  tracas? 
d’avoir  imposé  tant  de  peine  aux  autres  ? 
Comme  si  lui,  un  gamin...  un  apprenti...  allait 
décrocher  un  prix  que  des  hommes  de  trente 
ans,  instruits,  expérimentés  ont  tant  de  mal 
à obtenir  ! 

Découragé,  il  s’asseyait;  et,  la  tête  dans  ses 
mains,  demeurait  plongé  dans  une  rêverie 
pénible,  sans  même  avoir  la  force  de  prendre 
une  résolution. 

— Voyons,  mon  vieux,  finit  par  dire  Marcel, 
d’un  ton  d’amicale  gronderie,  il  faut  pourtant 
te  décider.  Admets  que  tu  ne  sois  pas  récom- 
pensé — et  c’est  le  pis  qui  puisse  t’arriver  — tu 
n’en  mourras  pas,  voyons!  et  il  y en  aura  bien 


Un  rôti  de  trompe  d’élé])li:uit.  — On 

vous  a peut-être  déjà  parlé  d’un  rôti  de  trompe 
d’éléphant  comme  d’un  mets  délicieux. 

Le  fait  est  que  c’est  un  morceau  de  choix  : 
quand  les  nègres  de  nos  colonies  africaines, 
ceux  par  exemple  qui  accompagnent  nos  explo- 
rateurs, vont  à la  chasse  de  l’éléphant;  quand,  à 
coups  de  sagaie,  ils  ont  mis  à mort  l’énorme 
pachyderme,  ils  s’empressent  à le  dépecer. 
Chacun  en  coupe  des  tranches  formidables, 
mais  on  détache  toute  la  trompe,  et  on  la  porte 
aux  blancs  pour  leur  ménager  un  régal.  Si  la 
bête  est  de  forte  taille,  c’est  une  belle  pièce  de 
venaison  : on  y passe  un  solide  bâton,  et  il 
faut  souvent  5 à 6 hommes  pour  la  transporter. 

Il  faut  faire  cuire  maintenant  ce  rôti  monstre, 
et  c'est  une  besogne  assez  délicate  qui  demande 
tout  le  soin  d'un  cuisinier  nègre.  On  allume 
sur  le  sol  un  immense  brasier  qu’on  entretient 
durant  plusieurs  heures  ; on  écarte  ensuite  tout 
le  charbon.  Dans  le  sol  qui  se  trouve  alors 
brûlé,  rougi  et  porté  à une  température  élevée, 


d’autres  dans  ton  cas.  Mon  avis,  à moi  qui  juge 
les  choses  d'une  manière  plus  lucide  parce  que 
je  n'y  suis  qu'indirectement.  intéressé,  est  que 
ta  pièce  est  très  bien.  Hastical  l'a  vue,  hier;  tu 
ne  nieras  pas  sa  compétence  à celui-là?  qu’en 
dit-il? 

— Qu’elle  est  bien,  répondit  le  pauvre  Jean 
du  ton  dont  il  aurait  dit  : « Il  la  trouve  exé- 
crable. » 

— Parbleu! 

Jean,  malgré  tout,  se  sent  réconforté  par  les 
bonnes  paroles  de  ses  amis. 

— Allons,  en  route,  dit-il  avec  effort. 

On  arrête  un  flacre.  Jean  examine  le  véhicule 
avec  méfiance. 

— Le  cheval  paraît  solide,  au  moins  ? de- 
mande-t-il à Moulin.  Et  le  cocher...?  il  a l'air 
sûr...? 

— Mais  oui,  mais  oui,  va  donc,  répond 
l’autre  qui  aspire  au  moment  où  Ton  sera 
revenu. 

— 99,  faubourg  du  Temple. 

Malgré  les  sinistres  prévisions  de  Jean,  on 
arrive  sans  encombre  à l’École;  mais  une  fois 
là,  le  cœur  lui  manque  de  nouveau. 

— Tiens,  Marcel,  dit-il,  porte  la  pièce  au 
Secrétariat,  moi  je  n’en  ai  pas  le  courage... 
Voici  ma  devise,  ajoute-t-il  en  tendant  une 
enveloppe  à son  ami  : Soyons  juste  et  ne  crai- 
gnons point.  C’est  le  père  Cacaouèche  qui  me 
Ta  donnée  en  me  conseillant  de  la  mettre  en 
pratique;  je  trouve  cela  joliment  difficile... 
Être  juste,  passe;  mais  ne  craindre  point , c’est 
autre  chose. 

(A  suivre).  J.  L. 


on  creuse  un  trou  profond  d’au  moins  trente 
centimètres  et  de  bonne  dimension  ; on  le  garnit 
de  feuilles  de  bananier,  de  ces  immenses 
feuilles  qii’on  voit  quelquefois  dans  nos  jardins, 
et  on  dépose  la  trompe  dans  le  trou,  après 
l'avoir  entourée  elle-même  d'autres  feuilles  de 
même  espèce.  On  n’a  plus  alors  qu’à  ramener 
la  terre  encore  toute  chaude  qu’on  avait  enlevée 
pour  faire  le  trou  ; c’est  comme  une  espèce  de 
four  où  va  cuire  l’immense  rôti.  On  allume  un 
brasier  par-dessus  et  l’on  entretient  le  feu 
jusqu’au  lendemain. 

On  voit  que  cette  préparation  donne  beaucoup 
de  mal  : il  n’est  pas  démontré  que  le  mets  en 
vaille  bien  la  peine.  Le  rôti  de  trompe  d’éléphant 
a certainement  un  goût  assez  agréable,  et 
encore  à condition  qu'il  n’ait  pas  été  fourni  par 
un  vieil  animal  ; mais  enfin  cela  rappelle  tout 
simplement  la  saveur  d'une  langue  de  bœuf, 
et  le  principal  mérite  de  cette  cuisine  en  est 
l'étrangeté. 


D.  B. 


L’INVENTEUR  DU  TIMBRE-POSTE 


611 


L’inventeur  du  timbre-poste. 


Il  n'y  a guère  plus  d’une  quarantaine  d’années 
qu’on  se  sert  du  timbre-poste.  Le  service  des 
postes  existait  depuis  longtemps,  mais  fonc- 
tionnait d'une  manière  très  imparfaite,  bien 
que  M™  de  Sévigné  écrivit  dès  le  dix-septième 
siècle  : « Que  c'est  une  belle  invention  que  la 
Poste!  » Ce  qui  compliquait  singulièrement  ce 
service,  c'était  l’inégalité  du  tarif  qui  d’ailleurs 
devait  être  acquitté  par  le  destinataire.  C'est 
ainsi  qu'en  1817  encore,  on  payait  1 fr.  pour 
une  lettre  de  Paris  à Marseille  et  0 fr.  20  pour 
une  lettre  de  Paris  à Versailles.  Pour  l'étranger, 
le  port  d'une  lettre  était  encore  bien  plus 
élevé.  Le  timbre-poste  permettant  de  taxer 
uniformément  le  transport  des  lettres  d'un 
point  à l'autre  d'un  pays,  et  d’un  pays  à l’autre 
lit  disparaître  tuus  ces  inconvénients.  Son 
invention  est  due  à Sir  Roland  Hill,  né  à Kid- 
derminster  en  1793.  Voici  à la  suite  de  quelles 
circonstances  cet  homme  fut  amené  à conce- 
voir l'idée  du  système  ingénieux  en  vigueur 
aujourd’hui. 

Un  jour,  Sir  Roland  vit  un  facteur  rural  pré- 
senter à une  femme  indigente  une  lettre  étran- 
gère pour  laquelle  il  lui  demanda  deux  shillings 
(2  fr.  30)  de  port. 

— Ah!  s'écria  la  pauvre  vieille,  tremblante 
d'émotion  et  de  joie,  c'est  une  lettre  de  mon  fils  : 
il  vit,  il  m'écrit,  mon  Dieu,  merci!  Puis,  bai- 
sant l'adresse,  elle  serra  la  lettre  sur  son  cœur 
et  la  rendit  au  facteur  d’un  air  résigné. 

Celui-ci  la  reprit  et  fut  sur  le  point  de  s'éloi- 
gner quand  Sir  Roland  l’arrêta  et  lui  demanda 
pourquoi  il  avait  repris  la  lettre. 

— Je  connais  la  brave  vieille,  lui  répondit 
celui-ci.  elle  n'a  pas  les  moyens  de  payer  le 
port  d’une  lettre  venant  de  l’étranger,  elle  me 
rend  toutes  les  lettres  que  je  lui  apporte. 

Ému  de  cette  réponse,  Sir  Roland  versa  au 
facteur  les  deux  shillings  réclamés  et  s’en  vint 
tout  heureux  remettre  à la  pauvre  veuve  la 
lettre  de  son  fils  en  disant  : 

— La  voici,  elle  vous  appartient,  lisez-la! 

La  vieille  se  confondit  en  remercîments,  baisa 
de  nouveau  l'écriture  de  son  fils,  et,  après 
s'être  assurée  du  départ  du  facteur,  elle  dit  avec 
simplicité  : 

— Je  vous  remercie"  de  votre  générosité, 
Monsieur.  Pardonnez-moi  si  je  vous  dis  que 
cette  lettre  ne  m’apporte  aucune  autre  nouvelle 
de  mon  lils  que  celle  que  j’ai  pu  lire  sur  l’enve- 
loppe : qu’il  vit,  qu'il  ne  m'a  pas  oubliée.  Je  suis 
vieille  et  infirme,  trop  pauvre  pour  payer  le  port 
élevé  d'une  lettre  d’outre-mer;  mais  comme  je 


n'ai  pas  voulu  me  priver  de  la  jouissance  bien 
légitime  d'avoir  des  nouvelles  de  mon  fils,  je  lui 
ai  dit  en  partant  : « Fais  comme  si  tu  m'écrivais, 
mon  fils,  envoie-moi  une  lettre  dont  ta  main  aura 
tracé  l'adresse,  alors  je  saurai  que  tu  es  en  vie, 
que  tu  ne  m'as  pas  oubliée  quelque  loin  que  tu 
sois.  » Et  c'est  ce  qu'il  n'a  jamais  négligé  de 
faire,  seulement  quand  le  facteur  m'apporte  sa 
lettre,  quand  j'ai  contemplé  sa  chère  écriture 
et  que  je  me  suis  assurée  que  mou  fils  est 
vivant,  je  lui  rends  le  papier  que  mes  lèvres 
ont  embrassé  à l’endroit  où  sa  main  a tracé 
mon  nom.  Ab!  Monsieur,  continua  la  pauvre 
mère,  je  sais  que  je  suis  coupable  d'employer 
un  tel  subterfuge,  mais  ne  m’en  voulez  pas,  j'ai 
beau  m'accuser  de  circonvenir  la  loi,  je  ue  puis 
faire  autrement.  Savez- vous  ce  que  peut  souffrir 
une  mère  si  elle  ne  connaît  même  pas  l’endroit 
où  son  fils  vit,  souffre  et  meurt  ? 

Sir  Roland  garda  le  secret  de  cette  supercherie 
ingénieuse.  Il  fit  mieux,  il  rédigea  une  bro- 
chure traitant  des  prix  exagérés  du  port  des 
lettres  et  indiquant  les  moyens  de  les  dimi- 
nuer. Il  proposa  de  taxer  les  lettres  d’après 
leur  poids,  d’eu  faire  payer  le  port  par  celui 
qui  les  expédie  et  de  faire  contrôler  ce  ver- 
sement par  une  marque  en  papier  collée  sur 
l’enveloppe. 

Il  rencontra  beaucoup  d’opposition.  Même 
après  avoir  obtenu  du  gouvernement  anglais 
l’application  de  ses  propositions,  il  eut  le  chagrin 
de  les  voir  abandonnées  comme  peu  pratiques. 

Ce  fut  alors  le  public  qui  se  leva  en  masse 
pour  son  projet.  Une  souscription,  qui  se 
couvrit  des  noms  les  plus  respectés,  réunit  en 
peu  de  temps  la  somme  de  373  000  francs  qu’on 
pria  Sir  Roland  d’accepter  comme  un  témoi- 
gnage de  la  reconnaissance  de  ses  concitoyens. 

En  1834  enfin,  nommé  directeur  des  posles 
de  l’État,  il  eut  toute  liberté  d’appliquer  sa 
réforme  qui,  de  l'Angleterre,  s'étendit  bientôt 
sur  toute  l'Europe. 

Le  soir  de  sa  vie  fut  une  longue  suite  d'hon- 
neurs de  toute  espèce.  La  reine  lui  conféra  les 
titres  nobiliaires,  et  lorsqu'il  fut  mort,  âgé  de 
86  ans,  elle  lui  fit  faire  des  funérailles  somp- 
tueuses et  lui  décerna  une  tombe  en  l’abbaye 
de  Westminster  ou  reposent  tous  les  grands 
hommes  de  l’Angleterre.  Une  statue  de  bronze, 
au  centre  même  de  Londres,  rappelle  à tout 
passant  les  traits  nobles  de  cet  homme  ingé- 
nieux qui  fui  en  même  temps  un  grand  homme 
de  bien. 


il  II. 


G 1 2 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


Variétés. 


lit*,  vitesse  des  oiseaux.  — Les  zoologistes 
discutent  encore  sur  la  vitesse  des  oiseaux. 
M.  A.  Verschuren  a fait  dernièrement  à ce  sujet 
une  expérience  intéressante.  Il  a capturé  à 
Anvers  une  hirondelle  qu'il  fit  lâcher  a Compïègne 
avec  des  pigeons  voyageurs  de  la  Fédération 
colombophile.  L'hirondelle  franchit  les  23G  kilo- 
mètres qui  séparent  Compiègne  d’Anvers  en  une 
heure  et  huit  minutes  ; les  pigeons  franchirent  la 
même  distance  en  quatre  heures. 

Cette  vitesse  de  deux  cents  kilomètres  à l’heure 
que  peut  atteindre  rhirondelle  explique  la  rapi- 
dité des  migrations  de  cet  oiseau,  qui  ne  doit 
guère  mettre  qu’une  demi-journée  pour  venir, 
par  exemple,  du  nord  de  l’Afrique  en  Belgique. 

* 

* 4c 

Histoire  (le  la  fourchette.  — L'emploi 
de  la  fourchette  ne  s'est  généralisé  chez  nous 
qu’au  dix-septième  siècle.  La  fourchette  était 
cependant  inventée  depuis  longtemps,  mais  elle 
ne  décorait  la  table  qu’à  titre  d'exception,  pres- 
que de  curiosité,  et  servait  uniquement  pour 
manger  des  fruits  et  des  gâteaux.  Au  quator- 
zième siècle  elle  commence  a figurer  sur  la  liste  de 
la  vaisselle  de  nos  rois.  En  1328,  après  la  mort 
de  la  reine  Clémence  de  Hongrie,  femme  de 
Louis  X,  l’inventaire  mentionne  trente  cuillers, 
et  une  seule  fourchette.  Quelques  années  aupa- 
ravant. en  Angleterre,  un  favori  d’Édouard  II, 
réputé  pour  son  luxe,  était  cité  comme  possé- 
dant trois  fourchettes  « pour  manger  les  poires  ». 
Au  seizième  siècle,  la  fourchette  fait  son  appa- 
rition en  Pologne  et  en  Russie.  Au  dix-septième 
siècle  seulement,  le  Pape  en  autorise  l’usage  dans 
les  couvents. 

* 

4c  4: 

HJan  maire  qui  ne  peut  plu**  marier.  — 

Un  cas  des  plus  singuliers  s’est  produit  l’été 
dernier  dans  le  département  de  la  Lozère. 

Les  2 et  3 août,  il  était  procédé  à deux  publica- 
tions de  mariages,  qui  devaient  être  célébrés  en 
la  mairie  de  S. -IL;  mais  le  maire  nes’étaitpas 
aperçu  qu’il  n’avait  plus  de  place  pour  inscrire 
les  actes  sur  le  registre,  celui-ci  étant  rempli 
jusqu’à  la  dernière  ligne. 

Les  fulurs  du  premier  mariage  se  sont  donc  pré- 
sentés à la  mairie  le  22  août  et  le  maire  les  a ren- 
voyés en  leur  disantqu'il  n'y  avait  pas  de  place  sur 
ses  registres  pour  les  marier  : il  a,  en  conséquence, 
délivré  au  fiancé  ce  certificat  : 

« Le  maire  de  la  commune  de  S.-R-de-D.  déclare 
qu'il  est  absolument  dans  l’impossibilité  de 
marier  le  sieur  C.-F.  M...,  tailleur  à A.,  avec 
M. -J.  P..., les  registres  de  la  ville  étant  terminés. 

« D’autres  feuilles  demandées  à la  sous-préfec- 
ture arriveront  incessamment.  — Fait  a S. -IL, 
le  22  août  i896.  Le  maire,  M.  » 

At»$-iinicnt  vainquent*.  — Entre  un  Mar- 
seillais et  un  Normand  l'éternelle  et  insoluble 
discussion  sur  les  mérites  respectifs  du  beurre  et 
de  1 huile.  Tout  à coup,  le  Marseillais,  illuminé, 

s’écrie  : 


« Va  donc  voir  à Moscou  si  on  a sacré  le  tzar 
avec  du  beurre  ! » 

* 

.Salon  de  coiffure.  — Un  client  étonné  et 
s’adressant  au  patron  très  chauve  : 

« Et  vous  vendez  de  l’eau  pour  faire  repousser 
les  cheveux? 

— Oui,  mais  c'est  le  garçon  qui  en  fait 
usage...  aussi,  voyez  sa  tignasse...  Moi,  j’expéri- 
mente la  pâte  epilatoire  : aussi,  voyez  mon 
crâne!  » 

REPONSES  A CHERCHER 

Question  (dilatoire.  — Que  désignait-on 
autrefois  par  le  terme  de  « garmsaires  » ? 

4 

* 4: 

Curiosités  (le  la  langue  française  — 

D’où  viennent  les  expressions  : un  chaland,  une 
boutique  achalandée,  pour  dire  : un  acheteur,  une 
boutique  dans  laquelle  il  vient  beaucoup  d'ache- 
teurs? 

Que  signifie  l’expression  : battre  la  chamade? 

* 

Acrostiche  double  — Trouver  sept  mots 
tels  que  la  réunion  dans  l ordre  donné  des  pre- 
mières lettres  de  chacun  d'eux ‘forme  le  nom 
d'une  colonie  française,  et  la  réunion  des  der- 
nières celui  d'une  autre  colonie  française  : 

Graine  aromatique  — notre  satellite  — pro- 
duit du  travail  — arme  blanche  — place  assignée 
— prénom  féminin  — loin  de  la  patrie. 


REPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMERO  403. 

I.  Langue  française 

Le  mot  saison  sort  ici  à désigner  les  quatre  grandes  divi- 
sions de  l'année,  chacune  de  3 mois  environ,  et,  au  point  de 
vue  astronomique,  le  temps  employé  par  le  soleil  pour  passer 
d’un  solstice  a un  équinoxe  ou  d'un  équinoxe  à un  solstice^ 

Il  dérive  du  latin  sationem,  action  do  semer.  Ainsi  le  sens  a 
été  successivement . action  de  semer  : temps  propice  aux 
semailles  ; temps  propice  à n'importe  quoi  ; et  enfin  les  époques 
diverses  de  l’année 


ïl.  Lettres  inconnues. 


Arme 

et 

71 

font 

Marne. 

Anse 

_ 

0 

— 

Saône 

Soi 



C 

— 

Oise. 

Ardu 



0 

— 

Adour. 

Rome 

_ 

d 

— 

Drôme. 

Tarse 

_ 

h 

— . 

Sarthe. 

Amie 

_ 

n 

— 

Maine. 

Noyé 

— 

71 

— 

Yonne 

Rue 

— 

e 

— 

Eure. 

Asio 

— 71  — 

III.  Triangle  syllabique. 

Aisne. 

E — pi  — pha  — me 
Pi  — zar  — re 
Pha  — ro 
Nie 


Le  Gérant  : Maurice  TARDIEU. 


Tonte  demande  de  changement  d’adresse  aoit  être  accompagnée  cl'une  des  demieres  bandes  et  de  !>0  centimes  en  timbres-poste. 


28  novembre  1 89  R 


8'  année.  — N 405  10  centimes. 

LE 

Petit  Français  illustré 

JOURNAL  DES  ÉCOLIERS  ET  DES  ÉCOLIÈRES 


L'ABONNEMENT  : UN  AN,  SIX  FRANCS 

Part  du  i«r  de  choque  mots- 


Armand  COLIN  & C‘°,  éditeurs 

5,  rue  <le  Mé/ièrcs.  Paris 


?lr.  — FAR  AIT  CHAQUE  SAMElM 

Tons  droits  roscn*1* 


Le  roi  des  jongleurs  — L’attelage  de  la  troupe  Courlejoye. 
Composition  inédite  de  A.  Robida. 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


Le  roi  des  jongleurs  (Suite) 


eu 


Peu  à peu,  la  cour  se  remplissait.  Courtejoye  | 
soulevait  à chaque  instant  son  rideau  pour 
compter  les  spectateurs.  Enfin  les  entrées  ces-  J 
sèrent,  et  Perrette  Courtejoye  reparut  avec  ses 
deux  paniers  qu’elle  alla  soigneusement  ranger 
au  fond  de  l’écurie. 

— Eh  bien?  demanda  Courtejoye. 

— Six  hottes  de  poireaux,  douze  choux,  j 

beaucoup  d’oignons  | 


Peu  à peu  la  cour  se  remplissait... 

tes  de  carottes,  dix-huit  bottes  de  navets  et 
trente-quatre  œufs  I répondit  M""  Courtejoye. 

— Parfait! 

— Mais  pas  d'argent  pour  payer  l’auberge. 

— Quelques  deniers  seulement,  on  tâchera 
de  s’arranger  ! 

Courtejoye  fit  immédiatement  lever  le  rideau 
et,  salué  par  un  brouhaha  joyeux,  présenta  au 
publie  Barbichette,  la  chèvre  qui  harpe,  vêtue 
d’uu  jupon  bariolé.  Barbichette,  assise  sur  ses 
pattes  de  derrière  et  s'appuyant  sur  une  espèce 
de  harpe  grossière,  avait  à tirer  de  son  instru- 
ment quelques  sons  vagues  que  le  bateleur 
appuyait  avec  quelques  grincements  de  gui- 
tare. 

Les  gens  de  Rozoy  se  déclarèrent  satisfaits  et 
jetèrent  même  à l'artiste  quelques  carottes  pour 
lesquelles  Barbichette  abandonna  vivement  la 
harpe.  Elle  fut  reconduite  à la  coulisse  et  rem- 
placée par  l'âne  Barnabé. 

Courtejoye  promena  Barnabé,  en  lui  donnant 
le  bras,  devant  l’assemblée  et  lui  fit  montrer  ses 
divers  talents,  qui  étaient  de  dire  son  âge,  de 
chanter  au  commandement,  d’enibrasser  la 
personne  la  plus  belle  de  la  société^  et  d’exécuter 
un  petit  pas  de  danse  avec  son  maître.  Puis, 
Courtejoye  lui  mit  une  vielle  entre  les  pattes,  et 


le  brave  Barnabé,  très  obéissant,  mais  secouant 
les  oreilles  à sa  musique,  tourna  la  manivelle 
d’uu  air  mélancolique,  achevant  son  petit  air 
par  un  hihan  prolongé  qui  fit  éclater  les  rires 
dans  la  salle. 

C’était  le  tour  de  la  truie  qui  file,  que  l’on 
entendait  grogner  dans  la  coulisse.  On  applau- 
dissait encore  Barnabé  quand  la  truie  lit  son 
entrée  sur  les  pas  de  Jehan.  Elle  mit  une  véri- 
table mauvaise  grâce  à saluer  le  public,  et  il 
fallut  quelques  bons  cingle- 
ments  du  fouet  de  M.  Courte- 
joye pour  la  décider  à jouer 
son  rôle.  Enfin  on  réussit  à lui 
faire  prendre  place  sur  un 
petit  escabeau,  sa  jupe  bais 
sée  convenablement  et  son 
hennin  bien  droit,  la  que- 
nouille fixée  dans  la  ceinture 
de  sa  jupe.  La  truie  ne  s'arrê- 
tait point  cependant  de  pro- 
tester; ses  grognements  aigus 
sous  le  hennin  mirent  le 
public,  en  joie. 

— Et  maintenant,  s'écria 
Courtejoye,  filez,  madame 
Souillonnette,  filez  de  la  toile 
pour  vêtir  monsieur  votre  époux  et  vos  petits 
enfants;  filez!  filez!  là,  c’est  très  bien,  et 
ensuite  vous  irez,  à votre  tour,  comme  votre 
ami  Barnabé,  embrasser  la  personne  la  plus 
charmante  de  la  société. 

Le  public  se  pâma  lorsque  Courtejoye,  avec 
un  air  do  gravité  solennelle,  conduisit  la  truie 
devant  le  premier  rang  des  spectateurs  en 
faisant  mine  dé  donner  le  groin  de  l’artiste  à 
embrasser. 

Après  un  court  entracte  commença  la  repré- 
sentation du  Mystère  de  l'Enfer , arrangé  par 
Jehan  en  vue  de  faire  admettre  l’état,  de  ruine 
des  costumes  et  des  a#cessoires.  Toute  la 
troupe  donnait  là  dedans  et  se  multipliait, 
chacun  étant  forcé  de  jouer  plusieurs  rôles. 
Jehan,  tantôt  représentait  un  diable  ou  une 
diablesse,  tantôt  un  mécréant  damné  pour  ses 
crimes  nombreux  et  que  Lucifer  ne  pouvait  jeter 
en  ses  chaudières  faute  d’argent  pour  acheter 
! du  bois,  tantôt  un  usurier  qui  refusait  de  prêter 
la  moindre  somme  au  diable  dans  la  gêüe. 

Courtejoye,  heureux  des  applaudissements  du 
public,  ne  pouvait  cependant  s’empêcher  de 
maugréer  tout  bas  quand  son  rôle  lui  laissait 
I quelques  minutes. 

— Un  mystère  aussi  amusant,  fait  pour 


t.  Voir  le  ri"  404  du  Petit  Français  illustré , [j,  602. 


61 K 


LE  ROI  DES 


dérider  des  seigneurs  et  des  princesses,  si  bien 
joué  devant  des  manants  de  Rozoy!  Et  pour 
quelques  bottes  de  poireaux  ou  de  navets, 
encore!  Triste  décadence  du  métier! 

Tout  à coup,  la  pièce  fut  interrompue.  Comme 
la  triste  et  dolente  M"  Lucifer,  c'est-à-dire 
M”  Courtejoye,  sortait  de  scène  chassée  par 
Lucifer  furieux  de  ce  qu'elle  n'avait  à lui  offrir 
pour  déjeuner  que  les  épluchures  de  son  garde- 
manger,  c'est-à-dire  quelques  âmes  de  païens  j 
rissolés  depuis  trois  mille  ans,  M“  Lucifer 
poussa  un  grand  cri  qui  n'était  point  dans  son 
rôle  et  fit  se  précipiter  dans  la  coulisse  tous  les 
pauvres  malheureux  diables  râpés. 

— Qu'y  a-t-il?  demanda  Courtejoye  de  sa  voix 
naturelle. 

— Là!  là!  gémit  M”  Courtejoye,  paralysée  par 
l’émotion  et  montrant  d'une  main  tremblante 
le  fond  de  l'écurie. 

Horreur!  Au  fond  de  l'écurie  la  truie  qui  file, 
oubliée  pendant  la  représentation  du  mystère, 
avait  trouvé  le  moyen,  en  tirant  sur  sa  corde, 
d’atteindre  les  deux  paniers  contenant  les 
produits  en  nature  apportés  par  les  gens  de 
Rozoy  pour  payer  leurs  places,  et  elle  fourrageait 
du  groin  au  milieu  des  choux  et  des  carottes,  j 
et  aussi,  hélas  I parmi  les  œufs,  soigneusement 
empilés  au  fond  de  l'un  des  paniers 

Courtejoye,  saisi  de  terreur  à son  tour,  cassa 
net  sa  trique  sur  le  dos  de  la  truie.  Jehan, 
Patience  et  Lesbahy  se  précipitèrent  sur  l’animal 
glouton,  et  l'arrachèrent  à son  festin  pendant 
que  Perrette  et  Barbette  Courtejoye  ramassaient 
les  légumes  éparpillés. 

— Saint  Guignon  s’endorme!  quel  gâchis! 
nos  bons  choux,  nos  carottes! 

— Et  les  œufs,  grand  Dieu! 

Il  n'y  avait  qu'à  regarder  la  truie  pour  voir 
que  le  désastre  n'avait  pas  épargné  les  œufs! 
Elle  en  avait  bien  cassé  les  deux  tiers,  fabri- 
quant au  fond  du  panier  une  lamentable  ome- 
lette aux  feuilles  de  choux.  Quelle  catastrophe! 
La  truie  poussait  des  cris  effroyables  sous  la 
correction  bien  méritée  que  lui  infligeait  son 
patron,  M’“  Courtejoye  s'en  arrachait  les  che- 
veux, pendant  que  Perrette  s'efforçait  de  sauver 
tout  ce  qui  pouvait  être  sauvé. 

— Comment  allons-nous  faire  maintenant? 
dit  Courtejoye.  Par  saint  Guignon  ! la  male- 
chance  s'obstine  ...  Mais  assez  gémi,  mes 
enfants,  vite,  le  public  s'impatiente! 

La  revue  de  la  Basoche 

Il  nous  faut  laisser  la  troupe  Courtejoye  à ses 
embarras  et  revenir  chez  l'excellent  oncle  de 
l’écolier  Jehan,  maître  Gilles  Picolet,  pâtissier 
maître-queux  àl’enseigne  de  la  Lamproie-sur  le- 
Gril,  à qui  justement  l’aceès  de  munificence 
qui  l’avait  porté  à combler  son  neveu  affamé 


JONGLEURS 


des  produits  de  son  art  avant  la  rentrée  à 
Montaigu,  allait  susciter  de  nombreux  désa- 
gréments. 

Nous  avons  vu  le  commencement  de  ces 
désagréments  : la  querelle  avec  M"  ’ Picolet,  la 
gifle  reçue  comme  conclusion  en  présence  des 
basochiens  qui  n’avaient  point  épargné  les 
moqueries  au  brave  maître-queux,  bien  que 
pour  sauver  sa  dignité,  celui-ci  eût  prétendu 
avoir  donné  et  non  reçu  cette  gifle.  Le  pauvre 
maître  Gilles  allait  en  voir  bien  d'autres  ! 


Courtejoye  cassa  sa  trique  sur  le  dos  de  la  truie. 


Ce  jour-là,  maître  Gilles  venait  de  rentrer  des 
Halles  avec  une  provision  de  canards  et  une 
charge  de  poissons  destinés  à entrer  dans  la 
composition  de  succulents  pâtés,  la  réputation 
de  la  Lamproie-sur-le-Gril,  et  ii  causait  bien 
tranquillement  avec  sa  femme  Jacquinette,  qui 
se  trouvait  de  bonne  humeur  et  avait  complè- 
tement oublié  la  gifle  reçue  ou  donnée  huit 
jours  auparavant. 

— Et  alors,  ton  frère  Guillot  continue  à ne 
rien  savoir  de  son  méchant  garnement  de  fils  ? 

— Rien  de  rien,  répondit  mélancoliquement 
le  maître-queux.  Ce  pauvre  Jehan...  ce  sacri- 
pant, veux-je  dire,  s’est  sauvé  de  Montaigu  le 
soir  même  de  sa  rentrée...  où  esl-il  passé?  que 
fait-il?  qui  peut  savoir!  Mon  frère  Guillot  l'a 
cherché  un  peu  partout,  mais  il  n'en  a pu 
découvrir  la  moindre  trace. 

— Voilà  un  garçon  qui  ne  promet  pas  de  faire 
honneur  à la  famille! 

La  conversation  des  deux  époux  fut  inter- 
rompue par  l'entrée  de  quatre  personnages  qu'à 
première  vue  on  reconnaissait  pour  des  gens 
de  loi,  pour  des  clercs  de  procureurs  du  Palais, 
un  peu  râpés,  ainsi  qu'il  sied  à des  gens  qui  ne 
sont  pas  encore  procureurs  eux-mêmes,  l'écri- 
toire  à la  ceinture,  la  mine  assez  chafouine  sous 
des  chevelures  embroussaillées. 


616 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


— Eh  bon- 
jour, maître 
Pieolet,  dit 
l'un  d'eux, 
nous venons 
vous  parler 
d’une  petite 
chose. 

—Ah!  vrai- 
ment, dit  le  maître-queux,  vous  voulez  dîner? 

— Maître  Pieolet,  il  ne  s’agit  point  d'un  petit 
dîner...  non...  non...  non...  pour  le  moment  du 
moins  ! Vous  voyez  devant  vous  une  ambassade, 
une  petite  ambassade... 

— Ah! 

— Oui,  du  haut  et  puissant  roi  de  la  Basoche, 
notre  souverain,  qui  passe  aujourd'hui  au  Pré- 
aux-Clercs, comme  vous  n'êtes  point  sans  le 
savoir,  la  revue  de  ses  sujets,  les  enfants  de  la 
plume  et  de  l’écritoire,  l'illustre  corporation, 
honneur  de  ce  quartier  de  la  Justice! 

— Je  sais,  dit  le  maître-queux. 

— Or  donc,  nous  sommes  chargés  de  vous 
inviter  à venir  parler  au  roi  de  la  Basoche,  qui 
désire  avoir  une  petite  entrevue  avec  vous... 

— Un  petit  entretien,  maître  Pieolet. 

— Une  petite  conversation... 

— Très  bien,  très  bien,  se  bâta  do  répondre 
le  maître-queux,  il  s’agit  probablement  de 
commander  quelque  festin  à la  Lamproie... 

— Il  doit  y avoir  quelque  petite  conclusion 
comme  cela,  répondit  un  des  basochiens  ; nous 
nous  permettons  de  le  supposer  et  de  le 
souhaiter  .. 

Gilles  Pieolet  se  frotta  les  mains  et  se  tourna 
vers  sa  femme  : 

— Qu'on  fourbisse  lardoires  et  rôtissoires! 
dit-il,  je  cours  de  ce  pas  parler  au  prince  de  la 
Basoche. 

En  ces  temps  où  tous  les  corps  de  métiers. 


Le  cortège  de  la  Basoche- 


toutes  les  professions  étaient  organisés  en 
maîtrises  et  corporations  ayant  leurs  lois,  leurs 
droits  et  leurs  privilèges,  la  réunion  des  clercs 
du  Palais  de  Paris,  devenu  le  Palais  de  Justice 
depuis  que  les  rois  ne  l’habitaient  plus,  consti- 
tuait la  corporation  des  basochiens,  association 
puissante,  jouissant  de  nombreux  privilèges  et 
dont  le  chef  portait  le  titre  de  roi  de  la  Basoche. 
Le  royaume  de  la  Basoche  avait  ses  coutumes 
particulières.  Tous  les  ans,  à certains  jours,  le 
monarque  basochien  passait  une  grande  revue 
de  ses  sujets,  les  innombrables  clercs  du  Par- 
lement, des  procureurs  et  des  notaires  du 
Palais,  marchant  militairement  par  compagnies, 
enseignes  déployées,  revue  guerrière  qui  se 
terminait  par  quelque  cérémonie  burlesque, 
mascarade  ou  représentation  dramatique,  mys- 
tère, farce  ou  sottie,  car  les  basochiens  avaient 
aussi  leur  théâtre  et  leurs  acteurs,  jouant  le 
plus  souvent  sur  la  grande  table  de  marbre  du 
Palais,  la  table  des  festins  des  rois  de  France, 
concédée  pour  ces  jeux  au  roi  de  la  Basoche. 

Tout  le  quartier  du  Palais-de-Justice  était  en 
rumeur  et  le  maître-queux  de  la  Lamproie-sur- 
le-Gril,  au  moment  de  l’entrée  des  quatre 
basochiens,  attendait  le  passage  devant  sa 
porte  de  l’armée  des  clercs  du  Palais,  réunie  à 
grand  bruit  dans  la  Sainte-Chapelle.  C’était  ce 
qui  l'avait  fait  penser  à Jehan  Pieolet,  ce  neveu 
errant  actuellement  par  les  chemins,  qui  eût 
pu  entrer  chez  quelque  procureur  et  vivre  de  la 
chicane  et  des  procès,  comme  les  autres,  comme 
tous  ceux  de  la  pullulante  et  bien  portante 
corporation. 

— Le  roi  de  la  Basoche,  certainement,  veut 
me  faire  la  commande  de  quelque  festin,  dit  le 
maître-queux  à sa  femme;  je  vais  m’empresser 
de  courir  lui  parler. 

(A  suivre. ) 

A.  R. 


UNE  RECONSTITUTION  DU  VIEUX  PARIS 


617 


Une  reconstitution  du  vieux  Paris  (Fi»)'. 


Les  deux  reproductions  du  vieux  Paris  que 
nous  présentons  aujourd'hui  à nos  lecteurs  pro- 
viennent, comme  les  précédentes,  des  aequisi- 
l ions  récentes  du  musée  Carnavalet  et  sont  dues 
au  peintre  Hofïbauerdont  nous  indiquions,  pré- 


Nesles.  et,  comme  cette  dernière,  était  flanquée 
d’une  tourelle  qui  contenait  l'escalier  à vis. 
La  construction  en  remontait»  1383  et  avait  été 
précédée  d’une  fortification  provisoire  en  Dois 
de  charpente  appelée  <■  bastide,  bretèche,  ou 


La  Tour  de  l’Horloge  et  la  Conciergerio  après  l'incendie  du  Ponl-au-Chango  du  23  octobre  1021,  d’après  un  tableau  de  M.  Hoiïbauer, 
acquis  par  la  ville  de  Paris  pour  le  musée  Carnavalet. 


cédem  m ent,la  manière  d e procéder  pour  arrriver 
à des  reconstitutions  rigoureusement  exactes. 

Elles  représentent,  la  plus  grande,  le  Louvre 
et  ses  environs  au  matin  même  de  la  Saint-Bar- 
thélemy, le  Si  août  1372,  le  spectateur  étant 
supposé  placé  dans  la  Cité  à l'endroit  occupé 
par  la  place  Dauphine  actuelle  ; l'autre,  la  Tour 
de  l'Horloge  et  la  Conciergerie,  après  l'incendie 
du  Pont-au-Chauge,  le  23  octobre  1621. 

Dans  la  seconde  de  ces  deux  gravures,  on 
remarquera  à l'extrémité  gauche  du  paysage  rla 
Tour  du  Bois,  qui  terminait,  à l'occident,  l'en- 
ceinte de  Paris  sous  Charles  V.  Formée  de  trois 
étages  elle  ressemblait  beaucoup  à la  tour  de 


château  du  bois.  » C'est  ce  qui  la  fit  nommer 
Tour  du  Bois. 

Eu  suivant  de  gauche  à droite,  le  monument 
assez  bas,  en  façade  sur  le  quai,  est  la  Petite 
Galerie. 

La  Petite  Galerie,  ainsi  que  la  Grande  Galerie 
en  retour  sur  le  quai,  furent  commencées  en 
même  temps,  vers  1366,  sous  la  direction  de 
Pierre  Chambiges,  architecte,  fils  de  l'archi- 
tecte de  l'Hôtel  de  Ville,  et  ne  se  compo- 
saient primitivement  que  d'un  rez-de-chaussée 
surmonté  d'une  terrasse. 

C'est  de  la  dernière  fenêtre  d’angle,  face  au 
quai,  que,  suivant  plusieurs  historiens. 


t.  Voir  le  H®  404  du  Petit  Français  illustre , p.  00 


618 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


Charles  IX  aurait  tiré,  le  jour  de  la  Saint-Barthé- 
lemy, sur  les  huguenots  qui  cherchaien  t à passer 
la  rivière  pour  se  sauver  par  le  Pré-aux-Clercs. 

D'autres  historiens  affirment  que  le  roi  tirait 
de  sa  propre  chambre  à coucher,  c'est-à-dire  de 
la  3'  fenêtre  du  2*  étage  du  Pavillon  du  Moi,  for- 
mant le  centre  de  notre  gravure.  .Mais  ce  pavillon 
était  éloigné  de  plus  de  93  mètres  du  fleuve! 

Nicolas  Barnaud,  gentilhomme  dauphinois 
de  la  suite  de  l’amiral  Coligny,  conte  ainsi  le 
drame. 

« Plusieurs  seigneurs  et  gentilshommes 
huguenots,  logez  aux  faubourgs,  ne  sepouvans 
persuader  que  le  Roy  fust,  je  ne  dis  pasautheur, 
mais  seulement  consentant  de  la  tuerie,  se 
résolurent  de  passer  avec  barques  la  rivière  et 
aller  le  trouver,  aimant  mieux  se  fier  à luy, 
qu’en  fuyant  monstrer  d’en  avoir  quelque 
deffiance  ; d'autres  y en  avoit,  lesquels  cuidans 
que  la  partie  fut  dressée  contre  la  personne  du 
rov  mesmes,  se  vouloient  aller  rendre  près  de 
sa  personne  pour  luy  faire  très  humble  service 
et  mourir  si  besoin  estoit  à ses  pieds.  Et  ne 
tarda  guères  qu’ils  veirent  sur  la  rivière,  et 
venir  droict  à eux  qui  estoient  encore  es 
faubourgs,  jusques  à deux  cents  soldats  armez 
de  la  garde  du  roy,  crians  : Tue!  tue!  et  leur 
tirans  harquebouzades  à la  veue  du  roy  qui 
estoit  aux  fenestres  de  sa  chambre...  et  pouvoit 
estre  alors  environ  sept  heures  du  dimanche 
matin.  Encore  m’a  t’on  dict  que  le  roy  prenant 
un  harquebouze  de  chasse  entre  ses  mains  et 
reniant  Dieu  dit:  « Tirons!  mort-Dieu!  ils 
s’enfuyent!  » 

Brantôme  aussi  place  le  roi  à la  fenêtre  de 
sa  chambre  et  raconte  le  même  fait  de  cette 
manière  : 

« Le  roy  y fut  plus  ardent  que  tous,  si  que 
lorsque  le  jeu  se  jouait  et  qu’il  fut  jour,  et  qu'il 
mit  la  teste  a la  fencstre  de  sa  chambre,  et 
qu’il  voyoit  aucuns  dans  le  faubourg  de  Saint- 
Germain  qui  se  remuoient  et  se  sauvoiont,  il 
prit  un  grand  harquebuz  de  chasse  qu’il  avoit 
et  en  tira  tout  plein  de  coups  à eux,  mais  en 
vain,  car  l’harquebuz  ne  tirolt.si  loin.  Inces- 
samment crioit  : Tuez!  Tuez!  ». 

D’Aubigné  atteste  aussi  les  coups  d’arquebuse 
de  Charles  IX,  en  prose  et  en  vers,  en  vers 
notamment  dans  ses  Tragiques  : 

Ce  roy,  non  juste  roy,  mais  juste  arquebusier, 
Gibovait  aux  passants  trop  tardifs  à noyer. 

On  voit  aussi  sur  noire  gravure  les  appar- 
tements de  la  reine  qui  faisaient  suite  à ceux  j 
du  roi  ; l’entrée  principale  du  Louvre  qui  donnait  j 
accès  à la  cour  du  Louvre  par  un  pont  dormant,  | 
sur  lequel  fut  tué  Concini,  maréchal  d’Anere,  j 
le 24  avril  1617,  puis,  à droite  etlimitant  la  vue,  j 
l’hôtel  de  Bourbon,  construit  en  1309  par  Louis  j 
de  Bourbon,  fils  aîné  du  comte  de  Clermont.  ! 


Noire  première  gravure  représente,  ainsi  que 
la  légende  l’indique,  la  Tour  de  l'Horloge  et  la 
Conciergerie  après  l'incendie  du  Pont-au-Change 
le  23  octobre  1621. 

Qu’était-ce  que  ce  Pont-au-Change,  dont  le 
nom  est  conservé  encore  à un  pont  actuel, 
construit  sur  le  même  emplacement? 

Dès  le  douzième  siècle  il  en  est  fait  mention. 
Louis  XII  avait  ordonné  aux  changeurs  d aller 
y établir  leurs  boutiques.  De  là  son  appellation. 
Au  cours  de  sa  longue  existence  il  avait  éprouvé 
bien  des  vicissitudes.  Auquinzième  siècle  il  avait 
déjà  été  ruiné  par  les  inondations  et  reconstruit 
trois  fois,  soit  en  bois,  soit  en  pierre.  Les  fêtes 
et  dimanches,  les  oiseliers  y venaient  vendre 
toutes  sortes  d'oiseaux  entre  les  deux  files  de 
boutiques  des  changeurs.  Cette  permission  leur 
avait  été  accordée  sous  la  condition  de  donner 
la  liberté  à deux  cents  douzaines  de  leurs 
captifs  ailés  au  moment  où  les  rois  et  les  reines 
passeraient  sur  ce  pont,  lors  de  leurs  entrées 
solennelles. 

Dans  la  nuit  du  22  octobre  1621,  le  tocsin 
apprit  aux  Parisiens  que  leur  Pont-au-Change 
était  en  proie  à l’incendie.  Les  flammes  firent 
rage  au  point  qu’il  ne  resta  plus  que  le  squelette 
informe  de  la  construction,  qui  s'aperçoit  sur 
notre  gravure.  « Chose  étrange,  dit  un  témoin 
oculaire,  on  voyait  les  piliers  de  bois  brûler 
dans  l'eau,  et  les  sauveteurs  venus  de  toutes 
parts  furent  aussi  impuissants  que  les  capucins 
à sauver  la  moindre  chose.  » 

C’étaient  en  effet  les  capucins  qui  étaient,  à 
cette  époque,  chargés  d’éteindre  les  incendies. 
Nos  pompiers  connaissent-ils  ces  précurseurs 
de  leur  régiment? 

La  Conciergerie,  ainsi  que  l'indique  sa  déno- 
mination, servait,  à l’origine,  de  logement  au 
concierge  du  Palais  qui  n'était  pas,  comme  on 
pourrait  le  croire,  un  simple  «pipelet  »,  mais 
un  officier  de  justice  préposé  au  maintien  de 
l’ordre  dans  l’intérieur  du  Palais  et  prononçant 
sur  tous  les  différends  qui  pouvaient  s'élever 
dans  son  enceinte.  Le  palais  ayant  été,  au 
quatorzième  siècle,  abandonné  au  tribunal 
souverain  de  la  justice,  la  Conciergerie  devint 
une  prison;  elle  l'est  encore  de  nos  jours. 

Quant  à la  Tour  de  l’Horloge,  elle  tirait  son 
nom  de  la  première  grande  horloge  que  l’on 
ait  vue  à Paris  et  qui  y fut  installée  par  un 
horloger  nommé  Henri  de  Vie,  que  Charles  V 
fit  venir  d’Allemagne  et  qui  resta  logé  dans  la 
tour  même  pour  mieux  surveiller  le  mécanisme 
de  son  œuvre.  Le  lamernon  de  cetle  tour  conte- 
nait une  cloche  appelée  « tocsin  du  Palais  » qui 
n’était  mise  en  branle  que  lors  de  la  naissance 
et  de  la  mort  des  rois  ou  de  leur  fil  aîné.  Elle 
partagea  avec  les  cloches  de  Saint-Germain- 
l’Auxerrois  la  honte  d'avoir  donné  le  signal  de 
la  Saint-Barthélemy.  G.  T. 


' 

I 


Tour  du  Bois.  Petite  Galerie.  Pavillon  du  Iîoi.  Filtrée  du  Louvre.  llôtct  de  Bourbon. 

Une  reconstitution  du  Louvre  et  ses  environs  tels  qu  ils  étaient  au  matin  de  la  Saint  Barthélemy  (A  août  d'après  un  tableau  de  M Hoiïbaucr, 

acquis  par  la  ville  de  Paris  pour  le  musée  Carnavalet. 


UNE  RECONSTITUTION  DU  VIEUX  PARIS 


620 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Histoire  d’un  honnête  garçon  (suite)'. 


Les  appréhensions  de  Jean  ne  devaient  pas 
se  justifier.  Un  beau  jour,  en  rentrant  de  l’ate- 
lier, il  trouva,  à son  adresse,  une  grande  enve- 
loppe portant  le  cachet  de  l'École  d'Horlogerie. 

Les  lettres  papillotaient  si  fort  devant  ses 
yeux,  qu’il  lut  à grand’peine  cette  lettre  lui 
apprenant  qu’il  avait  obtenu  la  première  place 
dans  le  concours. 

Il  resta  un  moment  hébété,  puis  s'apercevant 
que  sa  mère  le  regardait  avec  une  anxieuse 
interrogation  : 

— Maman,  lui  dit-il  la  voix  tremblante, 
maman,  j’ai  le  prix  I 

— Ah!  mon  Tout-Petit  I mon  Tout-Petit...! 
que  je  suis  contente...  ! à te  voir  un  moment  la 
mine  si  sérieuse,  j’ai  craint... 

— Vite,  interrompit  le  jeune  homme  très 
affairé,  il  faut  que  j’aille  aviser  Marcel...  et 
Moulin  aussi...  Ils  ont  assez  pris  de  part  au 
travail,  pour  avoir  part  au  succès. 

— Va,  mon  Jean. 

— Cela  ne  te  contrarie  pas,  au  moins’? 

— Me  contrarier...! 

— C’est  qu’il  m’avait  semblé  voir  des  larmes 
dans  tes  yeux. 

— Des  larmes  de  bonheur...  et  peut-être  un 
peu  des  larmes  de  regret  au  souvenir  de  ton 
père,  répond  l’affectueuse  femme  qui  pensait 
toujours  au  compagnon  disparu  quand  il  lui 
arrivait  quelque  chose  de  bon  dans  la  vie. 
Aurait-il  été  fier  de  toi,  le  pauvre  homme...  ! Va 
chez  tes  amis;  c'est  si  naturel.  La  jeunesse  avec 
la  jeunesse.  Laisse-moi  seule,  je  n'en  aurai  que 
plus  de  loisir  pour  savourer  ton  triomphe. 

Jean  sentit  alors,  pour  la  première  fois  peut- 
être,  de  quel  amour  profond,  unique,  dénué  de 
tout  égoïsme,  sa  mère  l'avait  aimé  : amour 
sans  phrases  qui  l’avait  réchauffé  et  soutenu 
sans  jamais  s'être  imposé;  et,  ému  lui-même 
jusqu'au  fond  du  cœur,  il  lui  entoura  le  cou  de 
ses  deux  bras. 

— Oh!  maman!  murmura-t-il  à son  oreille, 
ma  chère,  bien-aimée  maman!  Pourrai- je 
jamais  te  donner  assez  de  bonheur  pour  tout 
le  dévouement  que  tu  me  prodigues  depuis 
vingt  ans? 

Une  vie  manquée. 

Les  jours  passèrent.  Jean  délivré  de  l’inquié- 
tude qui  le  torturait  depuis  tant  de  semaines, 
fêté  de  tous  ses  amis  que  son  triomphe  réjouis- 
sait, aurait  dû  reprendre  sa  bonne  mine  et  sa 


belle  humeur.  Mais  non,  il  restait  pâle,  triste, 
absorbé  par  des  idées  pénibles  qu’il  gardait 
pour  lui. 

Eugénie  commençait  à s'inquiéter  sérieu- 
sement, d'autant  plus  qu’à  la  dérobée  elle  avait 
surpris  entre  son  fils  et  le  père  Cacaouèche, 
des  colloques  qui  ne  disaient  rien  de  bon. 

— Eh  bien,  Jean? 

— Toujours  la  même  chose,  père  Cacaouèche; 
le  travail  aussi  difficile,  la  main  aussi  rebelle... 
ce  que  j'avais  éprouvé,  parfois,  au  commen- 
cement dé  mon  apprentissage,  mais  plus 
marqué,  plus  continu...  plus  pénible  aussi. 

— Le  sommeil...? 

— Aussi  mauvais 

— L’appétit...  ? 

— Nul. 

— L’humeur...? 

— Exécrable.  Ah  ! je  dois  faire  un  être  bien 
amusant  à fréquenter..!  Tenez,  père  Cacaouèche, 
je  ne  suis  pas  digne  de  vivre,  et  je  me  dégoûte 
moi-même... 

— Veux-tu  te  taire...!  indigne  de  vivre.  .! 

— Écoutez-moi,  jusqu’au  bout.  Je  sens  que  je 
ne  peux  plus  travailler  ; et,  c’est  même  tellement 
visible  pour  les  autres,  qu'aujourd'hui  même 
Hastical  m’a  conseillé  de  prendre  huit  jours  de 
repos. 

— Ah  bien  ihuit  jours!  Cela  ferait  grand’- 
chose!  C’est  trois  mois  qu'il  te  faut;  mais  trois 
mois  d’un  repos  complet,  absolu,  et  passés 
autant  que  possible  à la  campagne,  dans  une 
atmosphère  apaisante  : en  pleine  forêt  ou  dans 
une  vallée. 

Le  pauvre  Jean  tressauta. 

— Trois  mois!  Y pensez- vous,  père  Caca- 
ouèche ? Est-ce  que  j’ai  les  moyens  de  passer 
trois  mois  à ne  rien  faire  ? 

— Évidemment,  tu  n’as  pas  les  moyens  de 
perdre  trois  mois  et  quelques  centaines  de 
francs  à t'amuser;  mais  il  faudra  bien  que 
tu  te  décides  à les  sacrifier  pourtant,  parce 
qu’il  y a là  une  question  d’avenir  pour  toi. 

— Mais  qu’est-ce  que  j'ai,  enfin? 

— Tu  as  ce  qu'on  appelle  la  crampe  de 
l'écrivain. 

— Moi...?  moi  qui  n'écris  presque  jamais! 

— Les  écrivains  ne  sont  pas  les  seuls  à être 
atteints  de  ce  genre  d'affection.  Tous  ceux  dont 
le  travail  s’exerce  sur  de  très  petits  objets  et 
qui  sont  astreints  à des  mouvements  étroits  et 
répétés,  y sont  exposés  : les  horlogers  plus  que 
les  autres.  Depuis  longtemps  déjà,  tu  te  sur- 


1.  Voir  lo  n°  404  du  Peu:  Français  illustré , p.  608. 


HISTOIRE  D’UN  HONNÊTE  GARÇON 


621 


mènes-  Outre  une  fatigue  excessive,  tu  es  en 
proie  aune  surexcitation  nerveuse  qui  a favorisé 
chez  toi  les  légers  accidents  dont  tu  te  plains. 
La  maladie  n'est  encore  qu'à  l’état  embryon- 
naire, mais  il  est  temps  que  tu  t’arrêtes. 

— Il  en  sera  ce  qu’il  en  sera,  père 
Cacaouèclie,  je  ne  resterai  pas  trois  mois 
sans  travailler...  Et  la  maman...'!  et  mon 
patron...? 

— Ta  mère  n’a  pas  besoin  de  toi  pour  vivre. 
Quant  à ton  patron,  il  t’attendra,  que  diable  ! et, 
si  par  extraordinaire  il  ne  voulait  pas  t’at- 
tendre, tu  trouverais  à ton  retour  dix  maisons 
pour  une  qui  accepteraient  tes  services  avec 
empressement.  Ton  prix  t’ouvrira  toutes 
les  portes  ..  Et  puis,  il  faut  te  f . .re  une 
raison  : il  est  indispensable.  .,  tu  m'en- 
tends. indispensable  que  tu  te  reposes 
pendant  quelque  temps.  Autrement  tu 
serais  forcé,  et  pour  toujours,  d'aban- 
donner l’horlogerie. 

Jean  eut  un  haut-le-corps. 

— Je  ne  veux  pas  abandonner  l'horlo- 
gerie... pour  rien  au  monde. 

— Fais  donc  ce  que  je  te  dis...  Au  sur- 
plus, je  ne  veux  pas  que  tu  t’en  tiennes 
à mon  seul  avis.  Va  demain  à la  clinique 
du  docteur  Jeanvrin,  qui  est  le  grand 
maître  dans  ces  sortes  d’affections,  tu 
verras  bien  ce  qu’il  te  dira . 

— J’irai,  père  Cacaouèclie  : mais,  jus- 
que-là, ne  parlez  de  rien  à ma  pauvre 
maman  : il  sera  toujours  bien  temps  de 
l’inquiéter. 

Le  lendemain,  en  rentrant  de  chez  le 
docteur,  Jean  n'avait  pas  l’air  joyeux, 
mais  il  était  certainement  moins  bou- 
leversé qu'à  son  départ.  Tout  de  suite, 
il  raconta  à son  vieil  ami  ce  qui  s'était 
passé. 

Le  médecin  avait  répété  mot  pour  mot 
ce  que  le  père  Cacaouèclie  lui  avait  déjà 
dit,  et  s'était  montré  on  ne  peut  plus  affirmatif 
sur  la  nécessité  d'un  repos  de  trois  mois  au 
minimum  et  passé  à la  campagne;  affirmant 
d'ailleurs,  qu'à  ce  prix,  la  guérison  serait 
certaine  et  radicale. 

Alors  Jean  s’était  rendu  chez  son  patron  qui 
l’avait  immédiatement  mis  à l’aise.  Ce  n’était 
pas  la  première  fois  qu’il  voyait  un  de  ses 
ouvriers  atteint  de  ce  mal  qui  frappait  presque 
toujours  les  travailleurs  les  plus  assidus.  Il 
avait  accordé  sans  aucune  difficulté  le  congé 
demandé,  et  avait  même  offert  au  jeunehomme 
une  avance  sur  son  travail  futur.  Tout  en 
remerciant  M.  Tréguilly,  Jean  avait  refusé, 
expliquant  qu’il  avait  assez  d’économies  pour 
supporter  le  chômage  et  les  frais  de  villégia- 
ture que  lui  imposait  la  nécessité.  Le  patron 


lui  avait  serré,  la  main  en  le  félicitant  d’être 
non  seulement  laborieux,  mais  encore  économe 
et  rangé. 

Enfin  Hastical  lui  avait  confié  en  secret, 
qu’il  était  question  à son  retour,  de  le  faire 
rentrer  en  qualité  de  visiteur. 

Ce  bon  accueil  et  cette  bonne  nouvelle  avaient 
un  peu  consolé  Jean  de  la  certitude  qu'il  avait 
acquise  d’être  malade. 

— Tu  vois,  Jean,  que  je  ne  m’étais  pas 
trompé,  dit  le  vieux  après  une  pause. 

— Vous  êtesdonc  médecin, père  Cacaouèclie? 

— Pourquoi  me  demandes-tu  cela?interrogea 
vivement  le  bonhomme. 

— Pour  rien...  c'est  une  idée 


« Oh  ! maman  ' » murmura  t-il  à son  oreille. 

choses  ; la  manière  dont  vous  avez  soigné 
mes  petites  indispositions  d'enfant,  les  conseils 
d'hygiène  que  je  vous  ai  entendu  donner  aux 
uns  et  aux  autres,  l’aisance  avec  laquelle  vous 
vous  servez  des  expressions  scientifiques  qui 
semblent  vous  être  familières,  le  plaisir  que 
vous  prenez  manifestement  à traiter  cette 
sorte  de  sujets,  les  livres  de  médecine  que  j’ai 
vus  chez  vous...;  et,  par-dessus  tout  cette 
consultation  sur  les  troubles  nerveux  dont  je 
suis  atteint,  qui  se  trouve  être  juste  celle  du 
grand  praticien  auquel  vous-même  m’avez 
envoyé... 

Le  vieux  releva  lentement  la  tête. 

— Médecin,  répondit-il,  j'aurais  dû  l’être... 
si  je  ne  le  suis  pas...  c’est  bien  par  ma 
faute... 

Il  avait  l’air  si  triste  que  Jean,  au  regret  de 


G2-! 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRE 


l’avoir  questionné,  restait  maintenant  silen- 
cieux. Ce  fut  le  père  Cacaouèclie  qui  reprit  la 
conversation. 

— Vois-tu,  mon  petit  Jean,  j'ai  gâté  ma  vie... 
J’avais  tout  pour  moi  cependant  : la  fortune, 
la  situation  de  mes  parents,  une  très  grande 
facilité  pour  le  travail...  Tant  que  je  suis  resté 
sous  la  direction  immédiate  de  mon  père,- on 
n’a  pas  eu  de  reproches  à m’adresser,  et  j'ai 
fait  de  très  bonnes  études  au  lycée  de  ma-ville 
natale.  Mais  j’étais  comme  ces  arbres  qui 
toute  leur  vie  ont  besoin  de  tuteurs.  Quand 
le  tuteur  m’a  manqué,  je  me  suis  incliné 
lentement  mais  irrémédiablement  vers  la  terre, 
et  je  ne  mè  suis  jamais  redressé.  Les  pre- 
miers temps,  j'étais  un  étudiant  comme  un 
autre,  ni  meilleur  ni  plus  mauvais.  Je  suivais 
les  cours  assez  assidûment,  et  il  n'y  avait 
trop  rien  à dire.  Seulement,  j’avais  la  langue 
bien  pendue,  j’écrivais  assez  facilement.  Je 
devins  un  des  orateurs  habituels  des  brasse- 
ries où  l’on  pérore...  je  fis  partie  de  la 
rédaction  de  tous  les  petits  journaux  qui 
naissent  chaque  année  à la  réouverture  des 
écoles,  et  dont  les  plus  heureux  ont  dix 
numéros...  Encore  si  je  ne  m’étais  livré  à l'élo- 
quence et  àlalittérature  que  dans  mes  moments 
perdus...!  Mais  non.  le  travail  sérieux  devint 
promptement  l'accessoire  pour  disparaître  j 
bientôt  tout  à fait...  Et  cela  a duré  des  années  I 
et  des  années...  ! jusqu’à  ce  que  les  recrues  qui 
viennent,  chaque  année,  renforcer  la  troupe 
des  étudiants,  m’aient  trouvé  trop  vieux,  et  se 
soient  insensiblement  éloignées  de  moi.  Mon 
père  était  mort,  désolé  de  voir  que  ses  conseils 
et  ses  remontrances  demeuraient  inutiles.  La 
fortune  dont  j'avais  hérité  de  ma  mère  avait 
fondu  comme  une  motte  de  beurre  au  soleil; 
celle  que  me  laissa  mon  père  disparut  plus  vite 
encore,  grâce  à la  nuée  de  parasites  que  j’avais 
sans  cesse  autour  de  moi...  Enfin,  de  chute  en 
chute,  tu  vois  où  je  suis  tombé...  Ab  ! si  l'on 


m’avait  prédit  une  chose  pareille  à mes  débuts 
dans  la  bohème,  je  ne  l’aurais  pas  cru.  Car  je 
n’avais  pas  l’intention  de  rester  un  désœuvré  : 
je  ne  regimbais  pas  aux  bons  avis  qui  m'étaient 
donnés,  j’étais  même  décidé  à me  remettre 
sérieusement  au  travail...  mais  mon  incurable 
noncbalenee  était  plus  forte  que  tout.  Je  disais: 
••  J’ai  le  temps.  » Ah  oui  ! le  temps...  Comme  si 
quelqu'un  est  le  maître  du  temps  qui  s'enfuit 
et  ne  revient  pas...  C'est  avec  ce  mot-là  que 
j'ai  perdu  ma  vie,  vois-tu...  Tu  as  bien  raison 
de  travailler,  mon  petit  Jean.  C’est  encore  le 
meilleur  moyen  de  passer  agréablement  l'exis- 
tence, si  longue  et  si  courte  a la  fois.  Si  tu  savais 
combien  une  jeunesse  inoccupée  laisse  de  vide 
et  de  regrets...  ! Voilà  mon  histoire,  tu  vois 
qu'elle  est  simple  et  bien  moins  romanesque 
que  toutes  les  imaginations  de  ta  mère  et 
d'Estelle...  Je  ne  suis  ni  un  grand  seigneur,  ni 
un  proscrit  politique,  ni  un  financier  ruiné  par 
un  krach  ..  Je  suis  tout  bonnement  un  homme 
qui,  ayant  eu  en  main  les  plus  beaux  atouts, 
les  a,  l’un  après  l'autre,  laissé  tomber  à terre 
et  piélinésavecinsouciance  ..11  y en  a beaucoup 
comme  moi...  et  ce  n’en  est  que  plus  triste...! 
Quand  jepenseà  ce  que  sont  devenus  des  cama- 
rades que  je  valais  certes!  comme  intelligence, 
et  que  le  sort  n'avait  point  favorisés  comme  moi  : 
habiles  ingénieurs,  artistes  distingués,  méde- 
cins célèbres  comme  celui  que  tu  as  vu  ce 
matin  et  qui  a été  mon  condisciple...  Quand  je 
pense  à ce  que  j’aurais  dû  être  et  à ce  que.  je 
suis  ..!  J'aurais  pu  être,  tout  au  moins  un  vieil- 
lard . respecté,  heureux  de  choyer  ses  petits 
enfants,.,  et  je  ne  suis  qu’un  misérable  vaga- 
bond à qui  ta  mère  et  toi  faites,  sur  ses  der- 
niers jours,  l’aumône  d'un  peu  d’amitié...  Mais 
voilà  j'avais  le  temps...  C’est  pour  cela  qu’au 
lieu  d’être  le  docteur  Beaugrand.  je  suis  le 
vieux  Cacaouèclie. 

J.  L. 

(A  suivre). 


Indiscrétion  et  curiosité.  — L’indiseré- 
tion,  quand  elle  consiste  à dire  les  secrets  des 
autres,  surtout  ceux  qui  nous  ont  été  directe- 
ment confiés,  est  une  véritable  trahison.  Par 
cela  seul  qu’on  reçoit  confidence  d’un  secret, 
ne  s’engage-t-on  pas  à le  garder? 

Mais,  il  est  une  autre  forme  de  l’indiscrétion, 
non  moins  grave  : elle  consiste  en  une  certaine 
curiosité,  qui  nous  fait  chercher  à savoir  ce  qui 
ne  nous  regarde  pas,  qui  nous  fait  lire,  par  j 
exemple,  une  lettre  trouvée  par  hasard.  Cela  ! 
paraît  être  sans  conséquence  : c’èst  là  pourtant 
à la  fois  une  imprudence  et  une  injustice.  Une 


I imprudence  : car  on  lira  peut-être  dans  cette 
j lettre  quelque  chose  qui  changera  pour  jamais 
nos  sentiments  envers  une  personne  qui  ne 
peut  pas  se  défendre?  Mais  c'est  surtout  une 
injustice,  car  n’est-il  pas  admis  que  le  contenu 
d’une  lettre  est  secret,  excepté  pour  celui  à 
qui  elle  est  destinée?  Gardons-nous  donc  de 
cette  curiosité.  La  faute  est  la  même,  si  elle 
n’est  pire,  que  d'écouter  aux  portes  ou  de 
regarder  par  les  serrures,  indiscrétions  si  gros- 
sières qu’elles  n'inspirent  que  du  dégoût  à tout 
ceux  qui  se  respectent. 


H.  M. 


u:s  ÉCOLES  EN  CHINE 


623 


Les  écoles  en  Chine. 


Inc  s«illc  d’école  on  Chine  (d'après  une  photographie;. 


Les  écoles  publiques  sont  plus  nombreuses 
en  Chine  que  nous  ne  le  croyons  généralement 
en  Europe. 

Le  premier  manuel  d'instruction  primaire 
chinois  fut  composé  par  un  des  élèves  de 
Confucius,  qui  vivait  400  ans  avant  J.-C.  Il  y 
a donc  plus  de  2000  ans  que  les  petits  Chinois 
se  balancent  sur  ce  même  livre,  car  c’est  l'ha- 
bitude des  élèves  chinois  de  se  balancer  en 
étudiant  leurs  leçons  à haute  voix. 

En  Chine,  il  n'y  a point  de  vacances  et,  par 
conséquent,  d'année  scolaire.  Les  écoles  sont 
ouvertes  du  lever  du  soleil  à dix  heures  du 
matin,  et  de  midi  à cinq  heures.  L’été,  il  n’y  a 
point  d'école  l’après-midi,  mais  les  classes  sont 
ouvertes  le  soir  pour  les  apprentis. 

Les  programmes  scolaires  ne  comportent 
guère  que  l’enseignement  des  lettres  et  de  la 
morale  ; peu  de  mathématiques  ou  de  sciences  I 
exactes,  auxquelles  du  reste  les  Chinois  sont  • 
peu  aptes.  Hans  le  Céleste-Empire,  instruction 
et  religion  ne  sont  qu’une  seule  et  même  chose. 
L'écriture  étant  hiéroglyphique,  le  maître 
commence  à expliquer  à l'élève  les  premiers 
hiéroglyphes,  jusqu'à  ce  qu’il  les  connaisse 
tous,  puis  il  lui  donne  une  leçon  à apprendre. 


L'écolier  qui  sait  sa  leçon  va  trouver  le 
maître,  le  salue,  lui  tourne  le  dos  et  récite  la 
leçon. 

L'instruction  générale  consiste  à apprendre 
par  co‘ur  trois  ouvrages  : le  San  Tzy-Tzyn  qui 
contient  cent  soixante-dix-huit  vers  ; le  Sy- 
Schou,  ou  les  quatre  livres  classiques  ; enfin  le 
Tzyn,  ou  les  cinq  livres  sacrés.  Le  premier  de 
ces  ouvrages  indique  1 importance  des  devoirs 
de  l'homme  envers  la  société  et  enseigne  les 
cinq  vertus  : l'esprit,  la  vérité,  la  philanthropie, 
la  justice  et  la  possession  d’un  bien  propre. 
Le  San  Tzy-Tzyn  enseigne  l'histoire  univer- 
selle et  l'ordre  chronologique  des  dynasties  ; il 
donne  les  préceptes  de  morale  parmi  lesquels 
nous  citerons  : « Le  devoir  est  égal  pour  tous, 
« aussi  bien  pour  l’homme  le  plus  haut  placé 
« que  pour  celui  de  la  plus  basse  condition  » 
<•  — Se  corriger  et  se  perfectionner  soi-même, 
« telle  est  la  base  la  plus  solide  de  tout  progrès 
« et  de  tout  développement  moral.  » 

Les  punitions  corporelles  sont  encore  en 
vigueur  dans  les  écoles  chinoises  : on  y tire 
les  oreilles  aux  écoliers,  on  leur  donne  la 
férule,  on  les  met  à genoux,  etc. 


L.  lt. 


624 


LE  PETIT  FRANÇAIS  ILLUSTRÉ 


Variétés. 


L 'ennemi  «le  rimîti'c.  — Quel  est  le  pire 
ennemi  de  l’huitre?  On  pourrait  croire  que  c’est 
l'homme  : c’est  l’étoile  de  mer.  Au  premier  abord, 
il  semble  difficile  que  cet  animal  inférieur  ait  la 
force  d’ouvrir  les  rudes  écailles  d’une  huître 
vivante.  C’est  une  opération  qui  exige  une  cer- 
taine dextérité  de  ceux-là  même  qui  peuvent 
manier  un  couteau;  la  lactique  de  l’étoile  de 
mer  est  longtemps  restée  un  mystère  pour  les 
hommes  de  science.  On  avait  pensé,  tout  d’abord, 
qu’elle  établissait  le  siège  devant  le  mollusque, 
et  le  réduisait  par  la  famine,  ou  bien  qu  elle 
l’empoisonnait  à l’aide  d’une  sécrétion  veni- 
meuse. Aucune  de  ces  suppositions  n’élait  fon- 
dée. Le  docteur  Paulus  Schiemenz  a démontré, 
par  de  nombreuses  expériences,  que  l’étoile  de 
mer  attaquait  l’huître  directement,  sans  aucun 
stratagème,  et  n’arrivait  à l’ouvrir  que  grâce  à 
une  persévérance  d’efforts  véritablement  extraor- 
dinaire et  à une  pratique  du  levier  qui  semble 
révéler  chez  cet  animal  une  connaissance  inat- 
tendue des  principes  de  la  mécanique. 

L’étoile  de  mer  se  nourrit  aussi  de  la  moule, 
qu’elle  ouvre  de  la  même  façon;  la  moule  est 
même  sa  nourriture  principale  et  ordinaire. 

* 

* 

Les  fromag-es  «le  Zcrinatt.  — Les 

fromages  jouent  un  rôle  très  spécial  dans  la  vie 
sociale  de  Zermatt,  en  Suisse.  Quand  un  enfant 
naît,  on  fabrique  un  fromage  qui  porte  son  nom. 
Ce  fromage  est  mangé  en  partie  le  jour  du  mariage 
de  cet  enfant;  on  l’achève  le  jour  de  ses  obsèques. 

Quand  un  jeune  homme  désire  épouser  une 
jeune  fille,  il  s’invite  à dîner,  un  dimanche,  dans 
la  famille  de  sa  prétendue;  si  le  père  exhibe  au 
dessert  le  fromage  qui  porte  le  nom  de  la  jeune 
fille,  et  en  donne  un  morceau  au  jeune  homme, 
c’est  qu’il  l’agrée  pour  gendre. 

* 

* * 

Une  opitaplic.  — Népomucène  Lemercier, 
auteur  de  tragédies  célèbres  sous  le  premier 
Empire,  niais  bien  oubliées  de  nos  jours,  était  un 
homme  d’un  caractère  élevé,  loyal,  noble  et 
sympathique. 

Il  avait  fait  preuve  d’une  grande  indépendance 
d’esprit  aussi  bien  envers  la  Restauration  qu’envers 


Napoléon,  et  cela  à une  époque  ou  l'indépendance 
n’était  pas  sans  périls. 

Membre  de  l’Académie  française,  comblé  d’hon- 
neurs par  ses  contemporains,  il  ne  permit  que 
cette  simple  épitaphe  sur  sa  tombe  : 

« 11  fut  homme  de  bien  et  cultiva  les  lettres.  » 

* 

* * 

Maximes.  — Ne  soutirez  aucune  malpropreté 
ni  sur  votre  corps,  ni  sur  vos  vêtements,  ni  dans 
votre  maison.  (Franklin). 

— Voulez-vous  savoir  si  un  peuple  est  civilisé? 
demandez  s’il  dépense  beaucoup  de  savon. 

♦ (Franklin). 

* 

* * 

Distraction.  — Un  mendiant  suit  dans  la 
rue  un  médecin  en  tournée  de  visites,  et  cherche 
à l’apitoyer  : 

« Je  n’ai  rien  mangé  depuis  trois  jours... 

— Depuis  trois  jours!  je  vais  vous  faire  une 
ordonnance;  prenez  quelques  cuillerées  de  la 
potion  indiquée,  vous  retrouverez  l’appétit  en 
48  heures.  » 

RÉPONSES  A CHERCHER 

Locution  populaire  — Qu’est-ce  que 
l’on  désignait  plaisamment  autrefois  sous  le  nom 
d’ « académicien  de  Montmartre  »? 

* 

Phrase  à compléter.  — « L’...  aigrit  et 
aliène  les  cœurs;  la  douceur  les...  » 

Dans  cette  phrase  il  manque  deux  mots,  rem- 
placés chacun  par  trois  points.  Rétablir  ces  mots 
en  faisant  usage  exclusivement  des  lettres  ci- 
dessous  et  en  les  employant  toutes  : 

AA  C EEEEII M M N NP  RT. 

Enigme. 

Dans  les  bois,  sous  le  feuillage, 

J’étends  un  tapis  verdoyant; 

Sur  mer,  dans  un  équipage, 

J’occupe  le  dernier  rang; 

D’un  amer  et  frais  breuvage 
Je  m’échappe  en  écumant. 


RÉPONSES  AUX  QUESTIONS  DU  NUMÉRO  404. 

I.  Question  d’histoire. 

On  désignait  autrefois  sous  lo  nom  do  « garnisaires  » des 
agents  que  l’État  établissait  à demeure  chez  ses  débiteurs  pour 
les  amener,  par  la  crainte  des  frais  qu’entraînait  la  présence 
de  ces  garnisaires,  à payer  leur  dette.  Ce  moyen  do  contrainte 
s’appelait  «voie  do  garnison  ». 

Souvent  aussi  les  garnisaires  étaient  dos  soldats  qu'on 
imposait  à ceux  qui  refusaient  d’obtempérer  à une  loi  ou  à une 
raosure  quelconque  considérée  par  eux  comme  inique.  C'est 
ainsi  que  les  dragons  envoyés,  sous  Louis  XIV,  chez  les  pro- 
testants qui  ne  voulaient  pas  abjurer  leur  religion,  étaient  de 
véritables  garnisaires. 

II.  Curiosités  de  la  langue  française. 

Au  treizième  siècle,  on  désignait  sous  le  nom  de  chalands 
les  bateaux  qui  naviguaient  sur  nos  fleuves  et  rivières.  C’est 
ainsi  que  les  Parisiens  appelèrent  pain  chaland  lo  pain  que  ■ 


leur  apportaient  des  bateaux  descendant  la  Seine;  ceux 
mêmes  qui  achetaient  de  ce  pain  étaient  appelés  chalands. 
Peu  à peu  l'expression  s’étendit  à tous  ceux  qui  fréquentent 
dos  boutiques;  d’où  aussi  l'expression  do  boutique  achalandée. 

La  chamade  est  une  batterie  de  tambour  indiquant  que 
l'on  a une  proposition  à faire  : armistice  à demander,  capitu- 
lation à régler,  etc.  De  là  vient  que  l’expression  battre  la 
chamade  a dans  le  langage  courant  le  sens  de  céder  à une 
attaque. 

III.  Acrostiche  double. 

a ni  s 
1 un  e 
g ai  n 
ê pé  e 
r an  g 
I rm  a 
e xi  1 


Le  Gérant  : Maurice  TARDIEU. 


Toute  demande  de  changement  d'adresse  doit  être  accompagnée  de  l’une  des  dernières  bandes  et  de  50  centimes  en  timbres-poste. 


TABLE  PAR  ORDRE  DES  MATIÈRES 

de  la  Huitième  année  du  Petit  Français  illustré 

1896 


I.  — CONTES,  NOUVELLES,  LÉGENDES,  POÉSIES. 

Les  fredaines  de  Mitaize,  2,  21,  32,  45,  50,  68,  74,  92, 
98,  116,  128,  134,  116,  165,  177,  182,  201,  206,  225.  — 
Jeanne  et  son  toutou,  5.  — Chryséis  au  désert,  8, 
14,  26,  38,  56,  62,  80,  86.  105.  110,  122,  141,  152,  158, 
170.  — Les  étrennes  des  déshérités,  42.  — Petit 
gourmand,  59.  — Pincé!  65  — Les  finesses  de 
Bertoldo,  66,  140,  176, 224.  — L’hiatus,  72.  — Le  roi 
boit,  78.  — La  leçon  d’histoire  (monologue),  124.  — 
Le  Bœuf  gras,  126.  — La  mort  du  Cid,  161  — Mas- 
ter Punch  et  sa  femme  Judy,  185,  197  — Mon 
oncle  le  général-major,  189.  — Une  histoire  de 
sauvage,  194,  212,  218.  236,  242,  261,  266,  284,  290, 
308,  314.  332, 338,  356,  364,  381,  387,  404.  - L’ambu- 
lancière de  Madagascar,  230, 248,  254,  273,  278,  296, 
302,  320,  326.  344,  350,  368,  374,  392,  400,  412,  422.  — 
Poum  et  le  Zouave,  257.  — La  médaille  de  sauve- 
tage (monologue),  271.  — L Abeille.  283.  — Le 
goûter  improvisé,  295.  — Messidor,  377.  — 
Voyages  pittoresques  du  vieil  Anacharsis,  390,  416, 
438.  — Consolation  (monologue),  428.  — Histoire 
d'un  honnête  garçon,  434,  452,  459,  476,  482,  500, 
506,  525,  530,  542.  572,  578,  590,  608,  620.  — La 
Tarasque,  448.  — Le  roi  des  jongleurs,  470,  488, 
494,  512,  518,  537,  548,  561,  566,  584,  596,  602,  614. 

II.  - HISTOIRE,  BIOGRAPHIES. 

La  Saint-Charlemagne,  101.  — Un  album  japonais 
inédit,  104.  — Les  tournois  au  XV1  siècle,  113,  138. 

— Pourquoi  il  faut  aimer  la  Patrie  française.  131 

— Un  tueur  de  tigres,  228.  — Ambroise  Thomas, 
245.  — Comment  Bonaparte  devint  Bonaparte,  252. 

— La  vie  de  collège  au  siècle  dernier,  259.  — Cou- 
ronnement du  Tzar.  377.—  L’assassinat  du  marquis 
de  Morès,  380.  — Marceline  Desbordes -Valmore, 
478.  — Les  Souverains  russes  en  Danemark,  533. 

— Les  Souverains  russes  en  France  554.  — 
Tournois  d'enfants  au  moyen  âge  586.  — La 
pose  de  la  première  pierre  du  Pont- Neuf,  600.  — 


L’inventeur  du  timbre-poste,  611.  — Une  épi- 
taphe, 624. 

III.  - GÉOGRAPHIE,  VOYAGES. 

Un  collège  anglais,  6,  17.  — Le  journal  le  plus 
<•  avancé  » du  globe.  72.  — Invasions  de  saute- 
relles. 96.  — Robinson  Crusoé  et  Robinson  suisse. 
108.  — Une  prime  aux  voyageurs,  108.  — La  plus 
grande  ferme  du  monde.  192.  — La  Tour  de 
Londres,  209,  221,233.  — Une  façon  de  voyager 
peu  commune.  211.  — Au  pôle  eu  ballon,  252  — 
Les  villes  décorées  de  la  Légion  d honneur,  264. 

— Origine  du  nom  de  Carcassonne,  276.  — Coins 
pittoresques  (Chartres),  305.  — Manière  de  prendre 
le  thé  au  Maroc,  312.  — La  chasse  aux  crocodiles. 
353.  — Le  naufrage  du  « Drummond-Castle  »,  410. 

— Les  chiens  ambulanciers.  468.  — Excursions  de 
vacances  (Provins),  486.  — Marchands  de  fumée. 
524.  — Au  pays  russe,  545.  — Les  femmes  alpi 
nistes,  552.  — Au  pays  de  l’or,  593. 

IV.  - HISTOIRE  NATURELLE. 

Chiens  de  guerre  ambulanciers.  24.  — Bambous 
comestibles,  36.  — Les  grenouilles  mangeuses  de 
poisson,  44.  — La  force  et  la  ruse,  48.  — Plumes 
d’oie,  77.  — La  guenon-secrétaire,  216.  — Les 
chiens  et  les  crocodiles,  228.  — Les  pommes  pour 
tous,  240.  — Le  pigeon  messager,  384.  — Le  Pic, 
418.  — Le  vol  des  mouches,  420.  — Une  forêt  d’ar- 
bres géants,  444.  — L oiseau  mouche,  466.  — La 
flore  parisienne,  552.  — L ennemi  de  l’huître,  624. 

V.  — BEAUX-ARTS. 

La  fête  de  Noël  en  Moravie,  30.  — La  petite  gour- 
mande. 43.  — Manœuvres  de  chasseurs  alpins,  61. 

— Chant  triomphal,  67.  — La  première  permission, 
73.  — Le  petit  amateur  d estampes.  109.  — Une 
école  indigène  au  Soudan,  121.  — Un  moment  cn- 

* 


626 


TABLE  DES  MATIÈRES 


tique,  133.  — Le  radeau  de  la  Méduse.  174.  — La 
diligence,  277.  — Un  portraitiste  anglais.  342.  — 

— Nos  grands  peintres,  Ingres.  402.  — Gaiement, 
474.  - Un  musée  offert  à la  ville  de  Paris.  570.  — 
Une  reconstitution  du  vieux  Paris,  605,  617. 

VI.  - SCIENCE  ET  INDUSTRIE. 

Les  voitures  à vapeur.  4S.  — Comment  manœuvre 
une  escadre,  89.  — L’arrêt  des  trains,  120.  — Le 
pastel,  120.  — La  photographie  de  l’invisible,  155. 

— Photographies  décoratives,  180.  — La  laine. 
107  200.  — Encres  sympathiques.  192.  — La  falsifi- 
cation des  perles.  235.  — Comment  peut-on  savoir 
le  temps  qu'il  fera?  269.  — La  poudre  sans  fumée, 
281.  — Le  Cinématographe,  293.  — Les  couleurs 
et  la  végétation,  348.  — Les  rayons  X,  408.  — 
Comment  on  fait  un  numéro  du  Petit  Français 
illustré,  425,  440,  446,  464,  497,  521.  — La  monnaie 
d'aluminium.  504.  — Un  télescope  géant,  528.  — 
Une  sphère  géographique  monstre,  571.  — Un 
nouvel  essai  d’aviation,  576. 

VII.  — ÉCOLES  ET  ÉCOLIERS. 

École  des  enfants  de  troupe,  149.  — École  de  pêche 
de  Groix,  581.  — Les  écoles  en  Chine,  623. 

VIII.  — MORALE,  MAXIMES. 

Un  bon  raisonnement,  20.  — La  petite  bergère  de 
Trion,  362.  — Un  sauveteur  de  douze  ans,  420. 

— Sur  mer,  430.  — Le  mensonge,  496.  — L’oracle 
de  la  brouette,  540.  — Hâblerie  et  mensonge.  551. 

— Les  méfaits  de  l’alcoolisme,  583.  — Héroïsme 
dun  marin  japonais,  598.  — Indiscrétion  et  curio- 
sité, 622.  — Maximes,  24,  48,  72,  120,  168,  180, 
204,  228,  420,  432,  624. 

IX.  - CURIOSITÉS,  STATISTIQUES,  CITATIONS. 

Je  que  l’on  boit  dans  du  rhum,  12.  — Un  pigeon  de 
1 625  francs,  12.  — Bégaiement  lunatique,  24.  — 
Cheval  sauteur,  24.  — Les  étrennes  du  facteur,  29. 

— Les  famines  dans  l’Inde,  36.  — L’écrevisse  s en 
va,  60.  — Les  «<  cuivres  » en  aluminium.  60.  — Le 
cavalier  cycliste.  84.  — Le  commerce  de  l'ivoire,  84. 

— Ls  bœuf  et  la  mode,  84.  — La  pêche  silen- 
cieuse, 96.  — Pomme  de  terre  monstre,  96.  — 
Vieux  wagons,  104.  — Pompes  à incendie,  108.  --  i 
Collections  de  timbres-poste,  120.  — Enseigne  d'un 
changeur,  120.  — Roulettes  en  papier,  132.  — Col- 
lection de  tabatières,  132.  — Complet  dernier 
genre,  144.  — La  discipline  allemande,  144.  — Le 
passeport  d'un  chien,  156.  — Le  café  de  boutons,  156. 

— Herbiers  anciens.  56.  — Tué  par  une  balle,  168. 

— Mœurs  d'autrefois,  156.  — Une  originalité  de 
J. -J.  Rousseau,  168.  — Les  gâteaux  monstres,  173. 
Les  boulangers,  180.  — Musique  silencieuse,  192. 

— Le  doyen  des  chiens,  192.  — La  doyenne  des 
chattes,  204.  — Un  volcan  à vendre,  204.  — Une 
noce  pantagruélique,  2o4.  — La  courtepointe,  216. 

— Pile  ou  face,  228.  — Le  lait  d’ânesse,  240.  — A 
propos  de  recensement,  240.  — Une  bicyclette 
de  30  sous,  217.  — Duel  de  locomotives,  252.  — 
Les  favoris  du  Schah,  260.  — Architecture  améri-  1 
caine,  264.  — Curieuse  particularité,  276.  — Le 
produit  d'un  simple  sou,  288.  — L’air  de  la  mer 
et  des  montagnes  à domicile,  288.  — Le  réveil-  j 
téléphone,  300.  Au  restaurant,  312.  — Les  I 
pierreries  du  Schah,  321.  — Le  plus  vieux  rosier  ( 
du  monde,  324.  — Le  chapeau  antique,  336.  — ! 
L'anguille  et  les  petits  pois,  348.  — Les  arbres  et  j 
la  foudre,  348.  — Le  dentiste  du  crocodile,  360.  — | 


En  Chine,  360.  — Les  mets  bizarres,  360.  — Le 
Journal  de  l’Avenir.  372.  — Les  ingéniosités  de 
la  réclame,  372.  — Un  nouveau  filtre,  396.  — Un 
opéra  en  miniature,  424.  — Dans  les  squares,  429. 

— Véloçipédie  militaire,  437.  — Un  vieux  pro- 
verbe, 444.  — Les  fêtes  foraines,  450,  462.  — Les 
oiseaux  géants  de  Madagascar,  456.  — A deux  de 
jeu,  468.  — Tout  en  papier,  468.  — Les  singes  cher- 
cheurs d’or,  480.  — Les  distributions  de  prix 
autrefois,  492.  — Un  aveugle  au  Concours  géné- 
ral. 192.  — Trop  courtisan,  504.  — Le  jubilé  de 
l’éléphant,  516.  — Spartiates  et  Athéniens,  516.  — 
A propos  de  nez,  527.  — Un  nouvel  Icare.  528.  — 
Le  chien  percepteur,  528.  — Un  pont  colossal,  540. 

— Le  grand  terme,  551.  — Un  chien  philosophe, 
564.  — Le  moineau  imitateur,  564.  — Les  oiseaux 
à Paris,  576.  — Planchers  en  papiers,  576.  — Papier 
à la  minute,  576.  — Utilité  de  l’arithmétique,  576. 

— Tournois  d’enfants  au  moyen  âge,  586.  — La 
couleur  du  jaune  d’œuf,  588. — Un  record  musical. 
588.—  Le  timbre  qui  chante,  600.  — Les  fromages 
de  Zermatt,  624. 

X.  - RECETTES. 

La  cuisine  électrique,  12.  — Contre  les  gerçures,  36. 

— Contre  le  coryza,  84.  — Enlèvement  des  taches 
de  graisse  sur  le  papier,  144.  — Épouvantail  odori- 
férant, 216.  — Fleurs  artificielles,  264.  — La 
gélatine  pétrifiée,  300.  — Emploi  des  coquilles 
d’œufs  dans  les  basses-cours,  312.  — Les  clous  et 
le  plâtre,  348  — Pour  avoir  une  belle  voix,  360.  — 
La  recette  des  fouaces,  456.  — Plus  d’insolations,  480. 

— Les  vases  brisés,  564.  — Engrais  pour  plantes 
d'appartement,  600.  — Un  rôti  de  trompe  d’élé- 
phant, 610. 

XI.  — RÉCRÉATIONS,  JEUX  ET  SPORTS. 

Une  expérience  de  mécanique  amusante,  53.  — Aux 
jeux  Olympiques,  317,  329.  — L’ouverture  de  la 
pêche  à Paris,  398.  — L’ouverture  de  la  chasse, 
458.  — Un  nouveau  jeu,  504.  — La  bicyclette 
pliante.  509.  — Un  nouveau  sport,  552. 

XII.  — ANECDOTES. 

Cyclisme  et  modestie,  60.  — La  naissance  du 
canard,  132.  — La  douane  et  les  bolides,  180.  — 
Une  pépinière  dans  une  oreille,  204.  — Fausse 
alerte.  246.  — Le  célèbre  peintre  David,  324.  — 
Un  âne  témoin,  336.  — Le  comble  de  l’art,  372.  — 
Trop  de  soin,  384.  — Haut  la  tête,  396.  — Un 
déjeuner  qui  coûta  cher,  408.  — Victime  de 
l étiquette , 420.  — Une  nuit  terrible,  432.  — 
L’obélisque  de  Saint-Pierre  à Rome,  444.  — Le 
mouton  accusateur,  456.  — Peintre  et  sculpteur, 
480.  — Un  coup  de  baguette,  492.  — L’étudiant  au 
paletot  blanc,  504.  — Jean  Bart  à la  cour,  511.  — 
Le  tzar  et  la  chemise,  544.  — Malice  d’un  bouffon, 
575.  — Instinct  ou  intelligence,  588. 

XIII.—  PLAISANTERIES  ET  BONS  MOTS. 

Fausses  nouvelles,  12,  24,  60,  132,  144,  156.  — Au 
régiment,  12.  — Modes  féminines,  12.  — Bizar- 
reries du  langage,  24,  108,  144.  — Babylas  pho- 
tographe, 36.  — Réponse  à tout,  36.  — Balbine, 
sœur  de  Babylas,  48.  — A propos  de  bottes,  60. 

— Petits  dialogues,  60.  — A peu  près,  72.  — 
Babylas  et  son  tailleur,  84.  Courtoisie,  96.  — 
Guibollard  et  Babylas,  96.  A un  écuyer,  96.  — 
Le  chic  anglais,  108.  — Les  lentilles,  108.  — 
A propos  de  pantoufles.  120.  — Un  moyen 
radical,  120.  — A table  d’hôte,  132.  — Le  comble 


TABLE  DES  MATIERES 


627 


de  l'avarice,  144.  — A l'école.  156,  228.  — Centre 
de  gravité,  156.  — Le  chien  du  boucher,  168. 

— Remède  ingénieux.  168.  — Ils  sont  trop  verts, 
108  — Les  gaîtés  de  l’enseigne,  180,  216,  228  — 
L'esprit  d autrefois,  180.  — Un  bon  truc,  192.  — 
L inutilité  des  précautions,  192.  — Économie  pra 
tique.  204.  — Entre  gourmets,  204.  — Échange  de 
bons  procédés.  216.  — Preuve  irréfutable,  216  — 
Chez  le  coiffeur,  240.  — Les  amis  de  Babylas,  240. 

— Une  inscription,  240.  — Malice  d’enfant.  276.  — 
Entendu  à un  examen,  216.  — Une  leçon  de  poli- 
tesse, 288.  — Aimable  invitation,  288  — Prière 
touchante.  288.  — Prévenance  conjugale,  300.  — 
Réponse  à un  concours.  300.  — A l’hôtel,  300.  — 
Entre  papas.  312.  — Entendu  récemment.  312.  — 
Logique  enfantine,  324.  — L’arrosoir  d'un  homme 
d esprit,  336.  — Examen  de  musique,  348.  — Per- 
plexité. 348.  — Les  parasites,  360.  — Soyons  distin- 
gués, 372.  — La  politique  de  Babylas,  384.  — A la 
consultation,  396.  — Tout  s explique,  408.  — Pain 
sec,  408.  — Entendu  sur  le  boulevard,  408.  — Lan- 
gage figuré,  420.  — Bon  petit  cœur,  432.  — Après 
la  distribution  des  prix,  444.  — Fable  Eclair,  444. 

— Sergent  et  photographe,  456.  — Baccalauréat 
pour  rire,  436.  — Au  rapport,  468.  — Monsieur  l a 
dit,  504.  — Premiers  essais  poétiques  de  Babylas. 
516.  — Bonne  grâce,  528,  — Ça  ne  compte  pas,  540. 

— Un  calembour  historique,  552.  — Logique,  552. 

Conseil  à ne  pas  suivre,  564.  — A 1 examen,  600. 

Une  parabole  russe,  600.  — Mots  d enfants.  48, 12, 
216,  252,  264, 

XIV.  - VARIÉTÉS. 

Variétés,  12,  24,  36,  48,  60  , 72.  81,  96,  108,  120,  132, 

144,  156,  168,  180,  192,  204,  216,  228,  240,  252,  264, 

276,  288,  300,  312,  324,  336,  348,  360,  372,  384,  396, 

408,  420,  432,  444,  456,  468,  480,  492,  504,  516,  528, 

540,  552,  564,  576,  588,  600,  612,  624. 

XV.  - LE  SAPEUR  CAMEMBER. 

Arithmétique  pratique,  35.  — L économie  de  Camem 
ber.  119.  — Ce  gros  malin  de  Camember,  251.  — 
Troisième  début  de  Camember,  287.  — Camember 
trouve  plus  malin  que  lui,  347  — Camember  part 
en  guerre,  419  — Camember  à la  ferme  de  Fla- 
vigny,  443.  — Héroïsme  et  dévouement  de  Camem 
ber,  479.  — Le  mariage  de  Camember.  491 

XVI.  - BOITE  AUX  LETTRES. 

Boîte  aux  lettres,  203,  223,  311,  335,  371,  514 


XVII.  - RÉPONSES  A CHERCHER. 

Curiosités  et  questions  historiques,  24,  48,  60,  108, 
120,  132,  304,  216,  228,  240,  300,  312,  336,  372,  396, 
456,  468,  480,  510.  552,  612.  — Questions  de  géogra- 
phie. 72,  108,144,  180,  228,  252,  276,288,336,  348. 
384,  456,  468,  480,  504,  516,  528,  552,  564.  — Ques- 
tions de  langue  française  et  Étymologies.  12,  24, 
36,48.72,  84,  120,  144,  156,  192  , 228,  240,  300,  324, 
348,  372,  384  , 420,  432,  456,  468,  492,  504,  516,  528, 
564,  576,  600,  612.  — Questions  littéraires,  96,  144, 
168,  180,  192, 240,  624.  — Vers  à terminer  ou  à réta 
blir,  36,  132.  — Proverbes.  Dictons  et  Emblèmes, 
60,  168,  180.  288.  312,  324,  420,  588.  — Sciences  et 
connaissances  pratiques,  12,  72,  132,  156,  300,312, 
324,  336,  384.  — Calembredaines,  48,  144,  192,204, 
396,  432,  528.  — Jeux  d’esprit.  12,  24,  36,  48,  60,  84, 
96,  108,  120,  156,  168,  192,  204,  216,  228,  240,  252, 
264  , 276,  288,  300,  312,  324  , 336,  348,  360,  372,  384. 
396,  408,  420,  432,  444.  456,  468,  480.  492,  504,516, 
528,  540,  552,  564  , 576,  588,  600,  612,  624. 

XVIII.  — GRAVURES  SANS  TEXTE,  HISTOIRES 
SANS  PAROLES. 

En  route  vers  le  pôle,  25.  — Une  dînette,  47.  — Du 
bois  qui  travaille,  71.  — Principaux  types  de 
guerre  de  la  marine  française,  91.  — Un  monsieur 
poli,  95.  — La  promenade  interrompue,  157.  — Le 
spectacle  gratis,  211.  — Le  vaisseau-école  Wor- 
cester,  217.  — Buffles  attaqués  par  un  tigre,  289. 

— Les  singes  et  la  girafe,  299.  — L’heureuse 
famille,  301.  — La  première  blessure,  313.  — 
Paysans  turcs  se  rendant  au  marché.  325.  — Girafes 
attaquées  par  un  caiman,  331.  — Le  goûter  des 
chats,  367.  — Malin  comme  un  singe,  383.  — Une 
promenade  en  Seine  en  1789.  397.  — Le  bûcheron 
et  le  renard,  431.  — Aux  grandes  manœuvres,  485. 

— Réception  des  souverains  russes,  529.  — Cosa- 
ques capturant  des  chevaux,  577.  — Concours  de 
pêche  à la  ligne,  587. 

XIX.  - IMAGES  EXPLIQUÉES. 

Une  coutume  canadienne,  13,  23.  — Vœux  et  sou 
haits,  54  — Le  roi  boit.  78.  — La  fête  de  l’Épiphanie 
en  Russie.  83.  — La  Saint  Charlemagne,  101.  — Le 
Bœuf  gras,  126.—  Nouvelles  à la  main  illustrées,  143. 

— Choses  et  autres.  191,  467.  — Décorations  fran- 
çaises, 172.  — Les  malices  de  Plick  etPlock,  323,455. 

— Petite  physique  anti- alcoolique,  395.  — Histoire 
de  chasse.  467.  — Les  animaux  perfectionnés,  503. 

— L impératrice  Alexandra  Féodorovna,  534.  — 
L’empereur  Nicolas  II,  535.  — D’après  nature,  599. 


TABLE  ALPHABÉTIQUE  DES  MATIÈRES 

CONTENUES  DANS  LE  TOME  HUITIÈME 


Abeille  (T),  283. 

Album  japonais  inédit,  104. 

Ambulancière  de  Madagascar  (F), 
230,  248,  254,  273,  278,  296,  302, 
320,  326,  344,  350,  368,  374,  392, 
400,  412,  422. 

Animaux  perfectionnés  (les),  503. 

A propos  de  nez,  527. 

Assassinat  du  marquis  de  Morès, 

386. 

Bicyclette  de  30  sous,  247. 

Bicyclette  pliante,  509. 

Bœuf  gras  (le),  126. 

Boîte  aux  lettres,  203,  223,  311, 
335,  371,  514. 

Bon  raisonnement,  20. 

Camember,  35,  119,  251,  287,  347, 
419,  443,  479,  491. 

Chasse  au  crocodile,  353. 

Choses  et  autres,  190,  407. 

Chryséis  au  désert,  8,  14,  26,  38, 
56,  62,  80,  86,  105,  110,  122,  141, 
152,  158,  170. 

Cinématographe  (le),  293. 

Coins  pittoresques,  305. 

Collège  anglais  (un),  6,  17. 

Comment  manœuvre  une  escadre, 
89. 

Comment  on  fait  un  numéro  du 
« Petit  Français  »,  425,  440,  416, 
464,  497,  521. 

Comment  peut-on  savoir  quel 
temps  il  fera?  269. 

Consolation,  428. 

Couronnement  du  Czar,  377. 

Coutume  canadienne,  13. 

Danger  des  apéritifs,  125. 

D après  nature,  599. 

Décorations  françaises,  272. 

Desbordes-Valmore(Marccline),478. 

École  de  pêche  de  Groix,  581. 

Écoles  en  Chine  (les),  623 

Enfants  de  troupe  (les),  149. 

Étrennes  des  déshérités  (les),  42. 

Étrennes  du  facteur  (les),  27. 

Excursions  de  vacances.  Provins, 
486. 

Expérience  de  mécanique  amu- 
sante, 53. 

Façon  de  voyager  peu  commune. 
211. 

Falsification  des  perles,  235. 

Fausse  alerte.  246. 

Favoris  du  Schah  (les),  260. 


Fête  de  l'Épiphanie  en  Russie,  83. 
Fête  de  Noël  en  Moravie,  30. 

Fêtes  foraines,  450, 462. 

Finesses  de  Bertoldo  (les),  66,  140, 
176,  224. 

Fredaines  de  Mitaize(les),  2,  21,  32, 
45,  50,  68,  74,  92,  98,  116, 128,  134, 
146,  165,  177,  182,  201,  206,  225. 

Gâteaux  monstres,  173. 

Goûter  improvisé,  295. 

Grand  terme  (le),  551. 

Grenouilles  mangeuses  de  poisson, 
44. 

Hâblerie  et  mensonge,  551. 
Héroïsme  d’un  marin  japonais,  598. 
Histoire  de  chasse,  467. 

Histoire  de  sauvage  (une),  194,212, 
2J8,  236,  242,  261,  266,  284,  290, 
308,  314,  332,  338,  356,  364,  381, 
387,  404. 

Histoire  d’un  honnête  garçon,  434, 
452,  459,  476,  482,  500,  506,  525, 
530,  542,  572,  578,  590,  608,  620. 

Indiscrétion  et  curiosité,  622. 
Ingres,  402. 

Inventeur  du  timbre-poste  (P), 
611. 

Jean-Bart  à la  cour,  511. 

Jeanne  et  son  toutou,  5. 

Jeux  Olympiques  (les),  317,  329. 

Laine  (la),  187,200. 

Leçon  d’histoire  (la),  J 24. 

Malice  d’un  bouffon,  575. 

Malices  de  Plick  et  Plock,  323, 455. 
Marchands  de  fumée,  524. 

Master  Punch  et  sa  femme  Judy. 

185,  197. 

Médaille  de  sauvetage  (la),  271. 
Méfaits  de  l’alcoolisme  (les),  583. 
Mensonge  (le),  496. 

Messidor.  377. 

Mon  oncle  le  général-major,  189. 

Mort  du  Cid  (la),  161 

Musée  offert  à la  ville  de  Paris, 

570. 

Naufrage  du  « Drummond-Castle  », 
416. 

Nouvelles  à la  main,  143. 

Oiseau-mouche  (F),  466. 

Opéra  en  miniature,  424. 

Oracle  de  la  brouette  (F),  540. 


Ouverture  de  la  chasse,  458. 
Ouverture  de  la  pêche  à Paris,  398. 

Paris  (le  vieux),  605,  617. 

Pays  de  For  (au),  593. 

Pays  russe  (au),  545. 

Petit  gourmand,  59. 

Petite  bergère  de  Trion  (la),  362. 
Petite  physique  anti-alcoolique, 
395. 

Pic  (le),  418. 

Pincé  ! 65. 

Photographie  de  l’invisible,  155. 
Plumes  d'oies,  77. 

Portraitiste  anglais  (un),  342. 
Poudre  sans  fumée  (la),  281. 

Poum  et  le  zouave,  257. 

Pourquoi  il  faut  aimer  la  Patrie 
française.  131. 

Radeau  de  la  Méduse  (le),  174. 

Roi  boit  (le),  78. 

Roi  des  jongleurs  (le),  470,  488, 
494,  512,  518,  537,  548,  561,  566, 
504.  596,  682,  6 J 4. 

Rôti  de  trompe  d’éléphant,  610. 

Saint  Charlemagne  (la),  101. 
Sauveteur  de  douze  ans,  420. 
Souverains  russes  en  Danemark 

(les),  533. 

Souverains  russes  en  France  (les), 
554. 

Sphère  géographique  monstre,  571. 
Squares  (dans  les),  429. 

Sur  mer,  430. 

Tarasque  (la),  448. 

Thomas  (Ambroise),  245. 

Tour  de  Londres  (la),  209,  221,  233. 
Tournois  au  XV1  siècle,  113,  138. 
Tournois  d enfants  au  moyen  âge, 
586. 

Tzar  et  la  chemise  (le),  544. 

Variétés,  12,  24,  36,  48,  60,  72,  84, 
96,  108,  120,  132,  144,  156,  168, 
180,  192,  204,  216,  228,  240,  252, 
264,  276,  288,  300,  312,  324,  336, 
348,  360,  372,  384,  396,  408,  420, 
432,  444,  456,  468,  480,  492,  504, 
516,  528,  510,  552,  564,  576,  588, 
600,  612,  624. 

Vélocipédie  militaire,  437. 

Vie  de  collège  au  siècle  dernier, 

259. 

Vieux  wagons,  104. 

Vœux  et  souhaits,  54. 

Voyages  pittoresques  du  vieil  Ana- 
charsis,  390,  416,  438. 


Paris.  — lmp.  E.  Capiomont  et  Gi#,  rue  des  Poitevins.  6.